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118 résultats trouvés pour Violence

Mario Vargas Llosa

Conversation à La Catedral

Tag violence sur Des Choses à lire - Page 2 Conver10



Titre original: Conversación en la Catedral, 1969, 610 pages environ.
Lu dans la seconde traduction, d'Albert Bensoussan et Anne-Marie Casès, Gallimard collection Du monde entier, 2015.


Au début un journaliste rentre chez lui, voit sa femme éplorée, on a subtilisé de force leur chien; le chroniqueur, Santiago Zavala, se rend à la fourrière canine afin de le récupérer (amener les chiens divagants à la fourrière rapporte quelques soles, et, quand ils ne divaguent pas...).

Là, après quelques saynètes et propos crus, Zavala tombe sur Ambrosio, ex-chauffeur de son père, et, sur proposition du premier et indication du dernier, ils vont se jeter quelques bières dans un boui-boui nommé La Catedral.
Les 600 pages sont la teneur de cette conversation, par séquences voire chapitres entiers très embrouillée, mâtinée de flashes-back, de réminiscences, d'évocations, de soliloques, de dialogues entremêlés, de bâtons rompus, bien que plus l'on avance, plus le propos soit formellement clarifié.

J'avais lâché cet embrouillamini indigeste et long il y a une quinzaine d'années, dans l'ancienne traduction.
Aujourd'hui c'est passé crème, le style narratif (parlé mais pas nécessairement ordonné) nécessite un peu d'accoutumance et le nombre des caractères ou personnages fait qu'on peut conseiller de le lire avec une relative célérité, du moins une linéarité.

In fine j'ai beaucoup apprécié cet apparent magma d'écriture faussement désinvolte, comme des micros qui captent toutes les bribes de conversations éparses, fissent-elles sens ou non, doublés de micros plus sophistiqués qui saisissent ce qui traverse les esprits, ce qui passe par les têtes:
N'est-ce pas plus proche de ce qui se passe dans la vie ?

Rendu on ne peut plus original donc, qui "classe" l'ouvrage dans un courant littéraire exploratoire. Techniquement, le rendu de ces interférences permanentes, de ces coqs-à-l'âne, couplé à la narration de style parlé permet beaucoup de choses: La légèreté sur un sujet et une époque qui réunissent pourtant tous les ingrédients pour que ce soit bien pesant, l'attention pseudo-détournée du lecteur, qui du coup en redemande à la lecture d'une saynète, sans trop savoir à quel moment du bouquin il va trouver la suite (ou ce qui précédait, via les flashes-back en nombre !).  

Le Pérou, époque dictature d'Odría, il y avait tout pour faire du livre un mélo, ce qu'il n'est pas. Vargas Llosa réalise un petit coup de maître en réussissant une fresque où rien ne semble manquer excepté la vie rurale. Mais nous avons des destins, certains humbles, d'autres de premier plan, la violence, la corruption, la répression, les "arrangements", les oligarques, les révoltés, l'intérieur des familles, les maîtres et les servants, la prostitution - de luxe ou de caniveau.
Et même une certaine chronologie de ces temps particulièrement troublés. Les mondes des casseurs, des petites frappes, des indics, du journalisme, de la nuit sont particulièrement gratinés, le tout servi dans un bouillonnement où mijotent les entrelacs des histoires.  

Certains personnages évoqués sont réels, Odría, Bustamante par ex. (mais la parole ne leur ait jamais laissée directement), la toponymie aussi, et les évènements narrés coïncident avec exactitude à l'histoire péruvienne de ces années-là.  

Le personnage de Santiago Zavala a du Mario Vargas Llosa en lui, on dira qu'il colle avec sa bio (quant au personnage d'Amalia, il est remarquablement troussé, à mon humble avis).

Ce curieux kaléidoscope est sans aucun doute un vrai grand livre, à placer -à mon humble avis, toujours- parmi les ouvrages incontournables de la littérature latino-américaine de la seconde moitié du XXème siècle.


Un exemple de superposition de plusieurs situations, plusieurs dialogues (deux, en l'occurence); on note le simple "dit" pour informer le lecteur de l'auteur de la prise de parole.
Jamais ce "dit", comme un invariable, n'est remplacé par un des équivalents habituels lorsqu'on écrit des dialogues, du type annonça, interféra, trancha, cria, coupa, affirma, etc.

Chapitre VII, Partie 1 a écrit:
- Fondamentalement, deux choses, dit maître Ferro. Primo, préserver l'unité de l'équipe qui a pris le pouvoir. Deuxio, poursuivre le nettoyage d'une main de fer. Universités, syndicats, administration.
Ensuite élections, et au travail pour le pays.
- Ce que j'aurais aimé être dans la vie, petit ? dit Ambrosio. Riche, pour sûr.
- Alors tu pars pour Lima demain, dit Trifulcio. Et pour faire quoi ?
- Et vous c'est être heureux, petit ? dit Ambrosio. Évidemment que moi aussi, sauf que riche et heureux, c'est la même chose.
- C'est une question d'emprunts et de crédits, dit Don Fermín. Les États-Unis sont disposés à aider un gouvernement d'ordre, c'est pour cela qu'ils ont soutenu la révolution. Maintenant ils veulent des élections et il faut leur faire plaisir.  
- Pour chercher du travail là-bas, dit Ambrosio. Dans la capitale on gagne plus.
- Les gringos sont formalistes, il faut les comprendre, dit Emilio Arévalo. Ils sont ravis d'avoir le général et demandent seulement qu'on observe les formes démocratiques. Qu'Odría soit élu, ils nous ouvriront les bras et nous donneront tous les crédits nécessaires.
- Et tu fais chauffeur depuis longtemps ? dit Trifulcio.
- Mais avant tout il faut impulser le Front patriotique national, ou Mouvement restaurateur, ou comme on voudra l'appeler, dit maître Ferro. Pour se faire, le programme est fondamental et c'est pourquoi j'insiste tant.
- Deux ans comme professionnel, dit Ambrosio. J'ai commencé comme assistant, en conduisant de temps en temps. Après j'ai été camionneur et jusqu'à maintenant chauffeur de bus, par ici, dans les districts.
- Un programme nationaliste et patriotique, qui regroupe toutes les forces vivves, dit Emilio Arévalo. Industrie, commerce, employés, agriculteurs. S'inspirant d'idées simples mais efficaces.
- Alors comme ça t'es un gars sérieux, un travailleur, dit Trifulcio. Elle avait raison Tomasa de pas vouloir qu'on te voie avec moi. Tu crois que tu vas trouver du travail à Lima ?
- Il nous faut quelque chose qui rappelle l'excellente formule du maréchal Benavides, dit maître Ferro. Ordre, Paix et Travail. J'ai pensé à Santé, Éducation, Travail. Qu'en pensez-vous ?  
- Vous vous rappelez Túmula la laitière, la fille qu'elle avait ? dit Ambrosio. Elle s'est mariée avec le fils du Vautour. Vous vous rappelez le Vautour ? C'est moi qui avait aidé son fils à enlever la petite.
- Naturellement, la candidature du général doit être lancée en grandes pompes, dit Emilio Arévalo. Tous les secteurs doivent s'y rallier de façon spontanée.
- Le Vautour, le prêteur sur gages, celui qu'a été maire ? dit Trifulcio. Je me le rappelle, oui.
- Ils s'y rallieront, don Emilio, dit le colonel Espina. Le général est de jour en jour plus populaire. Il n'a fallu que quelques mois aux gens pour constater la tranquillité qu'il y a maintenant et le chaos qu'était le pays avec les apristes et les communistes lâchés dans l'arène.
- Le fils du vautour est au gouvernement, il est devenu important, dit Ambrosio. Peut-être bien qu'il m'aidera à trouver du travail à Lima.


\Mots-clés : #corruption #criminalite #famille #insurrection #medias #misere #politique #prostitution #regimeautoritaire #relationdecouple #temoignage #violence #xxesiecle
par Aventin
le Lun 1 Nov - 10:28
 
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Sujet: Mario Vargas Llosa
Réponses: 36
Vues: 3733

Adrian McKinty

Une terre si froide

Tag violence sur Des Choses à lire - Page 2 Une_te10

Voici le premier polar historique d’Adrian McKinty mettant en scène l’inspecteur Sean Duffy, et son originalité tient évidemment à ce personnage de catholique dans un quartier protestant, au cœur de la guerre civile en Irlande du Nord. Du coup je manque des références (sans parler des marques de fringues et du showbiz). C’est le même procédé qu’a employé Philip Kerr, mais ici la part est belle à la violence, épicée d’ironie et d’humour noir, voire même de cynisme.
C’est donc une sorte de regard-témoignage sur cette région où la violence est quotidienne, attentats et meurtres s’appelant l’un l’autre, aussi sous forme de misère, de rackett, de corruption, également une contrée où l’homosexualité est illégale, de même que l’avortement. Mais, comme de coutume, le terroriste de l'un est toujours le héros de l'autre.
Évidemment le conflit est central, basé sur la révolte indépendantiste vis-à-vis de l’Angleterre et la réunification éventuelle avec l’Éire, démultiplié par les antagonismes confessionnaux et la profusion des petits chefs et clans de guerre.
« − Il n’y a aucune différence entre le militant type de l’IRA et celui de l’UVF. Les marqueurs sont toujours les mêmes : issu de la classe ouvrière, pauvre, père généralement alcoolique ou absent. On voit ça tout le temps. Les profils psychosociaux sont identiques à part que l’un s’identifie comme protestant et l’autre comme catholique. Beaucoup viennent d’ailleurs de familles mixtes sur le plan religieux, comme Bobby Sands. Ils représentent souvent le noyau dur et essaient de s’affirmer en face de leurs coreligionnaires. »

Dans l’Ulster à feu et à sang, on reste quand même au Royaume-Uni de Thatcher et du mariage de Lady Di avec Charles, héritier du trône britannique.
« Le monde peut partir totalement à vau-l’eau, le mariage royal a lieu dans deux mois et c’est tout ce qui compte. »

« Les Anglais ont toujours excellé à verser de l’huile sur le feu lorsqu’une situation difficile se présentait en Irlande. Que ce soit pendant le soulèvement de Pâques 1916 ou, plus récemment, du Bloody Sunday, durant toute la période de l’Internement aussi, ils ont toujours fourni de formidables outils de propagande pour les mouvements radicaux. […]
L’élection de Bobby Sands au Parlement, puis sa mort au bout de soixante-six jours de grève de la faim, ont constitué les événements médiatiques de cette décennie et les recruteurs de l’IRA doivent aujourd’hui refuser des centaines de jeunes volontaires, hommes et femmes désireux de rejoindre leurs rangs. »

Une curieuse notation de psychologie collective sera réitérée :
« − L’Irlande du Nord n’a jamais connu de tueur en série, m’oppose-t-il.
− C’est vrai. Quiconque ayant ce genre de dispositions aurait pu rejoindre un camp ou l’autre. Torturer et tuer à loisir tout en défendant la "cause". »

« L’Irlande du Nord n’est pas un terreau pour les tueurs en série. En Irlande, si on a des envies de tuer, on rejoint les paramilitaires pour assouvir ses penchants sociopathes. »

Le livre est conçu d’une seule pièce, sans séparation par chapitres ; le style est par périodes syncopé, ou plutôt laconique, déstructuré.
Un curieux fil de mythologie gréco-romaine court tout au long du roman, qui relève la présence toujours notoire du latin dans la langue anglaise (ce qui n’est pas pour indifférer le latiniste contrarié que je suis). Et cela nous permet d’entendre un officier du MI5 citer Horace, Ars poetica, 25 :
« Brevis esse laboro, obscurus fio » (Quand je travaille à être bref, je deviens obscur.)

Sinon, toutes les qualités d’un bon polar, y compris suspense et singularité des péripéties et dénouement.

\Mots-clés : #criminalite #historique #insurrection #polar #politique #terrorisme #violence #xxesiecle
par Tristram
le Sam 23 Oct - 14:47
 
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Sujet: Adrian McKinty
Réponses: 3
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Chris Offutt

Le Bon Frère

Tag violence sur Des Choses à lire - Page 2 Le_bon10

Virgil Caudill vit à Blizzard dans le Kentucky ; il aime sa mère, rêve de récupérer la cabane de son père décédé, se plaît à son travail d’éboueur où il a la perspective de devenir chef d’équipe, se propose d’épouser Abigail, et apprécie les bois alentour. Mais son frère aîné, Boyd, qui avait beaucoup d’ascendant sur lui, a été tué par un certain Billy Rodale. Tout le monde le sait, personne ne le dénonce à la police ; on pousse Virgil pour qu’il agisse comme de coutume : qu'il le tue, et entretienne ainsi la vendetta habituelle.
« Boyd était entré le premier. Il faisait toujours tout le premier – le premier à descendre une pente enneigée sur un capot de voiture, le premier à se faire jeter au sol par un poney pas encore débourré, le premier à rouler en mini-moto sur une rampe fabrication maison. Désormais, il était le premier à avoir trouvé la mort. »

Sacrifiant à la tradition, Virgil abat Rodale après avoir préparé son changement d’identité et sa fuite vers l’ouest et une autre vie. Devenu Joe Tiller, il s’installe à Missoula dans le Montana, y enterre Virgil symboliquement, accède peu à peu à une « vraie liberté ».
« Il n’avait plus ni avenir ni passé. Seul demeurait l’inéluctable désormais. »

Dans le Montana, d’après la littérature du cru, la principale activité (à part la pêche à la mouche !) semble être de couper du bois.
« Il se souvenait de son père disant que le bois vous réchauffait deux fois : la première lorsqu’on le fendait et la deuxième lorsqu’on le brûlait. Maintenant, Joe fendait ses bûches jusqu’à en émousser le fer de sa hache et il avait assez de petit bois pour des années. Il réorganisait l’agencement de sa pile et faisait de la place pour le petit bois, qu’il disposait selon sa taille, puis il changeait d’avis et réarrangeait tout. »

La question des armes à feu s’installe progressivement dans le livre, notamment à propos du Montana où elles sont vigoureusement prônées ; attribué à George Washington :
« Les armes à feu se placent par ordre d’importance à la suite immédiate de la Constitution proprement dite. Elles sont les dents de la liberté du peuple américain et la clé de voûte de l’indépendance. »

« Thomas Jefferson nous a prévenus il y a deux siècles : “La raison la plus forte qui pousse le peuple à garder et à porter des armes est de se protéger contre la tyrannie du gouvernement.” »

D’ailleurs Joe, revenant d’enterrer son passé un manche de pelle sur l’épaule, prend une balle dans la jambe parce qu’on l’a pris pour un agent fédéral armé d’un fusil… La communauté locale est férue de liberté et d’armes à feu, chauvine et raciste, solidaire et organisée en milice contre le gouvernement fédéral (on pourrait faire de curieux rapprochements entre ce roman originairement publié en 1997 et l’actualité). Entre ces patriotes extrémistes et un parent de Rodale parvenu à le retrouver pour le tuer, Joe-Virgil expérimente une bonne partie de la gamme états-unienne de la violence chronique.
« Ils ont la loi pour eux, mais nous, on a la Déclaration des droits. »

« Dans le salon, hommes et femmes présents au pique-nique restaient debout, le fusil automatique à la main, aussi banal qu’un outil de jardinier. Plusieurs portaient des pistolets dans un étui de hanche. Quelques-uns arboraient treillis et rangers, d’autres des casquettes des Bills. Ils rappelèrent à Joe la prière du mercredi soir, n’étaient-ce les armes. »

« Il y a ici quelques extrémistes, Joe. Ils ne reconnaissent pas le gouvernement fédéral. Sous aucune forme. Ils croient en la suprématie de la loi locale. Ils ont élu leur propre shérif et posé des affiches de récompense pour les flics, avocats et juges de l’État, morts ou vifs. Ils ont fait leur procès par contumace. Ils ont même imprimé leur propre monnaie. »


\Mots-clés : #violence
par Tristram
le Mar 14 Sep - 20:07
 
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Sujet: Chris Offutt
Réponses: 14
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Cormac McCarthy

De si jolis chevaux

Tag violence sur Des Choses à lire - Page 2 De_si_10


Au début des années cinquante, deux jeunes Texans passionnés de chevaux et de bétail, John Grady Cole et Lacey Rawlins, partent à l’aventure au Mexique. John Grady, dont le personnage prévaudra progressivement sur celui de son ami, a eu un père sévère, en mésentente avec sa mère.
« Elle est partie d’ici. Quand elle est partie tu venais d’avoir six mois et t’avais à peu près trois ans quand elle est revenue. Je sais que tu es plus ou moins au courant et on a eu tort de ne rien te dire. On s’est séparés. […]
C’est pour toi qu’elle est revenue, pas pour moi. Je crois que c’est ça que je voulais te dire.
Oui père. »

Ils chevauchent dans le Nord désertique, sont rejoints par un gamin, Blevins, qui accumule les déboires, jusqu’à la perte de son beau cheval, qu’il récupère de force dans le petit village La Encantada (sic). Les deux principaux protagonistes deviennent vachers dans une grande hacienda où ils dressent remarquablement des chevaux, et où John Grady, tombé amoureux d'Alejandra, la fille du riche propriétaire, la séduit. Poursuivis par la police à cause de l’affaire de Blevins, la violence se déchaîne, avec notamment un séjour brutal en pénitencier.
(Le résumé donné sur Wikipédia comporte de curieuses erreurs – peut-être pour piéger les copieurs ?!)
L’histoire est prenante, non dénuée d’action mais pas sur un rythme trop précipité ; elle procure une lecture aisée et agréable. Ce roman, premier de la Trilogie des confins (et en quelque sorte prolongement de Méridien de sang, a une certaine valeur documentaire sur les vachers d’Amérique du Nord, apporte un témoignage historique sur le Mexique, et donne de belles descriptions naturelles de la sierra, du chaparral et du désert.
« Il avait quarante-sept ans et il était le premier héritier mâle dans toute cette lignée du Nouveau Monde à atteindre un âge aussi avancé. »

Si l’histoire est captivante, cela tient aussi au style, qui reprend la particularité des enchaînements de séquences liées par la conjonction de coordination "et", sans autre ponctuation :
« Le feu n’était plus qu’un tas de braises et il était allongé et contemplait les étoiles à la place qui leur était assignée et l’ardente ceinture de matière fusant là-haut sur l’arc de l’obscure voûte et il posa les mains sur le sol de chaque côté de lui et les pressa contre la terre et dans ce baldaquin de noir brûlant sans chaleur il tournait lentement au plein centre du monde qui était là tout entier tendu et frémissant et qui bougeait, énorme chose vivante sous ses mains. »

« Le soir venu toutes les terres au nord étaient noires et le vent était froid et il allait avec méfiance sur les surplombs à travers les maigres touffes d’herbe et les pierres volcaniques éclatées et il resta un moment assis au-dessus d’une combe sur un plateau dans le froid crépuscule bleu le fusil posé en travers sur ses genoux pendant que les chevaux au piquet broutaient derrière lui et à la dernière heure où il y avait encore assez de lumière pour distinguer les hausses métalliques du fusil cinq cerfs entrèrent dans la combe et pointèrent leurs oreilles et s’arrêtèrent puis se penchèrent pour brouter. »

Des réflexions intéressantes sur le statut féminin, la mentalité mexicaine, sur le hasard et le destin…
« Il n’y a pas de pardon. Pour les femmes. Un homme peut perdre son honneur et le regagner. Mais une femme ne le peut pas. Elle ne le peut pas. »

« Dans le cœur de l’Espagnol il y a une grande soif de liberté, mais seulement de la sienne. Un grand amour de la vérité et de l’honneur sous toutes ses formes, mais pas dans sa substance. Et une profonde conviction qu’on ne peut pas prouver quelque chose tant qu’on ne l’a pas fait saigner. Les vierges, les taureaux, les hommes. Dieu lui-même pour finir. »

« Je crois que si c’était le destin qui régissait nos existences on arriverait peut-être à le flatter ou à le raisonner. Mais on ne peut ni flatter ni raisonner l’ouvrier qui frappe les monnaies [servant à tirer au sort]. »

Beaucoup de texte en espagnol, parfois traduit, sinon parfois compréhensible, parfois moins (bolsón, carrizal, etc.).
Un western qui échappe aux poncifs et au manichéisme typique en conservant ses caractéristiques ; il se pourrait fort bien que je ne tarde pas à lire la suite…

\Mots-clés : #aventure #ruralité #violence
par Tristram
le Mer 23 Juin - 13:36
 
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Sujet: Cormac McCarthy
Réponses: 63
Vues: 5709

Jeanine Cummins

Tag violence sur Des Choses à lire - Page 2 41nn6-10

American dirt

Ce livre a fait beaucoup de bruit car il met en avant des réalités terribles et aussi parce qu’il a généré une polémique dans laquelle je ne rentrerai pas, tant je la trouve ridicule - mais aussi effrayante pour l’art et la fiction - : quel droit a Jeanine Cummins de parler des cartels mexicains et des migrants, elle, l’étasunienne ?

On suit donc Lydia, et son fils Luca, 8 ans, qui fuient un cartel mexicain pour des raisons qu'on découvrira assez rapidement dans le livre. Ils fuient la violence d’Acapulco, rejoignent La Bestia, ce train qui emmène les migrants sur son toit vers la frontière. Ils partagent la vie des migrants. Ou plutôt non, ils deviennent migrants. Car les migrants, c’est non seulement des gens comme nous, mais plus précisément, c’est nous, tout un chacun.

C'est un récit terrible, plein de violence, même si on se doute bien que les choses finiront bien, ou en tout cas au mieux pour ces personnages qui ont vécu tant de souffrances et de traumatismes.

Il s’agit d’un côté d’un livre assez grand public, avec sa part de pathos (mais peut-on faire autrement avec un sujet pareil si on a un minimum d’empathie ?), des tableaux psychologiques appuyés (tous ces gens sont tellement formidables, le petit garçon est toujours parfait, réagit en adulte, et je vous laisse découvrir ce qu’il en est pour le chef du cartel). Cependant l’écriture est d’une vigueur et souvent d'une puissance, d’une proximité avec ses personnage qui font que j’ai souvent oublié ces défauts, et passé un bon moment de lecture.


\Mots-clés : #exil #violence
par topocl
le Jeu 17 Juin - 9:59
 
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Sujet: Jeanine Cummins
Réponses: 11
Vues: 551

Ahmadou Kourouma

Quand on refuse on dit non

Tag violence sur Des Choses à lire - Page 2 Quand_11

Ce roman inachevé constitue la suite de Allah n’est pas obligé.
« Un jour, ça viendra, je serai peinard comme un enfant de développé (développé signifie ressortissant d’un pays développé. Un pays du Nord où il fait froid, où il y a de la neige), et tous les enfants d’Afrique avec moi. »

Nous retrouvons Birahima l'enfant-soldat se réjouissant de la « guerre tribale » gagnant la Côte-d’Ivoire (19 septembre 2002) ; comme en Guinée et Sierra Leone, il assiste aux horreurs de la guerre civile :
« (En Côte-d’Ivoire, les armées loyalistes et rebelles massacrent les habitants et entassent les cadavres dans un trou. C’est ce qu’on appelle un charnier.) »

« Les charniers donnent du terreau à la terre ivoirienne. C’est le terreau des charniers qui permet à la Côte-d’Ivoire d’avoir un sol riche qui nourrit du bon café, de la bonne banane, du bon hévéa, et surtout du bon cacao. La Côte-d’Ivoire est le premier producteur du monde de cacao et produit le meilleur cacao qui fait le meilleur chocolat du monde. Faforo (cul de mon père) ! »

C’est l’époque où Gbagbo, en tête de l’ethnie Bété, organise la lutte contre les Nordistes, les « Dioulas ».
« Malinkés, Sénoufos, Mossis, Gourounsis, etc., sont kif-kif pareils des Dioulas pour un Bété. »

Le moteur de cette guerre, c’est le racisme, rationnalisé par une doctrine, variante dévoyée de la négritude, l’hallucinante « ivoirité ».
« Les Bétés sont fiers d’avoir plein d’ivoirité ; ils parlent toujours de leur ivoirité (ivoirité : notion créée par des intellectuels, surtout bétés, contre les nordistes de la Côte-d’Ivoire pour indiquer qu’ils sont les premiers occupants de la terre ivoirienne). »

« Un Dioula mort, ça faisait une fausse carte d’identité d’ivoirité en moins à fabriquer : ça faisait une réclamation de terre vendue et reprise en moins. »

« Bédié pensa au retour à la terre. Mais la terre était occupée par ceux qui la travaillaient, comme l’avait voulu Houphouët-Boigny. Voilà l’Ivoirien sans emploi et sans terre dans son propre pays. Pour faire face à cette situation catastrophique, Bédié fit sienne l’idéologie de "l’ivoirité". L’ivoirité est le nationalisme étroit, raciste et xénophobe qui naît dans tous les pays de grande immigration soumis au chômage. Partout, c’est une idéologie prêchée par des intellectuels marginaux et qui est adoptée par une couche marginale de la population. En Côte-d’Ivoire, l’idéologie de l’ivoirité devient la doctrine de l’État. »

« L’ivoirité imposait d’arracher les "fausses et vraies" cartes d’identité et de poursuivre les fonctionnaires qui les établissaient. L’ivoirité imposait de récupérer les cartes d’identité acquises pour les élections quinquennales. »

C’est aussi un conflit religieux, le Sud étant chrétien (cf. la cathédrale de Yamoussoukro), et le Nord musulman.
Je vivais en Côte-d’Ivoire à cette époque ; les évènements me paraissaient délirants, et cette lecture me les ramentoit en authentifiant leur réalité : les « quatre principaux leaders ivoiriens : le président Gbagbo, Ouattara, Bédié et Gueï », les escadrons de la mort et les « jeunes patriotes », les mercenaires ukrainiens avec les loyalistes contre les rebelles, « les massacreurs ou supplétifs libériens », les milices de « chasseurs traditionnels » (les dozos), dont les grigris et amulettes « protégeaient leurs personnes contre les balles »…
Birahima accompagne avec son kalach la belle Fanta vers le Nord ; instruite, elle lui enseigne la géographie puis l’histoire de la Côte-d’Ivoire (peut-être peut-on soupçonner Kourouma d’être partisan des Dioulas).
À l’époque coloniale, les travaux forcés ont drainé la main-d’œuvre du Nord pour développer le Sud.
« D’autre part, les Burkinabés ont été les rats de la Côte-d’Ivoire. Ils ont creusé le trou de la Côte-d’Ivoire (construit le pays) et les serpents ivoiriens les ont chassés de leur trou pour l’occuper. Faforo ! »

« C’est parce que les habitants de la forêt étaient considérés comme lymphatiques que les Dioulas sont morts comme des mouches pour construire le Sud. »

Survient l’indépendance :
« Pour le moment, j’ai compris qu’après avoir allumé l’incendie en Côte-d’Ivoire Houphouët-Boigny s’est enfui et s’est bien caché dans un petit hôtel minable à Paris en France. Mitterrand lui a tendu la main. Il l’a saisie et a appelé cela le repli stratégique et le repli stratégique a fait de Houphouët le grand homme que tout le monde admire et vénère aujourd’hui. Et puis Houphouët-Boigny a pleuré comme un enfant pourri pour que la Côte-d’Ivoire reste une colonie de la France. Le général de Gaulle a carrément refusé. Faforo ! »

Alors viennent « les soleils [ère] de Houphouët-Boigny » : les colons sont devenus des coopérants qui permettent l’âge d’or économique du pays, puis vient l’africanisation. Les salaires étant insuffisants, la corruption est encouragée pour compléter ses revenus en se payant sur la bête, jusqu’à sa généralisation à tous les niveaux de la société.
« Houphouët-Boigny était un corrompu (personne qui se vend), un corrupteur (personne qui soudoie, achète quelqu’un d’autre) et un dilapidateur (dépensier et gaspilleur). »

Ahmadou Kourouma profite toujours du discours de son personnage pour pointer les différences de points de vue.
« (Quand c’est un groupe de blancs, on appelle cela une communauté ou une civilisation, mais quand c’est des noirs, il faut dire ethnie ou tribu, d’après mes dictionnaires.) »

Le roman s’interrompt avant l’arrivée à Bouaké, soit vraisemblablement en son milieu, sinon avant. Suivent des éléments laissés par Kourouma, qui n’empêchent pas de regretter sa disparition prématurée.

\Mots-clés : #colonisation #corruption #criminalite #guerre #historique #insurrection #violence
par Tristram
le Dim 13 Juin - 0:30
 
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Sujet: Ahmadou Kourouma
Réponses: 24
Vues: 3726

Ahmadou Kourouma

Allah n’est pas obligé

Tag violence sur Des Choses à lire - Page 2 Allah_10

« Je décide le titre définitif et complet de mon blablabla est Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses ici-bas. Voilà. Je commence à conter mes salades. »

Après cet incipit, Birahima, un jeune garçon de Togobala (Guinée ; mais la précision géographique a peu d’importance, c’est l’ensemble de l’Afrique occidentale qui peut convenir comme théâtre de ces tribulations) commence à raconter sa vie dans un français laborieux (et savoureux), s’aidant de dictionnaires et d’un lexique de français d'Afrique ; Kourouma donne entre parenthèses la définition des mots peu courants, et c’est peut-être parce que ce texte fut écrit à la demande d’anciens enfants-soldats d’Afrique de l’Est.
« Ces dictionnaires me servent à chercher les gros mots, à vérifier les gros mots et surtout à les expliquer. Il faut expliquer parce que mon blablabla est à lire par toute sorte de gens : des toubabs (toubab signifie blanc) colons, des noirs indigènes sauvages d’Afrique et des francophones de tout gabarit (gabarit signifie genre). Le Larousse et le Petit Robert me permettent de chercher, de vérifier et d’expliquer les gros mots du français de France aux noirs nègres indigènes d’Afrique. L’Inventaire des particularités lexicales du français d’Afrique explique les gros mots africains aux toubabs français de France. Le dictionnaire Harrap’s explique les gros mots pidgin à tout francophone qui ne comprend rien de rien au pidgin. »

« (Au village, quand quelque chose n’a pas d’importance, on dit qu’il ne vaut pas le pet d’une vieille grand-mère. Je l’ai expliqué une fois déjà, je l’explique encore.) »

Birahima est élevé par sa mère infirme puis, devenu orphelin, surtout par la rue : « j’étais un enfant sans peur ni reproche ».
Le principal leitmotiv dans l'aire musulmane, c’est bien sûr que tout dépend d’Allah, qu’il faut célébrer avec fatalisme – mais l’antienne varierait peu sous d’autres cieux monothéistes.
« Les sacrifices, c’est pas forcé que toujours Allah et les mânes des ancêtres les acceptent. Allah fait ce qu’il veut ; il n’est pas obligé d’accéder (accéder signifie donner son accord) à toutes les prières des pauvres humains. Les mânes font ce qu’ils veulent ; ils ne sont pas obligés d’accéder à toutes les chiaderies des prieurs. »

Parti rejoindre sa tante au Liberia avec Yacouba, féticheur et « multiplicateur de billets de banque », il devient enfant-soldat, small-soldier, dans le camp du colonel Papa le bon, une sorte de prêtre inféodé à Taylor, « avec la soutane, les galons, les grigris en dessous, le kalach et la canne pontificale » (nombreux sont les personnages religieux, d'obédience « œcuménique », souvent féminins, qui encadrent les factions).
« La sœur Hadja Gabrielle Aminata était tiers musulmane, tiers catholique et tiers fétichiste. »

Tableau bien documenté de l’horreur délirante de « la guerre tribale » (civile), d’abord au Liberia puis en Sierra Leone, sans concession pour les dirigeants de la sous-région et « leurs troupes d’interposition qui ne s’interposent pas », la diaspora libanaise, les associations de chasseurs traditionnels, et la communauté internationale.
« Comparé à Taylor, Compaoré le dictateur du Burkina, Houphouët-Boigny le dictateur de Côte-d’Ivoire et Kadhafi le dictateur de Libye sont des gens bien, des gens apparemment bien. Pourquoi apportent-ils des aides importantes à un fieffé menteur, à un fieffé voleur, à un bandit de grand chemin comme Taylor pour que Taylor devienne le chef d’un État ? Pourquoi ? Pourquoi ? De deux choses l’une : ou ils sont malhonnêtes comme Taylor, ou c’est ce qu’on appelle la grande politique dans l’Afrique des dictatures barbares et liberticides des pères des nations. (Liberticide, qui tue la liberté d’après mon Larousse.) »

« (la Conférence nationale, c’est la grande foire politique qu’on a organisée dans tous les pays africains vers 1994, au cours de laquelle chacun a raconté ce qui lui passait par la tête). »

Témoignage précis sur le système :
« La première fois que j’ai pris du hasch, j’ai dégueulé comme un chien malade. Puis c’est venu petit à petit et, rapidement, ça m’a donné la force d’un grand. Faforo (bangala du père) ! »

« Le camp était limité par des crânes humains hissés sur des pieux comme tous les casernements de la guerre tribale. »

Épisodes terribles, comme celui de la méthode « Pas de bras, pas d’élections » :
« On procéda aux "manches courtes" et aux "manches longues". Les "manches courtes", c’est quand on ampute les avant-bras du patient au coude ; les « manches longues", c’est lorsqu’on ampute les deux bras au poignet. Les amputations furent générales, sans exception et sans pitié. Quand une femme se présentait avec son enfant au dos, la femme était amputée et son bébé aussi, quel que soit l’âge du nourrisson. Autant amputer les citoyens bébés car ce sont de futurs électeurs. »

Dans ce récit teinté d’oralité et d’autres caractéristiques de la narration africaine, Birahima fait souvent l’oraison funèbre d’enfants-soldats tués, occasion de raconter leur histoire et la façon dont ils furent recrutés.
Partout recommencés, les grigris, les kalach, la corruption, l’anarchie, des « rebelles » aux coupeurs de route et « autres fretins de petits bandits », comme les « sobels » : « C’est-à-dire des soldats dans la journée et des rebelles (bandits pillards) dans la nuit », jusqu’à la sauvagerie extrême.
« Dans les guerres tribales, un peu de chair humaine est nécessaire. Ça rend le cœur dur et dur et ça protège contre les balles. »

« J’ai voulu devenir un petit lycaon de la révolution. C’étaient les enfants-soldats chargés des tâches inhumaines. Des tâches aussi dures que de mettre une abeille dans les yeux d’un patient, dit un proverbe des nègres noirs indigènes et sauvages. […]
"Eh bè, les lycaons, c’est les chiens sauvages qui chassent en bandes. Ça bouffe tout ; père, mère, tout et tout. Quand ça a fini de se partager une victime, chaque lycaon se retire pour se nettoyer. Celui qui revient avec du sang sur le pelage, seulement une goutte de sang, est considéré comme blessé et est aussitôt bouffé sur place par les autres. Voilà ce que c’est. C’est pigé ? Ça n’a pas pitié." »

Yacouba et Birahima, le grigriman et l’enfant-soldat, sont ballotés d'une péripétie à l'autre ; mais chaque flambée de violence est une aubaine pour eux, un regain de prospérité dans un monde en ruine.
« En ce temps-là, les Africains noirs indigènes sauvages étaient encore cons. Ils ne comprenaient rien à rien : ils donnaient à manger et à loger à tous les étrangers qui arrivaient au village. »

Finalement j’ai trouvé peu de romanciers africains qui m’aient convaincu ; mais Ahmadou Kourouma sait transmettre une bonne partie de l’esprit caractéristique de l’Afrique occidentale, notamment celui de la Côte d’Ivoire.
J’ai beau avoir vécu dans les parages et connaître les évènements, j’ai été frappé par le rendu des faits : c’est un livre d’une grande puissance. Heureusement qu’il a été écrit par un Noir, un Africain, parce que d’une autre couleur, d’une autre origine, il aurait été vilipendé, surtout à notre époque de chasse gardée de la parole.
Me reste à lire la suite et fin de ce récit, Quand on refuse on dit non, chronique du retour de Birahima en Côte d’Ivoire.

\Mots-clés : #aventure #enfance #guerre #historique #independance #politique #racisme #Religion #temoignage #traditions #violence #xixesiecle
par Tristram
le Ven 14 Mai - 20:35
 
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Sujet: Ahmadou Kourouma
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Joseph Conrad

Sous les yeux de l'Occident

Tag violence sur Des Choses à lire - Page 2 Sous_l10
Roman, titre original: Under Western Eyes, paru en langue originale en 1911, 350 pages environ

Spoiler:


Un roman de Conrad de plus composé avec une gestation et un accouchement dans la douleur - deux ans et demi de labeur avec des périodes de plusieurs semaines sans parvenir à aligner deux mots, puis un manuscrit-fleuve de 1350 pages à peu près, retaillé façon bonzaï, puis ré-écrit, calibré pour une parution en feuilleton, et, au bout, Conrad tombe malade et sans le sou, ce qui obéra les dernières révisions et corrections, puis le roman fait un bide à la parution...

[Encore un] grand Conrad, pourtant.
Pessimiste dans sa vision de l'humanité (comme d'habitude), et enfourchant un dada déjà rencontré chez lui (le thème du devoir et de la faute, est-ce assez Lord Jim ?). "Sous les yeux de l'occident" certes, mais Conrad n'a pas la dent moins dure envers la Suisse démocratique qu'envers la Russie tsariste, ni non plus envers l'empire britannique, lequel apparaît sous les traits du narrateur (NB: le "je" d'écriture n'est pas Conrad).  

Saint Pétersbourg, début XXème.
L'autocratie des Romanov, la police politique, le fait de se surveiller en permanence, de prendre toutes les précautions oratoires et comportementales.
Un jeune étudiant, Kirylo Sidorovitch Razumov pioche et bachotte afin de réussir ses études, qui promettent d'être brillantes. Il est orphelin, se soupçonne (c'est une quasi-certitude) bâtard d'un grand de la Cour qui se serait mésallié.
Solitaire, peu bavard, vie sobre.
Un soir, en rentrant chez lui, il y trouve Harlin, un étudiant qu'il connaît vaguement, qui lui déclare avoir commis un attentat terroriste, et le somme de faire pour lui une commission, ce qui bien évidemment compromet notre brillant étudiant, qui risque le pire s'il obtempère.
Que faire ?

Le roman se déroule ensuite en Suisse avant de faire un bref retour en Russie à la fin. Razumov, toujours solitaire mais à présent auréolé de prestige, est en exil dans le quartier russe de Genève, où ses fréquentations révolutionnaires ont pour lui un immense respect. Mais il rencontre la sœur et la mère de Harlin...



Après "tu ne connaîtras jamais les Mayas" d'Apollinaire, "tu ne connaîtras jamais les Russes" de Conrad ?

Roman brillant, dense, sur faux-rythme souvent, faisant passer le chaud et le froid. Les personnages sont campés fortement - et non juste crayonnés pro commoditate au service de l'histoire - et, roulement de caisse claire et coup de cymbales, Conrad -je le note !- nous gratifie (enfin) de quelques caractères féminins [réussis] - au moins quatre, mazette !

Conrad module à merveille l'intensité, joue à saute-chronologie, amène joliment les temps forts du roman, je ne vais pas trop en dire afin de ne pas déflorer l'histoire.
C'est un livre qui m'a laissé méditatif, qui "fait réfléchir" comme on dit bêtement communément.

Troisième partie, chapitre 2 a écrit: Il s'assit. Vus de près, les pommettes fardées, les rides, les petits sillons de chaque côté des lèvres trop rouges le stupéfièrent. Il fut accueilli gracieusement, par un sourire de tête de mort grimaçante:
- Il y a quelque temps que nous entendons parler de vous.

Il ne sut que dire et murmura des syllabes incohérentes. L'effet tête de mort disparut.
- Et savez-vous que tout le monde se plaint de votre réserve excessive ?

Razumov garda un instant le silence, réfléchissant à ce qu'il allait répondre.
- Je ne suis pas un homme d'action, voyez-vous, dit-il d'un air ténébreux, le regard levé vers le plafond.

 Piotr Ivanovitch attendait dans un silence menaçant, à côté de son fauteuil. Razumov se sentit légèrement nauséeux. Quels pouvaient être les liens qui unissaient ces deux êtres ?  Elle, semblable à un cadavre galvanisé issu des Contes d'Hoffman; lui, le prédicateur de l'évangile féministe dans le monde entier, et de plus un ultra-révolutionnaire ! Cette vieille momie peinte aux yeux insondables, et cet homme massif, déférent, au cou de taureau ? ... Qu'est-ce que c'était ? De la sorcellerie, de la fascination ? ..."C'est pour son argent, pensa-t-il. Elle possède des millions !"

les murs et le sol du salon étaient nus comme ceux d'une grange. Les quelques meubles qu'il contenait avaient été dénichés sous les combles et descendus sans même avoir été bien dépoussiérés. C'était le rebut laissé par la veuve du banquier. Les fenêtres, sans rideaux, avaient un aspect indigent, générateur d'insomnies. Deux d'entre elles étaient aveuglées par des stores fripés, d'un blanc jaunâtre. Tout ceci suggérait non la pauvreté mais une avarice sordide.




Mots-clés : #culpabilité #espionnage #exil #politique #regimeautoritaire #terrorisme #trahison #violence #xxesiecle
par Aventin
le Lun 15 Fév - 19:48
 
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Sujet: Joseph Conrad
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Gunnar Gunnarsson

Oiseaux noirs
(NB: se trouve parfois au singulier selon les éditions et traductions, L'oiseau noir).

Tag violence sur Des Choses à lire - Page 2 Gunnar10
Titre original: Svartfugl. Écrit en Danois, parution en 1929. Sera traduit en Islandais en 1938 seulement.

Roman noir, donc.
Que de morts, et j'ajoute: que d'innocents morts de mort violente, enfants compris !
Je refuse à tenir le compte exact des cadavres qu'empile Gunnarsson. Et pourtant nous ne sommes pas dans la surenchère de violence et d'hémoglobine, telle qu'elle envahit nos écrans pour la plus grande délectation des populations contemporaines.
Tout, ici, est plus sourd.

Au niveau du genre, je souscris à peine à policier, même s'il y a beaucoup de thrill, et pas mal de suspense, une enquête, un jugement. Plutôt une mise en évidence de la condition humaine, beyond evil and good, au-delà du mal et du bien. Avec de belles pistes de réflexions sur la justice divine mise en vis-à-vis de la justice humaine.
Et, toujours, par petites touches, ces somptueuses descriptions de paysages islandais, de la vie rurale, et cet extraordinaire talent de portraitiste, où l'on retrouve le Gunnarsson de "Vaisseaux" et des "Brins", dans une entreprise romanesque complètement d'un autre ordre, d'un autre genre...

Pour un policier -si tant est que ce soit un polar- Gunnarsson n'use pas de développements digressifs, destinés, par exemple, à amener le lecteur à considérer certaines pistes comme possible. Même ce qui nous paraît éloigné du sujet finit par se retrouver, porteur de sens, de signification, à un moment donné de l'histoire.

Ainsi, le roman s'ouvre sur un chapelain, futur Pasteur, fraîchement nommé, le héros principal (Eyjolfur), du moins celui par (ou plutôt pour) qui l'histoire est écrite au "je" (voir post de Marko plus haut dans le fil).
Le prêche que vous lisez partiellement dans le post de Marko se rapporte à la mort (péri noyé en mer) du fils d'Amor Jonsson, Hilarius. Le héros épousera sa nièce, l"achètera" selon les termes utilisés par lui-même. Alors qu'elle préférait le propre frère du chapelain, Pall, avec qui elle flirtait, qui vit avec ledit chapelain et est, ni plus ni moins, son employé, son fermier:
Eyjolfur est là par une histoire d'héritage combinée à sa réussite scolaire. Mais sa vocation est sincère:
Chapitre I a écrit:Lorsque, après de longues études, je devins pasteur, ce ne fut pas seulement parce que j'avais émis le vœu de me consacrer à ce vieux sanctuaire qu'un vague parent m'avait laissé en héritage. J'ai voulu servir cette maison de prières, aussi bien par mes paroles que par mes actes.



Ainsi, on trouve le bloc mort-amour-argent-communauté de destinée-spiritualité déjà en cours d'échafaudage.


Au chapitre II entre Bjarni, peut-être le vrai héros, le personnage principal de cette histoire. Et quelle entrée, voyez plutôt:
Chapitre II a écrit:- Quel étrange cercueil ! criai-je brusquement, comme le ferait un gamin et non une soutane.
Le paysan me regarda attentivement et demanda:
- C'est vous, notre nouveau chapelain ? Quel est votre nom ?
Je fis semblant de ne pas avoir entendu.
- Qu'avez-vous dans ce cercueil ? dis-je d'un ton solennel. Peut-être était-ce la dépouille d'un homme voûté par l'âge et la misère, peut-être était-ce une de mes ouailles dont il n'avait pu étendre décemment le cadavre dans le cercueil, peut-être était-ce un malheureux estropié, un pauvre homme sans jambes. Mais aucune de ces suppositions n'expliquent pourquoi ce grand et solide paysan se montrait d'une telle avarice pour choisir ce cercueil.
Le g'ant à la barbe dorée hésita un moment.
- Je m'appelle Bjarni Bjarnason, fermier de Sjöundaà, de votre paroisse, dit-il avec grandiloquence.
Il avait déposé le cercueil sur le gazon d'une tombe toute proche.
- Dans ce cercueil se trouvent mes petits paysans...Oui je les appelais ainsi, Bjarni et Egill - ils avaient sept et huit ans. Ils ont commencé à tousser...comme ma femme a toujours toussé depuis que nous sommes mariés, il y a douze ans. Mais ces petits m'ont quitté brutalement. Des enfants, comprenez-vous...Ils n'ont pas pu résister au mal. Ne croyez surtout pas que c'est par avarice que je les ai mis dans le même cercueil...Est-ce qu'il y a du mal à ça ?
- Pas du tout, dis-je, honteux.


Sur le lieu, à présent, la toute petite paroisse de Raudasandur. La description est prestement menée et est somptueuse, vraiment la plume de Gunnarsson est exceptionnelle de puissance évocatrice concise:

Chapitre IV a écrit:De ma vie, je n'oublierai ce dimanche. Un soleil fatigué disparaissait derrière le fjord et la grève, jetant une lueur rougeâtre sur la blanche écume des vagues. Nous étions assis non loin du pré où je l'avais suivi, tandis que sa monture broutait l'herbe à nos pieds.
- Pourquoi t'évertuer à persuader les gens de Rausandur qu'une maison ne peut se construire sur le sable, me dit Amor Jonsson en riant. Nous avons douze fermes ici, et il y en a onze, y compris la tienne - avec l'église et son cimetière - qui sont bâties sur le sable rocailleux que le Bredefjord a jeté au rivage: c'est ainsi que cette terre s'est formée. Bjarni de Sjöundaà est le seul paysan de cette paroisse dont la maison fut bâtie sur la roche. Une maison qui se cache, solitaire, derrière le versant de Skor. Oui, cachée et solitaire. Et Dieu est seul à savoir si cette ferme est plus solide que les autres.
Sa voix le parut sombre et hallucinée, comme un feu couvant sous la cendre. Et je me souvins tout à coup qu'Amor Jonsson regardait souvent Bjarni mais ne parlait jamais avec lui. Oui, il le regardait d'un air attentif, presque curieux mais sans hostilité. Et lorsque je rapprochai cette attitude de ce qu'il m'avait dit à propos de la situation solitaire de la ferme, je frissonnai.
- Ce sont les loups marins qui, en mâchant, ont jeté, grain à grain, la base de Raudasandur, continua Amor Jonsson. Et si j'étais le pasteur, le prêche serait pour moi une excellente occasion de bénir leur éternel appétit. Regarde-les. Ils forment d'interminables files, ces loups qui mâchent leurs algues en regardant la terre. Leurs gueules mâchonnantes ressemblent à des lettres noires et prophétiques écrites sur l'abîme..gueules sombres, changeantes.
Il y eut un silence.
- Mais souviens-toi, mon fils, que sans les dents des loups, sans la rocaille des moules et leur éternel appétit, on ne parlerait point de Raudasandur. Et, se levant: dois-je emporter tes compliments vers Keflavik ?
Il parla ainsi, sans me regarder, et il n'attendit pas ma réponse. Les sabots résonnèrent sur le sol dur des champs, puis leur bruit s'adoucit et mourut dans l'ombre de la nuit.
Je regagnai la maison, mais je sentais mon âme rongée par des vers dont j'ignorais la provenance: sombres pressentiments, désirs assoupis, peur incertaine, haine mais surtout un amour jeune et sans limites.


La clef du titre nous est offerte dans le chapitre VIII (on vient d'enterrer Gudrun, l'épouse de Bjarni).
Chapitre VIII a écrit:Nous étions seuls, Bjarni et moi, car, lorsque Pall avait vu l'emplacement de la nouvelle tombe, ses yeux s'étaient troublés et il nous avait quittés brusquement.
- Deux ans ont déjà passés, Bjarni...
- Oui...deux années bien longues, murmura t-il sans me regarder. Puis il y eut un silence.
Après quelque temps, il s'épongea le front, se redressa et me regarda de ses yeux bleus et clairs.
- Tu te souviens de l'été passé, dans la "falaise des oiseaux" ? me dit-il en souriant. Tu te rappelles qu'un morceau de la roche s'est détaché et qu'il ne me restait plus qu'une main pour se cramponner à la paroi ? J'ai bien cru, alors, que s'en était fait de moi, et que ce serait mon cadavre qu'on ensevelirait ici, à côté de mes petits paysans.
Bjarni reprit son travail et dégagea de grandes mottes dures du sol gelé.
- Mais ce n'était pas mon destin...
Je me rappelais parfaitement la journée dont parlait Bjarni. La haute paroi de la montagne surplombant les vagues clapotantes. D'en bas, on eût dit que cette paroi se perdait dans le ciel. Et cette masse bruyante d'oiseaux, cette mosaïque mobile et étincelante d'oiseaux noirs nichant dans les falaises, papillonnant, voletant vers les roches pour aller s'évanouir dans la brume des hauteurs.
J'étais encore un gosse quand j'admirai ce spectacle pour la première fois. J'étais persuadé, alors, que de sombres esprits marins lançaient ces oiseaux contre la montagne. L'année précédente, j'avais de nouveau frissonné en revoyant ces falaises grouiller d'une vie impitoyable, cette mêlée ardente où la vie triomphait dans le vacarme et la puanteur, une vie jeune, fraîche et impétueuse à l'assaut d'une triste falaise.
Non, je n'avais pas oublié cette journée, et je me souvenais très bien de Bjarni et des autres chasseurs, groupe de petits insectes que je voyais ramper le long des rochers. Je me souvenais de la chute vertigineuse du grand bloc qui s'était détaché du rocher. Et de Bjarni, agrippé d'une seule main à la paroi, qui se balançait dans le vide...
Il avait donc songé à ses petits paysans à ce moment terrible ! Evidemment, il ne pouvait songer qu'à eux.
- T'a-t-on déjà parlé de l'oiseau noir, l'oiseau porte-malheur qu'on a vu au-dessus du village ? lui demandai-je.

Ne pas lire si vous comptez vous plonger dans ce roman:


Il y a quelque chose de l'univers Shakespearien dans ce roman. Je le ressens sans être capable de le qualifier. Il faudra que j'y repense.
Surtout je ne voudrais pas avoir suggéré un roman "no-futuriste", d'une noirceur extrême, macabre, morbide et même morbide aggravé d'un "s": sordide, donc.
Ni un roman traitant d'un monde médiéval ou quasi, et révolu.
Parce que c'est bien au-delà de ces considérations-là.
Et les problématiques, questions, pistes etc...soulevées sont contemporaines, puiqu'elles sont intemporelles.

Tag violence sur Des Choses à lire - Page 2 Teikni10



Décongelé et lié de deux messages sur Parfum des 9 et 11 juin 2013.



Mots-clés : #culpabilité #insularite #mort #ruralité #social #violence
par Aventin
le Lun 14 Déc - 18:19
 
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Sujet: Gunnar Gunnarsson
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Michael Herr

Putain de mort

Tag violence sur Des Choses à lire - Page 2 Putain10

Michael Herr a été correspondant de guerre au Vietnam pendant un an, et c’est de ses notes qu’il a tiré ce roman, d’où est issu le film Apocalypse now, auquel l’auteur a collaboré ; on retrouve les hélicoptères, la folie des combattants, particulièrement les « Lurps », Long Range Reconnaissance Patrols (L.R.R.P.), ainsi que la dimension esthétique et fascinante de la guerre.
« Toutes les cinq balles, il y avait une traçante : quand le Fantôme était à l’œuvre tout s’arrêtait et un torrent figé d’un rouge éclatant se déversait du ciel noir. Vu de très loin le torrent semblait se tarir entre deux giclées, s’évanouir lentement du ciel à la terre comme la queue d’une comète, et même le bruit s’éteignait quelques secondes après. »

On apprend évidemment sur la guerre du Vietnam ; ça en dit aussi beaucoup sur les USA, l’armée, la presse. Et la peur omniprésente, permanente :
« La peur et bouger, la peur et rester là, pas possible de choisir, pas possible de bien voir ce qui était pire, l’attente ou la chose elle-même. »

« Tout ce qu’on peut faire, c’est regarder les autres pour voir s’ils sont aussi assommés par la peur que vous. S’ils n’en ont pas l’air vous pensez qu’ils sont fous, s’ils en ont l’air vous vous sentez encore plus mal. »

Et bien sûr la mort.
« Quel que soit le nombre de fois où ça s’est passé, si je les avais connus ou pas, peu importe ce que je ressentais ou la façon dont ils étaient morts, leur histoire était toujours là et c’était toujours la même. Ça disait : "Mettez-vous à ma place." »

« Une fois, j’ai rencontré un colonel qui voulait abréger la guerre en lançant des piranhas dans les rizières du Nord. Il parlait de poissons et il avait les yeux pleins d’un immense rêve de mort. »

« On était toujours à vous dire qu’il ne fallait pas oublier les morts, toujours à vous dire qu’il ne fallait pas trop y penser. On ne pouvait pas rester efficace comme soldat ni comme journaliste si on restait obsédé par les morts, si on retombait sans cesse dans une sensibilité morbide ou si on restait dans un deuil perpétuel. "Vous vous habituerez", disaient les gens, mais je n’ai jamais pu, en fait c’est devenu personnel, c’est allé en sens inverse. »

C’est rendu par scènes, aperçus, instantanés, images, flashes ; d’ailleurs le titre original est parlant : Dispatches (Dépêches). Le style est particulier, dense, cassant, elliptique, cru, et paraît haché (en rafales), éclaté (par la drogue ?), et difficultueusement rendu par la traduction (par ailleurs peu soignée dans la présentation ‒ vocabulaire, orthographe, etc.)
Rendre compte correctement de ce livre est sans doute d’en citer des extraits, sur le principe même de sa rédaction :
« La moindre des contradictions de cette guerre était peut-être que pour avoir un peu moins honte d’être américain il vous fallait quitter les coince-la-bulle de Saigon, les centaines de quartiers généraux qui ne parlaient que de bonnes œuvres et ne tuaient jamais personne, pour aller vers ceux de la jungle qui, eux, n’avaient que le meurtre à la bouche et passaient leur temps à massacrer. »

« "Si vous êtes touché, m’a dit un toubib, l’hélico peut vous ramener à l’hôpital du camp de base en vingt minutes à peu près."
"Si t’es vraiment salement touché, m’a dit un soldat, ils amènent ta boîte au Japon en douze heures."
"Si vous vous faites tuer, m’a promis un sergot 4 des Sépultures, on vous ramène chez vous dans la semaine." »

« Recherche-et-Destruction, plus un gestalt qu’une tactique, sortie vivante et fumante de la psyché du Commandement. Pas seulement une marche et une fusillade, sur le tas il aurait fallu dire l’inverse – Ramassez les morceaux et voyez si vous pouvez arranger un bilan, les annonceurs refusent les cadavres de civils. Les VC [Vietcong] avaient une tactique visiblement semblable appelée Trouve et Tue. De toute façon, c’était comme ça, on le cherche et il nous cherche pendant qu’on le cherche, la guerre sur une boîte de Vache qui rit, répétée jusqu’à l’infiniment petit. »

« Beaucoup savaient que le pays ne serait jamais regagné, seulement détruit [… »

« (Personne ne disait jamais "Quand-cette-foutue-guerre-sera-finie". Seulement "Combien t’as encore à tirer ?".) »

« Dormir à Khe Sanh, parfois, c’était comme s’endormir après quelques pipes d’opium, une dérive flottante mais consciente, de sorte que même en dormant on se demandait si on dormait, on notait chaque bruit à la surface, chaque explosion, chaque frisson qui parcourait le sol, en classant chaque détail sans jamais se réveiller. Il y avait des Marines qui dormaient les yeux ouverts, les genoux levés, raides, se levant souvent en plein sommeil comme si on leur avait jeté un sort. Dormir n’était pas un plaisir, pas un vrai repos. C’était une commodité qui vous empêchait de tomber en morceaux de même que les rations C froides ou pleines de gras vous évitaient de mourir de faim. »

« Ce colonel en particulier adorait faire voler l’hélico assez bas pour qu’il puisse décharger son 45 sur les Cong, et il voulait toujours qu’on en prenne des photos. »

Khe Sanh, le Diên Biên Phu états-unien qui n’a pas eu lieu, est un épisode plus développé du livre.
À la fin, est évoquée l’empreinte indélébile sur toute une génération.
« Dehors dans la rue je ne pouvais pas distinguer les anciens du Vietnam des anciens du rock and roll. Les années soixante avaient fait tant de victimes, leur guerre et leur musique avaient tiré l’énergie du même circuit si longtemps qu’il n’a même pas eu besoin de fondre. La guerre vous préparait à des années infirmes tandis que le rock and roll devenait plus féroce et dangereux que la corrida, les stars du rock se mettaient à tomber comme des sous-lieutenants – l’extase et la mort et (naturellement bien sûr) la vie, mais alors on n’aurait pas cru. Ce que je croyais être deux obsessions n’en était qu’une seule, je ne sais pas comment vous dire à quel point ma vie en a été compliquée. »

Il est fait référence à Catch-22 de Joseph Heller, à propos des rapports guerre et folie.
Et on se dit qu’on aimerait connaître des versions vietnamiennes, du Nord… La même chose, en pire (sans technologie de pointe) ?


Mots-clés : #guerre #guerreduvietnam #mort #violence
par Tristram
le Mar 1 Déc - 22:12
 
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Sujet: Michael Herr
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Blaise Cendrars

L'homme foudroyé

Tag violence sur Des Choses à lire - Page 2 Cendra10
Autofiction pour les uns, œuvre autobiographique pour les autres, paru en 1945.

Toujours aussi m'as-tu-vu, toujours tendre à souhait, Cendrars nous bringuebale de la guerre de 14 à la calanque d'Ensuès-la-Redonne telle qu'elle était dans les années 1920, avant de nous entraîner dans une suite de quatre, les Rhapsodies gitanes (intitulées Le Fouet, Les Ours, La Grand'route et Les Couteaux) - peut-être cette appellation de rhapsodies constitue-t-elle un hommage à Franz Liszt (?).  
En tous cas il y a ce côté fantaisie, et rappel au folklore, comme vecteur de connaissances et aussi de mode vie en transmission.  

Livre difficile à cerner, qui échappe un peu au lecteur, patchwork, tout en fragmentations et écrit à l'épate.
Au meilleur de la truculence de l'auteur, cet inégal opus se déguste sans peine.
Tout en contraste, même quand le badin est de mise, la violence n'est jamais très loin.
Dans ce bric-à-brac, on peine à ordonner un puzzle.

Amateurs de grands échafaudages, de récits montés comme l'on monte en technique de pâtisserie s'abstenir.  
On retient, pour longtemps je pense, quelques beaux caractères brossés.
Bien sûr quelques personnalités - j'aurais parié que le poète employé aux messageries maritimes à Marseille qu'évoque Cendrars à plusieurs reprises était Louis Brauquier:
Perdu, Cendrars livre son nom plus avant dans le récit, c'était André Gaillard !

On y croise Fernand Léger, pas forcément peint à son avantage; Cendrars défouraille aussi sur une certaine intelligentsia littéraire et artistique, sans prendre de gants, et, comme toujours, ne rate pas une occasion de ramener son érudition (à l'aise, Blaise, toujours le même cabotin !).
Idem les désuètes séquences automobiles sont parfois succulentes (en Amérique du Sud), mais parfois tombent un peu à plat (en France).  

Au final ce drôle d'objet vous laisse quand même -un peu- la sensation d'avoir parcouru un bouquin qui se démarque, un truc pas très ordinaire.
D'où me vient ce léger manque d'enthousiasme ?
Comme si L'homme foudroyé était un peu en-deçà par rapport à Bourlinguer ?
Pourtant, non.
Même pas.


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Sunbeam, la voiture de Cendrars à La Redonne.



Mots-clés : #autobiographie #autofiction #temoignage #violence #voyage #xxesiecle
par Aventin
le Mer 25 Nov - 20:48
 
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Sujet: Blaise Cendrars
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Honoré de Balzac

Les Paysans

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Adolphe Appian - Paysage d'hiver avec ramasseur de fagots, 1854.

[relecture, la 3ème, peut-être la 4ème (?)]

Inachevé, fin d'écriture en 1844 (peut-être 1845), parachevé par Mme Hańska, alors Mme veuve Évelyne de Balzac, publication en 1855.

J'entretiens une relation un peu particulière avec cet opus-là, de tous temps un de mes deux préférés de Balzac, nonobstant je n'ai pas épuisé la totalité de son œuvre (!).

Je le trouve d'une richesse toute particulière, fouillé, extrêmement abouti (le comble, pour un inachevé ?), donnant matière à réflexions, du grain à moudre (et constituant, pour les amateurs, une belle mine à citations).
Élaboré avec force détails, cet ouvrage suppose bien des visites sur le terrain d'abord, mais aussi moult rencontres et observations attentives de mœurs et caractères.

Et d'ailleurs, en note liminaire, l'Ogre de la Littérature nous livre ce propos, que je ne prends pas pour publicitaire, pour moi Balzac s'est surpassé, cet ouvrage-là, très ambitieux, lui tenait tout particulièrement à cœur:
Si j’ai, pendant huit ans, cent fois quitté, cent fois repris ce livre, le plus considérable de ceux que j’ai résolu d’écrire (...)

Les biographes s'accordent pour situer le début d'écriture aux alentours de 1838, le compte paraît bon.

Le style:

Rien de bien neuf dans la manière, du Balzac pur jus, parvenu à un point de rodage, d'expérience, de maîtrise en tous points exceptionnels. Vous n'éviterez pas les foisons de personnages, les descriptions au scalpel et à la loupe binoculaire, les envolées lyre en main, les détails architecturaux ou de décoration.
Voliges légères sur charpente solide...


Le sujet:

Au début du roman, nous sommes en 1826 - La Restauration.
Le lieu ?
Quelque part en Bourgogne, aux confins du Morvan, la toponymie est de fiction, ce qui n'est pas si souvent le cas que ça chez Balzac, mais, via le nom de la rivière entre autres (l'Avonne), et surtout par les caractéristiques géographiques et de terroir que Balzac est bien obligé de détailler pour un tel projet rural, on peut le situer le lieu aux alentours d'Avallon.    

Le château des Aigues, qui a appartenu à une ex-diva partie en exil campagnard prudent lors des troubles révolutionnaires de la dernière décennie du XVIIIème siècle, Melle Laguerre, a été acheté par un général d'Empire, fait Comte de Montcornet, anobli pour services militaires rendus -ce fut notamment un héros de la bataille d'Essling- ce coup de savonnette à vilains lui permettant d'épouser une jeune noble de haute famille, d'être en vue dans le Monde parisien et même d'ambitionner la Pairie de France.

La belle Comtesse se plaît au Château, y a invité celui qu'on ne sait pas encore être son amant, l'écrivain parisien Blondet, lequel nous ouvre de façon épistolaire le roman, et, en guise de société, accueille souvent l'abbé Brossette, jeune et fin prêtre de la paroisse, une belle âme, isolé et surveillé de près, dont les messes sont désertées par ses paroissiens.

Aux portes du domaine, le Grand-I-Vert, débit tenu par les Tonsard, est le rendez-vous des paysans, avec un côté Parlement du peuple (Balzac n'ose sans doute utiliser le terme manants, trop dépréciatif si ce n'est péjoratif, et daté Ancien Régime). Ce débit de boisson à son pendant bourgeois à La-Ville-aux-Fayes, Le Café de la Paix, le pignon sur rue n'évite pas qu'on y distillât un venin tout aussi létal.

Les paysans, à prétexte d'un droit à hallebotter, glaner et ramasser du bois mort, dévastent, pillent les bois, champs et récoltes du Général-Comte, outre un droit de vaine-pâture qu'ils s'arrogent, menant paître leur bétail sur les prés possédés par le châtelain, et tiennent cet accaparement du bien d'autrui pour un droit ancien et acquis, puisqu'ils pratiquaient de la sorte pendant les trente années de vie au Château des Aigues de Melle Laguerre.

Ces paysans-là sont décrits férocement: bas, vicieux, cupides, à l'animalité glaiseuse, peu portés sur la morale, etc...(voir ceux campés dans Les Chouans, ce sont les mêmes, transposés en Bourgogne), avec bien sûr toujours une exception tout à l'opposé, procédé du contrepoint cher à l'auteur.

Mais ceux-ci ne sont qu'instruments dans la main de Gaubertin, l'ancien régisseur congédié, qui volait ouvertement Melle Laguerre, et ourdit une conspiration afin de ruiner le château, le parc, les biens et avoirs de Montcornet, en guise de vengeance.

Une trame complexe et lente, que Balzac nous fait la joie de peindre avec une acuité prégnante, où entrent en jeu des alliances familiales, des services rendus, des obligés, des promesses et des perspectives; bien sûr aussi, des intérêts financiers et de carrière. Tout un réseau, une nasse, une toile d'araignée autour de l'impétrant Comte, qui a le scandale de faire valoir ses droits, juste ses droits.

Gaubertin a, ainsi, peu à peu étendu son pouvoir sur toute la contrée:
Commerce, justice, police, administration y dépendent de trois hommes à lui; dans le bourg de Blangy, il tient l'ex-maire, Rigou, sévère usurier rural tenant ceux d'entre les paysans qui se sont endettés pour se mettre à leur compte, tyranneau domestique absolu, voluptueux jouisseur épicurien, et terreur pédophile du canton.
À Soulanges, chef-lieu d'arrondissement, le maire, Soudry, en phase d'ascension politique, et bien sûr son influente épouse sont à ses ordres, cette dernière, ridicule d'accoutrement, de manières mais perçue tel le summum du raffinement distingué, est une ancienne soubrette de Melle Laguerre, l'ayant passablement dépouillée, en sus d'un leg en sa faveur.

Enfin, il fait la pluie et le beau temps à la sous-préfecture de la Ville-Aux-Fayes, et le maire de cette dernière municipalité n'est autre que Gaubertin lui-même.
En népotisme bien compris et appliqué, pas une nomination d'ordre administratif, fiscal, ou de la fonction publique en général qui échappe à ses mains, ou à des mains alliées (sinon, le muté, à qui l'on rend la vie impossible, déguerpit en moins d'une année).

D'ailleurs ces étrangers (à la contrée, dont bien sûr le Comte et la Comtese de Montcornet) sont qualifiés en manière d'ostracisme d'Arminacs (= non bourguignons), vieille résurgence du conflit du début du XVème entre Armagnacs et Bourguignons, autant dire étrangers néfastes, hostiles et dangereux.
De surcroît Montcornet, en référence à ses origines roturières, récolte le surnom de Tapissier, son père était ébéniste, manière de le descendre de son piédestal d'anobli et de faire fi de son grade de Général, won on the battlefield...

On qualifierait aujourd'hui un tel système de mafieux.
Mais ces mafiosi-là se pensent et se posent en êtres modèles, bon républicains, probes, droits, honnêtes, respectueux de la loi (même si à l'évidence ce ne sont pas eux qui s'adaptent à la loi, tout à l'opposé ils adaptent localement la loi à...leur intérêt, ou l'ignorent, ou font fi d'elle. Lequel intérêt est plutôt vil - argent, réseaux, influence et pouvoir.

Contre cet adversaire implacable et ses affidés, Ligue d'autant plus puissante que cachée sous le masque de la respectabilité, de la droiture et de l'honnêteté exemplaire (vieille lune balzacienne, ça, selon laquelle le vrai pouvoir est invisible, si ce n'est occulte), Montcornet tente de lutter, mal conseillé par son fourbe intendant, qu'il ne sait pas encore homme de main de son adversaire, Sibilet...

L'accueil:

Les Paysans fut on ne peut plus mal reçu, un tollé vindicatif.

Certes il est loisible de dégoiser à plaisir sur les préjugés, peut-être sur un manque d'objectivité de Balzac quant à la ruralité -m'avait-il assez hérissé avec Les Chouans ?- ou hausser les épaules de dédain sur son parisianisme, le qualifier de Valet de la Haute, ou encore le rapetisser sur le fait qu'il écrit en servant une cause politique -pas la même qu'à ses débuts, au reste- mais ce serait assez primaire.

Ce serait, à dire vrai, totale petitesse: s'il ne s'agissait que de la dernière cartouche, posthume, d'un ardent de la défense du Trône et de l'Autel, c'eût été une vaguelette dérisoire dans le paysage des Lettres du mitan du XIXème.

Le propos "vole" autrement plus haut que cela, d'où le fait qu'il fut ressenti comme si urticant, comme lorsque Balzac s'avance à démontrer qu'à l'aristocratie a succédé la médiocratie, guère plus reluisante, souvent même...plutôt moins: car, en fait de paysannerie, c'est la bourgeoisie arriviste que Balzac brocarde, à l'évidence.

L'on pressent bien que ce drame est suffisamment étoffé pour que les quolibets, qualificatifs hâtifs, dénigrements se doivent d'être mûris, élaborés, justifiés avec la profondeur qui sied, bref, ils sont malaisés. Face aux chorales des irrités, Georges Sand opte pour le désamorçage:
Georges Sand a écrit: Quant à ses opinions relatives aux temps qu’il a traversés, celles qu’il affectait sont radicalement détruites et balayées, à chaque ligne, par la puissance de son propre souffle.


Force est de reconnaître que tout se tient et fait sens - fût-il désagréable, ce sens - pas seulement par souci de roman réaliste, tout est finement obervé, déduit, composé.

Prêtons l'oreille à un Friedrich Engels, peu suspect de connivence avec l'homme Balzac (et dont l'indice -"vieux Balzac"- nous reporte à ce roman-là, clairement):
Friedrich Engels a écrit:Que Balzac ait été forcé d'aller à l'encontre de ses propres sympathies de classe et de ses préjugés politiques, qu'il ait vu l'inéluctabilité de la fin de ses aristocrates chéris et qu'il les ait décrits comme ne méritant pas un meilleurs sort, qu'il n'ait vu les vrais hommes de l'avenir que là seulement où l'on pouvait les trouver à l'époque, cela, je le considère comme un des plus grands triomphes du réalisme et l'une des caractéristiques les plus marquantes du vieux Balzac.


Au reste, des Zola ou des Hugo ne prétendent-ils pas que Balzac est un auteur social, non tenu pour tel la plupart du temps ?

Dans mon enfance et mon adolescence, très rurales, j'ai croisé des caractères tels que Balzac les croque, je n'ai eu aucune difficulté à imaginer des visages précis correspondant à nombre de portraits, qui pourtant peuvent paraître caricaturaux de façon exacerbée.   

Allez, un bref extrait, plutôt une mise en bouche:
Chapitre I a écrit:Beaucoup de gens s’attendent sans doute à voir la cuirasse de l’ancien colonel de la garde impériale éclairée par un jet de lumière, à voir sa colère allumée, tombant comme une trombe sur cette petite femme, de manière à rencontrer vers la fin de cette histoire ce qui se trouve à la fin de tant de drames modernes, un drame de chambre à coucher. Ce drame moderne pourrait-il éclore dans ce joli salon à dessus de portes en camaïeu bleuâtre, où babillaient les amoureuses scènes de la Mythologie, où de beaux oiseaux fantastiques étaient peints au plafond et sur les volets, où sur la cheminée riaient à gorge déployée les monstres de porcelaine chinoise, où sur les plus riches vases, des dragons bleu et or tournaient leur queue en volute autour du bord que la fantaisie japonaise avait émaillé de ses dentelles de couleurs, où les duchesses, les chaises longues, les sofas, les consoles, les étagères inspiraient cette paresse contemplative qui détend toute énergie ?

Non, le drame ici n’est pas restreint à la vie privée, il s’agite ou plus haut ou plus bas. Ne vous attendez pas à de la passion, le vrai ne sera que trop dramatique.
D’ailleurs l’historien ne doit jamais oublier que sa mission est de faire à chacun sa part ; le malheureux et le riche sont égaux devant sa plume ; pour lui, le paysan a la grandeur de ses misères, comme le riche a la petitesse de ses ridicules ; enfin, le riche a des passions, le paysan n’a que des besoins, le paysan est donc doublement pauvre ; et si, politiquement, ses agressions doivent être impitoyablement réprimées, humainement et religieusement, il est sacré.




Tag violence sur Des Choses à lire - Page 2 Paysag11
Campagne, aux confins de la Bourgogne et du Morvan.


Mots-clés : #ruralité #social #violence #xixesiecle
par Aventin
le Dim 15 Nov - 18:26
 
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Sujet: Honoré de Balzac
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Benoit Vitkine

Donbass

Tag violence sur Des Choses à lire - Page 2 Extern58

On est à deux pas de la ligne de front entre les légitimistes ukrainiens et les séparatistes soutenus par Poutine ; un lieu où petit-fils et grand-mère échangent ainsi :
-D’où vient ce bruit, Sacha (…)
-Ce n’est rien, baboulia, c’est la guerre qui recommence.
-Ah, très bien dit-elle d’un ton étrangement satisfait, je vais faire du thé. »
Rôdent aussi de sombres fantômes rapports par els soldats qui ont fait la guerre en Afghanistan, quelques décennies plus tôt.

Pour Henrik, le chef de la police désabusé et la population qui ne demande qu’une chose, qu’on la laisse enfin tranquille, le corps d‘un enfant cruellement assassiné rappelle que certaines choses ont encore un sens…

C‘est l’occasion d’un tour d’horizon – effroyable - sur les traumatismes, les petites compromissions et les grandes corruptions d’une région du monde dévastée par le conflit dans l’indifférence générale. L’enquête est pleine de surprises, les personnages ont du sens, le  chef de la police torturé à souhait : je n’ai pas lâché cette histoire d’une semelle et j’en suis  sortie meurtrie : quel monde terrible...

Mots-clés : #guerre #polar #violence
par topocl
le Dim 6 Sep - 10:48
 
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Sujet: Benoit Vitkine
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Vénus Khoury-Ghata

Marina Tsvétaïéva, mourir à Elabouga

Tag violence sur Des Choses à lire - Page 2 Vzonus11
2019, 170 pages environ.


Boulimique d'écriture et de liaisons, une vie d'une rare dureté, faite d'épreuves dont on ne se relève généralement pas.

Hors ceci, Marina Tsvétaïéva est et restera une poétesse-phare de la langue russe au XXème -si je puis conseiller son recueil Insomnie, lequel s'ouvre sur de très touchants poèmes saphiques-, cet opus de Vénus Khoury-Ghata permet d'apréhender le phénomène:

Marina Tsvétaïéva ce sont plusieurs vies, généralement misérables et déchirées, et un talent multi-facettes boudé de son vivant, du moins après la révolution d'Octobre mais reconnu et pleinement appréhendé de nos jours (autre exemple, ses traductions, surtout celles du russe vers le français, étaient dédaignées à son époque, elles font autorité aujourd'hui).

Le livre s'ouvre sur Marina Tsvétaïéva, revenue en Russie, dans une masure insalubre à Elabouga (Russie), en haillons, qui gratte les sillons de la terre gelée de ses mains pour glaner quelques pommes de terre échappées à la récolte, efin de nourrir son fils Mour, qu'elle se plaît à croire issu de plusieurs pères, avant de se suicider par pendaison au bout de sa trajectoire d'errante misère.

Elle fut de la très haute société moscovite du temps du Tsar, puis épousa un futur Blanc (Serge) contre l'avis paternel (déjà rebelle). Déçue par la France, mais aussi par l'Autriche et l'Allemagne, l'exil de la haute société russe bardée d'argent, par les cercles et coteries littéraires françaises et occidentales, marquée par la mort de faim de sa fille Irina dans un pensionnat et la culpabilité qui va avec, puis par les rapports détestables qu'elle entretient avec sa fille Alia, très douée, qu'elle refuse de mettre en pension et dont elle se sert comme souillon, comme bonne à tout faire. Marina Tsvétaïéva n'a jamais su être mère.

Déçue aussi par Natalie Clifford Barney et Renée Vivien, leur cercle huppé littéraire et saphique, dans lequel, paraissant en haillons (elle, née princesse !) parmi ces belles dames en atours splendides, elle est une curiosité, l'ornithorynque dans le lac aux cygnes.

En dépit de ses engouements, de ses amours, de ses contacts tellement multiples (Rilke avec lequel elle entretint une longue correspondance, Mandelstam, Gorki, Nicolas Granki, André Biely, Anna Akhmatova, Pasternak, Nina Berberova, Ilya Erhenbourg, etc....) elle choisit l'irrémédiable, retourner en Russie prétextant que les littérateurs de l'exil ne valent pas ceux restés au pays, malgré ce que cela signifie: une mort encore plus misérable qu'en occident, la prison ou à tout le moins l'exil (ce sera Elabouga).

Vénus Khoury-Ghata, inspirée, nous narre cela d'une écriture dure, sans concession, aux teintes bleu-froid. Avec son côté cru, son refus d'apitoiement (il eût été si facile de signer une bio qui fût un tantinet mélo, mais la grande dame de Bcharré ne semble pas manger de ce pain-là...).

Volochine a vite compris que tu étais une sauvage incapable de penser comme tout le monde, incapable d'adhérer à un mouvement.
 Tu l'amusais alors que tu voulais attirer son attention.
  C'est chez lui à Koktebel en Crimée que tu as rencontré le jeune Serge Efron, épousé un an plus tard contre l'avis de ton père incapable de s'opposer à tes désirs. Tu imposais ta volonté, imposais une écriture qui n'avait aucun lien avec celle des poètes qui t'ont précédée.
Tu fascinais, dérangeais. Tu faisais peur.





Mots-clés : #biographie #ecriture #immigration #portrait #violence #xxesiecle
par Aventin
le Dim 6 Sep - 10:09
 
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Sujet: Vénus Khoury-Ghata
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Hubert Selby Junior

Last exit to Brooklyn

Tag violence sur Des Choses à lire - Page 2 Last_e10

Après une entrée en matière particulièrement trash, panorama de voyous, travelos, drogués, motards, putains, michés de Brooklyn pendant la Seconde Guerre mondiale : le (sous-)produit de la dégénérescence d’une société puritaine à l’origine.
C’est environ au tiers du livre que de façon assez surprenante le sujet devient Harry, le délégué syndical d’une usine en grève de l'arrondissement, un pauvre type qui travaille surtout à picoler et taper dans la caisse (est décrit l’encadrement véreux du syndicat, d’ailleurs manipulé par la direction patronale).
Spoiler:

(Harry est un prénom qui revient souvent, désignant sans doute différents personnages, comme une sorte d'archétype.)
En ce qui concerne le troisième tiers, c’est la vie quotidienne dans une résidence du logement social qui est observée et rendue au travers d’une succession de scènes caractéristiques : fainéantise, saleté, gosses négligés, haines, bagarres, sexe, alcool, solitudes, abjections et séquelles diverses… On s’approche parfois du cliché et de la caricature, voire du catalogue de réclame de droite, mais il s’agit d’un assez juste tableau des déchéances humaines ; je n’en dirais pas autant des conclusions qui pourraient en être hâtivement tirées, suggérées ou pas par l’auteur.

Sur le fond ce roman semble être une démonstration magistrale du Mal dans la société : tropisme du bas, de ce qui est ignoble, insane, sordide ; sans sentiment, sans morale, sans émotion pratiquement, presque sans sensations à terme. Violence sous toutes ses formes.
Les références sont religieuses (citations bibliques liminaires, lamentations de la juive Ada) ; Le corbeau de Poe est cité in extenso.
La forme est congrue au propos : de longs blocs sont débités sans pause de respiration ; Selby transcrit l’argot des personnages au moyen du vocabulaire et de l’élision de l’apostrophe ; ceci est d’un intérêt évidemment limité en traduction (j’ai lu la seconde, de 2014). Exemple :
« Au cours de la dernière semaine de lheure d/ été, la direction fit la concession si longtemps attendue : elle se déclara enfin d/ accord pour envisager de laisser au syndicat ladministration du programme d/ aide sociale. »

« …] (une porte fut entrouverte afin qu/ on entende mieux) – JE L/ AIME ! JE L/ AIME ! – HAAAAAL LÊÊÊ LOUOUOUOU YAAAA – PAUVRE PÉCHEUR – DESCENDS – OOOOOOO – DANS L/ INFERNALE FOURNAISE – SEIGNEUR ! Ô SEIGNEUR ! DRRRRR – DESCENDS – BÉNISSEZ-NOUS SEIGNEUR ! JÉSUS ! JÉSUS ! JÉSUS ! JÉSUS ! JÉSUS ! JÉSUS – HAAAAL LÊÊÊ LOUOUOUOUOU YAAAA ! LES PORTES DE NACRE – DESCENDS SUR NOUS QUI T/ ADORONS SEIGNEUR – IIIIIIAAAAA – Ô JÉSUS – DONNE-NOUS TA BÉNÉDICTION – JE L/ AIME – TES ENFANTS – PÉCHEURS – PARDONNE – AMEN ! AMEN SEIGNEUR ! AMEN ! et la porte fut refermée. »

Premier roman de Hubert Selby Jr, publié en 1964, ce livre doit (ou devrait) être lu dans ce contexte, tant social que littéraire ; il annonce l'oeuvre de beaucoup d’autres écrivains, comme James Ellroy et Bret Easton Ellis.

Mots-clés : #social #violence
par Tristram
le Sam 22 Aoû - 15:15
 
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Sujet: Hubert Selby Junior
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Ismail Kadare

Avril brisé

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C'est fou qu’il y ait encore des gens pour penser qu’une matière aussi visqueuse que le sang puisse « laver » quoi que ce soit ! Je ne sais pas s’il faut parler de fascination ou d’obsession sordide pour la « vendetta » dont il est tout le temps question dans Avril brisé. Il existe même des spécialistes du fameux « Kanun » pour résoudre des questions techniques un peu ardues. Ce qui est effrayant est qu’un meurtre ne suscite plus tellement de réaction émotive, ces « montagnards » trouvent la vengeance indispensable (tout aussi absurde, mais sans jamais l’avouer) elle ne répond pas un cri du cœur mais est réglementée par un code indiscutable. Les personnages sont des coquilles vides, asséchées. Les paysages n’attirent pas particulièrement l’attention parce qu’ils sont en fond, en décor, d’un récit extrêmement lent (et ici, cela m’a ennuyé) et centré sur l’action. On se croirait dans un western.

Là-dessus arrive ce couple (un écrivain et sa femme) venu étudier les mœurs dans ce plateau reculé d’Albanie, loin de Tirana. J’ai envie de dire que leur présence à cet endroit est aussi incongrus que dans le roman de Kadaré : leur histoire et leurs personnalités n’ont aucun intérêt, mais ce sont des voyeurs : « Vos livres, votre art, sentent tous le crime. Au lieu de faire quelque chose pour les malheureux montagnards, vous assistez à la mort, vous cherchez des motifs exaltants, vous recherchez ici de la beauté pour alimenter votre art. Vous ne voyez pas que c’est une beauté qui tue. » cite-t-on a juste titre dans le résumé du livre. Je ne sais quoi faire de cette « fascination » qui m’est absolument étrangère et que eux éprouvent pour cette marginalité sanguinaire, si encore ils étaient moins creux et si on parlait un peu moins des sentiments qu’ils ont l’un pour l’autre… Que reste-t-il lorsque tout le sang est parti ? Rien. Il y a tout de même une image assez émouvante, celle de Gjorg apercevant un avion dans le ciel. Le lecteur avait oublié qu’on était à la fin du vingtième siècle.

Mots-clés : #traditions #vengeance #violence #xxesiecle
par Dreep
le Jeu 20 Aoû - 18:46
 
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Sujet: Ismail Kadare
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Sénèque

Thyeste

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Seule pièce de Sénèque qui ne soit pas inspirée d’un modèle grec, « Thyeste » est une œuvre d’une violence extrême. Elle raconte la haine mortelle de deux frères, prétendants au trône de Mycènes, Atrée et Thyeste.
Au début de la pièce, l’ombre de l’ancêtre, Tantale, est tirée du Tartare par une Furie. Maudit par les dieux pour leur avoir servi comme mets son fils Pélops, Tantale va se détourner du crime effroyable qui s’annonce, bien plus horrible que le sien, il demande à être renvoyé à son supplice.
Le ressentiment entre les deux frères est lourd. Thyeste s’est approprié la royauté en mettant la main sur le bélier d’or, grâce à la complicité d’Aéropé, la femme d’Atrée devenue l’amante de Thyeste. Atrée va récupérer son royaume mais doute de tout, notamment que ses deux fils, Agamemnon et Ménélas, soient bien se lui.
Sa vengeance va être effroyable : Il attire Thyeste en lui offrant son pardon et une partie du pouvoir royal.  En même temps, il sacrifie les trois fils de Thyeste, les fait bouillir et rôtir et les donne à manger à leur père, de même, il lui verse le sang à boire en guise de vin.

« Sur les broches, les foies sifflent et il serait difficile de dire qui, des corps ou de la flamme, gémit le plus. Le feu exhale une fumée noire comme la poix et cette fumée elle-même, semblable à un hideux et pesant nuage, ne monte pas toute droite et ne s’élève pas bien haut ; elle environne les pénates eux-mêmes de ses affreuses vapeurs. Oh Phébus trop patient, quoique tu aies fui en arrière, et que tu aies caché la lumière en plein milieu de sa course, tu t’es couché trop tard. Le père déchire ses fils, il mange de sa bouche funeste la chair de sa chair ; il a les cheveux brillants et mouillés de gouttes de parfum ; il est alourdi par le vin ; souvent son gosier se ferme et retient cette nourriture – dans tes maux, ô Thyeste, le seul bien qui te reste est leur ignorance. Mais tu vas aussi la perdre ! »


Face à ce crime, le soleil arrête sa course dans le ciel et les constellations s’effondrent :

« Cette éclipside qui, parcourue par les astres sacrés, coupe obliquement de sa ligne les zones et qui porte les signes du zodiaque par lesquels elle dirige la longue marche de l’année, entraînera dans sa chute celle des constellations : le Bélier, qui lorsque le bienfaisant printemps ne fait encore que s’approcher, rend les voiles aux tièdes zéphyrs, va être précipité dans les ondes, à travers lesquelles il porta jadis la craintive Hellé ; le Taureau qui, de ses cornes étincelantes soutient les Hyades, entraînera avec lui les Gémeaux et le Cancer aux bras recourbés ; le Lion, ardent des feux de l’été, retombera de nouveau du ciel, proie Herculéenne ; la Vierge tombera sur les terres qu’elle a quittées ; les poids égaux de l’exacte Balance tomberont en entraînant dans leur chute le redoutable Scorpion et celui qui bande encore son arc Thessalien pour lancer ses flèches empennées, le vieux Chiron verra son arc se rompre et se perdre ses flèches ; le froid Capricorne qui ramène l’hiver paresseux tombera lui aussi et brisera ton urne, ô Verseau, qui que tu sois ; avec toi disparaîtront, derniers astres du zodiaque céleste, les Poissons ; les Chariots que jamais ne baigne la mer seront engloutis dans le gouffre universel avec le Serpent onduleux qui, semblable à un fleuve, sépare les deux Ourses, avec la petite Cynosure enlacée à l’immense Dragon et refroidie par de durs glaçons ; indolent gardien de son chariot, le Bouvier chancellera alors et sera précipité ! »


La vengeance d’Atrée est particulièrement sadique. Ce n’est rien de  faire manger à son frère sa propre progéniture, la plaisir réside dans l’annonce du forfait et l’effroi visible sur Thyeste :

« Je me fais une joie de contempler les couleurs par lesquelles il va passer à la vue des têtes de ses fils, d’écouter les premières paroles que laissera échapper sa douleur ou de voir son corps se raidir inanimé de saisissement. C’est là le fruit de mes peines. Ce que je veux voir, ce n’est point Thyeste dans le malheur, mais Thyeste au moment où il y tombe. »


Aussi, par jeu, Atrée va multiplier les phrases à double sens lors du repas fatal :

« ATREE : Considère tes fils comme déjà ici, et entre tes bras paternels. Oui, ils y sont et pour toujours ils y resteront : aucune parcelle de ta progéniture ne te sera soustraite. Je te donnerai ces têtes si désirées et je rassasierai le père de tous les siens : ton désir pourra s’assouvir : ne crains rien. Mais, à présent, mêlés à ma famille, tes fils s’adonnent aux rites joyeux d’un banquet juvénile. Ils vont être mandés. Prends la coupe ancestrale que voici ; elle est emplie de vin. »


La pièce se termine par les imprécations des deux frères :

« THYESTE : les dieux viendront me venger. C’est à eux que mes vœux te livrent pour être châtié.
ATREE : Et toi, pour ton châtiment, c’est à tes enfants que je te livre ! »


Parmi les modernes, Shakespeare s'est beaucoup inspiré de "Thyeste", en particulier dans "Titus Andronicus" et "Hamlet"  Very Happy


Mots-clés : #antiquite #fratrie #théâtre #violence
par ArenSor
le Mer 12 Aoû - 19:19
 
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Sujet: Sénèque
Réponses: 6
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Howard McCord

Tag violence sur Des Choses à lire - Page 2 L-homm10

Je viens de lire L'homme qui marchait sur la lune et ce livre m'a laissé un peu la même impression que le livre de Karl Heinz Ott, Enfin, le silence.
Une sorte de bloc lisse et énigmatique qui laisse peu de place à l'interprétation. D'autant que les propos du narrateur sont à la fois simples et opaques, comme s' ils cherchaient à nous égarer...

Mon nom est Gasper, William Gasper, et je ne fais rien pour gagner ma vie ; je vis tout simplement. Ma famille n'a rien de particulier, et j'ai un passé parfaitement ordinaire.


Ordinaire ?

William Gasper nous apprend qu'après avoir tué au service de l'armée de son pays, il s'est mis à son compte.
Il a déjà exécuté 140 personnes, "de rang moyen" : militaires et policiers.

J'aime tuer des coupables, c'est une chose dans laquelle j'excelle.

Le reste du temps, W G arpente les montagnes.
W G est un solitaire, un être asocial et nihiliste. Il se tient pour immoral et pourtant, il se juge supérieur à ceux qu'il tue. Et plus encore aux politiciens et aux militaires qui sont mandatés pour tuer ou faire tuer et sont même récompensés pour cela.
W G aime la solitude. En tout cas il aime à le dire...
Pourtant, au détour d'une phrase, il reconnait que, sans autre relation que lui-même, il lui arrive de douter de son existence-même.
Faute de compagnie, il se parle à lui-même et peut-être au lecteur qu'il imagine...

... Je raconte mon histoire, vous écoutez, nous sommes donc liés par un pacte, à défaut de respect.


Le discours de W G est hautain et raffiné. C'est celui d'un homme cultivé mais qui hait la culture. Qui déteste les écrivains et qui pourtant écrit et raconte, comme tous les écrivains, pour se prouver qu'il existe.

Il vit dans le présent et même dans l'instant. Ses besoins sont limités et ses désirs en sommeil.
Pourtant il a des rêves étranges et effrayants. Et il lui arrive d'invoquer une déesse celte qui ne lui sauva la vie que pour mieux la risquer. Elle lui inspire de la crainte mais aussi des fantasmes érotiques.
Pour se justifier, il affirme que ce que nous percevons de la réalité est infime.

Le présent donc, c'est pour lui, et depuis 5 ans, le sol aride de la Lune qu'il arpente, une montagne "de nulle part", et sur lequel il vit en autosuffisance grâce à sa forme physique et aux armes qu'il possède. Grâce à la connaissance parfaite des lieux aussi.

Bien entendu, ses activités de tueur free lance lui ont attiré des ennemis puissants et décidés à l'éliminer.
Mais c'est lui qui aura le dernier mot.

Et je ne sais rien de plus sinon que c'est un livre miné par le doute.
Le doute sur à peu près tout, sauf sur la réalité de l'écriture, et elle est forte.

Rapatrié

Mots-clés : #solitude #violence
par bix_229
le Sam 18 Juil - 18:54
 
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Sujet: Howard McCord
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Marguerite Yourcenar

L'Œuvre au noir

Tag violence sur Des Choses à lire - Page 2 Yource10

Roman, 1968, 330 pages environ.  

(relecture)

Magnifique roman, ne cède en rien en altitude aux Mémoires d'Hadrien.

Fine, élégante écriture pseudo-classique, de haute volée.
Marguerite Yourcenar sollicite, à sa façon, le lecteur pour qu'il développe à partir de ses riches énoncés (et c'est régal).

Style remarquable:
On sort du "je" narratif (toujours en comparaison avec les Mémoires d'Hadrien). Une sorte d'impersonnalité narrative, qui peut passer, en trompe-l'œil, pour de la froideur, mais c'est pour mieux poser quelques écrins de tournures et mots rares ou se raréfiant à l'usage de nos jours, la froideur tempérant l'accusation de pédantisme ou d'excès de frivolité dans la recherche fouillée.

Classicisme de la syntaxe (merci, Mme Yourcenar, d'employer dans un roman francophone post Céline/Sartre, des temps de conjugaison peu usités de nos jours en langue française, au lieu de s'en tirer par des périphrases ou des découpes à un point tous les cinq mots !), sur laquelle se greffent des images qu'on dirait baroques, ou bien issues des tableaux des maîtres de la Renaissance.

La Renaissance, justement: Sa mystique, sa violence, ses espérances, ses grands anonymes, ses savants cachés, ses couvents, ses banquiers, ses autorités, ses bourgeois, ses peuples, ses soudards, ses guerres permanentes, ses juges... l'époque nous est brossée sans la moindre complaisance, et de façon très érudite: à ce propos, la note de l'auteur, qui clôt l'ouvrage, est précieuse et fort éclairante, on en regretterait presque que d'autres auteurs ne se plient pas au jeu de laisser sur un coin de table la genèse de leurs créations, leurs recherches...

Une certaine matière médiévale n'est point absente de ces pages, comme une vigueur crue, qui sûrement colle à un regard sagace sur l'époque de narration, la Renaissance n'est pas une rupture avec le monde tel qu'il existait précédemment effectuée en un jour.


Au commencement, deux cousins se rencontrent par hasard sur une route des Flandres: l'un est militaire et s'en va quérir gloire, honneurs et vie de camp, l'autre la science et la sapience, ainsi qu'une quête explorative du monde. On ne sait pas, durant tout le début, lequel d'entre Zénon le philosophe et Henri-Maximilien le soldat sera le héros principal, à supposer qu'il n'y en ait pas deux...

Les thèmes de la recherche, de l'intelligence opposée à la bêtise crue, le combat contre les dogmes et les vérités admises parce qu'assénées, la médecine, la singularité, la Foi et l'athéisme, l'alchimie non traitée de façon farfelue, grotesque ou romantique, la quête de savoir, la médecine et le soin apporté à autrui de façon plus générale, la rébellion, l'audace, la transgression, les erreurs aussi, les découvertes aux conséquences néfastes si ce n'est meurtrières, la solitude et la discrétion, tout ceci compose avec puissance dans le creuset de l'auteur.
Les dialogues sont, parfois, d'une dureté sans nom, bien que d'une grande sobriété.

Le travail d'auteur, L'Œuvre à l'Encre Noire est tellement ciselé qu'on ressent la perfection comme but à atteindre, pour un livre que Marguerite Yourcenar a porté pendant une quarantaine d'années avant de le publier, et qui prendra dix années de dur labeur à sa compagne et traductrice Grace Frick, dans leur maison du Maine, avant d'apposer le point final à la traduction anglais: dix années...

Maintenant, les deux branches de la parabole se rejoignaient; la mors philosophica s'était accomplie: l'opérateur brûlé par les acides de la recherche était à la fois sujet et objet, alambic fragile et, au fond du réceptacle, précipité noir.
L'expérience qu'on avait cru pouvoir confiner à l'officine s'était étendue à tout. S'en suivait-il que les phases subséquentes de l'aventure alchimique fussent autre chose que des songes, et qu'un jour il connaîtrait aussi la pureté ascétique de l'Œuvre au Blanc, puis le triomphe conjugué de l'esprit et des sens qui caractérise l'Œuvre au Rouge ?
Du fond de la lézarde naissait une Chimère.
Il disait Oui par audace, comme autrefois par audace il avait dit Non.  



Mots-clés : #culpabilité #exil #famille #historique #medecine #philosophique #renaissance #violence
par Aventin
le Lun 6 Juil - 19:36
 
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Sujet: Marguerite Yourcenar
Réponses: 97
Vues: 9290

Vénus Khoury-Ghata

Les derniers jours de Mandelstam

Tag violence sur Des Choses à lire - Page 2 Les_de10
Paru en 2016, 120 pages environ.

Plutôt qu'une bio narrative de la fin d'Ossip Mandelstam, avec ce côté source et références et tâcheron du "travail universitaire", Vénus Khoury-Ghata reste poétesse qui parle d'un poète, nul lecteur ne s'en plaindra je crois.

Âpre dans son écriture, ciselant froid, avec cette étrange façon, déjà observée dans d'autres de ses œuvres, de ressasser, ou de remettre à nouveau un point déjà abordé plus tôt dans son ouvrage, une redite en somme, le truc qu'aucun éditeur n'accepterait, le machin à éviter absolument dans les bons conseils à écrivain:
Eh bien, qu'on se le dise: il y a, à la règle, l'exception Vénus Khoury-Ghata.

Par exemple quand elle prend appui sur, puis utilise en leitmotiv ces deux vers de la première version du poème de Mandelstam sur Staline:
On n'entend que le montagnard du Kremlin,
L'assassin et le mangeur d'hommes.

 
D'autant qu'elle remet tel ou tel point (celui ci-dessus et bien d'autres encore) avec un ajout, parfois très ténu, une manière "l'air de rien"...
Et puis, comme un couplet de refrain dans une chanson, on y est appâté, on démarre comme lors d'une reprise en chœur...avec quel autre auteur un tel procédé pourrait-il fonctionner en prose, je me demande ?  

Bien entendu je n'ai pas évité l'écueil prévisible, qui est que ce livre oriente vers de nouveaux livres dont on se fait une joie de les classer parmi les "à lire absolument, bientôt" (PAL en langage du forum):

- En premier lieu l'intégralité de la poésie de Mandelstam bien entendu, en dépit de mon extrême réticence à lire de la poésie traduite en provenance d'une langue qui m'est totalement inconnue.

- Ensuite Le ciel brûle, de Marina Tsvetaïeva (quelqu'un aurait lu ?), et Contre tout espoir, Souvenirs (trois tomes) de Nadedja Mandelstam (idem, quelqu'un aurait lu ?), les poésies de Nikolaï Stepanovitch Goumilev (réitérons: quelqu'un aurait...).

- Bien sûr l'ouvrage de Vénus Khoury-Ghata paru en 2019 sur Marina Tsvetaïeva...

A contrario, subitement, une moindre envie de parcourir à nouveau des pages de Gorki, Boukharine, Pasternak (encore que ce dernier, bien que flageolant sur le chapitre courage, n'a pas été sans aider le couple Mandelstam)...  


On apprend tout de même pas mal de choses sur Mandelstam, sa folie, sa misère, sa fin horrible dans l'univers concentrationnaire stalinien, l'opiniâtreté de Nadedja pour que la poésie de Mandelstam nous parvienne - tard il est vrai, dans les années 1960 et elle s'est imposée très doucement, petit à petit.

Ces éléments-là, pas forcément tous à portée de clic sur moteur de recherches, sont à l'évidence de l'ordre de la bio classique.
Mais en sus, Vénus Khoury-Ghata, la plume acérée, concise et poignante, nous livre un ouvrage plein, fin et sensible - faisons rapide: de grande qualité.

Enfin, il est bon qu'un autre poète (Jean-Paul Michel) me le martèle pour que j'opine quand je n'y crois plus, mais si vous prenez pour une boutade le fait que la poésie a le pouvoir de changer le monde (quoique rarement en temps réel, c'est-à-dire dans l'immédiateté synchrone à l'époque d'écriture), jetez donc un coup d'œil à ces pages-là...  


Mandelstam est le seul à entendre sa voix déclamer ses poèmes à ses voisins, des déportés comme lui.

  La poésie, dernier souci de la horde de prisonniers, susceptibles d'être fusillés d'un jour à l'autre.
  Ils veulent du pain, pas des mots.
  Ils sont en colère, les moins malades brandissent des poings vengeurs.
  Leurs hurlements n'empêchent pas le poète de poursuivre sa lecture.
  Sa voix, il en est certain, finira par couvrir leur vacarme.
  En plus du pain, ils réclament une soupe moins diluée et exigent d'être traités en êtres humains.
  Entassés depuis des mois dans le camp de transit situé à un jet de pierres de Vladivostok sans voir le ciel.

  Sans voir le bout du tunnel, sans savoir la date de départ pour la Sibérie, devenue lieu de villégiature comparée à l'enfer du camp.
  Pas de train pour les transporter en Sibérie, leur dit-on.
  Les rumeurs dans le chaos tiennent lieu de décret.
  Venus de toutes les villes du pays, les wagons déversent sur les quais à déporter ou à fusiller puis repartent à la recherche d'autres suspects, d'autres dissidents à déporter ou à fusiller.

  Comment fait-on le tri ?
  Qui décide d'écourter ou de prolonger une vie ?
  "Écrémer le pays le débarrasser de tous ceux qui pensent autrement que le régime en place" est le mot d'ordre.
  Un bruit de bottes scande le sommeil de Mandelstam alors que personne ne marche; le typhus a cloué ses voisins sur leurs planches.

  "Lève-toi, tu es interdit de séjour au camp. Interdit de mourir sans la permission de Staline".
  Une fausse impression, les mains qui le secouent, la bouche qui crie son nom.
  Peu importe à Mandelstam qu'il soit devenu fou, il sait qu'il est poète et cela lui suffit.
  Il sait aussi qu'il est encore en vie, sinon il ne saurait pas que ses voisins de planches s'appellent Fédor, Piotr, Vlada ou Anton.
  Il connaît leurs noms mais n'arrive pas à coller un visage sur chacun de ces noms.
  Leurs noms, la bouée de sauvetage. Il s'y accroche pour ne pas sombrer. Mourrait si jamais il les oubliait.    

 



Mots-clés : #biographie #devoirdememoire #exil #poésie #regimeautoritaire #violence #xxesiecle
par Aventin
le Dim 5 Juil - 9:03
 
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Sujet: Vénus Khoury-Ghata
Réponses: 27
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