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Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Mar 19 Mar - 9:11

37 résultats trouvés pour science

Jules Verne

Aventure de trois Russes et de trois Anglais

Tag science sur Des Choses à lire Aventu12

Janvier 1854, Mokoum et William Emery, un chasseur bushman et un astronome attaché à l’observatoire du Cap, accompagnent la mission du colonel Everest et de Mathieu Strux en Afrique australe, comprenant trois savants anglais et autant de russes venus d’Europe afin d’y mesurer un arc de méridien, afin que cette commission internationale participe à la détermination du mètre, mesure universelle. William sympathise avec le jeune Michel Zorn, le distrait Nicolas Palander est un mathématicien toujours plongé dans ses calculs, et sir John Murray s’intéresse surtout à la chasse. C’est d’abord le portage de leur chaloupe à vapeur, le Queen and Tzar, au-dessus des chutes de Morgheda sur le fleuve Orange, puis le départ dans le désert de Kalahari (en fait le veld, plaine de savane herbeuse ou arbustive) afin d’y commencer les triangulations de géodésie. Ils suivent peu ou prou l’expédition de Livingstone vers le Zambèze.
Comme toujours avec Verne, c’est didactique (tant en géométrie que sur l’époque de « la science militante »), et aventureux (affrontement de crocodiles, de lions, etc.).
Le foreloper est le guide indigène, celui qui ouvre la marche de la caravane, sans doute du néerlandais « coureur en avant ».
Confrontés à une forêt qui exacerbe la rivalité des deux chefs d’expédition, Mathieu Strux et le Colonel Everest, Mokoum aura l’idée de l’incendier.
Puis ils apprennent que la guerre de 1854 a éclaté, qui oppose notamment Anglais et Russes : cela détermine la séparation de l’expédition en deux parties.
Recette d’époque (et locale) pour « buffles des prairies, ces Bokolokolos des Bétjuanas, qui mesurent quatre mètres du museau à la queue, et deux mètres du sabot à l’épaule. » :
« Les indigènes préparèrent cette viande de manière à la conserver presque indéfiniment, à la mode pemmicane, qui est si utilement employée par les Indiens du nord. Les Européens suivirent avec intérêt cette opération culinaire, à laquelle ils montrèrent d’abord quelque répugnance. La viande de buffle, après avoir été découpée en tranches minces et séchées au soleil, fut serrée dans une peau tannée, puis frappée à coups de fléaux qui la réduisirent en fragments presque impalpables. Ce n’était plus alors qu’une poudre de viande, de la chair pulvérisée. Cette poussière, enfermée dans des sacs de peau et très-tassée, fut ensuite humectée de la graisse bouillante qui avait été recueillie sur l’animal lui-même. À cette graisse, un peu suiffeuse, il faut l’avouer, les cuisiniers africains ajoutèrent de la moelle fine, et quelques baies d’arbustes dont le principe saccharin devait, il semble, jurer avec les éléments azotés de la viande. Puis, cet ensemble fut mélangé, trituré, battu de manière à fournir par le refroidissement un tourteau dont la dureté égalait celle de la pierre. »

Effets de la foudre :
« William Emery fut renversé, comme mort. Les deux matelots, éblouis un instant, se précipitèrent vers lui. Très-heureusement, le jeune astronome avait été épargné par la foudre. Par un de ces effets presque inexplicables, que présentent certains cas de foudroiement, le fluide avait pour ainsi dire glissé autour de lui, en l’enveloppant d’une nappe électrique ; mais son passage était dûment attesté par la fusion qu’il avait opérée des pointes de fer d’un compas que William Emery tenait à la main.
Le jeune homme, relevé par ses matelots, revint promptement à lui. Mais il n’avait été ni la seule ni la plus éprouvée victime de ce coup de tonnerre. Auprès du poteau dressé sur le monticule, deux indigènes gisaient sans vie, à vingt pas l’un de l’autre. L’un, dont le système vital avait été complètement désorganisé par l’action mécanique de la foudre, gardait sous ses vêtements intacts un corps noir comme du charbon. L’autre, frappé au crâne par le météore atmosphérique, avait été tué raide.
Ainsi donc, ces trois hommes, – les deux indigènes et William Emery, – venaient de subir simultanément le choc d’un seul éclair à triple dard. Phénomène rare, mais quelquefois observé, de cette trisection d’un éclair, dont l’écartement angulaire est souvent considérable. »

Puis c’est un nuage de sauterelles, le manque d’eau et de fourrage dans le désert, et les Russes retrouvés aux prises avec des pillards makololos. Les Européens, retranchés au sommet du mont Scorzef, au bord du lac Ngami, parviennent à achever leurs minutieuses observations. Des chacmas, ou babouins cynocéphales, dérobent les précieux registres à Palander, mais ils sont recouvrés, et les résultats de leurs mesures sont confirmés. Ils atteignent les chutes Victoria et descendent sans encombre le Zambèze, après dix-huit mois d’épreuves.
Ce roman remue tout un imaginaire qui va de L’odyssée de l’African Queen de Forester à Mason & Dixon de Pynchon : une lecture de jeunesse, même sur le tard !

\Mots-clés : #aventure #science #voyage #xixesiecle
par Tristram
le Lun 7 Aoû - 17:02
 
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Keigo Higashino

La Prophétie de l'abeille

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Prise de contrôle d’un hélicoptère mis en vol stationnaire au-dessus d’une centrale nucléaire japonaise, la seule à surgénérateur (au monde). Ce qui n’était attendu de personne, c’est qu’un enfant se trouve à bord. Pour autoriser son sauvetage, le maître chanteur exige l’arrêt de toutes les autres centrales nucléaires japonaises, ce qui réduit considérablement la production électrique du pays. L’enfant sauvé, l’étau se resserre autour de « Mishima », qui se trouve dans l’enceinte de la centrale en cause, tandis que les Forces d’autodéfense et la police enquêtent, sans vraiment coopérer.
Thriller, écrit par un ingénieur qui explicite nombre de notions techniques et scientifiques (mais les premières ont vieilli depuis 1995).

\Mots-clés : #science #thriller
par Tristram
le Sam 5 Aoû - 12:32
 
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Philippe Descola

La Composition des mondes

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Philippe Descola est pour le moins un digne continuateur de l’œuvre de Lévi-Strauss, et même si je connais peu son travail à ce jour, j’ai apprécié notamment Les lances du crépuscule (je peux vous baller un monceau de citations sur simple demande). Ces entretiens avec Pierre Charbonnier permettent d’aborder l’œuvre et l’homme de biais, aussi introduire à l’ethnographie (cet intérêt pour l’autre) contemporaine. (Dans le même esprit, on peut écouter actuellement https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/a-voix-nue/le-gout-des-autres-4725026, 5 x 28').
Étudiant engagé, Descola se tourne vers la philosophie, puis l’ethnologie.
« Au contraire du mythe populiste qui fait de la « génération 68 » des jouisseurs épris de facilité, beaucoup d’entre nous étions stimulés par la nécessité un peu grandiloquente de manifester une intelligence à la hauteur des circonstances. »

Choix de l’Amazonie comme terrain d’étude, avec Claude Lévi-Strauss comme directeur de thèse.
« C’est bien là que résidait le mystère à percer : ces tribus en apparence totalement anomiques, sans cesse traversées par des conflits sanglants, continuaient pourtant à manifester une très grande résilience malgré quatre siècles de massacres, de spoliations territoriales et d’effondrement démographique provoqué par les maladies infectieuses. Où était leur ressort ? Comment définir ce qui, chez elles, faisait société ? »

Aussi une conscience écologique, c'est-à-dire du rapport à la nature, qui n’était pas courante dans les années 70. Évidemment marqué par le creuset de l’ethnologie américaniste,
« …] prendre les sociétés indigènes d’Amérique du Sud comme une totalité à multiples facettes et non comme réparties entre des blocs géographiques et culturels intrinsèquement différents. »

… et le structuralisme anthropologique,
« …] l’idée d’une combinatoire rendant compte de tous les états d’un ensemble par les différences systématiques qui opposent ses éléments. »

Rôle majeur du Laboratoire d’anthropologie sociale,
« Le choix même du terme « laboratoire », inusité à l’époque dans les sciences sociales, signalait déjà la volonté de placer la recherche en anthropologie sur un pied d’égalité avec les sciences expérimentales, en mettant l’accent autant sur l’enquête de terrain que sur ce qui vaut expérimentation dans notre discipline, à savoir l’élaboration de modèles susceptibles être comparés. Si l’ethnographie est une démarche nécessairement individuelle, l’ethnologie et l’anthropologie supposent en revanche non pas tant un travail collectif que l’existence d’un collectif de chercheurs, réunis avec leurs diverses compétences ethnographiques dans un lieu où ils peuvent échanger jour après jour informations, hypothèses et appréciations critiques, et disposant en outre de l’ample documentation et des systèmes modernes de traitement des données indispensables à leur entreprise. »

… création de Lévi-Strauss.
« Il a toujours encouragé l’originalité chez ceux qui le côtoyaient et découragé les tentatives de faire la même chose que lui. De ce point de vue, la seule exigence qui comptait était celle que l’on s’imposait à soi-même afin d’être digne de celle qu’il s’imposait à lui-même. Pour ma part, et cela depuis ce premier exposé dans son séminaire qui a été publié par la suite dans L’Homme, j’ai toujours écrit pour Lévi-Strauss. On écrit souvent en ayant un lecteur à l’esprit, et le lecteur que je me suis choisi dès l’origine, c’est lui. En effet, outre ses compétences et son savoir d’anthropologue, outre son imagination théorique et son jugement acéré, outre sa familiarité avec les problèmes philosophiques et son talent d’écrivain, Lévi-Strauss avait une grande connaissance de la nature – de la botanique, de la zoologie, de l’écologie – et il avait prêté une attention toute particulière à la façon dont l’esprit exploite les qualités qu’il perçoit dans les objets naturels pour en faire la matière de constructions symboliques complexes et parfois très poétiques. J’éprouvais ainsi une affinité profonde avec sa pensée, et c’est l’une des raisons qui expliquent ce choix de le considérer comme un lecteur idéal de mon travail. »

Rôle important également de Françoise Héritier qui lui fait briguer le Collège de France.
« Au fond, je poursuis l’entreprise que j’avais amorcée à l’École des hautes études, qui est d’explorer des domaines nouveaux, et donc de ne jamais enseigner les choses que je sais déjà, mais plutôt des choses que je suis en train de découvrir ou d’apprendre à connaître. »

À propos de son approche dans sa monographie sur les Achuars :
« Pourtant, en proscrivant toute référence ouverte à sa subjectivité, l’ethnologue se condamne à laisser dans l’ombre ce qui fait la particularité de sa démarche au sein des sciences humaines, un savoir fondé sur la relation personnelle et continue d’un individu singulier avec d’autres individus singuliers, savoir issu d’un concours de circonstances à chaque fois différent, et qui n’est donc strictement comparable à aucun autre, pas même à celui forgé par ses prédécesseurs au contact de la même population. »

Un résumé de son ouvrage anthropologique, Par-delà nature et culture :
« Peut-être faut-il rappeler le point de départ de cet exercice d’ontologie structurale. C’est l’expérience de pensée d’un sujet : je ne peux détecter des qualités dans un autre indéterminé, humain ou non humain, qu’à la condition de pouvoir y reconnaître celles au moyen desquelles je m’appréhende moi-même. Or, celles-ci relèvent à la fois du plan de l’intériorité – états mentaux, intentionnalité, réflexivité… – et du plan de la physicalité – états et processus physiques, schèmes sensori-moteurs, sentiment interne du corps… Le noyau originaire est donc un invariant hypothétique, le rapport entre intériorité et physicalité, dont j’étudie les combinaisons possibles. Elles sont au nombre de quatre : ou bien les non-humains ont une intériorité de même type que la mienne, mais se distinguent de moi, et entre eux, par leurs capacités physiques, c’est ce que j’appelle l’animisme ; ou bien au contraire ils subissent le même genre de déterminations physiques que celles dont je fais l’expérience, mais ils n’ont pas d’intériorité, et c’est le naturalisme ; ou bien encore des humains et des non-humains partagent le même groupe de qualités physiques et morales, tout en se différenciant ainsi par paquets d’autres ensembles d’humains et de non-humains qui ont d’autres qualités physiques et morales en commun, et cela correspond au totémisme ; ou bien enfin chaque existant se démarque du reste par la combinaison propre de ses qualités physiques et morales qu’il faut alors pouvoir relier à celles des autres par des rapports de correspondance, et j’ai baptisé cela du nom d’analogisme. »

Du terrain à la théorie :
« Si l’on n’est pas soi-même passé par l’expérience ethnographique, si l’on ne sait pas de quoi sont faites les briques constitutives que l’on va chercher dans la littérature ethnographique afin de bricoler des modèles anthropologiques, l’on aura toute chance de ne pas prendre les bonnes briques ou de ne pas prendre ces premiers éléments pour ce qu’ils sont. Et c’est aussi en ce sens que le terrain est fondamental, parce qu’il nous donne une appréhension plus juste des conditions sous lesquelles est produit le savoir ethnographique que nous utilisons pour construire nos théories anthropologiques. »

Les plantes cultivées sont considérées comme de même filiation que les Achuars, et le gibier comme des parents par alliance. Dans La Nature domestique, l’ambition de Descola « était de mettre sur le même plan les systèmes techniques de construction et d’usage du milieu et les systèmes d’idées qui informaient ces pratiques. » C’est « l’étude d’un système d’interaction localisé dans lequel dimensions matérielles et dimensions idéelles sont étroitement mêlées » qui constate « l’usage de catégories sociales – en l’occurrence, la consanguinité et l’affinité – pour penser le rapport aux objets naturels. » Descola reprend le terme d’animisme pour désigner ce schème.
Le retour du terrain :
« Ainsi, lorsque l’on a passé plusieurs années avec très peu de biens matériels et que l’on s’est aperçu que, au fond, on n’en avait pas réellement besoin, on se trouve tout à fait décalé vis-à-vis de la surabondance d’artefacts et la valeur centrale accordée à la richesse. Manger au moins une fois par jour, dormir à l’abri de la pluie, une rivière à l’eau claire pour se laver deviennent le maximum auquel on aspire, de sorte que l’on se trouve sans repères lorsque l’on revient au sein d’un monde englué dans les objets. […] Et l’on ne peut manquer, dans ce genre de situations, d’être frappé par la pertinence des analyses que Marx consacre à ce qu’il appelle le « fétichisme de la marchandise » : pour lui, le capitalisme se caractérise par le fait que les relations entre les êtres sont médiatisées par des marchandises, et que l’on finit par leur accorder plus de réalité qu’au monde social et moral. »

Puis Descola explique comment il a pu généraliser ses découvertes sur l’animisme sur la base des données recueillies avant et ailleurs, et les opposer au totémisme tel que vu par Lévi-Strauss tout en le modifiant en intégrant les données australiennes :
« …] dans le totémisme, la nature permet de penser la société, dans l’animisme c’est la société qui permet de penser la nature. »

Puis il articule le naturalisme (notre propre culture occidentale) avec ces deux concepts « ontologiques » « dans le jeu de continuité et de discontinuité des physicalités et des intériorités » entre humains et non-humains, tout en s’inspirant de nombreux travaux de ses pairs et relevant des inversions dans les schèmes différents qu’il contraste en dialectique des pôles du continu et du discret. Alors il discerne logiquement (en combinatoire selon la psychologie cognitive) la quatrième formule ou mode d’identification au(x) monde(s), l’analogisme qui existe en Mésoamérique, système de correspondances qu’il retrouve dans la Renaissance vue par Foucault, la Chine vue par Grenet… parachevant ainsi la matrice analytique qu’il propose.
Évidemment basé sur le structuralisme :
« Mais, comme je l’ai déjà dit, pour nous, l’objet de l’anthropologie [française] ce n’est pas ces agrégats de cultures dont on cherche à tirer des leçons généralisables, ce sont les modèles que l’on construit pour rendre compte d’une totalité constituée de l’ensemble des variantes observables d’un même type de phénomène et afin d’élucider les principes de leurs transformations. »

En dépassant la théorie du déterminisme technique et environnemental, et celle de l’évolutionnisme historique qui nous considère comme un modèle à atteindre en partant du "sauvage" (et l’impérialisme, voire le néocolonialisme) :
« La question principale que pose l’exercice critique de refocalisation auquel je me suis livré est la suivante : comment élaborer des instruments d’analyse qui ne soient ni fondés sur un universalisme issu du développement de la pensée occidentale, ni complètement segmentés selon les types d’ontologie auxquels on a affaire ? »

« L’exigence d’universalisme passe par la recherche d’une articulation entre l’ensemble des modes d’être-au-monde, par l’interopérabilité des concepts, c’est-à-dire par le fait de pouvoir nous voir nous-mêmes comme nous voyons les autres sociétés, de façon à ce que la singularité de notre point de vue ne soit plus un biais dans l’analyse, mais un objet parmi d’autres de cette analyse.
Plutôt qu’à un universalisme militant, ce à quoi j’aspire c’est à une forme de symétrisation qui mette sur un plan d’égalité conceptuelle les anthropologues et ceux dont ils s’occupent. »

« Lévi-Strauss avait employé l’analogie de la table de Mendeleïev, qui illustre bien ce qu’est à mon sens le travail de l’anthropologie : mettre en évidence les composants élémentaires de la syntaxe des mondes et les règles de leur combinaison. »

Exemple pratique : « le passage de l’analogisme au naturalisme entre le XVe et le XVIIe siècle en Europe », en considérant que « les deux pivots d’un mode d’identification naturaliste sont l’intériorité distinctive de chaque humain et la continuité physique des êtres et des choses dans un espace homogène ».
La quatrième et dernière partie confronte le monde contemporain à cette nouvelle grille de lecture. Sont présentés les divergences et échanges avec Bruno Latour, les implications en écologie, et les conséquences de l’économie humaine sur l’environnement.
« La difficulté principale de cette hypothèse est que les raisons du sous-développement volontaire des Achuar sont multiples. Il est vrai que traiter les animaux chassés comme des partenaires sociaux n’incite pas à faire des massacres inutiles, d’autant que les esprits maîtres du gibier sont toujours prompts à punir les excès, en envoyant des maladies, par exemple, ou en causant des « accidents ». Mais il y a aussi et surtout que les Achuar se sont maintenus dans un état d’équilibre environnemental pour des raisons qui sont en grande partie démographiques. Ils ont très longtemps souffert d’une forte mortalité infantile, laquelle, conjuguée aux effets de la guerre, maintenait la population à un taux de densité extrêmement faible sur un territoire assez grand. Cette « capacité de charge » confortable explique aussi pourquoi ils pouvaient se donner le « luxe » d’avoir des excédents potentiels de production considérables. Par ailleurs, comme je l’ai déjà évoqué, le temps qu’ils consacrent à la production de subsistance est très faible et inélastique ; ou plus exactement, ils ne sont pas prêts à renoncer aux mille choses qu’ils font quand ils ne travaillent pas, c’est-à-dire le plus clair du temps. »

« Il me semble, plus généralement, qu’il y a un abîme entre l’importance des questions écologiques dans le destin actuel de l’humanité et le faible développement de l’écologie comme science, en particulier en France. »

De même pour l’anthropologie, qui pourrait être plus politique.
« Je ne crois pas que l’on puisse s’inspirer directement des pensées non modernes, animistes ou autres, car il n’y a pas d’expérience historique qui soit transposable telle quelle dans des circonstances différentes de celles où elle a eu lieu. Quelle que soit l’admiration que l’on éprouve pour ce que l’on considère un peu confusément comme la sagesse des modes de vie ancestraux, et même si les Achuar, les aborigènes d’Australie ou les Inuit peuvent nous en apprendre beaucoup sur l’usage de la nature, notre situation présente est très différente de celles auxquelles ils ont fait face. La fascination pour ces peuples donne lieu à un commerce assez lucratif, en particulier dans le domaine éditorial, mais il faut se garder d’une recherche de modèles. Et la raison principale est que toutes ces sociétés ont résolu des problèmes à une échelle locale, alors que les enjeux qui sont ceux des sociétés urbaines modernes sont globaux. »

« Les milliers de façons de vivre la condition humaine sont en effet autant de preuves vivantes de ce que notre expérience présente n’est pas la seule envisageable. L’anthropologie ne nous fournit pas des idéaux de vie alternatifs, elle nous apporte la preuve que d’autres voies sont possibles puisque certaines d’entre elles, aussi improbables qu’elles puissent paraître, ont été explorées ailleurs ou jadis. Elle nous montre que l’avenir n’est pas un simple prolongement linéaire du présent, qu’il est gros de potentialités inouïes dont nous devons imaginer la réalisation afin de réaliser au plus tôt, sinon peut-être une véritable maison commune, à tout le moins des mondes compatibles, plus accueillants et plus fraternels. »

« La représentation que les Modernes se sont donnée de leur forme d’agrégation politique a ainsi été longtemps transposée à l’analyse des sociétés non modernes, en même temps qu’une kyrielle de spécificités, comme le partage entre nature et culture ou notre propre régime d’historicité ; et c’est avec cela que je voudrais rompre. »

« Notre acception traditionnelle de ce qui est politique, ainsi que notre prise intellectuelle sur ce genre de phénomènes, me paraît ainsi dépassée. Le politique, ici, consiste à maintenir des conditions d’interaction qui peuvent prendre la forme de l’échange, mais aussi de la prédation ou du partage, avec des voisins conçus comme étant autonomes. Et les conséquences que cela peut avoir en retour sur notre conceptualisation du politique sont aussi importantes, puisque nous sommes incités à moduler l’anthropologie politique, non plus, comme jadis, sous la forme d’une typologie des formes d’organisation marquée par un évolutionnisme larvé – horde, tribu, chefferie, État –, mais selon les modalités réelles que prend l’exercice du vivre-ensemble dans des collectifs dont les formes ne sont plus prédéterminées par celles auxquelles nous sommes habitués. C’est un nouveau domaine sur lequel l’exigence de décolonisation de la pensée s’exerce, et qui nous permet de nous défaire des modèles au moyen desquels nous avons été accoutumés à penser sous l’influence d’une riche tradition qui remonte à la philosophie grecque, à la réflexion médiévale sur la cité, au jus gentium, aux théories contractualistes, etc. Ce qui est en jeu, au fond, c’est notre capacité à prendre au sérieux ce que ces modèles politiques nous imposent, en termes de catégories d’analyse, et nous proposent, en termes d’imagination politique. »

« La défense de ces dispositifs de protection des hommes et de la nature m’a conduit à militer contre un certain fondamentalisme écologiste porté par de nombreuses organisations internationales. Pour beaucoup, les populations humaines, et notamment les populations tribales, sont nécessairement des perturbateurs environnementaux, et pour protéger un écosystème, il faut les en expulser. L’idée fondamentale de cette écologie est que les milieux et les paysages naturels doivent être le plus possible déconnectés de l’influence humaine, et maintenus dans un fonctionnement hermétiquement clos. J’ai beaucoup protesté contre cela, car l’exemple de l’Amazonie montre à l’évidence qu’il est absurde d’expulser de zones de forêt que l’on cherche à protéger des populations qui ont contribué à ce que la forêt présente la physionomie qu’elle a actuellement. Cela revient à déplacer les agriculteurs normands pour protéger le bocage ! »

Autre chose, l’avis de Descola sur la muséographie (et le quai Branly, où il a dirigé l’exposition « La fabrique des images ») sont aussi fort intéressantes, comme la question des restitutions.
Conclusion sur l’éloge de la diversité.
« Un monde monotone et monochrome, sans imprévu ni rencontres improbables, sans rien de nouveau pour accrocher l’œil, l’oreille ou la curiosité, un monde sans diversité est un cauchemar. Je ne peux m’empêcher de penser que la diminution de la diversité dans les manières de produire dont la standardisation industrielle du début du XXe siècle est responsable a constitué l’un des ferments des régimes totalitaires, modèles par excellence du rejet de la diversité et de l’uniformisation des consciences et des modes d’être. Chaplin l’avait compris lorsqu’il enchaîna Le Dictateur après Les Temps modernes ! »

Le mot de la fin :
« Car exister, pour un humain, c’est différer. »

J’ai retrouvé à cette lecture une large part de l’éblouissement ressenti à celle de Lévi-Strauss (y compris au sens de perception troublée).

\Mots-clés : #amérindiens #autobiographie #contemythe #ecologie #entretiens #historique #politique #science #social #traditions #voyage
par Tristram
le Mer 26 Avr - 16:09
 
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Edwin Abbott Abbott

Flatland

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Dans ce monde à deux dimensions, toutes les figures géométriques se résument "de profil" à une ligne. Les habitants (à part les femmes qui ne sont que des « Lignes Droites ») sont des figures qui s’hiérarchisent des anguleux triangles irréguliers au cercle en passant par les polygones.
« Si les Triangles extrêmement pointus de nos Soldats sont redoutables, on n'aura aucune peine à en déduire que nos Femmes sont plus terribles encore. Car si le Soldat est un coin à fendre, la Femme étant, pour ainsi dire, toute en pointe, du moins aux deux extrémités, est un aiguillon. Ajoutez à cela le pouvoir de se rendre pratiquement invisible à volonté, et vous en conclurez qu'à Flatland une Femelle est une créature avec laquelle il ne fait pas bon plaisanter. »

« Dans certains États, une Loi complémentaire interdit aux Femmes, sous peine de mort, de se tenir ou de marcher dans un lieu public sans remuer constamment de droite à gauche la partie postérieure de leur individu afin d'avertir de leur présence ceux qui se trouvent derrière elles ; d'autres obligent les Femmes, quand elles voyagent, à se faire suivre d'un de leurs fils, d'un domestique ou de leur mari ; d'autres encore leur imposent une réclusion totale à l'intérieur de leur foyer, sauf à l'occasion des fêtes religieuses. »

« Il ne faut donc évidemment pas irriter une Femme tant qu'elle est en état de se retourner. Quand on la tient dans ses appartements, qui sont conçus de façon à lui ôter cette faculté, on peut dire et faire ce qu'on veut ; car elle est alors réduite à une totale impuissance et ne se rappellera plus dans quelques minutes l'incident au sujet duquel elle vous menace actuellement de mort, ni les promesses que vous aurez peut-être jugé nécessaire de lui faire pour apaiser sa furie. »

« Au moins pouvons-nous, cependant, admirer cette sage disposition qui, en interdisant tout espoir aux Femmes, les a également privées de mémoire pour se rappeler et de pensée pour prévoir les chagrins et les humiliations qui sont à la fois une nécessité de leur existence et la base de notre constitution à Flatland. »

Si la femme est l’être au bas de l’échelle, elle est suivie par le soldat.
« …] et un grand nombre d'entre eux, n'ayant même pas assez d'intelligence pour être employés à faire la guerre, sont consacrés par les États au service de l'éducation. »

Les classes inférieures se reconnaissent par le « Toucher » des angles, les supérieures par « l'art de la Connaissance Visuelle », une subtile reconnaissance des variations d’ombre et de lumière ; « L'Irrégularité de Figure » est anormale, et les déviants qui ne peuvent être soignés sont généralement exterminés, quoiqu’elle suscite parfois le génie.
Le narrateur, un Carré, nous raconte comment eut lieu une « Sédition Chromatique » ou révolte des Couleurs, au cours de laquelle les classes inférieures tentèrent d’imposer une coloration des individus selon leur forme, puis nous entretient des « Cercles ou Prêtres » qui les dirigent selon la doctrine que « quelque déviation par rapport à la Régularité parfaite » est déficiente ou faute, basée sur le principe « la Configuration fait l'homme ».
« …] ne faisant rien eux-mêmes, ils sont la Cause de tout ce qui vaut la peine d'être fait et qui est fait par les autres. »

Dans la seconde partie, Autres mondes, il rêve de « Lineland, le Pays de la Ligne », « les Petites Lignes étant des Hommes et les Points des Femmes » ; la reproduction y est assurée par le biais de l’ouïe, grâce aux voix, celle de la bouche et celle de derrière.
« Hors de son Monde, ou de sa Ligne, tout se réduisait à un vide absolu ; non pas même à un vide, car le vide sous-entend l'Espace ; disons plutôt que rien n'existait. »

Puis il reçoit la visite d’un Étranger de l’Espace, c'est-à-dire du Pays des Trois Dimensions, qui met le doigt sur le paradoxe de Flatland :
« Mais le fait même qu'une Ligne soit visible implique qu'elle possède encore une autre Dimension ? »

C’est une Sphère, un solide, qui tente de lui expliquer, puis l’emmène dans Spaceland – où, à peine rencontré un Cube, le Carré s’enquiert de la Quatrième Dimension…
Il découvre aussi « Pointland, le Pays du Point où il n'y a pas du tout de Dimensions », où le seul résident jouit comme un Dieu « dans l'ignorance de son omniprésence et de son omniscience ».
Puis, emprisonné pour avoir voulu répandre l’Évangile de la Troisième Dimension en Flatland, il rédige ce récit.

\Mots-clés : #absurde #lieu #politique #religion #satirique #science #social
par Tristram
le Jeu 17 Nov - 11:30
 
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Sujet: Edwin Abbott Abbott
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Bruno Latour

Nous n'avons jamais été modernes Essai d'anthropologie symétrique

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Bruno Latour parle d’entrée du trou de la couche d’ozone, crise mondiale peut-être un peu oubliée de nos jours, confrontés à de plus alarmantes encore : c’est que ce livre est initialement paru en 1991 ; mais l'objet de cet essai n’a rien perdu de son actualité, et son éclairage est probablement devenu encore plus pertinent.
« Les critiques ont développé trois répertoires distincts pour parler de notre monde : la naturalisation, la socialisation, la déconstruction. Disons, pour faire vite et avec quelque injustice, Changeux, Bourdieu, Derrida. »

Il faut avoir lu ces auteurs et nombre d’autres, comme Descola, Hobbes et Boyle (pas les Boyle qui ont un fil sur le forum), et les ouvrages de Latour sur la sociologie des sciences (et avoir compris, et garder une idée claire de leurs théories) pour déchiffrer cet essai ; c’est loin d’être mon cas, et je n’ai pu n’en saisir qu’une idée générale.
Le constat est le suivant :
« C’est qu’ils se multiplient, ces articles hybrides qui dessinent des imbroglios de science, de politique, d’économie, de droit, de religion, de technique, de fiction. »

« Le timon est rompu : à gauche la connaissance des choses, à droite l’intérêt, le pouvoir et la politique des hommes. »

Il s’agit de « renouer le nœud gordien » de
« …] la coupure qui sépare les connaissances exactes et l’exercice du pouvoir, disons la nature et la culture. Hybrides nous-mêmes, installés de guingois à l’intérieur des institutions scientifiques, mi-ingénieurs, mi-philosophes, tiers instruits sans le chercher, nous avons fait le choix de décrire les imbroglios où qu’ils nous mènent. Notre navette, c’est la notion de traduction ou de réseau. Plus souple que la notion de système, plus historique que celle de structure, plus empirique que celle de complexité, le réseau est le fil d’Ariane de ces histoires mélangées. »

Fatigué de mal suivre son exposé, conscient qu’un entendement trop vague ôte tout esprit critique, j’ai abandonné ma lecture au premier cinquième du livre. Je recommanderais à ceux qui voudraient en savoir plus de le lire eux-mêmes (et/ou sa notice sur Wikipédia) : c'est sûrement intéressant.

\Mots-clés : #essai #philosophique #science
par Tristram
le Ven 23 Sep - 12:53
 
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Marc Giraud

Darwin, c’est tout bête - Mille et une histoires d’animaux pour comprendre l’évolution

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« En tant que naturaliste de terrain (ce qui veut dire "amateur d’observations in situ"), je vous propose une approche de l’illustre Darwin qui n’est ni celle de la génétique, ni celle de la philosophie, ni celle de l’histoire, mais plutôt le point de vue du zoologiste ou de l’éthologiste, voire de l’écologiste. »

Tout l’intérêt de ce livre est dans la vulgarisation claire, voire plaisante, de la fameuse « transmutation des espèces » élaborée par ce biologiste majeur – rien moins que l’histoire de la vie. En effet, cette théorie est aussi délicate à manipuler que sujette à mésinterprétation ; les œuvres écrites de Darwin sont difficiles à apprécier par le néophyte, en dehors du plaisir littéraire : on accède malaisément à son exégèse, qui par ailleurs n’est pas achevée, ou au moins ne fait pas entièrement consensus.
De plus l’ouvrage est très bien structuré :
Sommaire a écrit:Avant-propos de l’auteur

I La vie originale d'un naturaliste
Darwin, un drôle d'oiseau
- Quelques dates clés
- La nature est son école
- Darwin part en bateau
- Le Darwin nouveau est arrivé
- Des vers de terre chez les Darwin

II La théorie de l'évolution
Et les animaux apparurent
- La vérité vint des asticots
- Les idées bougent, les animaux s'animent
- Les fossiles, archives de l'évolution
Les animaux évoluent
- Rendez-vous manqué avec les pinsons
- Sélection artificielle chez les pigeons
- La " lutte " pour la vie
- Publication de L'Origine des espèces
- Un oiseau surgi du sol
Les animaux succèdent aux animaux
- L'évolution des organes
- Les ancêtres du cheval et de la baleine
- Au fait, qu'est-ce qu'une espèce ?
- Les vacheries de la classification
L'évolution en marche
- L'apparition des espèces en direct
- L'énigme ornithorynque
- Les animaux évoluent ensemble

III L'évolution de la théorie
Les animaux d'adaptent, la théorie aussi
- Des petits pois et des petites mouches
- Du nouveau dans la théorie
- Le sexe des crocodiles
Bêtes de sexe
- La sélection sexuelle
- Quand il y a des gènes, il y a du plaisir
- La loi « du plus fort » n’est pas toujours la meilleure
Les animaux s'entraident
- La sélection familiale
- Associations de bienfaiteurs
Les animaux s'expriment
- L'évolution des comportements
- Les primates nous épatent
Les animaux nous posent question
- Les mammifères marrants
- Les animaux vont nous manquer

IV – Conclusion
Y a-t-il un naturaliste dans la salle ? (Coupés de la nature)

Postface de Claude Sastre (Paroles de botaniste)
Annexes
- Le divin scarabée péteur
- Interro surprise
Bonnes adresses (Des sites à citer)
Bibliographie
Remerciements
Index des noms propres
Index des noms d’espèces

(Merci aux éditions Laffont de penser à mon petit cadeau pour avoir corrigé et complété le sommaire disponible sur leur site internet.)
D’abord, l’homme est admirable : doué d’empathie comme de curiosité pour tout ce qui est vivant, Darwin est aussi d’une ouverture d’esprit et d’une rigueur exemplaires.
« Dans ses écrits, il ne prétend pas expliquer tout, il ne dissimule pas ses questions, et c’est là sa force. Il fonde sa démarche sur d’innombrables exemples, mais, quand il repère une faille dans sa théorie, il l’expose, désireux de stricte vérité. »

(Il est frappant de constater que Darwin part, dans sa progression scientifique, de la découverte du "temps long" de la géologie, et de l’évolution géologique de la planète, apport peut-être plus déterminant que l’existence des fossiles.)
D’abord, la notion principale (et on notera que notre espèce ne tient toujours pas compte du fait que notre planète est un espace limité) :
« La limitation des ressources, et le partage de l’espace entre les espèces a toujours existé dans la nature. Cette notion de limite fut l’épine dorsale de la théorie de Darwin. […]
Les éléphants nous montrent que seuls les individus les mieux adaptés aux contraintes du milieu survivent. »

« Pour Charles Darwin, l’évolution est une lente succession de petites variations progressives. »

Mais des bonds à ces gradations progressives il semble bien que soient également retenus par la sélection naturelle de grands sauts évolutifs par mutation.
« L’hypothèse de la Reine Rouge », qui explique comme il faut toujours avancer pour garder un équilibre dans la concurrence des espèces (notamment entre prédateurs et proies) en une sorte de « course aux armements » perpétuelle, est particulièrement bien présentée.
De même est rendu de manière captivante le handicap séducteur des caractères sexuels secondaires (bois des cerfs, queue des paons, etc.) – et quelle diversité dans les stratégies pour assurer sa descendance individuelle !
À propos de l’éthologie et de nos rapports aux animaux qui ont parfois une intelligente plus différente qu’inférieure à la nôtre :
« Par un effet de miroir étonnant, considérer l’intelligence animale nous rend plus intelligents. Nous sommes en train de redécouvrir la mètis, une forme de pensée oubliée des Grecs anciens. Mélange de flair, d’inventivité, de souplesse d’esprit, d’attente vigilante, de sens de la prévision, de ruse et d’intelligence, la mètis s’apprend au contact intime des animaux. Utile au chasseur qui doit deviner le comportement de sa proie, elle consiste à se mettre dans la peau de l’autre et à adopter sa vision du monde. Cette stratégie de rapport à l’altérité et à la nature, s’applique aussi bien aux hommes qu’aux bêtes. »

Les perspectives de l’espèce humaine (livre publié en 2009) sont à peine esquissées, mais…
« Selon Robert Barbault, la sélection économique a en partie pris la place de la sélection naturelle en suivant des mécanismes semblables. Sous cet angle, on peut considérer l’humain de demain comme une créature destinée à multiplier des euros ou des dollars, manipulé non pas par un gène égoïste, mais par un "argent égoïste" amoral et inhumain. Nous en constatons déjà les effets, notamment avec la politique froidement commerçante des multinationales. Quels que soient les progrès espérés des manipulations génétiques, nous pouvons aussi en craindre les dérives mercantiles. L’expansion imposée des cultures OGM dans le monde, la traque des cultivateurs canadiens, les suicides en masse des paysans indiens face à cette dictature économique n’indiquent pas une évolution vers un mieux-être de l’humanité.
L’être humain est à ce point dominant sur la planète que le seul animal capable de lui nuire, c’est lui-même ! D’où cette deuxième réversibilité de l’évolution, ou plutôt cet effet boomerang : les sélections culturelle et économique, dégagées des contraintes naturelles, se heurtent désormais aux conséquences mêmes de leur action sur l’environnement. »

J’ai aussi beaucoup apprécié l’attention attirée sur de mauvaises interprétations, trop littérales, des termes comme « la lutte pour la vie » :
« Le mot "adaptation" implique à tort une idée de réponse à l’environnement, comme si un animal donné se transformait spontanément selon ses besoins. "Exaptation" est plus exact, car il montre que c’est ce que possède déjà l’animal qui peut être sélectionné. L’hérédité n’est pas modifiée par l’usage ou le non-usage mais seulement triée. »

Une excellente introduction à cette découverte essentielle, et un complément approprié aux lectures des biologistes, éthologistes et écologistes, notamment Stephen Jay Gould, Richard Dawkins et Pascal Picq.

\Mots-clés : #biographie #ecologie #nature #science
par Tristram
le Jeu 5 Mai - 12:50
 
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Bruno Latour

Où atterrir − Comment s’orienter en politique

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Incipit de cet ouvrage de 2017 :
« Cet essai n’a pas d’autre but que de saisir l’occasion de l’élection de Donald Trump, le 11 novembre 2016, pour relier trois phénomènes que les commentateurs ont déjà repérés mais dont ils ne voient pas toujours le lien − et par conséquent dont ils ne voient pas l’immense énergie politique qu’on pourrait tirer de leur rapprochement.
Au début des années 1990, juste après la "victoire contre le communisme" symbolisée par la chute du mur de Berlin, à l’instant même où certains croient que l’histoire a terminé son cours, une autre histoire commence subrepticement.
Elle est d’abord marquée par ce qu’on appelle la "dérégulation" et qui va donner au mot de "globalisation" un sens de plus en plus péjoratif ; mais elle est aussi, dans tous les pays à la fois, le début d’une explosion de plus en plus vertigineuse des inégalités ; enfin, ce qui est moins souvent souligné, débute à cette époque l’entreprise systématique pour nier l’existence de la mutation climatique. ("Climat" est pris ici au sens très général des rapports des humains à leurs conditions matérielles d’existence.)
Cet essai propose de prendre ces trois phénomènes comme les symptômes d’une même situation historique : tout se passe comme si une partie importante des classes dirigeantes (ce qu’on appelle aujourd’hui de façon trop vague les "élites") était arrivée à la conclusion qu’il n’y aurait plus assez de place sur terre pour elles et pour le reste de ses habitants.
Par conséquent, elles ont décidé qu’il était devenu inutile de faire comme si l’histoire allait continuer de mener vers un horizon commun où "tous les hommes" pourraient également prospérer. Depuis les années 1980, les classes dirigeantes ne prétendent plus diriger mais se mettre à l’abri hors du monde. De cette fuite, dont Donald Trump n’est que le symbole parmi d’autres, nous subissons tous les conséquences, rendus fous par l’absence d’un monde commun à partager. »

« Aux migrants venus de l’extérieur qui doivent traverser des frontières au prix d’immenses tragédies pour quitter leur pays, il faut dorénavant ajouter ces migrants de l’intérieur qui subissent, en restant sur place, le drame de se voir quittés par leur pays. Ce qui rend la crise migratoire si difficile à penser, c’est qu’elle est le symptôme, à des degrés plus ou moins déchirants, d’une épreuve commune à tous : l’épreuve de se retrouver privés de terre. »

« Si l’hypothèse est juste, tout cela participe du même phénomène : les élites ont été si bien convaincues qu’il n’y aurait pas de vie future pour tout le monde qu’elles ont décidé de se débarrasser au plus vite de tous les fardeaux de la solidarité − c’est la dérégulation ; qu’il fallait construire une sorte de forteresse dorée pour les quelques pour-cent qui allaient pouvoir s’en tirer − c’est l’explosion des inégalités ; et que pour, dissimuler l’égoïsme crasse d’une telle fuite hors du monde commun, il fallait absolument rejeter la menace à l’origine de cette fuite éperdue − c’est la dénégation de la mutation climatique.
Pour reprendre la métaphore éculée du Titanic : les classes dirigeantes comprennent que le naufrage est assuré ; s’approprient les canots de sauvetage ; demandent à l’orchestre de jouer assez longtemps des berceuses, afin qu’ils profitent de la nuit noire pour se carapater avant que la gîte excessive alerte les autres classes ! »

La parade des « élites obscurcissantes » est l’expression « réalité alternative ».
Cet essai constitue là une approche salutaire des problèmes actuels d’identité et de migration – dans la société globale : l’illusion des frontières étanches, tant pour les tenants de la mondialisation que pour ceux du local, les progressistes et les réactionnaires.
Le vecteur qui allait de l’ancien au nouveau, du Local au Global, n’est plus le sens de l’histoire (de même la différence Gauche-Droite). Un troisième attracteur se dégage, « Terrestre » (ou écologique, et opposé au Hors-Sol) : c’est le fameux « pas de côté ». À l’aune de la lutte des classes se substituent les conflits géo-sociaux.
L’erreur épistémologique à propos de la notion de nature, confusion entre nature-univers et nature-processus :
« On va se mettre à associer le subjectif avec l’archaïque et le dépassé ; l’objectif avec le moderne et le progressiste. Voir les choses de l’intérieur ne va plus avoir d’autre vertu que de renvoyer à la tradition, à l’intime, à l’archaïque. Voir les choses de l’extérieur, au contraire, va devenir le seul moyen de saisir la réalité qui compte et, surtout, de s’orienter vers le futur. »

L’hypothèse Gaïa :
« Si la composition de l’air que nous respirons dépend des vivants, l’air n’est plus l’environnement dans lequel les vivants se situent et où ils évolueraient, mais, en partie, le résultat de leur action. Autrement dit, il n’y a pas d’un côté des organismes et de l’autre un environnement, mais une superposition d’agencements mutuels. L’action est redistribuée. »

« La simplification introduite par Lovelock dans la compréhension des phénomènes terrestres n’est pas du tout d’avoir ajouté de la "vie" à la Terre, ni d’avoir fait de celle-ci un "organisme vivant", mais, tout au contraire, d’avoir cessé de nier que les vivants soient des participants actifs à l’ensemble des phénomènes bio- et géochimiques. Son argument réductionniste est l’exact contraire d’un vitalisme. »

« Dire : "Nous sommes des terrestres au milieu des terrestres", n’introduit pas du tout à la même politique que : "Nous sommes des humains dans la nature." »

La nécessaire cohabitation sur un territoire renvoie à Vinciane Despret et Baptiste Morizot, comme les notions d’économie à Piketty, la notion de nature à Descola, l’apport des pratiques d’autres cultures à Nastassja Martin… qui ont leur fil sur le forum, prêt à être tissé avec d’autres.

\Mots-clés : #actualité #ecologie #essai #historique #immigration #mondialisation #nature #politique #science #social
par Tristram
le Sam 12 Mar - 13:02
 
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Umberto Eco

L’île du jour d’avant

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1643, Roberto de la Grive, naufragé lucifuge et noctivague, aborde la Daphne, vaisseau désert mouillé entre une île et un continent tropical.
Le « chroniqueur » qui narre ses aventures dans un pastiche de vieux français-italien d’ailleurs cosmopolite, tout en évoquant les lettres de Roberto à sa dame, feint à la première personne du singulier d’organiser sa restitution digressive, qui rend en miroir la démarche de l’écrivain.
« Il écrivait alors pour lui, ce n’était pas de la littérature, il était vraiment là à écrire comme un adolescent qui poursuit un rêve impossible, sillonnant la page de pleurs, non point pour l’absence de l’autre, déjà pure image même quand elle était présente, mais par tendresse de soi, énamouré de l’amour… »

« Ou mieux, il n’y va pas tout de suite. Je demande grâce, mais c’est Roberto qui, dans son récit à sa Dame, se contredit, signe qu’il ne raconte pas de point en point ce qui lui est arrivé mais cherche à construire la lettre comme un récit, mieux, comme salmigondis de ce qui pourrait devenir lettre et récit, et il écrit sans décider de ce qu’il choisira, dessine pour ainsi dire les pions de son échiquier sans aussitôt arrêter lesquels déplacer et comment les disposer. »

Il raconte du point de vue de Roberto le siège de la forteresse de Casal avec son vaillant père le vieux Pozzo (c’est aussi un roman historique), et en parallèle son exploration de la Daphne avec sa cargaison-cathédrale, jardin-verger et sonore oisellerie, aussi horloges. De plus, Roberto a un frère imaginaire, Ferrare – l’Autre, et un « Intrus » semble être présent sur le navire… Eco rapproche sa situation dans la Daphne (comparée à l’arche du Déluge) à celle qui fut la sienne dans Casal assiégée. Roberto se remémore ses amis, le pyrrhonien Saint-Savin (qui rappelle Cyrano de Bergerac et son L’Autre Monde ou les États & Empires de la Lune) et le savant père jésuite Emanuele, avec « sa Machine Aristotélienne » (c’est également un roman de formation).
L’amour chevaleresque et platonique de Roberto, la Novarese, virtuelle comme un portulan :
« Si c’est une erreur des amants que d’écrire le nom aimé sur l’arène de la plage, que les ondes ensuite ont tôt fait de raviner, quel amant prudent il se sentait, lui qui avait confié le corps aimé aux arrondis des échancrures et des anses, les cheveux au flux des courants par les méandres des archipels, la moiteur estivale du visage au reflet des eaux, le mystère des yeux à l’azur d’une étendue déserte, si bien que la carte répétait plusieurs fois les traits du corps aimé, en différents abandons de baies et promontoires. Plein de désir, il faisait naufrage la bouche sur la carte, suçait cet océan de volupté, titillait un cap, n’osait pénétrer une passe, la joue écrasée sur la feuille il respirait le souffle des vents, aurait voulu boire à petits coups les veines d’eau et les sources, s’abandonner assoiffé à assécher les estuaires, se faire soleil pour baiser les rivages, marée pour adoucir le secret des embouchures… »

Puis son amour se portera, dans le salon d’Arthénice-Catherine de Rambouillet, sur « la Dame », Lilia (c’est aussi un roman d’amour, et même épistolaire – quoiqu’à sens unique).
D’avoir péroré sur la poudre d’attraction, « la sympathie universelle qui gouverne les actions à distance », lui valut d’être envoyé par le Cardinal Mazarin (Richelieu étant mourant) vers la Terra Incognita Australe du Pacifique pour résoudre le mystère des longitudes, en espionnant le savant anglais Byrd sur l’Amaryllis, également une flûte (navire hollandais), en quête du Punto Fijo (point fixe du monde terrestre). Sur celle-ci est expérimentée la comparaison de l’heure locale à celle de Londres, convenue d’avance, en notant les réactions d’un chien emmené à bord tandis qu’on agit sur l’arme qui le blessa en Angleterre…
l’Amaryllis naufragea, et c’est sur la Daphne que Roberto découvre le père jésuite Caspar Wanderdrossel (« la grive errante » ?), rescapé de l’équipage dévoré par les cannibales, et savant qui lui explique qu’ils sont aux Îles de Salomon, sur le « méridien cent et quatre-vingts qui est exactement celui qui la Terre en deux sépare, et de l’autre part est le premier méridien » : il y a toujours un jour de différence entre un côté et l’autre. L’histoire se poursuit, entre machineries abracadabrantes et autres technasmes (artifices) de Casper, apprentissage de la natation pour Roberto, et conversations philosophico-scientifiques entre les deux. Ce n’est pas tant l’étalage plaisant de la superstition du XVIIe que les balbutiements de la connaissance basée sur la réflexion, et plus récemment sur l’expérience. Ensuite la Cloche Aquatique doit permettre d’atteindre l'Île en marchant sur le fond de la mer :
« Pendant quelques minutes Roberto assista au spectacle d’un énorme escargot, mais non, d’une vesse-de-loup, un agaric migratoire, qui évoluait à pas lents et patauds, souvent s’arrêtant et accomplissant un demi-tour sur lui-même quand le père voulait regarder à droite ou à gauche. »

Grand moment du livre :
« Et puis, tout à coup, il eut une intuition radieuse. Mais qu’allait-il bougonnant dans sa tête ? Bien sûr, le père Caspar le lui avait parfaitement dit, l’Île qu’il voyait devant lui n’était pas l’Île d’aujourd’hui, mais celle d’hier. Au-delà du méridien, il y avait encore le jour d’avant ! Pouvait-il s’attendre à voir à présent sur cette plage, qui était encore hier, une personne qui était descendue dans l’eau aujourd’hui ? Certainement pas. Le vieux s’était immergé de grand matin ce lundi, mais si sur le navire c’était lundi sur cette Île c’était encore dimanche, et donc il aurait pu voir le vieux n’y aborder que vers le matin de son demain, quand sur l’Île il serait, tout juste alors, lundi… »

Avec la Colombe Couleur Orange, Emblème et/ou Devise, le narrateur-auteur évoque le goût du temps pour les symboles et signes :
« Rappelons que c’était là un temps où l’on inventait ou réinventait des images de tout type pour y découvrir des sens cachés et révélateurs. »

Roberto souffre toujours du mal d’amour, jaloux de Ferrante (c’est aussi un roman moral, psychologique).
« Roberto savait que la jalousie se forme sans nul respect pour ce qui est, ou qui n’est pas, ou qui peut-être ne sera jamais ; que c’est un transport qui d’un mal imaginé tire une douleur réelle ; que le jaloux est comme un hypocondriaque qui devient malade par peur de l’être. Donc gare, se disait-il, à se laisser prendre par ces sornettes chagrines qui vous obligent à vous représenter l’Autre avec un Autre, et rien comme la solitude ne sollicite le doute, rien comme l’imagination errante ne change le doute en certitude. Pourtant, ajouta-t-il, ne pouvant éviter d’aimer je ne peux éviter de devenir jaloux et ne pouvant éviter la jalousie je ne peux éviter d’imaginer. »

Il disserte sur le Pays des Romans (de nouveau le roman dans le roman), puis élabore le personnage maléfique de Ferrante, perfide « sycophante double » (et c’est encore un roman de cape et d’épée). S’ensuivent de (très) longues considérations philosophico-métaphysiques.
Il y a beaucoup d’autres choses dans ce roman, comme de magnifiques descriptions (notamment de nuages, de coraux à la Arcimboldo), une immersion dans la mentalité du Moyen Âge tardif (sciences navale, cartographique, obsidionale, astronomique, imaginaire des monstres exotiques, etc.), et bien d’autres.
Le livre est bourré d’allusions dont la plupart m’a échappé, mais j’ai quand même relevé, par exemple, Tusitala, surnom donné en fait à Stevenson en Polynésie. C’est un peu un prolongement de Le Nom de la rose (confer le renvoi avec « l’histoire de personnes qui étaient mortes en se mouillant le doigt de salive pour feuilleter des ouvrages dont les pages avaient été précisément enduites de poison ») et presque un aussi grand plaisir de lecture (avec recours fréquent aux dictionnaires et encyclopédies idoines).

\Mots-clés : #aventure #historique #insularite #lieu #merlacriviere #renaissance #science #solitude #voyage
par Tristram
le Lun 28 Fév - 10:43
 
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Sujet: Umberto Eco
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Élisée Reclus

Histoire d'un ruisseau

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En omettant quelques digressions, tout le texte d’Élisée Reclus se concentre sur le seul mouvement de l’eau : ruisseau, rivière, cascade, fleuve etc… descriptions minutieuses mais dynamiques de chaque rides, courbures et éclaboussures… cette prose nécessite du lecteur une attention constante, intense, puisque Élisée Reclus tente en définitive d’aller aussi vite que l’eau !

Élisée Reclus a écrit:Irrésistible, implacable, comme si elle était elle-même poussée par le destin, l’eau qui s’écoule est animée d’une telle vitesse que la pensée ne peut la suivre : on croirait avoir sous les yeux la moitié visible d’une large roue tournant incessamment autour du rocher : à regarder cette nappe, toujours la même et toujours renouvelée, on perd graduellement la notion des choses réelles.


S’il évoque au besoin les grands fleuves, les molécules, le géographe raconte sans carte, ni microscope, sans survol ni exigence très scientifique : j’apprécie la gageure poétique qu’implique cette Histoire d’un ruisseau. La représentation des cours d’eau chez Élisée Reclus prend parfois une dimension spirituelle (presque panthéiste) le poussant à transformer le récit en essai dans d’autres matières, socio-politiques par exemple, avec l’intrusion d’arguments non-étayé : on s’écarte quelque peu du sujet. Du reste, plus on s’approche de la ville plus Reclus construit un raisonnement de façon plus convaincante et résolument optimiste.


\Mots-clés : #merlacriviere #science
par Dreep
le Jeu 6 Jan - 11:48
 
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Sujet: Élisée Reclus
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Pascal Picq

La Marche. Sauver le nomade qui est en nous

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La marche – et la bipédie −, voilà le propre de l’homme qui pense (sujet déjà évoqué maintes fois sur le forum). Pascal Picq va plus loin :
« Cet essai commence pour sa première partie avec l’étude de la nature actuelle pour revisiter les diversités des bipédies et des modes de locomotion associés. Puis il nous entraîne dans le monde des mythes et de la science-fiction où se rencontrent les canons de l’anthropomorphisme qui hantent les esprits philosophiques et anthropologiques autour de la bipédie et de la marche. Ensuite, dans sa deuxième partie, il s’aventurera chez les espèces éteintes avant d’arriver à la lignée humaine. On verra alors que ce n’est pas la bipédie qui fait l’homme, mais que l’homme fait et adapte sa bipédie. En effet, la famille des grands singes pratique des formes de bipédies arboricoles et parfois terrestres depuis plus de dix millions d’années, alors que tous vivaient dans le monde des forêts. »

L’influence néfaste de convictions métaphysiques et philosophiques en science est donc pointée :
« Hélas, deux fois hélas, l’excellence de la biologie française comme le génie de ses écrivains passe à côté de la révolution darwinienne. C’est aux contextes sociaux et aux caractères des personnages que s’applique le naturalisme. Loin d’être une biologie, même de l’âme, il est au contraire lié à l’émergence d’une science de l’Homme et de la société, une sociologie stimulée par le positivisme d’Auguste Comte. Aujourd’hui, l’ennui du naturalisme se mesure à la pléthore des romans de chaque rentrée littéraire, aux centaines de livres sur les affres et les introspections d’auteurs qui nous offrent leurs états d’âme. Qu’ils aillent donc prendre l’air ! »

« …] (ce n’est pas la jungle qui produit des monstres, mais les regards portés aux bêtes). »

L’évolution rapide des espèces sous contrainte anthropique est discrètement soulignée :
« Espérons que notre siècle comprendra tout ce que l’homme partage avec les grands singes, notamment à propos de la bipédie et de la marche, car ils auront tous disparu d’ici la fin du XXIe siècle et il en va de la dernière possibilité d’édifier un récit universel des origines de toute l’humanité [… »

Le fameux « chaînon manquant » :
« À la manière des chevaliers en quête du Saint Graal, rien n’a jamais fait autant courir les paléoanthropologues partis à la recherche de ce qui, de toute évidence, n’a jamais existé : une forme fossile du passé, intermédiaire entre deux formes vivantes et contemporaines, l’homme et un grand singe élu de la nature actuelle selon les hypothèses en lice. »

L’ouvrage ne manque pas d’humour, rapportant des points de vue "scientifiques" farfelus (et erronés), comme non-scientifiques ou interdisciplinaires, tel le DAC, célèbre humoriste et Dernier Ancêtre Commun :
« Et il m’arrive souvent de penser que seule la pataphysique peut sauver la paléoanthropologie de la métaphysique. »

En dehors des contraintes structurales/ historiques et de plasticité des organismes des espèces dites "complexes",
« …] les sources des adaptations se trouvent dans les variations génétiques et l’environnement n’affecte jamais ces variations, mais les sélectionne. »

Pour l’homme,
« On retrouve le couple variation/sélection au cœur de la théorie darwinienne de la sélection naturelle qui, dans notre affaire, ne repose pas sur des variations génétiques, mais sur des contraintes historiques et sur la plasticité. Lucrèce l’avait bien vu au début de notre ère et Gould l’a conceptualisé magistralement à la fin du XXe siècle. Quel paradoxe (apparent) : des caractères qui apparaissent grâce à des contraintes ! Ou, comme nous verrons à propos de notre bipédie, comment une spécialisation peut proposer de nouvelles plasticités/potentialités. »

Quelques savoureux coups de gueule :
« Comme trop longtemps dans le cadre de la justice française, l’intime conviction balaie avec mépris toutes les preuves matérialistes, même celles de la police scientifique. Voilà un des travers de l’esprit humain cause de tant de malheurs : le "ce que je crois" prévaut toujours sur "ce qui est démontré". La charge de la preuve revient toujours à ceux qui observent et non pas à ceux qui revendiquent leurs convictions, ce qu’on appelle une "immunité épistémique" selon l’expression du philosophe Jean-Marie Schaeffer. C’est toute la différence entre être cartésien et scientifique : la réfutabilité. »

« Un tel aveuglement du monde de la paléoanthropologie, préférant s’accrocher aux certitudes ontologiques et anthropocentriques plutôt qu’aux grands singes et aux pionniers de la biomécanique, est tout simplement consternant. »

Et ce que je ne peux m’empêcher de voir comme des allusions à l’actualité :
« De même pour les cris de nos bébés et les jeux bruyants de nos enfants, sans oublier les colères et les cris qui sont les premières négociations de la vie avec les adultes. Tous ces comportements sont vite atténués chez les jeunes chimpanzés par les mères et les grands mâles pour éviter d’attirer des prédateurs ou des groupes de chimpanzés hostiles. Pour qu’une espèce admette de tels comportements, il faut un minimum de sécurité (et depuis deux décennies, jamais nos sociétés n’ont été aussi néoténiques avec des "adultes" continuant à se comporter comme de grands enfants jamais contrariés). »

J’ai découvert l’arboricolisme (auquel j’adhère sans modération), et des auteurs que je compte lire, des projets :
« Le projet Danser avec l’évolution a été une aventure scientifique et artistique digne de l’évolution : une rencontre inattendue, un "bricolage" entre science et danse, la mise en évidence de la plasticité et de caractères non mobilisés par les corps et les traditions chorégraphiques, des improvisations, les unes sélectionnées et perfectionnées, les autres abandonnées. »

Le secret du destin particulier de l’homme :
« Alors que toutes les sortes de proies se sont adaptées à des prédateurs bondissant soudainement sur elles, mais en étant capables de maintenir leur course rapide que sur quelques centaines de mètres, voici qu’arrive un nouveau prédateur avec une stratégie prédatrice inédite : la traque ou chasse par épuisement. »

« Car le prédateur humain associe trois caractéristiques redoutables : l’endurance, la capacité d’attaquer et de se défendre en lançant des objets et la coopération. Seuls les canidés, comme les lycaons en Afrique, les dholes en Inde ou les loups dans l’hémisphère nord adoptent de telles stratégies de traque ; et quand les hommes et les loups, qui deviennent des chiens, se rencontrent il y a plus de 30 000 ans, plus aucune espèce ne peut leur résister. »

« L’Homme a inventé une nouvelle course de l’évolution qui, on le sait maintenant, procède par élimination de trop de diversité, à commencer par les espèces les plus proches ou les plus grandes. »

L’avenir est sombre :
« À la fin du dernier âge glaciaire, des sociétés humaines s’orientent vers des économies de production et inventent deux fléaux qui affectent durement nos sociétés actuelles : le travail et la sédentarité. »

« Quand deux espèces proches exploitent les mêmes niches écologiques, ou elles divergent écologiquement, ou l’une des deux disparaît. »

Une question qui m’a toujours turlupiné :
« Mais d’où viennent ces rêves, ces pensées qui poussent notre espèce Homo sapiens à aller par-delà les horizons, les plaines, les déserts, les montagnes… […] C’est plus certainement une curiosité doublée d’une volonté d’aller marcher par-delà de grands espaces. »

En conclusion, après avoir rappelé le traitement peu enviable des femmes, Pascal Picq pointe une régression humaine depuis le début de l’Histoire (taille du cerveau, etc.) – et nous incite à renouer avec la marche. Une des choses que j’apprécie le plus chez lui, c’est le bon sens dans une vulgarisation accessible ; fréquemment on se dit : c’est évident, et pourtant je serais tombé dans ce biais !
Je voudrais encourager à cette lecture, qui intéresserait un lectorat plus vaste qu’on ne pourrait croire, tant on y trouve d’idées, d’observations, d’images aussi pertinentes qu’inattendues !
« Et dire qu’il y en a qui persistent à dire que la science désenchante le monde. »


\Mots-clés : #essai #historique #science
par Tristram
le Ven 29 Oct - 17:35
 
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Sujet: Pascal Picq
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Vinciane Despret

Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation

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Dans une désopilante parodie de publication scientifique jargonnant dans notre avenir, Vinciane Despret expose les résultats futurs des recherches en éthologie.
Un glossaire préalable définit :
« Géolinguistique (n. f.) : la géolinguistique est une branche tardive de la linguistique. Elle a émergé au moment où les linguistes se sont rendu compte que les humains n’étaient pas les seuls à avoir forgé des langues dotées de structures originales, qui évoluent avec le temps et qui permettent aux locuteurs de différents règnes de communiquer. La géolinguistique étudie les langues de communautés vivantes, et parfois même non vivantes – quoique les dernières découvertes plaidant en faveur de l’existence de langages chez les non-vivants continuent de faire l’objet de controverses. La géolinguistique donnera ultérieurement naissance à la thérolinguistique, qui s’est spécialisée dans l’étude des formes littéraires chez les animaux et les plantes.
Thérolinguistique (n. f.) : le terme “thérolinguistique” a été forgé à partir du grec thèr (θήρ), “bête sauvage”. Il désigne la branche de la linguistique qui s’est attachée à étudier et à traduire les productions écrites par des animaux (et ultérieurement par des plantes), que ce soit sous la forme littéraire du roman, celle de la poésie, de l’épopée, du pamphlet, ou encore de l’archive… Apparaîtront, au fur et à mesure que cette science explorera le monde dit sauvage, d’autres formes expressives qui débordent des catégories littéraires humaines (et qui relèveront alors d’un autre domaine de spécialisation, celui des sciences cosmophoniques et paralinguistiques). On trouve la première occurrence du terme “thérolinguiste” en 1974, dans une nouvelle d’anticipation d’Ursula K. Le Guin “The Author of the Acacia Seeds. And Other Extracts from the Journal of the Association of Therolinguistics”. »

Suit une sorte de table des matières baroque :
« – l’habitat narratif tissé (avec une étude comparative des toiles de l’araignée Argiope aurantia et des nids des oiseaux tisserins) ;
– les monuments funéraires (l’orientation des tombes chez les surmulots et les sculptures éphémères de liturgie de deuil chez les corneilles d’Hawaï) ;
– les chaussées et les routes (poétiques d’influence des fourmis Cataglyphis velox ; poétiques pavées des termites Odontotermes magdalenae ; poétiques des créations souterraines – ce qu’on appelle aujourd’hui communément les tunnels littéraires : étude comparative chez le rat-taupe, le blaireau et le termite Reticulitermes urbis) ;
– les constructions sympoïétiques multispécifiques (les demeures en carton des fourmis noires des bois Lasius fuliginosus et des champignons) ;
– les musées du réemploi – les habitats-musées des objets catastrophés (tels le village-musée de poteries des poulpes communs de la baie de Porquerolles et les nids-musées des objets volés des pies Pica pica dans la région de Chicago). »

On se propose donc d’aborder…
« …] la thérolinguistique classique, que ce soit l’écriture kinétique chorale chez le manchot Adélie ou, pour évoquer les plus récentes, l’archive historique chez l’araignée, la poésie initiatique chez la luciole, le roman souterrain chez la marmotte et l’épopée labyrinthique chez le surmulot. »

… et on ne se limite pas à l’animal :
« Ce courant put également élargir le champ des recherches au végétal et permit d’étudier, entre autres, l’épopée lyrique du lichen, la poésie passive de l’aubergine et le roman tropique du tournesol – sans oublier ce genre, toutefois considéré comme mineur, qu’est le roman policier historique du coquelicot aux prises avec les produits phytosanitaires. »

Dans le premier chapitre est relatée la prise de conscience de la tentative de communication des araignées avec nous au moyen de vibrations.
Dans le second, on apprend que les wombats produisent des fèces cubiques leur permettent de construire des murs territoriaux ; on parle de « géopolitique scatologique du wombat », et même de « scatologie spéculative » et de « cosmopolitique fécale » !
L’anthropomorphisme n’est peut-être pas assez évité (mais comment faire autrement ?), et Vinciane Despret semble ne pas tenir compte des travaux de Richard Dawkins : « …] les anciennes conceptions néodarwiniennes de l’évolution faisait peser sur les comportements des animaux une exigence lourde : il fallait que chacun de ces comportements soit immédiatement lié à des bénéfices en termes de survie ou de reproduction [… » paraît faire référence aux individus (ou aux espèces), pas aux gènes.
La revue chronologique de cette démarche scientifique permet à Vinciane Despret de présenter les travaux antérieurs − qui nous sont contemporains, mais pas forcément connus −, notamment en primatologie, révélant une sorte de « sens du sacré » ritualisé chez des « autres qu’humains » (notion renvoyant aux non-humains de Descola).
Troisième chapitre, le poulpe, surprenant animal furtif, utilise "historiquement" son encre pour projeter un écran, puis un leurre devant ses prédateurs, et enfin un phylactère pour communiquer des contenus : pour… écrire, c'est-à-dire passer de l’adaptation à l’expression créatrice !
Des enfants symbiotes, ou « symenfants » partagent le monde des poulpes, comme d’autres celui des papillons monarques, et constituent un passage d’une grande poésie, éclairant aussi l’autisme ; j’ai évidemment songé à Les Plus qu'humains de Theodore Sturgeon (qui curieusement n’est pas référencé, alors que plusieurs autres œuvres de SF le sont, comme des livres d’Ursula Le Guin ou Alain Damasio).
Des approches fort originales de la création artistique, notamment littéraire, révolutionnent notre regard :
« Nous l’avons évoqué, les thérolinguistes soutiennent l’hypothèse que l’écriture, et donc les diverses formes littéraires ou poétiques de nombre d’animaux, a pu émerger du jeu. Par un nouveau détournement des puissances de la fiction qui se sont épanouies dans le jeu, le geste ludique se serait, à un moment de l’évolution, mis au service de l’art du récit. Ce qui était en œuvre dans l’art de jouer a été rendu disponible pour un art de fabuler, de raconter, d’inventer des possibles – les “on n’aurait qu’à dire que” que connaissent si bien les enfants –, puis pour l’art (ou la nécessité, ou la joie) d’écrire ce que l’on racontait. »

« Il faut que les mots nous rappellent ce qui est et ce qui a été, même si cela nous fait souffrir. »

D’une intelligence inventive époustouflante, ce petit livre est fort recommandable (et on aura grand intérêt à suivre les suggestions données en notes, textes, vidéos et autres).

\Mots-clés : #nature #sciencefiction #science
par Tristram
le Jeu 14 Oct - 0:09
 
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Sujet: Vinciane Despret
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Jules Verne

Hector Servadac

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Le capitaine Hector Servadac et son « brosseur » (ordonnance), Ben-Zouf de la butte Montmartre (comme son surnom ne l’indique pas), servent en Algérie, près de l'embouchure du Chéliff. Suite à un cataclysme catastrophique, un nouveau système cosmographique remplace celui que nous connaissons : le soleil se lève à l’ouest et se couche à l’est, « la durée du jour n'est plus que de six heures », « l'intensité de la pesanteur a diminué » ; leur région se résume dorénavant à une île, qu’ils baptisent Gourbi. Embarqués sur la goélette du comte Timascheff, commandée par le lieutenant Procope, ils partent à la recherche de l’Afrique disparue. Lors d’une circumnavigation sur que ce qui reste de la Méditerranée, ils découvrent Gibraltar à la place de Corfou, et réalisent que le sphéroïde terrestre qui les porte est beaucoup plus réduit que la terre, s’étendant sur 29 degrés de longitude au lieu de 360 : ils sont sur un astéroïde :
« − C'est, reprit Procope, d'admettre qu'un fragment s'est détaché de la terre, emportant une portion de l'atmosphère avec lui, et qu'il parcourt le monde solaire en suivant une orbite qui n'est plus l'orbite terrestre. »

« Il est incontestable que nous venons de faire le tour de ce qui reste du monde ! »

Cette mer est limitée par une étrange falaise d’aspect métallique.
« De l'ancienne terre, il ne restait que l'île Gourbi, plus quatre îlots : Gibraltar, occupé par les Anglais, Ceuta, abandonné par les Espagnols, Madalena, où la petite Italienne avait été recueillie, et le tombeau de saint Louis, sur la rive tunisienne. Autour de ces points respectés, s'étendait la mer Gallienne, comprenant environ la moitié de l'ancienne Méditerranée, et à laquelle des falaises rocheuses, de substance et d'origine inconnues, faisaient un cadre infranchissable. »

L'île Gourbi étant la seule terre d’envergure, et partant le seul territoire de subsistance pour les oiseaux, ceux-ci le ravagent, ce qui occasionne une de ces listes dont Verne use avec bonheur :
« Chemin faisant, le capitaine Servadac et ses compagnons dirigèrent une mousquetade nourrie contre le nuage d'oiseaux qui se développait au-dessus de leur tête. Il y avait là plusieurs milliers de canards sauvages, de pilets, de bécassines, d'alouettes, de corbeaux, d'hirondelles, etc., auxquels se mêlaient des oiseaux de mer, macreuses, mauves et goélands, et du gibier de plume, cailles, perdrix, bécasses, etc. Chaque coup de fusil portait, et les volatiles tombaient par douzaines. Ce n'était pas une chasse, mais une extermination de bandes pillardes. »

Leur astre s’éloignant du soleil, la température chute rapidement, et les rescapés s’installent dans le réseau caverneux d’un volcan où, canalisée, la lave pourvoit à leurs besoins en chauffage.
La grande question demeure : l’orbite du corps céleste qui les porte est-elle hyperbolique, parabolique ou elliptique (dans ce dernier cas, ils retourneront vers la terre). Palmyrin Rosette, astronome ayant également survécu, leur révèle qu’ils sont emportés par une comète, qu’il a nommée Gallia, et qui devrait rejoindre la terre au bout de deux ans (terrestres) : cours de cométographie qui m’a paru encore valable, et on mesure comme Verne s’adresse à un jeune lectorat (d’élèves ayant déjà un bon niveau scientifique).
Après maintes péripéties, la comète revient à son périhélie, et nos héros vont « se glisser avec l'atmosphère gallienne dans l'atmosphère terrestre »… en montgolfière !

Malgré un côté cocardier très daté (guerres et colonies), j’ai retrouvé cet esprit qui peut-être m’a plus formé que je ne l’aurais cru lors de mes lectures enfantines.
« Le caractère aventureux du capitaine Servadac étant donné, on accordera sans peine qu'il ne se montrât point définitivement abasourdi de tant d'événements extraordinaires. Seulement, moins indifférent que Ben-Zouf, il aimait assez à savoir le pourquoi des choses. L'effet lui importait peu, mais à cette condition que la cause lui fût connue. À l'entendre, être tué par un boulet de canon n'était rien, du moment que l'on savait en vertu de quelles lois de balistique et par quelle trajectoire il vous arrivait en pleine poitrine. Telle était sa manière d'envisager les faits de ce monde. Aussi, après s'être préoccupé, autant que le comportait son tempérament, des conséquences du phénomène qui s'était produit, il ne songeait plus guère qu'à en découvrir la cause. »

Cet aspect patriotique et martial est curieusement mis en abyme et moqué dans le personnage de Ben-Zouf – et l’humour aussi a vieilli…
Les stéréotypes, notamment racistes, sont systématiques quant aux nationalités et « races » :
« Petit, malingre, les yeux vifs mais faux, le nez busqué, la barbiche jaunâtre, la chevelure inculte, les pieds grands, les mains longues et crochues, il offrait ce type si connu du juif allemand, reconnaissable entre tous. C'était l'usurier souple d'échine, plat de cœur, rogneur d'écus et tondeur d'œufs. L'argent devait attirer un pareil être comme l'aimant attire le fer, et, si ce Schylock fût parvenu à se faire payer de son débiteur, il en eût certainement revendu la chair au détail. D'ailleurs, quoiqu'il fût juif d'origine, il se faisait mahométan dans les provinces mahométanes, lorsque son profit l'exigeait, chrétien au besoin en face d'un catholique, et il se fût fait païen pour gagner davantage. »

De même que sa phraséologie, le roman de Verne constitue d’ailleurs un document sur le XIXe ; livre paru en 1877, il commence par une provocation en duel (Servadak et Timascheff à propos d’une veuve convoitée), coutume fréquente à l'époque.
Évidemment, une certaine culture scientifique, surtout astronomique et physique, est recommandée chez le lecteur. C’est un trésor de géographie, d’histoire, de géologie, de botanique, etc., de techniques comme la marine, la géométrie, météorologie, etc. − et de vocabulaire ; il y a un côté didactique, mais attrayant pour certains : c’est extraordinaire, mais pas incompréhensible ; exemples :
« En un mot, dans la "bobine Rosette", la "nervosité", – que l'on accepte pour un instant ce mot barbare, – était emmagasinée à une très haute tension, comme l'électricité l'est dans la bobine Rhumkorff. »

(Belle métaphore du tempérament du professeur Palmyrin Rosette, comparé à un générateur de haute fréquence par induction, à une époque où « nervosité » est un néologisme récent…)
« À peine d'étroites criques s'ouvraient-elles çà et là. Pas une aiguade ne se voyait, à laquelle un navire pût faire sa provision d'eau. Partout se développaient ces larges rades foraines qui sont découvertes sur trois points du compas. »

(Une rade foraine est ouverte aux vents et aux vagues du large, d’après Le Grand Robert.)
Je ne connaissais pas la « mer saharienne », un projet que Verne développera dans son roman L'Invasion de la mer, voir aussi https://sciencepost.fr/au-xixe-siecle-il-y-eut-un-projet-de-creation-dune-mer-dans-le-desert-du-sahara/.
Verne use même du latin ; ainsi, « Orbe fracto, spes illoesa » se traduirait par « Même si tout est perdu, je garde espoir ».
Moins célèbre que d’autres, ce roman présente une grande fantaisie tout en étant exemplaire du regard scientifique qui caractérise Verne : parti de l’hypothèse possible d’un arrachement d’écorce terrestre suite à la collision avec une comète, il élabore un scénario mêlant effets plausibles et peu vraisemblables.
J’ai repensé à Cyrano de Bergerac, à son L'autre monde qui aurait pu inspirer Verne s’il l’a lu.

\Mots-clés : #aventure #catastrophenaturelle #sciencefiction #science #xixesiecle
par Tristram
le Mer 28 Juil - 22:47
 
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Sujet: Jules Verne
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Arthur Koestler

Les Racines du hasard

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Nota : j’ai lu (il y a longtemps malheureusement) L'Étreinte du crapaud, qui parle de Paul Kammerer, du lamarckisme, des caractères innés et acquis, des coïncidences en série et de la synchronicité junguienne (le dernier thème m’ayant passionné) ; Les Racines du hasard en constitue une suite (ou un complément).
Arthur Koestler assure que dans les années soixante l’existence des phénomènes parapsychiques, scientifiquement étudiés, est prouvée grâce aux statistiques.
Pour leur trouver un cadre théorique acceptable, il revient sur les étonnantes découvertes de la physique moderne dans les années trente, comme le Principe d’indétermination (ou Principe d’incertitude) d’Heisenberg :
« Plus le physicien peut déterminer avec exactitude la localisation d’un électron par exemple, plus la vitesse en devient incertaine ; et vice versa si l’on connaît la vitesse, la localisation de l’électron se brouille. Cette indétermination inhérente des événements infra-atomiques est due à la nature ambiguë et évasive des particules de matière, qui, en fait, ne sont pas du tout des particules, des "choses". Ce sont des entités à tête de Janus qui dans certaines circonstances se comportent comme de minuscules boulets et dans d’autres circonstances comme des ondes ou des vibrations propagées dans un milieu dénué de tout attribut physique. »

« "La tentative même de se faire une image [des particules élémentaires] et de les penser visuellement suffit à les fausser entièrement", écrivit Heisenberg. »

« "L’électron est à la fois un corpuscule et une onde", proclamait Broglie. C’est à ce dualisme, qui est fondamental pour la physique moderne, que Bohr donna le nom de "principe de complémentarité". La complémentarité devint une sorte de credo chez les théoriciens de l’école de Bohr − l’école de Copenhague, comme on disait. Et selon Heisenberg, pilier de cette école, "le concept de complémentarité a pour but de décrire une situation dans laquelle on peut regarder un seul et même événement dans deux systèmes de référence différents. Ces deux systèmes s’excluent mutuellement, mais en même temps ils se complètent, et seule la juxtaposition de ces systèmes contradictoires procure une vision exhaustive des apparences des phénomènes." »

« C’est ce qu’a résumé sir James Jeans dans un passage mémorable : "Aujourd’hui l’on considère généralement, et chez les physiciens presque à l’unanimité, que le courant de la connaissance nous achemine vers une réalité non mécanique ; l’univers commence à ressembler plus à une grande pensée qu’à une grande machine." »

Je suis toujours émerveillé par ces éblouissantes visions aux perspectives extraordinaires.
Puis Koestler revient sur Kammerer et ses « lois de la sérialité » :
« …] tandis que la gravitation agit sans discrimination sur l’ensemble des masses, cette autre force agit sélectivement sur la forme et la fonction pour unir les semblables dans l’espace et dans le temps ; elle relie par affinité. Par quels moyens cet agent a-causal fait intrusion dans l’ordre causal des événements − de manière dramatique ou banale − on ne peut le dire puisque, par hypothèse, il fonctionne en dehors des lois connues de la physique. Dans l’espace, il produit des événements concurrents reliés par affinité ; dans le temps des séries semblablement reliées. "Nous en arrivons ainsi à l’image d’une mosaïque universelle, d’un kaléidoscope cosmique qui, malgré des bouleversements et des réarrangements constants, prend soin de réunir les semblables." »

Il raconte comme Wolfgang Pauli s’associa à Carl Gustav Jung pour rapprocher leurs disciplines respectives, la physique quantique et la (para)psychologie, par l’a-causalité autour du concept de synchronicité.
« Le traité de Jung repose sur le concept de "synchronicité", qu’il définit comme "l’occurrence simultanée de deux événements liés par le sens et non par la cause" ou encore comme "une coïncidence dans le temps de deux événements ou plus, non liés causalement et ayant un sens identique ou semblable… de rang égal à la causalité comme principe d’explication". »

Puis il aborde la tendance à l’intégration qu’on retrouve(rait) dans les domaines de la mystique, de la biologie, du social, et reformule le concept envisagé en « événements confluents ».
C’est une sorte d’épistémologie partisane, à lire avec prudence, comme Le Matin des magiciens de Louis Pauwels et Jacques Bergier…

\Mots-clés : #essai #philosophique #psychologique #science
par Tristram
le Dim 23 Mai - 1:24
 
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Sujet: Arthur Koestler
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Pascal Picq

Au commencement était l'homme ‒ De Toumaï à Cro-Magnon

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A la fois rappel sur nos origines et mise à jour de ce qu’on en sait, le tout dans un langage accessible, avec en seconde partie une comparaison des théories de Coppens, Chaline et lui-même pour expliquer comment une diversité d’espèces a conduit à uniquement la nôtre :
« Nous sommes uniques tout simplement parce que nous sommes seuls. »

« Un court essai l’accompagne dont l’ambition est de dégager cette science de l’homme du déterminisme métaphysique qui l’entrave et de l’inscrire dans le cadre des sciences de l’évolution. »

Cette synthèse avec rappel à la rigueur scientifique use d’un langage plus technique, mais on peut se référer au glossaire en fin d’ouvrage ; Picq met aussi en garde contre les biais, mythes, naïvetés et autres erreurs d’appréciation.
Petit florilège de phrases bien senties :
« Notre évolution n’est pas singulière mais mosaïque, plurielle, buissonnante. »

« Pour ce qui est des capacités mentales, on peut ajouter, par comparaison avec les autres singes, celles d’avoir conscience de soi, d’imiter l’autre, de se mettre à sa place (empathie) et de comprendre ce qu’il ressent (sympathie), de mentir et de manipuler, de montrer (culture/éducation), d’afficher ou de camoufler ses intentions et d’être apte à se réconcilier. Tous ces caractères se retrouvent chez les hommes, les chimpanzés et les bonobos, et font partie des bagages légués par un lointain ancêtre commun. »

« …] actuellement, par exemple, notre cerveau représente 2 % de notre masse corporelle mais consomme 20 % de l’énergie apportée par l’alimentation. »

(On le sait, mais il faut le garder en mémoire au cas où on envisagerait un régime hypocalorique.)
« L’homme est le seul singe migrateur : c’est le début de l’aventure humaine. »


\Mots-clés : #essai #historique #science
par Tristram
le Lun 28 Déc - 23:44
 
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Sujet: Pascal Picq
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Olivier Maguet

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La santé hors de prix : l'affaire Sovaldi

Le Sovaldi est un médicament qui ouvre la voie à l’éradication mondiale de l’hépatite C, une maladie courante, et qui peut être mortelle sans traitement. Protégé par un brevet, il a été vendu à partir de 2014 à un prix exorbitant : alors que son coût de production représentait moins de 100 dollars par an et par personne, le laboratoire pharmaceutique qui le produit en demandait 84 000 dollars. En France, il fut introduit au prix de 41 000 euros la cure. C’est aussi la mesure de la puissance de l’industrie pharmaceutique et de ses lobbies.
Un tel prix, appliqué à l’ensemble des malades, venait mettre en péril le système de sécurité sociale français, et sa prescription a dû être restreinte aux cas les plus graves. L’impossibilité d’accès à certains médicaments, qui ne concernait jusqu’à présent que les « pays du Sud », touche aujourd’hui les pays dits « développés ».
À partir de documents accablants, ce livre retrace les logiques qui conduisent à une telle situation, dont tout laisse présager la généralisation, à moins d’une remise en cause radicale de la politique du brevet exclusif appliquée aux médicaments et de la reprise en main, par les États, de la régulation du marché du médicament qui est alimenté par la ressource publique.

raisonsdagir-editions.org


Le "prix du médicament" n'est pas forcément le sujet avec lequel je rentre en tête en rentrant dans une librairie mais si une couverture puis quatrième de couverture me saute aux yeux... Santé et sécurité sociale sont des sujets importants et "l'économie du médicament" n'est pas un sujet sur lequel j'appliquais spontanément mes grilles de lectures de l'actualité ou de la vie quotidienne. Et puis en "période pré-vaccin" autant se faire peur non ?

Petit livre revendicatif mais pas mal construit. Autour de ce médicament le Sovaldi il porte à notre connaissance  le cycle de vie d'un médicament aujourd'hui, de la trouvaille d'un labo public au tarif exorbitant en passant par la start up, la grosse boite, et les négociations (sociétés de courtage ?). C'est aussi un peu d'histoire économique pharmaceutique et sur les brevets. On y trouve également des touches de lobbying et on peut lire le tout avec des yeux tout ronds comme une bestiole dans les phares d'une voiture.

Très résumé on pourrait dire que (en plus) "on" paye au moins deux fois : une première par la R&D publique et une deuxième par la sécurité sociale. En toile de fond la question mais les lois et dirigeants n'y peuvent rien ? Pas très joyeux comme compte de Noël mais intéressant, au moins autant que ça fait peur.

Le mythe de l'invention revisité, le mythe de ce qui coûte à la société... la consternante captation de capital public... Et puis aussi, encore et toujours la violence des disparités nord-sud.

A noter enfin qu'une des plus grosses sources du livre est une enquête publique américaine, confrontés au même problème mais chez qui certains cherchent aussi des solutions ou au moins des explications. D'autres exemples états-uniens présentés sont pertinents.

C'est choquant et on se sent démuni à la lecture mais à lire si le sujet vous fait dresser l'oreille.

Bonus, la page de médecins du monde sur le bouquin : medecinsdumonde.org

Mots-clés : #actualité #economie #medecine #science
par animal
le Dim 20 Déc - 19:08
 
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Sujet: Olivier Maguet
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Michael S. Gazzaniga

Michael S. Gazzaniga
Né en 1939

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Michael S. Gazzaniga, né le 12 décembre 1939, est un professeur de psychologie à l'Université de Californie à Santa Barbara, où il dirige le Centre SAGE pour l'étude de l'esprit (SAGE : Center for the Study of the Mind). Chercheur en neurosciences cognitives, il est membre de l'American Academy of Arts & Sciences, de l'Institute of Medicine et de la National Academy of Sciences.
Il a publié plusieurs ouvrages de vulgarisation accessibles au grand public.


Ouvrages traduits en français :


- Le cerveau social, Odile Jacob, 1996
- Neurosciences cognitives : la biologie de l'esprit (en collaboration avec R. B. Ivry, G.R. Mangun, Françoise Macar), ed. De Boeck université, 2001
- Le libre arbitre et la science du cerveau, Odile Jacob, 2013

sources : Babelio et Bnf




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Le libre arbitre et la science du cerveau.

"Qu’est-ce qui, en nous, prend vraiment nos décisions ? Pouvons-nous nous estimer libres alors que nous ne maîtrisons pas complètement ce qui se produit dans les tréfonds de notre esprit ? Si le libre arbitre n’est qu’une illusion, sommes-nous vraiment responsables de nos actes ?

Grâce aux apports des neurosciences et de la psychologie de pointe, un auteur phare éclaire d’un jour nouveau un débat philosophique qui a aussi des implications morales et juridiques pour chacun de nous.

Michael S. Gazzaniga est directeur du SAGE Center for the Study of the Mind, à l’Université de Californie, à Santa Barbara et président de l’Institut de neuroscience cognitive. Il a notamment publié Le Cerveau social."


Ce livre se lit très facilement. Pas de démonstrations très savantes, pas de termes incompréhensibles, mais c'est plus qu'un ouvrage de vulgarisation. C'est plutôt un manuel d'explication pour comprendre ce qui se passe dans notre cerveau entre ce dont nous sommes conscient et ce qui ne parvient pas à la conscience et que pourtant nous gardons au fond de la mémoire pour nous en servir  en temps voulu.. Nos décisions sont prises avant que nous en ayons conscience.   De là à prétendre que nous ne sommes pas libres de nos actes, donc pas responsables, que chaque être humain agit comme il est obligé de le faire,  C'est un débat intéressant qui promet des échanges houleux. Certaines personnes disent avoir agit sans comprendre pourquoi. D'autres sont incapables de prendre des décisions, tout cela et bien d'autres choses font de ce livre un ouvrage essentiel à mon avis pour tenter de comprendre ce qu'est la conscience.


Mots-clés : {#}science{/#}
par Invité
le Lun 30 Nov - 15:02
 
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Sujet: Michael S. Gazzaniga
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Francis Hallé

Éloge de la plante, Pour une nouvelle biologie

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En un mot, la biologie s’intéresse principalement à l’animal, négligeant à tort la plante. Plutôt que d’essayer de résumer ce livre qui, plus que vulgariser, ouvre de nouvelles perspectives, je préfère transcrire quelques passages qui m’ont particulièrement marqué.
Entre zoocentrisme (et bien sûr anthropocentrisme de cet organisme « bilatéral et bruyant ») et banalité des plantes immobiles, nous ne prêtons guère attention à ces dernières, méconnaissant parfois même qu’elles sont vivantes.
« Intérêt et curiosité seraient régis, au moins en partie, par une émotion qui culmine chez l’homme lors de la reconnaissance de sa propre espèce, et décroît si l’être vivant auquel il est confronté est différent de lui. »

« Observer un animal crée une tension, car nous savons à quel point cet instant est fugace ; observer une plante engendre la sérénité : c’est le temps lui-même qui apparaît. »

La plante, fixe, est surface, l’animal, mobile, est volume.
« …] une très grande surface par rapport à un modeste volume, c’est là une des caractéristiques essentielles des plantes, et l’une de leurs différences majeures par rapport aux animaux. »

« …] au niveau, fondamental, de l’appropriation de l’énergie, la surface externe ‒ assimilatrice ‒ de la plante équivaut à la surface interne ‒ digestive ‒ de l’animal. »

Ce que je soupçonnais déjà pour la géologie, et qui me fascine :
« Elles semblent immobiles, mais c’est parce qu’elles vivent dans un temps différent du nôtre. »

Si on accélère l’observation des plantes, leur croissance (pratiquement leur seule mobilité) reste seule perceptible ‒ et les animaux « mobiles » sont effacés :
« …] les animaux ont pratiquement disparu ou ne sont plus perceptibles que sous la forme de brefs scintillements. Ce qui bouge, maintenant, ce sont les plantes, dans leur croissance végétative. On perçoit aisément la vigueur avec laquelle elles s’élancent vers la lumière de la canopée et on perçoit aussi la compétition qui les oppose les unes aux autres : on voit nettement les racines du figuier étrangleur se souder en réseau et se refermer lentement sur l’arbre support. Tandis que la croissance devient ainsi une vaste source de mouvements majestueux, les fleurs et les fruits évoluent trop vite pour être perçus autrement que sous la forme d’éclairs de couleur : la sexualité des plantes partage l’échelle de temps des animaux. »

Éblouissant :
« Au fond, plantes et animaux partagent une commune sensibilité à la lumière mais l’expriment selon des directions différentes : celle de la vision chez les uns et chez les autres celle de la photosynthèse (Bamola, communication personnelle). »

Vieille question de la sélection naturelle (au hasard) des mutations selon Darwin, et de l’hérédité des caractères acquis comme adaptation à l’environnement selon Lamarck :
« Ruelle : « Les plantes et les animaux ne sont que les véhicules mortels qui transportent les gènes, et leur comportement est déterminé par cette tâche unique. » Gouyon : « Les individus sont des artifices inventés par les gènes pour se reproduire. » Dawkins : « Pourquoi la vie ? Parce qu’elle assure la survie des gènes. »
Je récuse ces vues provocatrices, empruntés d’une sorte de téléologie à fondement divin, dont le dieu serait le gène ; je rejette l’idée que les êtres humains ne soient que les moyens de la progression victorieuse de leurs gènes et préfère la philosophie de Kant, pour qui les êtres humains sont des fins et non des moyens, pourvus d’une dignité et non pas d’un prix. Quoi qu’il en soit, ces vues extrémistes ne s’appliquent pas aux plantes : les gènes seraient mal avisés de confier leur intégrité à des organismes qui mettent tout en œuvre pour les faire varier ! »

« Ne pouvant se soustraire aux fluctuations de son environnement, la plante aurait en contrepartie la possibilité de faire appel aux deux mécanismes évolutifs ; elle pratiquerait et la sélection des plus aptes, et l’hérédité de l'acquis. »

Hallé souligne à propos que l’animal n’existe pas sans la plante, dont il a toujours besoin in fine pour s’alimenter, alors que la majorité des végétaux est capable de vivre en parfaite autonomie :
« Un regard éloigné nous montrerait qu’en réalité il s’agit, pour l’animal et l’être humain, sinon d'une défaite, du moins du handicap qu’implique une totale dépendance : la plante n’a pas besoin de nous qui avons besoin d’elle. »

« Les plus grands êtres vivants, et ceux qui vivent le plus longtemps, sont des plantes ; ces dernières sont aussi à l’origine de la plupart des chaînes alimentaires, elles structurent nos paysages, abritent les animaux, participent à la formation des sols et au contrôle local des climats, rafraîchissent l’air et sont capables, dans une certaine mesure, de le nettoyer de ses polluants. Grâce à la photosynthèse, la plante fournit à l’animal son énergie, sa nourriture et l’air qu’il respire.
Son succès biologique n’apparaît nulle part mieux que dans le domaine alimentaire : la plante ne dépend pas de l'animal, alors que ce dernier dépend d’elle pour sa survie quotidienne. L’homme, lui aussi, dépend totalement des plantes pour son alimentation : qu’il soit végétarien ou non, peu importe ; sans les plantes, je crois qu’il devrait se nourrir d’eau et de sel ! L’homme, un sommet évolutif autoproclamé… »

À se ramentevoir :
« Souvenons-nous qu’un seul grand arbre représente 160 hectares d’échanges hydriques avec son milieu, quasiment la surface de la principauté de Monaco. »

Derniers mots:


Mots-clés : #ecologie #nature #science
par Tristram
le Sam 18 Jan - 20:38
 
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Sujet: Francis Hallé
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David George Haskell

Un an dans la vie d'une forêt

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« Assis devant mon mandala sur le bloc de grès plat, je me fixe des règles simples : y venir aussi souvent que possible, observer le déroulement d’un cycle annuel, garder le silence, déranger le moins possible, ne pas tuer d’animaux ni en évincer, ne pas y creuser ni y pénétrer, ne m’autoriser qu’un simple effleurement des doigts, de temps en temps. Je n’établis pas de programme de visite précis, mais je me promets de venir là plusieurs fois par semaine. »

David George Haskell s’est choisi une aire circulaire, qu’il compare à un mandala tibétain, où il voit un microcosme de l’écosystème forestier.
« La quête de l’universel dans l’infiniment petit est un thème sous-jacent dans beaucoup de cultures. »

Il est à remarquer que cette démarche, qui paraît aléatoire voire mystique, reste fondamentalement scientifique : c’est l’étude d’un échantillon représentatif d’une forêt ancienne des Appalaches.
Le grand intérêt de ce livre est de présenter un état de nos connaissances sur la diversité biologique (je suppose scientifiquement correct) sous une forme à la fois attrayante et réfléchie (au sens de ses implications humaines). La démarche d’Haskell est particulièrement congrue : cette relation en manière de journal d’observation (l’astuce "un an sur une parcelle de forêt") est rédigée dans un style inspiré, aux limites (parfois transgressées) du lyrisme et de la poésie. Seul un certain anthropomorphisme humoristique (mais du ressort du conte) me paraît un peu dommage. C’est un ouvrage de vulgarisation (qui ne demande pas de connaissances poussées en sciences naturelles), mais le côté didactique est toujours agréablement conçu, et les descriptions faites sur un ton à la fois juste et passionnant.
Profitons donc de l’engouement actuel pour la nature (et notamment les arbres avec Wohlleben) pour approcher ce monde fascinant et méconnu !
Sinon, la part est belle en ce qui concerne l’évolution, ce grand moteur du vivant (si on lui laisse le temps) ; comme c’est dorénavant généralement reconnu, il apparaît que coopération et compétition agissent de concert.
« La génétique moderne donne à penser que dans la nature, les frontières sont souvent plus perméables que nous ne le supposons quand nous nommons des espèces "distinctes". »

« Le ministre de l’Évolution récompense les animaux qui prêtent assistance à leurs proches parents et ignorent leurs parents plus éloignés. »

« L’évolution enjoint non seulement à "croître et multiplier" mais aussi à "s’en aller et multiplier". »

Un développement des pensées de Darwin mène à des considérations inattendues, et fort actuelles :
« Ce que dit Darwin, c’est que toutes les formes de vie sont faites de la même étoffe, et nous ne pouvons donc écarter d’un revers de main la possibilité que les chenilles ressentent les effets d’un choc nerveux en affirmant que seuls nos nerfs peuvent provoquer une réelle douleur. Si nous reconnaissons la continuité évolutionnaire de la vie, nous ne pouvons pas ne pas éprouver d’empathie envers les animaux. Nous sommes faits de la même chair. La descendance d’un ancêtre commun implique que la douleur ressentie par les chenilles et celle de l’homme sont similaires. La douleur des chenilles peut certainement différer de la nôtre en intensité et en qualité, tout comme leur peau et leurs yeux diffèrent des nôtres, mais il n’y a aucune raison de penser que le poids de la souffrance est plus léger pour les animaux non humains. […]
La souffrance est-elle plus grande quand la douleur se manifeste dans un esprit capable de voir au-delà du moment présent ? Ou est-ce pis d’être enfermé dans une inconscience où la douleur est la seule réalité ? Question de goût peut-être, mais la deuxième possibilité ne me semble pas être la plus réjouissante. »

Évidemment la conscience écologique a sa place dans ce livre :
« Le fait que les [plantes] éphémères aient survécu au bouleversement de la période glaciaire montre qu’elles s’adaptent aisément lorsque le vent tourne. Mais la tempête qu’a été l’âge glaciaire a mis des milliers d’années à éclater et à se calmer, alors que ces plantes sont maintenant confrontées à un changement qui s’est abattu en rafale sur elles en l’espace de quelques décennies. Le paradoxe de l’écologiste est devenu la prière du défenseur de l’environnement. Ce mandala pourrait bien être une partie de la réponse à cette prière, une zone de forêt relativement épargnée par le morcellement et l’invasion, où les pages de l’ancienne charte écologique n’ont pas été encore arrachées et emportées par le vent. Ces fourmis, ces fleurs, ces arbres recèlent l’histoire et la diversité génétiques à partir desquelles l’avenir sera écrit. Plus nous retiendrons de pages, plus le scribe de l’évolution aura de matériaux à sa disposition pour retoucher la saga. »

« Les forêts de la planète renferment à peu près deux fois plus de carbone que l’atmosphère, plus de mille millions de millions de tonnes. Cette énorme réserve nous prémunit contre la catastrophe en faisant office de tampon. Sans les forêts, la majeure partie du carbone serait dans l’air sous forme de gaz carbonique et nous ferait griller comme dans une serre. »

On découvre un écosystème largement inconnu en Europe (parulines, etc.). J’ai particulièrement été sensible à la salamandre (28 février) :
« L’évolution a donc conclu deux marchés avec ces animaux, tous deux inscrits dans leur chair : une bouche plus efficace au prix d’une absence de poumons et un allongement de l’espérance de vie au prix d’une queue détachable. Le premier accord est irréversible, le second temporaire, effacé par le mystérieux pouvoir de régénération de la queue.
Le pléthodon est un maître de la métamorphose, un nuage vivant. Sa parade nuptiale et les soins qu’il prodigue à ses petits défient nos classifications péremptoires, ses poumons ont été troqués contre des mâchoires plus longues, une partie de son corps est détachable et, paradoxalement, alors qu’il adore humidité, il ne se baigne jamais. Et, comme tous les nuages, il est vulnérable aux vents violents. »

Et j’ai découvert les (peu appétissantes) blarines, musaraignes à la salive neurotoxique (25 mars) :
« Les blarines ont une vie courte, intense. Une sur dix seulement survit plus d’un an ; les autres sont consumées par leur métabolisme endiablé. Elles respirent si frénétiquement qu’elles ne peuvent subsister longtemps au-dessus du sol. Dans l’air sec, leur respiration outrageusement rapide les dessécherait et les tuerait rapidement. »

La narration du tremblement de terre (29 avril) a un bien meilleur rendu que beaucoup de récits que j’ai pu lire à ce propos, et la sexualité des champignons (2 juillet) est sidérante !
« Nous avons éliminé les prédateurs des cerfs, les Indiens d’abord, puis les loups, puis les chasseurs, dont le nombre diminue d’année en année. »

« Comme tout un chacun, je suis lesté de mon bagage culturel et ne vois donc que partiellement la fleur ; le reste de mon champ de vision est occupé par des mots accumulés depuis des siècles. »


Mots-clés : #ecologie #lieu #nature #science
par Tristram
le Lun 23 Déc - 23:23
 
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Sujet: David George Haskell
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Jean-Pierre Luminet

Le bâton d'Euclide ‒ Le roman de la Bibliothèque d’Alexandrie

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Divulgation (terme préféré à vulgarisation par Jean-Pierre Luminet), roman historique des aventures de pensée des scientifiques dans le musaeum (maison des Muses) aux sept cent mille livres d’Alexandrie la cosmopolite, sur mille ans.
En 642, le général Amrou investit Alexandrie, Bédouin envoyé par le calife Omar de Médine pour brûler les livres de sa fameuse bibliothèque : le Coran les rend inutiles, voire pernicieux.
« Quant aux livres dont tu me parles dans ta dernière lettre, voici mes ordres : si leur contenu est en accord avec le livre d’Allah, nous pouvons nous en passer puisque, dans ce cas, le Coran est plus que suffisant. S’ils contiennent au contraire quelque chose de différent par rapport à ce que le Miséricordieux a dit au Prophète, il n’est aucun besoin de les garder. Agis, et détruis-les tous. »

Le bibliothécaire, Philopon, un vieux philosophe chrétien, Rhazès, un médecin juif, et la belle Hypatie, mathématicienne et musicienne, vont plaider (sur le mode des Mille et une Nuits) pour donner au général les arguments qui pourraient infléchir la décision du commandeur des croyants : c’est l’occasion de narrer l’histoire de la ville depuis le projet des Ptolémées, ainsi que l’apport des savants, écrivains et philosophes qui la marquèrent : Euclide, Archimède, Callimaque, Apollonios, Aristarque, Ératosthène, Hipparque, Philon, Claude Ptolémée, Galien…
La ficelle est grosse, la psychologie indigente, le style convenu (quelque part entre Amin Maalouf et d’Ormesson), mais cela peut constituer une belle découverte des premiers pas de l’esprit scientifique, basés sur l’observation et le calcul.
Évidemment, on parle beaucoup d’astronomie… et, bizarrement, d’astrologie !
En compléments d’une postface ou l’auteur précise sa part d’invention, on trouve d’utiles annexes, Personnages, tableaux chronologiques et notes savantes.

« Et les rois ont plus besoin des poètes que les poètes des rois. »

« ‒ Nous, les Bédouins, nous n’avons souvent pour toit que la voûte étoilée. Et nulle part le ciel ne paraît plus proche de la terre qu’au milieu du désert. Le désert nous invite au ciel. Dans la solitude et le silence des dunes, l’esprit qui pense subit par degrés la dilatation de l’infini. Plusieurs fois, jadis, aux côtés de mon grand-père, j’ai ressenti cette expérience intérieure, presque mystique… Je voyais, j’entendais, j’adorais la musique du ciel dans le silence universel… »

« …] brûler les livres, c’est brûler ses ancêtres, brûler son père et sa mère, brûler son âme, brûler l’humanité tout entière avec elle. »

« Lis, au nom de ton Seigneur qui a créé !
Lis !

Ce sont les premiers mots que dit au Prophète l’archange Gabriel, le messager d’Allah, dans la caverne du mont Hira où Mahomet connut la Révélation.
[…]
Lire, sans doute, songea Hypatie. Mais lire quoi et comment ? Lire le seul Coran ou avoir la curiosité de se pencher sur d’autres ouvrages ? Lire sans comprendre n’est pas grave. Lire sans douter est redoutable. Lire sans plaisir, ce n’est pas lire. »

« ‒ Je n’ai appris qu’une seule chose durant tous mes voyages : il faut écouter l’autre, l’étranger, il faut lire l’autre, l’étranger. Il faut le comprendre. Cela doit être notre règle ordinaire, Nikolaus, notre règle absolue. Comme dit le vieux proverbe grec : "Fais bon accueil aux étrangers"…
‒ "Fais bon accueil aux étrangers, car toi aussi un jour tu seras étranger", complète Nikolaus. »


Mots-clés : #antiquite #communautejuive #historique #science #spiritualité #universdulivre
par Tristram
le Lun 16 Déc - 20:51
 
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Pascal Picq

De Darwin à Lévi-Strauss ‒ L’homme et la diversité en danger

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« Quand Christophe Colomb touche les Amériques en 1492, la même année, les juifs sont chassés d’Espagne, qui ne s’en remettra jamais. Les empires, les royaumes et les États s’écroulent quand ils commencent à exclure. Tel est le vieux monde pétri d’histoire et d’humanités, mais incapable d’apprendre de sa propre histoire alors qu’il prétend l’imposer au reste du monde. Y a-t-il de l’espoir dans le nouveau monde ?
Un siècle est passé entre l’arrivée de Darwin et celle de Lévi-Strauss au Brésil. Entre-temps, presque toute la Terre a été explorée, exploitée, aujourd’hui surexploitée. Tous deux, juste avant de mettre le pied à terre, ont décrit le spectacle étonnant de bancs de petites plantes dérivant le long des côtes. Après cet enchantement, l’un a découvert la luxuriance des tropiques, l’autre leur tristesse. L’un a aimé le voyage, l’autre pas. »

Ces quelques phrases présentent bien le projet épistémologique de ce livre, rapprochement entre ces deux génies et bilan de la dégradation de la planète par l’homme entre leurs voyages en Amérique du Sud à un siècle d’intervalle : pertes de diversité naturelle et culturelle, sauvage et domestique.
Ensuite, cet ouvrage est utile pour préciser les notions d’évolution (la descendance avec modification) et de biodiversité, si faciles à mésentendre, ainsi que les enjeux :
« Voilà un bon exemple de la fonction adaptative de la diversité : la probabilité qu’existent des individus différents susceptibles de mieux répondre à des changements de l’environnement. C’est la véritable assurance-vie d’une espèce. Quand on dit qu’une espèce "s’adapte, ce ne sont pas les individus qui se transforment. L’adaptation est la conséquence d’une sélection sur une diversité préexistante d’individus, dont certains étaient ou semblaient moins adaptés dans les circonstances précédentes. La diversité est la matière première, la condition nécessaire de la sélection et in fine de l’adaptation. »

Pour Pascal Picq, diversité biologique et diversité culturelle sont tout un :
« Depuis, nous savons que nous vivons dans un monde qui change constamment. En revanche, ce dont nous avons moins conscience ‒ et que Darwin avait déjà compris ‒, c’est que l’homme a déjà engagé une entreprise de destruction de la diversité naturelle et qu’il en va de même pour les populations humaines confrontées à l’expansion planétaire de la société occidentale. »

Il précise la notion de coévolution :
« La coévolution, c’est l’évolution qui s’appuie sur la biodiversité et les interactions entre les espèces. »

« Or la biodiversité n’est pas une question d’espèce : c’est l’ensemble de la diversité des gènes, des interactions, des individus et des populations des espèces qui constituent un écosystème. Par conséquent, si un acteur d’éteint, c’est l’ensemble de la communauté écologique qui est menacée. Pourquoi ? Parce que la biodiversité est intrinsèquement liée à la coévolution. »

Picq insiste sur la mobilité de l’homme ‒ voyages, migrations ‒ mais on peut rester dubitatif quant à ses motivations :
« Trois faits majeurs caractérisent le genre Homo [à sa sortie d’Afrique]. Sur le plan biologique, il hérite d’une bipédie et d’une physiologie qui l’autorisent à faire de longs déplacements et à transporter armes et objets ; il avance dans le monde. Sur le plan technique, il invente des outils de pierre taillée plus efficaces, met au point des chaînes opératoires complexes d’une structure cognitive identique à celle du langage, maîtrisant le feu et construisant des abris ; il transforme le monde. Sur le plan cognitif, il développe le langage et témoigne d’expressions symboliques complexes par l’esthétique des bifaces ‒ matière, couleur, forme ‒ et l’usage de colorants ; il construit des représentations symboliques du monde. »

« Homo sapiens ne s’arrête pas comme cela puisqu’il navigue depuis plus de cent mille ans. Plusieurs vagues atteignirent l’Australie, les Amériques et l’Océanie. Comme ces migrations ne sont pas le fait d’une seule population, il s’agit donc d’une étrange pulsion de notre espèce à aller par-delà les horizons et les lignes de crête. C’est certainement la conséquence de sa propension à s’inventer des mondes. »

Il souligne aussi l’érosion de la biodiversité domestique :
« Aujourd’hui, on évoque rarement la disparition en quelques décennies de toute cette biodiversité de races et de variétés de plantes et d’animaux domestiques, et encore moins les pratiques et les savoir-faire qui allaient avec. Les nouvelles plantes génétiquement modifiées et qui éliminent toutes les autres formes d’agriculture, sont un déni de l’évolution : le "cauchemar de Darwin". »

« Cette agrodiversité est liée à des pratiques et à des savoir-faire portés par des mots, des langues, des gestes et des croyances. C’est l’un des facteurs les plus fondamentaux pour espérer conserver toute la biodiversité ; il faut œuvrer pour que les peuples, les langues et leurs savoirs ne disparaissent pas, ce qui serait un désastre d’une ampleur encore plus dommageable que l’incendie de la grande bibliothèque d’Alexandrie. »

On arrive à l’avenir de notre alimentation (et survie) :
« Toutes les recherches entreprises depuis une quinzaine d’années aboutissent au même résultat : plus il y a de la diversité dans un écosystème, quelle que soit sa superficie, plus la productivité de chaque variété est augmentée, la stabilité de la communauté écologique renforcée et la qualité des sols en nutriments améliorée. »

Il y a aussi un intéressant détour par la médecine (qui a particulièrement retenu mon attention comme je pâtis actuellement d’une bactérie opportuniste qui serait d’après la faculté cause de maladies nosocomiales en métropole) :
« On persiste de plus en plus à vouloir éradiquer les maladies et les agents pathogènes, ce qui conduit à l’aberration des maladies nosocomiales. D’une manière générale, en éliminant des bactéries avec lesquelles nous avons coévolué ‒ et même si elles ont des effets peu désirables ‒, on a libéré des "niches écologiques" pour d’autres agents pathogènes redoutables, non pas en soi, mais parce qu’on a aucune histoire épidémiologique avec eux.
D’une manière plus générale, on lit de plus en plus de travaux qui évoquent la moindre résistance aux infections ou la diminution de la tolérance à certaines nourritures, sans oublier les allergies. […] D’une certaine façon, la médecine évolutionniste nous enseigne qu’il vaut mieux coévoluer avec des maladies qu’on sait soigner que de les éradiquer au risque d’en favoriser d’autres. »

« D’une façon plus générale et sans nier les apports de la biologie fondamentale, il serait grand temps de comprendre que la plupart des maladies qui affectent l’homme proviennent de ses activités (agriculture, élevage, villes, pollutions, comme en atteste la direction REACH de la Commission européenne). »

Picq rappelle des évidences utiles à garder à l’esprit pour éviter toute dérive suprématiste :
« Aucune lignée n’est restée en panne d’évolution ou à un stade ancien par rapport à la nôtre. Toutes les espèces qui nous entourent sont les représentantes actuelles de leurs lignées respectives. »

L’ouvrage s’achève par une Esquisse des progrès de l’esprit et des sociétés humaines en annexe, qui distingue les époques et révolutions de façon nouvelle.
« Dans une perspective darwinienne, il faut toujours distinguer la question de l’apparition d’un caractère ou de son origine de celle de sa diffusion et de sa participation au succès d’une espèce (adaptation). C’est aussi la différence épistémologique, au sens de Joseph Schumpeter ‒ qui avait très bien lu Darwin ‒ entre invention et innovation. Un changement de société, ce n’est pas tout inventer, mais appréhender et arranger des inventions déjà existantes et les intégrer dans un projet porté par une nouvelle représentation du monde. Sans savoir où nous allons, tout ce qui a accompagné l’idée de progrès ‒ économie, démocratie, travail, politique, société ‒ est en train de changer ; en un mot, les rapports de l’homme à son évolution et à la nature du progrès sont à inventer. »

Peu de bouleversements peut-être dans cette actualité des sciences de l’évolution (2013), mais les pensées sont magistralement synthétisées en quelques mots qui disent beaucoup :
« Le début du XXe siècle hérite d’une tension formidable entre les utopies scientistes et progressistes exprimées par la naissance de la science-fiction ‒ Jules Verne, H. G. Wells ‒ et les promesses d’utopies sociales nourries par la condition misérable des classes sociales dont témoignent les œuvres de Charles Dickens et d’Émile Zola. Le rêve d’un progrès de l’humanité s’effondre dans l’horreur de la Première Guerre mondiale, où les hommes sont broyés par les machines. »

Ce livre collationne beaucoup de faits, d’ordres de grandeur, de moyens d’appréhension, de rapprochements parlants.
Picq fait référence à Jay Gould aussi bien qu’à Hampâte Bâ ou Conrad.
Bien que ce ne soit pas du tout nécessaire pour cette lecture, il est quand même recommandé d’avoir lu Claude Lévi-Strauss, au moins Tristes tropiques, et bien sûr, sinon d’avoir lu Darwin (pourtant passionnant même pour qui a peu de bagage scientifique, mais le goût des voyages aventureux), de connaître un minimum la théorie de l’évolution (et ça, ça devrait être au programme de tous).
Fait partie de ces ouvrages de vulgarisation qui sont si stimulants, au moins pour l’imagination !

Mots-clés : #ecologie #essai #historique #minoriteethnique #mondialisation #nature #science
par Tristram
le Lun 12 Aoû - 14:18
 
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Sujet: Pascal Picq
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