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Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Jeu 28 Mar - 9:42

276 résultats trouvés pour social

Emile Zola

Tag social sur Des Choses à lire - Page 5 41fm6-10

Nana

Le culot de Zola pour nous sortir un tel roman en 1880. Parce que même pour moi, ça devenait vraiment sale ! On imagine le choc à l’époque.

La « blonde grasse » Nana croque les hommes, les suce jusqu’à la moëlle de leurs économies puis les jette. Mais la plume de Zola nous la rend attendrissante au début. C’est presque une enfant gentille et douce qui n'a pas tellement grandi, dont on ne refuse pas les caprices ; caprices qui deviendront monstruosités sur la fin… J’ai une pensée douce amère pour le pauvre comte Muffat (« mufe » pour les intimes) assez sympathique dans sa servilité affective et sexuelle…


« Hein ? mon petit mufe, encore un rival de moins. Tu jubiles aujourd’hui… Mais c’est qu’il devenait sérieux ! Il voulait m’épouser. » Comme il pâlissait, elle se pendit à son cou, en riant, en lui enfonçant d’une caresse chacune de ses cruautés […] Muffat avait accepté les autres. Maintenant, il mettait sa dernière dignité à rester « Monsieur » pour les domestiques et les familiers de la maison, l’homme qui, donnant le plus, était l’amant officiel. Et sa passion s’acharnait. Il se maintenait en payant, achetant très cher jusqu’aux sourires, volé même et n’en ayant jamais pour son argent ; mais c’était comme une maladie qui le rongeait, il ne pouvait s’empêcher d’en souffrir. Lorsqu’il entrait dans la chambre de Nana, il se contentait d’ouvrir un instant les fenêtres afin de chasser l’odeur des autres, des effluves de blonds et de bruns, des fumées de cigares dont l’âcreté le suffoquait. […] Puis, là, dans cette chambre, un vertige le grisait. Il oubliait tout, la cohue des mâles qui la traversaient, le deuil qui en fermait la porte. Dehors, parfois, au grand air de la rue, il pleurait de honte et de révolte, en jurant de ne jamais y rentrer. Et, dès que la portière retombait, il était repris, il se sentait fondre à la tiédeur de la pièce, la chair pénétrée d’un parfum, envahie d’un désir voluptueux d’anéantissement. »


Je pense aussi au pauvre petit Georges, triste victime collatérale de ses derniers caprices, dindon de toutes les farces, qui la poursuit dans une scène de demandes en mariage alors même que Nana lui dit aller se donner à un autre homme pour se payer sa pommade… L’écriture est assez jouissive (peut-être un peu trop ?). On évoque même l'homosexualité féminine. Le Zola semble avoir vraiment étudié (vécu ?) la situation, les personnages sont plus vrais que nature, jamais vraiment manichéens.

Nana est une « mouche dorée », presque une charogne baudelairienne. Victime et actrice, presque tout le monde se gausse d’elle (je pense à la scène mémorable du banquet improvisé & évidemment de la scène finale). Le dégoût supplante le plaisir, sur la fin...


\Mots-clés : {#}conditionfeminine{/#} {#}sexualité{/#} {#}social{/#} {#}xixesiecle{/#}
par Invité
le Lun 11 Jan - 0:15
 
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Sujet: Emile Zola
Réponses: 31
Vues: 2322

Joyce Carol Oates

Un livre de martyrs américains

Tag social sur Des Choses à lire - Page 5 97828410

Quatrième de couverture :

2 novembre 1999, Luther Dunphy prend la route du Centre des femmes d'une petite ville de l'Ohio et tire sur le Dr Augustus Voorhees, l'un des "médecins avorteurs" de l'hôpital. De façon remarquable, Joyce Carol Oates dévoile les mécanismes qui ont mené à cet acte meurtrier et offre le portrait acéré d'une société ébranlée dans ses valeurs profondes. Entre les foetus avortés, les médecins assassinés ou les "soldats de Dieu" condamnés à la peine capitale, qui sont les véritables martyrs ?



Douloureux sujet que celui de l'avortement...qui se conjugue avec celui de la contraception chez ces chrétiens intégristes....(évidemment).

Un roman de plus de 800 pages, lu en deux jours...je dois dire que moi qui suis une inconditionnelle de J.C. Oates, je suis, une fois de plus, époustouflée par son talent !

Beau tour de force que de nous plonger dans la tête de ce chrétien pratiquant, Luther Dunphy, qui voulant lui-même être pasteur (recalé) avait ses failles ....remarquablement bien dressé ce portrait....tout comme celui du médecin gynécologue obstétricien....Gus Voorhees, idéaliste, et prêt à risquer sa vie pour accomplir ce qu'il estime être "son devoir".

Guy Voorhees

" Il avait sauvé des vies. La vie de jeunes filles et de femmes.

Des filles qui avaient essayé d'avorter elles-mêmes par honte. Des filles qui étaient arrivées à terme en semblant ne pas savoir qu'elles étaient enceintes et qui même en plein accouchement hurlaient leur déni. Des femmes enceintes qui n'étaient pas allées voir un médecin, bien que sachant, ou devinant, que le foetus était mort et qu'elles ne portaient pas la vie, mais la mort. Des filles qui cachaient leur grossesse sous des corsets, qui aplatissaient leurs seins gros de lait contre leur poitrine. On se serait cru en 1955 ou en 1935. On n'imaginerait pas que des situations aussi terribles existent encore. Par ignorance ? Par intolérance religieuse ? Par désir d'être bonnes. Et de paraître bonnes.

Certaines d'entre elles étaient pentecôtistes. Il y a eu deux ou trois Amish dans l'ouest rural du Michigan. Une poignée de catholiques dans la région de Détroit.

Certaines des très jeunes filles avaient été engrossées par....des beaux-pères ou des pères ? Des oncles ? Des frères ou des cousins plus âgés ? Elles étaient trop terrifiées pour le dire. Elles "ne savaient pas". Elles " ne se souvenaient pas ".

Dans leur religion (pour autant qu'il la comprenne) il importait peu qu'une grossesse résulte d'un viol ou d 'un inceste, l'avortement était contre la loi divine. L'avortement était un péché, un crime et une honte parce que c'était "le massacre d'innocents". En implorant l'aide du Dr Voorhees dans un murmure précipité, la mère ne l'avait pas prononcé une seule fois.


Luther Dunphy

"j'éprouvais une terrible angoisse ! J'avais souhaité être pasteur de l'église missionnaire de Jésus de Saint-Paul et transmettre la parole à tous ceux qui voulaient entendre. Mais l'église n'avait pas voulu de moi, et Dieu non plus n'avait pas voulu de moi pour répandre sa parole."

Une loi avait été votée dans l'Ohio quelques années auparavant, interdisant aux manifestants de s'approcher à moins de deux mètres des avorteurs et du personnel, de se rassembler dans l'allée ou de bloquer l'entrée du Centre ; mais cette loi n'était pas toujours observée. "

Cessez de vous mentir,
Aucun bébé ne choisit de mourir.


A cette heure-ci aucune mère n'arrivait, mais Voorhees arriverait bientôt. Cela, je le savais avec certitude.

Magistral ce roman....mais peut-on vraiment le qualifier de roman, il est presque construit sous la forme d'un reportage.

Les familles des deux principaux protagonistes, le malheureux médecin et son assassin, sont décortiquées, analysées....deux familles diamétralement opposées, les Voorhees, pur intellos de gauche d'un côté et les Dunphy de l'autre,  représentant l'Amérique rurale, profondément croyants.

Malgré tout, des familles brisées, dont les enfants n'en sortiront pas indemnes....ni les épouses d'ailleurs....

On suit leur évolution au fil du temps....

Le travail de documentation de cette auteure que je considère comme l'une des plus talentueuses de sa génération est impressionnant....tant sur les milieux (divers) chrétiens comme il en existe de nombreux  aux Etats-Unis, que sur celui du système judiciaire (si complexe) et même celui de la boxe ....

Deux choses m'ont néanmoins interpellée....les injections létales dans les Etats où la peine de mort sévit,  seraient administrées par le personnel carcéral et non par des médecins qui refusent de tuer un être humain....avec toutes les complications que cela peut créer évidemment....(j'ai vérifié sur le net, il y a eu des cas où le condamné a mis plus de deux heures à décéder et avec des souffrances évidentes)  et le sort des foetus jetés à la poubelle au lieu d'être incinérés (ça j'ai du mal à le croire)....

Un livre magnifique  Very Happy


\Mots-clés : #conditionfeminine #criminalite #medecine #religion #social
par simla
le Sam 9 Jan - 5:41
 
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Sujet: Joyce Carol Oates
Réponses: 115
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Jorge Amado

Les Deux Morts de Quinquin-la-Flotte

Tag social sur Des Choses à lire - Page 5 Les_de12


Joaquim Soares da Cunha, « cet époux et père timide et bon autant qu’obéissant, qui devenait sensé et conciliant pour peu qu’on élevât la voix ou qu’on prît un air sévère » est mort pour sa famille : voici dix ans que ce respectable retraité la quitta, confite en bienséance, pour devenir une figure du petit peuple de Salvador de Bahia, parmi les paresseux, sans métier, ivrognes, chanteurs et musiciens, joueurs, amateurs de capoeira (art martial scénarisé introduit par les esclaves noirs) et de candomblé (religion importée par les mêmes, et mêlée de catholicisme).
Dix ans plus tard, c’est Quinquin-la-Flotte qui meurt :
« C’était le cadavre de Quinquin-La-Flotte, tafiateur, débauché et joueur impénitent, sans famille, sans foyer, sans fleurs et sans prières. Ce n’était pas Joaquim Soares da Cunha, fonctionnaire émérite de la Perception, mis à la retraite après vingt-cinq ans de bons et loyaux services, époux modèle à qui tout le monde tirait son chapeau et serrait la main. Comment est-il possible qu’à cinquante ans on abandonne sa famille, sa maison, les habitudes de toute une existence et ses vieilles connaissances pour aller vagabonder dans les rues, boire dans les tavernes sordides, fréquenter les prostituées, vivre malpropre et non rasé, habiter dans un taudis infâme et dormir sur un grabat misérable ? »

Et la famille tente de l’enterrer au moins cher, en le soustrayant à l’affection de ses compères de débauche :
« Dès qu’un homme meurt, il recouvre la respectabilité la plus authentique, même s’il a fait des folies de son vivant. La mort, de sa main qui sème l’absence, efface les taches du passé, et la mémoire du défunt brille avec l’éclat du diamant. C’est la thèse de la famille, approuvée par les voisins et par les amis. »

Quinquin est mort dans son sommeil, le sourire aux lèvres, et son cadavre garde un semblant de vie lors des funérailles :
« …] le mort se reposait des fatigues de sa toilette. »

C’est une marque de fantastique qui paraît typiquement sud-américaine, ici habilement intégrée, et avec humour ; le cadavre s’anime un peu lorsqu’une personne seule le considère, ou quand la compagnie est prise de boisson... et lui redonne une certaine vie...
Et Floflotte, le « vieux loup de mer », mourra comme il le voulait.
« – Que chacun s’occupe de son propre enterrement... rien n’est impossible. »

Le livre est aussi prétexte à dépeindre le peuple multiracial des bas quartiers, sa truculence entre misère et pègre, et son folklore vivace ‒ ce qu’Amado a souvent brossé, avec bonheur.
C’est un roman court, surtout si comme moi on se dispense de la lecture de la préface, qui représente 40% du volume, et un des meilleurs d’Amado, par ailleurs inégal.
Je recommanderais également la lecture de Dona Flor et ses deux maris et de Tereza Batista.


Mots-clés : #humour #social
par Tristram
le Lun 14 Déc - 19:45
 
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Sujet: Jorge Amado
Réponses: 5
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Gunnar Gunnarsson

Oiseaux noirs
(NB: se trouve parfois au singulier selon les éditions et traductions, L'oiseau noir).

Tag social sur Des Choses à lire - Page 5 Gunnar10
Titre original: Svartfugl. Écrit en Danois, parution en 1929. Sera traduit en Islandais en 1938 seulement.

Roman noir, donc.
Que de morts, et j'ajoute: que d'innocents morts de mort violente, enfants compris !
Je refuse à tenir le compte exact des cadavres qu'empile Gunnarsson. Et pourtant nous ne sommes pas dans la surenchère de violence et d'hémoglobine, telle qu'elle envahit nos écrans pour la plus grande délectation des populations contemporaines.
Tout, ici, est plus sourd.

Au niveau du genre, je souscris à peine à policier, même s'il y a beaucoup de thrill, et pas mal de suspense, une enquête, un jugement. Plutôt une mise en évidence de la condition humaine, beyond evil and good, au-delà du mal et du bien. Avec de belles pistes de réflexions sur la justice divine mise en vis-à-vis de la justice humaine.
Et, toujours, par petites touches, ces somptueuses descriptions de paysages islandais, de la vie rurale, et cet extraordinaire talent de portraitiste, où l'on retrouve le Gunnarsson de "Vaisseaux" et des "Brins", dans une entreprise romanesque complètement d'un autre ordre, d'un autre genre...

Pour un policier -si tant est que ce soit un polar- Gunnarsson n'use pas de développements digressifs, destinés, par exemple, à amener le lecteur à considérer certaines pistes comme possible. Même ce qui nous paraît éloigné du sujet finit par se retrouver, porteur de sens, de signification, à un moment donné de l'histoire.

Ainsi, le roman s'ouvre sur un chapelain, futur Pasteur, fraîchement nommé, le héros principal (Eyjolfur), du moins celui par (ou plutôt pour) qui l'histoire est écrite au "je" (voir post de Marko plus haut dans le fil).
Le prêche que vous lisez partiellement dans le post de Marko se rapporte à la mort (péri noyé en mer) du fils d'Amor Jonsson, Hilarius. Le héros épousera sa nièce, l"achètera" selon les termes utilisés par lui-même. Alors qu'elle préférait le propre frère du chapelain, Pall, avec qui elle flirtait, qui vit avec ledit chapelain et est, ni plus ni moins, son employé, son fermier:
Eyjolfur est là par une histoire d'héritage combinée à sa réussite scolaire. Mais sa vocation est sincère:
Chapitre I a écrit:Lorsque, après de longues études, je devins pasteur, ce ne fut pas seulement parce que j'avais émis le vœu de me consacrer à ce vieux sanctuaire qu'un vague parent m'avait laissé en héritage. J'ai voulu servir cette maison de prières, aussi bien par mes paroles que par mes actes.



Ainsi, on trouve le bloc mort-amour-argent-communauté de destinée-spiritualité déjà en cours d'échafaudage.


Au chapitre II entre Bjarni, peut-être le vrai héros, le personnage principal de cette histoire. Et quelle entrée, voyez plutôt:
Chapitre II a écrit:- Quel étrange cercueil ! criai-je brusquement, comme le ferait un gamin et non une soutane.
Le paysan me regarda attentivement et demanda:
- C'est vous, notre nouveau chapelain ? Quel est votre nom ?
Je fis semblant de ne pas avoir entendu.
- Qu'avez-vous dans ce cercueil ? dis-je d'un ton solennel. Peut-être était-ce la dépouille d'un homme voûté par l'âge et la misère, peut-être était-ce une de mes ouailles dont il n'avait pu étendre décemment le cadavre dans le cercueil, peut-être était-ce un malheureux estropié, un pauvre homme sans jambes. Mais aucune de ces suppositions n'expliquent pourquoi ce grand et solide paysan se montrait d'une telle avarice pour choisir ce cercueil.
Le g'ant à la barbe dorée hésita un moment.
- Je m'appelle Bjarni Bjarnason, fermier de Sjöundaà, de votre paroisse, dit-il avec grandiloquence.
Il avait déposé le cercueil sur le gazon d'une tombe toute proche.
- Dans ce cercueil se trouvent mes petits paysans...Oui je les appelais ainsi, Bjarni et Egill - ils avaient sept et huit ans. Ils ont commencé à tousser...comme ma femme a toujours toussé depuis que nous sommes mariés, il y a douze ans. Mais ces petits m'ont quitté brutalement. Des enfants, comprenez-vous...Ils n'ont pas pu résister au mal. Ne croyez surtout pas que c'est par avarice que je les ai mis dans le même cercueil...Est-ce qu'il y a du mal à ça ?
- Pas du tout, dis-je, honteux.


Sur le lieu, à présent, la toute petite paroisse de Raudasandur. La description est prestement menée et est somptueuse, vraiment la plume de Gunnarsson est exceptionnelle de puissance évocatrice concise:

Chapitre IV a écrit:De ma vie, je n'oublierai ce dimanche. Un soleil fatigué disparaissait derrière le fjord et la grève, jetant une lueur rougeâtre sur la blanche écume des vagues. Nous étions assis non loin du pré où je l'avais suivi, tandis que sa monture broutait l'herbe à nos pieds.
- Pourquoi t'évertuer à persuader les gens de Rausandur qu'une maison ne peut se construire sur le sable, me dit Amor Jonsson en riant. Nous avons douze fermes ici, et il y en a onze, y compris la tienne - avec l'église et son cimetière - qui sont bâties sur le sable rocailleux que le Bredefjord a jeté au rivage: c'est ainsi que cette terre s'est formée. Bjarni de Sjöundaà est le seul paysan de cette paroisse dont la maison fut bâtie sur la roche. Une maison qui se cache, solitaire, derrière le versant de Skor. Oui, cachée et solitaire. Et Dieu est seul à savoir si cette ferme est plus solide que les autres.
Sa voix le parut sombre et hallucinée, comme un feu couvant sous la cendre. Et je me souvins tout à coup qu'Amor Jonsson regardait souvent Bjarni mais ne parlait jamais avec lui. Oui, il le regardait d'un air attentif, presque curieux mais sans hostilité. Et lorsque je rapprochai cette attitude de ce qu'il m'avait dit à propos de la situation solitaire de la ferme, je frissonnai.
- Ce sont les loups marins qui, en mâchant, ont jeté, grain à grain, la base de Raudasandur, continua Amor Jonsson. Et si j'étais le pasteur, le prêche serait pour moi une excellente occasion de bénir leur éternel appétit. Regarde-les. Ils forment d'interminables files, ces loups qui mâchent leurs algues en regardant la terre. Leurs gueules mâchonnantes ressemblent à des lettres noires et prophétiques écrites sur l'abîme..gueules sombres, changeantes.
Il y eut un silence.
- Mais souviens-toi, mon fils, que sans les dents des loups, sans la rocaille des moules et leur éternel appétit, on ne parlerait point de Raudasandur. Et, se levant: dois-je emporter tes compliments vers Keflavik ?
Il parla ainsi, sans me regarder, et il n'attendit pas ma réponse. Les sabots résonnèrent sur le sol dur des champs, puis leur bruit s'adoucit et mourut dans l'ombre de la nuit.
Je regagnai la maison, mais je sentais mon âme rongée par des vers dont j'ignorais la provenance: sombres pressentiments, désirs assoupis, peur incertaine, haine mais surtout un amour jeune et sans limites.


La clef du titre nous est offerte dans le chapitre VIII (on vient d'enterrer Gudrun, l'épouse de Bjarni).
Chapitre VIII a écrit:Nous étions seuls, Bjarni et moi, car, lorsque Pall avait vu l'emplacement de la nouvelle tombe, ses yeux s'étaient troublés et il nous avait quittés brusquement.
- Deux ans ont déjà passés, Bjarni...
- Oui...deux années bien longues, murmura t-il sans me regarder. Puis il y eut un silence.
Après quelque temps, il s'épongea le front, se redressa et me regarda de ses yeux bleus et clairs.
- Tu te souviens de l'été passé, dans la "falaise des oiseaux" ? me dit-il en souriant. Tu te rappelles qu'un morceau de la roche s'est détaché et qu'il ne me restait plus qu'une main pour se cramponner à la paroi ? J'ai bien cru, alors, que s'en était fait de moi, et que ce serait mon cadavre qu'on ensevelirait ici, à côté de mes petits paysans.
Bjarni reprit son travail et dégagea de grandes mottes dures du sol gelé.
- Mais ce n'était pas mon destin...
Je me rappelais parfaitement la journée dont parlait Bjarni. La haute paroi de la montagne surplombant les vagues clapotantes. D'en bas, on eût dit que cette paroi se perdait dans le ciel. Et cette masse bruyante d'oiseaux, cette mosaïque mobile et étincelante d'oiseaux noirs nichant dans les falaises, papillonnant, voletant vers les roches pour aller s'évanouir dans la brume des hauteurs.
J'étais encore un gosse quand j'admirai ce spectacle pour la première fois. J'étais persuadé, alors, que de sombres esprits marins lançaient ces oiseaux contre la montagne. L'année précédente, j'avais de nouveau frissonné en revoyant ces falaises grouiller d'une vie impitoyable, cette mêlée ardente où la vie triomphait dans le vacarme et la puanteur, une vie jeune, fraîche et impétueuse à l'assaut d'une triste falaise.
Non, je n'avais pas oublié cette journée, et je me souvenais très bien de Bjarni et des autres chasseurs, groupe de petits insectes que je voyais ramper le long des rochers. Je me souvenais de la chute vertigineuse du grand bloc qui s'était détaché du rocher. Et de Bjarni, agrippé d'une seule main à la paroi, qui se balançait dans le vide...
Il avait donc songé à ses petits paysans à ce moment terrible ! Evidemment, il ne pouvait songer qu'à eux.
- T'a-t-on déjà parlé de l'oiseau noir, l'oiseau porte-malheur qu'on a vu au-dessus du village ? lui demandai-je.

Ne pas lire si vous comptez vous plonger dans ce roman:


Il y a quelque chose de l'univers Shakespearien dans ce roman. Je le ressens sans être capable de le qualifier. Il faudra que j'y repense.
Surtout je ne voudrais pas avoir suggéré un roman "no-futuriste", d'une noirceur extrême, macabre, morbide et même morbide aggravé d'un "s": sordide, donc.
Ni un roman traitant d'un monde médiéval ou quasi, et révolu.
Parce que c'est bien au-delà de ces considérations-là.
Et les problématiques, questions, pistes etc...soulevées sont contemporaines, puiqu'elles sont intemporelles.

Tag social sur Des Choses à lire - Page 5 Teikni10



Décongelé et lié de deux messages sur Parfum des 9 et 11 juin 2013.



Mots-clés : #culpabilité #insularite #mort #ruralité #social #violence
par Aventin
le Lun 14 Déc - 18:19
 
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Sujet: Gunnar Gunnarsson
Réponses: 15
Vues: 3614

Honoré de Balzac

Les Paysans

Tag social sur Des Choses à lire - Page 5 Adolph10
Adolphe Appian - Paysage d'hiver avec ramasseur de fagots, 1854.

[relecture, la 3ème, peut-être la 4ème (?)]

Inachevé, fin d'écriture en 1844 (peut-être 1845), parachevé par Mme Hańska, alors Mme veuve Évelyne de Balzac, publication en 1855.

J'entretiens une relation un peu particulière avec cet opus-là, de tous temps un de mes deux préférés de Balzac, nonobstant je n'ai pas épuisé la totalité de son œuvre (!).

Je le trouve d'une richesse toute particulière, fouillé, extrêmement abouti (le comble, pour un inachevé ?), donnant matière à réflexions, du grain à moudre (et constituant, pour les amateurs, une belle mine à citations).
Élaboré avec force détails, cet ouvrage suppose bien des visites sur le terrain d'abord, mais aussi moult rencontres et observations attentives de mœurs et caractères.

Et d'ailleurs, en note liminaire, l'Ogre de la Littérature nous livre ce propos, que je ne prends pas pour publicitaire, pour moi Balzac s'est surpassé, cet ouvrage-là, très ambitieux, lui tenait tout particulièrement à cœur:
Si j’ai, pendant huit ans, cent fois quitté, cent fois repris ce livre, le plus considérable de ceux que j’ai résolu d’écrire (...)

Les biographes s'accordent pour situer le début d'écriture aux alentours de 1838, le compte paraît bon.

Le style:

Rien de bien neuf dans la manière, du Balzac pur jus, parvenu à un point de rodage, d'expérience, de maîtrise en tous points exceptionnels. Vous n'éviterez pas les foisons de personnages, les descriptions au scalpel et à la loupe binoculaire, les envolées lyre en main, les détails architecturaux ou de décoration.
Voliges légères sur charpente solide...


Le sujet:

Au début du roman, nous sommes en 1826 - La Restauration.
Le lieu ?
Quelque part en Bourgogne, aux confins du Morvan, la toponymie est de fiction, ce qui n'est pas si souvent le cas que ça chez Balzac, mais, via le nom de la rivière entre autres (l'Avonne), et surtout par les caractéristiques géographiques et de terroir que Balzac est bien obligé de détailler pour un tel projet rural, on peut le situer le lieu aux alentours d'Avallon.    

Le château des Aigues, qui a appartenu à une ex-diva partie en exil campagnard prudent lors des troubles révolutionnaires de la dernière décennie du XVIIIème siècle, Melle Laguerre, a été acheté par un général d'Empire, fait Comte de Montcornet, anobli pour services militaires rendus -ce fut notamment un héros de la bataille d'Essling- ce coup de savonnette à vilains lui permettant d'épouser une jeune noble de haute famille, d'être en vue dans le Monde parisien et même d'ambitionner la Pairie de France.

La belle Comtesse se plaît au Château, y a invité celui qu'on ne sait pas encore être son amant, l'écrivain parisien Blondet, lequel nous ouvre de façon épistolaire le roman, et, en guise de société, accueille souvent l'abbé Brossette, jeune et fin prêtre de la paroisse, une belle âme, isolé et surveillé de près, dont les messes sont désertées par ses paroissiens.

Aux portes du domaine, le Grand-I-Vert, débit tenu par les Tonsard, est le rendez-vous des paysans, avec un côté Parlement du peuple (Balzac n'ose sans doute utiliser le terme manants, trop dépréciatif si ce n'est péjoratif, et daté Ancien Régime). Ce débit de boisson à son pendant bourgeois à La-Ville-aux-Fayes, Le Café de la Paix, le pignon sur rue n'évite pas qu'on y distillât un venin tout aussi létal.

Les paysans, à prétexte d'un droit à hallebotter, glaner et ramasser du bois mort, dévastent, pillent les bois, champs et récoltes du Général-Comte, outre un droit de vaine-pâture qu'ils s'arrogent, menant paître leur bétail sur les prés possédés par le châtelain, et tiennent cet accaparement du bien d'autrui pour un droit ancien et acquis, puisqu'ils pratiquaient de la sorte pendant les trente années de vie au Château des Aigues de Melle Laguerre.

Ces paysans-là sont décrits férocement: bas, vicieux, cupides, à l'animalité glaiseuse, peu portés sur la morale, etc...(voir ceux campés dans Les Chouans, ce sont les mêmes, transposés en Bourgogne), avec bien sûr toujours une exception tout à l'opposé, procédé du contrepoint cher à l'auteur.

Mais ceux-ci ne sont qu'instruments dans la main de Gaubertin, l'ancien régisseur congédié, qui volait ouvertement Melle Laguerre, et ourdit une conspiration afin de ruiner le château, le parc, les biens et avoirs de Montcornet, en guise de vengeance.

Une trame complexe et lente, que Balzac nous fait la joie de peindre avec une acuité prégnante, où entrent en jeu des alliances familiales, des services rendus, des obligés, des promesses et des perspectives; bien sûr aussi, des intérêts financiers et de carrière. Tout un réseau, une nasse, une toile d'araignée autour de l'impétrant Comte, qui a le scandale de faire valoir ses droits, juste ses droits.

Gaubertin a, ainsi, peu à peu étendu son pouvoir sur toute la contrée:
Commerce, justice, police, administration y dépendent de trois hommes à lui; dans le bourg de Blangy, il tient l'ex-maire, Rigou, sévère usurier rural tenant ceux d'entre les paysans qui se sont endettés pour se mettre à leur compte, tyranneau domestique absolu, voluptueux jouisseur épicurien, et terreur pédophile du canton.
À Soulanges, chef-lieu d'arrondissement, le maire, Soudry, en phase d'ascension politique, et bien sûr son influente épouse sont à ses ordres, cette dernière, ridicule d'accoutrement, de manières mais perçue tel le summum du raffinement distingué, est une ancienne soubrette de Melle Laguerre, l'ayant passablement dépouillée, en sus d'un leg en sa faveur.

Enfin, il fait la pluie et le beau temps à la sous-préfecture de la Ville-Aux-Fayes, et le maire de cette dernière municipalité n'est autre que Gaubertin lui-même.
En népotisme bien compris et appliqué, pas une nomination d'ordre administratif, fiscal, ou de la fonction publique en général qui échappe à ses mains, ou à des mains alliées (sinon, le muté, à qui l'on rend la vie impossible, déguerpit en moins d'une année).

D'ailleurs ces étrangers (à la contrée, dont bien sûr le Comte et la Comtese de Montcornet) sont qualifiés en manière d'ostracisme d'Arminacs (= non bourguignons), vieille résurgence du conflit du début du XVème entre Armagnacs et Bourguignons, autant dire étrangers néfastes, hostiles et dangereux.
De surcroît Montcornet, en référence à ses origines roturières, récolte le surnom de Tapissier, son père était ébéniste, manière de le descendre de son piédestal d'anobli et de faire fi de son grade de Général, won on the battlefield...

On qualifierait aujourd'hui un tel système de mafieux.
Mais ces mafiosi-là se pensent et se posent en êtres modèles, bon républicains, probes, droits, honnêtes, respectueux de la loi (même si à l'évidence ce ne sont pas eux qui s'adaptent à la loi, tout à l'opposé ils adaptent localement la loi à...leur intérêt, ou l'ignorent, ou font fi d'elle. Lequel intérêt est plutôt vil - argent, réseaux, influence et pouvoir.

Contre cet adversaire implacable et ses affidés, Ligue d'autant plus puissante que cachée sous le masque de la respectabilité, de la droiture et de l'honnêteté exemplaire (vieille lune balzacienne, ça, selon laquelle le vrai pouvoir est invisible, si ce n'est occulte), Montcornet tente de lutter, mal conseillé par son fourbe intendant, qu'il ne sait pas encore homme de main de son adversaire, Sibilet...

L'accueil:

Les Paysans fut on ne peut plus mal reçu, un tollé vindicatif.

Certes il est loisible de dégoiser à plaisir sur les préjugés, peut-être sur un manque d'objectivité de Balzac quant à la ruralité -m'avait-il assez hérissé avec Les Chouans ?- ou hausser les épaules de dédain sur son parisianisme, le qualifier de Valet de la Haute, ou encore le rapetisser sur le fait qu'il écrit en servant une cause politique -pas la même qu'à ses débuts, au reste- mais ce serait assez primaire.

Ce serait, à dire vrai, totale petitesse: s'il ne s'agissait que de la dernière cartouche, posthume, d'un ardent de la défense du Trône et de l'Autel, c'eût été une vaguelette dérisoire dans le paysage des Lettres du mitan du XIXème.

Le propos "vole" autrement plus haut que cela, d'où le fait qu'il fut ressenti comme si urticant, comme lorsque Balzac s'avance à démontrer qu'à l'aristocratie a succédé la médiocratie, guère plus reluisante, souvent même...plutôt moins: car, en fait de paysannerie, c'est la bourgeoisie arriviste que Balzac brocarde, à l'évidence.

L'on pressent bien que ce drame est suffisamment étoffé pour que les quolibets, qualificatifs hâtifs, dénigrements se doivent d'être mûris, élaborés, justifiés avec la profondeur qui sied, bref, ils sont malaisés. Face aux chorales des irrités, Georges Sand opte pour le désamorçage:
Georges Sand a écrit: Quant à ses opinions relatives aux temps qu’il a traversés, celles qu’il affectait sont radicalement détruites et balayées, à chaque ligne, par la puissance de son propre souffle.


Force est de reconnaître que tout se tient et fait sens - fût-il désagréable, ce sens - pas seulement par souci de roman réaliste, tout est finement obervé, déduit, composé.

Prêtons l'oreille à un Friedrich Engels, peu suspect de connivence avec l'homme Balzac (et dont l'indice -"vieux Balzac"- nous reporte à ce roman-là, clairement):
Friedrich Engels a écrit:Que Balzac ait été forcé d'aller à l'encontre de ses propres sympathies de classe et de ses préjugés politiques, qu'il ait vu l'inéluctabilité de la fin de ses aristocrates chéris et qu'il les ait décrits comme ne méritant pas un meilleurs sort, qu'il n'ait vu les vrais hommes de l'avenir que là seulement où l'on pouvait les trouver à l'époque, cela, je le considère comme un des plus grands triomphes du réalisme et l'une des caractéristiques les plus marquantes du vieux Balzac.


Au reste, des Zola ou des Hugo ne prétendent-ils pas que Balzac est un auteur social, non tenu pour tel la plupart du temps ?

Dans mon enfance et mon adolescence, très rurales, j'ai croisé des caractères tels que Balzac les croque, je n'ai eu aucune difficulté à imaginer des visages précis correspondant à nombre de portraits, qui pourtant peuvent paraître caricaturaux de façon exacerbée.   

Allez, un bref extrait, plutôt une mise en bouche:
Chapitre I a écrit:Beaucoup de gens s’attendent sans doute à voir la cuirasse de l’ancien colonel de la garde impériale éclairée par un jet de lumière, à voir sa colère allumée, tombant comme une trombe sur cette petite femme, de manière à rencontrer vers la fin de cette histoire ce qui se trouve à la fin de tant de drames modernes, un drame de chambre à coucher. Ce drame moderne pourrait-il éclore dans ce joli salon à dessus de portes en camaïeu bleuâtre, où babillaient les amoureuses scènes de la Mythologie, où de beaux oiseaux fantastiques étaient peints au plafond et sur les volets, où sur la cheminée riaient à gorge déployée les monstres de porcelaine chinoise, où sur les plus riches vases, des dragons bleu et or tournaient leur queue en volute autour du bord que la fantaisie japonaise avait émaillé de ses dentelles de couleurs, où les duchesses, les chaises longues, les sofas, les consoles, les étagères inspiraient cette paresse contemplative qui détend toute énergie ?

Non, le drame ici n’est pas restreint à la vie privée, il s’agite ou plus haut ou plus bas. Ne vous attendez pas à de la passion, le vrai ne sera que trop dramatique.
D’ailleurs l’historien ne doit jamais oublier que sa mission est de faire à chacun sa part ; le malheureux et le riche sont égaux devant sa plume ; pour lui, le paysan a la grandeur de ses misères, comme le riche a la petitesse de ses ridicules ; enfin, le riche a des passions, le paysan n’a que des besoins, le paysan est donc doublement pauvre ; et si, politiquement, ses agressions doivent être impitoyablement réprimées, humainement et religieusement, il est sacré.




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Campagne, aux confins de la Bourgogne et du Morvan.


Mots-clés : #ruralité #social #violence #xixesiecle
par Aventin
le Dim 15 Nov - 18:26
 
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Sujet: Honoré de Balzac
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QIU Xiaolong

Encres de Chine

Tag social sur Des Choses à lire - Page 5 Encres10

Troisième polar avec l’inspecteur principal Chen, également poète et cadre du Parti, qui, plongé dans une traduction, suit de loin l’enquête sur le meurtre d’une ancienne garde rouge (mouvement étudiant utilisé puis opprimé par Mao) ayant été liée à un écrivain et traducteur victime de la Révolution culturelle.
« Peiqin avait remarqué que dans l’histoire de la littérature chinoise contemporaine, la plupart des intellectuels de formation universitaire étaient devenus traducteurs plutôt qu’écrivains, pour des raisons politiques faciles à comprendre. »

Ce livre paru en 2004 donne des vues très intéressantes sur la Chine en pleine évolution des années quatre-vingt-dix, sur la vie difficile des Shanghaïens dans de minuscules logements vétustes des années trente (tels ceux de l’architecture traditionnelle shikumen, « caractéristique de l’époque des concessions étrangères ») sans eau courante mais pot de chambre de rigueur, se nourrissant de plats cuisinés par les nombreux restaurants et petits commerces (les pousses d’oignon qui apparaissent dans différents plats sont vraisemblablement des cébettes). Ils croisent les Messieurs Gros-Sous, les nouveaux riches d’un capitalisme coexistant avec le socialisme…
« Le complexe New World serait peut-être à l’image de la Chine d’aujourd’hui, pleine de contradictions. Au-dehors, le système socialiste, sous l’autorité du Parti communiste ; à l’intérieur, le capitalisme sous toutes ses formes. La combinaison des deux pouvait-elle fonctionner ? Peut-être. Personne ne pouvait le dire, mais jusqu’à présent, cela marchait plutôt bien, malgré la tension entre les deux systèmes. Et malgré le prix à payer : l’écart toujours plus grand entre riches et pauvres. »

« Mais les autorités du Parti avaient dû se rendre compte que plus on tentait de retenir les dissidents au pays, plus on attirait l’attention sur eux à l’étranger. Une fois hors de Chine, ils cessaient d’être un centre d’intérêt, même temporaire. »

« Mais le camarade Deng Xiaoping avait sans doute eu raison d’affirmer qu’il fallait d’abord permettre à quelques Chinois de devenir riches dans la société socialiste, et qu’ensuite les richesses accumulées par eux "s’écouleraient peu à peu" vers les masses. »

(Refrain toujours repris, et aussi peu avéré, de la pseudo-théorie économique du ruissellement.)
Ces classes montantes, fortunées, élitistes, friandes de « petites secrétaires » et adeptes de la « consommation ostentatoire », ne sachant comment dépenser leur argent sont attirées par un décor rappelant « l’âge d’or » traditionnel, qui leur sert de référence culturelle ; c’est finement observé, et peut être constaté dans nombre d’autres sociétés (notamment au Moyen-Orient y compris Israël, et sans doute partout où infuse l’occidentalisme prospère).
De même j’ai retrouvé des aspects similaires et typiques des sociétés mal rétablies de l’assujettissement à un État omnipotent :
« ‒ Bah, c’est cela, un restaurant d’État, dit Gu. Bénéfices ou pas, les gens qui travaillent ici reçoivent le même salaire. Ils se fichent des désirs des clients. »

Les préoccupations chinoises ne sont pas toujours spécifiques à cette société :
« Il n’aimait pas cet aspect des réformes économiques de la Chine. Comment se débrouillaient ceux qui n’avaient ni argent ni relations ? La direction d’un hôpital aurait dû manifester un peu d’humanité. »

« Dans les années quatre-vingt-dix, des millions de paysans jugeaient impossible de rester dans leurs villages reculés, quand ils découvraient à la télévision le mode de vie des gens de la classe montante dans les villes de la côte. Malgré les efforts du gouvernement pour équilibrer le développement des villes et des campagnes, un clivage inquiétant s’était formé entre riches et pauvres, urbains et ruraux, habitants de la côte et habitants de l’intérieur des terres – conséquence des réformes économiques lancées par Deng Xiaoping dix ans plus tôt. »

« Un nouveau type de relations sociales semblait s’être développé, une sorte de toile d’araignée dont les fils reliaient les personnes en fonction de leurs intérêts. Chaque fil était dépendant des autres. »

L’évocation de Le Docteur Jivago de Boris Pasternak a aussi été développée par Qiu Xiaolong dans sa nouvelle La Bonne Fortune de Monsieur Ma : c’est l’histoire d’un petit libraire condamné à trente ans de prison pour avoir en rayon ce roman.
Ce livre m'a intéressé, et si la suite de la série "inspecteur Chen" me déçoit, je me pencherai sur les nouvelles de la Cité rouge.

Mots-clés : #historique #polar #politique #regimeautoritaire #revolutionculturelle #social
par Tristram
le Mer 30 Sep - 16:49
 
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Sujet: QIU Xiaolong
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Javier Cercas

Anatomie d'un instant

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23 février 1981, un putsch à nos portes ! la prise en otage des députés dans l’hémicycle du Congrès espagnol.



Est minutieusement revue l’histoire du passage de la dictature à la démocratie au moyen de la réconciliation nationale. Mais, le franquisme restant bien établi dans les esprits, notamment au sein de l’armée,
« …] dans l’Espagne des années 1970, le mot “réconciliation” était un euphémisme du mot “trahison” [… »

On mesure le rôle déplorable de la presse, des hommes politiques tous partis confondus, de l’Église, de l’armée et du roi « dans le grand cloaque madrilène, dans le petit Madrid du pouvoir »… (Le roi en question, c’est Juan Carlos I, récemment parti en exil…)
« …] chez un homme politique, les vices privés peuvent être des vertus publiques ou qu’il est possible en politique d’arriver au bien par le mal, qu’il ne suffit pas de juger éthiquement un homme politique, il faut d’abord le juger politiquement, que l’éthique et la politique sont incompatibles, que l’expression “éthique politique” est un oxymore, ou que peut-être les vices et les vertus n’existent pas in abstracto, mais uniquement en fonction des circonstances dans lesquelles on les pratique [… »

« Il [Adolfo Suárez] concevait la politique comme spectacle après avoir appris pendant ses longues années de travail à la Télévision espagnole que ce n’était plus la réalité qui créait les images mais les images qui créaient la réalité. »

On s’étonne d’autant plus qu’aujourd’hui les médias semblent s’ébahir que « la violence des mots s'est peu à peu transformée en violence physique » (les signataires de la lettre ouverte "Ensemble, défendons la liberté")…

Et les trois hommes qui ne se sont pas couchés lors du coup d’État constituent des personnages dont le destin n’a pas besoin de l’invention romanesque pour nous "parler".
Cercas explique avoir abandonné la rédaction d’un roman pour rédiger cette chronique parce que le réel (dans ce cas) est plus éloquent que la fiction ; c’est un fait que la réalité est beaucoup plus complexe qu’un récit élaboré par un écrivain, où sera perceptible un sens prémédité par ce dernier.
« …] il paraît souvent difficile de distinguer le réel du fictif. En fin de compte, il y a de bonnes raisons pour concevoir le coup d’État du 23 février comme le produit d’une névrose collective. Ou d’une paranoïa collective. Ou, plus précisément, d’un roman collectif. Dans la société du spectacle en tout cas, ce fut un spectacle de plus. »

« Cela signifie que j’essaierai de n’ôter aux faits ni leur force dramatique, ni le potentiel symbolique dont ils sont porteurs par eux-mêmes, ni même leur surprenante cohérence, leur symétrie et leur géométrie occasionnelles ; cela signifie aussi que je vais essayer de les rendre quelque peu intelligibles en les relatant sans cacher leur nature chaotique ni effacer les empreintes d’une névrose ou d’une paranoïa ou d’un roman collectif, mais avec la plus grande netteté, avec toute l’innocence dont je suis capable, comme si personne ne les avait racontés avant moi ou comme si personne ne se les rappelait plus, comme si, dans un certain sens, il était vrai que pour presque tout le monde Adolfo Suárez et le général Gutiérrez Mellado et Santiago Carrillo et le lieutenant-colonel Tejero étaient déjà des personnages fictifs ou du moins contaminés d’irréalité et que le coup d’État du 23 février était un souvenir inventé ; dans le meilleur des cas, je raconterai ces faits tel un chroniqueur de l’Antiquité ou celui d’un avenir lointain ; enfin, cela veut dire que j’essaierai de raconter le coup d’État du 23 février comme s’il s’agissait d’une histoire minuscule, mais comme si cette histoire minuscule là était l’une des histoires décisives des soixante-dix dernières années de l’Histoire espagnole. »

« C’est vrai : l’Histoire produit d’étranges figures et ne rejette pas les symétries de la fiction, comme si par cette recherche formelle elle essayait de se doter d’un sens qu’elle ne possède pas en elle-même. »

Le style est particulièrement congru, et les retours en arrière chronologiques, en vagues habilement amenées, concourent à éviter la lassitude du lecteur de ce livre assez long ; c'est moins vrai pour les redites, manière coutumière de Cercas (Topocl a déjà signalé une certaine lourdeur des leitmotive dans L'imposteur, qu'il me reste à lire).
L’aspect travail documentaire (une documentation importante alimente ce texte) m’a rappelé ceux de Capote (De sang-froid) et de ses continuateurs, comme García Márquez (Chronique d'une mort annoncée).  
« …] décrire la trame du coup d’État, un tissu presque sans couture de conversations privées, de confidences et de sous-entendus qui souvent ne se laissent reconstituer qu’à partir de témoignages indirects, en forçant les limites du possible jusqu’à atteindre le probable, et en essayant de découper la forme de la vérité à l’aide du patron du vraisemblable. Naturellement, je ne peux assurer que tout ce que je raconte par la suite soit vrai ; mais je peux assurer que cela est pétri de vérité et, surtout, que je n’aurais pas pu m’approcher davantage de la vérité, ou l’imaginer plus fidèlement. »

Pour ceux que l’Espagne intéresse, l’Histoire et aussi la politique ‒ mais c’est également un document utile pour approcher les mécanismes autoritaristes. (@Bédoulène ? @Quasimodo ?)

Mots-clés : #biographie #essai #historique #politique #social
par Tristram
le Ven 25 Sep - 13:32
 
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Sujet: Javier Cercas
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Albert Cossery

Les Hommes oubliés de Dieu

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Recueil de cinq nouvelles, ou plutôt suite de portraits cairotes, dans les années quarante :
I – Le facteur se venge
Un repasseur drogué qui ne sort de sa paresse que pour insulter le facteur, souffre-douleur du quartier, et pour baiser sa femme ou la battre. Or le facteur rêve d’une revanche de tyran… C’est un sommet d’abjection, et on est loin d’une ode à la paresse…
« Il se sentait trop fatigué pour aller jusqu’à chez lui et battre sa femme. Il aurait voulu plutôt dormir. »

II – La jeune fille et le haschache
(Le haschache est le consommateur de haschich). Une jeune fille en proie au désir se livre à un drogué qui peine à sortir de son sommeil.
« Tous les gens qui habitent ce quartier sont des imbéciles. Quant aux femmes, ce sont toutes des putains. Elles ne savent faire que des commérages lorsqu’il n’y a pas un homme pour les baiser. Comme je voudrais leur pisser à tous sur la tête. La drogue qui me rendra fou, il y a cinq jours que je n’en ai pas senti l’odeur. Le monde va bientôt finir. Si ça continue encore quelques jours, il n’y aura plus de monde. »

III – Le coiffeur a tué sa femme
Chaktour, le misérable ferblantier de la ruelle Noire, n’a plus d’espoir. Son fils arrive avec une botte de trèfle, pour le « mouton de la fête », que son père n’a pas les moyens d’acheter. (Traditionnellement, chaque famille sacrifie un mouton pour le repas de l'Aïd el-Kebir, la "grande fête" musulmane qui commémore le sacrifice d'Abraham.)
« L’homme tout en travaillant pensait à la mort comme à la seule délivrance possible, et il la désirait ardemment pour lui, sa femme, son enfant et toute la ruelle. »

« Il n’était pas gêné pas sa misère. Elle était grande et large et il s’y promenait librement. Elle était comme une prison spacieuse ; il était libre d’aller d’un mur à l’autre de sa misère sans demander la permission à personne. Il était seulement gêné de la sentir si abondante. C’était une misère riche. Il ne savait comment la dépenser. Il regarda l’enfant, l’héritier d’une telle richesse. »

Le gendarme, autre despote de quartier, évoque la « révolte des balayeurs » qu’il a maté la veille. Chaktour est déconcerté par cet évènement, ainsi que par le crime du coiffeur ambulant ; mais lui vient la conviction que la misère arrive à sa fin.
Sarcastique, Cossery personnifie la ville qui broie les pauvres au profit des puissants (il distingue « ville européenne » et ville indigène) ; ce texte fut considéré comme subversif par les autorités…
IV – Danger de la fantaisie
« L’école des mendiants se trouve au bout du sentier de l’Enfant-qui-Pisse, dans un endroit appelé la place du Palmier. C’est une vieille masure à l’état de ruine, effroyablement noyée dans les immondices. Elle sert en même temps de demeure à Abou Chawali. »

Abou Chawali est le maître de cette « école des mendiants », et le scandalise la théorie du lettré Tewfik Gad, « intellectuel raté », qui est d’user de psychologie, et de substituer la sympathie à la pitié pour toucher les « clients » :
« La sympathie était un sentiment encore inexploité par la classe mendiante. Jusqu’alors la valeur d’un mendiant résidait dans sa misère crapuleuse, ses plaies suppurantes et son indicible saleté. Aussi cette race de pleurnicheurs incurables, aux douleurs criardes et à l’aspect mortel, devait disparaître et faire place à une foule de petites créatures habillées comme des poupées en sucre, et aux attitudes naïves et charmantes. Par leur maintien et leurs gestes pleins d’une grâce exotique, elles sauront établir chez le client un courant de sympathie, vite récompensé, car rien ne plaît à l’homme satisfait comme le spectacle qui l’émeut d’une manière agréable, sans le salir ni l’effaroucher. Il était certain que tous les idiots sentimentaux de la ville européenne seraient séduits par l’attrait irrésistible de ce pittoresque nouveau. »

Une fantaisie qu’Abou Chawali rejette au nom du réalisme ‒ et de la dignité des mendiants :
« Abou Chawali, lui, répugnait à la fantaisie ; il était partisan du réalisme le plus cru, le plus dénué de complaisance, celui qui prend les clients à la gorge, les étouffe et les rend inaptes à tout genre d’optimisme. Il lui fallait des créatures rassemblant en elles les pires mutilations corporelles, souillées par mille maladies contagieuses et inguérissables. En somme, une matière humaine qui fût en mesure d’apitoyer les cœurs pourris et les consciences tarées de l’humanité repue. Et non seulement les apitoyer, mais aussi leur faire peur. Car Abou Chawali portait en lui, profondément enracinée, une idée sociale, pleine de sombres révoltes. »

« Il faut que nos enfants apparaissent tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire immondes et crasseux et qu’ils traînent dans les rues comme de vivants reproches. Il faut que le monde nous craigne et qu’il sente monter autour de lui l’odeur nauséabonde de notre énorme misère. […]
‒ La mendicité ne subira pas de modifications. Elle devra rester telle qu’elle est ou bien disparaître complètement de la surface de la terre. »

On atteint dans ce texte goguenard un sommet de sordidité…
Qui a vécu au Caire se ramentera :
« Les ordures incalculables de plusieurs générations mortes et oubliées fleurissent le long de ce sentier maudit. C’est la fin du monde ; on ne peut pas aller plus loin. La misère humaine a trouvé ici son tombeau. »

Excellente observation sur le mécanisme de l’émeute :
« Alors les gens du terrain comprennent qu’un délire a éclaté quelque part et ils se précipitent tous vers le lieu du tumulte. Sans rien demander, sans s’inquiéter du motif, ils prennent l’affaire en mains, se lancent des injures et créent d’inutiles et irrémédiables confusions. »

V – Les affamés ne rêvent que de pain
Tristes amours de misère, la nuit, dans l’attente d’une aube d’espoir.
« Passèrent d’abord un vieillard aveugle traîné par un enfant nu, mais complètement nu et qui n’avait rien fait pour l’être. Mendiant et fils de mendiant. La rue les avala peu à peu, lentement, avec dégoût.
Puis passa une femme mariée qui était très pressée, mais personne ne savait pourquoi.
Puis une charrette avec deux hommes dedans, deux hommes maigres et silencieux.
Puis quelques vagues échantillons de l’humanité crasseuse, sans couleur ni relief, et qu’on ne peut pas décrire.
Puis la rue redevint ce qu’elle était. »

Cossery préfigure Naguib Mahfouz et ses harafîch (gueux des ruelles), avec une dimension plus critique ; on trouve déjà dans ce livre le petit peuple des terrasses qu’Alaa al-Aswany dépeindra.

Mots-clés : #nouvelle #social #urbanité
par Tristram
le Jeu 10 Sep - 16:22
 
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Sujet: Albert Cossery
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Henning Mankell

Le Dynamiteur

Tag social sur Des Choses à lire - Page 5 13881110

Le narrateur est quelqu’un qui a connu Oskar retraité, et qui s’efforce de composer sa biographie.
« Et le narrateur ? Oskar trouve qu’il remonte trop lentement son filet. »

De ce point de vue, ce roman s’apparente à la grande famille des témoignages sur les gens de peu.
« Il faudrait écrire davantage sur ce que les gens n’ont pu que murmurer. »

C’est aussi un témoignage sur la condition ouvrière et les débuts du socialisme en Suède, le lent changement social, dans la conscience de l’insignifiance individuelle.
Est décrite la fameuse affiche de la pyramide du capitalisme, « We rule you » :
Tag social sur Des Choses à lire - Page 5 We_rul10

Ainsi que pointé par Avadoro, la forme est originale, un éclatement des faits dans le temps (censé emboîter l’explosion dans le texte ?) Pour illustration, la table des matières me paraît démonstrative de cette structure (et pour une fois que les éditeurs nous font la grâce d’une table des matières !) :
Le faire-part
1962
1911
L’île
Les sœurs
Les coups de rame
Oskar Johansson
L'accident
Les mots clés
Elly
Oskar Johannes Johansson
Magnus Nilsson
Elvira, la sœur d'Elly
Le membre du parti
L'iceberg
Le retraité
Oskar, quarante-quatre ans
L'affiche
Le processus du développement photographique
D'un seul coup de dynamite, et bien le bonjour de ma part.
Été 1968
Les souvenirs
Oskar Johansson 1888-1969
Après

La forme donnée par Mankell à son livre ne m’a cependant pas gêné dans la perception de ce destin à la fois simple et digne de mémoire.
Quoique peu féru de littérature engagée, ici le traitement m’a paru adéquat ‒ sans doute parce qu’il ne s’y résumait pas.

Mots-clés : #biographie #mondedutravail #politique #social #temoignage #xxesiecle
par Tristram
le Sam 5 Sep - 0:10
 
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Sujet: Henning Mankell
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Hubert Selby Junior

Last exit to Brooklyn

Tag social sur Des Choses à lire - Page 5 Last_e10

Après une entrée en matière particulièrement trash, panorama de voyous, travelos, drogués, motards, putains, michés de Brooklyn pendant la Seconde Guerre mondiale : le (sous-)produit de la dégénérescence d’une société puritaine à l’origine.
C’est environ au tiers du livre que de façon assez surprenante le sujet devient Harry, le délégué syndical d’une usine en grève de l'arrondissement, un pauvre type qui travaille surtout à picoler et taper dans la caisse (est décrit l’encadrement véreux du syndicat, d’ailleurs manipulé par la direction patronale).
Spoiler:

(Harry est un prénom qui revient souvent, désignant sans doute différents personnages, comme une sorte d'archétype.)
En ce qui concerne le troisième tiers, c’est la vie quotidienne dans une résidence du logement social qui est observée et rendue au travers d’une succession de scènes caractéristiques : fainéantise, saleté, gosses négligés, haines, bagarres, sexe, alcool, solitudes, abjections et séquelles diverses… On s’approche parfois du cliché et de la caricature, voire du catalogue de réclame de droite, mais il s’agit d’un assez juste tableau des déchéances humaines ; je n’en dirais pas autant des conclusions qui pourraient en être hâtivement tirées, suggérées ou pas par l’auteur.

Sur le fond ce roman semble être une démonstration magistrale du Mal dans la société : tropisme du bas, de ce qui est ignoble, insane, sordide ; sans sentiment, sans morale, sans émotion pratiquement, presque sans sensations à terme. Violence sous toutes ses formes.
Les références sont religieuses (citations bibliques liminaires, lamentations de la juive Ada) ; Le corbeau de Poe est cité in extenso.
La forme est congrue au propos : de longs blocs sont débités sans pause de respiration ; Selby transcrit l’argot des personnages au moyen du vocabulaire et de l’élision de l’apostrophe ; ceci est d’un intérêt évidemment limité en traduction (j’ai lu la seconde, de 2014). Exemple :
« Au cours de la dernière semaine de lheure d/ été, la direction fit la concession si longtemps attendue : elle se déclara enfin d/ accord pour envisager de laisser au syndicat ladministration du programme d/ aide sociale. »

« …] (une porte fut entrouverte afin qu/ on entende mieux) – JE L/ AIME ! JE L/ AIME ! – HAAAAAL LÊÊÊ LOUOUOUOU YAAAA – PAUVRE PÉCHEUR – DESCENDS – OOOOOOO – DANS L/ INFERNALE FOURNAISE – SEIGNEUR ! Ô SEIGNEUR ! DRRRRR – DESCENDS – BÉNISSEZ-NOUS SEIGNEUR ! JÉSUS ! JÉSUS ! JÉSUS ! JÉSUS ! JÉSUS ! JÉSUS – HAAAAL LÊÊÊ LOUOUOUOUOU YAAAA ! LES PORTES DE NACRE – DESCENDS SUR NOUS QUI T/ ADORONS SEIGNEUR – IIIIIIAAAAA – Ô JÉSUS – DONNE-NOUS TA BÉNÉDICTION – JE L/ AIME – TES ENFANTS – PÉCHEURS – PARDONNE – AMEN ! AMEN SEIGNEUR ! AMEN ! et la porte fut refermée. »

Premier roman de Hubert Selby Jr, publié en 1964, ce livre doit (ou devrait) être lu dans ce contexte, tant social que littéraire ; il annonce l'oeuvre de beaucoup d’autres écrivains, comme James Ellroy et Bret Easton Ellis.

Mots-clés : #social #violence
par Tristram
le Sam 22 Aoû - 15:15
 
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Sujet: Hubert Selby Junior
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José Saramago

La Lucarne

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Deuxième roman de José Saramago, écrit en 1953 puis égaré 36 ans chez un éditeur ; l’auteur (qui n’a dès lors pas accepté sa publication de son vivant) n’avait recommencé à être publié que 20 ans après cette mésaventure…
Lisbonne dans les années quarante, un immeuble aux locataires de condition modeste, avec la promiscuité que cela suscite : un artisan et sa bonne épouse, un représentant de commerce et son insupportable conjointe, un ouvrier odieux avec sa femme, des veuves, des employées, une femme entretenue, un jeune sous-locataire rompu aux épreuves et jaloux de rester sans attache, riche d’expériences et « inutile », amateur de Pessoa et de considérations philosophico-existentialistes…
Le roman s’intéresse à ces différents occupants, dont un cordonnier qui se souvient de l’époque du dictateur Salazar :
« Il avait pris l’habitude dans sa jeunesse de regarder les gens bien en face pour savoir qui ils étaient et ce qu’ils pensaient, à une époque où faire confiance ou non était quasiment une question de vie ou de mort. »

Quelques notations suffisent à rendre la bonne entente dans un couple, et l’inverse donne lieu à un long développement (c’est sans doute pourquoi on ne fait pas de littérature avec de bons sentiments). De fait, les drames conjugaux et familiaux sont exposés, faisant l’objet principal du roman.
Un passage étonnant, celui de la révélation d’un désir lesbien à la lecture de La Religieuse, de Diderot.
De fréquentes références au temps qui passe donnent le ton du livre :
« Le temps s’écoulait lentement. Le tic-tac de la pendule repoussait le silence, s’obstinait à l’éloigner, mais le silence lui opposait sa masse dense et lourde, où tous les sons se noyaient. Sans défaillance, l’un et l’autre se battaient, le son avec l’opiniâtreté du désespoir et la certitude de la mort, le silence avec le dédain de l’éternité. »

« Le passé pour s’en souvenir, le présent pour le vivre, le futur pour en avoir peur. »

« En deçà – ou peut-être par-delà – les bruits inévitables, un silence épais, affligeant, le silence inquisitorial du passé qui nous contemple et le silence ironique de l’avenir qui nous attend. »

« Les minutes et les heures passèrent lentement. La pendule en bas dévida le temps en écheveaux sonores avec un fil interminable. »

Ce n’est sans doute pas un chef-d’œuvre (et dommage qu’il frôle par endroits la caricature, la lourdeur et/ou l’idéalisme trémolant), mais une œuvre intéressante, surtout en regard de celles qui allaient suivre ‒ d’un style moins original, et (donc) plus abordable : une bonne surprise de lecture !

Mots-clés : #psychologique #social #viequotidienne
par Tristram
le Mer 19 Aoû - 0:11
 
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Theodor Fontane

Effi Briest

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Avec sa technique narrative ― qui a fait sa célébrité et lui a donné son statut d’incontournable de la littérature allemande ―, Fontane creuse un abyme de pessimisme. C’est d’un noir achevé, mais tout simplement parce qu’on observe une catastrophe en train de se produire comme si de rien n’était, sous les auspices d’un coin tranquille, d’une tasse de thé et de la compagnie de gens « comme il faut ». Tout est dans ces conversations qui mesurent le degré d’impuissance voire d’incurie face à ce lent délitement, que dis-je, à cette destruction. Tout est dans ces conversations, et à la fois dans des pensées, angoisses et fantasmes notamment exprimées de façon assez ingénue (mais de moins en moins) par le personnage de ce roman : Effi Briest, l’épouse adultérine de Geert Innstetten. Un sujet qui n’est certes pas tout à fait nouveau en 1895, mais la dureté avec laquelle Fontane condamne cette société est stupéfiante (parfois sur une phrase, mais ce n’est pas citable, il faudrait tout raconter). On comprend d’autres parts, s’il expérimente sa technique de façon plus transparente ou naïve que ses successeurs, quelle influence Fontane a pu avoir sur les écrivains allemands ou d’autres pays au vingtième siècle.


Mots-clés : #social #xixesiecle
par Dreep
le Mar 11 Aoû - 19:13
 
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José-Maria Eça de Queiroz

Les Maia

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Dans cette petite société aristocratique lisboète de la fin du XIXème siècle, le dilettantisme s’épanouit en plaisirs exquis. Lisbonne est un village, Lisbonne se veut magnifique. Ces jeunes messieurs, derrière leurs moustaches en guidon de vélo, échangent sur leurs conquêtes féminines, leurs séjours de villégiature, leurs intérieurs fastueusement décorés. Ce beau monde circule en calèche, fréquente les théâtres et ne croit plus en l’avenir du Portugal…

Carlos da Maia, l’éternel enfant gâté élevé par son grand-père, est le plus brillant, le plus séduisant. Sa énième aventure courtoise s’avère en fait être une vraie histoire d’amour pathétique et les émois de son cœur l’amènent à un bonheur ineffable et largement jalousé. Mais le destin veille, et trop de bonheur, c’est trop, il va falloir en rabattre…

Il y a une remarquable élégance à ce long récit d’une société infatuée d’elle-même, aussi inutile que libertine, prise au piège de fonctionnements qui se croient impérissables. La prose de Eça de Queiroz est aussi brillante que les fastes qu’elle décrit, par contre elle sait sortit des carcans traditionnels adopter une ironie pleine d’humour vis-à-vis de ses personnages, qu’elle aime en tant qu’individus souffrants mais brocarde en tant que marionnettes d’une communauté aveugle en cours de délitement.

Sous un romantisme qui palpite, l’œil acerbe de Eça de Queiroz déshabille ces aristocrates vaniteux et les fait entrer dans la grande communauté humaine des amours malheureuses.
Les longueurs sont rares parmi les 800 pages flamboyantes de ce splendide roman, luxuriant, plein d‘intelligence, et d’une humanité qui vogue habilement entre fascination et  dérision.


Mots-clés : #amour #lieu #social #xixesiecle
par topocl
le Mar 11 Aoû - 10:17
 
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Sujet: José-Maria Eça de Queiroz
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Pierre Clastres

La Société contre l'État ‒ Recherches d’anthropologie politique

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Cet ouvrage, publié en 1974, est un recueil d’études parues antérieurement, sauf la conclusion.
Chapitre 1 : Copernic et les sauvages
L’anthropologie constate que les sociétés (dites) primitives et/ou archaïques seraient sans dimension politique (et historique) :
« On se trouve donc confronté à un énorme ensemble de sociétés où les détenteurs de ce qu’ailleurs on nommerait pouvoir sont en fait sans pouvoir, où le politique se détermine comme champ hors de toute coercition et de toute violence, hors de toute subordination hiérarchique, où, en un mot, ne se donne aucune relation de commandement-obéissance. »

« …] les sociétés à pouvoir politique non coercitif sont les sociétés sans histoire, les sociétés à pouvoir politique coercitif sont les sociétés historiques. »

Clastres pulvérise d’emblée la croyance en leur supposée « économie de subsistance » (elles ont proportionnellement beaucoup plus de ressources que celles d’Occident).
Il pourfend ensuite l’attitude traditionnelle des ethnologues :
« Décider que certaines cultures sont dépourvues de pouvoir politique parce qu’elles n’offrent rien de semblable à ce que présente la nôtre n’est pas une proposition scientifique : plutôt s’y dénote en fin de compte une pauvreté certaine du concept. »

Chapitre 2 : Échange et pouvoir : philosophie de la chefferie indienne
Prenant l’exemple de l’Amérique du Sud, il établit que le chef est caractérisé par la générosité, le droit à la polygynie et le don oratoire, que son rôle est d’un pacificateur sans moyen de contrainte. Il incarne l’absence d’autorité, l’impuissance du pouvoir, « charge instituée pour ne pas s’exercer », rupture dans le cycle des échanges de biens, de femmes et de mots, qui définissent la société.
Son analyse est que « la culture appréhende le pouvoir comme la résurgence même de la nature. »
« La même opération qui instaure la sphère politique lui interdit son déploiement : c’est ainsi que la culture utilise contre le pouvoir la ruse même de la nature ; c’est pour cela que l’on nomme chef l’homme en qui vient se briser l’échange des femmes, des mots et des biens. »

(On peut se demander ce que devient cette brillante démonstration maintenant que Descola a remis en question le dualisme nature-culture.)

Chapitre 3 : Indépendance et exogamie
Bilan des études ethnologiques sur les structures sociales des tribus de la Forêt Tropicale, maloca et famille étendue, règles de résidence et filiation.
Clastres dénonce encore les préjugés ethnocentriques :
« Les sociétés primitives, tout comme les sociétés occidentales, savent parfaitement ménager la possibilité de la différence dans l’identité, de l’altérité dans l’homogène ; et en ce refus du mécanisme peut se lire le signe de leur créativité. »

« Car c’est finalement à la conquête d’un équilibre constamment menacé que tendent, d’une manière directe ou détournée, les forces qui "travaillent" ces sociétés primitives. »

« Doit-on pour autant qualifier d’immobiles des cultures dont le devenir ne se conforme pas à nos propres schémas ? Faut-il voir en elles des sociétés sans histoire ? »

Chapitre 4 : Élément de démographie amérindienne
Il reprend ensuite les calculs démographiques, pour estimer une population de ces régions bien plus importante qu’avancé auparavant.

Chapitre 5 : L’arc et le panier
Enfin, il retrace la société des nomades Guayaki, vivant de chasse et de collecte (l’« arc », distinctif des hommes), les femmes gérant le campement et se chargeant du portage (le « panier »). Il est tabou pour les chasseurs de consommer leurs propres proies, et ils doivent se partager les femmes, moins nombreuses que les hommes : cela va dans le sens de l’échange social.
« Le tabou alimentaire et le déficit en femmes exercent, chacun sur son propre plan, des fonctions parallèles : garantir l’être de la société par l’interdépendance des chasseurs, en assurer la permanence par le partage des femmes. »

Seuls deux hommes ne touchent pas à l’arc et portent un panier : un veuf pané (malchance désastreuse à la chasse) et un homosexuel assumé.
Les hommes compensent le côté négatif de leur condition par des chants en solo, panégyriques d’eux-mêmes (après les niveaux des biens et des femmes, celui des mots) :
« Or, il est bien évident que si le langage, sous les espèces du chant, se désigne à l’homme comme le lieu véritable de son être, il ne s’agit plus du langage comme archétype de l’échange, puisque c’est de cela précisément que l’on veut se libérer. En d’autres termes, le modèle même de l’univers de la communication est aussi le moyen de s’en évader. Une parole peut être à la fois un message échangé et la négation de tout message, elle peut se prononcer comme signe et comme le contraire d’un signe. Le chant des Guayaki nous renvoie donc à une double et essentielle nature du langage qui se déploie tantôt en sa fonction ouverte de communication, tantôt en sa fonction fermée de constitution d’un Ego : cette capacité du langage à exercer des fonctions inverses repose sur la possibilité de son dédoublement en signe et valeur. »

« …] le chant guayaki, c’est la réflexion en soi du langage abolissant l’univers social des signes pour donner lieu à l'éclosion du sens comme valeur absolue. »

« L’homme est un animal politique, la société ne se ramène pas à la somme de ses individus, et la différence entre l’addition qu’elle n’est pas et le système qui la définit consiste en l’échange et en la réciprocité par quoi sont liés les hommes. Il serait inutile de rappeler ces trivialités si l’on ne voulait marquer que s’y indique le contraire. À savoir précisément que, si l’homme est un « animal malade », c’est parce qu’il n’est pas seulement un « animal politique », et que de son inquiétude naît le grand désir qui l’habite : celui d’échapper à une nécessité à peine vécue comme destin et de repousser la contrainte de l’échange, celui de refuser son être social pour s’affranchir de sa condition. Car c’est bien en ce que les hommes se savent traversés et portés par la réalité du social que s’originent le désir de ne point s’y réduire et la nostalgie de s’en évader. L’écoute attentive du chant de quelques sauvages nous apprend qu’en vérité il s’agit là d’un chant général et qu’en lui s’éveille le rêve universel de ne plus être ce que l’on est. »

Chapitre 6 : De quoi rient les Indiens
Puis Clastres expose deux mythes des Indiens Chulupi, pour démontrer « qu’un mythe peut à la fois parler de choses graves et faire rire ceux qui l’écoutent. » : « L’homme à qui on ne pouvait rien dire » et « Les aventures du jaguar », dans les deux cas parodie du périlleux voyage du chamane-jaguar (respecté, redouté) vers le Soleil. (C’est aussi l’occasion de rencontrer un étonnant homologue d’Icare, le jaguar qui vole muni d’ailes fixées au corps avec de la cire, et s’écrase quand celle-ci fond !)

Chapitre 7 : Le devoir de parole
« Parler, c’est avant tout détenir le pouvoir de parler. […] Toute prise de pouvoir est aussi un gain de parole.
Il va de soi que tout cela concerne en premier lieu les sociétés fondées sur la division : maîtres-esclaves, seigneurs-sujets, dirigeants-citoyens, etc. »

En ce qui concerne le droit à la parole, il s’agit des « sociétés à État », à « violence légitime » (comme l’actualité nous rattrape ! Rappelons que police dérive de polis, la cité-État…) Dans ces sociétés de « Sauvages », le discours du chef (qui ne peut commander) est un devoir rituel (garantie de son impuissance), dont la teneur rabâchée est en substance :
« Nos aïeux se trouvèrent bien de vivre comme ils vivaient. Suivons leur exemple et, de cette manière, nous mènerons ensemble une existence paisible. »

(Le conservatisme paraît typique de ces sociétés traditionnelles, repoussant le "changement".)

Chapitre 8 : Prophètes dans la jungle
Le cas des Mbya, tribu tupi-guarani étant parvenue à conserver son identité tribale au travers de sa religion :
« À la surprenante profondeur de leur discours, ces pa’i, qu’on est tenté de nommer prophètes et non plus chamanes, imposent la forme d’un langage remarquable par sa richesse poétique. Là d’ailleurs s’indique clairement la préoccupation des Indiens de définir une sphère de sacré telle que le langage qui l’énonce soit lui-même une négation du langage profane. »

Clastres parle de la forme humaine « adornée », c'est-à-dire sacrée d’après l’ethnologue Jean Monod (dans Wora, la déesse cachée).

Chapitre 9 : De l’Un sans le Multiple
Toujours d’après les Guarani, « qui se nomment eux-mêmes, d’altière et amère certitude, les Derniers Hommes », l’espiègle Dieu créateur veut la terre imparfaite, mauvaise : c’est parce que toutes choses sont une : finies, incomplètes.
« Nommer l’unité dans les choses, nommer les choses selon leur unité, c’est aussi bien leur assigner la limite, le fini, l’incomplet. »

« Le Mal, c’est l’Un. Le Bien, ce n’est pas le multiple, c’est le deux, à la fois l’un et son autre, le deux qui désigne véridiquement les êtres complets. »

Chapitre 10 : De la torture dans les sociétés primitives
« La dureté de la loi, nul n’est censé l’oublier. Dura lex sed lex. Divers moyens furent inventés, selon les époques et les sociétés, afin de maintenir toujours fraîche la mémoire de cette dureté. Le plus simple et le plus récent, chez nous, ce fut la généralisation de l’école, gratuite et obligatoire. Dès lors que l’instruction s’imposait universelle, nul ne pouvait plus sans mensonge – sans transgression – arguer de son ignorance. Car, dure, la loi est en même temps écriture. L’écriture est pour la loi, la loi habite l’écriture ; et connaître l’une, c’est ne plus pouvoir méconnaître l’autre. Toute loi est donc écrite, toute écriture est indice de loi. »

« Le but de l’initiation, en son moment tortionnaire, c’est de marquer le corps : dans le rituel initiatique, la société imprime sa marque sur le corps des jeunes gens. »

Chapitre 11 : La société contre l’État
Reprises :
« Le bon sens alors questionne : pourquoi les hommes de ces sociétés voudraient-ils travailler et produire davantage, alors que trois ou quatre heures quotidiennes d’activité paisible suffisent à assurer les besoins du groupe ? À quoi cela leur servirait-il ? À quoi serviraient les surplus ainsi accumulés ? Quelle en serait la destination ? C’est toujours par force que les hommes travaillent au-delà de leurs besoins. Et précisément cette force-là est absente du monde primitif, l’absence de cette force externe définit même la nature des sociétés primitives. »

« La relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique d’exploitation. Avant d’être économique, l’aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, l’économique est une dérive du politique, l’émergence de l’État détermine l’apparition des classes. »

« La société primitive, première société d’abondance, ne laisse aucune place au désir de surabondance. »

« Les choses ne peuvent fonctionner selon le modèle primitif que si les gens sont peu nombreux. »

Et retour sur le cas des Mbya :
« Le prophétisme tupi-guarani, c’est la tentative héroïque d’une société primitive pour abolir le malheur dans le refus radical de l’Un comme essence universelle de l’État. »

« Les prophètes, armés de leur seul logos, pouvaient déterminer une "mobilisation" des Indiens, ils pouvaient réaliser cette chose impossible dans la société primitive :  unifier dans la migration religieuse la diversité multiple des tribus. »

« Dans le discours des prophètes gît peut-être en germe le discours du pouvoir et, sous les traits exaltés du meneur d’hommes qui dit le désir des hommes se dissimule peut-être la figure silencieuse du Despote. »

Contestation de l’autorité, "violences policières", journée ouvrée de trois heures… On conçoit aisément le retentissement d’un tel ouvrage dans notre société : un des majeurs apports de l’ethnologie à notre réflexion sociologique, économique, écologique et politique !
Merci à Bix et Arturo pour m’avoir incité à cette lecture, manifestement une des sources de certains courants de pensée très actuels !

Mots-clés : #amérindiens #contemythe #economie #essai #politique #social
par Tristram
le Mar 11 Aoû - 0:34
 
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Ian McEwan

Amsterdam

Tag social sur Des Choses à lire - Page 5 Amster10

« Deux anciens amants de Molly Lane attendaient à l’extérieur de la chapelle du crématorium, le dos tourné à la bise de février. Ils s’étaient déjà tout dit, mais ils le répétaient. »

Tandis qu’on incinère Molly, morte dans la déchéance physique et intellectuelle, ses ex poursuivent leur existence : Clive Linley le compositeur,
« Ici, Clive s’autorisait hardiment un emprunt à certains essais rédigés par un collègue de Noam Chomsky, inédits et hautement spéculatifs, qu’il avait eu l’occasion de lire alors qu’il passait des vacances au cap Cod dans la maison de l’auteur : de même que notre capacité exclusivement humaine à apprendre le langage, notre aptitude à percevoir les rythmes, les mélodies et les harmonies agréables était inscrite dans les gènes. Les anthropologues avaient relevé l’existence de ces trois éléments dans toutes les cultures musicales. »

…et son ami Vernon Halliday, directeur de rédaction, mais aussi Julian Garmony, ministre des Affaires étrangères pressenti comme premier ministre, xénophobe partisan de la peine de mort, et encore le morose George Lane, riche éditeur pour « public crédule » et ex-mari de Molly.
George met dans les mains de Vernon des photos, prises par Molly, de Julian en travesti, et Clive juge immoral de les employer pour discréditer ce dernier.
Occasion de revisiter la sordide insanité de la presse pour un Ian McEwan d’une implacabilité n’ayant d’égale que sa précision chirurgicale envers un milieu où les retournements de veste ne sont comparables qu’à ceux des politiques :
« Le chargé des nécros, Manny Skelton, sortit en crabe du placard qui lui servait de bureau et il fourra quelques feuillets dans la main de Vernon. Il devait s’agir du papier qu’on lui avait demandé de préparer au cas où Garmony se flinguerait. »

« À la demande de Vernon, le directeur du service de la Diffusion confirma que les derniers chiffres étaient les meilleurs depuis dix-sept ans. »

Entre-temps, Clive a trouvé l’inspiration lors d’une randonnée en montagne, négligeant de s’inquiéter du sort d’une femme aux prises avec qui s’avérera être un violeur…
J’ai trouvé passionnantes les observations sur le travail de création musicale :
« À présent, les textures se multipliaient tandis que d’autres instruments entraient successivement dans la conspiration du trombone, que la dissonance gagnait telle une contagion et que de petites pointes dures – les variations qui ne conduiraient nulle part — jaillissaient comme des étincelles se rejoignant parfois pour donner les premières indications de la muraille de son en mouvement, au raz de marée qui commençait à se soulever et qui bientôt recouvrirait tout sur son passage, avant de se fracasser sur le soubassement de la tonalité initiale. »

Novella de 1998 qui, résonnant familièrement post-Brexit, épingle impeccablement les travers de notre société occidentale.
Décidément, Ian McEwan sait écrire, même s'il trempe sa plume dans le fiel !

Mots-clés : #amitié #social
par Tristram
le Lun 10 Aoû - 13:13
 
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KOBAYASHI Takiji

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Le propriétaire absent

Des paysans attiré par « le guide de l’immigrant d’Hokkaidô » rempli de bonnes promesses sur les règles d’obtention de terrains, les revenus et l’espoir de devenir propriétaire de leur parcelle et de la maison,   s’installent dans un village du territoire d’Hokkaidô (ce territoire dit extérieur a été acquis pour le rentabiliser par l’Etat).

En fait, les parcelles les mieux situées sont  vendues à peu de frais à des nobles ou des  propriétaires riches qui ont donc mis les parcelles en fermage pour lesquel les paysans payent un fort loyer.

Alors qu’au bout d’un certain nombre d’années la terre devait appartenir aux fermiers, la promesse, comme sur d’autres territoires d’ailleurs, n’est pas tenue.

Par ailleurs les terres de ce territoire au climat rigoureux ne donnent pas et les fermiers quand une année est encore plus critique à cause du temps, se retrouve sans presque pour se nourrir. C’est donc lors d’une année catastrophique que les fermiers, parmi lesquels deux hommes sont syndicalisés, devant l’intransigeance du propriétaire, décident de demander « l’arbitrage agraire ». Ils s’uniront au syndicat ouvrier d’Otaru pour former une intersyndicale d’ouvriers et de paysans. C’est connu « l’union fait la force ».

Ces paysans incultes pour la plupart s’instruiront auprès des syndicats et avec la sympathie des citoyens de la ville parviendront à faire plier « le propriétaire absent » de l’exploitation Kishino, utilisant tous les « matériaux » syndicaux ; grèves, tracts, réunions publiques…

Le titre du livre montre le fait que les riches propriétaires n’habitent pas dans le village de leur exploitation mais préfèrent les larges possibilités offertes par la ville, les paysans ne sont bons qu’à travailler pour le profit du propriétaire qui négligent ses obligations les plus élémentaires envers les paysans qui pour lui sont « comme des bêtes ».

Tract :
« Les fermiers ont fait la preuve qu’ils n’étaient plus les pauvres paysans du passé, privés du droit à vivre dignement, pour être désormais les véritables « alliés » de la classe ouvrière en lutte.
Pour combattre l’exploitation féodale !
Pour l’établissement d’un droit à cultiver la terre !
Rejoignons le syndicat national agricole !
Ouvriers et paysans, la main dans la main !
Pour cette grande victoire collective, banzaï ! »


**************************
La post-face du livre est très intéressante dans la partie où l’auteur explique les raisons de ses choix pour le thème principal du livre (il explicite et applique en fait ce qu’il disait dans le chapitre de la méthodologie d’un roman). Etant un auteur prolétaire il suit bien sur ses idées politiques et syndicales ; ses thèmes sont : les travailleurs, leur condition de travail et de vie.

Sur la méthodologie :  « À vrai dire, il ne saurait y avoir aucune « manière d’écrire » un roman.
Non seulement personne ne pourrait se lancer immédiatement dans l’écriture d’un roman au prétexte d’avoir lu une « méthodologie », mais chacun, consciemment ou inconsciemment, possède sa propre façon d’écrire.
Et même si je dis ici quoi que ce soit de la manière d’écrire un roman, ce n’est rien de plus qu’un « exposé » des bases sur lesquelles je m’appuie à chaque fois moi-même.
Aussi, pour les nouveaux venus s’étant mis en tête d’écrire quelque chose, cet « exposé » ne peut-il constituer qu’une « référence » en un sens extrêmement limité, ni plus ni moins.
Les nouveaux auteurs doivent posséder une manière d’écrire parfaitement nouvelle. »

« Ceux qui voudraient écrire un roman prolétarien doivent s’absorber dans la lecture de Marx, de Lénine et de tout autre ouvrage de théorie marxiste. Telles sont les « bases » dont aucun écrivain prolétarien ne saurait se passer ! »


Concernant ce livre l’auteur souhaitait qu’il soit supérieur au « Bâteau-usine », au lecteur de décider.

C’est le conflit agraire de l’exploitation Isono Susumu qui a fourni à Kobayashi le sujet de son livre.

L’auteur étant employé à la Banque du défrichement n’a pas hésité à introduire les agissements des banques dans son récit, ce qui suite à la publication du livre vaudra à Kobayashi un licenciement.

L’un des personnages Shichinosuke paysan qui travaille comme ouvrier dans l’usine relie par ses lettres le passé et le présent, les us anciennes et le progrès dans le travail (machines, travail à la chaine). Quand l’usine fabrique des ustensiles qui seront vendus dès le lendemain apportant revenu, il faudra un an avant que les semailles rapportent au paysan, souvent juste de quoi se nourrir. La durée est donc là facteur de progrès.

L’auteur cite aussi le fait que les propriétaires eux-mêmes doivent se diversifier et s’adapter au progrès. Ce progrès qui répandu dans les villages, par les ustensiles d’usage quotidien par exemple, tuent aussi le petit artisanat qui permettait aux paysans quelques subsides de plus.

Dans ce livre on voit l’éveil des paysans, au syndicalisme et leur intérêt pour la politique (l’un des paysans rejoint le Syndicat paysans à Asahikawa.


« En 1928 : Une vaste répression du parti communiste fut déclenchée presque aussitôt après, le 15 mars. Puis une aggravation de la loi sur le maintien de l’ordre (Chian-iji-hô) autorisa des châtiments pouvant aller jusqu’à la peine de mort : la mise à jour de la loi intervint sur une proclamation impériale urgente. […] Les idées libérales aussi bien que communistes devinrent l’objet d’une surveillance politique rigoureuse » (Dictionnaire historique du Japon). »

***

La syndicaliste que je suis ne pouvait qu’être conquise par cet auteur. Oui il était communiste et alors ? Je n’associe pas systématiquement le mot communiste à stalinisme. A. Koestler qui lui aussi a été un certain temps communiste dit très justement dans son livre « la lie de la terre » alors qu’il est dans un camp du sud-ouest ce qu’il pense des communistes « de la base », pour avoir lu aussi Howard Fast, je sais aussi combien d’ honnêtes citoyens, ont été emprisonnés pour le seul fait d’être de ce Parti.

Kobayashi lui en est mort.

et merci à Animal de m'avoir fait connaître cet auteur.

Mots-clés : #immigration #mondedutravail #social
par Bédoulène
le Lun 27 Juil - 10:59
 
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Sujet: KOBAYASHI Takiji
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Earl Thompson

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Un jardin de sable

Un roman captivant et fiévreux, parfois outrancier mais souvent bouleversant. Earl Thompson dévoile dans Un jardin de sable le récit de l'enfance de Jacky, né dans le Kansas au coeur de la Grande Dépression. Après la mort accidentelle de son père et abandonné par sa mère, il est élevé par ses grands-parents : confronté à la pauvreté du quotidien, il est ballotté de maisons en maisons durant plusieurs années, quelques instants de tendresse ne parvenant à masquer de constantes désillusions. Jacky retrouve après plusieurs années sa mère avec un beau-père violent et cruel, et noue alors avec elle une relation tourmentée et fébrile, virant à l'inceste au bout d'une colère, d'un manque affectif, d'un rejet de soi et de l'autre. Annonçant alors une entrée dans l'adolescence avec la sensation d'un vide béant.

L'héritage de la crise de 1929 a inspiré de nombreux textes d'une grande puissance émotionnelle, et Earl Thompson impressionne par la dimension chaotique, passionnée et auto-destructrice de son écriture. La violence est omniprésente, et chaque journée semble être un combat perdu d'avance face à un monde qui engloutit chaque promesse d'un renouveau, d'un équilibre. Dans ces conditions, l'enfance a perdu d'entrée son innocence et les maladresses, les éclats de fureur de Jacky sont avant tout les reflets d'une détresse, d'une recherche de compréhension. L'évocation d'une souffrance à travers la sexualité, jusqu'à l'inceste, est alors une fuite en avant, difficilement soutenable et pourtant jamais scabreuse.

Mais au-delà d'une noirceur,  Earl Thompson parvient, dans l'excès, à sublimer des moments de désespoir pour saisir une forme d'obstination, de courage, de force vitale. Un jardin de sable reste ainsi un temps fort de mon année littéraire.


Mots-clés : #enfance #famille #historique #social #violence
par Avadoro
le Sam 27 Juin - 23:59
 
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Sujet: Earl Thompson
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Ursula K. Le Guin

Les Dépossédés

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Deux planètes jumelles, Urras et Anarres (chacune étant la lune de l’autre…) ont des civilisations ayant évolué différemment : la seconde a été colonisée par des rebelles de la première voici près de deux cents ans.
« En fait, le Monde Libre d'Anarres était une colonie minière d'Urras. »

« Vous êtes notre histoire. Et peut-être sommes-nous votre avenir. »

Le Dr Shevek, éminent physicien d'Anarres, vient sur Urras de sa propre initiative afin de tenter de rapprocher les deux mondes, porteur d’un plaidoyer « pour la communication libre et la reconnaissance mutuelle entre le Nouveau Monde et l'Ancien. » Pionnier en chronosophie, il développe une Théorie Temporelle Générale qui pourrait déboucher sur des moyens de transport spatial moins lents, et qu’il entend partager avec la planète originelle, et l’ensemble de l’Ekumen.
« L'unité fondamentale des points de vue de la Séquence et de la Simultanéité devenait évidente ; le concept d'intervalle servait à relier les aspects statique et dynamique de l'univers. »

Anarres, dans un milieu aride et pauvre, a une société « odonienne » (communiste-libertaire) sans lois ni gouvernement, administrée par la CPD, « Coordination de la Production et de la Distribution », communautaire, décentralisée et pragmatique, où les notions de possession et de contrainte sont rigoureusement combattues voire inconnues, et communes les valeurs de partage, de solidarité et d’aide mutuelle.
« Rien n'est à toi. C'est pour utiliser. Pour partager. Si tu ne partages pas, tu ne peux pas utiliser. »

« Mais pour ceux qui acceptaient le privilège et l'obligation de la solidarité humaine, l'intimité n'avait de valeur que lorsqu'elle servait une fonction. »

« L'existence est sa propre justification, le besoin est le droit. »

« Il reconnaissait ce besoin, en termes odoniens, comme étant sa "fonction cellulaire", le terme analogique désignant l'individualité de l'individu, le travail qu'il pouvait accomplir au mieux, donc sa meilleure contribution envers la société. Une société saine le laisserait exercer librement cette fonction optimale, trouvant dans la coordination de telles fonctions sa force et sa faculté d'adaptation. »

La belle Urras, ou tout au moins la nation de l’A-Io, est caractérisée par une société plus ancienne, plus riche, plus élégante, cultivant dans le confort un luxe inutile et ostentatoire, hiérarchique, centralisée, inégalitaire, égotiste, éprise de politique, capitaliste, composée d’exploités et d’exploiteurs ; elle présente aussi une édifiante démonstration de sexisme et de machisme appliqués.
« Les Urrastis avaient du goût, mais il semblait être souvent en conflit avec un désir d'exhibition - une ostentation coûteuse. L'origine naturelle et esthétique de l'aspiration à posséder des choses était dissimulée et pervertie par les contraintes économiques et compétitives, qui à leur tour exerçaient un effet néfaste sur la qualité des choses : cela ne leur donnait d'ordinaire qu'une sorte de surabondance mécanique. »

« Il avait remarqué, dès le début de son séjour sur Urras, que les Urrastis vivaient parmi des montagnes d'excréments, mais ne mentionnaient jamais la merde. »

Sur Urras également, Thu a un régime socialiste, autoritaire, et le Benbili est une dictature militaire.
« La liberté de la presse est complète en A-Io, ce qui veut dire inévitablement que beaucoup de journaux ne renferment que des idioties. Le journal thuvien est bien mieux écrit, mais il donne uniquement les faits que le Présidium Central Thuvien veut y voir figurer. La censure est totale, en Thu. »

Si cette planète est un reflet de la nôtre, la société d'Anarres présente une culture issue d’un projet anarchiste aux conséquences imaginées par l’auteure.
« La validité d'une promesse, même d'une promesse sans terme indéfini, était très importante dans la pensée odonienne ; bien qu'on pût penser que l'insistance d'Odo sur la liberté de changer invalidât l'idée de promesse ou de vœu, c'était en fait la liberté qui donnait de l'importance à la promesse. Une promesse est une direction prise, une limitation volontaire du choix. Comme Odo l'avait fait remarquer, si aucune direction n'est prise, si l'on ne va nulle part, aucun changement ne se produira. La liberté de chacun de choisir et de changer sera inutilisée, exactement comme si on était en prison, une prison que l'on s'est construite soi-même, un labyrinthe dans lequel aucun chemin n'est meilleur qu'un autre. Aussi Odo en était-elle arrivée à considérer la promesse, l'engagement, l'idée de fidélité, comme une part essentielle dans la complexité de la liberté. »

« Mais les brutalités étaient extrêmement rares dans une société où le désir sexuel était généralement comblé dès la puberté, et la seule limite sociale imposée à l'activité sexuelle était la faible pression en faveur de l'intimité, une sorte de pudeur imposée par la vie communautaire.
D'un autre côté, ceux qui entreprenaient de former et de conserver une alliance, qu'ils soient homosexuels ou hétérosexuels, se heurtaient à des problèmes inconnus de ceux qui se satisfaisaient du sexe là où ils le trouvaient. Ils devaient faire face, non seulement à la jalousie, au désir de possession et autres maladies passionnelles pour lesquelles l'union monogamique constitue un excellent terrain, mais aussi aux pressions externes de l'organisation sociale. Un couple qui formait une alliance devait le faire en sachant qu'il pourrait être séparé à tout moment par les exigences de la distribution du travail. »

« Si nous devons tous être d'accord, tous travailler ensemble, nous ne valons pas mieux qu'une machine. Si un individu ne peut pas travailler solidairement avec ses compagnons, c'est son devoir de travailler seul. Son devoir et son droit. Mais nous avons dénié ce droit aux gens. Nous avons dit de plus en plus souvent : vous devez travailler avec les autres, vous devez accepter la loi de la majorité. Mais toute loi est une tyrannie. Le devoir de l'individu est de n'accepter aucune loi, d'être le créateur de ses propres actes, d'être responsable. Ce n'est que s'il agit ainsi que la société pourra vivre, changer, s'adapter et survivre. Nous ne sommes pas les sujets d'un État fondé sur la loi, mais les membres d'une société fondée sur la révolution. La Révolution est notre obligation : notre espoir d'évolution. »

Nombre de réflexions d’Ursula K. Le Guin sont imputées à Odo, la femme à l’origine de la rébellion.
« N'avons-nous pas mangé tandis que d'autres mourraient de faim ? Allez-vous nous punir pour cela ? Allez-vous nous récompenser pour avoir été affamés alors que d'autres mangeaient ? Aucun homme ne possède le droit de punir, ou celui de récompenser. Libérez votre esprit de l'idée de mériter, de l'idée de gagner, d'obtenir, et vous pourrez alors commencer à penser. »

Les clins d’œil à nos époque et planète ne sont pas rares, et souvent intéressants :
« A l'époque féodale, l'aristocratie avait envoyé ses fils à l'université, conférant une certaine supériorité à cette institution. Maintenant, c'était l’inverse : l'université conférait une certaine supériorité à l'homme. Ils dirent avec fierté à Shevek que le concours d'admission à Ieu Eun était chaque année plus difficile, ce qui prouvait le côté essentiellement démocratique de cette institution. "Vous mettez une nouvelle serrure sur la porte et vous l'appelez démocratie", leur dit-il. »

Une perception fine du désordre hormonal des ados :
« Ils étaient venus sur cette colline pour être entre garçons. La présence des filles les oppressait tous. Il leur semblait que ces derniers temps le monde était plein de filles. Partout où ils regardaient, éveillés ou endormis, ils voyaient des filles. Ils avaient tous essayé de copuler avec des filles ; certains d'entre eux, en désespoir de cause, avaient aussi essayé de ne pas copuler avec des filles. Cela ne faisait aucune différence. Les filles étaient là. »

Livre publié en 1974 :
« On lui fit visiter la campagne dans des voitures de location, de splendides machines d'une bizarre élégance. Il n'y en avait pas beaucoup sur les routes : la location était très élevée, et peu de gens possédaient une voiture privée, car elles étaient lourdement taxées. De tels luxes, si on les autorisait librement, tendraient à épuiser des ressources naturelles irremplaçables ou à polluer l'environnement de leurs déchets, aussi étaient-ils sévèrement contrôlés par la réglementation et le fisc. Ses guides insistèrent là-dessus avec une certaine fierté. Depuis des siècles, disaient-ils, l'A-Io était en avance sur toutes les autres nations dans le domaine du contrôle écologique et de l'administration des ressources naturelles. Les excès du neuvième millénaire étaient de l'histoire ancienne, et leur seul effet durable était la pénurie de certains métaux, qui heureusement pouvaient être importés de la Lune. »

« ‒ Ma planète, ma Terre, est une ruine. Une planète gaspillée par la race humaine. Nous nous sommes multipliés, et gobergés et nous nous sommes battus jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien, et ensuite nous sommes morts. Nous n'avons contrôlé ni notre appétit, ni notre violence : nous ne nous sommes pas adaptés. Nous nous sommes détruits nous-mêmes. Mais nous avons d'abord détruit la planète. Il ne reste plus de forêts sur ma Terre. »

Entr’autre histoire d’un étranger qui découvre une civilisation fort différente de la sienne, un peu dans la position du sociologue ou de l’ethnologue, ce roman ambigu est un bel exemple de fiction spéculative, c'est-à-dire de laboratoire des sciences humaines : ce sont les possibilités sociétales qui sont explorées par ce puissant outil de réflexion ("expérience de pensée") sur les questions éthiques (au-delà du niveau de lecture d’évasion). Ce genre, exemplairement pratiqué par des auteurs majeurs, tels que Huxley, Orwell, Brunner, Ballard ‒ et Damasio ‒ est voisin de l’utopie, comme c’est le cas de Les Dépossédés, même si la société anarrestie ne constitue pas une réussite idéale (par exemple, Shevek se heurte à des « murs », l’administration devient une structure de pouvoir, l’isolationnisme menace à terme la révolution de sclérose, son professeur se révèle égotiste, etc.)
« Ces administrateurs du Port, avec leur formation particulière et leur position importante, avaient tendance à acquérir une mentalité bureaucratique : ils disaient automatiquement "non". »

Léger reproche, d’ailleurs souvent mérité dans ce même genre, la rédaction comme la traduction auraient peut-être mérité plus de finition.

Mots-clés : #politique #sciencefiction #social #solidarite
par Tristram
le Jeu 25 Juin - 15:04
 
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Sujet: Ursula K. Le Guin
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André Brink

Une saison blanche et sèche

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il y a le Ben d’avant : bon père, bon mari, bon paroissien et bon prof, un rien terne et décevant. Tellement commode pour son entourage. Et puis il y a le Ben d’après les morts de Gordon et son fils, Gordon le balayeur noir du collège, Jonathan, l’enfant brillant dont Ben finançait la scolarité, devenu activiste dans Soweto en flammes. Tous deux arrêtes et torturés à mort, des mort niées et camouflées.

Cherchant la vérité, Ben s’expose à l’opprobre publique et familiale, à la traque et l’inquisition sans limites de la Section Spéciale. Qu’importe, porter la vérité est devenu son seul chemin, c’est devenir vrai lui-même. Sa trahison est sa loyauté.

Interdit de publication à sa parution, Une saison blanche et sèche est un roman-massue extrêmement condensé, concentré, minéral, qui, comme son héros,  va droit au but de la dénonciation, n’omet aucun détail, chemine assidûment et sans détour. Tout est là, tout est utile.

Bien plus que l’histoire d’un autre homme, Gordon, domestique devenu frère par sa mort,  Ben, quelque soit son chemin de croix, veut dénoncer le mal de toute une nation bien-pensante, derrière son Dieu, ses certitudes et sa vertu. Ben est un homme ordinaire, lanceur d’alerte étonné de lui-même, qui se perd pour sauver le monde, car pour lui nul autre choix n’est devenu possible.

Le roman est d’un grand classicisme, mais échappe aux lourdeurs et clichés qu’on redoute par moment. Dans une belle économie de moyens, André Brink ne retient que ce qui est utile à  son propos, mais il laisse aussi la part belle aux doutes, aux interrogations de son héros anti-héros, profondément humain dans son sacrifice. Le déchaînement de violence et de terreur auquel il est confronté n’a d’égal que la sauvagerie des paysages tant urbains que désertiques.


Le fait que le papa de Quasimodo soit de bon conseil n’était plus à démontrer. Reste juste au fiston à entendre ce beau conseil.


Mots-clés : #historique #polar #racisme #segregation #social #xxesiecle
par topocl
le Lun 18 Mai - 11:06
 
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Sujet: André Brink
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Annie Ernaux

Les années

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Ces années vont des quarante au début du XXIe. Revue de l’enfance et de l’adolescence, où je me suis largement retrouvé malgré le décalage ‒ et j’ai compris pourquoi ces évocations me déplaisent assez : c’est leur aspect terne, un peu sale, misérable, « gaucherie et honte » dans le souvenir (et nous revient par exemple la frappante image d’un rat crevé, pas les nombreux moments heureux avec des animaux de compagnie).
Aussi un rendu prosaïque des époques traversées, tant personnellement (ou familialement) que l’ensemble de la société, et sans infatuation a posteriori.
« Le progrès était l’horizon des existences. »

« Les parents affirmaient les jeunes en sauront plus que nous. »

« Les gens faisaient fond de plus belle, sur une existence meilleure grâce aux choses. »

« Pour nous, à qui il avait été prescrit durant l’enfance de sauver notre âme par de bonnes actions, en classe de philo de mettre en pratique l’impératif catégorique de Kant agis de telle sorte que ton action puisse s’ériger en maxime universelle, avec Marx et Sartre de changer le monde ‒ qui y avions cru en 68 ‒, il n’y avait aucune espérance là-dedans [les « nouveaux philosophes »]. »

« Le temps des enfants remplaçait le temps des morts [ceux de la seconde Guerre Mondiale]. »

Pour la dernière phrase, sinon le sens de la formule, au moins celui du raccourci !
« Les enfants n’avaient plus de vers et ils ne mouraient presque jamais. Les bébés-éprouvette naissaient couramment, les cœurs et les reins fatigués des vivants étaient remplacés par ceux des morts. Il fallait que la merde et la mort soient invisibles. On préférait ne pas parler des maladies nouvellement apparues qui n’avaient pas de remèdes. Celle au nom germanique, Alzheimer, qui hagardisait les vieux et leur faisait oublier les noms, les visages. L’autre, attrapée par la sodomie et les seringues, punition des homosexuels et des drogués, à la rigueur manque de chance de quelques transfusés. »

« La réélection de Mitterrand nous rendait à la tranquillité. Il valait mieux vivre sans rien attendre sous la gauche que s’énerver continuellement sous la droite. »

J’ai particulièrement apprécié l’observation de notre société au début du XXIe :
« L’anomie gagnait. La déréalisation du langage grandissait, comme un signe de distinction intellectuelle. Compétitivité, précarité, employabilité, flexibilité faisaient rage. On vivait dans des discours nettoyés. On les écoutait à peine, la télécommande avait raccourci la durée de l’ennui. »

« Les gens se fatiguaient du jour au lendemain. L’effusion alternait avec l’atonie, la protestation avec le consentement. Le mot « lutte » était démonétisé, comme un relent du marxisme désormais ridiculisé, « défense » désignait d’abord celle des consommateurs. »

« Nous étions débordés par le temps des choses. Un équilibre tenu longtemps entre leur attente et leur apparition, entre la privation et l’obtention, était rompu. La nouveauté ne suscitait plus de diatribe ni d’enthousiasme, elle ne hantait plus l’imaginaire. C’était le cadre normal de la vie. Le concept même de nouveau disparaîtrait peut-être, comme déjà presque celui de progrès, nous y étions condamnés. La possibilité illimitée de tout s’entrevoyait. Les cœurs, les foies, les reins, les yeux, la peau passaient des morts aux vivants, les ovules d’un utérus à l’autre et des femmes de soixante ans accouchaient. Le lifting arrêtait le temps sur les visages. »

Intéressante perspective sur la gestion de la mémoire dans la société actuelle :
« Le processus de mémoire et d’oubli était pris en charge par les médias. »

« Il n’y avait ni mémoire ni narration […]
Dans la vivacité des échanges, il n’y avait pas assez de patience pour les récits. »

Annie Ernaux a non seulement un point de vue féministe, mais féminin et sans fard, ce qui ne manque pas d’intérêt :
« Elle voudrait avoir le droit de mettre du rouge à lèvres, porter des bas et des talons hauts ‒ les socquettes lui font honte, elle les enlève hors de la maison ‒ afin de montrer qu’elle appartient à la catégorie des jeunes filles et qu’elle peut être suivie dans la rue. »

« À faire l’amour avec le même homme, les femmes avaient l’impression de redevenir vierges. »

Le procédé narratif d’Annie Ernaux est curieux, sans doute innovant, disruptif ; ainsi, là où l’on attendait un "nous déménageâmes" pour une expérience personnelle, surprend un :
« On partait. On s’installait dans une ville nouvelle à quarante kilomètres du périphérique. »

… et ainsi le singulier rejoint le générique d’une époque. Le choix des temps, généralement l’imparfait, donne aussi un rendu très particulier.
Étroitement tissée dans la société, l’expérience de son existence passée est exposée chronologiquement ; j’ai eu l’impression d’un rapport entre les deux, déroulement de son histoire et de l’Histoire, comparable à celui de l’ontogenèse avec la phylogenèse (développement de l'individu versus celui de l’espèce), en fait inséparables :
« Mais des phrases lui viennent souvent spontanément aux lèvres, que sa mère utilisait dans le même contexte, des expressions qu’elle n’a pas le souvenir d’avoir utilisées avant, « le temps est mou », « il m’a tenu le crachoir », « chacun son tour comme à confesse », etc. C’est comme si sa mère parlait par sa bouche et avec elle toute une lignée de gens. »

« À l’inverse de l’adolescence où elle avait la certitude de ne pas être la même d’une année, voire d’un mois, sur l’autre, tandis que le monde autour d’elle restait immuable, maintenant c’est elle qui se sent immobile dans un monde qui court. »

« Elle retrouve alors, dans une satisfaction profonde, quasi éblouissante ‒ que ne lui donne pas l’image, seule, du souvenir personnel ‒, une sorte de vaste sensation collective, dans laquelle sa conscience, tout son être est pris. »

Justement, vers la fin de cette non-fiction, Annie Ernaux expose sa démarche ‒ un projet aussi sociologique qu’autobiographique :
« Elle voudrait réunir ces multiples images d’elle, séparées, désaccordées, par le fil d’un récit, celui de son existence, depuis sa naissance pendant la Seconde Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. Une existence singulière donc mais fondue aussi dans le mouvement d’une génération. Au moment de commencer, elle achoppe toujours sur les mêmes problèmes : comment représenter à la fois le passage du temps historique, le changement des choses, des idées, des mœurs et l’intime de cette femme, faire coïncider la fresque de quarante-cinq années et la recherche d’un moi hors de l’Histoire, celui des moments suspendus dont elle faisait des poèmes à vingt ans, Solitude, etc. Son souci principal est le choix entre « je » et « elle ». Il y a dans le « je » trop de permanence, quelque chose de rétréci et d’étouffant, dans le « elle » trop d’extériorité, d’éloignement. »

« Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui ‒ pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire. »

« Aucun « je » dans ce qu’elle [l’auteure/ narratrice] voit comme une sorte d’autobiographie impersonnelle ‒ mais « on » et « nous » ‒ comme si, à son tour, elle faisait le récit des jours d’avant. »

Dans le prolongement de cette lecture, je suis vivement attiré par celle de L'atelier noir, son journal d'écriture :
« Je me suis servie de ce journal comme d’une sorte de document, d’archive de la conception et de l’écriture des Années, qui sont inscrites à l’intérieur même de ce livre. Je ne voulais pas inventer la gestation du texte mais m’appuyer sur la réalité et celle-ci était contenue dans le journal d’écriture, de 1983 à 2002. Je l’ai donc utilisé de façon très précise pour évoquer les étapes du projet, ses modifications successives jusqu’au livre que le lecteur est en train de lire. »
Annie Ernaux, Florilettres 128

Ce texte fait partie bien sûr de la grande famille des témoignages intimistes et déplorations sur le temps qui passe ‒ non sans style et originalité :
« Comme le désir sexuel, la mémoire ne s’arrête jamais. Elle apparie les morts aux vivants, les êtres réels aux imaginaires, le rêve à l’histoire. »


Mots-clés : #autobiographie #social
par Tristram
le Jeu 14 Mai - 17:38
 
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Sujet: Annie Ernaux
Réponses: 136
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