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Antonio Lobo Antunes

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colonisation - Antonio Lobo Antunes  Empty Antonio Lobo Antunes

Message par bix_229 Jeu 22 Déc - 16:18

Antonio Lobo Antunes
Né en 1942


colonisation - Antonio Lobo Antunes  Antune10


Né à  Lisbonne le 1/9/1942, António Lobo Antunes est un écrivain portugais.

Son père est brésilien, sa grand-mère allemande. Issu de la grande bourgeoisie portugaise, il fait des études de médecine et se spécialise en psychiatrie. À l'âge de treize ans, il publie son premier recueil de poèmes et se passionne pour la littérature française (notamment Louis Ferdinand Céline que son père lui propose de lire à 14 ans et avec qui il aurait entretenu une correspondance), bien qu'il se reconnaisse pour maître William Faulkner.

Son service militaire, effectué en Angola de 1971 à 1973 en tant que médecin, a inspiré directement ses trois premiers romans : "Mémoire d'éléphant", "Le Cul de Judas" et "Connaissance de l'Enfer" qui le rendent immédiatement célèbre dans son pays. Depuis 1985, il se consacre exclusivement à l'écriture.

Il poursuivra son œuvre avec "Explication des oiseaux", "Fado Alexandrino", "La farce des damnés" et "Le retour des caravelles" dans lesquels il revisite le passé du Portugal, depuis l'époque des grandes découvertes jusqu'au processus révolutionnaire d'avril 1974, exposant les défauts du peuple qui, au cours des siècles, furent occultés à cause d'une vision héroïque de son histoire.

La guerre, l'absurdité du monde, la folie, l'hypocrisie d'un côté contrebalancé par l'apaisement que procure la présence de la femme aimée sont quelques thèmes récurrents de son œuvre. Ses histoires font souvent revivre une bourgeoisie complice du régime salazariste sans épargner pour autant la démocratie actuelle. Sans concession, il montre la trivialité, la mesquinerie et l'hypocrisie de la société portugaise.

Il démontre à travers son œuvre la nécessité de "rompre avec la ligne droite du récit classique et l'ordre naturel des choses", le roman constituant selon son propre aveu un exercice nécessaire de "délire contrôlé".
source : Babelio

Œuvres traduites en français :

Romans
1979 : Mémoire d'éléphant : Page 2
1979 : Le Cul de Judas : Page 1
1980 : Connaissance de l'enfer
1981 : Explication des oiseaux : Page 2
1983 : Fado Alexandrino
1985 : La Farce des damnés : Page 2
1988 : Le Retour des caravelles
1990 : Traité des passions de l'âme : Page 2
1992 : L'Ordre naturel des choses : Page 3
1994 : La Mort de Carlos Gardel
1996 : Le Manuel des inquisiteurs : Page 1
1997 : La Splendeur du Portugal
1999 : Exhortation aux crocodiles
2001 : Que ferai-je quand tout brûle ?
2003 : Bonsoir les choses d'ici-bas
2004 : Il me faut aimer une pierre
2006 : Je ne t'ai pas vu hier dans Babylone
2007 : Mon nom est légion
2008 : La Nébuleuse de l'insomnie
2009 : Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ?
2010 : Au bord des fleuves qui vont
2015 : De la nature des dieux

Autres
2000 : N'entre pas si vite dans cette nuit noire (poésie)
1998 à 2011 : Livre des chroniques,
Chroniques II, Dormir accompagné : Page 1, 2
Chroniques III : Page 1
Chroniques IV : Page 1, 2
2005 : Lettres de la guerre : de ce vivre ici sur ce papier décrits d'ici-bas : Page 1
2013 : Bien sûr que tu te souviens de moi : chroniques
Conversations avec Antonio Lobo Antunes de  Maria Luisa Blanco : Page 1

màj le 06/05/2023


Dernière édition par bix_229 le Jeu 22 Déc - 16:42, édité 1 fois
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Message par bix_229 Jeu 22 Déc - 16:24

António Lobo Antunes

Un des grands romanciers portugais contemporains. Le plus important de sa génération dit-on, au point que certains se sont étonnés qu'il n'ait été récompensé du prix Nobel.

Né en 1942 à Benfica dans les faubourgs de Lisbonne et issu de la grande bourgeoisie portugaise, António Lobo Antunes est l'aîné d'une famille de six garçons. Son père, neurologue réputé et grand érudit, lui donne le goût de la médecine et des lettres, en l'emmenant se promener à l'hôpital et en lui lisant, entre autres, du Flaubert. António Lobo Antunes a fait des études de médecine Dans le cadre du service militaire, il est envoyé en Angola comme médecin. Il passe vingt-sept mois dans le bourbier de la guerre coloniale (de 1971 à 1973). Il en tirera une partie de son inspiration dans les romans qu'il publie à partir de 1979. À son retour d'Angola, il se spécialise en psychiatrie, métier qu'il a exercé à l'hôpital Miguel Bombarda de Lisbonne. Il a toujours lutté contre le « complexe du bourgeois » qui le tient et a développé, très tôt, une haine du racisme qu'il justifie par son propre « métissage » : un grand-père brésilien et une grand-mère allemande.

Auteur d'une douzaine de romans traduits dans de nombreuses langues (français, anglais, néerlandais, allemand, danois, suédois, italien, turc , espagnol…) Antonio Lobo Antunes vit à Lisbonne. En 1985, il a délaissé la psychiatrie après le succès de son deuxième roman, Le Cul de Judas, pour se consacrer à l'écriture.

« Toute l'œuvre de Lobo Antunes se situe sous le signe de la désacralisation qui n'épargne ni la bourgeoisie complice de Salazar ni les démocrates nouveaux qui n'ont pas su tenir les promesses de la révolution. Avec rigueur et obstination, il fait le procès de la société portugaise et de ses trivialités, des institutions et de leurs mensonges, du pouvoir et de ses compromissions. Un procès ou Lobo Antunes donne systématiquement la parole aux victimes, aux opprimés, renversant les rôles que tiennent les un et les autres dans la vie réelle. » (extrait d'un article de Tirthankar Chandra, L'Humanité, 16 mars 2000)

« Je vis tous les jours avec mes personnages pendant un an et demi, dix heures par jour. Quand vous arrivez à la page 300, cela vous attriste un peu de les quitter. Je comprends très bien Faulkner qui faisait passer ses personnages d'un livre à l'autre. L'autre jour, je me trouvais dans un quartier périphérique de Lisbonne où vit l'un des personnages de La mort de Carlos Gardel. J'étais arrêté à un feu rouge et je m'attendais à ce qu'il surgisse d'un instant à l'autre, je me demandais dans quel café il irait. C'est un personnage absolument secondaire pour moi, je me suis à y penser comme s'il était réel. » (extrait d'un entretien pour Les Inrockuptibles, 1995)


« Entrer dans un roman d'António Lobo Antunes, c'est pénétrer dans un maquis carnivore qui menace de vous happer à chaque phrase. Car il s'exhale des écrits sombres et denses de ce très grand écrivain portugais, une sorte de maléfice qui envoûte et déroute à la fois. Exigeant une grande concentration de la part du lecteur, le romancier n'en est pas moins très populaire dans son pays. La profonde humanité de ses livres, imbibés de substance existentielle et de sensualité, comme le sont ceux d'un Simenon, mais à la fois traversés de litanies mélancoliques et de piques satiriques, y est sans doute pour beaucoup. » (extrait d'un article de Raphaëlle Rérolle, Le Monde, 19 fevrier 1998)


« Même si ma langue est d'ici et que j'ai besoin de l'entendre pour écrire. Le Portugal que j'évoque dans mes romans est un Portugal de fiction. Je ne comprends pas le patriotisme, je me méfie du nationalisme, j'ai grandi sous Salazar. » (Antunes, extrait d'un entretien pour Lire, 1999)

« Antonio Lobo Antunes a mauvaise réputation. Il provoque, n'hésite pas longtemps avant de proférer une énormité, se montre d'un narcissisme agressif, il est mauvais joueur, dénigreur systématique... et si on l'invite dans un Salon, on n'est jamais sûr qu'il n'y fera pas un éclat. Pourtant, si on l'écoute un instant, si on le lit, cette vision prend une autre coloration. Ainsi, dans l'entretien qu'il vient d'accorder au Magazine littéraire (numéro de mars), il dit explicitement ceci : " Je suis incapable de parler de moi et plus incapable encore de parler de mes livres : je ne les ai pas lus, je les ai seulement écrits. " Pirouette dira-t-on ? Pas si sûr... » (Lire la suite : Lobo Antunes, ou les vertus du style, Patrick Kéchichian, Le Monde, 17 mars 2000)

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Message par topocl Jeu 22 Déc - 16:37

Le cul de Judas

colonisation - Antonio Lobo Antunes  Image151


   En effet, selon les prophéties de ma famille, j'étais devenu un homme : une espèce d'avidité triste et cynique, faite de désespérance cupide, d'égoïsme et de l'urgence de me cacher de moi-même, avait remplacé à jamais, le plaisir fragile de la joie de l'enfance, du rire sans réserves ni sous-entendus, embaumé de pureté, et que de temps en temps il me semble entendre, voyez-vous, la nuit, en revenant chez moi, dans une rue déserte, résonnant dans mon dos en cascades moqueuses.

Echoué dans la nuit d'un bar lisboète, un homme vieillissant drague une femme inconnue à la recherche d'une brève étreinte consolatrice. Dans son paquetage, bien au fond, sa jeunesse embrigadée dans le conformisme d'une famille bourgeoise, et par-dessus 27 mois de guerre en Angola, dont il revient étranger au monde, dévasté, errant.. Et curieusement ça marche,comme le lecteur, l'auditrice muette  suit jusqu’au bout  cet « irrémédiable naufrage »  l’égrènement logorrhéique de cette  inhumaine absurdité, la confession violente et crue de cette désespérance.

   Parce que c'est cela que je suis devenu ou qu'on m'a fait devenir : une créature vieillie et cynique qui rit d'elle-même et des autres du rire envieux, maigre, cruel des défunts, le rire sadique et muet des défunts, le rire répugnant et gras des défunts, et en train de pourrir de l'intérieur, à la lumière du whisky, comme pourrissent les photos dans les albums, péniblement, en se dissolvant lentement dans une confusion de moustaches.

Ce livre a réveillé en moi le souvenir de Meroé, d'Olivier Rolin, pour l'Afrique, et du Crabe Tambour de Pierre Schoenoerffer pour la guerre qui ne vous lâche pas.  Ce sont des  mondes d'homme cassés par la vie, avec ce que cela implique de cynisme, d'amertume, d'autodérision, de haine de soi et des autres : « la farce tragique et ridicule de ma vie. », j'ai été envoûtée par cette litanie d'obsessions lancinantes.

   janvier se terminait, il pleuvait, et nous allions mourir, nous allions mourir et il pleuvait, il pleuvait,et assis dans la cabine de la camionnette, à côté du chauffeur, le béret sur les yeux, la vibration d'une infinie cigarette à la main, j'ai commencé mon douloureux apprentissage de l'agonie.

Là comme souvent la femme est le refuge nourricier, l'espoir d'un havre, son avilissement n’empêchant pas une adulation . Il y en a beaucoup,  de la légitimes aux putains noires.

   J'en avais marre, Sofia, et tout mon corps implorait le calme que l'on ne rencontre que dans les corps sereins des femmes, dans la courbure des épaules des femmes où nous pouvons reposer notre désespoir et notre peur, dans la tendresse sans sarcasme des femmes, dans leur douce générosité, concave comme un berceau pour mon angoisse d'homme, mon angoisse chargée de la haine de l'homme seul, ce poids insupportable de ma propre mort sur le dos
.

Le style d'Antunes est souvent magnifique, lyrique, dérangeant, drôle, poétique, sublime dans l'exaltation de la noirceur et des abîmés de l'âme – un peu trop, parfois, ai-je trouvé, lassée de reprendre mes phrases au début pour en retrouver la cohérence.

Et je  chipoterai encore en disant que le chapitrage par lettres de l'alphabet ( et dieu sait si j'aime les alphabets !) m'a paru vaguement maniéré (comme s'il avait besoin de ça!)

Quoiqu'il en soit, j'arrête mes remarques critiques car Le cul de Judas est un livre très fort parce qu'il nous parle de la vie, de la mort et de l'amour, il nous les crache magistralement à la figure, partagés que nous sommes entre le dépeçage de l'Afrique par de jeunes Portugais hagards et l’atmosphère lugubre de ce bar où se reconnaissent les solitudes.


(commentaire récupéré)


mots-clés : #colonisation #guerre #vieillesse

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Message par Tristram Jeu 22 Déc - 16:53

Quelques extraits, notamment du fameux Le retour des caravelles et des Livre(s) de chroniques, qui ont retenus mon attention chez cet écrivain "à lire" (avec des résonnances à ce qui est ci-dessus) :

« …] l’unique règle valable pour une femme authentique consiste à comprendre que les hommes ont d’autant plus besoin d’une mère qu’ils en ont eu de nombreuses, et que seuls les orphelins sont prêts à affronter les écueils quotidiens de la passion. »
António Lobo Antunes, « Le retour des caravelles »

« …] et avec moi mourront les personnages de ce livre qu’on appellera roman et que j’ai écrit dans ma tête habitée d’une épouvante dont je ne parle pas et que quelqu’un, une année ou une autre, répétera pour moi, suivant en cela l’ordre naturel des choses [… »
António Lobo Antunes, « L’ordre naturel des choses »

« J’ai un livre en moi et nous parlons tous les deux. Dès que j’aurai fini le livre, j’atterrirai. Je n’ai aucune envie d’atterrir. »
« En ce qui concerne les gens, ce que je crois, c’est que Dieu doit adorer les crétins parce qu’il ne se lasse pas d’en faire. »
António Lobo Antunes, « Un vase à contre-jour, avec une petite branche d’acacia », in « Livre de chroniques », IV

« Je suis très loin de chez moi, moi qui sait de moins en moins ce que c’est qu’un chez-soi, ce qui fait que, si ça se trouve, je suis très loin de rien du tout. »
António Lobo Antunes, « Y a-t-il une vie avant la mort ? », in « Livre de chroniques », IV

« L'imagination c'est de la mémoire fermentée. Quand on perd la mémoire on perd la faculté d’imaginer. »
António Lobo Antunes, entrevue avec Catherine Argand, novembre 1999, Lire n°280

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« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
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Message par Marie Ven 23 Déc - 2:30

colonisation - Antonio Lobo Antunes  Image151

Le cul de Judas
traduit du portugais par Pierre Léglise-Costa
Editions Métailié

Si nous étions, Madame, par exemple, vous et moi, des tamanoirs…


Et débute un long soliloque chapitré de A à Z dans lequel Antonio Lobo Antunes s’adresse à une femme inconnue rencontrée dans un bar et lui raconte , tels qu’ils lui reviennent à la mémoire, et avec nombre digressions, son séjour en Angola comme médecin militaire pendant la guerre déclenchée par Salazar ( «  une croisade pour la défense des vraies valeurs de l’Occident: la patrie historique et l’Eglise. »)

Le livre commence par des souvenirs d’enfance et d’adolescence :
«  Tu es maigre…Heureusement le service militaire fera de toi un homme. »
Cette vigoureuse prophétie , transmise tout au long de mon enfance et de mon adolescence par des dentiers d’une indiscutable autorité, se prolongeait en échos stridents sur les tables de canasta autour desquelles les femelles du clan offraient à la messe du dimanche un contrepoids païen , à deux centimes le point, somme nominale qui leur servait de prétexte pour expulser des haines anciennes patiemment secrétées. Les hommes de la famille, dont la pompeuse sérénité  m’avait fasciné, avant ma première communion, quand je ne comprenais pas encore que leurs conciliabules murmurés, inaccessibles et vitaux comme des Assemblées de dieux, étaient uniquement destinés à discuter les tendres mérites des fesses de la bonne, soutenaient gravement les tantes avec l’intention d’éloigner de futures mains rivales qui les pinceraient furtivement pendant que l’on desservait Le spectre de Salazar faisait planer sur les calvities les pieuses petites flammes du Saint Esprit Corporatif qui nous sauverait de l’idée ténébreuse et délétère du socialisme. La P.I.D.E. poursuivait courageusement sa valeureuse croisade contre la notion sinistre de démocratie, premier pas vers la disparition de la ménagère en Christofle dans la poche avide des journaliers et des petits commis. Le Cardinal Cerejeira encadré, garantissait, dans un coin, la perpétuité de la conférence de Saint Vincent de Paul et, par inhérence, celle des pauvres domestiqués. Le destin qui représentait le peuple hurlant d’une joie athée autour d’une guillotine libératrice avait été définitivement exilé au grenier parmi les vieux bidets et les chaises boiteuses qu’une fente poussiéreuse de soleil auréolait du mystère qui souligne les inutilités abandonnées. De sorte que, lorsque je me suis embarqué pour l’Angola, à bord d’un navire bourré de troupes, afin de devenir, enfin, un homme, la tribu reconnaissante envers le Gouvernement, qui m’offrait la possibilité de bénéficier gratuitement d’une telle métamorphose, a comparu en bloc sur le quai, consentant dans un élan de ferveur patriotique à être bousculée par une foule agitée et anonyme semblable à celle du tableau de la guillotine et qui venait là assister impuissante à sa propre mort."


Ce long extrait du chapitre A pour donner une idée du style, mais aussi de l’ironie constante, de l’humour désespéré qui sourd de chaque page , que l’auteur parle de la guerre et de la mort, de son impuissance complète , de ce que les guerres font des gamins qu’on y envoie, mais aussi de la vieillesse, de l’usure des couples, et de ses difficultés à survivre après cette épreuve.

Mais que l’on se rassure…

J'ai rendu visite à mes tantes quelques semaines après en endossant un costume d’avant la guerre qui flottait autour de ma taille à la manière d’une auréole tombée, malgré les efforts des bretelles qui me tiraient les jambes vers le haut comme si elles étaient armées d’une hélice invisible…
«  Tu as maigri. J‘ai toujours espéré que l‘armée ferait de toi un homme, mais, avec toi, il n‘y a rien à faire. ».
Et les portraits des généraux défunts , sur les consoles, approuvaient, dans un accord féroce, l’évidence de cette disgrâce.




Ce texte , presque un long poème en prose, tant il est magnifiquement écrit, donne souvent envie de sangloter de rage devant tant de bêtise humaine.. Rien de bien nouveau sous le soleil, mais certains savent l’écrire admirablement.

message rapatrié
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Message par Marie Ven 23 Déc - 2:39

colonisation - Antonio Lobo Antunes  51hfg210


Conversations avec Antonio Lobo Antunes:  Maria Luisa Blanco
traduit de l'espagnol par Michelle Giudicelli ( Editions Christian Bourgois)

A la fin, Maria Luisa Blanco retranscrit un entretien avec les parents de l'écrivain..Le père, qui ne lit plus les romans de son fils :

"Je n'en ai pas la patience, dit-il. Anatole France disait de Proust que la vie est courte et Proust beaucoup trop long." Il rit, puis ajoute : "La vie est beaucoup trop courte pour lire Antonio."


Des parents qui n'ont rien de tendre ( il dit que sa mère ne l'a jamais embrassé...)et chez lesquels l'excellence était de règle.
Les parents ne comprennent pas la tristesse d'Antonio Lobo Antunes, qui, pour eux, a eu une enfance heureuse...Ce n'est pas ce que j'ai cru en comprendre, à le lire!
Et puis, il y a eu la guerre en Angola, qui l'a profondément marqué, et dont il dit ne pas pouvoir encore maintenant vraiment parler.
Et puis, récemment, la mort de son ex-femme dont il ne s'est jamais vraiment séparé...
Il parle dans ce livre de ses goûts littéraires, de sa passion pour la poésie, de ses difficultés d'écriture...et de sa vie quotidienne, le matin écrivant à l'hôpital où , psychiatre, il voit encore quelques anciens malades, l'après midi écrivant chez ses filles..
Et de sa sensation un peu ambivalente d'avoir d'une part la conscience d'écrire d'une façon différente de tous, et d'autre part ,devant le succès qu'il rencontre, et les honneurs qu'il reçoit, d'être quelque part un usurpateur.
Pour moi qui aime entendre les gens- quels qu'ils soient- parler d'eux- ce livre ( peut être un peu répétitif de temps en temps, mais c'est dû à la retranscription exacte des propos d'Antonio Lobo Antunes), ce livre a été un bonheur! J'y ai découvert un personnage complexe, sincère, hésitant, culpabilisant. Solitaire ( tous ses amis sont morts..) et ne vivant que dans les livres.


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Message par animal Ven 23 Déc - 6:29

Marie a écrit:Si nous étions, Madame, par exemple, vous et moi, des tamanoirs…
c'est joli cette phrase, qui a l'air éloignée du reste du livre ?

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Message par shanidar Ven 23 Déc - 12:08

Non pas tant que ça, le livre est vraiment un long déroulement à la fois plein d'humour (noir) et de mélancolie et il regorge de métaphores animales. J'ai adoré ce roman.
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Message par bix_229 Ven 23 Déc - 15:57

colonisation - Antonio Lobo Antunes  51oasx10

Livre des chroniques, volume 4.
Ce qu' en dit sur la Quinzaine littéraire Norbert Czarny :

L'auteur parle du processus de création, insiste sur sa dimension inconsciente ou somnambulique...
L'essentiel tient pour lui à la cohérence de l'oeuvre. Il la décrit à diverses reprises, se décrivant comme une sorte d' aveugle :

" Je ne comprends pas ce roman, j'avance à tatons, au fil des pages, parce que je sais que le roman se comprend, lui."
"Je ne commence jamais un livre avant d' avoir la certitude que je ne suis pas capable de l' écrire."


Ce propos permet à la fois de mesurer l'ambition de cet homme là, à la fois exceptionnel et banal.
Exceptionnel par la puisssance d'une oeuvre que les Nobel n'ont pas su reconnaître.
Un romancier qui ne se satisfait jamais de ce qu'il écrit, qui doute de son art, malgré les preuves qu'il a fournies depuis plus de 20 ans. Homme banal parce qu'il aime l'anonymat, passe son temps à écrire, fuit les mondanités, déteste les promotions et tout ce qui peut l'empêcherde se consacrer au prochain roman...

On retrouvera dans cette chronique ce que l'on a aimé dans les précéentes : l'histoire d'une vocation née dans l'enfance..
Ce recueil a une tonalité plus mélancolique que les précédents. Beaucoup de proches sont morts, la maladie est là, la souffrance aussi... On sent bien à le lire que la révolte l'a souvent animé.

Autoportrait d'un homme seul, droit et orgueilleux, ce recueil est aussi un bel hommage aux amis...Il est question aussi de la fidélité à l' éditeur Christian Bourgois lorsque le vieil ami est très malade...

Message récupéré


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Message par bix_229 Ven 23 Déc - 16:03

ANTUNES, c'est l' écriture du désastre et du ressassement... Il a fini par renoncer à raconter des histoires. Il a changé de style. Il entelace des voix, des visions, des bribes de destins, des fragments de narration.
En fait ses derniers livres sont des poèmes, des longs poèmes qui surgissent après que l'auteur ait écrit de très longs brouillons, et qu'il ait effacé, épuré longuement.
Et alors le texte finit par se dessiner et prendre forme.

A ceux qui le jugent hermétique, Antunes répond :

Ce que je cherche, simplement, c'est mettre dans mes livres tous les âges, tous les temps. Toute la vie en somme. Je suis toujoiurs surpris que l'on trouve mes livres compliqués ou difficiles. Pour moi, c'est tellement clair. Le problème est que nous lecteurs - et je m' y inclus -, avons tendance à ouvrir un livre avec notre propre clé, notre expérience, nos lectures antérieures.
Or, il ne faut pas. Quand j'ai commencé à lire Conrad, je n'y comprenais rien. J'avais l' impression de marcher dans le brouillard.
Et soudain, tout s'est illuminé; parce que j'ai renoncé à le lire avec ma propre expérience de la vie, de la lecture, pour accepter de suivre ses règles.
Si vous suivez les règles d' un livre, alors il devient votre livre. Un livre qui vous reflète, où vous voyez des parties, des régions, des provinces de vous-même, que
vous ne connaissiez pas et qui soudain vous sont révélées.
Car nous sommes tellement riches !
Comme des grandes maisons, dont nous n'habitions que quelques pièces.
Nous avons peur d'ouvrir certaines portes, mais en réalité, nous sommes beaucoup plus vastes que ce que nous pensons.
Cela, la littérature nous le révèle.

Interview à Télérama, 12 mars 2011.

Message reporté
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Message par bix_229 Ven 23 Déc - 16:11

colonisation - Antonio Lobo Antunes  Captur33

Livre de Chroniques III. - Bourgois

Parlant de lui-même, il écrit dans Antonio 56  1/2 :

A vingt ans,  il croyait que le temps résoudrait les problèmes : à cinquante, il se rendit compte que le problème était le temps.
Il avait tout misé sur l' acte d' écrire, en quête du livre qu' il ne corrigerait plus, si intensément qu' il ne pouvait plus se souvenir des évènements qui avaient eu lieu pendant qu'il écrivait.
L'intensité de ce travail lui faisait rejeter toute influence et tout modèle extérieur, le condamnant à la solitude... tandis que le vent et la désillusion faisaient chaque nuit claquer la persienne.

.../... L' ardeur des jeunes écrivains ou aspirants écrivains qui lui envoyaient manuscrits et lettres le confondait : comment admettre qu'il put exister des êtres disposés à vivre quotidiennement, dans l'affliction et l' angoisse ? Lui n'avait jamais décidé d'écrire des livres : quelque chose ou quelqu' un le poussait à les écrire et il bénissait le ciel de voir que ses proches étaient des êtres libres qui le considéraient avec l'indulgence qu' inspirent ceux qui ont perdu une jambe au service d' une cause insensée...

.../... Les apprentis écrivains connaissaient-ils le prix à payer pour une seule page ? La différence entre le pur et l'impur ? Le moment où l'on doit travailer et celui où il faut s'arrêter ? Savaient-ils que le succès n' apporte rien...?
Les aspirants écrivains savaient-ils que ne pas atteindre le but visé est, dans le meilleur des cas, le plus amer des triomphes ? Que le roman achevé nous laisse trop exsangue pour nous provurer de la joie et qu'aussitôt après l'angoisse de ne pas réussir le prochain commence à nous ronger ?

Livre des chroniques III, pp. 15-16

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Message par bix_229 Ven 23 Déc - 16:17

Siffler dans le noir

Lorsque les vicissitudes m'obligent à réfléchir sur moi-meme, je découvre un homme aussi gauche avec ses sentiments que d'autres le sont avec leurs mains. je suis incapable de visser le moindre boulon de tendresse sans que la clef ne m'échappe et un simple coup de marteau me blesse aussitôt...

Lorsque mes parents m'ont dit imprudemment, il y a bien des années :
- Cesse tes divagations
ils m' ont révélé à mon insu, la seule région où je me sente à l'aise. Totalement dépourvu de sens pratique, comme l' affirment les gens dépourvus d' imagination pour se consoler, j'ai sauté à pieds joints dans le tiroir des reves d'où je ne sortirai que pour rejoindre celui des morts, et je suis sur que je ne sentirai pas la différence...
- Cesse tes divagations
ce qui me fit préssentir, encore en culottes courtes, la part manquante de mon destin. Et je me mis aussitot à écrire, ou plutot à jouer du piano dans les nuages, sautant de livre en livre comme les endimanchés de pierre en pierre pour ne pas salir leur beau pantalon...

A la question angoissée
- Que veux-tu faire dans la vie ?
je répondais invariablement
- Siffler dans le noir

ce qui m'a sauvé de la politique, de la critique littéraire et des ambitions du pouvoir, car j'ai toujours préféré aux requins avides les séraphins déboussolés et aux forces de la nature les petites faiblesses où le plaisir se cache.
Je suppose que l'inquiétude nait de l' écart entre la réalité et les projets revés : celle-ci m'a protégé des tentations de gloire mondaine des intellectuels, à savoir le privilège d'être admis sans invitation dans un salon où l'on n' est pas désiré… Quand on m'a conseillé

- Cesse tes divagations
on m'a surtout donné le courage de dire la vérité. Ecrire, c' est faire pleurer sans tendre un mouchoir...
Contrairement à ce que l' on croit, les lecteurs ne sont pas des amis mais des compagnons, comme pour Ulysse et le général de Gaulle qui revendiquent, de manière diférente, le même privilège  : celui de faire ensemble un long voyage, bien qu'on puisse résumer l'Odyssée par cette phrase
- J' ai ma femme qui m' attend
ce qui prouve bien que toute épopée a une dimension domestique...

Lorsqu'on lui apportait un texte, un projet de pièce, une partition, une chorégraphie, Diaghilev calait son monocle dans son orbite, et demandait
- Etonnez-moi.

Les éditeurs devraient etre tout aussi exigeants.... mais nous préférons choisir le plat auquel nous sommes habitués plutot que de consulter le menu, et cela explique pourquoi  le médiocre émerveille tant les académiciens qui ont réduit le Portugal à une paroisse de  province où les horloges se sont figées dans le temps qui n' existe plus. Aussi, lorsque je me rappelle la suggestion

- Cesse tes divagations
j'ai envie de faire de chaque page un bateau en papier pour le laisser voguer le long des caniveaux dans l' espoir qu' une autre main l' aborde comme une sorte d' Inde où j'aurais échoué par hasard, accompagné par l'écho d'un sifflement dans le noir et le froncement de sourcils d'une mère.
La mienne, Dieu merci, a toujours visé un peu plus haut que la ligne d' horizon, et elle n'imagine pas combien je lui suis reconnaissant d'avoir considéré ses enfants davantage comme une exigence morale plutôt qu'une raison d'être.


Livre des chroniques III, pp. 129-133

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Message par Marie Dim 15 Jan - 6:13

Lettres de la guerre
De ce vivre ici sur ce papier décrit


colonisation - Antonio Lobo Antunes  Lobo10

traduit du portugais par Carlos Batista
Editions Christian Bourgois

Lettres , écrites à sa femme ,alors que Lobo Antunes, tout juste diplômé de médecine , avait été envoyé en Angola entre 1971 et 1973. Cette expérience a marqué toute son oeuvre, et il l'a racontée ailleurs. Ces lettres-là sont une correspondance privée, publiées à la demande de ses filles si j'ai bien compris.
Elles sont très inégales d'intérêt ..il n'a pas le droit de parler de la guerre, même s'il y a quelques sous-entendus, mais on sent à quel point il souffre. Physiquement mais surtout moralement.
Bien sûr, ce courrier privé est surtout , pour ce jeune marié, puis jeune père, un courrier amoureux, un amour qui souffre de la séparation, du manque de nouvelles. Et puis quelques portraits de ceux qui l'entourent, mais assez peu.
Pendant cette période, Lobo Antunes commence l'écriture d'un roman, et c'est finalement ce qu'il y a de plus intéressant dans ces lettres, ce qu'il écrit de ses lectures, de la littérature en général et de comment il la conçoit, et puis de ses difficultés d'écriture au jour le jour.

Un exemple:

Me voilà un peu réconcilié avec mon roman. Le début de la seconde partie me plait. Mais ça me paraît confus et disparate. Et puis c'est plein de sacrilèges: la mort de la Sainte Famille, étouffée sous une cloche, est une horreur qui me précipitera en enfer. Quelqu'un pourra-t-il aimer cela? Telle est la question que je me pose. Le goût du public est très étrange......
....Je crois que l'art, au fond, est une imitation de la vie. Mais, de même que les photos de Medina sont affreuses , étant des miroirs sans mystère, ainsi les récits qui reflètent un univers superficiel de personnages sont creux. Moi, je pense que les gens sont fous, et qu'il faut traduire cette folie secrète, les sautes d'imagination et d'humeur, la peur de la mort, les choses inexprimables. Et cesser de ranger les hommes sur des étagères cataloguées. Tout est contradictoire. L'amour, par exemple, s'accompagne toujours de haine: as-tu déjà remarqué que la mort de quelqu'un s'accompagne toujours d'une joie inavouable? Qu'il y a une part de plaisir dans le chagrin? Et les dialogues, elle a dit, il a dit. Je pense qu'un roman doit reposer sur une sort de tricot souterrain, courant sous l'apparence.
Bon, je dis tout ça rapidement et sans réfléchir. Et puis, je ne suis pas intelligent. Ce sont des choses difficiles à exprimer par des mots surtout mensongers.
Une autre chose qui m'agace, c'est d'écrire avec tant de difficultés. Chacune de ces misérables pages me coûte les yeux de la tête. Et en plus, ça ne se voit peut être pas...


Naissance de deux vocations, l'écriture et la psychiatrie..
Pour afficionados d'Antonio Lobo Antunes!

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Message par Marie Dim 15 Jan - 6:25

Dormir accompagné
traduit du portugais par Carlos Batista
Christian Bourgois

colonisation - Antonio Lobo Antunes  Lobo310

Un vrai bonheur.. à savourer lentement, c'est tendre, ironique ,remarquablement écrit ( et traduit). De la poésie en prose,à certains moments cela m'a fait penser à Prévert
Je les aime toutes, ces petites chroniques, peut être un peu plus celles dans lesquelles il parle plus de lui.
Il y en a une qui a un très beau titre:

Au fond de la souffrance une fenêtre ouverte

Et qui commence ainsi:

Lorsque j’avais treize, quatorze, quinze ans et que je lisais tous les livres qui me tombaient sous la main, les livres de mes parents, les livres que je volais et les livres que je pouvais acheter, je revenais, je ne sais pourquoi,comme la langue recherche sans relâche la dent manquante, à ces vers français que j’avais copiés sur un cahier
Il y a toujours au fond de la souffrance une fenêtre ouverte, une fenêtre éclairée

Les strophes, et ce refrain répété, Il y a toujours au fond de la souffrance une fenêtre ouverte, une fenêtre éclairée

Mais j'ai choisi d'en recopier une autre:

Hommage à José Ribeiro

Certains aiment les livres. Certains vendent des livres. Certains éditent des livres. Je connais une seule personne qui, par amour pour eux,les vend, les édite, les collectionne, les lit et, encore plus simplement, sans être riche, les offre à ceux qui partagent sa passion: elle se nomme José Ribeiro, José Antunes Ribeiro, sous ses boucles grises, il a l’innocence généreuse d’un enfant, le sourire large, des lunettes presque aussi transparentes que ses yeux, le doigt minutieux à force d’inventorier des reliures.Il a monté Assirio et Alvim, il a monté Ulmeiro, et en dehors des moments où il refait surface, tout guilleret dans sa timidité attendrie, il habite un petit sous-sol à Benfica, trois ou quatre cellules semblables à des couloirs, des offices, des cocons, de petites ruches d’abeille où son grand corps se meut avec une agilité insoupçonnée, parmi des pages et des pages imprimées, montrant, furetant, donnant,
-Tu l’as?
-Tu connais?
-Tu l’as lu?
Avec cette fierté humble ,fraternelle, dont son amitié est soigneusement faite. N’était José Ribeiro je détesterais l’Avenida do Uruguai. Des immeubles et encore des immeubles ont poussé là où enfant j’allais avec la servante chercher du lait dans une ferme, des immeubles et encore des immeubles ont poussé sur mon passé, on a étouffé avec boutiques et pâtisseries ces lieux où je fus heureux autrefois, on a détruit une enfilade de maisons habitées par des gens qui n’étaient pas de ma famille et qui pourtant le sont maintenant, le vieux général emmitouflé dans sa couverture, la dame féroce, minuscule, électrique, avec des chiens féroces, minuscules et électriques, qui m’apprenait l’anglais au milieu des aboiements, mémé Galho et sa colossale, tremblante, collection de chats en verre, ses poèmes de Gomez Leal, sa cuisinière borgne Rosa.

Des portails de domaine, des piliers, des bougainvillées et de sombres vestibules moisissant dans un perpétuel hiver, imperméable au soleil, un monsieur à cheveux blanc alité
( mais la mort n’existait pas, pendant longtemps la mort n’a jamais existé, la mort se résumait à des cartes de petits saints ovales dans le missel de ma mère, j’étais éternel, à quel moment, mon Dieu, ai-je donc cessé d’être éternel, moi qui le fus tant d’années)
La charrette du marchand d’huile d’olive, les troupeaux, des soirées plus longues qu’une leçon d’histoire.On a fait pousser des immeubles et encore des immeubles habités par des gens qui ne me donnent plus du jeune homme, qui ne m’appellent plus Antonio, et là où se trouvaient les bidons de lait et leur écume bouillonnante je me promène de boutique en boutique comme un chien à la recherche de l’os enfoui dans un coin oublié et je finis, hagard, par sonner au sous-sol de José Ribeiro, je descends les marches à l’aveuglette.
( j’ignore pourquoi il n’y a pas de lumière dans les escaliers mais tout bien réfléchi je préfère, une ombre mystérieuse, une promesse d’inattendu)
J’aperçois une faible clarté au fond et soudain, dans l’encadrement de la porte, les boucles grises,les lunettes, le sourire, le bureau pareil aux bureaux des grands-pères, des piles de livres, des rayons de livres,des odeurs de livres
( le Paradis)
Et ce Sao Pedro débonnaire
-Tu l’as?
-Tu connais?
-Tu l’as lu?
Avec cette délicate attention propre aux paysans, avec la tranquille sollicitude de l’amitié, nous voilà furetant dans les volumes trois ou quatre mètres au-dessous du niveau du sol, courbés comme des mineurs, écartant, empilant, découvrant
-Celui-là, je ne l’ai pas
-Je ne connais pas
-Je ne l’ai pas lu
chargés de sacs comme des Père Noël nous remontons à la surface tout heureux, les immeubles de l’Avenida do Uruguai disparaissent et j’entends les troupeaux de notre enfance jusqu’au moment où nous nous séparons, l’absence de José Ribeiro me rendant à nouveau adulte, sans charme ni passion,un pauvre adulte dans une auto cabossée attendant la leçon d’enfance que me donne son regard.


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Message par Tristram Mer 7 Oct - 16:57

Le Cul de Judas

colonisation - Antonio Lobo Antunes  Image151

Au cours d’un monologue avec une dame dans un bar (abondamment arrosé) puis le reste de la nuit chez lui, le narrateur se confie dans une chronique amère de la guerre portugaise en Angola (que Lobo Antunes a vécu pendant plus de deux ans de service militaire en tant que médecin).
« Le charme des bars réside, n'est-ce pas, dans le fait qu'à partir de deux heures du matin ce n'est pas l'âme qui se libère de son enveloppe terrestre et qui monte verticalement vers le ciel, comme l'envol mystique des rideaux blancs chez les morts de nos missels, mais c'est la chair qui se défait de l'esprit, un peu surprise, et qui commence une danse pâteuse de statue en cire qui fond, pour finir dans les larmes de remords de l'aurore, quand la première lumière oblique nous révèle, de son implacabilité radioscopique, le triste squelette de notre irrémédiable solitude. »

« Le jour enfle par les fentes des persiennes, douloureux et lourd comme un furoncle, abritant en lui des pus d'horloge et de fatigue. »
De A à Z (c’est la numérotation des chapitres), il retrace cette expérience pleine des « coliques douloureuses du mal du pays et de la peur ».
« Nous avons jeté l'ancre à Marimba : rangée de manguiers énormes sur le sommet d'une colline entourée par la distance bleue des champs, dans une nouvelle clôture de fil de fer sur laquelle les mômes des paillotes voisines accrochaient leurs visages affamés pendant que des nuages gros de pluie, pesants comme des outres, s'accumulaient sur le rio Cambo, habité par le silence minéral des crocodiles. Là, pendant un an, nous sommes morts, non pas de la mort de la guerre qui nous dépeuple soudain le crâne dans un fracas fulminant et laisse autour de soi un désert désarticulé de gémissements et une confusion de panique et de coups de feu, mais de la lente, angoissante, torturante agonie de l'attente, l'attente des mois, l'attente des mines sur la piste, l'attente du paludisme, l'attente du chaque-fois-plus-improbable retour avec famille et amis à l'aéroport ou sur le quai, l'attente du courrier, l'attente de la jeep de la P.I.D.E. qui passait hebdomadairement en allant vers les informateurs de la frontière, et qui transportait trois ou quatre prisonniers qui creusaient leur propre fosse, s'y tassaient, fermaient les yeux avec force, et s'écroulaient après la balle comme un soufflé qui s'affaisse, une fleur rouge de sang ouvrant ses pétales sur leur front : "C'est le billet pour Luanda ‒ expliquait tranquillement l'agent en rangeant son pistolet sous l'aisselle ‒ on ne peut pas se fier à ces salauds."
De telle sorte qu'une nuit quand le type s'est fendu une fesse sur la cuvette brisée des WC, comprenez-vous, je lui ai cousu le cul sans anesthésie, dans le cagibi de poste de secours, sous le regard content de l'infirmier, vengeant ainsi, un peu, à chacun de ses hurlements, les hommes silencieux qui creusaient la terre, la panique fondant en énormes plaques de sueur sur leurs maigres dos et qui nous fixaient de leurs orbites dures et neutres comme des galets, vidées de lumière comme celles des morts sans vêtements couchés dans les réfrigérateurs des hôpitaux. »
C’est aussi une évocation atroce de l’Afrique et « des larves à la Bosch », « ces noirs concaves de faim » :
« Des gosses sans doigts, affolés par les mouches, se groupaient en un essaim muet d'épouvante, des femmes aux traits de gargouille échangeaient en secret des dialogues que les palais en mine de leurs bouches transformaient en une pâte de gémissements, et moi, je pensais à la Résurrection de la chair du catéchisme, comme à des morceaux de tripes s'élevant des trous des cimetières dans un réveil lent d'ophidiens. »
C’est surtout une rageuse dénonciation des fauteurs de guerre.
« Debout, devant la porte de la salle d'opérations, les chiens de la caserne en train de flairer mes vêtements, assoiffés du sang de mes camarades blessés en taches sombres sur mes pantalons, ma chemise, les poils clairs de mes bras ; je haïssais, Sofia, ceux qui nous mentaient et nous opprimaient, nous humiliaient et nous tuaient en Angola, les messieurs sérieux et dignes qui, de Lisbonne, nous poignardaient en Angola, les politiciens, les magistrats, les policiers, les bouffons, les évêques, ceux qui aux sons d'hymnes et de discours nous poussaient vers les navires de la guerre et nous envoyaient en Afrique, nous envoyaient mourir en Afrique, et tissaient autour de nous de sinistres mélopées de vampires. »

« Nous revenons avec le sang propre, Isabelle : les analyses ne montrent pas les noirs en train d'ouvrir leur fosse pour le tir de la P.I.D.E., ni l'homme pendu par l'inspecteur à Chiquita, ni la jambe de Ferreira dans le seau à pansements, ni les os du type de Mangando sur le plafond en zinc. Nous revenons avec le sang aussi propre que celui des généraux dans leurs cabinets à air conditionné, à Luanda, déplaçant des points de couleur sur la carte d'Angola, aussi propre que celui des messieurs qui s'enrichissaient en faisant le trafic d'hélicoptères et d'armes à Lisbonne, la guerre est dans le cul de Judas, dans les trous pourris, vous comprenez, et non pas dans cette ville coloniale que je hais désespérément, la guerre ce sont les points de couleur sur la carte d'Angola et les populations humiliées, transies de faim sur les barbelés, les glaçons dans le derrière, l'invraisemblable profondeur des calendriers immobiles. »
Le tout traité en longues phrases travaillées d’une vision pleine de sarcasme, d’humour noir, d’ironie de ce long séjour agonique en Afrique ; récurrence des images optiques (y compris miroir) et animalières, nombreuses références picturales (et aussi littéraires), évocation des anges et des moustaches, présence forte de Lisbonne.  
« Le miroir de la cabine me renvoyait mes traits déplacés par l'angoisse, comme un puzzle défait où la grimace affligée du sourire acquérait la répugnante sinuosité d'une cicatrice. »
Emporté par une vindicte désabusée, ce roman pèche peut-être par une certaine immaturité, maladresse comme de débutant (avec quelques doutes sur la traduction, au moins concernant la ponctuation et le vocabulaire).

Mots-clés : #colonisation #guerre #mort #satirique

_________________
« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
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Message par bix_229 Mer 7 Oct - 18:25

Merci pour la remontada ! Lobo Antunes mérite mieux que le silence.
En fait, il devrait avoir le Nobel ! colonisation - Antonio Lobo Antunes  1304972969
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Message par Tristram Mar 19 Jan - 21:27

Le Manuel des inquisiteurs

colonisation - Antonio Lobo Antunes  Le_man10


Un propriétaire terrien, Francisco, monsieur le docteur, ministre proche de Salazar avant l’arrivée au pouvoir des « communistes », a été quitté par son épouse Isabel pour un financier. L’homme de pouvoir sera finalement interné, cancéreux et moribond :
« …] le pantin dont il semblait que le moteur détraqué d’une tondeuse à gazon se disloquait dans sa poitrine, mon père qui un an après la révolution s’obstinait à attendre les communistes dans le domaine dévasté, jouant du piano au milieu du salon dans une
le saint transformé en un mikado de tibias, en une paire de narines dilatées, en un fantoche sans mérite, et moi malgré tout attendant une parole sans savoir laquelle et qui ne venait pas, qui ne viendrait jamais, d’autant que le médecin m’a expliqué qu’il ne fallait pas y songer en me montrant des analyses et sur des radios des taches qu’il a entourées de son stylo avec un soin didactique [… »
Il a un fils, João, un faible vite spolié par la famille de sa femme, Sofia.
« ‒ Il n’y a plus rien qu’ils puissent me prendre
et les eucalyptus qui s’avançaient vers lui à travers une cohue de grenouilles, les eucalyptus qui occuperont de leurs coassements le domaine tout entier si les cousins de Sofia et le secrétaire du tribunal ne viennent pas m’expulser un de ces jours [… »
Longues phrases heureusement scandées de renvois à la ligne, rendant les ressassages et digressions d’un flux de conscience ininterrompu, des monologues aussi, chaque « récit » alternant avec un « commentaire » d’un des protagonistes ou proches impliqués, non sans allers-retours dans le temps. Ce procédé dans la lignée de Joyce et Woolf est toujours exigeant du lecteur, mais c’est ici une réussite qui n’empêche pas ce dernier d’identifier les personnages et leurs rapports autour de la figure de pouvoir ; de plus, une certaine évolution fixe l’attention dans l’entendement de révélations successives. (À déplorer malheureusement des fautes et coquilles, d’autant plus gênantes dans ce genre de texte.)
Outre les répétitions constantes, tels le cigarillo et les bretelles élastiques du ministre, des sortes de refrains ponctuent le cours du texte qui paraît parlé ; voici un de ces leitmotive temporaires, pour le coup empreint de poésie :
« ‒ Il n’existe rien au monde de plus lent que les troupeaux et les nuages »
Suivent donc la cuisinière, que monsieur le docteur saillit comme quelques autres, le vétérinaire qui devra assister cette dernière lorsqu’elle donnera le jour à Paula, (demi-)sœur de João, puis sa nourrice, et encore son amant César à qui cela vaudra une raclée, Dona Albertina, Titina la gouvernante, puis Lina sa soignante, qui se trouve connaître João expulsé du domaine…
« la clarté de Setúbal à travers les stores pareille à la lumière ambrée de la morgue où le Christ avec une tête de trafiquant de drogue mort d’overdose attend son autopsie sur le mur, les rideaux semblables à des tentures mortuaires, sur le marbre de la commode des boîtes et des brosses comme des os alignés pour l’examen du médecin légiste, ma femme s’affalant doucement comme une pieuvre s’endort, plongeant ses tentacules dans le sable des draps [… »

« …] même si à neuf ou dix ans je ne savais pas très bien ce que signifiait mourir, mourir c’était une personne mal élevée allongée avec ses chaussures sur un lit sans que personne ne lui en veuille d’abîmer le couvre-lit avec ses talons, c’était un visage couvert d’un foulard avec dessus des mouches à viande par dizaines et puis après on soupirait, on mangeait des sandwichs et on l’emmenait pour la punir dans un internat où elle n’abîmerait pas les couvre-lits ou bien on la remettait aux Gitans chez qui tout est déjà abîmé, les femmes, les mules et leur vie [… »

« ‒ Elle dit que c’est la fille de monsieur le ministre elle dit qu’elle veut parler à son père et dehors la ville aux veines ouvertes charriant des généraux de bronze, des pigeons et des laiteries vers le Tage, des pavillons avec des moteurs à gasoil de rive en rive dans une lenteur de frégates [… »

« …] remonte le ressort du perroquet de feutre qui piaille durant cinq minutes en oscillant d’arrière en avant avec un air de béatitude confuse
‒ Qui commande ? Salazar Salazar Salazar
de plus en plus lentement jusqu’à finir par se taire au milieu de la phrase et de sa danse en une expression d’attardé [… »
Autre personnage marquant : Romeu l’innocent, qui rêve des caravelles chères à Ántonio Lobo Antunes, est amoureux de Paula.
« ma mère lissant le costume avec le fer à repasser, soulignant les plis, vérifiant les boutons, nettoyant une tache de moisi avec l’élixir pour les dents, rangeant l’épingle de la cravate dans un petit sac de toile et le mélangeant aux oignons pour tromper les voleurs, branchant la télévision et moi en pyjama en train d’attendre la soupe tandis que la taverne s’assombrissait, que le fleuve s’assombrissait, qu’on allumait des torches autour de la potence et sur les caravelles de l’Infante, que les bœufs transportaient le canon en labourant l’écume avec l’araire que faisaient leurs cornes, la pendule clamant dix heures et ma mère sans interrompre son ouvrage au crochet
‒ Romeu au lit
un divan rembourré d’épis avec un chien en velours sur l’oreiller et ma mère refrénant la pendule qui, si on la laissait faire, saignait comme un porc la nuit entière
‒ Tu as ton chien-chien Romeu ? »

« …] une femme qui passait ses journées à protéger son fils des gamins de l’école, des vauriens de la taverne qui lui enfilaient une bouteille de gnôle dans les mains et lui baissaient le pantalon pour voir je ne sais quoi ou plutôt je pense ne pas le savoir mais je n’en suis pas sûre ou bon d’accord je le sais écrivez dans votre livre que je le sais et que ça ne vaut pas la peine d’en parler, la clique de la taverne le saluant sous des applaudissements, suffoquant d’hilarité [… »
Il apparaît que toutes ces paroles sont des réponses aux interrogations d’un écrivain qui se documente :
« D’ailleurs ce que Paula a raconté ne me concerne pas ni ne m’intéresse, ce n’est pas la peine de fouiller dans votre serviette, de me montrer ces papiers car j’ai d’autres chats à fouetter et je ne vais pas les lire, ou bien vous me croyez ou bien vous ne me croyez pas et vous avez déjà beaucoup de chance que je parle avec vous parce que s’il prenait à Adélaïde de feuilleter votre livre et qu’elle tombe sur mon nom et sur les mensonges de Paula à mon sujet je suis fichu [… »
Cette galerie de portraits reprend l’histoire portugaise récente, politique et sociale (fascisme, guerre d’Angola), caricaturée jusqu’au grotesque.
Le style (en flux jusqu’à atteindre des acmés, transe du beat), les métaphores (les images font fréquemment référence aux précédentes) sont puissants :
« ‒ C’est celui-là ?
un chalutier qui cheminait sur l’eau comme un apôtre en troublant les albatros, les vagues qui plissaient et déplissaient leur front soucieux, un rot du sergent qui sonnait comme un cri de l’âme, comme un discours de cirrhose et de solitude, le major montrant le carnet à l’homme au chapeau que je connaissais sans me souvenir d’où
‒ C’est celui-là monsieur le ministre »

« un drapeau sur le mur, la carte du Portugal, des étagères de livres, des téléphones, des piles de lettres, le lion chromé du presse-papiers s’élançant sur un cendrier pris au dépourvu, le gaillard âgé qui vu de près, avec ses verres lui grossissant les orbites, donnait l’impression que ses cils étaient des petites pattes d’insecte en train de s’agiter, que ses yeux allaient se mettre à courir hors de son visage, cavaler de sa veste vers son pantalon, de son pantalon vers le sol et se tapir sous un meuble comme des cafards, attendant que je parte pour retourner à leur place près du nez, ses doigts humides sur le nard, sur ma main, sur mon épaule, tâtant les tendons de mon cou en une supplique infantile »

« …] les prisonniers, des paniers percés comme moi ici, des cageots frottés de peau, des cages de côtes disloquées qui voyaient le sable et la mer à travers les murs [… »
Mademoiselle Milá, jeune maîtresse du ministre auquel elle rappelle son épouse,
« …] si encore elle avait été intelligente, si elle avait été sympathique mais elle ne l’était pas, c’était un lambeau de timidité, un pudding de stupeur, un frisson de trouille. »
dona Dores sa mère,
« ‒ Tu n’aimes pas les poupées Dores ?
j’aimerais les poupées si elles étaient vivantes, mais les poupées mortes m’épouvantent surtout si elles continuent à battre des paupières, si elles continuent à répéter
‒ Maman
ma marraine penchant la poupée en avant et en arrière, et la poupée de battre des paupières et de répéter
‒ Maman »
puis le concierge acariâtre, ensuite le fourrier chauffeur du ministre, qui participa à l’assassinat du général d’aviation Humberto Delgado et de sa compagne (opposé au régime) :
« …] il était là mon oncle au fond du puits où nous l’avons trouvé un jour, nous nous sommes penchés et nous sommes tombés tout en bas sur son visage qui nous souriait, des fois en me rasant le matin je me heurte à ses dents bleues en train de ricaner au fond de mon miroir, une rangée de dents bleues et usées sur des gencives tout aussi bleues qui me narguent [… »
Avec le passage sur les vieilles, l’évocation du ministre impotent constitue un sommet :
« ‒ Pipi monsieur le docteur pipi on ne veut certainement pas salir son petit pyjama tout propre n’est-ce pas monsieur le docteur ?
des mains qui me lèvent, me couchent, me lavent, me donnent à manger, me coincent un vase de nuit entre les jambes, moi m’écoulant de moi-même en un cliquetis d’osselets, et elles de me pincer le menton avant de s’éloigner contentes, le long du couloir, m’emportant avec elles dans le vase de nuit »

« ‒ Petit bouillon monsieur le docteur un excellent petit bouillon aux légumes passés au presse-purée, un filet de merlan frit sans aucune arête que j’ai passé une demi-heure à enlever mon chameau, une petite poire cuite, celle-là pour papa allez on y va celle-là pour maman plus vite que ça celle-là pour moi car le diable t’emporte vieillard si je n’en mérite pas une aussi celle-là c’est pour votre couillon de fils pour qu’il ne vous trouve pas maigre le jour de la visite on ne va pas effrayer son fiston avec une frimousse de crève-la-faim on ne va pas effrayer son fiston avec une frimousse de momie on va être doux comme un agneau monsieur le docteur avalez nom d’un sacré petit bonhomme ne me fermez pas ces dents avalez vas-tu avaler ou non garnement ? »
L’aspect halluciné qu’atteint par moments le texte m’a fait penser à une des sources, ibérique, (ou à un flux commun) du macabre voire du réalisme magique sud-américain.

\Mots-clés : #corruption #historique #politique #regimeautoritaire #vieillesse #xixesiecle

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Message par Bédoulène Jeu 21 Jan - 0:03

ça me tente ! merci Tristram !

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Message par Quasimodo Jeu 21 Jan - 9:40

Moi aussi : je me lancerai peut-être bientôt dans son premier roman.
Tristram a écrit:Longues phrases heureusement scandées de renvois à la ligne, rendant les ressassages et digressions d’un flux de conscience ininterrompu
Est-ce que tu te souviens si le style de Mémoire d'éléphant est comparable à celui-ci ?

Edit : je suis fatigué, apparemment : tu ne m'as pas dit que tu l'avais lu, Mémoire d'éléphant. Tu déroges à ta règle de lecture chronologique ?!
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Message par Tristram Jeu 21 Jan - 11:51

Effectivement, je n'ai pas lu Mémoire d'éléphant (et je m'en souviens). Mais hélas, si j'ai dérogé à ma "règle de lecture chronologique", c'est que je n'ai pas trouvé ce livre...

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