Des Choses à lire
Visiteur occasionnel, épisodique ou régulier pourquoi ne pas pousser la porte et nous rejoindre ou seulement nous laisser un mot ?

Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Ven 29 Mar - 2:19

111 résultats trouvés pour contemporain

Hubert Haddad

Opium Poppy

Tag contemporain sur Des Choses à lire Opium_10

Camir, Centre d’accueil des mineurs isolés et réfugiés : Alam l’Afghan de onze-douze ans est parmi les autres (dont Diwani, rescapée tutsie), et doit apprendre une nouvelle langue, une société autre.
« Grands et petits, ceux du Mali et du Congo, ceux du Pakistan, les Kurdes d’Anatolie, les réfugiés blêmes du Caucase, tous les élèves se dressent d’un seul bond, comme affranchis d’une chape d’indignité, et recouvrent dans les couloirs les allures flottantes du désarroi. »

Kandahar :
« Mais elles voulaient apprendre à lire et à calculer. Chaque jour, elles repartaient gaiement au lycée. Un matin, des garçons en moto leur ont coupé le chemin. Ils ont soulevé leurs voiles. Avec des pistolets à eau, comme pour jouer, ils ont arrosé leurs visages. Alam griffe la purée de sa fourchette. Il soupçonne avec effroi un vague lien entre son assiette et les dérives de son esprit. Les belles jeunes filles, il les imagine tête nue, les cheveux brûlés, la face sanguinolente et déformée comme un derrière de singe. Le vitriol efface d’un coup la rosée miraculeuse des visages. Il n’y a plus personne dans la maison du souvenir… »

Alam est en fait l’Évanoui (Alam le Borgne est son frère aîné) ; il a vécu au village de montagne, puis en ville.
« Sa vie jusque-là s’était partagée entre les maigres pâtures, les champs de pavots et son village à l’aspect de ruines exhumées ; tant que les insurgés se terraient dans leurs repaires, l’appel du muezzin et la traite des brebis suffisaient à rythmer les jours. »

Parvenu en France, il s’évade du Camir dans Paris, et côtoie les divers sans-abris et migrants.
« On part découragé, en lâche ou en héros, dans l’illusion d’une autre vie, mais il n’y a pas d’issue. L’exil est une prison. »

Une belle description des ruines urbaines de la zone des Vignes où se réfugient les marginaux, souvent délinquants.
« Une glaciale impression de déshérence s’étend sur cette zone où le piéton ne s’aventure qu’une fois fourvoyé, croyant couper les distances entre le canal de l’Ourcq, les gares à jamais hantées de Drancy et de Bobigny, et l’immense champ de morts de Pantin où les allées ont des noms d’arbre. Nulle part, serait-ce dans les pires îlots de La Courneuve ou de Clichy, la solitude n’arbore un tel aspect de coupe-gorge sans issue. »

Retour sur son enfance (récit alterné entre l’Afghanistan et la France, ses passé et présent), qui a lieu après la première prise de pouvoir des talibans.
Son frère ainé a rejoint le Djihad ; l’Évanoui le retrouvera par hasard, deviendra enfant-soldat, et le tuera comme on l’en enjoint car il aurait trahi, et parce qu’il lui apprend être de ceux qui ont vitriolé Malalaï, sa voisine qui fréquentait l’école et son seul rayon de bonheur.
« On égorgeait et massacrait sans haine, comme les moutons de l’Aïd el-Kebir, par sacrifice de soumission à la loi. Dieu se chargeait de remplacer les fils des hommes morts à la guerre par des béliers et des chèvres couchés sur le flanc gauche aux portes du paradis, dans la gloire de l’au-delà. »

Les talibans ont entraîné l’Évanoui au combat et au martyre.
« Ce dernier était plutôt disposé au sacrifice. Lorsque les balles remplacent les mots, l’instinct de vie s’étiole avec l’espérance. Le spectacle continu des corps en souffrance, des amputés, des exécutés pour l’exemple tourne vite à la farce. »

« Rien n’échappe à la violence ; le monde n’existe plus. On égorge l’agneau et l’enfant d’un même geste. Dès qu’une femme rit trop fort ou danse avec un autre, on l’attache et l’assomme de pierres aiguës. Chaque homme est trahi par son ombre. Une hallucination guide des somnambules aux mains sanglantes d’un cœur arraché à l’autre. »

Gravement blessé, l’Évanoui a été pris en charge par la coalition occidentale et le Croissant rouge dans un camp de réfugiés dont il s’enfuit. Au terme d’un périple via l’Iran, la Turquie puis la Bulgarie ou la Macédoine et l’Italie, il atteint Paris où il est plus ou moins recueilli par Yuko le Kosovar, caïd des trafics de drogue et d’armes du squat, qui le protège plus ou moins, ainsi que Poppy la junkie.
Rendu saisissant de l’existence de réfugiés en France, et dans leur pays d’origine, ainsi que d’une jeunesse "perdue".

\Mots-clés : #contemporain #enfance #exil #guerre #immigration #jeunesse #social #terrorisme #traditions #xxesiecle
par Tristram
le Lun 5 Fév - 10:19
 
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Sujet: Hubert Haddad
Réponses: 19
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Rachel Carson

Printemps silencieux

Tag contemporain sur Des Choses à lire Printe10

Un essai historique, ou comment un problème écologique grave et méconnu a été révélé et (partiellement) résolu grâce à un livre ; il reste d’une actualité intense et dramatique de nos jours (paru en 1962).
« Je prétends encore que nous avons laissé employer ces produits chimiques sans s’interroger outre mesure sur leurs effets sur le sol, sur l’eau, les animaux et plantes sauvages, sur l’homme lui-même. Les générations à venir nous reprocheront probablement de ne pas nous être souciés davantage du sort futur du monde naturel, duquel dépend toute vie. »

Ces produits chimiques détruisent la vie, l’équilibre naturel : pesticides, mais aussi herbicides.
« L’eau, le sol et le manteau végétal forment le monde qui soutient la vie animale de la Terre. Qu’il s’en souvienne ou pas, l’homme moderne ne pourrait exister sans les plantes qui captent l’énergie solaire et produisent les aliments de base nécessaires à sa subsistance. »

Carson explique comme un toxique se concentre dans la chaîne alimentaire. Tout est lié dans l’environnement. Elle souligne aussi les effets cumulatifs dans le temps des agents de pollution, et les risques induits par leurs interactions.
Des campagnes de pulvérisation illogiques (notamment pour tenter de sauver les ormes ; Carson parle essentiellement de l’Amérique du Nord) détruisent les insectes, et donc les oiseaux qui s’en nourrissent, ainsi que des mammifères. De plus, les facultés génésiques de cette faune sont détériorées par les insecticides. C’est valable également pour les poissons, les crustacés, etc. ; ces poisons se retrouvent jusque dans le lait des vaches.
« Lorsque les insectes réapparaissent – ce qui arrive presque toujours – les oiseaux ne sont plus là pour enrayer l’invasion. »

« Autrefois, ces substances étaient conservées dans des boîtes couvertes de têtes de morts et de tibias croisés, et lorsqu’on les employait – chose évidemment rare – on prenait grand soin de les appliquer où il convenait, et nulle part ailleurs. Mais l’apparition des insecticides organiques, jointe à l’abondance des avions en surplus de la Seconde Guerre mondiale, ont changé tout cela. Les poisons modernes ont beau être beaucoup plus dangereux que leurs prédécesseurs, on trouve normal de les jeter indistinctement du ciel. Les insectes ou les plantes visés, mais également tous les êtres du secteur – humains ou non humains – pourront entrer en contact avec le poison. On arrose les forêts et les champs, mais aussi bien les villes et les bourgs. »

« Nous sommes à l’âge du poison ; le premier venu peut acheter sans explications à tous les coins de rue des substances beaucoup plus dangereuses que les produits pour lesquels le pharmacien exige une ordonnance médicale. »

« En bref, admettre une tolérance, c’est autoriser la contamination des denrées alimentaires destinées au public dans le but d’accorder aux producteurs et aux industries de transformation le bénéfice d’un moindre prix de revient ; c’est aussi pénaliser le consommateur, en lui faisant payer l’entretien d’une police économique chargée de veiller à ce qu’on ne lui administre pas de doses mortelles de poison. Mais étant donné le volume et la toxicité des ingrédients agricoles actuels, ce travail de contrôle demanderait, pour être bien fait, des crédits que nulle assemblée n’osera jamais voter. En conséquence la police est médiocre, et le consommateur est à la fois pénalisé et empoisonné. »

« Notre grand sujet d’inquiétude est l’effet différé produit sur l’ensemble de la population par les absorptions répétées de petites quantités de ces pesticides invisibles qui contaminent notre globe. »

Les produits dénoncés sont surtout les hydrocarbures chlorurés et les phosphates organiques. Ils sont souvent carcinogènes. Et ils induisent une résistance chez les insectes ciblés qui s’y adaptent rapidement, d’autant plus que leurs prédateurs naturels sont également atteints par les pulvérisations. Les dégâts sont aussi économiques.
« Les pulvérisations d’insecticide dérangent les lois qui régissent la dynamique des populations chez les insectes. C’est pour cela qu’à chaque traitement les agriculteurs voient un mauvais insecte remplacé par un pire. »

« Nous voici maintenant à la croisée des chemins. Deux routes s’offrent à nous, mais elles ne sont pas également belles, comme dans le poème classique de Robert Frost. Celle qui prolonge la voie que nous avons déjà trop longtemps suivie est facile, trompeusement aisée ; c’est une autoroute, où toutes les vitesses sont permises, mais qui mène droit au désastre. L’autre, « le chemin moins battu », nous offre notre dernière, notre unique chance d’atteindre une destination qui garantit la préservation de notre terre. »

L’alternative est biologique, et non chimique : outre l’introduction de leurs prédateurs naturels lorsqu’ils manquent, sont proposés le lâchage d’insectes stérilisés, les leurres sélectifs (olfactifs ou acoustiques), insecticides bactériens et viraux.
La situation a certainement beaucoup évolué depuis, mais les principes demeurent.

\Mots-clés : #contemporain #ecologie #economie #essai #nature #pathologie #ruralité #xxesiecle
par Tristram
le Lun 29 Jan - 11:09
 
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Sujet: Rachel Carson
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William H. Gass

Sonate cartésienne

Tag contemporain sur Des Choses à lire Sonate10

Le texte éponyme :
« Ceci est l’histoire d’Ella Bend Hess, de la façon dont elle est devenue extralucide, et de ce qu’elle a pu voir. »

Dans la première partie, un auteur phrase et divague oisivement, notamment sur l’écriture, et la description de ses personnages.
« …] traçant un des secrets de sa vie sur le mur ou dans la lunette des cabinets, pas toujours quelque chose de bas ou de vulgaire, d’ailleurs, car après tout c’est la forme et non le contenu qui importe [… »

« Sauf quand j’aurai mal, ceci sera votre histoire. Alors, bien que les qualités physiques d’une dame, disons une dame pour le moment, existent en tant qu’unité et apparaissent pour l’essentiel de la même façon, sa description, dans la mesure où elle doit former une séquence de mots, dispose ces qualités pour la compréhension du lecteur, de sorte qu’elle apparaît au regard à la manière d’un navire lointain, petit bout par petit bout. Sa description peut être dessinée avec des lignes droites ou des zigzags, des courbes ou un nuage de petits points discrets mais, quelle que soit la géométrie, l’auteur, pour autant qu’il comprend la nature de son art et en a la capacité, composera une image à partir des inflexions fournies à notre attention qui non seulement seront aussi passionnantes qu’une aventure narrée par le détail, mais constitueront aussi, lorsque le lecteur saisit l’ensemble comme il saisit un thème musical, un drame du passage de l’esprit, son début, son milieu et sa fin y compris, reconnaissance et renversement inclus, l’art de l’auteur l’exigerait-il ; et ce qui peut être vrai de la description physique d’une dame peut être vrai de l’arrangement de n’importe quel ensemble de mots, même si le but de cet arrangement peut être plus difficile à discerner, les liens plus subtilement établis. […]
Ce sont précisément des considérations de cette sorte qui distinguent l’attitude de l’artiste envers le langage de celle des autres ; c’est l’intensité de son souci qui est la mesure de son engagement, leur multiplication qui révèle la grandeur de sa vision ; et c’est l’effet de pareils scrupules, lorsqu’ils réussissent à prendre corps, que ce soit avec la facilité d’un génie débordant ou au prix des douleurs d’un talent allié à l’ambition, que de faire s’élever une fiction, ou toute autre œuvre de création, de ce qui serait sous tous autres rapports un lieu commun, à la hauteur du beau. »

« Quand Dieu écrivit sur le mur de Belschatsar, le critique Daniel décida que les mots énigmatiques signifiaient « compté compté pesé et divisé », et qu’ils voulaient dire que le règne du roi avait été jugé insatisfaisant, et que sa terre devait être divisée. Mais ici, plutôt que d’un jugement, il s’agit d’une injonction : écrivain lecteur, pesez deux fois chaque chose, veillez à ce que tout compte, et séparez-vous de votre écriture lecture à la manière dont un serpent se débarrasse de sa peau, en gardant également à l’esprit qui vous êtes, écrivain lecteur – vous êtes la mue, et le texte qui vous est commun est le serpent luisant et rusé. »

Dans la seconde partie, Ella elle-même rend compte d’une sorte d’hyperesthésie de l'ouïe, et d’une métamorphose tératologique.
« L’espace n’était pas de l’espace pour Ella, c’était des signaux. Tout émettait quelque chose : une fleur son parfum, une chauve-souris son bip, une lime sa rugosité, un citron son acidité, une fille sa magnificence, une rue d’été sa chaleur d’été, chaque muscle son mouvement ; l’espace fait plus de vagues que l’océan : rayons X, transmissions radiophoniques et télévisuelles, conversations sur walkie-talkie, messages de téléphone de voiture, ultraviolets, micro-ondes, cosmitudes en tous genres, gosses qui se causent avec des boîtes de conserve, radiations des lignes à haute tension, boîtes à signaux, transistors et transformateurs, infinillions de pièces électroniques suintant l’information, tremblements de la terre, avions à réaction, autres sillages, autres vents ; mais au-delà de tout ça, et de surcroît, l’odeur dit sucre, le bip dit victime, le rugueux émet un avertissement râpeux, l’amertume stimule la salivation, cette magnificence mérite turgescence, ou au moins d’éveiller l’intérêt, la chaleur est sa propre menace, et le mouvement témoigne d’une volonté ; pendant ce temps l’odeur qui voulait dire sucre pour l’abeille lui enduit le flanc de pollen, chaque victime que mange la chauve-souris signifie que moins d’insectes mordront cette cuisse tant admirée ; il est de plus écrit qu’on n’évite une bagarre que pour tomber dans une autre, que le citron fait passer la salade dans une bouche qui mâche jusque dans un estomac où les vitamines sont diffusées comme des informations ou des messages publicitaires, le pénis qui a eu son plaisir, à supposer un tel résultat, peut causer une grossesse inattendue – peut-être, dans ce cas précis, s’agit-il d’un déséquilibre entre cause et conséquence –, des pieds échauffés recherchent l’ombre là où l’herbe qui pointe tant bien que mal se fait piétiner, et la volonté frustrée s’acharne péniblement à atteindre une fois de plus un but remis à plus tard ; de sorte que parfum, surface, acidité, son, vision, sexe, la chaleur du monde, la volonté des hommes ne sont que médiocre crincrin de violoniste des rues parmi tous ces messages, une fête riquiqui sous pareille avalanche de confettis ; car chaque petite alvéole d’un morceau de métal alvéolé hurle, et les plantes s’imprègnent doucement de leurs propres jus jusqu’à la musique, et le duvet des oiseaux murmure dans un autre registre ce que l’oiseau recèle en son cœur. »

Dans la troisième et dernière partie bartlebyennement intitulée J’aimerais autant pas), son mari, l’auteur, parle d’elle avec rancœur.
Avec le compte rendu de ces états d’âme et flux de conscience, ce texte me paraît être une prolongation de l’Ulysse de Joyce, ne dédaignant pas la vulgarité, riche en innovation formelle et notamment lexicale.

Chambres d’hôtes
C’est cette fois de Walt Riff (Walter Riffaterre), comptable itinérant (et véreux), dont on suit le monologue tandis qu’il examine de vieux livres dans sa « chambre de motel ringarde », et songe à « maman », à certaines Eleanor et Kim, et à son ancienne secrétaire Miz Biz. Le lendemain, sa chambre d’hôtes est totalement différente, un havre bourré de souvenirs familiaux, précieusement décoré et kitsch, qu’il ne se résigne pas à quitter.
« La télé, s’il l’allumait, lui proposerait des images pareilles à de la tourte sous cellophane, l’appareil se souciant aussi peu de sa fonction que le dessert s’intéresse au comptoir de Formica sur lequel il attend le client. »

« Une lumière conçue dans des globes gravés et peints traversait en dansant le plissé des voilages pour baigner de confort la pièce et tous ses aménagements. Le tapis de cheviotte bleu pâle semblait la boire. Il existait un nom pour ce genre de tapis, mais Riff n’arrivait pas à le retrouver. C’était là tout un univers auquel il était étranger. »

« Il éprouvait ce besoin de noms. Son œil, une fois qu’il s’était mis enfin à regarder les choses, s’était fait littéral. »

Même procédé que dans le texte précédent, avec plaisanteries intimes, recherche du mot juste, description minutieuse des lieux (qui m’a ramentu le Nouveau Roman).

Emma s’introduit dans une phrase d’Élizabeth Bishop
Emma Bishop est une maigre vieille fille qui se ressouvient de sa misérable enfance (son père la dénigrait physiquement), au cours de laquelle elle lisait sous son frêne (qui va être abattu) ; elle évoque la vie et l’œuvre d’Elizabeth Bishop et Marianne Moore, poètes (et amantes), mais aussi Edith Sitwell et Emily Dickinson. Solitaire dans sa ruralité, vivant à peine, elle tue les mouches, crée des babioles pour exister. Peu à peu elle se détache du monde, voire de la poésie, de façon de plus en plus bizarre et dramatique.
« Comme les autres Emmas avant moi, je lisais sur l’amour à la lumière d’une demi-vie, et l’ombre de sa moitié absente donne de la profondeur à la page. »

Poétique et avec de nouveau beaucoup d’inventivité formelle, ce texte m’a cette fois remis en mémoire Virginia Woolf.

Le maître des vengeances secrètes
Luther Penner cultive de discrètes et mesquines vengeances depuis un âge puéril, et en fait un système théologique inspiré de la loi du talion, développant une rhétorique basée sur l’histoire de l’antiquité au cinéma nord-américain en passant par la Bible et Shakespeare (entr’autres auteurs).
« Il nous faut écarter, avec le plus grand respect, naturellement, la vision exagérément linéaire qu’a Descartes de l’explication rationnelle, parce que les révélations résultent rarement de l’escalade d’une échelle par l’esprit, chaque barreau bien net et bien placé gravi par un pied puis par l’autre comme un pompier en opération de sauvetage ; elles s’accomplissent plutôt à la manière indirecte dont la crème remonte à la surface d’un carton de lait : le petit-lait coule partout vers le fond alors que dans le même temps d’innombrables globules de graisse se libèrent et glissent vers le haut, chacun seul de son côté, aussi indépendant des autres que les monades de Leibniz, jusqu’à ce que, progressivement, presque sans qu’on s’en aperçoive, les globules en question forment une masse qui submerge le lait bleu alors que la crème douce couronne la surface, qui attend qu’on l’écrème. »

« C’est peut-être à cause de la façon dont on les élève, mais il semble que les gosses, dans notre société, on s’attende à ce qu’ils déçoivent leurs parents en ne réussissant pas à « concrétiser » telle ou telle attente, en prenant une orientation qu’on ne voulait pas leur voir prendre, ou en embrassant des valeurs et des opinions parfaitement insupportables. »

« Je pense que nous nous traitons mutuellement comme des imbéciles parce que nous avons acquis, à force d’entraînement, la parfaite compétence qui nous permet à la fois d’être des imbéciles et de traiter les autres comme tels, de sorte que nous méritons les insultes qui nous grêlent sur la tête. »

« Donc : les vengeances secrètes sont secrètes dès lors qu’elles ne sont pas perçues comme représailles par leur victime, qui vit avec une claudication qu’elle apprend à considérer comme normale ; et elles deviennent transcendantales lorsque même celui qui les inflige est ignorant de la nature de son acte. La transmission d’idées stupides, par exemple. Ou la création d’illusions absolues avec une parfaite sincérité, lorsqu’il ne s’agit plus de mensonges mais de notions fallacieuses servies sur des plats de porcelaine et mangées avec des couverts en argent. »

« Je pense plutôt que Luther Penner nous a apporté une métaphysique, caustique, assurément, mais magnifique : la vie perçue non pas simplement comme si elle était vécue dans un tourbillon de mythes en conflit et en concurrence, mais comme si elle était habillée d’illusions délibérément conçues par ceux qui, ayant été précédemment égarés, prennent ainsi leur revanche comme seuls peuvent secrètement le faire des ennemis secrets. Combien, dans notre propre maison ou notre propre quartier – pour ne considérer qu’un échantillon réduit –, ont-ils été trahis par des ismes et des logies d’une espèce ou d’une autre, ont donné de l’argent pour des causes démentes, et gaspillé une énorme partie du temps précieux de leur vie en vaines quêtes spirituelles ? »

Sur le mode humoristique, parfois d’une causticité politiquement incorrecte, toujours avec des comparaisons percutantes, c’est une belle analyse de l’esprit tordu, voire du complotiste parano, des dérives évangéliques et de l’avènement de l’ère post-vérité, éclairés fort tôt avant leurs récents développements, d’abord états-uniens.

Quatre nouvelles (voire novellas) qui démontrent (au minimum) une façon d’écrire assez expérimentale (mais restant fort lisible), c'est-à-dire hors de l’ornière ordinaire.

\Mots-clés : #contemporain #creationartistique #ecriture #nouvelle #portrait
par Tristram
le Ven 15 Déc - 11:03
 
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David Lodge

Nouvelles du paradis

Tag contemporain sur Des Choses à lire Nouvel15

Bernard Walsh, prêtre défroqué et théologien (et aussi le narrateur, notamment lorsqu’il tient un journal, mais pas toujours), emmène son père de Rummidge (le Birmingham de Lodge – à rapprocher de celui de Coe ?) à Honolulu pour y rencontrer Ursula, la sœur de son père, avec qui ce dernier est en froid depuis son départ aux USA, suite à son mariage avec un GI : elle se meurt d’un cancer. À peine arrivés, « papa », individu assez pénible par ailleurs, se casse la hanche, renversé par la voiture de Yolande Miller alors qu’il traversait en regardant à gauche (travers britannique).
C’est l’occasion d’observer les voyages en avion (livre paru en 1991, et ça ne s’est pas amélioré) et le tourisme (là aussi c’est devenu pire), vu comme un rituel remplaçant la religion dans la quête du paradis selon Roger Sheldrake, un anthropologue qui se rend aux îles Hawaï afin de poursuivre ses recherches. C’est de nouveau Un tout petit monde, le microcosme des clients de Travelwise Tours à Waikiki (une jolie collection de personnages vus avec un œil satirique, comme la fille qui cherche tout au long de ses vacances « le Mec Bien »). Il y a aussi un point de vue anglais sur le système américain (carence des assurances sociales pour ceux qui n’ont pas beaucoup d’argent, pratique répandue des poursuites en justice par cupidité).
« Les Américains ont l’air d’adorer manger en marchant, comme les troupeaux qui pâturent. »

C’est encore l’opportunité de parler de ces îles loin de tout.
« Le paradis est ennuyeux, mais vous n’avez pas le droit de le dire. »

« L’histoire d’Hawaii est l’histoire d’une perte.
— Le paradis perdu ? ai-je demandé.
— Le paradis volé. Le paradis violé. Le paradis pourri. Le paradis acheté, développé, mis en paquets, le paradis vendu. »

« Les visiteurs défilaient le long des avenues Kalakaua et Kuhio en un va-et-vient incessant avec leurs T-shirts fantaisie, leurs bermudas et leurs petites poches de marsupiaux ; le soleil brillait et les palmiers se balançaient au gré des alizés, les notes nasillardes des guitares hawaiiennes s’échappaient des boutiques, et les visages avaient l’air assez sereins, mais, dans les yeux de chacun, on semblait lire cette question à demi formulée : bon, tout cela est charmant, mais c’est tout ce qu’il y a ? C’est vraiment tout ? »

Il est surtout question d’aborder la foi (et sa perte).
« On cesse de croire à une idée qui nous est chère bien avant de l’admettre au fond de soi. Certains ne l’admettent jamais. »

« Point n’est besoin d’aller très loin dans la philosophie de la religion pour découvrir qu’il est impossible de prouver qu’une proposition religieuse est juste ou fausse. Pour les rationalistes, les matérialistes, les positivistes, etc., c’est une raison suffisante pour refuser de considérer sérieusement le sujet dans sa totalité. Mais pour les croyants, un Dieu dont il n’est pas possible de prouver l’existence vaut bien un Dieu dont l’existence est avérée et vaut manifestement mieux que l’absence totale de Dieu, puisque sans Dieu il n’y a aucune réponse satisfaisante aux sempiternels problèmes du mal, du malheur, de la mort. La circularité du discours théologique qui utilise la révélation pour appréhender un Dieu dont on ne dispose d’aucune preuve de l’existence en dehors de la révélation (que Saint-Thomas d’Aquin repose en paix !) ne dérange pas le croyant, car le fait de croire n’entre pas en ligne de compte dans le jeu théologique, c’est l’arène dans laquelle se joue le jeu théologique. »

« La Bonne Nouvelle est celle qui annonce la vie éternelle, le paradis. Pour mes paroissiens, j’étais une sorte d’agent de voyages qui distribuait des billets, des contrats d’assurances, des brochures et leur garantissait le bonheur ultime. »

Le point de vue de Bernard permet à Lodge de présenter l’évolution au sein du christianisme, qui abandonne la croyance en la vie éternelle au paradis (ou en enfer) pour laisser la place à une sorte d’humanisme sur terre.
« Bien sûr, il y a encore beaucoup de chrétiens qui croient avec ferveur, même avec fanatisme, en un au-delà anthropomorphique, et il y en a encore beaucoup d’autres qui aimeraient y croire. Et il ne manque pas de pasteurs chrétiens pour les encourager dans ce sens avec chaleur, parfois avec sincérité, parfois aussi, comme les télévangélistes américains, pour des motifs plus douteux. Le fondamentalisme a profité précisément pour se développer du scepticisme eschatologique que véhiculait la théologie instituée, si bien que les formes du christianisme qui sont de nos jours les plus actives et les plus populaires sont aussi les plus indigentes sur le plan intellectuel. Cela semble être vrai pour d’autres grandes religions du monde. »

Ce roman mêle donc des aspects sociologique, géographique, historique, religieux, métaphysique, tout cela relevé d’humour et d'intertextualité (renvois notamment à des artistes anglais, comme W.B. Yeats).

\Mots-clés : #contemporain #fratrie #lieu #relationenfantparent #religion #social #spiritualité #voyage #xxesiecle
par Tristram
le Mer 30 Aoû - 15:59
 
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Jonathan Coe

Le Cœur de l'Angleterre

Tag contemporain sur Des Choses à lire Le_csu10

Troisième et dernier tome de la trilogie Les Enfants de Longbridge (paru bien après Bienvenue au club et Le Cercle fermé), sur la famille Trotter dans la seconde moitié du XXe, et ici au début du XXIe.
2010, le racisme est patent sous le couvert de la société multiculturelle épanouie. Août 2011 : émeutes et pillages de jeunes (la fracture est aussi générationnelle).
« On apercevait bien quelques émeutiers blancs et quelques policiers noirs, mais le face-à-face donnait l’impression écrasante d’un conflit racial. »

Le gouvernement considère qu’il s’agit de « débordements criminels, pas politiques ».
« Mais regardez plutôt comment ça a commencé. La police a abattu un Noir et refusé de communiquer avec sa famille sur les circonstances de sa mort. Une foule s’est rassemblée devant le commissariat pour protester et les choses ont tourné à l’aigre. Ce qui est en cause c’est le problème racial et les relations de pouvoir au sein de la communauté. Les gens se sentent victimes. On ne les écoute pas. »

Comme de coutume dans cette trilogie, Coe nous entraîne dans les arcanes de la politique (notamment grâce à Doug, journaliste positionné à gauche, qui semble porter l’opinion de Coe) ; mais on aborde aussi, avec le personnage de Sophie, le milieu universitaire, « cette manie de se polariser sur un sujet jusqu’à l’obsession en ignorant superbement le reste du monde », et celui de l’édition avec Philip et Benjamin.
Après la crise de 2008, David Cameron mène une politique d’austérité, et initie le référendum qui conduira au Brexit ; il recourt au nationalisme, mais la peur de l’immigration est prépondérante ; la désindustrialisation est passée par là. Et arrive Boris Johnson…
« Pourquoi est-ce que les journalistes aiment tant les questions hypothétiques ? Et qu’est-ce qui se passe si vous perdez ? Et qu’est-ce qui se passe si on quitte l’UE ? Qu’est-ce qui se passe si Donald Trump est élu président ? Vous vivez dans un monde imaginaire, vous autres. »

« Les gens vont voter comme ils votent toujours, c’est-à-dire avec leurs tripes. Cette campagne va se gagner avec des slogans, des accroches, à l’instinct et à l’émotion. Sans parler des préjugés [… »

Entretemps, Benjamin connaît un certain succès avec la publication du roman extrait de son énorme manuscrit, roman qui reprend son histoire avec Cicely (qui est partie seule en Australie soigner sa sclérose en plaques).
Côté social, le politiquement correct est présenté comme la cible de conservateurs âgés que rebutent la société multiculturelle ; en contrepoint est présenté le cas de Sophie, suspendue (et jetée en pâture aux réseaux sociaux) car (injustement) accusée de discrimination genrée par Coriandre, l’hargneuse fille de Doug.
Les retrouvailles de Benjamin et Charlie Chappell, clown pour goûters d’enfants en conflit avec son rival Duncan Field, sont l’occasion pour Coe de réitérer sa conception du destin :
« Benjamin comprenait qu’il voyait la vie comme une succession d’aléas qu’on ne pouvait ni prévenir ni maîtriser, si bien qu’il ne restait plus qu’à les accepter et tâcher d’en tirer parti autant que faire se pouvait. C’était une saine conception des choses mais qu’il n’avait jamais réussi à faire tout à fait sienne, pour sa part. »

C’est surtout la nostalgie et la désillusion qui percent dans cet après-Brexit, marqué par un exil en Europe pour quelques Trotter cherchant à échapper au passé.

\Mots-clés : #contemporain #famille #historique #nostalgie #politique #relationenfantparent #romanchoral #social #xxesiecle
par Tristram
le Ven 25 Aoû - 17:27
 
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Sujet: Jonathan Coe
Réponses: 57
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Hubert Haddad

Palestine

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Par un concours de circonstances imprévues, un soldat israélien est capturé par un commando palestinien à l’insu de Tsahal et survit (et en prime il a perdu la mémoire). Il est recueilli par Asmahane, une aveugle, et sa fille Falastìn ; il ressemble au fils et frère disparu, et elles le font passer pour lui.
Devenu Nessim, il erre dans Hébron et alentour, vivant l’abjecte oppression israélienne, ce qui donne un panorama assez approfondi de la condition palestinienne, avec des points de vue arabes mais aussi juifs (et un rejet assez consensuel des « internationaux »). Une étrange attirance mutuelle lie Nessim et Falastìn. Recueilli dans une faction combattante, grâce à un passeport israélien (le sien !) Nessim-Cham se rend à Jérusalem, où il est muni d’une ceinture explosive.
« Tu détisses chaque nuit le temps passé pour garder l’âge de ton amour, tu es comme la reine qui défait son métier. Personne ne reviendra, mais tu restes pareille à ton souvenir. Tes yeux usés de larmes ne voient plus que l’image ancienne… »

« Dans la lumière verticale, les champs d’oliviers ont un tremblement argenté évoquant une source répandue à l’infini. L’ombre manque à midi, sauf sous les arbres séculaires aux petites feuilles d’émeraude et d’argent, innombrables clochettes de lumière au vent soudain et qui tamisent le soleil mieux qu’une ombrelle de lin. À l’est d’Hébron, du côté des colonies et au sommet des collines, ils ont presque tous été arrachés, par milliers, mis en pièces ou confisqués, sous prétexte d’expropriation, de travaux, de châtiment. »

« C’est écrit, ma fille. L’occupant se retirera dans un proche avenir pour ne pas être occupé à son tour. Simple question de démographie. »

Ayant un peu fréquenté Israël, Cisjordanie et bande de Gaza, j’ai retrouvé dans ce livre cette Histoire en marche de nos jours, une colonisation qui ne cache même pas son nom. Et le destin de Nessim-Cham souligne peut-être le déchirement de peuples pourtant si proches, où la répression humiliante mène à la haine qui conduit aux pires extrémités.

\Mots-clés : #actualité #colonisation #conflitisraelopalestinien #contemporain #guerre #politique #segregation #terrorisme #violence #xxesiecle
par Tristram
le Ven 26 Mai - 12:48
 
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Christian Salmon

Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits

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Dès l’introduction, le livre est rattrapé par l’actualité, voire dépassé par le phénomène dont il constate la naissance dans les années 90 :
« La clé du leadership américain et le secret du succès présidentiel résident, dans une grande mesure, dans le storytelling », écrivait en 2004 Evan Cornog, professeur de journalisme à l'université de Columbia, dans The Power and the Story, un essai qui réexamine l'histoire des présidences américaines de George Washington à George W. Bush à travers le prisme du storytelling : « Depuis les origines de la république américaine jusqu'à nos jours, écrit-il, ceux qui ont cherché à conquérir la plus haute charge ont dû raconter à ceux qui avaient le pouvoir de les élire des histoires convaincantes, sur la nation, ses problèmes et, avant tout, sur eux-mêmes. Une fois élu, la capacité du nouveau président à raconter la bonne histoire et à en changer chaque fois que c'est nécessaire est une qualité déterminante pour le succès de son administration. Et quand il a quitté le pouvoir, après une défaite ou à la fin de son mandat, il occupe souvent les années suivantes à s'assurer que sa version de sa présidence est bien celle qui sera retenue par l'Histoire. Sans une bonne histoire, il n'y a ni pouvoir ni gloire. »
Notre perception de l'histoire des États-Unis n'a-t-elle d'ailleurs pas le plus grand mal à démêler le vrai du faux, le réel de la fiction ? Qu'on se souvienne du président Ronald Reagan, qui évoquait parfois un épisode d'un vieux film de guerre comme s'il appartenait à l'histoire réelle des États-Unis… N'est-elle pas encombrée de fictions et de légendes, comme en atteste la réplique souvent citée du film de John Ford, Qui a tué Liberty Valance ? : « Lorsque la légende devient un fait établi, on imprime la légende. »

Dans Des logos à la story, Salmon nous montre comme le « marketing viral » des entreprises prospères les fait passer de la production des marchandises à celle des marques, puis des histoires.
« La publicité telle que nous la connaissons est morte, déclarait enfin en 2002 Sergio Zyman, ex-directeur marketing de Coca-Cola, dans son livre Les Derniers Jours de la publicité : Cela ne marche plus. C'est un colossal gaspillage d'argent, et, si vous n'y prenez garde, cela finira par détruire votre société… et votre marque. »

« Le paradoxe du marketing moderne est en effet qu'il doit fidéliser des comportements d'achat devenus changeants, labiles, imprévisibles. Ramener le consommateur volage au bercail de la marque et l'inciter à s'engager dans une relation durable et émotionnelle. »

« La consommation comme seul rapport au monde. On attribue aux marques les pouvoirs qu'on cherchait jadis dans les mythes ou la drogue : passer la limite, faire l'expérience d'un soi sans pesanteur, voler, planer ; c'était hier Icare ou le LSD, c'est aujourd'hui Nike ou Adidas. […] Les marques sont les vecteurs d'un « univers » : elles ouvrent la voie à un récit fictif, un monde scénarisé et développé par les agences de « marketing expérientiel », dont l'ambition n'est plus de répondre à des besoins ni même de les créer, mais de faire converger des « visions du monde ». »

Dans L’invention du storytelling management, c’est l’histoire des gourous qui ont révolutionné l’entreprise. L’idée est de motiver par l’émotion, et la rhétorique.
« Les gourous sont des pourvoyeurs de modes managériales. La popularité de leurs idées va et vient selon des cycles d'invention (quand l'idée est créée), de dissémination (quand l'idée est portée à l'attention d'un public ciblé), d'adhésion (quand l'idée est acceptée), de désenchantement (quand les évaluations négatives et les frustrations liées à cette idée commencent à émerger), puis de déclin ou d'abandon de l'idée… »

« De nombreux auteurs décrivent les gourous du management comme des experts en persuasion, qui cherchent à formater leur public par le biais de discours efficaces, à tel point que certains ont comparé leur puissance oratoire à celle des prédicateurs évangéliques. »

« « Les gens ne veulent plus d'informations, écrit Annette Simmons, auteure d'un des best-sellers du storytelling. Ils veulent croire – en vous, en vos buts, en votre succès, dans l'histoire que vous racontez. C'est la foi qui fait bouger les montagnes et non les faits. Les faits ne donnent pas naissance à la foi. La foi a besoin d'une histoire pour la soutenir – une histoire signifiante qui soit crédible et qui donne foi en vous. » D'où l'importance des pratiques d'autolégitimation et d'autovalidation, puisque la source unique de la performance d'un gourou, c'est sa personne même : c'est lui la source des récits utiles et de leurs effets mystérieux, c'est en lui que se concentrent les compétences narratives. Il est l'agent et le médiateur, le passeur et le message. Il doit vous convaincre que tout est en ordre, conforme au bon sens, au droit naturel. Il ne vous enseigne pas un savoir technique, il transmet une sagesse proverbiale, qui cultive le bon sens populaire, fait appel aux lois de la nature et convoque un ordre mythique. »

Dans La nouvelle « économie fiction » sont évoqués les (nombreux) employés des call centers du « nouveau rêve indien », à Bombay, qui se font passer pour des États-Uniens et sont déshumanisés et acculturés dans le formatage identitaire de la globalisation au travers de cette délocalisation virtuelle.
« Depuis le début des années 1980, la figure du cadre a ainsi cédé la place à celle du manager, puis au leader et au coach, et finalement au storyteller, dont les récits parlent au cœur des hommes et non seulement à leur raison, en leur proposant des visions de l'entreprise et des fictions qui les aident à fonctionner [… »

Le néomanagement impose une fiction de processus de groupe ou équipe dans l’entreprise (ce qui m’a ramentu mes doutes lors d’un MOOC sur le digital).
« L'autorité d'un récit – celui du « changement » – a pris sa place [à l’autorité]. Un récit écrit par le marché sous ses nombreux pseudonymes, aussi nombreux que les hétéronymes de Pessoa : la mondialisation, la globalisation, le progrès technique, la concurrence… »

Renvois à la créativité, à l’authenticité…
« Les techniques du management s'apparentent de plus en plus à celles de la mise en scène, les partenaires doivent s'ajuster le mieux possible à leurs rôles, de façon à rendre le récit crédible aux yeux d'un public de consommateurs et d'investisseurs. »

Dans Joueurs de Don DeLillo, une entreprise préfigure les sociétés de services à la personne.
« L'ironie de DeLillo, qui prenait pour cible la tendance des sociétés capitalistes à transformer toute émotion en marchandise, y compris les sentiments les plus intimes, comme le deuil, le remords ou la dépression, pouvait paraître excessive en 1977. »

« La nouvelle idéologie du capitalisme privilégie le changement à la continuité, la mobilité à la stabilité, la tension à l'équilibre et propose un nouveau paradigme organisationnel : l'entreprise sans frontières, décentralisée et nomade, libérée des lois et des emplois, légère, agile, furtive, qui ne se reconnaît d'autre loi que le récit qu'elle se donne, d'autre réalité que les fictions qu'elle répand dans le monde. »

« « Légèreté, rapidité, exactitude, visibilité, multiplicité et consistance » : cela pourrait constituer un bon résumé des valeurs du nouveau management. Il n'en est rien. Ce sont les titres de six conférences que devait prononcer l'écrivain italien Italo Calvino en 1985-1986 aux États-Unis. Il avait choisi six valeurs essentielles à ses yeux, qui devaient constituer l'épistémè du XXIe siècle. Il rédigea les cinq premières, qui furent publiées à titre posthume sous le titre Leçons américaines. »

Les entreprises mutantes du nouvel âge du capitalisme : ou « créer un mythe collectif contraignant » et enfumer tout le monde, en interne comme à l’extérieur de l’entreprise.
« Les applications du storytelling en entreprise accompagnent le mouvement par lequel chacun est mis en demeure de raconter sa vie et son travail, de transmettre son savoir-faire, de mobiliser ses énergies et d'accepter un changement. »

« Le récit y [dans les storytelling organisations] est en effet considéré tout à la fois comme un facteur d'innovation et de changement, un vecteur d'apprentissage et un outil de communication. Il constitue une réponse à la crise du sens dans les organisations et une méthode pour construire une identité d'entreprise. Il structure et formate la communication, à l'intention des consommateurs comme des actionnaires. »

Cas d’école de dérégulation :
« Enron était devenu un véritable mirage financier, producteur d'illusions non seulement pour ses salariés intéressés à la croyance, mais aussi pour les plus grandes banques du monde, les analystes financiers, les experts comptables et les actionnaires de Wall Street. »

« Plus le monde de la finance s'éloignait des estimations rationnelles et des performances économiques, plus la cosmétique d'entreprise consistant à rendre une entreprise belle et désirable pour les investisseurs a pris de l'importance dans la gestion des nouvelles organisations. […] Dans un monde rationnel, ce fiasco exemplaire aurait signé la mort du storytelling et de ses vertus hypnotiques. Et pourtant, près de dix ans plus tard, il reste plus que jamais la bible des « gourous du management ». »

La « mise en histoires » de la politique :
L’exploitation émotionnelle de l’histoire « évangélique » d’une fille d'une victime du 11 septembre réconfortée par le président dans la campagne de George W. Bush en 2004 : le rôle du « conseiller en communication », ou spin doctor (depuis Reagan), le récit du héros contre des méchants (simple et reprenant la forme narrative des mythes anciens).
« Si l'exercice du pouvoir présidentiel tend à s'identifier à une sorte de campagne électorale ininterrompue, les critères d'une bonne communication politique obéissent de plus en plus à une rhétorique performative (les discours fabriquent des faits ou des situations) qui n'a plus pour objectif de transmettre des informations ni d'éclairer des décisions, mais d'agir sur les émotions et les états d'âme des électeurs, considérés de plus en plus comme le public d'un spectacle. Et pour cela de proposer non plus un argumentaire et des programmes, mais des personnages et des récits, la mise en scène de la démocratie plutôt que son exercice.
La capacité à structurer une vision politique non pas avec des arguments rationnels, mais en racontant des histoires, est devenue la clé de la conquête du pouvoir et de son exercice dans des sociétés hypermédiatisées, parcourues par des flux continuels de rumeurs, de fausses nouvelles, de manipulations. »

Storytelling de guerre
Les centres de simulation du Pentagone deviennent, avec l’aide d’Hollywood, des théâtres de réalité virtuelle privilégiant des situations expérientielles plutôt que cognitives. Le recrutement militaire se fait via la vidéo, comme le traitement psychologique des états de stress posttraumatique.
« L'invention d'un modèle de société dans lequel les agents fédéraux, réels ou fictifs, doivent disposer d'une autonomie d'action suffisante pour protéger efficacement la population n'est rien d'autre que l'instauration d'un état d'exception permanent qui, ne trouvant plus sa légitimité dans le droit et la Constitution, la cherche et la trouve dans la fiction. »

« …] la puissance de l'entreprise américaine de mise en fiction du réel permet le triomphe des préjugés sur la morale la plus élémentaire, la négation du réel par la toute-puissance des représentations qui prétendent le transformer. »

L'empire de la propagande
Le gouvernement George W. Bush, juste avant la guerre en Irak :
« Nous sommes un empire maintenant, poursuivit-il, et, lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. »

« …] les dirigeants de la première puissance mondiale se détournent non seulement de la realpolitik, mais du simple réalisme, pour devenir créateurs de leur propre réalité, maîtres des apparences, revendiquant ce qu'on pourrait appeler une realpolitik de la fiction. »

Ron Susking, journaliste d’investigation (2004) :
« Il ne nous restera plus ainsi qu'une culture et un débat public fondés sur l'affirmation plutôt que sur la vérité, sur les opinions et non sur les faits. Parce que, lorsque vous en êtes là, vous êtes contraint de vous fier à la perception du pouvoir. »

Renouvellement de la propagande en infotainment type Fox News, aux contenus dictés par le gouvernement républicain, les fake news, dès 2004, manipulation de l'information marquée d’un obscurantisme émanant de la droite fondamentaliste chrétienne et opposé aux réalistes. C’est la droite chrétienne conservatrice contre la connaissance objective, la foi contre la raison.
Conclusion – Le nouvel ordre narratif : en France aussi, depuis le rôle de Henri Guaino dans la campagne de 2007.
« Don Quichotte lui aussi voulait changer le monde en racontant une histoire… Comme l'écrivait Michel Foucault : « À lui de refaire l'épopée, mais en sens inverse : celle-ci racontait […] des exploits réels, promis à la mémoire ; Don Quichotte, lui, doit combler de réalité les signes sans contenus du récit. » »

« Les « campagnes marketing » de Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal signent donc une profonde évolution — et peut-être une vraie rupture — dans la culture politique française. Formatés par leurs conseillers experts en storytelling, réduits à leurs talents respectifs pour appliquer les consignes de « mise en scène » - et Sarkozy l'a nettement emporté sur ce terrain -, les deux candidats ont de concert contribué à délégitimer la politique : s'adressant aux individus comme à une « audience », évitant l'adversaire, contournant les partis, ils ont substitué au débat public la captation des émotions et des désirs. Ce faisant, ils ont inauguré une ère nouvelle de la démocratie, que l'on pourrait qualifier de « postpolitique ». »

Postface à l'édition de 2008 : en prolongement de l’analyse précédente du storytelling sarkozien, Salmon évoque la réaction au contrôle gouvernemental de l'agenda médiatique du décryptage par la presse. Puis pointe le « nouvel ordre narratif » :
« Ce qui est en jeu aujourd'hui, à tous ces niveaux à la fois, c'est l'apparition d'une même raison régulatrice qui consiste à réduire et à contrôler, par le storytelling et les machines de fiction, les conduites individuelles. »

Cet essai est proprement époustouflant lorsqu’on le lit en ayant connu l’ère Trump ; même autrement, il explique nombre de curieuses constatations qu’on a pu faire en observant notre société.

\Mots-clés : #actualité #contemporain #essai #guerre #historique #medias #politique #psychologique #social #xxesiecle
par Tristram
le Sam 15 Avr - 17:09
 
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Charles D'Ambrosio

Le Musée des Poissons

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Partage des eaux
Ignace, le narrateur, a été placé en orphelinat parce que son père est insensé depuis un accident. Il rencontre Donny, et part en randonnée avec celui-ci et son père, qui lui apprend qu’il divorce.
« C’est le désespoir qui est le contraire de l’amour. »

Drummond & Fils
Drummond est réparateur de machines à écrire à Seattle, et son fils Pete, 25 ans et déséquilibré, vit avec lui.
« Je crois que je me contenterais bien d’être un fils, dit-il. Pas un dieu. »

« Prier m’aidait à m’endormir ou à penser aux filles. »

Scénariste
Le narrateur est interné en psychiatrie, et on lui a adjoint un surveillant pour éviter qu’il se suicide ; c’est aussi un scénariste, en quête d’inspiration pour un scénario. Il rencontre une ballerine qui se brûle le corps.
« Elle me tourna le dos et activa la mollette du briquet, abritant la cigarette du vent avec sa main. Une assiette en papier roula plusieurs fois autour de la terrasse comme dans une course-poursuite, comme dans un jeu d’enfant sans enfant. Une phalène blanche tomba du ciel à la manière d’un pétale, passa par une maille du grillage et atterrit sur ma main. La fraîcheur du soir me donna la chair de poule et un nuage de fumée déchira l’air. La tenue de la jeune femme se consumait. Un liséré de flammes orange grignotait l’ourlet. Je me levai d’un bond pour dire à la ballerine qu’elle brûlait. La phalène s’envola de ma main, une rafale de vent attisa les flammes, il y eut un éclair et la jeune femme prit feu, s’embrasant comme une lanterne japonaise. Elle était enveloppée par les flammes. La chaleur affluait par vagues sur mon visage et je clignais des yeux à cause de la luminosité. La ballerine déploya ses bras et entra en lévitation, sur les pointes, quittant la terrasse tandis que ses jambes, son cul et son dos émergeaient tel le phénix de cette chrysalide en papier, s’élevant jusqu’à ce que la tenue finisse par glisser de ses épaules et flotter au loin, fantôme noirâtre en lambeaux aspiré par une colonne de fumée et de cendres, alors la jeune femme redescendit, nue et blanche, presque imperturbable, les pieds en position de première. »

« Après un mois en psychiatrie, on ne reçoit plus ni télégrammes ni cartes de prompt rétablissement ni peluches, les fleurs perdent leurs pétales, qui se recroquevillent comme des peaux mortes sur la commode, pendant que les tiges se ramollissent et pourrissent dans leur vase. C’est une mauvaise passe, cette mer des Sargasses dans le service psychiatrie, quand les derniers vents de votre ancienne vie ne soufflent plus. Dans le monde réel, je restais légalement marié – ma femme était productrice de films, mais elle m’avait laissé pour quelqu’un de plus sexy, l’acteur vedette de notre dernier film. J’en avais écrit le scénario, plus ou moins autobiographique, et le personnage qu’il jouait était inspiré par feu mon père. Ma femme s’envoyait donc la doublure de papa et on ne s’était pas parlé depuis une éternité. »

Là-haut vers le nord
Le narrateur est invité pour Thanksgiving à un séjour de chasse dans le chalet familial de sa femme, Caroline, qui y fut violée. Sa famille ne le sait pas ; elle n’a jamais connu d’orgasme et enchaîne les infidélités.

L’ordre des choses
Lance et Kirsten se sont connus lors de leur incarcération en Floride, lui pour les amphétamines, elle pour l’héroïne ; ils vivent d’un trafic de quête pour les bébés de drogués et de larcins dans l’Iowa rural.
« Il croyait à l’existence d’une vie riche et méritée parallèle à la leur, vie qu’elle seule pouvait voir, et il sondait ses rêves à la recherche d’indications, tentait de trouver un sens à ses prémonitions, comme si ses cauchemars et ses sautes d’humeur donnaient accès à un monde fait de certitudes, alors que Kirsten, elle, connaissait la vérité : chaque rêve n’est qu’un réservoir de doutes. À force de graviter autour de divers foyers et institutions, elle avait au moins appris cela. Famille d’accueil, centre de désintoxication, de détention – même la femme qu’elle appelait « maman » appartenait à l’institution, à un programme d’aide sociale maladroit. »

Le musée des poissons morts
Ravage dirige l’équipe de charpentiers qui travaille pour Greenfield, un réalisateur de films pornos : Rigo, un réfugié salvadorien, et RB, un Noir. Dans sa sacoche, « le pistolet avec lequel il avait depuis un an l’intention de se suicider. »
« Pour ma femme, impossible de dire “réfrigérateur”. Elle apprend. Alors elle dit “le musée des poissons morts”. »

Bénédiction
Le narrateur et sa femme Meagan vivent depuis peu dans leur première maison, non loin de la Skagit River, dont une crue approche.
« Peut-être parce que mon père était mort dans ma petite enfance et que, fils unique, j’avais été accueilli au sein d’un clan informel d’oncles, de tantes et de cousins, ma conception de la famille, ainsi que de l’amour et de la loyauté, avait toujours été placée sous le signe de la sérénité et de la tolérance plutôt que sous celui de la division et de l’agressivité. Le poids de mes attentes et par conséquent le fardeau de mes déceptions se répartissaient entre un grand nombre de personnes [… »

Ils reçoivent le père et le frère de Meagan ainsi que la femme et le bébé de celui-ci ; cette famille n’est que tensions.

Le jeu des cendres
Kype est parti avec les cendres, le pistolet et la canne à pêche de son grand-père décédé à 99 ans, un pionnier qui l’a élevé ; il va hériter de sa fortune. Kype a pris en stop D’Angelo, qui fait la route depuis Brooklyn, puis Nell, une Makah de la réserve près de l’océan ; c’est le temps de la migration des saumons.

C’est sombre et dense, peu explicable, entièrement dans une atmosphère rendue par un style contenu. Quelque chose d’indicible est suggéré par ces aperçus de rapports humains, quelque chose que les sciences ne peuvent apparemment pas exprimer – en tout cas pas moi ; c’est sans doute à ça que sert la littérature, évoquer un sens subliminaire qu'il n'est pas possible d'aborder autrement.

\Mots-clés : #contemporain #famille #nouvelle #pathologie #psychologique #xxesiecle
par Tristram
le Mar 11 Avr - 12:58
 
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Salman Rushdie

Quichotte

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M. Ismail Smile, vieil États-unien originaire de Bombay et voyageur de commerce, est si addict aux « programmes télévisés ineptes » qu’il a glissé dans cette « réalité irréelle », suite à un mystérieux « Événement Intérieur ».
« Des acteurs qui jouaient des rôles de président pouvaient devenir présidents. L’eau pouvait venir à manquer. Une femme pouvait être enceinte d’un enfant qui se révélait être un dieu revenant sur terre. Des mots pouvaient perdre leur sens et en acquérir de nouveaux. »

« À l’ère du Tout-Peut-Arriver », sous le pseudonyme de Quichotte il se lance dans la quête amoureuse d’une vedette de télé, Miss Salma R., elle aussi d'origine indienne.
Quichotte se crée un « petit Sancho », un fils né de Salma dans le futur, inspiré du garçon rondouillard qu’il fut avant de devenir un adulte grand et mince
Ce premier chapitre a été écrit par l’écrivain Sam DuChamp, dit Brother, auteur de romans d’espionnage aux tendances paranoïaques, qui trouve en Quichotte une grande similitude avec sa propre situation.
« Ils étaient à peu près du même âge, l’âge auquel pratiquement tout un chacun est orphelin et leur génération qui avait fait de la planète un formidable chaos était sur le point de tirer sa révérence. »

Situation des immigrants indiens :
« Puis, en 1965, un nouvel Immigration and Nationality Act ouvrit les frontières. Après quoi, retournement inattendu, il s’avéra que les Indiens n’allaient pas, après tout, devenir une cible majeure du racisme américain. Cet honneur continua à être réservé à la communauté afro-américaine et les immigrants indiens, dont beaucoup étaient habitués au racisme des Blancs britanniques en Afrique du Sud et en Afrique de l’Est tout comme en Inde et en Grande-Bretagne, se sentaient presque embarrassés de se retrouver exonérés de la violence et des attaques raciales, et embarqués dans un devenir de citoyens modèles. »

Dans ce roman, Rushdie met en scène (de nouveau) l’état du monde, politique, culturel, en faisant des allers-retours des sociétés d’Asie du Sud à celles d’Occident.
« Une remarque, au passage, cher lecteur, si vous le permettez : on pourrait défendre l’idée que les récits ne devraient pas s’étaler de la sorte, qu’ils devraient s’enraciner dans un endroit ou dans un autre, y enfoncer leurs racines et fleurir sur ce terreau particulier, mais beaucoup de récits contemporains sont, et doivent être, pluriels, à la manière des plantes vivaces rampantes, en raison d’une espèce de fission nucléaire qui s’est produite dans la vie et les relations humaines et qui a séparé les familles, fait voyager des millions et des millions d’entre nous aux quatre coins du globe (dont tout le monde admet qu’il est sphérique et n’a donc pas de coins), soit par nécessité soit par choix. De telles familles brisées pourraient bien être les meilleures lunettes pour observer notre monde brisé. Et, au sein de ces familles brisées, il y a des êtres brisés, par la défaite, la pauvreté, les mauvais traitements, les échecs, l’âge, la maladie, la souffrance et la haine, et qui s’efforcent pourtant, envers et contre tout, de se raccrocher à l’espoir et à l’amour, et il se pourrait bien que ces gens brisés – nous, le peuple brisé ! – soient les plus fidèles miroirs de notre époque, brillants éclats reflétant la vérité, quel que soit l’endroit où nous voyageons, échouons, vivons. Car nous autres, les immigrants, nous sommes devenus telles les spores emportées dans les airs et regardez, la brise nous entraîne où elle veut jusqu’à ce que nous nous installions sur un sol étranger où, très souvent, comme c’est le cas par exemple à présent en Angleterre avec sa violente nostalgie d’un âge d’or imaginaire où toutes les attitudes étaient anglo-saxonnes et où tous les Anglais avaient la peau blanche, on nous fait sentir que nous ne sommes pas les bienvenus, quelle que soit la beauté des fruits que portent les branches des vergers de fruitiers que nous sommes devenus. »

À Londres, Sister (sœur de… Brother avec qui elle est brouillée), est une coléreuse « avocate réputée, s’intéressant tout particulièrement aux questions des droits civiques et aux droits de l’homme ».
« Sister était idéaliste. Elle pensait que l’État de droit était l’un des deux fondements d’une société libre, au même titre que la liberté d’expression. »

Le Dr R. K. Smile, riche industriel pharmaceutique cousin et employeur d’Ismail, se révèle être un escroc, distribuant fort largement ses produits opiacés.
Sancho Smile est une créature au second degré (imaginé par Quichotte imaginé par Brother) qui s’interroge sur son identité.
« Il y a un nom pour cela. Pour la personne qui est derrière l’histoire. Le vieux bonhomme, papa, dispose de plein d’éléments sur cette question. Il n’a pas l’air de croire en une telle entité, n’a pas l’air de sentir sa présence comme moi mais sa tête est tout de même remplie de pensées sur cette entité. Sa tête et par conséquent la mienne aussi. Il faut que je réfléchisse à cela dès maintenant. Je vais le dire ouvertement : Dieu. Peut-être lui et moi, Dieu et moi, pouvons-nous nous comprendre ? Peut-être pourrions-nous avoir une bonne discussion ensemble, puisque, vous savez, nous sommes tous deux imaginaires. »

« C’est simplement lui, papa, qui se dédouble en un écho de lui-même. C’est tout. Je vais me contenter de cela. Au-delà, on ne peut que sombrer dans la folie, autrement dit devenir croyant. »

« Il y a trois crimes que l’on peut commettre dans un pensionnat anglais. Être étranger, c’est le premier. Être intelligent, c’est le deuxième. Être mauvais en sports, c’est le troisième coup, vous êtes éliminé. On peut s’en sortir avec deux des trois défauts mais pas avec les trois à la fois. »

« Il y a des gens qui ont besoin de donner par la force une forme au caractère informe de la vie. Pour eux, l’histoire d’une quête est toujours très attirante. Elle les empêche de souffrir les affres de la sensation, comment dit-on, d’incohérence. »

Sancho est aussi un personnage (fictif) qui rêve d’émancipation, ombre de Quichotte et qui ne veut plus en être esclave. Tout ce chapitre 6 où il parle forme un morceau d’anthologie sur le sens de l’existence et de la littérature, via l’intertextualité. Ainsi, en référence à Pinocchio :
« “Grillo Parlante, à ton service, dit le criquet. C’est vrai, je suis d’origine italienne. Mais tu peux m’appeler Jiminy si tu veux. […]
Je suis une projection de ton esprit, exactement comme tu as commencé toi-même par être une projection du sien. Il semble que tu devrais bientôt avoir une insula. »

Salma, bipolaire issue d’une lignée féminine de belles vedettes devenues folles, est dorénavant superstar dans son talk-show (en référence assumée à Oprah Winfrey) ; elle s’adonne à « l’automédication » avec des « opiacés récréatifs ».
« Elle était une femme privilégiée qui se plaignait de soucis mineurs. Une femme dont la vie se déroulait à la surface des choses et qui, ayant choisi le superficiel, n’avait pas le droit de se plaindre de l’absence de profondeur. »

Road-trip où le confiant, souriant et bavard Quichotte emmène Sancho, qui découvre la réalité, les USA, la télé :
« Nous sommes sous-éduqués et suralimentés. Nous sommes très fiers de qui vous savez. Nous fonçons aux urgences et nous envoyons Grand-Mère nous chercher des armes et des cigarettes. Nous n’avons besoin d’aucun allié pourri parce que nous sommes stupides et vous pouvez bien nous sucer la bite. Nous sommes Beavis et Butt-Head sous stéroïdes. Nous buvons le Roundup directement à la canette. Notre président a l’air d’un jambon de Noël et il parle comme Chucky. C’est nous l’Amérique, bordel. Zap. Les immigrants violent nos femmes tous les jours. Nous avons besoin d’une force spatiale à cause de Daech. Zap. […]
“Le normal ne me paraît pas très normal, lui dis-je.
– C’est normal de penser cela”, répond-il. […]
Chaque émission sur chaque chaîne dit la même chose : d’après une histoire vraie. Mais cela non plus ce n’est pas vrai. La vérité, c’est qu’il n’y a plus d’histoires vraies. Il n’existe plus de vérité sur laquelle tout le monde peut s’accorder. »

… et la vie en motels, qui nous vaut cette belle énumération d’images :
« Ce qu’il y a, surtout, ce sont des ronflements. La musique des narines américaines a de quoi vous impressionner. La mitrailleuse, le pivert, le lion de la MGM, le solo de batterie, l’aboiement du chien, le jappement du chien, le sifflet, le moteur de voiture au ralenti, le turbo d’une voiture de course, le hoquet, les grognements en forme de SOS, trois courts, trois longs, trois courts, le long grondement de la vague, le fracas plus menaçant des roulements de tonnerre, la brève explosion d’un éternuement en plein sommeil, le grognement sur deux tons du joueur de tennis, la simple inspiration/expiration ordinaire ou ronflement classique, le ronflement irrégulier, toujours surprenant, avec, de temps en temps, des pauses imprévisibles, la moto, la tondeuse à gazon, le marteau-piqueur, la poêle grésillante, le feu de bois, le stand de tir, la zone de guerre, le coq matinal, le rossignol, le feu d’artifice, le tunnel à l’heure de pointe, l’embouteillage, Alban Berg, Schoenberg, Webern, Philip Glass, Steve Reich, le retour en boucle de l’écho, le bruit d’une radio mal réglée, le serpent à sonnette, le râle d’agonie, les castagnettes, la planche à laver musicale, le bourdonnement. »

« En fait, voilà : quand je m’éveille le matin et que j’ouvre la porte de la chambre, je ne sais pas quelle ville je vais découvrir dehors, ni quel jour de la semaine, du mois ou de l’année on sera. Je ne sais même pas dans quel État nous allons nous trouver, même si cela me met dans tous mes états, merci bien. C’est comme si nous demeurions immobiles et que le monde nous dépassait. À moins que le monde ne soit une sorte de télévision, mais je ne sais pas qui détient la télécommande. Et s’il y avait un Dieu ? Serait-ce la troisième personne présente ? Un Dieu qui, au demeurant, nous baise, moi, les autres, en changeant arbitrairement les règles ? Et moi qui croyais qu’il y avait des règles pour changer les règles. Je pensais, même si j’accepte l’idée que quelqu’un virgule quelque chose a créé tout ceci, ce quelque chose virgule ce quelqu’un n’est-il, virgule ou n’est-elle, pas lié.e par les lois de la création une fois qu’il, ou elle, l’a achevée ? Ou peut-il virgule, peut-elle hausser les épaules et déclarer finie la gravité, et adieu, et nous voici flottant tous dans le vide ? Et si cette entité, appelons-la Dieu, pourquoi pas, c’est la tradition, peut réellement changer les règles tout simplement parce qu’elle est d’humeur à le faire, essayons de comprendre précisément quelle est la règle qui est changée en l’occurrence. »

Ils arrivent à New-York.
« Il y a deux villes, dit Quichotte. Celle que tu vois, les trottoirs défoncés de la ville ancienne et les squelettes d’acier de la nouvelle, des lumières dans le ciel, des ordures dans les caniveaux, la musique des sirènes et des marteaux-piqueurs, un vieil homme qui fait la manche en dansant des claquettes, dont les pieds disent, j’ai été quelqu’un, dans le temps, mais dont les yeux disent, c’est fini, mon gars, bien fini. La circulation sur les avenues et les rues embouteillées. Une souris qui fait de la voile sur une mare dans le parc. Un type avec une crête d’Iroquois qui hurle en direction d’un taxi jaune. Des mafieux affranchis avec une serviette coincée sous le menton dans une gargote italienne de Harlem. Des gars de Wall Street qui ont tombé la veste et se commandent des bouteilles d’alcool dans des night-clubs ou se prennent des shots de tequila et se jettent sur les femmes comme sur des billets de banque. De grandes femmes et de petits gars chauves, des restaurants à steaks et des boîtes de strip-tease. Des vitrines vides, des soldes définitifs, tout-doit-disparaître, un sourire auquel manquent quelques-unes de ses meilleures dents. Des travaux partout mais les conduites de vapeur continuent à exploser. Des hommes qui portent des anglaises avec un million de dollars en diamants dans la poche de leur long manteau noir. Ferronnerie. Grès rouge. Musique. Nourriture. Drogues. Sans-abris. Chasse-neige, baseball, véhicules de police labellisés CPR – courtoisie, professionnalisme, respect –, que-voulez-vous-que-je-vous-dise, ils-ne-manquent-pas-d’humour. Toutes les langues de la Terre, le russe, le panjabi, le taishanais, le créole, le yiddish, le kru. Et sans oublier le cœur battant de l’industrie de la télévision, Colbert au Ed Sullivan Theater, Noah dans Hell’s Kitchen, The View, The Chew, Seth Meyers, Fallon, tout le monde. Des avocats souriants sur les chaînes du câble qui promettent de vous faire gagner une fortune s’il vous arrive un accident. Rock Center, CNN, Fox. L’entrepôt du centre-ville où est tourné le show Salma. Les rues où elle marche, la voiture qu’elle prend pour rentrer chez elle, l’ascenseur vers son appartement en terrasse, les restaurants d’où elle fait venir ses repas, les endroits qu’elle connaît, ceux qu’elle fréquente, les gens qui ont son numéro de téléphone, les choses qu’elle aime. La ville tout entière belle et laide, belle dans sa laideur, jolie-laide, c’est français, comme la statue dans le port. Tout ce qu’on peut voir ici.
– Et l’autre ville ? demanda Sancho, sourcils froncés. Parce que ça fait déjà pas mal, tout ça.
– L’autre ville est invisible, répondit Quichotte, c’est la cité interdite, avec ses hauts murs menaçants bâtis de richesse et de pouvoir, et c’est là que se trouve la réalité. Ils sont très peu à détenir la clef qui permet d’accéder à cet espace sacré. »

Après avoir « renoncé à la croyance, à l’incroyance, à la raison et à la connaissance », ils doivent parvenir dans la « quatrième vallée » au détachement, là où « ce qu’on appelle communément « la réalité », qui est en réalité l’irréel, comme nous le montre la télévision, cessera d’exister. »
Quichotte envoie des lettres à Salma, puis sa photo, qui rappelle à celle-ci Babajan, son « grand-père pédophile ».
« Ma chère Miss Salma,

Dans une histoire que j’ai lue, enfant, et que, par une chance inespérée, vous pouvez voir aujourd’hui portée à l’écran sur Amazon Prime, un monastère tibétain fait l’acquisition du super-ordinateur le plus puissant du monde parce que les moines sont convaincus que la mission de leur ordre est de dresser la liste des neuf milliards de noms de Dieu et que l’ordinateur pourrait les aider à y parvenir rapidement et avec précision. Mais apparemment, il ne relevait pas de la seule mission de leur ordre d’accomplir cet acte héroïque d’énumération. La mission relevait également de l’univers lui-même, si bien que, lorsque l’ordinateur eut accompli sa tâche, les étoiles, tout doucement et sans tapage aucun, se mirent à disparaître. Mes sentiments à votre égard sont tels que je suis persuadé que tout l’objectif de l’univers jusqu’à présent a été de faire advenir cet instant où nous serons, vous et moi, réunis dans les délices éternelles et que, quand nous y serons parvenus, le cosmos, ayant atteint son but, cessera paisiblement d’exister et que, ensemble, nous entamerons alors notre ascension au-delà de l’annihilation pour pénétrer dans la sphère de l’Intemporel
. »

« Autrefois, les gens croyaient vivre dans de petites boîtes, des boîtes qui contenaient la totalité de leur histoire et ils jugeaient inutile de se préoccuper de ce que faisaient les autres dans leurs autres petites boîtes, qu’elles soient proches ou lointaines. Les histoires des autres n’avaient rien à voir avec les leurs. Mais le monde a rétréci et toutes les boîtes se sont trouvées bousculées les unes contre les autres et elles se sont ouvertes et à présent que toutes les boîtes sont reliées les unes aux autres il nous faut admettre que nous devons comprendre ce qui se passe dans les boîtes où nous ne sommes pas, faute de quoi nous ne comprenons plus la raison de ce qui se passe dans nos propres boîtes. Tout est connecté. »

Quichotte a (comme Brother) une demi-sœur, « Trampoline », avec qui il s’est brouillé en l’accusant de détournement de leur héritage, devenue une défenderesse des démunis, et dont il voudrait maintenant se faire pardonner.
« Il n’accordait guère de temps aux chaînes d’actualités et d’informations, mais quand il les regardait distraitement il voyait bien qu’elles aussi imposaient un sens au tourbillon des événements et cela le réconfortait. »

Son, le fils de Brother, s’est aussi éloigné de ce dernier depuis des années, « passant tout son temps, jour et nuit, perdu quelque part dans son ordinateur, à s’immerger dans des vidéos musicales, jouer aux échecs en ligne ou mater du porno, ou Dieu sait quoi. »
Un agent secret (nippo-américain) apprend à Brother que son fils serait le mystérieux Marcel DuChamp, cyberterroriste qui porte le masque de L’Homme de la Manche, et l’engage à le convertir à servir les USA dans cette « Troisième Guerre mondiale ».
« Je ne suis pas critique littéraire mais je pense que vous expliquez au lecteur que le surréel, voire l’absurde, sont potentiellement devenus la meilleure façon de décrire la vraie vie. Le message est intéressant même s’il exige parfois, pour y adhérer, un considérable renoncement à l’incrédulité. »

Le destin d’Ignatius Sancho, esclave devenu abolitionniste, écrivain et compositeur en Grande-Bretagne, est évoqué à propos.
« Les réseaux sociaux n’ont pas de mémoire. Aujourd’hui, le scandale se suffisait à lui-même. L’engagement de Sister, toute une vie durant, contre le racisme, c’était comme s’il n’avait jamais existé. Différentes personnes qui se posaient en chefs de la communauté étaient prêtes à la dénoncer, comme si faire de la musique à fond tard le soir était une caractéristique indéniable de la culture afro-caribéenne et que toute critique à son égard ne pouvait relever que du préjugé, comme si personne n’avait pris la peine de remarquer que la grande majorité des jeunes buveurs nocturnes, ceux qui faisaient du scandale ou déclenchaient des bagarres, étaient blancs et aisés. »

« Mais aujourd’hui c’était le règne de la discontinuité. Hier ne signifiait plus rien et ne pouvait pas nous aider à comprendre demain. La vie était devenue une suite de clichés disparaissant les uns après les autres, un nouveau posté chaque jour et remplaçant le précédent. On n’avait plus d’histoire. Les personnages, le récit, l’histoire, tout cela avait disparu. Seule demeurait la plate caricature de l’instant et c’est là-dessus qu’on était jugé. Avoir vécu assez longtemps pour assister au remplacement, par sa simple surface, de la profonde culture du monde qu’elle s’était choisi était une bien triste chose. »

Trampoline est passée par un cancer qui lui a valu une double mastectomie, et elle recouvrit confiance en elle grâce à Evel Cent (Evil Scent, « mauvaise odeur » – Elon Musk !), un techno-milliardaire qui prétend sauver l’humanité en lui faisant quitter notre planète dans un monde en voie de désintégration ; Quichotte la brouilla avec lui, actuellement invité de Salma dans son talk-show. Trampoline révèle à Sancho que son « Événement Intérieur » fut une attaque cérébrale, et Quichotte obtient le pardon de ses offenses envers elle, rétablissant ainsi l’harmonie, prêt pour la sixième vallée, celle de l’Émerveillement.
« La mort de Don Quichotte ressemblait à l’extinction, en chacun d’entre nous, d’une forme particulière de folie magnifique, une grandeur innocente, une chose qui n’a plus sa place ici-bas, mais qu’on pourrait appeler l’humanité. Le marginal, l’homme dont on ridiculise la déconnexion d’avec la réalité, le décalage radical et l’incontestable démence, se révèle, au moment de sa mort, être l’homme le plus précieux d’entre tous et celui dont il faut déplorer la perte le plus profondément. Retenez bien cela. Gardez-le à l’esprit plus que tout. »

Brother retrouve Sister à Londres, qui se meurt d’un cancer (elle aussi), pour présenter ses excuses alors qu’il n’a pas souvenir de ses torts. Elle lui apprend que leur père avait abusé d’elle.
« C’était déconcertant à un âge aussi avancé de découvrir que votre récit familial, celui que vous aviez porté en vous, celui dans lequel, dans un sens, vous aviez vécu, était faux, ou, à tout le moins, que vous en aviez ignoré la vérité la plus essentielle, qu’elle vous avait été cachée. Si l’on ne vous dit pas toute la vérité, et Sister avec son expérience de la justice le savait parfaitement bien, c’est comme si on vous racontait un mensonge. Ce mensonge avait constitué sa vérité à lui. C’était peut-être cela la condition humaine : vivre dans des fictions créées par des contre-vérités ou par la dissimulation des vérités réelles. Peut-être la vie humaine était-elle dans ce sens véritablement fictive, car ceux qui la vivaient ne savaient pas qu’elle était irréelle.
Et puis il avait écrit sur une gamine imaginaire dans une famille imaginaire et il l’avait dotée d’un destin très proche de celui de sa sœur, sans même savoir à quel point il s’était approché de la vérité. Avait-il, quand il était enfant, soupçonné quelque chose, puis, effrayé de ce qu’il avait deviné, avait-il enfoui cette intuition si profondément qu’il n’en gardait aucun souvenir ? Et est-ce que les livres, certains livres, pouvaient accéder à ces chambres secrètes et faire usage de ce qu’ils y trouvaient ? Il était assis au chevet de Sister rendu sourd par l’écho entre la fiction qu’il avait inventée et celle dans laquelle on l’avait fait vivre. »

Sister et son mari (un juge qui aime s’habiller en robe de soirée) se suicident ensemble avec le « spray InSmileTM » qu’il a apporté à sa demande. Le Dr R. K. Smile charge Quichotte d’une livraison du même produit pour… Salma !
« …] elle passait à la télévision, sur le mode agressif, son monologue introductif portant le titre de “Errorisme en Amérique” ce qui lui permettait à elle et à son équipe de scénaristes de s’en prendre à tous les ennemis de la réalité contemporaine : les adversaires de la vaccination, les fondus du changement climatique, les nouveaux paranoïaques, les spécialistes des soucoupes volantes, le président, les fanatiques religieux, ceux qui affirment que Barack Obama n’est pas né en Amérique, ceux qui soutiennent que la Terre est plate, les jeunes prêts à tout censurer, les vieux cupides, les trolls, les clochards bouddhistes, les négationnistes, les fumeurs d’herbe, les amoureux des chiens (elle détestait qu’on domestique les animaux) et la chaîne Fox. “La vérité, déclamait-elle, est toujours là, elle respire encore, ensevelie sous les gravats des bombes de la bêtise. »

Des troubles visuels et d’autres signes rappellent la théorie de l’effilochement de la réalité dans un cosmos en amorce de désagrégation.
Le nouveau Galaad rencontre Salma pour lui remettre cette « potion » qui devait la rendre amoureuse de lui ; son message d’amour ne passe pas, et Salma fait une overdose avec le produit du Dr R. K. Smile, qui est arrêté pour trafic de stupéfiants (bizarrement, se greffe un chef d’inculpation portant sur son comportement incorrect avec les femmes…).
Maintenant, la télévision s’adresse directement à Quichotte, et son pistolet lui conseille de tuer Salma, sortie de l’hôpital mais dorénavant inatteignable. Sancho, qui lui aussi s’est trouvé une dulcinée et s’émancipe de plus en plus, agresse sa tante pour la voler ; il a changé depuis qu’il a été victime d’une agression raciste.
« Depuis qu’il avait été passé à tabac dans le parc, Sancho avait eu l’impression que quelque chose n’allait pas en lui, rien de physique, plutôt un trouble d’ordre existentiel. Quand vous avez été sévèrement battu, la part essentielle de vous-même, celle qui fait de vous un être humain, peut se détacher du monde comme si le moi était un petit bateau et que l’amarre le rattachant au quai avait glissé de son taquet laissant le canot dériver inéluctablement vers le milieu du plan d’eau, ou comme si un grand bateau, un navire marchand, par exemple, se mettait, sous l’effet d’un courant puissant, à chasser sur son ancre et courait le risque d’entrer en collision avec d’autres navires ou de s’échouer de manière désastreuse. Il comprenait à présent que ce relâchement n’était peut-être pas seulement d’ordre physique mais aussi éthique, que, lorsqu’on soumettait quelqu’un à la violence, la violence entrait dans la catégorie de ce que cette personne, jusque-là pacifique et respectueuse des lois, allait inclure ensuite dans l’éventail des possibilités. La violence devenait une option. »

Des « ruptures dans le réel » et autres « trous dans l’espace-temps » signalent de plus en plus l’imminente fin du monde.
Dans des propos tenus à son fils Son, « l’Auteur » met en abyme dans la fiction le projet de l’auteur.
« “Tant de grands écrivains m’ont guidé dans cette voie”, dit-il ; et il cita aussi Cervantès et Arthur C. Clarke. “C’est normal de faire ça ? demanda Son, ce genre d’emprunt ?” Il avait répondu en citant Newton, lequel avait déclaré que s’il avait été capable de voir plus loin c’était parce qu’il s’était tenu sur les épaules de géants. »

« Il essaya de lui expliquer la tradition picaresque, son fonctionnement par épisodes, et comment les épisodes d’une œuvre de ce genre pouvaient adopter des styles divers, relevé ou ordinaire, imaginatif ou banal, comment elle pouvait être à la fois parodique et originale et ainsi, au moyen de ses métamorphoses impertinentes, mettre en évidence et englober la diversité de la vie humaine. »

« Je pense qu’il est légitime pour une œuvre d’art contemporaine de dire que nous sommes paralysés par la culture que nous avons produite, surtout par ses éléments les plus populaires, répondit-il. Et par la stupidité, l’ignorance et le sectarisme, oui. »

Dans la septième vallée, celle de l’annihilation d’un monde apocalyptique livré aux vides, Quichotte (et son pistolet) convainc Salma d’aller avec lui au portail d’Evel Cent en Californie pour fuir dans la Terre voisine : celle de l’Auteur.

C’est excellemment conté, plutôt foutraque et avec humour, mais en jouant de tous les registres de la poésie au polar en passant par le picaresque ; relativement facile à suivre, quoique les références, notamment au show business, soient parfois difficiles à saisir pour un lecteur français. Beaucoup de personnages et d’imbroglios dans cette illustration de la complexité du monde. De nombreuses mises en abîme farfelues, comme l’histoire des mastodontes (dont certains se tenant sur les pattes arrière et portant un costume vert), perturbent chacun des deux fils parallèles en miroir (celui de Quichotte et celui de Brother), tout en les enrichissant. Récurrences (jeu d’échec, etc.), intertextualité (le « flétan », qui rappelle Günter Grass, etc.). J’ai aussi pensé à Umberto Eco, Philip K. Dick.

\Mots-clés : #Contemporain #ecriture #famille #Identite #immigration #initiatique #Mondialisation  #racisme #sciencefiction #XXeSiecle
par Tristram
le Sam 4 Mar - 12:51
 
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Sujet: Salman Rushdie
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Javier Marías

Comme les amours

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La narratrice apprécie ses petits déjeuners dans une cafétéria à cause de la présence d’un couple heureux et jovial qui la met de bonne humeur pour sa journée de travail à Madrid, dans une maison d’édition. Il s’agit de Miguel Desvern ou Deverne et Luisa Alday ; lui est poignardé à mort le jour de ses cinquante ans, par erreur, pratiquement par hasard, pour tout dire stupidement, par un indigent.
Habituel décri cocasse des auteurs, si prétentieux, exigeants, exaspérants :
« Il voulait passer pour anticonventionnel et transcontemporain, mais dans le fond il était comme Zola et quelques autres : il faisait l'impossible pour vivre ce qu'il imaginait, voilà pourquoi tout paraissait artificiel et travaillé dans ses livres. »

Le drame est inattendu, presque improbable.
« Toutes ces informations étaient réparties sur deux jours, les deux qui suivaient l'assassinat. Ensuite la nouvelle avait complètement disparu des journaux, comme c'est le cas pour toutes actuellement : les gens ne veulent pas savoir pourquoi les choses se passent, seulement ce qui se passe, et que le monde est plein d'imprudences, de dangers, de menaces et d'infortunes qui nous frôlent, mais en revanche atteignent et tuent nos semblables négligents, ou peut-être non choisis par le sort. Nous vivons ensemble sans problème avec mille mystères irrésolus qui nous occupent dix minutes le matin et que nous oublions ensuite sans qu'ils nous laissent d'irritation ni de trace. Nous avons besoin de ne rien approfondir, de ne pas nous attarder sur un fait ou sur une histoire quelle qu'elle soit, que notre attention passe d'une chose à l'autre et que les malheurs des autres se renouvellent, comme si après chacun d'eux nous pensions : "Eh bien, quelle horreur. Et qu'est-ce qu'il y a d'autre. À quelles autres horreurs avons-nous échappé. Chaque jour, par contraste, nous avons besoin de nous sentir survivants et immortels, alors racontez-nous d'autres atrocités, parce que celles d'hier nous les avons déjà épuisées." »

María Dolz, la narratrice, rencontre Luisa, puis Javier Díaz-Varela, ami du défunt qui lui a demandé de s’occuper de sa femme s’il décédait, et ce sont de longues considérations sur la mort et le deuil. Javier couche avec María, temporairement, en succédané de Luisa, tandis qu’elle garde son autre amant, Leopoldo, au cas où.
« Oui, nous sommes tous des succédanés de gens que nous n'avons presque jamais connus, des gens qui ne s'approchèrent pas ou qui passèrent sans s'arrêter dans la vie de ceux que nous aimons à présent, ou qui s'y arrêtèrent mais se lassèrent finalement et qui disparurent sans laisser de trace ou seulement la poussière que soulèvent leurs pieds dans la fuite, ou qui moururent causant à ceux que nous aimons une mortelle blessure qui presque toujours finit par se refermer. Nous ne pouvons prétendre être les premiers, ou les préférés, nous sommes tout simplement ce qui est disponible, les laissés-pour-compte, les survivants, ce qui désormais reste, les soldes, et c'est sur des bases si peu nobles que s'érigent les amours les plus grandes et que se fondent les meilleures familles, nous provenons tous de là, de ce produit du hasard et du conformisme, des rejets, des timidités et des échecs d'autrui, et même dans ces conditions nous donnerions parfois n'importe quoi pour continuer auprès de celui que nous avons un jour récupéré dans un grenier ou une brocante, que par chance nous avons gagné aux cartes ou qui nous ramassa parmi les déchets ; contre toute vraisemblance nous parvenons à nous convaincre de nos engouements hasardeux, et nombreux sont ceux qui croient voir la main du destin dans ce qui n'est autre qu'une tombola de village quand l'été agonise... »

« Bien entendu on pleure l'ami, comme j'ai moi-même pleuré Miguel, mais il y a là aussi une agréable sensation de survie et de meilleure perspective, d'être celui qui assiste à la mort de l'autre et non l'inverse, de pouvoir contempler le tableau achevé et de raconter son histoire à la fin, de prendre en charge les personnes qu'il laisse désemparées et de les consoler. À mesure que les amis meurent on se sent rapetissé et plus seul, et parallèlement on commence le compte à rebours. "Un de moins, un de moins, je sais ce qu'il en fut d'eux jusqu'au dernier instant, et je suis celui qui reste pour le relater. Moi, en revanche, personne parmi ceux pour qui je compte vraiment ne me verra mourir ni ne sera capable de me raconter totalement, ainsi dans un certain sens je serai toujours inachevé parce qu'ils n'auront pas la certitude que je ne continue pas à être éternellement vivant, s'ils ne m'ont pas vu tomber." »

Javier analyse Le Colonel Chabert de Balzac (Shakespeare est aussi beaucoup cité).
« --- Ce qui lui arrive est secondaire. C'est un roman, et ce qui se passe dans les romans n'a pas d'importance et on l'oublie, une fois qu'ils sont finis. Ce sont les possibilités et les idées qu'ils nous inoculent et nous apportent à travers leurs cas imaginaires qui sont intéressantes, on s'en souvient plus nettement que des événements réels et on en tient compte. »

Précises observations psychologiques et sociales.
« Admettons, peut-être son interlocuteur était-il l'un de ces hommes, ils sont légion, à qui l'on ne peut s'adresser qu'avec un vocabulaire déterminé, le leur, pas celui que l'on emploie normalement, à qui il vaut mieux toujours s'adapter pour qu'ils ne se défient pas de vous, ne se sentent pas mal à l'aise ou diminués. Je n'en fus pas du tout vexée, pour la plupart des types de la planète je ne serais qu'"une gonzesse". »

María surprend une conversation de Javier avec un certain Ruibérriz, d’où il ressort qu’ils sont complices dans l’assassinat de Miguel.
Elle évoque Athos et Milady dans Les Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas.
« Nous ne sommes plus dans ces temps reculés où tout devait être jugé ou du moins être su ; aujourd'hui les crimes jamais élucidés ni punis sont incalculables parce qu'on ignore qui peut les commettre --- il y en a tant qu'il n'y a pas assez d'yeux pour regarder à l'entour --- et l'on trouve rarement quelqu'un à mettre sur la sellette avec un peu de vraisemblance : attentats terroristes, assassinats de femmes au Guatemala ou à Ciudad Juárez, règlements de comptes entre trafiquants, massacres sans discrimination en Afrique, bombardements de civils par ces avions sans pilote et par conséquent sans visage... Encore plus nombreux sont ceux dont personne ne s'occupe et qui ne donnent même pas lieu à enquête, c'est considéré comme peine perdue et on les classe sitôt qu'ils ont eu lieu ; et plus encore ceux qui ne laissent pas de trace, qui ne sont pas enregistrés, qui ne sont jamais découverts, ceux qui sont inconnus. »

Javier explique à María comme, bien que commanditaire, il laissa une grande part d’incertitude dans l’enchaînement meurtrier, dégageant ainsi sa responsabilité personnelle.
« --- Oui, Luisa sortira de l'abîme, n'aie aucun doute là-dessus. En fait elle en sort déjà, un peu plus chaque jour qui passe, je le vois bien et il n'est pas de retour en arrière possible une fois commencé le processus d'adieu, le second et définitif, celui qui n'est que mental et qui nous donne mauvaise conscience parce qu'il nous semble que nous nous déchargeons du mort --- c'est ce qu'il nous semble et c'est bien le cas. Un recul ponctuel peut se produire, selon le cours de la vie de chacun ou en fonction d'un hasard quelconque, mais rien de plus. Les morts n'ont que la force que leur accordent les vivants, et si on la leur retire... Luisa se libérera de Miguel, dans une bien plus large mesure qu'elle ne pourrait se l'imaginer à cet instant, et cela il le savait parfaitement. Qui plus est, il décida de lui faciliter la tâche selon ses possibilités, ce fut en partie pour cette raison qu'il me fit sa demande. En partie seulement. Bien entendu il y avait une raison qui pesait davantage. »

Miguel aurait été condamné à court terme par un cancer généralisé, avec des étapes atroces à brève échéance.
« Les gens croient qu'ils ont droit à la vie. De plus, cela figure presque partout dans les religions et les lois, quand ce n'est pas dans les Constitutions, et cependant lui ne le voyait pas ainsi. Comment avoir droit à ce que l'on n'a ni construit ni mérité ? disait-il. Personne ne peut se plaindre de ne pas être né, ou de ne pas avoir été avant dans le monde, ou de ne pas y avoir toujours été, alors pourquoi faudrait-il se plaindre de mourir, ou de ne pas être après dans le monde, ou de ne pas toujours y rester ? L'une comme l'autre de ces assertions lui semblaient absurdes. Personne ne fait d'objection sur sa date de naissance, donc on ne devrait pas non plus en faire sur celle de sa mort, également due à un hasard. Même les morts violentes, même les suicides, sont dus à un hasard. Et si on a déjà été dans le néant, ou dans la non-existence, il n'est pas si étonnant ou si grave d'y retourner bien que nous ayons maintenant un point de comparaison et que nous connaissions la faculté de regretter. »

María est draguée par Ruibérriz, l’ami voyou de Javier, et obtient ainsi d’autres informations sur leur « homicide compassionnel ».
Le récit s’autocite et ratiocine, et vaut essentiellement pour les réflexions sur la place des morts, l’amour, ou encore l’impunité, qu’il explore dans un style précis.

\Mots-clés : #amitié #amour #contemporain #criminalite #mort #psychologique #relationdecouple #xxesiecle
par Tristram
le Dim 19 Fév - 11:42
 
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Sujet: Javier Marías
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Jean-Claude Charles

Manhattan Blues

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Revenu à New York pour essayer de faire monter son film et d'écrire, Ferdinand, le narrateur (et auteur ?) raconte son séjour avec une certaine mélancolie.
« Répétitions, par retours de mémoire, d’images, de sons, le présent vécu comme un songe. »

Il loge chez son ancienne compagne, Jenny, et rencontre Fran. Celle-ci est une traductrice du français qui vient de se séparer de Bill et se retrouve sans logement ni travail.
« Elle avait les yeux pers, les cheveux d’un noir de jais, taillés en brosse, et de loin on voyait les yeux. Elle les lançait dans le demi-jour comme on lance un cerf-volant. Avec cette force sans violence, d’avance accordée à la force et à la direction du vent, invisible mais ça se sent sur la peau des mains, sur le visage, sur tout le corps, le vent. Ça va vers le nord ou ça va vers le sud. Son regard, ça va doucement à hauteur d’homme, il suffit de jeter les yeux, alors elle les jette. Sur moi. »

Cela ne se passe pas aussi bien qu’il l’aurait voulu entre les deux femmes… Et surtout, le principe suivant ne fonctionne pas tout à fait :
« Rien de tel qu’une femme pour vous faire oublier une autre femme. »

Racisme :
« Le type qui n’aime pas voir un couple mixte, encore moins s’ils ont l’air heureux, c’est un regard plein de haine. […]
Le racisme d’un regard est le plus perfide qui soit, il ne parle pas, il ne frappe pas, il n’émet pas d’insultes audibles, il est là, son destinataire ne saurait s’y tromper. C’est une sensation qu’aucune personne non victime de discrimination ne peut connaître, parce que ça ne fait pas partie de son expérience du monde. Ça n’est prévu dans aucune analyse, ça n’est pas disséqué, il n’y a pas de loi et il est souhaitable qu’il n’y en ait pas contre ça. Il ne s’agit pas de paranoïa. D’habitude ou bien je ne fais pas attention, ou bien je m’en contrefiche.
J’imagine que des femmes ont pu ressentir cette chose innommable dans certaines circonstances. Ou des Arabes en France. Ou des Juifs. Ou n’importe qui susceptible d’être violé, lynché, tabassé, gazé. On ne peut jamais dire monsieur, madame, votre regard porte atteinte à. Il n’y a pas de code sûr en la matière. C’est une affaire de peau, si j’ose dire. Une affaire de tripes. Le regard d’un raciste saisi par les tripes. »

« Mais j’ai une sainte horreur des négrophiles. Qu’on m’aime ou me déteste en tant que Noir, ça me fout en rogne. Qu’on m’aime pour mon talent ou qu’on me déteste parce que je suis un con, d’accord. Pas de cadeau pour ma couleur. Ça cache généralement trop de choses inavouables. J’ai la malchance d’avoir grandi dans une idéologie de glorification de la race noire qui se compte en centaines de milliers de cadavres. Le premier qui profane la mémoire de ces cadavres en les retournant pour une vérification d’identité, je lui crache dans la gueule. »

Fran l’emmène à son corps défendant sur les lieux de son enfance, à Brooklyn, chez ses parents absents. Curieusement, les tours jumelles du World Trade Center sont toujours dans le panorama. Errances urbaines :
« Froid, sec, ensoleillé. Un temps à faire des détours inutiles. Nous faisons des détours inutiles. »

Les idéaux révolutionnaires de sa jeunesse persistent difficultueusement.
« Mike dit qu’il voit ses amis tomber un à un. Il faudrait encore croire au héros pour pouvoir résister. Nous ne croyons plus au héros. Les plus vicelards c’est encore les anciens camarades de campus. Ils ont encore à la bouche le discours de la libération plus ou moins actualisé. Ils ont accédé progressivement à des positions stratégiques. Ils ont les moyens de te baiser la gueule. La seule façon de ne pas avoir affaire à eux serait d’être eux.
Tu en baves. Tu regrettes les bons vieux réacs classiques. Là où les choses avaient l’avantage de la clarté. Les nouveaux sont plus méchants. Ils ont cette méchanceté décuplée par la honte d’avoir trahi. Ils consacrent une partie de leur temps à guetter le moindre de tes faux pas. Là où les vieilles peaux t’ignoraient les nouveaux te connaissent. C’est ton premier point faible. Le deuxième c’est que t’as beau te forcer t’as même pas envie d’être méchant. »

Fête chez Mike, un ami peintre :
« La jungle était peuplée. Toutes races, toutes classes, tous sexes confondus. Peuplée de rêveurs, de pêcheurs de lune, de singes hurleurs, tout une faune cosmopolite, frappée, qui baragouinait au moins deux langues en plus de la maternelle, qui était née du bon ou du mauvais côté du pouvoir et des barrières sociales et de toute façon s’en foutait, suicidaire ou accrochée comme des morpions à la vie, crispée sur des désirs élémentaires de bonheur, lucide ou aveugle sur les limites de l’Amérique, solidaire du Nicaragua révolutionnaire juste pour penser à côté de papa maman ou sachant à peine situer le Nicaragua sur une carte, jeunesse d’entre dix-sept et cinquante ans ou pas d’âge, naufragés de tous les rêves, rescapés de tous les cauchemars, mélangeurs de tout et de rien du tout, révolutionnaires sans cause et apolitiques redoutablement subversifs, innocents et coupables de rien, hommes lesbiens et femmes pédés, hétéromachos féministes et sectateurs du culte de la chasteté au service du travail, artistes sans œuvre et gymnastes du vertige, fossoyeurs d’un abîme à venir où je vois heureusement le tombeau d’une certaine Amérique, dans l’utopie provisoire de la fête chez Mike. »

Ferdinand et Fran s’aiment (au moins sexuellement) ; lui a décidé de retourner en France, elle décide d’y aller aussi ; Jenny et Bill les hantent ; au terme de ces quatre jours, chacun retournera à son ancien amour, pour le meilleur ou pour le pire.
Dans cette évocation de New York et des mœurs de ses jeunes habitants, Charles utilise divers registres, mais son humour gouailleur ne m’a pas trop séduit  :
« Je te f’rai un dessin quand tu s’ras grande, je lui dis. Et encore si t’es sage. »


\Mots-clés : #amour #contemporain #discrimination #jeunesse #racisme #revolutionculturelle
par Tristram
le Mer 30 Nov - 10:23
 
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Sujet: Jean-Claude Charles
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Annie Ernaux

Les armoires vides

Tag contemporain sur Des Choses à lire Les_ar10

Denise, « Ninise » Lesur, jeune étudiante, subit un avortement clandestin, et évoque son enfance. Une enfance dans un milieu méprisé (a posteriori), en fait assez heureux (parents faisant « tout » pour elle, chère abondante – c’est l’après-guerre), modeste mais relativement privilégié (commerçants) : la misère est en réalité autour (avec notamment l’alcoolisme), même si on baigne dedans (d’autant plus avec la promiscuité).
« Malheurs lointains qui ne m'arriveront jamais parce qu'il y a des gens qui sont faits pour, à qui il vient des maladies, qui achètent pour cinquante francs de pâté seulement, et ma mère en retire, elle a forcé, des vieux qui ont, a, b, c, d, la chandelle au bout du nez en hiver et des croquenots mal fermés. Ce n'est pas leur faute. La nôtre non plus. C'est comme ça, j'étais heureuse. »

Puis l’autre monde, celui de l’école (libre) ; humiliation sociale, et culpabilité (le péché) insinuée par l’aumônier à la « vicieuse » avec son « quat'sous » (son sexe, avec connotation de peu de valeur) ; puis revanche de première de la classe. Et la lecture.
« Ces mots me fascinent, je veux les attraper, les mettre sur moi, dans mon écriture. Je me les appropriais et en même temps, c'était comme si je m'appropriais toutes les choses dont parlaient les livres. Mes rédactions inventaient une Denise Lesur qui voyageait dans toute la France – je n'avais pas été plus loin que Rouen et Le Havre –, qui portait des robes d'organdi, des gants de filoselle, des écharpes mousseuses, parce que j'avais lu tous ces mots. Ce n'était plus pour fermer la gueule des filles que je racontais ces histoires, c'était pour vivre dans un monde plus beau, plus pur, plus riche que le mien. Tout entier en mots. Je les aime les mots des livres, je les apprends tous. »

« Pour moi, l'auteur n'existait pas, il ne faisait que transcrire la vie de personnages réels. J'avais la tête remplie d'une foule de gens libres, riches et heureux ou bien d'une misère noire, superbe, pas de parents, des haillons, des croûtes de pain, pas de milieu. Le rêve, être une autre fille. »

Rejet du moche, du sale, du café-épicerie de la rue Clopart, honte haineuse d’une inculture (pourtant compréhensible), envie aussi de la vie des autres jeunes, de la liberté : l’adolescente veut "s’en sortir".
Premières menstrues, « chasse aux garçons », découverte du plaisir ; avec quand même la crainte confuse de mal tourner, comme redoutent les parents (qui triment pour lui permettre de poursuivre ses études).
« Dans l'ordre, si tout y avait été, une maison accueillante, de la propreté, si je m'étais plu avec eux, chez eux, oui, ce serait peut-être rentré dans l'ordre. »

Dix-sept ans, l’Algérie et mai 68 en toile de fond, et ce besoin (à la fois légitime et choquant) d’être supérieur à sa condition d’origine.
« J'inscris des passages sur un petit carnet réservé, secret. Découvrir que je pense comme ces écrivains, que je sens comme eux, et voir en même temps que les propos de mes parents, c'est de la moralité de vendeuse à l'ardoise, des vieilles conneries séchées. »

« Mais la fête de l'esprit, pour moi, ce n'est pas de découvrir, c'est de sentir que je grimpe encore, que je suis supérieure aux autres, aux paumés, aux connasses des villas sur les hauteurs qui apprennent le cours et ne savent que le dégueuler. »

Étudiante enfin, puis c’est la « dé-fête », elle est enceinte, et avorte clandestinement.
« J'ai été coupée en deux, c'est ça, mes parents, ma famille d'ouvriers agricoles, de manœuvres, et l'école, les bouquins, les Bornin. Le cul entre deux chaises, ça pousse à la haine, il fallait bien choisir. »

Contrairement à ce qui est parfois prétendu, Ernaux a "un style".
« Ça me fait un peu peur, ça saignera, un petit fût de sang, lie bleue, c'est mon père qui purge les barriques et en sort de grandes peaux molles au bout de l'immense rince-bouteilles chevelu. Que je sois récurée de fond en comble, décrochée de tout ce qui m'empêche d'avancer, l'écrabouillage enfin. Malheureuse tout de même, qui est-il, qui est-il... Mou, infiniment mou et lisse. Pas de sang, une très fine brûlure, une saccade qui s'enfonce, ce cercle, ce cerceau d'enfant, ronds de plaisir, tout au fond... Traversée pour la première fois, écartelée entre les sièges de la bagnole. Le cerceau roule, s'élargit, trop tendu, trop sec. La mouillure enfin, à hurler de délivrance, et macérer doucement, crevée, du sang, de l'eau. »

« Le goût de viande crue m'imbibe, les têtes autour de moi se décomposent, tout ce que je vois se transforme en mangeaille, le palais de dame Tartine à l'envers, tout faisande, et moi je suis une poche d'eau de vaisselle, ça sort, ça brouille tout. Le restau en pleine canicule, les filles sont vertes, je mange des choses immondes et molles, mon triomphe est en train de tourner. Et je croyais qu'il s'agissait d'une crise de foie. Couchée sur mon lit, à la Cité, je m'enfilais de grands verres d'hépatoum tout miroitants, une mare sous des ombrages, à peine au bord des lèvres, ça se changeait en égout saumâtre. La bière se dénature, je rêve de saucisson moelleux, de fraises écarlates. Quand j'ai fini d'engloutir le cervelas à l'ail dont j'avais une envie douloureuse, l'eau sale remonte aussitôt, même pas trois secondes de plaisir. J'ai fini par faire un rapprochement avec les serviettes blanches. Une sorte d'empoisonnement. »

Et pour une écriture "blanche" (certes peu métaphorique), j’ai découvert plusieurs mots nouveaux pour moi : décarpillage, cocoler, polard, pouque et mucre (il est vrai cauchois), etc. ; curieusement (pourtant dans l’œuvre d’une écrivaine nobelisée !), je n’ai pas trouvé en ligne la définition de "creback", apparemment une pâtisserie, ni « troume » (peur vraisemblablement).
Dès ce premier roman, Ernaux parvient, avec l'originalité de son écriture, à nous transmettre une expérience commune. C'est peut-être ça qui explique l'oppression ressentie à cette lecture, comme signalée par Chrysta : Ernaux n'est pas une auteure d'évasion, c'est tout le contraire, on est sans cesse durement ramené à la triste réalité.

\Mots-clés : #autobiographie #conditionfeminine #contemporain #enfance #identite #intimiste #Jeunesse #Misère #relationenfantparent #sexualité #social #temoignage #xxesiecle
par Tristram
le Ven 28 Oct - 11:23
 
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Sujet: Annie Ernaux
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Umberto Eco

Construire l’ennemi et autres textes occasionnels

Tag contemporain sur Des Choses à lire Constr10

Dans Construire l’ennemi, Eco documente la stigmatisation de l’étranger, du laid, du juif, de l’hérétique, de la femme (notamment sorcière), du lépreux à travers les temps, en produisant nombre d’extraits édifiants (sans omettre les auteurs religieux).
« Il semble qu’il soit impossible de se passer de l’ennemi. La figure de l’ennemi ne peut être abolie par les procès de civilisation. Le besoin est inné même chez l’homme doux et ami de la paix. Simplement, dans ces cas, on déplace l’image de l’ennemi, d’un objet humain à une force naturelle ou sociale qui, peu ou prou, nous menace et doit être combattue, que ce soit l’exploitation du capitalisme, la faim dans le monde ou la pollution environnementale. Mais, même si ce sont là des cas « vertueux », Brecht nous rappelle que la haine de l’injustice déforme elle aussi le visage. »

« Essayer de comprendre l’autre, signifie détruire son cliché, sans nier ou effacer son altérité. »

Mention particulière à La paix indésirable ? Rapport sur l’utilité des guerres, effarante justification états-unienne (et orwellienne) de la nécessité de l’ennemi, notamment pour des raisons économiques (anonyme, préfacé par J. K. Galbraith).

Absolu et relatif nous entraîne dans un débat philosophique qui revient rapidement au problème de notre conception de la vérité (atteignable ou pas).

La flamme est belle est une réflexion sur le feu, qui n’oublie pas Bachelard, entr’autres.
« Les amis pleins de sollicitude brûlent, pour des raisons de moralité et de santé mentale, la bibliothèque romanesque de Don Quichotte. On brûle la bibliothèque d’Auto da fé d’Elias Canetti, en un bûcher qui rappelle le sacrifice d’Empédocle (« quand les flammes l’atteignent enfin, il rit à pleine voix comme il n’avait jamais ri de sa vie »). »

Délices fermentées est consacré à Piero Camporesi, auteur de L’Officine des sens et « gourmet de listes ».

« Hugo, hélas ! » La poétique de l’excès :
« Le goût de l’excès le conduit à décrire en procédant par énumérations interminables [… »

« La beauté n’a qu’un type, la laideur en a mille. »

Cela m’a ramentu cette phrase (souvenir scolaire – on a beau dire du mal de l’école…) :
« Si le poète doit choisir dans les choses (et il le doit), ce n’est pas le beau, mais le caractéristique. »

Astronomies imaginaires (mais pas astrologie, croyance ou tromperie).

Je suis Edmond Dantès ! sur le roman-feuilleton, et « l’agnition ou reconnaissance » (d’un lien de parenté entre personnages) ; le texte commence ainsi :
« Certains infortunés se sont initiés à la lecture en lisant, par exemple, du Robbe-Grillet. Illisible si l’on n’a pas compris les structures ancestrales de la narration, qu’il détourne. Pour savourer les inventions et déformations lexicales de Gadda, il faut connaître les règles de la langue italienne et s’être familiarisé au bon toscan avec Pinocchio. »

Il ne manquait plus qu’Ulysse. Époustouflant patchwork de critiques du livre de Joyce, où la bêtise le dispute à l’antisémitisme.

Pourquoi l’île n’est jamais trouvée. Incipit :
« Les pays de l’Utopie se trouvent (à de rares exceptions près, comme le royaume du Prêtre Jean) sur une île. »

Texte passionnant sur l’histoire de la (non-)découverte d’îles plus ou moins fabuleuses.
« C’est parce que, jusqu’au XVIIIe siècle, date à laquelle on a pu déterminer les longitudes, on pouvait découvrir une île par hasard et, à l’instar d’Ulysse, on pouvait même s’en échapper mais il était impossible de la retrouver. »

C’est l’argument de L’Île du jour d’avant, mais on découvre aussi l’« Ile Perdue, Insula Perdita », île des Bienheureux de saint Brendan, et même un décryptage de La Ballade de la mer salée d’Hugo Pratt.

Réflexions sur WikiLeaks
« Sur le plan des contenus, WikiLeaks s’est révélé être un scandale apparent, alors que sur le plan de la forme, il a été et sera quelque chose de plus, il a inauguré une nouvelle époque historique.
Un scandale est apparent quand il rend publique une chose que tout le monde savait en privé, et dont on parlait à mi-voix par pure hypocrisie (cf. les ragots sur un adultère). »

« Et cela ne fait que confirmer une autre chose que l’on sait pertinemment : chaque dossier élaboré pour un service secret (de quelque nation que ce soit) est constitué exclusivement de matériel qui est déjà dans le domaine public. Par exemple : dans une librairie consacrée à l’ésotérisme, on s’aperçoit que chaque nouvel ouvrage redit (sur le Graal, le mystère de Rennes-le-Château, les Templiers ou les Rose-Croix) exactement ce qui figurait dans les livres précédents. Et ce n’est pas que l’auteur de textes occultistes s’interdise de faire des recherches inédites (ou ignore comment chercher des informations sur l’inexistant), mais parce que les occultistes ne croient qu’à ce qu’ils savent déjà, et qui reconfirme ce qu’ils avaient déjà appris. C’est d’ailleurs là le mécanisme du succès de Dan Brown.
Idem pour les dossiers secrets. L’informateur est paresseux tout comme est paresseux, ou d’esprit limité, le chef des services secrets, qui ne croit que ce qu’il reconnaît.
Par conséquent, puisque, dans tous les pays, les services secrets ne servent pas à prévoir des cas comme l’attaque des Twins Towers et qu’ils n’archivent que ce qui est déjà connu de tous, il vaudrait mieux les éliminer. Mais, par les temps qui courent, supprimer encore des emplois serait vraiment insensé.
Si les États continuent à confier leurs communications et leurs archives confidentielles à Internet ou d’autres formes de mémoire électronique, aucun gouvernement au monde ne pourra plus nourrir des zones de secret, et pas seulement les États-Unis, mais même pas la République de Saint-Marin ou la principauté de Monaco (peut-être que seule Andorre sera épargnée). »

« Et même si la grande masse des citoyens n’est pas en mesure d’examiner et d’évaluer la quantité de matériel que le hacker capture et diffuse, la presse joue désormais un nouveau rôle (elle a déjà commencé à l’interpréter) : au lieu de relayer les nouvelles vraiment importantes – jadis, c’étaient les gouvernements qui décidaient des nouvelles vraiment importantes, en déclarant une guerre, en dévaluant une monnaie, en signant une alliance –, aujourd’hui c’est elle qui décide en toute autonomie des nouvelles qui doivent devenir importantes et de celles qui peuvent être passées sous silence, allant jusqu’à pactiser (cela est arrivé) avec le pouvoir politique pour savoir quels « secrets » dévoilés il convenait de révéler et ceux qu’il fallait taire.
Puisque tous les rapports secrets qui alimentent haines et amitiés d’un gouvernement proviennent d’articles publiés ou de confidences de journalistes à un attaché d’ambassade, la presse prend une autre fonction : jadis, elle épiait le monde des ambassades étrangères pour en connaître les trames occultes, désormais ce sont les ambassades qui épient la presse pour y apprendre des manifestations connues de tous. »

Tout le bref texte devrait être cité !
Et c’est toujours aussi délectable de se régaler de l’esprit d’Umberto Eco…

\Mots-clés : #complotisme #contemporain #discrimination #ecriture #espionnage #essai #guerre #humour #medias #philosophique #politique #social #universdulivre #xxesiecle
par Tristram
le Lun 24 Oct - 13:57
 
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Sujet: Umberto Eco
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John Le Carré

Un homme très recherché

Tag contemporain sur Des Choses à lire Lecarr10

Peu après le 11 septembre, Issa Karpov, le mystérieux fils tchétchène d’un colonel de l’Armée rouge décédé, arrive clandestinement à Hambourg (port cosmopolite qui abrita une cellule islamiste impliquée dans l’attentat) ; il a été torturé en Russie et en Turquie, et prétend étudier la médecine, envoyé par Allah. Annabel Richter, une jeune avocate idéaliste de gauche, le met en rapport avec Tommy Brue, un banquier dont le père a créé un compte d’argent blanchi pour son père, associé à la mafia et au massacre des musulmans russes ; les services secrets s’intéressent à lui.
« En fac de droit, on discutait beaucoup de la primauté de la loi sur la vie. C’est un principe fondamental qui traverse toute l’histoire de l’Allemagne : la loi n’est pas faite pour protéger la vie, mais pour l’étouffer. Nous l’avons appliqué aux Juifs. Adapté à l’Amérique d’aujourd’hui, ce même principe autorise la torture et l’enlèvement politique. »

À son habitude, Le Carré dépeint de beaux portraits de ses personnages (notamment des agents secrets), ainsi qu'un contexte géopolitique international occulte, et crédible.
« S’il existe en ce monde des gens prédestinés à l’espionnage, Bachmann était de ceux-là. Rejeton polyglotte d’une extravagante Germano-Ukrainienne ayant contracté une série de mariages mixtes, unique officier de son service censé n’avoir rien réussi à l’école si ce n’est se faire renvoyer définitivement du lycée, avant l’âge de trente ans Bachmann avait bourlingué sur toutes les mers du globe, fait du trekking dans l’Hindou Kouch et de la prison en Colombie, et écrit un roman impubliable d’un millier de pages.
Pourtant, au fil de ces expériences invraisemblables, il avait découvert son patriotisme et sa vraie vocation, d’abord en tant qu’auxiliaire irrégulier d’un lointain avant-poste allemand, puis en tant qu’agent expatrié sans couverture diplomatique à Varsovie pour sa connaissance du polonais, à Aden, Beyrouth, Bagdad et Mogadiscio pour son arabe, et enfin à Berlin pour ses péchés, condamné à y végéter après avoir engendré un scandale quasi épique dont seuls quelques détails avaient atteint le moulin à ragots : un excès de zèle, dirent les rumeurs, une tentative de chantage malavisée, un suicide, un ambassadeur allemand rappelé en hâte. »

Sont particulièrement intéressants les discours manipulateurs des agents de renseignement et surtout des officiers traitants.
« Pas étonnant qu’elle n’arrive pas à dormir. Il lui suffisait de poser la tête sur l’oreiller pour revivre avec un réalisme criant ses nombreuses et diverses prestations de la journée. Ai-je outré mon intérêt pour le bébé malade de la standardiste du Sanctuaire ? Quelle image ai-je projetée quand Ursula a suggéré qu’il était temps pour moi de prendre des vacances ? Et pourquoi l’a-t-elle suggéré d’ailleurs, alors que je me terre derrière ma porte close pour donner l’impression que je remplis diligemment mes fonctions ? Et pourquoi en suis-je venue à me considérer comme le légendaire papillon d’Australie dont le battement d’ailes peut déclencher un tremblement de terre à l’autre bout de la planète ? »

« …] malgré tous les fabuleux joujoux d’espions high-tech qu’ils avaient en magasin, malgré tous les codes magiques qu’ils décryptaient et toutes les conversations suspectes qu’ils interceptaient et toutes les déductions brillantes qu’ils sortaient d’une pochette-surprise concernant les structures organisationnelles de l’ennemi ou l’absence desdites, malgré toutes les luttes intestines qu’ils se livraient, malgré tous les journalistes soumis qui se disputaient l’honneur d’échanger leurs scoops douteux contre des fuites calculées et un peu d’argent de poche, au bout du compte, ce sont toujours l’imam humilié, le messager secret malheureux en amour, le vénal chercheur travaillant pour la Défense pakistanaise, l’officier subalterne iranien oublié dans la promotion, l’agent dormant solitaire fatigué de dormir seul, qui à eux tous fournissent les renseignements concrets sans lesquels tout le reste n’est que du grain à moudre pour les manipulateurs de vérité, idéologues et politopathes qui mènent le monde à sa perte. »

« Nous ne sommes pas des policiers, nous sommes des espions. Nous n’arrêtons pas nos cibles. Nous les travaillons et nous les redirigeons contre des cibles plus importantes. Quand nous identifions un réseau, nous l’observons, nous l’écoutons, nous le pénétrons et nous en prenons peu à peu le contrôle. Les arrestations ont un impact négatif. Elles détruisent des acquis précieux. Elles nous renvoient à la case départ, elles nous obligent à chercher un autre réseau qui serait même deux fois moins bien que celui qu’on vient de foutre en l’air. »

Le Dr Abdullah est un érudit installé en Allemagne qui « représente beaucoup de grandes organisations caritatives musulmanes », et il est pressenti pour répartir pieusement l’argent « impur » de l’héritage d’Issa, car c’est un homme de bien – mais peut-être y a-t-il chez lui ne serait-ce que 5 % de mal ?
Cette histoire fait intervenir les services secrets allemands, anglais et américains, avec leurs guerres intestines, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme islamique, jusqu'au triomphe final des États-Unis et de leur puissant système de non-droit.
Le suspense m’est paru particulièrement bien mené. Je renvoie aux subtils commentaires de Marie et Shanidar.

\Mots-clés : #contemporain #discrimination #espionnage #immigration #justice #minoriteethnique #politique #psychologique #religion #terrorisme #xxesiecle
par Tristram
le Ven 21 Oct - 13:04
 
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Sujet: John Le Carré
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Maylis de Kerangal

Réparer Les vivants

Tag contemporain sur Des Choses à lire Talach12

Quel plaisir de retrouver une vraie écrivaine contemporaine (plutôt qu’auteure, je crois qu’il ne faut pas avoir peur de reconnaître la vanité de l’écriture) ! J’apprécie ses longues phrases denses, chargées d’information (c’est très documenté, avec un vocabulaire étendu, notamment technique – surf, médecine). Au-delà d’un grand art de la description, le lyrisme est contenu : mais le cœur n’est pas qu’un muscle dans l’humain.
J’avais une certaine réticence concernant le titre (dû à Tchekhov dans Platonov), ramentevance d’un médecin (ou d'un enseignant, voire d’un prêtre) qui critiquait l’emploi du verbe "réparer" à propos des humains (qui ne sont pas des machines), mais il peut se comprendre maintenant qu’on remplace un organe comme une pièce de véhicule (voir la remarque de Marie en 2017) – pourtant la dimension humaine est mise en évidence dans ce roman, de même que les prouesses techniques de la médecine (et de la logistique) contemporaine.
L’égale précision des descriptions, de ce qui a lieu, eut lieu ou aurait pu être, donne la même valeur aux éléments fictifs qu'à ce qui est à considérer comme vrai, présent.

« La recherche cristallise et Marthe avance son visage vers l’écran, ses yeux énormes et anamorphosés derrière les verres de ses lunettes. »

..] dénudant un buste splendide que composent différents cercles – seins, aréoles, mamelons, tétons, ventre, nombril, double amorce des globes fessiers –, que modèlent différents triangles pointés vers le sol – l’isocèle du sternum, le convexe du pubis et le concave des reins –, que creusent différentes lignes – la médiane dorsale qui souligne la division du corps en deux moitiés identiques, sillon qui rappelle en la femme la nervure de la feuille et l’axe de symétrie du papillon –, le tout ponctué d’un petit losange à l’endroit de la crête sternale – le bréchet sombre –, soit une recollection de formes parfaites dont il admire l’équilibre des proportions et l’agencement idéal [… »

Ces quelques remarques viennent en complément des excellents commentaires précédents.

\Mots-clés : #contemporain #medecine #mort
par Tristram
le Mer 12 Oct - 13:53
 
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Sujet: Maylis de Kerangal
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Michel Rio

Une comédie américaine

Tag contemporain sur Des Choses à lire Une_co10

Alexandra, vingt-quatre ans, est un top-model qui vient de perdre sa mère, Dorothy, « de son nom de jeune fille Dickinson, ou de son nom complet multi-matrimonial Dickinson Irving Bryant Thoreau Crane Dreiser de Crèvecœur », personnalité excentrique et marquante de la jet set dans le milieu culturel new-yorkais. Malgré les apparences, il semble que cette novella ne soit pas un roman à clef, bien que d’anciens personnages de Rio y réapparaissent, et même si on y rencontre un certain Jack Recouac, « auteur à succès qui avait le fructueux talent de rendre la marginalité accessible ».
La jeune femme avait quitté six ans plus tôt sa mère, figure aussi brillante qu’écrasante avec qui elle n’avait guère de liens affectifs ; c’est à l’occasion de la disparition de celle-ci qu’elle découvre l’identité de son père, Jérôme Avalon, un écrivain. La narration de leurs retrouvailles dans le milieu élitiste de l’art est surtout l’occasion pour Rio d’asséner ses vues sur le monde de l’édition, ainsi que sur la presse (sensationnaliste) et la culture américaine (pécuniaire, médiocre et impérialiste).
« La littérature est passée massivement, encouragée par la concentration éditoriale, de la création à la recette, recette industrielle dans le cas du pur divertissement, recette artisanale dans celui de la tranche de vie bien saignante, intimité épicée plus ou moins autobiographique qui a le double avantage d’autoriser l’auteur ignare et sans invention, puisque son enquête se limite à son pauvre moi, et d’appâter le lecteur-voyeur qui ne déteste pas humer les selles d’autrui. Deux corollaires. Un : l’analphabétisme galopant de la littérature et de son public. Deux : la création, ou prétendue telle, n’est plus validée que par son impact social, donc économique. La presse a emboîté le pas, parce qu’après tout son affaire, qui est aussi celle des trusts éditoriaux, c’est de vendre du papier. Une preuve : l’exportation regrettable de la “creative writing” inventée ici, et qui est un mensonge éhonté parce que ce qu’on peut enseigner n’est pas la création mais la recette. »

« …] en matière de création, ce qu’on vend n’est pas l’œuvre mais l’ouvrier. Variante de l’adage moderne « ne montre pas ton travail mais ton cul » impératif dans les champs artistique et politique, hautement démocratique dans la mesure où, si très peu de gens ont un génie ou des idées, une invention, en somme, tout le monde a un cul, tant bien que mal. »

Un peu outrancier avec notamment son déplaisant élitisme, ce propos pointe cependant une vraie dérive du travail d'écriture et de sa diffusion.

\Mots-clés : #contemporain #creationartistique #medias #social #xxesiecle
par Tristram
le Lun 10 Oct - 12:07
 
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Sujet: Michel Rio
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Joseph Incardona

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La soustraction des possibles

Quatrième de couverture a écrit:On est à la fin des années 80, la période bénie des winners. Le capitalisme et ses champions, les Golden Boys de la finance, ont gagné : le bloc de l’Est explose, les flux d’argent sont mondialisés. Tout devient marchandise, les corps, les femmes, les privilèges, le bonheur même. Un monde nouveau s’invente, on parle d’algorithmes et d’OGM.
À Genève, Svetlana, une jeune financière prometteuse, rencontre Aldo, un prof de tennis vaguement gigolo. Ils s’aiment mais veulent plus. Plus d’argent, plus de pouvoir, plus de reconnaissance. Leur chance, ce pourrait être ces fortunes en transit. Il suffit d’être assez malin pour se servir. Mais en amour comme en matière d’argent, il y a toujours plus avide et plus féroce que soi.
De la Suisse au Mexique, en passant par la Corse, Joseph Incardona brosse une fresque ambitieuse, à la mécanique aussi brillante qu’implacable.


Et en plus de tous les prix on a tous les mots de journalistes et libraires pour nous préparer à la claque !

Une claque pour laquelle il vaut mieux être d'humeur 80's et fantasmer sur une richesse discrète aux parfums légèrement frelatés. Des villas de luxe, des soirées chics, des emplois pour bureau feutrés... Comme vous lecteur, c'est ce qui fait rêver le duo d'amour du prof de tennis et de la banquière immigrée.

L'intrigue tient à moins qu'un fil, plutôt un truc pour dérouler le paysage du scénario et de sa galerie de personnage le fil. Les banquiers, les mafieux... et l'auteur.

L'auteur on profite régulièrement de sa vision, de la même manière qu'il nous fait profiter (ou impose ?) de régulières pages de fesse pour nous réveiller pour peu qu'on risque l'ennui. Des mafieux aussi. De la violence de temps en temps et sur ce tempo bien bancal et peu imaginatif quelques références littéraires, du Ramuz pour faire du pays, tant qu'à faire.

Un cliché parmi d'autres, une image parmi d'autres puisées dans ce qui est devenu un imaginaire commun du fric et des années 80. Un bouquin qui finalement ne dit pas grand chose (je suis gentil !) en tout cas rien de neuf et qui dans mon univers à moi, pourtant friand d'alimentaire quand ça tient la route, apparait aussi peu écrit qu'il est construit.

L'accumulation et la motonie des 450 pages en cadeau fiscal, si on veut. On est aussi loin de Ramuz que de Dürrenmatt (si on devait chercher une référence de par là qui a tremper le policier dans de troublants mélanges). Quelque chose comme une mauvaise série B en pire, son honnêteté et son savoir faire en moins et si on veut.

Spoiler:


Mots-clés : #contemporain #polar #xxesiecle
par animal
le Dim 18 Sep - 18:05
 
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Sujet: Joseph Incardona
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Kenneth White

La Maison des marées

Tag contemporain sur Des Choses à lire La_mai13

Écossais devenu Français, Kenneth White s’est installé à Trébeurden près de Lannion, Côtes-du-Nord devenues Côtes-d’Armor, après dix-sept années passées dans le Sud-Ouest.
Lu après Le phare, voyage immobile, de Paolo Rumiz, dans un esprit proche – la mer, son « esprit pélagien » − (et de même origine – bouquinerie Emmaüs, avec peut-être, qui sait, le même ancien propriétaire), ce livre est aussi un « voyage immobile », évoque également le goût du « mauvais temps », et porte le même message, celui du gâchis par l’espèce humaine de notre environnement. Avec sa composante « celte » et son appétit de jouissance de l’existence, White rapporte son quotidien de bibliophile en « l’atelier océanique », sans omettre les visites intempestives d’éclopés, manuscrits en mal d’éditeur et autres indésirables qui abondent.

« C'est surtout quand la pluie tourbillonne autour de la maison que j'aime lire de vieux livres et consulter d'anciennes cartes. »

« Il y a une musique du paysage. On l’a rarement écoutée. Avant la civilisation, oui, peut-être – et encore. Peut-être les hommes primitifs guettaient-ils uniquement les bruits, les sons qui concernaient leur survie : le craquement d’une branche signalant l’approche d’un animal, le vent qui annonce la tempête… Loin d’entrer dans le grand rapport, ils rapportaient tout à eux. Il est possible que j’exagère. Peut-être qu’ici et là il y avait des oreilles pour écouter la musique pure du paysage qui n’annonce rien. Ce qui est sûr, c’est qu’avec l’arrivée de la civilisation et surtout son développement, on n’écoute plus rien de tel. Le civilisé écoute les harangues politiques, il écoute les homélies religieuses, il écoute toutes sortes de musiques préfabriquées, il s’écoute. Ce n’est que maintenant (la fin de la civilisation ?) que certains, ces solitaires, des isolés, se remettent à écouter le paysage. »

« Quand je ne peux pas me concentrer sur autre chose, je note tout ce que je vois, tout ce que j’entends. C’est fou la quantité de détails que l’on remarque de cette manière-là, et le sens aigu de la réalité que cela procure. »

L'étalage béat de son bonheur de privilégié, la moquerie des indésirables qui le dérangent m'ont cependant un peu indisposé.

\Mots-clés : #autobiographie #contemporain #nature #ruralité #viequotidienne
par Tristram
le Lun 25 Juil - 12:01
 
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Sujet: Kenneth White
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Virginie Symaniec

Barnum – Chroniques

Tag contemporain sur Des Choses à lire Barnum10

Virginie Symaniec raconte au jour le jour comment, historienne exclue de la recherche universitaire et ainsi condamnée à la précarité, elle a créé sa maison d’édition à partir de presque uniquement elle-même − comme le ver du mûrier son cocon et sa soie. C’est donc un regard inédit sur le monde de l’édition, mais aussi du marché (le lieu où Symaniec propose ses livres à côté des légumes et foies gras, à Léon dans les Landes et ailleurs) : « l’économie réelle ». Le livre retourne à sa source d’objet fondamentalement humain au travers des péripéties (elles sont innombrables) d’un chemin éminemment existentiel, original, créatif, résilient.
« Sur un marché, un éditeur est un producteur dont le statut se rapproche parfois de celui de l'artisan s'il est lui-même imprimeur ou typographe, ou bien s'il fait lui-même le labeur en fabriquant, par exemple, des livres-objets. Le libraire, en revanche, aura sur un marché le même statut qu’un bouquiniste. Qu’il vende du neuf ou de l’occasion, comme il ne fabrique rien, il sera donc classé parmi les revendeurs. Pourtant, dans les faits, un libraire est un revendeur un peu particulier. Il est le seul à être assujetti à la loi sur le prix unique du livre, qui permet à l’éditeur de garantir le droit d’auteur et au libraire de ne pas disparaître au profit des hypermarchés. L’éditeur est donc habituellement un fournisseur qui fixe le prix auquel le libraire vendra le livre. »

« Certains sont de vrais commerçants. D’autres ont simplement "rompu". Ils font le marché comme ils se seraient réfugiés ailleurs. Au fond, c’est mon cas et ma ligne éditoriale. Et lorsque je dis que je travaille aussi sur l’exil, cela résonne beaucoup, ici. La plupart de mes acheteurs me posent mille questions. Certains de mes collègues, non. Ils me fixent, auraient mille choses à dire, c’est juste que cela ne peut pas se raconter comme ça, ce qu’on a décidé un jour de fuir, mais je sais qu’ils savent, que je n’ai rien à leur expliquer. Ceux-là m’aident beaucoup. »

« Nous, les éditeurs, sommes des producteurs qui n’avons aucune obligation d’assouvir avec notre propre argent le désir d’autrui d’être publié. Car c'est bien cela qu'on nous demande lorsqu'on nous envoie un texte : de financer sa fabrication sous forme de livre et d'en assurer l'exploitation moyennant contrepartie financière sur la vente de chaque exemplaire. […]
Éditrice, ce n’est pas non plus coach en écriture : il peut m'arriver de corriger des coquilles, de suggérer des modifications, mais je suis devenue plutôt taiseuse sur ces questions. Une écriture, cela se voit. Lorsqu'il y en a une, c'est assez incontournable. Au fond, lorsqu’il y en a une, c’est qu’il y a quelqu’un. Et un auteur qui fait son métier revient généralement lui-même sur son texte. Cela ne loupe jamais, en fait. Dix minutes avant que je n'envoie le fichier à l'imprimeur, il relit encore, demande à corriger encore, travaille encore, modifie encore. Un auteur prend sa place, jusqu'au bout. Cet effort est sacrément beau à regarder et cela se respecte, me semble-t-il. Alors je respecte cela, le métier d’écrire, pas la graphomanie. »

Les savoureuses anecdotes rapportées, à peine contextualisées, sont parfois d’un entendement difficile. Des encarts présentent l’écurie de l’éditrice, auteurs traduits d’Europe orientale, primo-romanciers et autres plumitifs qui ne seraient pas parvenus autrement jusqu’aux lecteurs. La ligne éditoriale de Symaniec pivote autour du voyage en tant que quête, exil, mouvement en littérature, voir https://www.leverasoie.com/index.php/le-ver-a-soie.
L’aspect artisanal et singulier de ce travail me semble condensé dans le concept des « poèmes à planter », effectivement fabriqués à la main à partir de « matériau spécifique », papier à ensemencer que les auteurs et lecteurs font croître dans l’imaginaire et le réel : la magie du langage avec ces mots qui poussent, recueillis et à cueillir.
« Le premier test de fabrication réalisé à partir de L’Albatros de Baudelaire est actuellement en train de se transformer tranquillement en fleurs des champs dans ma cuisine. »
2 mai 2017

« L’Albatros de Baudelaire, planté mi-mai dans ma cuisine sur graines de fleurs des champs, pousse. Se pourrait-il que quelque chose soit non seulement en train de pousser, mais aussi de fleurir au Ver à soie ? Fragilité apparue au croisement d’un pot de terre, d’eau, de lumière, de temps et de soin. L’anti-start-up par excellence. »

Outre la captivante introduction à un modèle flexible et hautement adaptatif d’entreprise, de fabrication et d’auto-diffusion-distribution (ainsi qu’à l’univers solidaire – ou pas − des camelots), l’expérience aventureuse révèle une personne marquante par l’intelligence, l’esprit de liberté, la curiosité de l’autre, la valeur du travail, la rigueur, l’humour (y compris autodérision) dans une approche subtile de la condition féminine. Une de ces réjouissantes "autres" façons de faire.

\Mots-clés : #contemporain #creationartistique #ecriture #exil #journal #mondedutravail #universdulivre
par Tristram
le Mer 20 Juil - 12:45
 
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Sujet: Virginie Symaniec
Réponses: 5
Vues: 274

Etgar Keret

Sept années de bonheur

Tag contemporain sur Des Choses à lire Sept_a10

Ces chroniques intimes, parues en 2013 en Israël, réunissent des ressentis et réflexions d’un habitant d’un pays menacé en permanence, et sa condition particulière, notamment lors de ses nombreux voyages à l’étranger. Significativement, la première évoque comme, ayant amené sa femme pour accoucher dans un hôpital, y affluent les victimes d’un attentat terroriste de plus. Mais c’est aussi un regard plus vaste sur cette société ; ainsi sa sœur est convertie à l’orthodoxie.
« En France, un réceptionniste nous dit, à moi et à l’écrivain arabe israélien Sayed Kashua, que si ça ne tenait qu’à lui, l’hôtel ne recevrait pas les juifs. Après quoi il me fallut passer le reste de la soirée à entendre Sayed râler : comme si ça ne suffisait pas d’avoir subi l’occupation sioniste pendant quarante-deux ans, il lui fallait maintenant supporter l’insulte d’être pris pour un juif. »

Beaucoup de choses sur les taxis, son fils, son père, et aussi La maison étroite, « une maison qui aurait les proportions de mes nouvelles : aussi minimaliste et petite que possible », qu’un architecte lui construit à Varsovie. Sur trois niveaux, elle est prévue dans une « faille » entre deux immeubles :
« Ma mère regarda l’image simulée pendant une fraction de seconde. À ma grande surprise, elle reconnut immédiatement la rue ; l’étroite maison serait construite, par le plus grand des hasards, à l’endroit précis où un pont reliait le petit ghetto au grand. Quand ma mère rapportait en fraude de quoi nourrir ses parents, elle devait franchir une barrière à cet endroit, gardée par un peloton de nazis. Elle savait qu’en se faisant surprendre avec une miche de pain elle serait exécutée sur-le-champ. »

Seule rescapée de sa famille, son père lui avait demandé de vivre pour faire survivre leur nom.
Voici l’extrait qui m’a conduit à lire ce livre (et constitue une bonne réponse possible dans le dossier La littérature c’est koi, notée par Bix en son temps) :
« L’écrivain n’est ni un saint ni un tsadik [(homme) juste, en hébreu] ni un prophète montant la garde ; il n’est rien qu'un pécheur comme un autre doté d’une conscience à peine plus aiguisée et d’un langage un peu plus précis dont il sert pour décrire l’inconcevable réalité de notre monde. Il n’invente pas un seul sentiment, pas une seule pensée ‒ tout cela existait longtemps avant lui. Il ne vaut pas mieux que ses lecteurs, pas du tout ‒ il est parfois bien pire ‒, et c'est ce qu’il faut. Si l'écrivain était un ange, l'abîme qui le séparerait de nous serait si vaste que ses écrits ne nous seraient pas assez proches pour nous toucher. Mais parce qu'il est ici, à nos côtés, enfoui jusqu'au cou dans la boue et l'ordure, il est celui qui plus que quiconque peut nous faire partager tout ce qui se passe dans son esprit, dans les zones éclairées et, plus encore, dans les recoins sombres. »


\Mots-clés : #antisémitisme #autobiographie #communautejuive #conflitisraelopalestinien #contemporain #ecriture #terrorisme #viequotidienne
par Tristram
le Jeu 19 Mai - 12:45
 
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Sujet: Etgar Keret
Réponses: 2
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