Ramuz Charles-Ferdinand
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Re: Ramuz Charles-Ferdinand
Aline
Court roman (Ramuz préfère "histoire") 140 pages environ, 1905, souvent remanié par l'auteur au fil des ré-éditions.
Une dramatique faisant efficacement passer la révolte contre l'injustice abjecte, aigüe à l'époque de Ramuz mais bien sûr toujours aussi tristement d'actualité, d'une jeune femme, jeune fille même plutôt, abandonnée enceinte tel un citron qu'on a pressé et dont on peut jeter la peau.
Ramuz précis, sobre, quelques parcimonieux passages de poésie en prose descriptive bien dans sa marque de fabrique, et qui jouait gros sur ce roman, lequel recevra bon accueil et contribuera à lancer un peu mieux l'écrivain, après avoir refusé de publier un roman achevé, "La vieille Henriette":
Henriette, c'est justement le prénom de la mère d'Aline.
Ramuz en personne minimise l'éclat et la portée d'"Aline", et se contredit en ayant soin de remanier le texte presque à chaque nouvelle édition, pas mal pour un ouvrage "de jeunesse", "sans importance", dont l'auteur se demande "en quoi cette histoire peut encore intéresser les lecteurs".
Dégustons donc un roman percutant, allant au fait avec simplicité et sans détours, épuré.
La charge poético-narrative et descriptive, qui reste son estampille, est au rendez-vous, bien que tenue en bride, comme dans l'extrait ci-dessous (où le lecteur ramuzien ronronne d'aise tout de même !):
L'après-midi passa bien lentement. La chaleur alourdit les heures comme la pluie les ailes des oiseaux. Aline cueillait des laitues avec un vieux couteau rouillé. Quand on coupe le tronc, il sort un lait blanc qui fait des taches brunes sur les doigts et qui colle. Les lignes dures des toits tremblotaient sur le ciel uni, on entendait les poules glousser et les abeilles rebondissaient à la cime des fleurs comme des balles de résine. Le soleil paraissait sans mouvement. Il versait sa flamme et l'air se soulevait jusqu'aux basses braches où il se tenait un moment et il retombait; les fourmis courraient sur les pierres; un merle voletait dans les haricots. Lorsque son tablier fut plein, Aline considéra le jour, le jardin et la campagne. Puis elle entendit sa mère qui l'appelait.
Mots-clés : #conditionfeminine #jeunesse #ruralité #xxesiecle
Aventin- Messages : 1115
Date d'inscription : 10/12/2016
Re: Ramuz Charles-Ferdinand
Une modestie ramuzienne qui pourrait donner libre court à des pages d'interprétation ? Sans compter l'humour.
Merci pour ce commentaire qui rappelle sa science des échelles, sorte de vision du drame commun mais individuel et vice et versa. Et son regard piquant sur la communauté.
Il se passe toujours quelque chose de plus grand avec Ramuz...
(Il me semble que le remaniement au fil des éditions était l'habitude plutôt que l'exception chez Ramuz... j'ai d'ailleurs mis la main sur Vendanges, autre version du Passage du poète il y a peu).
Merci pour ce commentaire qui rappelle sa science des échelles, sorte de vision du drame commun mais individuel et vice et versa. Et son regard piquant sur la communauté.
Il se passe toujours quelque chose de plus grand avec Ramuz...
(Il me semble que le remaniement au fil des éditions était l'habitude plutôt que l'exception chez Ramuz... j'ai d'ailleurs mis la main sur Vendanges, autre version du Passage du poète il y a peu).
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Re: Ramuz Charles-Ferdinand
On se ressert un extrait de Présence de la mort, la météo du moment faisant ressurgir le livre du fond de la pensée.
Moi, pendant ce temps et pendant que je peux, j'écoute : et, voilà, je n'entends plus rien.
Autrefois, dans le milieu de la nuit, une locomotive sifflait. On entendait le cornet de l'homme d'équipe. On entendait le bruit des wagons venant se heurter l'un contre l'autre par une succession de chocs le long d'un train en formation, dans une nuit pleine de vie. Vers minuit, minuit et demi, la locomotive allait boire ; elle sifflait, elle crachotait, elle toussait. J'écoute.
Il n'y a plus rien, où que je me tourne, cherchant jusque dans les recoins de l'air, comme quand on va avec le balai.
En haut de leur espèce de guérite de briques, avec tous ces leviers alignés derrière eux, portant chacun sur une plaque d'émail une inscription en lettres noires, les aiguilleurs du poste d'aiguillage attendent, eux aussi, quelque chose qui ne vient pas.
Le 775 n'est pas arrivé, le 33 qui devait suivre n'est pas arrivé.
A présent, c'est le rapide du Simplon qui aurait dû être signalé ; il ne l'a pas été encore...
J'ai trop aimé le monde ; je vois bien que je l'ai trop aimé. A présent qu'il va s'en aller. Je me suis trop attaché à lui, comme je vois, à présent qu'il se détache de moi. Je l'ai aimé tout entier, malgré lui. Je l'ai aimé malgré ses imperfections, tout entier, - à cause de ses imperfections, ayant vu que c'était par elles seulement que la perfection existait ; et il était bon parce que mauvais.
Et toutes les choses sont venues, tous les hommes sont venus. Je n'ai plus pu choisir entre elles ; je n'ai plus pu choisir entre eux. Les ayant pourtant bien connues ; - les ayant pourtant, eux aussi, bien connus, les ayant vus tels qu'ils étaient, c'est-à-dire petits, laids, méchants, - pas même laids, ni méchants : médiocres, informes, à demi nés seulement, pas venus à leur forme, pas exprimés. Et j'ai cherché à les écarter de moi au commencement, mais il en venait toujours, il en venait tellement !...
Sur une tablette de bois près de la porte, et surmontées d'un poids de laiton d'un kilo, sont des feuilles de plusieurs couleurs : horaires, diagrammes, ordres de service : ils les ont lues, ils vont les relire, et puis rien.
Devant eux, il y a le renflement des rails, comme un muscle gonflé qui laisserait voir ses fibres. Ca brille à cause des fanaux. Ca a longtemps servi, c'est fait pour que ça serve encore, c'est tout prêt, ça attend, - et plus rien ne vient...
J'ai trop aimé le monde. Quand j'ai cherché à imaginer plus loin que lui, c'est encore lui que j'ai imaginé. Quand j'ai cherché à aller au delà d'où il est, je l'y ai retrouvé encore. j'ai tâché de fermer les yeux pour voir le ciel : c'était la terre ; et le ciel n'a été le ciel que quand il est redevenu la terre. Quand on a recommencé à y souffrir, à s'y plaindre, à s'y interroger ; - sous des arbres comme sont nos arbres, sous des saisons d'arbres et de plantes comme les nôtres, parce que l'été n'est l'été que quand il y a eu l'hiver.
Je n'ai aimé que l'existence. Seulement qu'une chose existe, n'importe laquelle, n'importe comment. Tout. Les quatres éléments, les trois règnes ; les minéraux, les végétaux, les bêtes ; l'air, le feu, la terre, l'eau. Le bombé, le plat, le rond, le pointu : ce qui est beau c'est d'être. Toutes les choses : celles à trois dimensions, celles à deux, les réelles, les figurées, les corps réels à trois dimensions et leurs imitations qui en ont deux seulement ; - les imitations que nous en avons faites, ne nous étant pas contentés d'eux, tels qu'ils étaient hors de nous, et on a voulu les avoir à double, on a voulu les avoir encore plus à soi, on les a dédoublés, on s'y est mêlé, on ne sait plus où on finit, où ils commencent. Et alors est venu en moi un goût de tout, sans choix, je ne sais pas comment, je ne peux pas bien l'expliquer (même à cette heure, et tout tendu à ça et à dire encore une fois, me dire une dernière fois)...
Il y a cet immense hall de fer qu'éclairent d'en dessous des lunes électriques : grand ouvert pour laisser entrer, tout le temps entrer et entrer, et où plus rien n'entre. En haut d'une passerelle, sont des lampes de couleur, dont les couleurs n'ont pas changé, alors que d'ordinaire elles changent continuellement : une verte, une violette, une rouge, une blanche. Quelque chose a fini de battre dans les artères du monde ; le monde s'en va : je l'ai trop aimé.
(...)
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Re: Ramuz Charles-Ferdinand
Ouaip, beau morceau de prose !
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Tristram- Messages : 8442
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Re: Ramuz Charles-Ferdinand
ça remue !
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"Lire et aimer le roman d'un salaud n'est pas lui donner une quelconque absolution, partager ses convictions ou devenir son complice, c'est reconnaître son talent, pas sa moralité ou son idéal" Le Club des incorrigibles optimistes de J.M. Guenessia "
"Il n'y a pas de mauvais livres. Ce qui est mauvais c'est de les craindre." L'homme de Kiev Malamud
Bédoulène- Messages : 12844
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Re: Ramuz Charles-Ferdinand
toutes petites touches de Construction de la maison, à 5-6 pages d'intervalle :
C'est vrai qu'il fait bon vivre, l'air est comme du lait, cette tiédeur jusqu'en novembre !
Pourtant l'homme est déjà debout et a déjà repris sa tâche, mais c'est qu'il est indépendant des choses et au-dessus d'elles, nous soumis à elles.
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Re: Ramuz Charles-Ferdinand

Construction de la maison
Qu'est-ce qui ferait qu'il n'a pas été publié par son auteur, les accents autobiographiques ou bien la matière non finalisée du livre ?
C'est une des questions qui se posent à la lecture de ce drame familial qui met en scène une famille de vigneron, principalement la mère austère et forte et ses fils. Un aîné efficace mais pas si à l'aise avec le poids des responsabilités, un autre plus frivole et enfin un plus jeune handicapé. Il y a aussi une fille et la femme de l'aîné et la belle fille des paysans d'en haut qui vient prêter main forte quand il le faut. Il y a aussi le lac bien sûr et ces savoyards d'en face...
Tout est en tension entre le devoir, les convenances et les règles du "livre", la bible et les aspirations des jeunes gens. La maison est celle qui doit accueillir la famille au sens large, avec celles de chacun, mais le drame n'est jamais loin.
Il ne faut pas non plus oublier la vigne, son travail et le vin, quasi documentaire.
De beaux passages, des observations et phrases qui font mouche mais un ensemble qui manque parfois de lignes directrices peut-être, ce qui fait apparaître comme forcée la lourdeur du drame ? Lecture ni désagréable ni anecdotique mais en demi teinte par rapport à d'autres.
Mots-clés : #culpabilité #famille #fratrie #lieu
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Re: Ramuz Charles-Ferdinand
c'est tentant tout de même, malgré la demi-teinte !
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Bédoulène- Messages : 12844
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