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Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Jeu 28 Mar - 9:45

24 résultats trouvés pour mondialisation

Jean-Paul Kauffmann

Remonter la Marne

Tag mondialisation sur Des Choses à lire Remont10

Voyage pédestre solitaire, d’abord dans la région parisienne au départ de Charenton, puis en suivant le chemin de halage.
Outre celles à l’Histoire (et tout particulièrement les guerres), les évocations littéraires sont fréquentes, notamment de Francis Ponge, et Bachelard.
« Bossuet fait preuve d’une efficacité sans égale, mais il aimait aussi bousculer les mots. Le bousculé, c’est peut-être cela, l’idéal. Une certaine imperfection, en tout cas de négligé – pas de négligence – que Jacques Rivière a parfaitement défini : « Je ne sais quoi de dédaigneux de ses aises, d’à moitié campé, de précaire et de profond, l’incommodité des situations extrêmes. Un esprit toujours en avant et au danger. » Un modèle comme Saint-Simon commet lui aussi nombre d’incorrections et n’hésite pas à malmener la langue. Ce côté risqué, inconfortable, est ce qui convient le mieux au français. Quelque chose d’expéditif, de dégagé dans la tenue. Une forme de desserrement, venu sans peine. Pour moi, le comble de l’élégance. La grâce. Cependant, il ne faut pas que cela se voie. »

« Dans cette progression, l’imprévu se voit de loin. Une barque, un promeneur, une chapelle, on a le temps de s’y habituer. La marche annonce longtemps à l’avance le moindre changement. La vie du promeneur fluvial ne connaît pas de hauts ni de bas, elle suit la platitude moelleuse et l’uniformité du cours d’eau, sa pondération un peu ennuyeuse. Ce dispositif assure le pilotage automatique du marcheur. Le long de la berge, pas besoin de réfléchir, il suffit d’accompagner le flux. Pas de carte à consulter, pas d’inscriptions à déchiffrer, casse-tête de la randonnée. Cette déambulation quasi somnambulique est reposante, elle permet de s’absorber spacieusement dans ses pensées sans perdre de vue la rivière.
L’eau exhale un parfum de feuilles mortes, d’infusion à froid, cette empreinte entêtante d’eau verte et terreuse, bouffées mouillées que ramène inlassablement le vent dans mes narines. Cette haleine de liquide bourbeux rappelle la canalisation d’eau suintante, une sensation de rouillé, de renfermé, paradoxalement rafraîchissante. Si c’était un son, ce serait une basse continue. Sentiment de bien-être légèrement litanique, perception de déjà-senti. Dans ce déroulé monotone, l’olfaction est le sens le plus sollicité. »

Les impressions olfactives sont effectivement prépondérantes dans tout le récit.
Un temps, Kauffmann chemine avec son ami Milan (en qui il faut vraisemblablement reconnaître le photographe Gérard Rondeau, auteur de La Grande Rivière Marne), en Champagne (champagne et jansénisme).
« La voiture, qui permet d’accéder promptement au cœur d’un village, ne met en mouvement que le cerveau ; manqueront toujours le toucher, le contact physique, cette friction de la plante des pieds et du talon avec le sol, sans lesquels l’expérience de la vie immédiate est incomplète. Les orteils palpant la surface de la croûte terrestre nous renseignent mieux que la tête sur la consistance des choses.
Le sac à dos modifie le regard d’autrui. Autrefois, le chemineau était perçu comme un vagabond. Aujourd’hui, le randonneur est considéré comme appartenant à une espèce à part, impossible à classer. Il cache une autre vie. Que fait-il quand il ne marche pas ? Il n’est pas socialement identifiable. L’anorak, le bâton, l’équipement, qui tiennent lieu d’uniforme, font l’effet d’un camouflage. »

Kauffmann tourne autour de la notion de décadence, qu’il réfute ; il préfère celle de changement d’époque dans « l’angoisse générale » de la mondialisation et de déclin rural, tout en étant accablé de cette désolation, à laquelle résistent quelques « conjurateurs ».
« Chaque époque a la vanité de croire que ses interrogations sont absolument inédites et capitales. Ainsi, nous pensons actuellement que nous avons atteint un point de non-retour. Rien ne sera plus comme avant, nous assistons à des bouleversements comparables, paraît-il, à l’imprimerie, à la révolution copernicienne, alors que tout est conforme, rétréci, joué. Cette fin est consommée depuis longtemps. Il n’y a pas de quoi en faire un drame. Ce n’est ni un dépérissement ni une décadence, encore moins une agonie ou un épuisement. Simplement un accomplissement. Une saison se termine, une autre commence. »

« Plus que les signes de déliquescence dont on nous rebat les oreilles – Braudel, en 1981, s’élevait déjà contre le concept de décadence –, c’est l’état de vacance, un abandon mal camouflé, un renoncement qui se manifestent ce soir dans ce restaurant. »

Kauffmann s’intéresse d’ailleurs beaucoup au vocabulaire, usant de « patapharesque » et s’attardant sur un terme comme « rambleur » (lueur nocturne reflétant dans le ciel un incendie ou l'éclairage d'une ville ; Kauffmann semble en avoir une définition légèrement différente)…
Et bien sûr la rivière, ses méandres, ses noues, surtout observée lors d’une descente, embarqué avec le Maître des Eaux, de la Compagnie des rivières et des surfaces fluviatiles.
« Avant Cloyes, arrêt près de l’entrée d’une noue, monde mystérieux aux eaux calmes contrastant avec le bras vif sur lequel nous descendons à toute allure. Fraîcheur, troncs tordus, végétation luxuriante, vol d’insectes. Royaume du silence, mais cette intimité grouille d’une vie qui rumine, nichée dans les souches et les arbres morts, enfouie dans la vase et l’eau dormante. Des plantes rares comme l’utriculaire, fleur carnivore, se sont acclimatées à ce milieu.
Percées du soleil dans la caverne végétale, jeux de lumière sur l’eau immobile et épaisse, projection crue, acérée comme une perforation. Les taches étincelantes au contour net deviennent blanches par opposition au noir de la galerie et de l’eau. Odeur intense de champignonnière, règne du spongieux et du croupi. La décomposition embaume violemment. Un parfum sombre de souterrain, d’humus trempé. »


\Mots-clés : #historique #merlacriviere #mondialisation #nature #ruralité #voyage
par Tristram
le Ven 28 Avr - 12:55
 
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Sujet: Jean-Paul Kauffmann
Réponses: 8
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Salman Rushdie

Quichotte

Tag mondialisation sur Des Choses à lire Quicho10

M. Ismail Smile, vieil États-unien originaire de Bombay et voyageur de commerce, est si addict aux « programmes télévisés ineptes » qu’il a glissé dans cette « réalité irréelle », suite à un mystérieux « Événement Intérieur ».
« Des acteurs qui jouaient des rôles de président pouvaient devenir présidents. L’eau pouvait venir à manquer. Une femme pouvait être enceinte d’un enfant qui se révélait être un dieu revenant sur terre. Des mots pouvaient perdre leur sens et en acquérir de nouveaux. »

« À l’ère du Tout-Peut-Arriver », sous le pseudonyme de Quichotte il se lance dans la quête amoureuse d’une vedette de télé, Miss Salma R., elle aussi d'origine indienne.
Quichotte se crée un « petit Sancho », un fils né de Salma dans le futur, inspiré du garçon rondouillard qu’il fut avant de devenir un adulte grand et mince
Ce premier chapitre a été écrit par l’écrivain Sam DuChamp, dit Brother, auteur de romans d’espionnage aux tendances paranoïaques, qui trouve en Quichotte une grande similitude avec sa propre situation.
« Ils étaient à peu près du même âge, l’âge auquel pratiquement tout un chacun est orphelin et leur génération qui avait fait de la planète un formidable chaos était sur le point de tirer sa révérence. »

Situation des immigrants indiens :
« Puis, en 1965, un nouvel Immigration and Nationality Act ouvrit les frontières. Après quoi, retournement inattendu, il s’avéra que les Indiens n’allaient pas, après tout, devenir une cible majeure du racisme américain. Cet honneur continua à être réservé à la communauté afro-américaine et les immigrants indiens, dont beaucoup étaient habitués au racisme des Blancs britanniques en Afrique du Sud et en Afrique de l’Est tout comme en Inde et en Grande-Bretagne, se sentaient presque embarrassés de se retrouver exonérés de la violence et des attaques raciales, et embarqués dans un devenir de citoyens modèles. »

Dans ce roman, Rushdie met en scène (de nouveau) l’état du monde, politique, culturel, en faisant des allers-retours des sociétés d’Asie du Sud à celles d’Occident.
« Une remarque, au passage, cher lecteur, si vous le permettez : on pourrait défendre l’idée que les récits ne devraient pas s’étaler de la sorte, qu’ils devraient s’enraciner dans un endroit ou dans un autre, y enfoncer leurs racines et fleurir sur ce terreau particulier, mais beaucoup de récits contemporains sont, et doivent être, pluriels, à la manière des plantes vivaces rampantes, en raison d’une espèce de fission nucléaire qui s’est produite dans la vie et les relations humaines et qui a séparé les familles, fait voyager des millions et des millions d’entre nous aux quatre coins du globe (dont tout le monde admet qu’il est sphérique et n’a donc pas de coins), soit par nécessité soit par choix. De telles familles brisées pourraient bien être les meilleures lunettes pour observer notre monde brisé. Et, au sein de ces familles brisées, il y a des êtres brisés, par la défaite, la pauvreté, les mauvais traitements, les échecs, l’âge, la maladie, la souffrance et la haine, et qui s’efforcent pourtant, envers et contre tout, de se raccrocher à l’espoir et à l’amour, et il se pourrait bien que ces gens brisés – nous, le peuple brisé ! – soient les plus fidèles miroirs de notre époque, brillants éclats reflétant la vérité, quel que soit l’endroit où nous voyageons, échouons, vivons. Car nous autres, les immigrants, nous sommes devenus telles les spores emportées dans les airs et regardez, la brise nous entraîne où elle veut jusqu’à ce que nous nous installions sur un sol étranger où, très souvent, comme c’est le cas par exemple à présent en Angleterre avec sa violente nostalgie d’un âge d’or imaginaire où toutes les attitudes étaient anglo-saxonnes et où tous les Anglais avaient la peau blanche, on nous fait sentir que nous ne sommes pas les bienvenus, quelle que soit la beauté des fruits que portent les branches des vergers de fruitiers que nous sommes devenus. »

À Londres, Sister (sœur de… Brother avec qui elle est brouillée), est une coléreuse « avocate réputée, s’intéressant tout particulièrement aux questions des droits civiques et aux droits de l’homme ».
« Sister était idéaliste. Elle pensait que l’État de droit était l’un des deux fondements d’une société libre, au même titre que la liberté d’expression. »

Le Dr R. K. Smile, riche industriel pharmaceutique cousin et employeur d’Ismail, se révèle être un escroc, distribuant fort largement ses produits opiacés.
Sancho Smile est une créature au second degré (imaginé par Quichotte imaginé par Brother) qui s’interroge sur son identité.
« Il y a un nom pour cela. Pour la personne qui est derrière l’histoire. Le vieux bonhomme, papa, dispose de plein d’éléments sur cette question. Il n’a pas l’air de croire en une telle entité, n’a pas l’air de sentir sa présence comme moi mais sa tête est tout de même remplie de pensées sur cette entité. Sa tête et par conséquent la mienne aussi. Il faut que je réfléchisse à cela dès maintenant. Je vais le dire ouvertement : Dieu. Peut-être lui et moi, Dieu et moi, pouvons-nous nous comprendre ? Peut-être pourrions-nous avoir une bonne discussion ensemble, puisque, vous savez, nous sommes tous deux imaginaires. »

« C’est simplement lui, papa, qui se dédouble en un écho de lui-même. C’est tout. Je vais me contenter de cela. Au-delà, on ne peut que sombrer dans la folie, autrement dit devenir croyant. »

« Il y a trois crimes que l’on peut commettre dans un pensionnat anglais. Être étranger, c’est le premier. Être intelligent, c’est le deuxième. Être mauvais en sports, c’est le troisième coup, vous êtes éliminé. On peut s’en sortir avec deux des trois défauts mais pas avec les trois à la fois. »

« Il y a des gens qui ont besoin de donner par la force une forme au caractère informe de la vie. Pour eux, l’histoire d’une quête est toujours très attirante. Elle les empêche de souffrir les affres de la sensation, comment dit-on, d’incohérence. »

Sancho est aussi un personnage (fictif) qui rêve d’émancipation, ombre de Quichotte et qui ne veut plus en être esclave. Tout ce chapitre 6 où il parle forme un morceau d’anthologie sur le sens de l’existence et de la littérature, via l’intertextualité. Ainsi, en référence à Pinocchio :
« “Grillo Parlante, à ton service, dit le criquet. C’est vrai, je suis d’origine italienne. Mais tu peux m’appeler Jiminy si tu veux. […]
Je suis une projection de ton esprit, exactement comme tu as commencé toi-même par être une projection du sien. Il semble que tu devrais bientôt avoir une insula. »

Salma, bipolaire issue d’une lignée féminine de belles vedettes devenues folles, est dorénavant superstar dans son talk-show (en référence assumée à Oprah Winfrey) ; elle s’adonne à « l’automédication » avec des « opiacés récréatifs ».
« Elle était une femme privilégiée qui se plaignait de soucis mineurs. Une femme dont la vie se déroulait à la surface des choses et qui, ayant choisi le superficiel, n’avait pas le droit de se plaindre de l’absence de profondeur. »

Road-trip où le confiant, souriant et bavard Quichotte emmène Sancho, qui découvre la réalité, les USA, la télé :
« Nous sommes sous-éduqués et suralimentés. Nous sommes très fiers de qui vous savez. Nous fonçons aux urgences et nous envoyons Grand-Mère nous chercher des armes et des cigarettes. Nous n’avons besoin d’aucun allié pourri parce que nous sommes stupides et vous pouvez bien nous sucer la bite. Nous sommes Beavis et Butt-Head sous stéroïdes. Nous buvons le Roundup directement à la canette. Notre président a l’air d’un jambon de Noël et il parle comme Chucky. C’est nous l’Amérique, bordel. Zap. Les immigrants violent nos femmes tous les jours. Nous avons besoin d’une force spatiale à cause de Daech. Zap. […]
“Le normal ne me paraît pas très normal, lui dis-je.
– C’est normal de penser cela”, répond-il. […]
Chaque émission sur chaque chaîne dit la même chose : d’après une histoire vraie. Mais cela non plus ce n’est pas vrai. La vérité, c’est qu’il n’y a plus d’histoires vraies. Il n’existe plus de vérité sur laquelle tout le monde peut s’accorder. »

… et la vie en motels, qui nous vaut cette belle énumération d’images :
« Ce qu’il y a, surtout, ce sont des ronflements. La musique des narines américaines a de quoi vous impressionner. La mitrailleuse, le pivert, le lion de la MGM, le solo de batterie, l’aboiement du chien, le jappement du chien, le sifflet, le moteur de voiture au ralenti, le turbo d’une voiture de course, le hoquet, les grognements en forme de SOS, trois courts, trois longs, trois courts, le long grondement de la vague, le fracas plus menaçant des roulements de tonnerre, la brève explosion d’un éternuement en plein sommeil, le grognement sur deux tons du joueur de tennis, la simple inspiration/expiration ordinaire ou ronflement classique, le ronflement irrégulier, toujours surprenant, avec, de temps en temps, des pauses imprévisibles, la moto, la tondeuse à gazon, le marteau-piqueur, la poêle grésillante, le feu de bois, le stand de tir, la zone de guerre, le coq matinal, le rossignol, le feu d’artifice, le tunnel à l’heure de pointe, l’embouteillage, Alban Berg, Schoenberg, Webern, Philip Glass, Steve Reich, le retour en boucle de l’écho, le bruit d’une radio mal réglée, le serpent à sonnette, le râle d’agonie, les castagnettes, la planche à laver musicale, le bourdonnement. »

« En fait, voilà : quand je m’éveille le matin et que j’ouvre la porte de la chambre, je ne sais pas quelle ville je vais découvrir dehors, ni quel jour de la semaine, du mois ou de l’année on sera. Je ne sais même pas dans quel État nous allons nous trouver, même si cela me met dans tous mes états, merci bien. C’est comme si nous demeurions immobiles et que le monde nous dépassait. À moins que le monde ne soit une sorte de télévision, mais je ne sais pas qui détient la télécommande. Et s’il y avait un Dieu ? Serait-ce la troisième personne présente ? Un Dieu qui, au demeurant, nous baise, moi, les autres, en changeant arbitrairement les règles ? Et moi qui croyais qu’il y avait des règles pour changer les règles. Je pensais, même si j’accepte l’idée que quelqu’un virgule quelque chose a créé tout ceci, ce quelque chose virgule ce quelqu’un n’est-il, virgule ou n’est-elle, pas lié.e par les lois de la création une fois qu’il, ou elle, l’a achevée ? Ou peut-il virgule, peut-elle hausser les épaules et déclarer finie la gravité, et adieu, et nous voici flottant tous dans le vide ? Et si cette entité, appelons-la Dieu, pourquoi pas, c’est la tradition, peut réellement changer les règles tout simplement parce qu’elle est d’humeur à le faire, essayons de comprendre précisément quelle est la règle qui est changée en l’occurrence. »

Ils arrivent à New-York.
« Il y a deux villes, dit Quichotte. Celle que tu vois, les trottoirs défoncés de la ville ancienne et les squelettes d’acier de la nouvelle, des lumières dans le ciel, des ordures dans les caniveaux, la musique des sirènes et des marteaux-piqueurs, un vieil homme qui fait la manche en dansant des claquettes, dont les pieds disent, j’ai été quelqu’un, dans le temps, mais dont les yeux disent, c’est fini, mon gars, bien fini. La circulation sur les avenues et les rues embouteillées. Une souris qui fait de la voile sur une mare dans le parc. Un type avec une crête d’Iroquois qui hurle en direction d’un taxi jaune. Des mafieux affranchis avec une serviette coincée sous le menton dans une gargote italienne de Harlem. Des gars de Wall Street qui ont tombé la veste et se commandent des bouteilles d’alcool dans des night-clubs ou se prennent des shots de tequila et se jettent sur les femmes comme sur des billets de banque. De grandes femmes et de petits gars chauves, des restaurants à steaks et des boîtes de strip-tease. Des vitrines vides, des soldes définitifs, tout-doit-disparaître, un sourire auquel manquent quelques-unes de ses meilleures dents. Des travaux partout mais les conduites de vapeur continuent à exploser. Des hommes qui portent des anglaises avec un million de dollars en diamants dans la poche de leur long manteau noir. Ferronnerie. Grès rouge. Musique. Nourriture. Drogues. Sans-abris. Chasse-neige, baseball, véhicules de police labellisés CPR – courtoisie, professionnalisme, respect –, que-voulez-vous-que-je-vous-dise, ils-ne-manquent-pas-d’humour. Toutes les langues de la Terre, le russe, le panjabi, le taishanais, le créole, le yiddish, le kru. Et sans oublier le cœur battant de l’industrie de la télévision, Colbert au Ed Sullivan Theater, Noah dans Hell’s Kitchen, The View, The Chew, Seth Meyers, Fallon, tout le monde. Des avocats souriants sur les chaînes du câble qui promettent de vous faire gagner une fortune s’il vous arrive un accident. Rock Center, CNN, Fox. L’entrepôt du centre-ville où est tourné le show Salma. Les rues où elle marche, la voiture qu’elle prend pour rentrer chez elle, l’ascenseur vers son appartement en terrasse, les restaurants d’où elle fait venir ses repas, les endroits qu’elle connaît, ceux qu’elle fréquente, les gens qui ont son numéro de téléphone, les choses qu’elle aime. La ville tout entière belle et laide, belle dans sa laideur, jolie-laide, c’est français, comme la statue dans le port. Tout ce qu’on peut voir ici.
– Et l’autre ville ? demanda Sancho, sourcils froncés. Parce que ça fait déjà pas mal, tout ça.
– L’autre ville est invisible, répondit Quichotte, c’est la cité interdite, avec ses hauts murs menaçants bâtis de richesse et de pouvoir, et c’est là que se trouve la réalité. Ils sont très peu à détenir la clef qui permet d’accéder à cet espace sacré. »

Après avoir « renoncé à la croyance, à l’incroyance, à la raison et à la connaissance », ils doivent parvenir dans la « quatrième vallée » au détachement, là où « ce qu’on appelle communément « la réalité », qui est en réalité l’irréel, comme nous le montre la télévision, cessera d’exister. »
Quichotte envoie des lettres à Salma, puis sa photo, qui rappelle à celle-ci Babajan, son « grand-père pédophile ».
« Ma chère Miss Salma,

Dans une histoire que j’ai lue, enfant, et que, par une chance inespérée, vous pouvez voir aujourd’hui portée à l’écran sur Amazon Prime, un monastère tibétain fait l’acquisition du super-ordinateur le plus puissant du monde parce que les moines sont convaincus que la mission de leur ordre est de dresser la liste des neuf milliards de noms de Dieu et que l’ordinateur pourrait les aider à y parvenir rapidement et avec précision. Mais apparemment, il ne relevait pas de la seule mission de leur ordre d’accomplir cet acte héroïque d’énumération. La mission relevait également de l’univers lui-même, si bien que, lorsque l’ordinateur eut accompli sa tâche, les étoiles, tout doucement et sans tapage aucun, se mirent à disparaître. Mes sentiments à votre égard sont tels que je suis persuadé que tout l’objectif de l’univers jusqu’à présent a été de faire advenir cet instant où nous serons, vous et moi, réunis dans les délices éternelles et que, quand nous y serons parvenus, le cosmos, ayant atteint son but, cessera paisiblement d’exister et que, ensemble, nous entamerons alors notre ascension au-delà de l’annihilation pour pénétrer dans la sphère de l’Intemporel
. »

« Autrefois, les gens croyaient vivre dans de petites boîtes, des boîtes qui contenaient la totalité de leur histoire et ils jugeaient inutile de se préoccuper de ce que faisaient les autres dans leurs autres petites boîtes, qu’elles soient proches ou lointaines. Les histoires des autres n’avaient rien à voir avec les leurs. Mais le monde a rétréci et toutes les boîtes se sont trouvées bousculées les unes contre les autres et elles se sont ouvertes et à présent que toutes les boîtes sont reliées les unes aux autres il nous faut admettre que nous devons comprendre ce qui se passe dans les boîtes où nous ne sommes pas, faute de quoi nous ne comprenons plus la raison de ce qui se passe dans nos propres boîtes. Tout est connecté. »

Quichotte a (comme Brother) une demi-sœur, « Trampoline », avec qui il s’est brouillé en l’accusant de détournement de leur héritage, devenue une défenderesse des démunis, et dont il voudrait maintenant se faire pardonner.
« Il n’accordait guère de temps aux chaînes d’actualités et d’informations, mais quand il les regardait distraitement il voyait bien qu’elles aussi imposaient un sens au tourbillon des événements et cela le réconfortait. »

Son, le fils de Brother, s’est aussi éloigné de ce dernier depuis des années, « passant tout son temps, jour et nuit, perdu quelque part dans son ordinateur, à s’immerger dans des vidéos musicales, jouer aux échecs en ligne ou mater du porno, ou Dieu sait quoi. »
Un agent secret (nippo-américain) apprend à Brother que son fils serait le mystérieux Marcel DuChamp, cyberterroriste qui porte le masque de L’Homme de la Manche, et l’engage à le convertir à servir les USA dans cette « Troisième Guerre mondiale ».
« Je ne suis pas critique littéraire mais je pense que vous expliquez au lecteur que le surréel, voire l’absurde, sont potentiellement devenus la meilleure façon de décrire la vraie vie. Le message est intéressant même s’il exige parfois, pour y adhérer, un considérable renoncement à l’incrédulité. »

Le destin d’Ignatius Sancho, esclave devenu abolitionniste, écrivain et compositeur en Grande-Bretagne, est évoqué à propos.
« Les réseaux sociaux n’ont pas de mémoire. Aujourd’hui, le scandale se suffisait à lui-même. L’engagement de Sister, toute une vie durant, contre le racisme, c’était comme s’il n’avait jamais existé. Différentes personnes qui se posaient en chefs de la communauté étaient prêtes à la dénoncer, comme si faire de la musique à fond tard le soir était une caractéristique indéniable de la culture afro-caribéenne et que toute critique à son égard ne pouvait relever que du préjugé, comme si personne n’avait pris la peine de remarquer que la grande majorité des jeunes buveurs nocturnes, ceux qui faisaient du scandale ou déclenchaient des bagarres, étaient blancs et aisés. »

« Mais aujourd’hui c’était le règne de la discontinuité. Hier ne signifiait plus rien et ne pouvait pas nous aider à comprendre demain. La vie était devenue une suite de clichés disparaissant les uns après les autres, un nouveau posté chaque jour et remplaçant le précédent. On n’avait plus d’histoire. Les personnages, le récit, l’histoire, tout cela avait disparu. Seule demeurait la plate caricature de l’instant et c’est là-dessus qu’on était jugé. Avoir vécu assez longtemps pour assister au remplacement, par sa simple surface, de la profonde culture du monde qu’elle s’était choisi était une bien triste chose. »

Trampoline est passée par un cancer qui lui a valu une double mastectomie, et elle recouvrit confiance en elle grâce à Evel Cent (Evil Scent, « mauvaise odeur » – Elon Musk !), un techno-milliardaire qui prétend sauver l’humanité en lui faisant quitter notre planète dans un monde en voie de désintégration ; Quichotte la brouilla avec lui, actuellement invité de Salma dans son talk-show. Trampoline révèle à Sancho que son « Événement Intérieur » fut une attaque cérébrale, et Quichotte obtient le pardon de ses offenses envers elle, rétablissant ainsi l’harmonie, prêt pour la sixième vallée, celle de l’Émerveillement.
« La mort de Don Quichotte ressemblait à l’extinction, en chacun d’entre nous, d’une forme particulière de folie magnifique, une grandeur innocente, une chose qui n’a plus sa place ici-bas, mais qu’on pourrait appeler l’humanité. Le marginal, l’homme dont on ridiculise la déconnexion d’avec la réalité, le décalage radical et l’incontestable démence, se révèle, au moment de sa mort, être l’homme le plus précieux d’entre tous et celui dont il faut déplorer la perte le plus profondément. Retenez bien cela. Gardez-le à l’esprit plus que tout. »

Brother retrouve Sister à Londres, qui se meurt d’un cancer (elle aussi), pour présenter ses excuses alors qu’il n’a pas souvenir de ses torts. Elle lui apprend que leur père avait abusé d’elle.
« C’était déconcertant à un âge aussi avancé de découvrir que votre récit familial, celui que vous aviez porté en vous, celui dans lequel, dans un sens, vous aviez vécu, était faux, ou, à tout le moins, que vous en aviez ignoré la vérité la plus essentielle, qu’elle vous avait été cachée. Si l’on ne vous dit pas toute la vérité, et Sister avec son expérience de la justice le savait parfaitement bien, c’est comme si on vous racontait un mensonge. Ce mensonge avait constitué sa vérité à lui. C’était peut-être cela la condition humaine : vivre dans des fictions créées par des contre-vérités ou par la dissimulation des vérités réelles. Peut-être la vie humaine était-elle dans ce sens véritablement fictive, car ceux qui la vivaient ne savaient pas qu’elle était irréelle.
Et puis il avait écrit sur une gamine imaginaire dans une famille imaginaire et il l’avait dotée d’un destin très proche de celui de sa sœur, sans même savoir à quel point il s’était approché de la vérité. Avait-il, quand il était enfant, soupçonné quelque chose, puis, effrayé de ce qu’il avait deviné, avait-il enfoui cette intuition si profondément qu’il n’en gardait aucun souvenir ? Et est-ce que les livres, certains livres, pouvaient accéder à ces chambres secrètes et faire usage de ce qu’ils y trouvaient ? Il était assis au chevet de Sister rendu sourd par l’écho entre la fiction qu’il avait inventée et celle dans laquelle on l’avait fait vivre. »

Sister et son mari (un juge qui aime s’habiller en robe de soirée) se suicident ensemble avec le « spray InSmileTM » qu’il a apporté à sa demande. Le Dr R. K. Smile charge Quichotte d’une livraison du même produit pour… Salma !
« …] elle passait à la télévision, sur le mode agressif, son monologue introductif portant le titre de “Errorisme en Amérique” ce qui lui permettait à elle et à son équipe de scénaristes de s’en prendre à tous les ennemis de la réalité contemporaine : les adversaires de la vaccination, les fondus du changement climatique, les nouveaux paranoïaques, les spécialistes des soucoupes volantes, le président, les fanatiques religieux, ceux qui affirment que Barack Obama n’est pas né en Amérique, ceux qui soutiennent que la Terre est plate, les jeunes prêts à tout censurer, les vieux cupides, les trolls, les clochards bouddhistes, les négationnistes, les fumeurs d’herbe, les amoureux des chiens (elle détestait qu’on domestique les animaux) et la chaîne Fox. “La vérité, déclamait-elle, est toujours là, elle respire encore, ensevelie sous les gravats des bombes de la bêtise. »

Des troubles visuels et d’autres signes rappellent la théorie de l’effilochement de la réalité dans un cosmos en amorce de désagrégation.
Le nouveau Galaad rencontre Salma pour lui remettre cette « potion » qui devait la rendre amoureuse de lui ; son message d’amour ne passe pas, et Salma fait une overdose avec le produit du Dr R. K. Smile, qui est arrêté pour trafic de stupéfiants (bizarrement, se greffe un chef d’inculpation portant sur son comportement incorrect avec les femmes…).
Maintenant, la télévision s’adresse directement à Quichotte, et son pistolet lui conseille de tuer Salma, sortie de l’hôpital mais dorénavant inatteignable. Sancho, qui lui aussi s’est trouvé une dulcinée et s’émancipe de plus en plus, agresse sa tante pour la voler ; il a changé depuis qu’il a été victime d’une agression raciste.
« Depuis qu’il avait été passé à tabac dans le parc, Sancho avait eu l’impression que quelque chose n’allait pas en lui, rien de physique, plutôt un trouble d’ordre existentiel. Quand vous avez été sévèrement battu, la part essentielle de vous-même, celle qui fait de vous un être humain, peut se détacher du monde comme si le moi était un petit bateau et que l’amarre le rattachant au quai avait glissé de son taquet laissant le canot dériver inéluctablement vers le milieu du plan d’eau, ou comme si un grand bateau, un navire marchand, par exemple, se mettait, sous l’effet d’un courant puissant, à chasser sur son ancre et courait le risque d’entrer en collision avec d’autres navires ou de s’échouer de manière désastreuse. Il comprenait à présent que ce relâchement n’était peut-être pas seulement d’ordre physique mais aussi éthique, que, lorsqu’on soumettait quelqu’un à la violence, la violence entrait dans la catégorie de ce que cette personne, jusque-là pacifique et respectueuse des lois, allait inclure ensuite dans l’éventail des possibilités. La violence devenait une option. »

Des « ruptures dans le réel » et autres « trous dans l’espace-temps » signalent de plus en plus l’imminente fin du monde.
Dans des propos tenus à son fils Son, « l’Auteur » met en abyme dans la fiction le projet de l’auteur.
« “Tant de grands écrivains m’ont guidé dans cette voie”, dit-il ; et il cita aussi Cervantès et Arthur C. Clarke. “C’est normal de faire ça ? demanda Son, ce genre d’emprunt ?” Il avait répondu en citant Newton, lequel avait déclaré que s’il avait été capable de voir plus loin c’était parce qu’il s’était tenu sur les épaules de géants. »

« Il essaya de lui expliquer la tradition picaresque, son fonctionnement par épisodes, et comment les épisodes d’une œuvre de ce genre pouvaient adopter des styles divers, relevé ou ordinaire, imaginatif ou banal, comment elle pouvait être à la fois parodique et originale et ainsi, au moyen de ses métamorphoses impertinentes, mettre en évidence et englober la diversité de la vie humaine. »

« Je pense qu’il est légitime pour une œuvre d’art contemporaine de dire que nous sommes paralysés par la culture que nous avons produite, surtout par ses éléments les plus populaires, répondit-il. Et par la stupidité, l’ignorance et le sectarisme, oui. »

Dans la septième vallée, celle de l’annihilation d’un monde apocalyptique livré aux vides, Quichotte (et son pistolet) convainc Salma d’aller avec lui au portail d’Evel Cent en Californie pour fuir dans la Terre voisine : celle de l’Auteur.

C’est excellemment conté, plutôt foutraque et avec humour, mais en jouant de tous les registres de la poésie au polar en passant par le picaresque ; relativement facile à suivre, quoique les références, notamment au show business, soient parfois difficiles à saisir pour un lecteur français. Beaucoup de personnages et d’imbroglios dans cette illustration de la complexité du monde. De nombreuses mises en abîme farfelues, comme l’histoire des mastodontes (dont certains se tenant sur les pattes arrière et portant un costume vert), perturbent chacun des deux fils parallèles en miroir (celui de Quichotte et celui de Brother), tout en les enrichissant. Récurrences (jeu d’échec, etc.), intertextualité (le « flétan », qui rappelle Günter Grass, etc.). J’ai aussi pensé à Umberto Eco, Philip K. Dick.

\Mots-clés : #Contemporain #ecriture #famille #Identite #immigration #initiatique #Mondialisation  #racisme #sciencefiction #XXeSiecle
par Tristram
le Sam 4 Mar - 12:51
 
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Sujet: Salman Rushdie
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Bruno Latour

Où atterrir − Comment s’orienter en politique

Tag mondialisation sur Des Choses à lire Oz_att10

Incipit de cet ouvrage de 2017 :
« Cet essai n’a pas d’autre but que de saisir l’occasion de l’élection de Donald Trump, le 11 novembre 2016, pour relier trois phénomènes que les commentateurs ont déjà repérés mais dont ils ne voient pas toujours le lien − et par conséquent dont ils ne voient pas l’immense énergie politique qu’on pourrait tirer de leur rapprochement.
Au début des années 1990, juste après la "victoire contre le communisme" symbolisée par la chute du mur de Berlin, à l’instant même où certains croient que l’histoire a terminé son cours, une autre histoire commence subrepticement.
Elle est d’abord marquée par ce qu’on appelle la "dérégulation" et qui va donner au mot de "globalisation" un sens de plus en plus péjoratif ; mais elle est aussi, dans tous les pays à la fois, le début d’une explosion de plus en plus vertigineuse des inégalités ; enfin, ce qui est moins souvent souligné, débute à cette époque l’entreprise systématique pour nier l’existence de la mutation climatique. ("Climat" est pris ici au sens très général des rapports des humains à leurs conditions matérielles d’existence.)
Cet essai propose de prendre ces trois phénomènes comme les symptômes d’une même situation historique : tout se passe comme si une partie importante des classes dirigeantes (ce qu’on appelle aujourd’hui de façon trop vague les "élites") était arrivée à la conclusion qu’il n’y aurait plus assez de place sur terre pour elles et pour le reste de ses habitants.
Par conséquent, elles ont décidé qu’il était devenu inutile de faire comme si l’histoire allait continuer de mener vers un horizon commun où "tous les hommes" pourraient également prospérer. Depuis les années 1980, les classes dirigeantes ne prétendent plus diriger mais se mettre à l’abri hors du monde. De cette fuite, dont Donald Trump n’est que le symbole parmi d’autres, nous subissons tous les conséquences, rendus fous par l’absence d’un monde commun à partager. »

« Aux migrants venus de l’extérieur qui doivent traverser des frontières au prix d’immenses tragédies pour quitter leur pays, il faut dorénavant ajouter ces migrants de l’intérieur qui subissent, en restant sur place, le drame de se voir quittés par leur pays. Ce qui rend la crise migratoire si difficile à penser, c’est qu’elle est le symptôme, à des degrés plus ou moins déchirants, d’une épreuve commune à tous : l’épreuve de se retrouver privés de terre. »

« Si l’hypothèse est juste, tout cela participe du même phénomène : les élites ont été si bien convaincues qu’il n’y aurait pas de vie future pour tout le monde qu’elles ont décidé de se débarrasser au plus vite de tous les fardeaux de la solidarité − c’est la dérégulation ; qu’il fallait construire une sorte de forteresse dorée pour les quelques pour-cent qui allaient pouvoir s’en tirer − c’est l’explosion des inégalités ; et que pour, dissimuler l’égoïsme crasse d’une telle fuite hors du monde commun, il fallait absolument rejeter la menace à l’origine de cette fuite éperdue − c’est la dénégation de la mutation climatique.
Pour reprendre la métaphore éculée du Titanic : les classes dirigeantes comprennent que le naufrage est assuré ; s’approprient les canots de sauvetage ; demandent à l’orchestre de jouer assez longtemps des berceuses, afin qu’ils profitent de la nuit noire pour se carapater avant que la gîte excessive alerte les autres classes ! »

La parade des « élites obscurcissantes » est l’expression « réalité alternative ».
Cet essai constitue là une approche salutaire des problèmes actuels d’identité et de migration – dans la société globale : l’illusion des frontières étanches, tant pour les tenants de la mondialisation que pour ceux du local, les progressistes et les réactionnaires.
Le vecteur qui allait de l’ancien au nouveau, du Local au Global, n’est plus le sens de l’histoire (de même la différence Gauche-Droite). Un troisième attracteur se dégage, « Terrestre » (ou écologique, et opposé au Hors-Sol) : c’est le fameux « pas de côté ». À l’aune de la lutte des classes se substituent les conflits géo-sociaux.
L’erreur épistémologique à propos de la notion de nature, confusion entre nature-univers et nature-processus :
« On va se mettre à associer le subjectif avec l’archaïque et le dépassé ; l’objectif avec le moderne et le progressiste. Voir les choses de l’intérieur ne va plus avoir d’autre vertu que de renvoyer à la tradition, à l’intime, à l’archaïque. Voir les choses de l’extérieur, au contraire, va devenir le seul moyen de saisir la réalité qui compte et, surtout, de s’orienter vers le futur. »

L’hypothèse Gaïa :
« Si la composition de l’air que nous respirons dépend des vivants, l’air n’est plus l’environnement dans lequel les vivants se situent et où ils évolueraient, mais, en partie, le résultat de leur action. Autrement dit, il n’y a pas d’un côté des organismes et de l’autre un environnement, mais une superposition d’agencements mutuels. L’action est redistribuée. »

« La simplification introduite par Lovelock dans la compréhension des phénomènes terrestres n’est pas du tout d’avoir ajouté de la "vie" à la Terre, ni d’avoir fait de celle-ci un "organisme vivant", mais, tout au contraire, d’avoir cessé de nier que les vivants soient des participants actifs à l’ensemble des phénomènes bio- et géochimiques. Son argument réductionniste est l’exact contraire d’un vitalisme. »

« Dire : "Nous sommes des terrestres au milieu des terrestres", n’introduit pas du tout à la même politique que : "Nous sommes des humains dans la nature." »

La nécessaire cohabitation sur un territoire renvoie à Vinciane Despret et Baptiste Morizot, comme les notions d’économie à Piketty, la notion de nature à Descola, l’apport des pratiques d’autres cultures à Nastassja Martin… qui ont leur fil sur le forum, prêt à être tissé avec d’autres.

\Mots-clés : #actualité #ecologie #essai #historique #immigration #mondialisation #nature #politique #science #social
par Tristram
le Sam 12 Mar - 13:02
 
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Sujet: Bruno Latour
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Yamina Benahmed Daho

Tag mondialisation sur Des Choses à lire 41vqfp10


A la machine

Après avoir été « A la ligne » j’ai décidé de continuer « A la machine » à coudre ! Activité que je connais, mais dans ce livre l’auteure nous conte l’histoire de l’inventeur de la machine à coudre, un tailleur français – Barthélemy  Thimonnier -  qui voulait alléger le travail de sa femme et des autres, qu’il voyait coudre manuellement. Pousser et tirer l’aiguille au travers d’un ouvrage de couture ou de broderie.

« Barthélemy et Madeleine, avant d’être un couple amoureux, sont des Homo sapiens, descendants des chasseurs-cueilleurs. Quand Madeleine brode, elle exécute un geste manuel qui s’est transmis des milliers d’années durant pour faire vivre et survivre des groupes humains dans toutes les régions du monde. Parce qu’il est demeuré intact depuis son origine au paléolithique supérieur, le geste de la main-outil puissante et créatrice peut être converti en un geste mécanique, rapide, pratique au début du XIXe siècle dans l’esprit du tailleur. Barthélemy regardant Madeleine regarde en fait la main de l’homme créant l’aiguille à chas il y a plus de dix mille ans. »

Cet aimable et trop confiant tailleur après avoir durant des années fabriquer son « métier »,  se fit rouler par un premier financeur, puis un autre pour une machine plus élaborée, le brevet n’étant pas à son nom seul et l’exploitation étant au nom d’un autre ;  par association, transmission, diverses manœuvres administratives, sans que Barthélemy ne soit mis au courant, en a perdu le droit. Sa famille vécu donc la plupart du temps dans la pauvreté.

«La dure loi du plus riche et la règle de la hiérarchie sociale font rapidement passe Barthélemy du statut d’inventeur du métier à coudre à celui de co-inventeur et mécanicien. »

A travers la révolte des tailleurs et des cordonniers, qui se voient évincés des commandes de l’armée au profit de l’atelier des « métiers » à coudre,  l’auteur pose le problème de  l’industrialisation. Il dénoncera aussi la mondialisation quand la société « Singer » étendra son emprise dans le monde. En effet Singer s’adressera directement aux femmes et proposera des achats à crédit ce qui contribuera également à leur appauvrissement.

La femme d’un homme qui travaille à l’atelier des machines pendant le procès suite aux destructions des machines par les tailleurs et cordonniers :

« Plus personne voulait de lui sur les chantiers. Alors quand ils ont proposé de travailler sur les mécaniques, même pour peu cher, sur des machines qui demandent d’avoir deux mains et un pied, exactement ce qu’il lui reste à mon mari, vous pensez bien qu’on a accepté. »

Un enfant est  né au foyer des Thimonnier, il s’appelle Etienne et son évolution se fera comme celle du métier sur lequel son père travaillera pendant des années.

A Lyon les canuts, exploités, mal payés, se mettent en grève.

« Sur la table en noyer les verres sont vides. Dans le creux des assiettes restent des stries apparues quand le canut en a essuyé le fond avec la mie de pain rassie. Des traces qui disent la faim jamais comblée. »

« Barthélemy, sur sa ligne, tremble. Il voudrait être l’inventeur qui, grâce à sa mécanique, allège la dureté du travail. Il est en réalité celui qui fournit à l’industrie le moyen d’imposer des salaires honteusement bas."

Etienne, le fils partira à la guerre en Crimée, remplacer pour un peu d’argent, le fils d’un bourgeois.

A Paris Barthélemy est renvoyé de l’atelier de fabrication étant dans l’impossibilité d’atteindre le nombre réclamé par les patrons  (dans le train qui le ramène chez lui il pense inventer une machine à coudre simple à fabriquer et à utiliser et dont il ferait cadeau à Etienne à son retour)

Les patrons ont cru qu’ils obtiendraient le consentement facile des ouvriers.

« Comment ont-ils pu y croire ? »

Comment ont-ils pu penser que grâce à la vitrine, notamment  domestique,  les ouvriers viendraient à l’exposition universelle de Paris ?

Alors que pour survivre les ouvriers, tailleurs, cordonniers doivent travailler aussi dans les usines, les intérêts des différentes corporations se rejoignent.

« Ils se réapproprient leur corps servile, se découvrent d’autres forces que celle du travail régi par des règles déloyales et abusives
Il leur devient possible
De définir leur identité ouvrière,
de nommer le monde,
de penser construire, chanter une autre société
[…] En ces lieux, ensemble, ils jurent de bâtir de leurs mains calleuses et jaunies ce monde là ! »


C’est connu, l’union fait la force !

Barthélemy, le malchanceux, n’a pu à cause d’un intervenant, présenté sa machine dans les délais impartis mais il a tout de même une satisfaction :

« Mais joie pour Barthélemy quand le jury atteste solennellement que le métier à coudre à point de chainette est l’œuvre qui a servi de type à toutes les machines à coudre modernes, dont celle de Magnin, dont celle de Singer. Le 15 novembre 1855, il est donc officiellement établi que Barthélemy est l’inventeur de la machine à coudre. Il n’est pas là pour l’entendre mais c’est écrit, imprimé, publié. »

Des signes de reconnaissance figurent à présent dans plusieurs villes françaises, des plaques, des rues en l’honneur de Barthélemy Thimonnier.

« Que la maison d’un artisan-inventeur errant, malchanceux et misérable soit devenue un abri temporaire qui protège d’une société du travail impitoyable, c’est une histoire qu’aucune fable ne peut dépasser.



C'était une lecture très intéressante même si vous n'avait jamais utilisé une machine à coudre ! Wink

Bien étoffée qui met en pointe le travail, quel qu'il soit, dénonce l'industrialisation au profit du  capitalisme, la mondialisation et honore la création.

Je pense que cette lecture pourrait plaire à Animal, notamment.


Mots-clés : #biographie #mondedutravail #mondialisation #social #xixesiecle
par Bédoulène
le Sam 20 Fév - 14:34
 
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Sujet: Yamina Benahmed Daho
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Amin Maalouf

Le naufrage des civilisations

Tag mondialisation sur Des Choses à lire Naufra10
Essai, 2019, 355 pages environ.

Toujours oscillant, tantôt spectateur engagé, tantôt historien, ce Naufrage claudique au gré des mouvements de barre de l'auteur, à mesure qu'il pose un pied devant l'autre en cherchant à tenir son équilibre sur le fil-ligne droite du livre.

L'écriture possède l'élégance de la clarté, elle est très soignée (très M. Maalouf, de l'Académie).

Naufrage ?
Celui de la civilisation proche-orientale (le Levant sous sa plume) jadis cosmopolite et ouverte. Celle du monde arabe ensuite, avec deux dates qu'il martèole, on sent qu'elles l'obsèdent, la guerre des six-jours et la révolution iranienne de 1979.
Celle du rêve européen enfin, sans doute couplé au rêve états-unien (le fameux american dream), enlisé dans sa frilosité, son petit pré carré et emprisonné dans ses murs érigés par le maçon finance.
Et surtout un occident prisonnier de ses peurs, peurs identitaires, peurs sécuritaires, les références orwelliennes peuplent le propos.

Tout ça pour en venir à un final eschatologique, et encore, cet essai fut écrit et publié avant la pandémie...

Bref me direz-vous peut-être, pour un essai, on n'apprend rien, ou si peu: passons outre, jetons ou ignorons ?
Cette récapitulation-balisage-mise en garde et en perspective est parfois horripilante, avec ses constants renvois dos-à-dos un rien sainte-nitouche, ce vieux truc de ne pas prendre parti pour paraître prendre de la hauteur, son absence d'issues; pour ma part je doute faire à l'avenir de fréquents retours à l'ouvrage.  


Si je me hasardais à puiser dans le vocabulaire de la biologie, je dirais que ce qui s'est passé dans le monde au cours des dernières décennies a eu pour effet de "bloquer" en nous la "sécrétion des anticorps". Les empiètements sur nos libertés nous choquent moins. Nous ne protestons que mollement. Nous avons tendance à faire confiance aux autorités protectrices; et s'il leur arrive d'exagérer, nous leur accordons des circonstances atténuantes.

 Cet engourdissement de notre esprit critique représente à mes yeux une évolution significative et fort préoccupante:

J'ai quelquefois parlé, dans ce livre, de l'engrenage dans lequel nous sommes tous entraînés en ce siècle. C'est au travers de cette idée d'un "blocage des anticorps" que l'on peut observer de près le mécanisme de l'engrenage: la montée des tensions identitaires nous cause des frayeurs légitimes, qui nous amènent à rechercher la sécurité à tout prix, pour nous-mêmes comme pour ceux que nous aimons, et à nous montrer vigilants dès que nous nous sentons menacés. De ce fait, nous sommes moins vigilants sur les abus auxquels cette attitude de vigilance permanente peut conduire; moins vigilants quand les technologies empiètent sur notre vie privée; mois vigilants quand les pouvoirs publics modifient les lois dans un sens plus autoritaire et plus expéditif; [...]


\Mots-clés : #contemporain #essai #historique #mondialisation #temoignage
par Aventin
le Dim 14 Fév - 17:21
 
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Sujet: Amin Maalouf
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Blaise Cendrars

L'or

Tag mondialisation sur Des Choses à lire L_or13
Sous-titré: La Merveilleuse Histoire du général Johann August Suter.
Roman, 1925, 160 pages environ.

[relecture]

Accueil mitigé à sa sortie pour cet opus, longuement cogité et porté par l'auteur, mais écrit et publié avec célérité. On lui reproche de ne pas avoir fait œuvre de biographe fidèle, d'historien, mais justement c'est ce que Cendrars revendique - comme indiqué en préface il eût pu appeler Alexandre Dumas à la rescousse, selon celui-ci l'Histoire serait "un clou où l'on peut accrocher un beau tableau".

Usant d'effets stylistiques afin d'évoquer, surtout, une trajectoire, le roman prête à une lecture rapide, la course d'un projectile propulsé. Gâcher, çà et là, un peu de peinture afin de soigner davantage les décors et les seconds caractères ne m'eût pas déplu, à titre personnel: de la saveur, certes, dans les ingrédients, petit manque d'épices toutefois.

J-A Suter (Sutter dans la vraie vie), un Suisse de bonne famille, en rupture, passe en fraude en France puis s'embarque pour le Nouveau Monde, et, après moult expédients dont des actes répréhensibles, détours, temporisations, approches, gagne la Californie encore hispanisante et mexicaine, très peu peuplée, y fonde un empire, lequel viendra se fondre dans une Californie annexée pacifiquement à l'Union, avant d'être ruiné par la découverte d'or sur ses terres et la ruée qui s'ensuivit, drainant des flots continus de migrants s'accaparant ses terres, son personnel le quittant pour prospecter, puis, ruine consommée, devient quasi-aliéné (pour ne pas dire complètement fou), avec une phase de récupération par des illuminés mystiques et businessmen, et décéde en tentant de faire valoir ses droits à Washington: un beau sujet.
entame du chapitre 6 a écrit:- Vois-tu, mon vieux, disait Paul Haberposch à Johann August Suter, moi, je t'offre une sinécure et tu seras nourri, logé, blanchi. Même que je t'habillerai. J'ai là un vieux garrick à sept collets qui éblouira les émigrants irlandais. Nulle part tu ne trouveras une situation aussi bonne que chez moi; surtout, entre nous, que tu ne sais pas la langue; et c'est là que le garrick fera merveille, car avec les irlandais qui sont tous de sacrés bons bougres, tous fils du diable tombés tout nus du paradis, tu n'auras qu'à laisser ouvertes tes oreilles pour qu'ils y entrent tous avec leur bon dieu de langue de fils à putain qui ne savent jamais se taire. Je te jure qu'avant huit jours tu en entendras tant que tu me demanderas à entrer dans les ordres.
Un Irlandais ne peut pas se taire, mais pendant qu'il raconte ce qu'il a dans le ventre, mois, je te demande d'aller palper un peu son balluchon, histoire de voir s'il n'a pas un double estomac comme les singes rouges ou s'il n'est pas constipé comme une vieille femme.
Je te donne donc mon garrick, un gallon de Bay-Rhum (car il faut toujours trinquer avec un Irlandais qui débarque, c'est une façon de se souhaiter la bienvenue entre compatriotes), et un petit couteau de mon invention, long comme le coude, à lame flexible comme le membre d'un eunuque. Tu vois ce ressort, presse dessus, na, tu vois, il y a trois petites griffes qui sortent du bout de la lame. C'est bien comme ça, oui. Pendant que tu lui parles d'O'Connor ou de l'acte de l'Union voté par le Parlement, mon petit outil te dira si ton client a le fondement bouché à l'émeri. Tu n'auras qu'à mordre dessus pour savoir si elle est en or ou en plomb, sa rondelle.



Mots-clés : #aventure #colonisation #exil #historique #immigration #independance #justice #mondialisation #voyage #xixesiecle
par Aventin
le Jeu 10 Sep - 7:12
 
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Sujet: Blaise Cendrars
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Sylvain Tesson

Géographie de l'instant, Bloc-notes

Tag mondialisation sur Des Choses à lire Gzoogr10


Brèves qui débutent en 2006 : notes de lecture (donc des pistes), sur l’actualité (un peu datées parfois, parfois piquantes avec le recul), impressions de voyage, pensées, aperçus, citations ‒ citons donc :
« On me reproche de trop citer d’auteurs. Mais les citations ne sont pas des paravents derrière lesquels se réfugier. Elles sont la formulation d’une pensée qu’on a caressée un jour et que l’on reconnaît, exprimée avec bonheur, sous la plume d’un autre. Les citations révèlent l’âme de celui qui les brandit. Elles trahissent le regret de ne pas avoir su ou de n’avoir pas pu dégainer sa pensée. »
« Citer l’autre », avril 2007

Écologie :
« L’enjeu de la préservation de la Nature ne se réduit pas à l’impératif d’assurer la survie de la race humaine. Il touche au désir profond de sauvegarder la possibilité d’une vie sauvage. »
« Wilderness », janvier 2008

Citation de Lévi-Strauss, dont Tesson partage la crainte de la surpopulation :
« Il n’est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l’explosion démographique et qui – tels ces vers de farine qui s’empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme bien avant que la nourriture commence à manquer – se mettrait à se haïr elle-même parce qu’une prescience secrète l’avertit qu’elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces biens essentiels que sont l’espace libre, l’eau pure et l’air non pollué. »
« Deux photos », juillet 2008

(Assertion concernant les dauphins fluviaux de Chine qui me laisse dubitatif : )
« Dans les profondeurs aquatiques, la pesanteur réduite a permis à ces animaux de développer de gros volumes cérébraux. »
« Du progrès », février 2007

Un point de vue pertinent sur la sortie du nucléaire (et toute action écologique) :
« Mais on devrait poser une question préalable à celle du nucléaire. Sommes-nous prêts à consommer moins ? À changer de mode de vie ? À mener une existence moins rapide, moins confortable ? Car nous nous sommes drôlement accoutumés à cette énergie depuis que le général de Gaulle nous a dotés de notre indépendance atomique ! C’est l’offre qui a créé notre appétit. Puisque l’énergie était si peu coûteuse pourquoi nous en serions-nous privés ? Pour sortir du nucléaire, il faudrait abolir nos mauvaises habitudes. On croit le problème technique, il est culturel. »
« La sortie », mai 2011

Vues sur la société :
« Aujourd’hui l’Europe se rachète en célébrant une grand-messe mémorielle. (Depuis quelques années le Souvenir est devenu un bien de consommation, l’Histoire une affaire de marchands et les commémorations des aubaines commerciales pour les éditeurs, les producteurs et les commissaires d’expositions.) »
« Les livres contre les chars », janvier 2007

« Des amis me reprochent de ne pas participer aux défilés pro-tibétains organisés ci et là dans Paris et de fomenter uniquement des actions à caractère symbolique. Mais je n’ai pas le penchant manifestant. Marcher au pas cadencé dans un cortège en réduisant les élans de l’âme et les opinions de l’esprit à quelques slogans ne me plaît pas. J’aime mieux accrocher des petits lungtas aux fenêtres et aux arbres dans le silence de la nuit, qu’hurler dans les mégaphones. Je crois davantage à la valeur mantique de ces gestes qu’à l’utilité du beuglement collectif. Et puis le militantisme m’indiffère au plus haut point. Le combat idéologique m’intéresse encore moins que le marketing ! »
« La manif », juillet 2008

« Aperçu une affiche de cinéma avec ce sous-titre d’une crasse rare : "Pour devenir un homme, il faut choisir son camp." Si j’avais eu une bombe (de peinture), j’aurais tagué du Cioran par-dessus : "C’est folie d’imaginer que la vérité réside dans le choix, quand toute prise de position équivaut à un mépris de la vérité." Mais, hélas, je me promène toujours en ville sans matériel de graffiti. Je passe mon chemin en me disant qu’après tout, "pour être un homme, il faut savoir foutre le camp plutôt que le choisir." »
« Slogan débile », septembre 2008

Et bien sûr le voyage, vu notamment comme un moyen de modérer l’écoulement du temps :
« Le voyage ralentit, épaissit, densifie le cours des heures. Il piège le temps, il est le frein de nos vies. »
« Pourquoi voyager », février 2009

« La grande angoisse, c’est la fuite du temps. Comment le ralentir ? Le déplacement est une bonne technique, sous toutes ses formes : l’alpinisme, la navigation, la marche à pied, la chevauchée. En route, les heures ralentissent parce que le corps est à la peine. Elles s’épaississent parce que l’expérience s’enrichit de découvertes inédites. Le voyage piège le temps. »
« Le temps, ce cheval au galop », décembre 2009

« J’ai identifié dans la marche et l’écriture des activités qui permettent sinon d’arrêter le temps du moins d’en épaissir le cours. »
« Je marche donc je suis », Trek, 2011

Le thème du temps fait l’objet d’une défense de l’instant présent, ici prônée avec provocation :
« La seule compagnie vivable : les chiens, les plantes, les enfants, les vieillards, les alcooliques, les êtres capables d’accepter l’inéluctabilité du temps sans vouloir le retenir ni le presser de passer. »
« Ces lieux que l’on ne retrouvera plus », octobre 2011

De l’humour aussi :
« Je me demande si la "théorie du complot" n’a pas été fomentée, en secret et dans la clandestinité, par un petit groupe d’hommes. »

Suite à ces blocs-notes pour Grands reportages, des articles parus ailleurs dans la presse, dont cette vigoureuse prise de position contre la contemporaine (toujours actuelle) condition féminine :
« Mais cela se passe aussi près de chez vous. L’Enquête nationale [sur les violences] envers les femmes en France (ENVEFF) révèle dans une étude récente qu’on viole mille femmes par an en Seine-Saint-Denis. Un petit air de Berlin le jour où les Russes sont arrivés. Et le pire c’est que tout le monde s’en fout. Aucune vague d’indignation massive pour ce tsunami de sperme, aucun élan solidaire comme la France, ce pays de l’émotion, est si prompt d’habitude à en manifester au moindre cyclone. Le gouvernement s’en balance. C’est que le viol, moins que le banditisme ou que les ouragans, n’a jamais ébranlé les structures d’un État. Une femme détruite ne menace pas les fondations d’une société. Sarkozy d’ailleurs s’en est pris aux esclaves plutôt qu’aux proxénètes dans ses lois sur le racolage. Du coup à Saint-Denis, à cause de l’étude, on placarde des affiches contre la violence faite aux femmes : "Être mâle ce n’est pas faire mal", "Tu es nul si tu frappes". Je redeviendrai chrétien lorsqu’on ajoutera aux tables de la loi (écrites par des hommes) : "Tu ne violeras pas." »
Libération, automne 2005


Mots-clés : #actualité #ecologie #essai #mondialisation #nature #voyage
par Tristram
le Ven 14 Fév - 23:30
 
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Don DeLillo

Les Noms  

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Le milieu des expatriés états-uniens faisant du business dans des pays "instables", essentiellement au Moyen-Orient, mais aussi en Grèce, puis en Inde.
James Axton, le narrateur, est responsable d’évaluation des risques d’enlèvements (notamment terroristes) visant à rançonner les multinationales, ceci dans un grand groupe qui propose des polices d’assurance à celles-ci. Géopolitique orientée :
« Au cœur de l’histoire. Elle est dans l’air. Les événements relient tous ces pays. »

« C’est intéressant, la façon dont les Américains préfèrent la stratégie aux principes dans toutes les occasions, et continuent cependant à se croire innocents. »

« ‒ Les peuples blancs établissaient des empires. Les gens à la peau foncée déferlaient de l’Asie centrale. »

Travers de l’expat, touriste et acheteur de tapis :
« Être un touriste, c’est échapper aux responsabilités. Les erreurs et les échecs ne vous collent pas à la peau comme ils feraient normalement. On peut se laisser glisser à travers les langues et les continents, suspendre l’opération de solide réflexion. Le tourisme est la bêtise en marche. On s’attend à ce que vous soyez bête. Le mécanisme entier du pays d’accueil est réglé en fonction de la stupidité d’action du voyageur. On circule dans un état d’hébétude, les yeux rivés sur des cartes pliantes illisibles. On ne sait pas comment parler aux gens, comment se rendre d’un endroit à un autre, ce que représente l’argent, l’heure qu’il est, ce qu’il faut manger et comment le manger. La bêtise est la norme. On peut exister à ce niveau pendant des semaines et des mois sans se faire réprimander ni subir de conséquences. »

« Investissement, disait-elle. Comme il devenait malaisé de se les procurer, leur valeur ne pouvait qu’augmenter, et ils achetaient tout ce qu’ils pouvaient. La guerre, la révolution, les soulèvements ethniques. Valeur future, bénéfices futurs. Et en attendant, regardez comme ils sont ravissants. »

Aussi une réflexion sur le voyage aérien, l'archéologie, le divorce, le cinéma.
« Il y a le temps, et il y a le temps cinématographique. »

Et surtout une investigation sur une secte énigmatique, qui immole des victimes selon un rapport aux langues/ alphabets anciens, et leurs noms en correspondance avec les lieux.
« ‒ Le mot grec puxos. Arbre-boîte. Cela suggère le bois, bien sûr, et il est intéressant que le mot book anglais remonte au boek moyen hollandais, ou bouleau, et au boko germanique, bâton de bouleau sur lequel étaient gravées des runes. Qu’avons-nous donc ? Book, box, livre, boîte, symboles alphabétiques creusés dans le bois. Le manche en bois de hache ou de couteau sur lequel était gravé le nom de son possesseur en lettres runiques. »

« Le désert est une solution. Simple, inévitable. C’est comme une solution mathématique appliquée aux affaires de la planète. Les océans sont le subconscient du monde. Les déserts sont la prise de conscience, la solution claire et simple. […]
L’intention de sens ne compte pas. Le mot lui-même compte, et rien d’autre. […]
C’est le génie de l’alphabet. Simple, inévitable. Rien d’étonnant à ce qu’il soit apparu dans le désert. »

D’après la confession finale, le culte des tueurs pourrait être une sorte d’allégorie de la fascination morbide des Occidentaux pour un certain fanatisme occulte et meurtrier, venu de leur passé (les prêcheurs dans le cas du narrateur).
Le style adopté par DeLillo peut sembler inclure des longueurs, mais vaut notamment par d'adroits fondus enchaînés.

« De son côté, Control Risks, qui se définit aussi comme "une société de conseil mondial spécialisé dans le risque et qui aide les organisations à réussir dans un monde instable", s'intéresse beaucoup à l'Afrique. Son site propose un "index risque-rendement" pour le continent et consacre un chapitre au "paysage de l'enlèvement contre rançon, et de l'extortion" en Afrique du Sud. »

https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/guinee-equatoriale/passage-en-revue-des-mercenaires-chiens-de-guerre-et-autres-societes-militaires-privees-presents-en-afrique_3749699.html du 20 décembre 2019

Mots-clés : #contemporain #mondialisation #religion #spiritualité #terrorisme #xxesiecle
par Tristram
le Ven 20 Déc - 20:56
 
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Sujet: Don DeLillo
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Stefano Massini

Les frères Lehman

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Entre 1844 où les trois frères Lehman, fils d’un Juif marchand de bestiaux allemends, débarquent aux Etat-Unis pour  faire fortune, et le krach boursier de 2008, il y a trois générations menées par la soif de l’argent. Un petit commerce de vêtements  mène au commerce du coton à l’échelle du pays, puis du café, puis du charbon, puis les médias, puis les automobiles, puis  les avions puis le cinéma (et j’en passe), avec un détour par la banque, et les voilà à la conquête du monde ! Le tout mené avec une arrogance jamais démentie, mais des caractères bien différents.

Somptueuse galerie de portraits, portrait d’un pays et d’une époque, l’histoire de la famille Lehman, c’est l’histoire du capitalisme à l’œuvre, c’est l’histoire de notre désir permanent de croître, qui va nous mener à la chute.

Voilà un récit audacieux tant par l’ampleur du sujet que par la forme magistrale : roman-poème biblique de 800 pages, avec ses litanies, ses leitmotivs, ses refrains, prose fragmentée aux raccourcis saisissants qui mêle la sagesse et l’humour. Il s’agit d’un sacré moment de littérature.
Grandiose.

Il existe aussi une pièce de théâtre, du même auteur : Chapitres de la chute. Saga des Lehman Brothers

Mots-clés : #communautejuive #famille #historique #immigration #mondialisation
par topocl
le Dim 27 Oct - 17:56
 
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Sujet: Stefano Massini
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Pascal Picq

De Darwin à Lévi-Strauss ‒ L’homme et la diversité en danger

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« Quand Christophe Colomb touche les Amériques en 1492, la même année, les juifs sont chassés d’Espagne, qui ne s’en remettra jamais. Les empires, les royaumes et les États s’écroulent quand ils commencent à exclure. Tel est le vieux monde pétri d’histoire et d’humanités, mais incapable d’apprendre de sa propre histoire alors qu’il prétend l’imposer au reste du monde. Y a-t-il de l’espoir dans le nouveau monde ?
Un siècle est passé entre l’arrivée de Darwin et celle de Lévi-Strauss au Brésil. Entre-temps, presque toute la Terre a été explorée, exploitée, aujourd’hui surexploitée. Tous deux, juste avant de mettre le pied à terre, ont décrit le spectacle étonnant de bancs de petites plantes dérivant le long des côtes. Après cet enchantement, l’un a découvert la luxuriance des tropiques, l’autre leur tristesse. L’un a aimé le voyage, l’autre pas. »

Ces quelques phrases présentent bien le projet épistémologique de ce livre, rapprochement entre ces deux génies et bilan de la dégradation de la planète par l’homme entre leurs voyages en Amérique du Sud à un siècle d’intervalle : pertes de diversité naturelle et culturelle, sauvage et domestique.
Ensuite, cet ouvrage est utile pour préciser les notions d’évolution (la descendance avec modification) et de biodiversité, si faciles à mésentendre, ainsi que les enjeux :
« Voilà un bon exemple de la fonction adaptative de la diversité : la probabilité qu’existent des individus différents susceptibles de mieux répondre à des changements de l’environnement. C’est la véritable assurance-vie d’une espèce. Quand on dit qu’une espèce "s’adapte, ce ne sont pas les individus qui se transforment. L’adaptation est la conséquence d’une sélection sur une diversité préexistante d’individus, dont certains étaient ou semblaient moins adaptés dans les circonstances précédentes. La diversité est la matière première, la condition nécessaire de la sélection et in fine de l’adaptation. »

Pour Pascal Picq, diversité biologique et diversité culturelle sont tout un :
« Depuis, nous savons que nous vivons dans un monde qui change constamment. En revanche, ce dont nous avons moins conscience ‒ et que Darwin avait déjà compris ‒, c’est que l’homme a déjà engagé une entreprise de destruction de la diversité naturelle et qu’il en va de même pour les populations humaines confrontées à l’expansion planétaire de la société occidentale. »

Il précise la notion de coévolution :
« La coévolution, c’est l’évolution qui s’appuie sur la biodiversité et les interactions entre les espèces. »

« Or la biodiversité n’est pas une question d’espèce : c’est l’ensemble de la diversité des gènes, des interactions, des individus et des populations des espèces qui constituent un écosystème. Par conséquent, si un acteur d’éteint, c’est l’ensemble de la communauté écologique qui est menacée. Pourquoi ? Parce que la biodiversité est intrinsèquement liée à la coévolution. »

Picq insiste sur la mobilité de l’homme ‒ voyages, migrations ‒ mais on peut rester dubitatif quant à ses motivations :
« Trois faits majeurs caractérisent le genre Homo [à sa sortie d’Afrique]. Sur le plan biologique, il hérite d’une bipédie et d’une physiologie qui l’autorisent à faire de longs déplacements et à transporter armes et objets ; il avance dans le monde. Sur le plan technique, il invente des outils de pierre taillée plus efficaces, met au point des chaînes opératoires complexes d’une structure cognitive identique à celle du langage, maîtrisant le feu et construisant des abris ; il transforme le monde. Sur le plan cognitif, il développe le langage et témoigne d’expressions symboliques complexes par l’esthétique des bifaces ‒ matière, couleur, forme ‒ et l’usage de colorants ; il construit des représentations symboliques du monde. »

« Homo sapiens ne s’arrête pas comme cela puisqu’il navigue depuis plus de cent mille ans. Plusieurs vagues atteignirent l’Australie, les Amériques et l’Océanie. Comme ces migrations ne sont pas le fait d’une seule population, il s’agit donc d’une étrange pulsion de notre espèce à aller par-delà les horizons et les lignes de crête. C’est certainement la conséquence de sa propension à s’inventer des mondes. »

Il souligne aussi l’érosion de la biodiversité domestique :
« Aujourd’hui, on évoque rarement la disparition en quelques décennies de toute cette biodiversité de races et de variétés de plantes et d’animaux domestiques, et encore moins les pratiques et les savoir-faire qui allaient avec. Les nouvelles plantes génétiquement modifiées et qui éliminent toutes les autres formes d’agriculture, sont un déni de l’évolution : le "cauchemar de Darwin". »

« Cette agrodiversité est liée à des pratiques et à des savoir-faire portés par des mots, des langues, des gestes et des croyances. C’est l’un des facteurs les plus fondamentaux pour espérer conserver toute la biodiversité ; il faut œuvrer pour que les peuples, les langues et leurs savoirs ne disparaissent pas, ce qui serait un désastre d’une ampleur encore plus dommageable que l’incendie de la grande bibliothèque d’Alexandrie. »

On arrive à l’avenir de notre alimentation (et survie) :
« Toutes les recherches entreprises depuis une quinzaine d’années aboutissent au même résultat : plus il y a de la diversité dans un écosystème, quelle que soit sa superficie, plus la productivité de chaque variété est augmentée, la stabilité de la communauté écologique renforcée et la qualité des sols en nutriments améliorée. »

Il y a aussi un intéressant détour par la médecine (qui a particulièrement retenu mon attention comme je pâtis actuellement d’une bactérie opportuniste qui serait d’après la faculté cause de maladies nosocomiales en métropole) :
« On persiste de plus en plus à vouloir éradiquer les maladies et les agents pathogènes, ce qui conduit à l’aberration des maladies nosocomiales. D’une manière générale, en éliminant des bactéries avec lesquelles nous avons coévolué ‒ et même si elles ont des effets peu désirables ‒, on a libéré des "niches écologiques" pour d’autres agents pathogènes redoutables, non pas en soi, mais parce qu’on a aucune histoire épidémiologique avec eux.
D’une manière plus générale, on lit de plus en plus de travaux qui évoquent la moindre résistance aux infections ou la diminution de la tolérance à certaines nourritures, sans oublier les allergies. […] D’une certaine façon, la médecine évolutionniste nous enseigne qu’il vaut mieux coévoluer avec des maladies qu’on sait soigner que de les éradiquer au risque d’en favoriser d’autres. »

« D’une façon plus générale et sans nier les apports de la biologie fondamentale, il serait grand temps de comprendre que la plupart des maladies qui affectent l’homme proviennent de ses activités (agriculture, élevage, villes, pollutions, comme en atteste la direction REACH de la Commission européenne). »

Picq rappelle des évidences utiles à garder à l’esprit pour éviter toute dérive suprématiste :
« Aucune lignée n’est restée en panne d’évolution ou à un stade ancien par rapport à la nôtre. Toutes les espèces qui nous entourent sont les représentantes actuelles de leurs lignées respectives. »

L’ouvrage s’achève par une Esquisse des progrès de l’esprit et des sociétés humaines en annexe, qui distingue les époques et révolutions de façon nouvelle.
« Dans une perspective darwinienne, il faut toujours distinguer la question de l’apparition d’un caractère ou de son origine de celle de sa diffusion et de sa participation au succès d’une espèce (adaptation). C’est aussi la différence épistémologique, au sens de Joseph Schumpeter ‒ qui avait très bien lu Darwin ‒ entre invention et innovation. Un changement de société, ce n’est pas tout inventer, mais appréhender et arranger des inventions déjà existantes et les intégrer dans un projet porté par une nouvelle représentation du monde. Sans savoir où nous allons, tout ce qui a accompagné l’idée de progrès ‒ économie, démocratie, travail, politique, société ‒ est en train de changer ; en un mot, les rapports de l’homme à son évolution et à la nature du progrès sont à inventer. »

Peu de bouleversements peut-être dans cette actualité des sciences de l’évolution (2013), mais les pensées sont magistralement synthétisées en quelques mots qui disent beaucoup :
« Le début du XXe siècle hérite d’une tension formidable entre les utopies scientistes et progressistes exprimées par la naissance de la science-fiction ‒ Jules Verne, H. G. Wells ‒ et les promesses d’utopies sociales nourries par la condition misérable des classes sociales dont témoignent les œuvres de Charles Dickens et d’Émile Zola. Le rêve d’un progrès de l’humanité s’effondre dans l’horreur de la Première Guerre mondiale, où les hommes sont broyés par les machines. »

Ce livre collationne beaucoup de faits, d’ordres de grandeur, de moyens d’appréhension, de rapprochements parlants.
Picq fait référence à Jay Gould aussi bien qu’à Hampâte Bâ ou Conrad.
Bien que ce ne soit pas du tout nécessaire pour cette lecture, il est quand même recommandé d’avoir lu Claude Lévi-Strauss, au moins Tristes tropiques, et bien sûr, sinon d’avoir lu Darwin (pourtant passionnant même pour qui a peu de bagage scientifique, mais le goût des voyages aventureux), de connaître un minimum la théorie de l’évolution (et ça, ça devrait être au programme de tous).
Fait partie de ces ouvrages de vulgarisation qui sont si stimulants, au moins pour l’imagination !

Mots-clés : #ecologie #essai #historique #minoriteethnique #mondialisation #nature #science
par Tristram
le Lun 12 Aoû - 14:18
 
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Sylvain Tesson

Géographie de l'instant

Tag mondialisation sur Des Choses à lire Tesson11
2012 -  nouvelle édition augmentée en 2014.
Genre: notes, brèves, journal (bloc-notes, selon l'auteur) souvent publiées déjà, dans des publications éparses, comme le magazine Grands Reportages et divers autres titres de presse.
Comptez 390 pages à peu près, plutôt aérées et digestes.




Alors que M. Sylvain Tesson redoute surtout d'être décousu, il peut s'avérer redondant, carrément répétitif, mais c'est le jeu du bloc-notes, à ce jeu-là tout le monde n'est pas Mauriac, qui n'est d'ailleurs pas l'aune de la mesure du genre.

Le propos a souvent la brillance du vernis, celle qu'on s'abstiendra de gratter afin que ça luise encore, et parfois M. Sylvain Tesson nous sert d'authentiques petites succulences.

Comme celle du mandchou qui se croit d'origine française, bien jolie.

Comme Novembre 2010, notre Grand Reporter sur la frégate Ventôse abordant en Haïti après le désastre aux plusieurs centaines de milliers de morts, mais, paille dans le diamant, il l'a honnêteté de se décrire, au bout du compte, dans ce monde d'apocalypse, sur la terrasse de l'hôtel Olofsson, bière Prestige fraîche et litron de mauvais rhum, en train de bouquiner L'énigme du retour, de Danny Laferrière, franchement, même si Laferrière est brillant, haïtien et exilé, ça n'apporte rien, le coté cru y perd, même si je comprends bien le but de la démo, après la pire catastrophe, dans le dénuement le plus extrême, les gens ont aussi besoin de livres, pour étonnant que cela puisse sembler.  

Le meilleur n'est pas loin d'être dans l'addenda de la nouvelle édition, en particulier les pages sur le nomadisme, voire celles sur l'Islande.

Mais notre globe-trotteur, déplaisant rageux, n'est pas convainquant dans ses diatribes d'enfonce-portes-ouvertes, et ne nous apprend pas grand chose que nous ne savions déjà, à moins bien sûr de s'intéresser à la teneur du jet de M. Tesson: Est-il plutôt acide ou plutôt aigre ?
Il faut être Léon Bloy (qui n'est pas le moins cité par notre ambulante mitraillette à citations) pour un tel rentre-dedans sur ce ton-là, mais, c'est écrit sans abaisser M. Sylvain Tesson, convenons que c'est là un tout autre projet d'œuvre, pour une toute autre carrure littéraire.     

Ses éructations à l'emporte-pièce, son humour qui si exceptionnellement est joie, mais qui érige plutôt d'ordinaire le castigat ridendo en système, ses horribles amalgames, ses jugements péremptoires, font que ce prétendu combattant anti-beaufitude à la Cabu passe en fait d'une beaufitude à l'autre. Patatras.
Du poil-à-gratter au provo, de l'impétrant au malséant, du montreur de vertu à l'égotique.

De même, à la différence de nombreux écrivains-voyageurs de toutes époques et tous styles, il semble ne jamais s'inclure dans la critique, et, d'une façon générale, ce grand érudit ne paraît pas pratiquer l'humilité, encore moins la compter au nombre des vertus.

Curieux, si ce n'est suspect, que les enseignements, leçons, reculs, altitudes prises, quêtes intérieures, altérités comprises et tout ce qu'il prétend comme métamorphoses qu'engendre le voyage parviennent, in fine, à ça.
En plus, dans ce livre-là du moins, les moments exceptionnels de ses voyages, il y fait certes parfois allusion, mais pas le moins du monde il ne les donne à partager au lecteur, ou bien si peu.

Ses étais de discours-monologues, pour les moins toniques d'entre ceux-ci (les meilleurs sont emballants, et justifient la lecture), semblent davantage tenir par un labeur de fertilisation, consistant en un épandage de citations et de références culturelles: même si, soulignons les qualités, l'à-propos est au rendez-vous.
Du coup, faut-il s'étonner si d'aucuns, sur ce fil, lui apposèrent la pancarte hautain, collet-monté (pour le dire gentiment) ?

Son écriture à peu près 100% type presse-magazines me fait tiquer, ne pouvait-il pas saisir l'occasion du livre pour peigner un peu sa laine ?
Alors je sais, ce n'est que la moindre des choses pour une compilation de parutions-presse, et puis ça ne fatigue pas le lecteur, ça fait proche (et donc anti-collet-monté du moins dans la forme), etc...  

J'émets aussi le petit regret qu'il n'aille pas jusqu'au bout du discours eschatologique qu'il relaie pourtant en mode haut-parleur (après, peut-être le fait-il ailleurs, dans ses écrits ou ses activités télévisuelles).

Néanmoins, à le lire, je ressens souvent quelques connivences, à moins que ce ne soit des accointances.  
Spoiler:


Il m'arrive de petitement jubiler, quand il prend vraiment de l'altitude en se débarrassant de toute posture (par ex. pas quand il parle de parachutisme, quoi, pour bien me faire comprendre), même dans ses aspersion de corrosif, tout en gardant conscience que certains passages vont réjouir les uns et me débectent, d'autres fois ce sera vice-versa exemple:
Quand il pourfend la chasse, c'est -à mon humble avis- au niveau pré-ado de la charge, à se demander où est passé son talent de plume, tandis que d'aucuns esquisseront un signe de gaieté.
En sens inverse, autre exemple, pour ma part c'est un propos comme celui-ci sur le théâtre moderne que je trouve succulent et drôle, d'autres tordront le nez:
Juillet 2010 a écrit:Il y a un théâtre de plein-vent qui se distingue d'un théâtre antipoétique, porteur de messages, fermé sur sa propre parole. Entre les deux, la différence qui sépare une steppe mongole d'un parking souterrain. Lassé des productions de ce théâtre autiste post-brechtien, qui ne s'adresse plus qu'à lui-même, de ces intermittents déchirés entre le besoin de liberté et celui des points-retraite, de ces metteurs en scène qui ont mis les textes au service de leurs arrangements personnels et de ces artistes idéologisés qui confondent représentations et meetings [...]


Notre proclamé wanderer disruptif prend l'avion comme moi le vélo mais nous assène fin du monde, décroissance, déserts, déforestation de la forêt tropicale, insectes et fonds marins: comment dire ? On est d'accord sur toute cette ligne-là,
En étant bien conscients que c'est pas assez, en priant d'accepter les excuses pour le trop peu.
Humblement (voir ce mot, M. Tesson) nous effectuons au moins mal notre part du colibri (comme dit Pierre Rhabi) et même plus (mais sans dire je dirai même plus), sans le clamer sur les toits à stégophiles ni présenter une telle empreinte carbone (à quoi il répondra sans doute que c'est pour nous informer, à quoi l'on rétorquera bien, justement, fais-le, informe-nous etc..., etc...).


Sylvain Tesson, dans cet opus ?
églantine a écrit:C'est un "sale gosse" attachant , avec un charme fou , un ego qui n'en peut plus , vif et cultivé.


Toutefois la séduction est susceptible d'opérer.
Dire si j'ai apprécié cette lecture ?
Je ne sais pas trop, il faut que je sorte le nuancier pour voir ce qu'il y a entre à la rigueur, médiocre, passable, si vous n'avez rien d'autre à lire et moyen.

Je me demande quel compagnon de bivouac il fait, surtout sur un bivouac bien galère, un qui entame dur, les nerfs à fleur de peau ?
Allez, adorable, exceptionnel, j'en jurerai.
Peut-être faudra-t-il veiller à bien planquer le flasque de Cognac tout au fond du sac-à-dos, mais ce serait bien la seule précaution.

Le mot de la fin à Shanidar, toute en mise à nu et synthèse, qui paraît avoir mis le doigt où ça ne fait pas du bien:
shanidar a écrit:le paradoxe qui consiste à vouloir se retirer du monde tout en parlant de soi à l'infini. Il y a bien là quelque chose d'un peu patraque.





Mots-clés : #contemporain #journal #mondialisation #voyage
par Aventin
le Ven 10 Mai - 11:08
 
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Sujet: Sylvain Tesson
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Ilya Ehrenbourg

Tag mondialisation sur Des Choses à lire 617ssz10

Dix chevaux-vapeur

Derrière la jolie couverture, on trouve un texte daté au sens où il s'inscrit dans, si ce n'est revendique son appartenance aux événements de son moment et aux formes radicales d'alors.

Ca déménage ! Vignettes historiques ou épisodes particuliers, avec en trame de fond la 10 cv Citroën (plus connue sous le nom de 10 HP ?), Ilya Ehrenbourg déroule un film de la naissance de l'automobile et de l'exploitation industrielle. Exploitation en Occident mais aussi dans le monde entier pour le caoutchouc et le pétrole. Et la bourse aussi le jeu de la bourse, la spéculation.

En ligne de mire l'accélération toujours plus furieuse, la machine économique s'emballe pour broyer les hommes, la mécanique automobile emballe son conducteur qui écrase son semblable !

La folie intrinsèque de l'automobile est un des objets du livre. Par ailleurs efficace et instructif par sa vision d'ensemble et sa volonté documentaire, c'est dans sa radicalité et par ses excès qu'il pêche un peu par simplisme ou artificialité.

De belles formules à ne pas sous-estimer, cette forme vive et kaléidoscopique, son cosmopolitisme et même ses débordements sont des atouts pour les curieux. Il n'y a pas que les nouveaux Goncourt pour râler et garder un parfum d'actualité ?


Mots-clés : #historique #mondialisation #politique #social
par animal
le Lun 6 Mai - 22:17
 
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Sujet: Ilya Ehrenbourg
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Robert Aron et Arnaud Dandieu

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Le cancer américain

l'éditeur a écrit:Paru en octobre 1931, Le cancer américain est le second ouvrage publié par Robert Aron et Arnaud Dandieu, deux des figures marquantes des relèves des années trente qui sont aux origines d'un des mouvements emblématiques de la nébuleuse «non conformiste», l'Ordre nouveau. Si le titre choisi, « le cancer américain », frappe aujourd'hui par sa véhémence, il est tout aussi fort, vu de 1931, époque où l'Amérique triomphante de l'après-guerre nourrit déjà les peurs et les inquiétudes de beaucoup d'Européens.


Véhémence parfois inspirante mais potentiellement gênante aussi à moins que ce ne soient seulement une manière d'écrire qui se traduit en une lecture pas tout à fait intuitive. Malgré l'impression d'avoir eu du mal à raccrocher tous les wagons l'essentiel, je crois, me reste.

Comment se passe cette critique du système américain aux lendemains du krach de 1929 et de la première guerre mondiale ? Sommairement la critique ne s'attaque pas seulement, ou pas d'abord, à la mécanisation et à la rationalisation et à leurs conséquences mais à l'abstraction du système.

La banque n'investissant plus seulement dans des moyens de production mais dans des paris (forcés) sur le futur par le crédit puis par la pure spéculation déconnectée du concret-réel s'emballe. Vient ensuite l'assurance comme un moyen de gommer les effets du réel (exemples : crédit pour pouvoir semer puis assurance pour se prémunir des risques d'une mauvaise récolte).

Obligation de production élevée, obligation de rendement et baisse du coût pour nourrir une société de consommation qui se constituent de chômeurs potentiels.

Tension, grogne et ombres des extrêmes comme soupape "humaine", arrivée de la guerre comme soupape "économique". En chemin épinglées les non-réponses politiques, perte des principes qui ont fondé l'Amérique et incapacité de l'Europe à ne pas suivre naïvement tout en essayant de se rassurer sur son esprit.

Difficile effectivement de ne pas penser à l'actualité, difficile de ne pas se sentir oppressé et sans solution en vue. De plus tout y passe dans la critique, y compris la charité ou les mécanismes de soutient social qui masqueraient le problème de fond pour mieux laisser le monstre se développer dans l'angle mort d'une bonne conscience suffisamment préservée.

Des pistes ? La préface donne la déclaration d'intention de L'Ordre Nouveau en 1933 :

1. L'Ordre Nouveau est fondé sur la distinction entre le patriotisme spontané et nécessaire et toutes les formes d'impérialisme, rigides, abstraites. Il s'ensuit que le contact fécond de la personne humaine avec son groupe ou sa terre ne peut s'obtenir que par une décentralisation à forme fédérale, où la corporation professionnelle rejoint la région naturelle.

2. L'Ordre Nouveau reconnaît la propriété privée sous ses aspects personnels et concrets. Il s'ensuit que toute propriété privée est légitime pourvu qu'elle se présente sous forme individuelle, familiale ou corporative. Inversement les propriétés appartenant à des organismes abstraits (banques, sociétés anonymes, trusts) sont par principe illégitimes, et leur usage est illicite.

3. L'Ordre Nouveau reconnaît la nécessité d'un crédit direct à la production, s'exerçant dans le cadre des corporations, stimulant leur activité et partageant leurs risques. Il condamne donc, en dehors de l'activité corporative, toutes les formes de prêt à intérêt, du commerce de l'argent et de l'échange de titres.

4. L'Ordre Nouveau est fondé sur l'abolition de la condition prolétarienne, la dictature, comme l'esclavage du prolétariat, étant également des consolidations de l'oppression technique dont souffrent les travailleurs. Abolir la condition prolétarienne signifie répartir sur la totalité du corps social, sans distinction de classe, l'ensemble du travail automatique et inhumain, que la rationalisation bourgeoise impose aux seuls prolétaires.


Intéressant car accusateur mais en dehors des notions directes de propriété et d'exploitation (pour simplifier) et conjuguant la vie de la société et celle de l'individu finalement : crédit, assurance, ... travail. Sans définir cet individu ou ces/ses masses finalement ils lui donnent une certaine place.


Mots-clés : #economie #essai #mondialisation #politique
par animal
le Dim 25 Nov - 21:42
 
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Sujet: Robert Aron et Arnaud Dandieu
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Toni Morrison

L'origine des autres

Tag mondialisation sur Des Choses à lire 97822610

"l’auteur se replonge dans ses propres souvenirs mais également dans l’histoire, la politique, et surtout la littérature qui joue un rôle important – notamment la littérature de William Faulkner, Flannery O’Connor et Joseph Conrad – dans la notion de « race » aux États-Unis, que ce soit de manière positive ou négative. L’auteur s’intéresse à ce que signifie être noir, à la notion de pureté des « races » et à la façon dont la littérature utilise la couleur de peau pour décrire un personnage ou faire avancer un récit. Élargissant la portée de son discours, Toni Morrison étudie également la mondialisation et le déplacement des populations à notre époque. " Babelio
« Toni Morrison retrace, à travers la littérature américaine, les modes de pensée et de comportement qui désignent, de manière subtile, qui trouve sa place et qui ne la trouve pas… L’Origine des autres associe l’éloquence caractéristique de Toni Morrison à la signification que revêt, de nos jours, l’expression citoyen de monde. " The New Republic


Je copie les commentaires ci-dessus parce qu'ils synthétisent bien l'objet de cet essai.
Morrisson décortique les mouvements culturels et les postures identitaires, et c'est passionnant. Sa langue reste très accessible, i vous êtes intéressés par l'auteur et son engagement, à travers son écriture, mais que vous hésiteriez pourtant à lire un texte plus directement analytique, essayez tout de même, ce n'est pas du blabla, Morrisson donne beaucoup d'éléments d'analyse, des extraits littéraires, elle explique et met à jour des traits fondamentaux, son analyse historique et sociologique sont très pertinentes, neuves sans doute, mais surtout elle transmet cela d'une manière très intéressante et accessible, je le redis.

Elle n'hésite pas non plus à parler de son propre travail d'écriture, et cet aspect est aussi passionnant : comment choisir l'énonciation , la faire politique.

En somme, un très court mais très dense livre qui nous donne des clefs fondamentales pour mettre en question nos postures face à nos identités construites, et qui nous invite à devenir créateurs d'un monde meilleur. J'ai été très impressionnée notamment par l'analyse qu'elle fait de la société américaine, difficile à appréhender pour un occidental avec une réelle pertinence, pertinence qu'elle nous offre, nous descillant sur de subtils oublis de fondamentaux.

"La romancière montre aussi  comment l'obsession de la couleur n'a cessé de s'exprimer en littérature, par exemple chez Faulkner et Hemingway, participant à la perpétuation de tropes racistes. Elle revient sur les raisons qui l'ont poussée, pour sa part, à "effacer les indices raciaux" dans plusieurs romans et nouvelles, notamment Beloved et Paradise. Laissant longuement parler la littérature, elle invite à une transformation des regards, par l'éthique et par les livres. La langue comme champ de bataille, et comme lieu de résistance. " Lenartowicz pour l'Express

mots-clés : #creationartistique #esclavage #essai #historique #identite #mondialisation #politique #racisme
par Nadine
le Mar 2 Oct - 11:02
 
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Sujet: Toni Morrison
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Jean-Baptiste Malet

L'Empire de l'or rouge : Enquête mondiale sur la tomate d'industrie

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La tomate, direz vous, quelle drôle d'idée ? Et bien 280 pages plus loin, on a plutôt envie de dire que c'est une drôlement bonne idée, un sacrément bon sujet : on a appris plein de choses sur à la mondialisation en général et l'industrie agroalimentaire agroalimentaire.

Au fil des pages, on comprend que la tomate industrielle (c'est-à-dire la tomate qui est utilisée pour des préparations alimentaires, une tomate refabriquée dans ce sens, et non pas celle que l'on peut trouver sur les étalages, y compris des supermarchés ) est un enjeu économique beaucoup plus fort qu'on ne le croit, avec ses tradeurs, ses entreprises supranationales, sa loi du marché, sa corruption… C'est une très bonne façon de comprendre l'organisation du commerce au niveau mondial que de se pencher sur ce petit fruit/légume rouge...

On commence en Chine, où la tomate a été importée pour le seul plaisir de faire de l'argent, de façon tout à fait artificielle, et  où, outre enrichir des déjà-multimillionnaires, elle donne, généreuse qu'elle est, du travail aux enfants comme aux prisonniers des camps de redressement. Elle est ensuite conditionnée en concentré, de qualité pas très bonne à franchement très mauvaise, selon le marché auquel elle s'adresse. "Franchement" car, oui, les Africains n'ont pas d'argent, donc, pas de problème, on leur propose une qualité inférieure, et ce sera toujours cela de gagné en plus… À moins que la nouvelle idée d'implanter les usines de conditionnement en Afrique elle-même, ou la main d’œuvre est encore moins cher, soit finalement la panacée…

En Italie, qui a toujours été le royaume de la tomate, eh bien oui…maintenant, on reconditionne du concentré chinois, c'est tellement moins cher et facile, on colle une étiquette Made in Italie,  aux couleurs vert blanc rouge, et cela permet à l'occasion de blanchir l'argent de la mafia. Ce serait cependant mentir de dire qu'il n'y a plus de culture de tomates industrielles en Italie : il faut bien donner du travail aux migrants clandestins (ceux-la même que l'importation de concentré de tomates chinois en Afrique a privés de leur travail et de leurs revenus)r. Je vous raconte pas les conditions de travail, je  vous laisse les imaginer…

La Californie, avec ses cultures intensives, son libéralisme à outrance, son délire de mécanisation  ferait presque figure d'enfants de chieur là au milieu.

Au total, c'est un survol impressionnant du commerce au niveau mondial, complètement déprimant, certes, mais globalement très instructif.

Si vous préférez, il y a un filme co-réalisé avec Xavier Deleu


Mots-clés : #corruption #documentaire #economie #mondedutravail #mondialisation
par topocl
le Mar 3 Juil - 16:46
 
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Sujet: Jean-Baptiste Malet
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André Schiffrin

L'édition sans éditeurs

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André Schiffrin , à travers sa biographie professionnelle, dresse un portrait de ce qu'est devenu l'édition à la fin du vingtième siècle.

Son père a été l'un des fondateurs de La pléiade, dans un souhait d'offrir une littérature de qualité au plus grand nombre. Suite aux persécutions vichystes et à son élégant licenciement par Gallimard, la famille émigre en 1941 aux États-Unis.
André Schiffrin reprend quelques années plus tard la canne de pèlerin de son père, pour publier des œuvres américaines dissidentes ou européennes, dans un message plutôt à gauche, sans recherche systématique du profit,mais dans l'idée d'entretenir et enrichir le discours intellectuel et la réflexion au sein de Pantheon Books. Mais la loi du marché s'installe peu à peu dans l'édition, il faut penser à être rentable, très rentable, il faut arrêter de semer des idées frondeuses dans l'opinion, de croire qu'offrir la culture aux minorités est une bonne chose… En même temps que toute son équipe, André Schiffrin part en claquant la porte et fonde, avec l'aide de quelques fondations privées, The New Press, maison d'édition  dissidente et sans but lucratif.

À travers son parcours, André Schiffrin décrit ce qu'est devenu le livre, le monde de l'édition aux États-Unis mais aussi à un moindre degré en  Europe et particulièrement en France, sous l'emprise des empires du divertissement et de la communication. Il montre comme il est difficile maintenant de continuer à considérer le livre comme un produit culturel et non plus commercial.

Le livre est écrit et publié en 1999, Amazon n' apparaît qu'une fois de façon très ponctuelle et seulement dans la conclusion. Il va donc falloir lire la suite : Le contrôle de la parole.


mots-clés : #autobiographie #mondialisation #universdulivre
par topocl
le Mar 3 Juil - 16:13
 
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Naomi Klein

Dire non ne suffit plus.

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Mekasi Camp Horinek (membre de la nation ponka)
" je voudrais remercier le président pour toutes les mauvaises décisions qu'il prend - pour toutes les dominations aberrantes des membres de son cabinet, pour les efforts qu'il fait pour réveiller le géant qui dort. Ceux qui jusqu'ici ne s'étaient jamais battus pour leurs droits, qui ne s'étaient jamais fait entendre, s'indignent aujourd'hui. Je voudrais remercier le président Trump pour son sectarisme et son sexisme, car, grâce à lui, nous sommes tous debout et unis"


Naomi Klein analyse les raisons qui, dans le capitalisme galopant, le mépris des enjeux écologiques, des travailleurs et des minorités ont ouvert la voie à l'élection de Trump. Comment il a profité de ce terrain pour soigneusement construire sa marque (une "marque creuse " à l'instar de Nike et consorts, "qui siphonnent les profits et apposent ensuite leur nom sur des services bons marchés ou inexistants"), préparant cette victoire qui s'assimile à un coup d'Etat des grandes entreprises. Son fonctionnement s'appuie sur la stratégie du choc, chaque désastre économique, écologique, sociétale ou guerrier jouant pour terroriser la population, la sidérer pour lui  faire accepter l'inacceptable.  L'idée est même sans doute  que ce choc peut-être  volontairement recherché, d'autant que les tout-puissants multimilliardaires qui prennent actuellement les décisions politiques ont toute capacité à s'en protéger, s'isolant dans des « zones vertes » s'opposant aux "zones rouges "du chaos.

Naomi Klein, au contraire, affirme que la rage monte .

Face aux crises, les sociétés ne régressent pas forcément, ne rendent pas toujours les armes. Il existe une autre voix face au péril : on peut choisir de se rassembler et de faire un saut évolutif.(...) Refuser de se laisser prendre à c es vieilles tactiques de choc éculées, refuser d'avoir peur, quelles que soient les épreuves.


Face à Trump il n'est plus temps pour l'attente, atermoiement ou les querelles de chapelle:

« de toute évidence, il n'est plus temps de s'attaquer aux mesures politiques l'une après l'autre, il faut s'attaquer à la racine même de la culture qui les a produites."


Avec la participation d'organisations de tous bords faisant taire leurs divergences devant l' urgence(écologistes, syndicalistes, defenseurs des minorités, alter-mondialistes divers), elle participe à l'élaboration de "un bond vers l'avant", "manifeste en action", "projet vivant, en évolution, une sorte de chantier collaboratif", joint à la fin de l'ouvrage, dont  les valeurs déclarées sont : "respect des droits des Autochtones, internationalisme, droits humains, diversité et développement durable".

Elle affirme que:

« les plates-formes populaires commencent à  mener le jeu. Et les politiciens devront suivre. »


Après une première partie profondément déprimante, je me suis attachée (malheureusement sans trop d'illusions) à croire comme elle que l'utopie peut devenir réalité, et comme Howard Zinn
"il importe peu de savoir qui est assis à la Maison-Blanche, ce qui importe, c'est qui fait des sit-in - dans les rues, dans les cafétérias, dans les lieux de pouvoir, dans les usines. Qui proteste, qui occupe des bureaux et qui manifeste - voilà ce qui détermine le cours des choses."

.

Je fais tout ce que je peux pour y croire (mais ce n’est quand même pas facile...).

mots-clés : #discrimination #ecologie #immigration #insurrection #mondialisation #politique
par topocl
le Dim 6 Mai - 11:53
 
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Sujet: Naomi Klein
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Salman Rushdie

La terre sous ses pieds

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Vina Apsara, star pop à la voix irrésistible, aime le génie musical Ormus Cama qui crée leur célèbre groupe rock, qui l’a découverte, puis perdue, la recherche et la retrouve, fou d’elle. Leur romance épique est narrée par Rai, ami d'enfance d'Ormus dans le Bombay des années 1950, et amant secret de Vina, qui les suit dans leur ascension en Angleterre puis aux USA, et sur toute la planète.
Ça c’est le pitch du scenario, mais il est réducteur. Le personnage principal, ce sont les mythologies indienne, grecque, en fait d’un peu partout, y compris nord-américaine (celle du showbiz), juxtaposées en une mythologie globale (mais plus dionysiaque qu’apollinienne), avec leur fondement de tragédie et destinée, et des refrains comme « Ce n’est pas ça qui devait arriver. » Avec toujours le mythe vivant que forment les deux principaux protagonistes. C’est donc un roman de la démesure, de la folie, de l’hybris, de la passion, soit l’univers mythologique transposé (ou prolongé, ou se perpétuant) de nos jours.
Un des centres est le mythe d’Orphée, un autre la culture rock, un autre encore celle de la photo (soit un monde qui imagine beaucoup, l’imaginaire étant la création d’images nouvelles, ce à quoi Rushdie excelle, étudiant la société actuelle en fabulant dessus).
D’autres thèmes sont repris : le jumeau, ou l’autre, le double mort ; la dualité qui ne se résume jamais à elle-même ; « l’amour tardif », quand il est trop tard…
Jusqu’aux tremblements de terre, qui respectent les frontières Nord-Sud, Occident-Orient : nous voici au Nouvel Âge des New Quakers !
Quand les dieux sont morts, et que la terre veut se débarrasser de nous… mais les amants mythiques sont toujours là.

« L’espèce humaine est naturellement, démocratiquement polythéiste, à part l’élite évoluée qui s’est totalement dispensée du besoin de dieux. […]
Quand nous cesserons de croire aux dieux, nous pourrons commencer à croire à leurs histoires. Bien sûr, les miracles n’existent pas, mais s’ils existaient, alors, demain, on se réveillerait pour trouver encore plus de croyance sur terre, plus de dévots chrétiens, musulmans, hindous, juifs, alors bien sûr on pourrait se concentrer sur la beauté des histoires parce qu’elles ne seraient plus dangereuses, elles seraient capables d’inspirer la seule croyance qui mène à la vérité, c'est-à-dire la croyance volontaire et non croyante du lecteur dans le récit bien raconté. » (15)


Rushdie se sert de différents genres, uchronie, anticipation, parodie, et use de jeux de mots, d’onomatopées, d’allusions référant à la politique, la littérature, les musique et cinéma :

« Plus minable que la salle des personnages de films et de séries télé jamais tournés est la pièce des rôles de théâtre non joués, et encore plus lamentable est la Chambre des députés, des trahisons futures, et le bar des livres non écrits, et la ruelle des crimes non commis [… » (4)


Urbanisation cupide de Bombay après l’indépendance :

« Une ville de pierres tombales se dresse sur le cimetière de tout ce qu’on a perdu. » (6)


Déshérence de l’émigré d’Inde à Londres, avant l’Amérique (livre de 1999) :

« Inde, fontaine de mon imagination, source de ma sauvagerie, toi qui m’as brisé le cœur.
Adieu. » (Fin de 8 )


Vision sévère du monde occidental, donc, y compris les USA :

« Cette Angleterre-là, corrompue par le mysticisme, hypnotisée par le miraculeux, les psychotropes, amoureuse des dieux venus d’ailleurs, a commencé à l’horrifier. Cette Angleterre-là est une région sinistrée, les vieux condamnent les jeunes en les envoyant à la mort sur des champs de bataille lointains et les jeunes leur répondent en se condamnant eux-mêmes. » (10)

« De nous trois, seule Vina a fait un voyage de retour, c’est elle qui, la première, a été prise dans le tourbillon dévorant de la faim spirituelle du monde occidental, ses abîmes d’incertitude, et elle est devenue tortue : une carapace dure sur un intérieur rempli de bouillie. Vina, la rebelle, la hooligan des mots, la hors-la-loi, la femme marginale : ouvrez-là, et vous trouverez le cristal et l’éther, vous trouverez quelqu’un qui désire être un disciple, quelqu’un qui désire ardemment qu’on lui montre le droit chemin. » (11)


Comme dans un récit d’univers parallèles, deux mondes s’interpénètrent ou entrent en collision, le nôtre et un autre (« l’autremonde », qui se révèle une variante ratée), par des déchirures, des contradictions du réel :

« …] notre irréconciabilité intérieure, la contradiction tectonique que nous avons tous en nous et qui a commencé à nous déchirer en petits morceaux comme la terre instable elle-même. » (11)


C’est un livre-monde, une œuvre totalitaire (et je m’y suis un peu enlisé ; près de 800 pages, mais ce genre de livre nécessite cette abondante matière).

J’ai constaté des contresens et des flottements au niveau de la traduction ‒ presque inévitablement, compte tenu de la somme à traduire en peu de temps.

J’ai pensé à John Irving vers le début, peut-être à cause de la sensibilité à l’enfance malheureuse. Plus évidents, il y a une proximité avec certaines œuvres de science-fiction, et une parenté avec des auteurs comme Don DeLillo.

« Mais le passé ne perd pas sa valeur en cessant d’être le présent. En fait, il est plus important parce qu’il est devenu invisible pour toujours. » (5)

« Il errait dans les rues le jour et la nuit, à sa recherche, la femme qui n’était nulle part, il essayait de l’extraire de la foule des femmes qui étaient partout, il découvrait quelques fragments dont il pouvait s’emparer, quelques bribes auxquelles il pouvait s’accrocher, dans l’espoir que ce nuage puisse au moins faire qu’elle vienne le visiter dans ses rêves.
Telle fut sa première quête d’elle. Pour moi cela me semblait presque nécrophile, vampirique. Il suçait le sang des femmes vivantes pour faire vivre le fantôme de la Disparue. » (6)

« La culture a besoin d’un vide pour s’y précipiter, quelque chose d’informe à la recherche des formes. » (13)

« L’espèce humaine est naturellement, démocratiquement polythéiste, à part l’élite évoluée qui s’est totalement dispensée du besoin de dieux. […]
Quand nous cesserons de croire aux dieux, nous pourrons commencer à croire à leurs histoires. Bien sûr, les miracles n’existent pas, mais s’ils existaient, alors, demain, on se réveillerait pour trouver encore plus de croyance sur terre, plus de dévots chrétiens, musulmans, hindous, juifs, alors bien sûr on pourrait se concentrer sur la beauté des histoires parce qu’elles ne seraient plus dangereuses, elles seraient capables d’inspirer la seule croyance qui mène à la vérité, c'est-à-dire la croyance volontaire et non croyante du lecteur dans le récit bien raconté. » (15)

« Nous changeons ce dont nous nous souvenons, puis cela nous change, et ainsi de suite, jusqu’au moment où nous nous effaçons ensemble, nos mémoires et nous-mêmes. Quelque chose comme ça. » (16)

« …] les chansonnettes regrettables devenues les hymnes totémiques du Nouvel Âge des tremblements. Nous ne devons pas considérer Ormus Cama comme il prétend modestement le faire, un simple troubadour ou un rocker ; car sa musique de haine de soi et du déracinement a été pendant longtemps au service, je dirais même au cœur, de l’Occident où la tragédie du monde est reconditionnée pour l’amusement de la jeunesse, et dotée d’un rythme contagieux qu’on marque du pied. » (18)


Amour, ConteMythe (et Mondialisation dans un certain sens)


mots-clés : #amour #contemythe #mondialisation
par Tristram
le Mar 20 Mar - 14:22
 
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Patrick Chamoiseau

Écrire en pays dominé

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Quatrième de couverture :
Écrire en pays dominé c'est l'histoire d'une vie, la trajectoire d'une conscience, l'intime saga d'une écriture qui doit trouver sa voix entre langues dominantes et langues dominées, entre les paysages soumis d'une terre natale et les horizons ouverts du monde, entre toutes les ombres et toutes les lumières. Écrivain, Marqueur de Paroles, et finalement Guerrier, Patrick Chamoiseau interroge les exigences contemporaines des littératures désormais confrontées aux nouvelles formes de domination et à la présence du Total-monde dans nos imaginaires.


Essai (1997) très structuré (égard de plus en plus rare, l’ouvrage bénéficie d’une utile table des matières).

Il se compose de trois « cadences », entrelardées de paroles du vieux guerrier sur la colonisation (« Inventaire d’une mélancolie ») et de brefs commentaires sur des lectures-phares (« Sentimenthèque »).

D’abord I, « Anagogie par les livres endormis » : les réflexions de Chamoiseau sur le comment écrire dominé par une autre culture, puis la révélation de la découverte des livres-objet (reprise des souvenirs de son autobiographie À bout d’enfance), puis lecture « agoulique », puis, à l’adolescence, découverte de Césaire, de la poésie lyrico-épique, du militantisme, du racisme ordinaire et de l’identité dans la négritude opposée à l’impérialo-capitalisme (qui tente d’imposer ses valeurs « universelles »), domination silencieuse du Centre avec passage pour ce dernier de la contrainte à la subjugation, l’ « autodécomposition » dans le « développement », le mimétisme, la consommation, l’assistanat et la folklorisation, enfin rôles de Glissant et Frankétienne dans son évolution du lire-écrire (Chamoiseau est alors éducateur dans les prisons métropolitaines).

II, « Anabase en digenèses selon Glissant » : après dix ans passés en métropole à rêver du pays, en anabase (expédition vers l’intérieur, voyage intérieur, cf. Saint-John Perse), en admiration libératrice du déprécié, il s’identifie successivement au premier colon (« carrelage » de l’ordre et de la mesure, de la rationalité sur leurs contraires), aux Caraïbes (Amérindiens), aux Africains puis à tous les autres apports ethniques. Marronnage et mer geôlière, danse, tambour, quimboiseurs, mentôs puis conteurs et autres « résistances et mutations ». « Ultimes résistances et défaites urbaines » : après le conteur des habitations-plantations dont l’oralité créatrice se réfugie dans les chansons et proverbes, le driveur errant en déveine et déroute folle se concentre dans l’En-ville, devenant djobeurs et majors, jusqu’au « Moi-créole », le Divers dans la mosaïque créole, sans origine ni unité : le « chaos identitaire » ; Lieu versus territoire.

III, « Anabiose sur la Pierre-Monde » : identité d’assimilation, départementalisation stérilisante, assistanat, modernisation aveugle, développement factice, consommation irresponsable, fatalité touristique (toujours au profit des békés). Domination furtive d’un Centre diffus, du rhizome-des-réseaux, « Empire technotronique où l’empereur serait le brouillard de valeurs dominantes, à coloration occidentale, tendant à une concentration appauvrissante qui les rend plus hostiles à l’autonomie créatrice de nos imaginaires [color=#2181b5]ains et artistes neutralisés « dans la dilution d'une ouverture au monde". Insularité vécue comme isolement versus la (notion de la) mer ouverte. Choix entre les deux langues, la reptilienne et résistante, et le français, par celui qui devient le Guerrier dans le Monde-Relié. Davantage épanouissement que développement de l’Unité se faisant en Divers : la Diversalité.

C’est donc l’historique du ressenti douloureux des (ex-)colonisés du « magma anthropologique », simultanément avec l’éveil par les livres (lus, relus, écrits) du Marqueur de paroles, pour relever le défi du Web.


mots-clés : #creationartistique #essai #identite #independance #insularite #mondialisation
par Tristram
le Sam 10 Mar - 0:23
 
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Sujet: Patrick Chamoiseau
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João Ubaldo Ribeiro

Le Sourire du lézard

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De João Ubaldo Ribeiro, j’ai auparavant lu avec grand profit le plus célèbre Vive le peuple brésilien (où déjà l’auteur métaphysiquait sur la vérité, la nature, l’Histoire et les sciences, dont occultes), mais c’est un peu trop loin pour que je puisse en parler…

« Un de ces jours, il allait devenir complètement tatou et aller partout bouffer du défunt. Certes il ne croyait pas à ces histoires mais peut-être que ça faisait naturellement partie du monde qu’une chose devienne une autre ; est-ce que la nourriture qu’on mange ne se change pas en cheveux, en ongles, en forces, en paroles, est-ce qu’elle ne se change pas en tout chez une personne ? »
« Vive le peuple brésilien », VIII


Grâce à ce roman plus récent, le lecteur entre dans l’esprit de quelques personnages réunis sur une île de la côte de Bahia : un biologiste cassé, devenu alcoolique et poissonnier ; un homme politique vitupérant le racisme, la machisme, l’homophobie, et les incarnant avec truculence ; deux amies brésiliennes surtout préoccupées de plaire et de jouir de l’existence, mais dont l’une manifeste une sorte de schizophrénie, se dédoublant en écrivant ; un prêtre tourmenté par le Mal, un médecin enthousiaste et maléfique, etc. Tout en nous dépeignant la société brésilienne (mais sans se limiter à cette culture), bien des thèmes sont abordés, y compris, surtout vers la fin, celui de l’expérimentation transgénique questionnée des points de vue éthique et théologique (voire occultiste), dans une reprise peut-être en clin d’œil de L’Île du docteur Moreau de H. G. Wells : l’inévitable, l’incontrôlable évolution génétique manipulée au profit des hommes (plus précisément les plus puissants).

« Comme si l’homme ne faisait pas partie de la nature, l’homme uni à tout ce qu’il crée et qui l’accompagne. Pourquoi un nid, un barrage de castors ou une ruche font-ils partie de la nature et pas une maison ? L’homme fait partie de la nature et il lui échoit de manger tous les animaux qu’il veut, de détourner des fleuves et d’exterminer cafards, rats ou moineaux. »


Le titre fait allusion à la rencontre d’un lézard à deux queues (incident de régénération pas si rare), et qui semble… sourire.

mots-clés : #mondialisation #science #traditions
par Tristram
le Dim 1 Oct - 13:00
 
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Sujet: João Ubaldo Ribeiro
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