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Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Mar 19 Mar - 5:15

93 résultats trouvés pour solitude

Jean-Jacques Rousseau

Les Rêveries du promeneur solitaire

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J’ai retrouvé après un demi-siècle ces lamentations autocentrées, déjà romantiques dans leur hypersensibilité et leur solitude élitiste, larmoiements égotistes et même paranos qui m’avaient agacé, comme dans ce suffisant jugement :
« Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec un but tout contraire au sien : car il n'écrivait ses Essais que pour les autres, et je n'écris mes rêveries que pour moi. »

Mais il est vrai que ce n’est pas Rousseau lui-même qui a publié ce recueil (inachevé) de dix promenades, conçu dans la prolongation des Confessions. J’ai donc fait l’effort d’en reprendre la lecture, et d’ailleurs la prose est belle et sensible.
« Mon imagination déjà moins vive ne s'enflamme plus comme autrefois à la contemplation de l'objet qui l'anime, je m'enivre moins du délire de la rêverie ; il y a plus de réminiscence que de création dans ce qu'elle produit désormais, un tiède alanguissement énerve toutes mes facultés, l'esprit de vie s'éteint en moi par degrés ; mon âme ne s'élance plus qu'avec peine hors de sa caduque enveloppe, et sans l'espérance de l'état auquel j'aspire parce que je m'y sens avoir droit, je n'existerais plus que par des souvenirs. »

Il n’en reste pas moins que demeurent en travers de la gorge des propos tels que :
« Après les recherches les plus ardentes et les plus sincères qui jamais peut-être aient été faites par aucun mortel, je [… »

« Je me refuse ainsi à toutes nouvelles idées comme à des erreurs funestes qui n'ont qu'une fausse apparence et ne sont bonnes qu'à troubler mon repos. »

« …] car j'ai très peu fait de bien, je l'avoue, mais pour du mal, il n'en est entré dans ma volonté de ma vie, et je doute qu'il y ait aucun homme au monde qui en ait réellement moins fait que moi. »

La Quatrième promenade présente des arguties captieuses sur ses mensonges, au nom de la morale qui lui serait naturelle ; mieux, il ne tolère que la fiction qui a une finalité morale.
« Il suit de toutes ces réflexions que la profession de véracité que je me suis faite a plus son fondement sur des sentiments de droiture et d'équité que sur la réalité des choses, et que j'ai plus suivi dans la pratique les directions morales de ma conscience que les notions abstraites du vrai et du faux. »

Dans la Cinquième promenade, Rousseau avoue qu’il serait demeuré avec plaisir dans « l'île de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne », seul (avec du personnel), herborisant et se promenant oisivement.
Quelque chose qui semble participer de la misanthropie et de la mise à distance dédaigneuse teinte souvent cette autocritique un peu partisane.
« Le résultat que je puis tirer de toutes ces réflexions est que je n'ai jamais été vraiment propre à la société civile où tout est gêne, obligation, devoir, et que mon naturel indépendant me rendit toujours incapable des assujettissements nécessaires à qui veut vivre avec les hommes. »

Dans le Septième promenade, après la société des hommes, ce sont la géologie, la zoologie, l’astronomie qu’il dénigre, et ne lui reste que la botanique pour jouir de la nature où il fuit la société humaine : encore une autojustification oiseuse.
« Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre pour ainsi dire dans le système des êtres, à m'identifier avec la nature entière. Tant que les hommes furent mes frères, je me faisais des projets de félicité terrestre ; ces projets étant toujours relatifs au tout, je ne pouvais être heureux que de la félicité publique, et jamais l'idée d'un bonheur particulier n'a touché mon cœur que quand j'ai vu mes frères ne chercher le leur que dans ma misère. Alors pour ne les pas haïr il a bien fallu les fuir ; alors me réfugiant chez la mère commune j'ai cherché dans ses bras à me soustraire aux atteintes de ses enfants, je suis devenu solitaire, ou, comme ils disent, insociable et misanthrope, parce que la plus sauvage solitude me paraît préférable à la société des méchants, qui ne se nourrit que de trahisons et de haine. »

Dans la Huitième promenade, le dépressif et autosatisfait Rousseau se révèle aussi précurseur du complotisme.
« Moi qui me sentais digne d'amour et d'estime, moi qui me croyais honoré, chéri comme je méritais de l'être, je me vis travesti tout d'un coup en un monstre affreux tel qu'il n'en exista jamais. Je vois toute une génération se précipiter tout entière dans cette étrange opinion, sans explication, sans doute, sans honte, et sans que je puisse au moins parvenir à savoir jamais la cause de cette étrange révolution. Je me débattis avec violence et ne fis que mieux m'enlacer. Je voulus forcer mes persécuteurs à s'expliquer avec moi ; ils n'avaient garde. Après m'être longtemps tourmenté sans succès, il fallut bien prendre haleine. Cependant j'espérais toujours ; je me disais : un aveuglement si stupide, une si absurde prévention, ne saurait gagner tout le genre humain. Il y a des hommes de sens qui ne partagent pas ce délire ; il y a des âmes justes qui détestent la fourberie et les traîtres. Cherchons, je trouverai peut-être enfin un homme ; si je le trouve, ils sont confondus. J'ai cherché vainement, je ne l'ai point trouvé. La ligue est universelle, sans exception, sans retour, et je suis sûr d'achever mes jours dans cette affreuse proscription, sans jamais en pénétrer le mystère. »

La parade psychique est soigneusement décrite : il se tourne alors vers l’« amour de moi-même » (et non plus l’amour-propre) : sa propre estime, inaltérable, contre l’opinion des autres. Il vit dans le présent, dans l’oubli, dans "son" monde.

Neuvième promenade : Rousseau est persécuté ; en voici la cause bénigne :
« Je comprends que le reproche d'avoir mis mes enfants aux Enfants-Trouvés a facilement dégénéré, avec un peu de tournure, en celui d'être un père dénaturé et de haïr les enfants. Cependant il est sûr que c'est la crainte d'une destinée pour eux mille fois pire et presque inévitable par toute autre voie, qui m'a le plus déterminé dans cette démarche. »

Dans cette introspection d'un individualisme novateur en littérature, je n'ai pas su démêler tout l'apport philosophique, d'ailleurs gêné par une religiosité foncière.

\Mots-clés : #autobiographie #intimiste #philosophique #psychologique #solitude #vieillesse
par Tristram
le Lun 22 Jan - 11:12
 
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Sujet: Jean-Jacques Rousseau
Réponses: 47
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David James Duncan

La Rivière Pourquoi

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Henning Hale-Orviston, illustre pêcheur à la mouche, est H2O pour son fils, Gus, le narrateur ; et Ma, sa mère, pêche à l’appât… L’intello et la péquenaude, voilà le socle de la famille, à laquelle il faut ajouter Bill Bob, le petit frère (qui s’intéresse à beaucoup de choses, mais absolument pas à la pêche). La première partie constitue une sorte de satire de cette institution de la pêche à la mouche aux États-Unis (cf. Brautigan et nombre d’autres auteurs), dans une verve humoristique qui rappelle John Irving (de même que l’attention aux enfants), et avec comme point d’orgue la guerre du Parfait Pêcheur à la ligne d’Izaak Walton, Bible paternelle (la raillerie de la religion est aussi fort marquée).
Dans la seconde partie, Gus part vivre seul sa monomanie (auprès de la rivière Tamanawis, qui fait un ?). Comblé en pêchant sans cesse, il ne vit cependant pas le rêve escompté, qui tourne au cauchemar quand il récupère un pêcheur noyé. Profondément déprimé, il remue des considérations métaphysiques, inspirées des « nourêves » (dont le « Monde Jardin ») de la cosmo-mythologie de son frère et des souvenirs d’un Indien respectueux de la nature, Thomas Bigeater ; il renonce à la pêche (où il a détruit des quantités de poissons) et décide de frayer avec ses semblables afin de se réconcilier avec le monde. Puis il rencontre une superbe pêcheuse, Eddy, qui disparaît. Titus, un philosophe, l’initie à la connaissance, en commençant par les mystiques et sages, surtout orientaux. Puis Gus vit de ses mouches montées, et y travaille avec Nick, qui porte sur la paume la cicatrice laissée par l’hameçon qui permit de le sortir de l’eau en mer nordique. Comme il a remonté le ruisseau mort de son enfance jusqu’à sa source cloaquale, Gus remonte la Tamanawis tel un Indien Tillamook lors de son initiation.
« Les troncs s’élevaient comme des piliers pour former tout en haut une mosaïque de vert, de noir et de ciel. Seule une lumière de vitrail filtrait. Au centre, il y avait un creux, entouré de fougères et d’arbres abattus. Au fond du creux, il y avait un large bassin rocheux étrangement tapissé de pierres de la taille de têtes humaines et aux cheveux de mousse. Et au milieu de ces pierres sourdait une paisible source d’où, coulait, inlassable, une eau ancienne et pure. »

« Je me suis remémoré les paroles des anciens Tillamooks : la source est partout. Je commençais à appréhender leur signification, peut-être pas à un degré très profond, mais au moins sur un plan météorologique et géographique, ce qui, somme toute, était suffisamment profond pour un cas désespéré de pêcheur affamé assis dans la forêt la pipe à la bouche. J’ai compris qu’une mecque n’avait de valeur que s’il s’agissait d’un endroit en soi plutôt que d’un endroit dans le monde. J’ai compris que cette mecque-source, ici, dans la maison d’épicéas, était à la Tamanawis ce qu’était pour moi mon lieu de naissance : un point de départ tangible et non une source ultime. J’ai compris que la vraie Tamanawis était la Tamanawis tout entière et que la source de cette rivière-là était la pluie, les nappes phréatiques, la rosée, la fonte des neiges, le brouillard, la brume, la pisse des animaux, les ruisselets anonymes, les marécages perdus, les sources souterraines, et la source de toutes ces sources était les nuages, et la source des nuages était la mer, si bien que la rivière qui coulait devant ma cabane prenait réellement sa source « partout », du moins partout où cette eau était passée, ce qui inclut tout l’espace et le temps de la terre… »

C’est le sens du mythe des filles aveugles de la mer et du soleil qui, dispersées par le vent, regagnent leur mère. Puis c’est le retour :
« Cette nuit-là, j’ai fait quelques découvertes. D’abord, j’ai découvert qu’outre le « deuxième souffle » bien connu, il en existe un troisième, un quatrième et un cinquième, chacun plus faible et plus bref que le précédent. Puis, alors que l’aube ne se lèverait pas avant des heures, j’ai découvert qu’il y a un dernier souffle essoufflé qui dure jusqu’au moment où tu t’écroules. Celui-là, tu le sens davantage dans le ventre que dans le cœur ou les poumons. Tu sais qu’il est là quand tu t’aperçois que des parties essentielles de ton être commencent à mâcher et à dévorer les parties moins essentielles. Tu marches en te digérant toi-même, désormais incapable de faire semblant de comprendre, d’aimer, de désirer ou de rechercher quoi que ce soit. Tu oublies tout ce qui a pu t’arriver et tu en viens à croire que rien d’autre n’arrivera que cette marche interminable dans la nuit détrempée. Tu cesses de réfléchir, de percevoir, de te donner du mal, d’effectuer le moindre geste conscient. Tu ne sens plus tes pieds et tu te laisses emporter par la route telle une feuille morte par le courant. »

« Si le corbeau continue vers la mer, il survolera bientôt le ? Il regardera en bas et verra les mêmes méandres que ceux que tu as vus, mais tu sais à présent que le corbeau n’y lira rien, ni question, ni mot, ni ordre, parce qu’il n’est nul besoin de mot ou de question, parce qu’il n’y a pas de désordre. Le corbeau verra le ? comme la rivière l’a écrit, une simple affirmation. La complexité de l’univers de la rivière depuis sa source jusqu’à l’océan, la vie et les vies que l’eau nourrit et contient, l’infinité de facettes qu’elle soude en une seule, tout cela ne doit pas être questionné, mais affirmé. Affirmé ainsi que cela a été créé, dans un langage si simple, si pur, si primordial qu’il échappe à notre examen et à notre compréhension, de même qu’à notre esprit et à notre langue. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il existe… et, grâce au corbeau, tu en as eu un aperçu. »

Eddy réapparaît – et le défie d’accompagner un saumon remontant le courant, à peine lié par un bas de ligne trop fin, dans une anabase taoïste et amoureuse.
Une approche originale, assez bizarre, mais Augustin, le pêcheur qui ne parle qu’à sa canne Rodney (fishing rod) ne m’a pas totalement convaincu.

\Mots-clés : #amérindiens #amour #initiatique #merlacriviere #nature #solitude
par Tristram
le Lun 27 Nov - 20:30
 
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Sujet: David James Duncan
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Jorn Riel

Le jour avant le lendemain

Tag solitude sur Des Choses à lire Le_jou11


Ninioq, l’ancienne, est inquiète : le changement transforme son monde.
« Tout avait changé et continuait à changer. Si la mer, le ciel et les montagnes étaient tels qu’ils l’avaient toujours été, si les hommes continuaient à naître et à mourir, elle ressentait pourtant intensément que tout était en décomposition, qu’elle et sa tribu étaient en train d’abandonner la vie qui avait toujours été celle des hommes.
D’abord le renne avait disparu, ce qui avait été un grand malheur. Car sur ses traces étaient parties bien des tribus qui, autrefois, avaient peuplé le pays. Puis étaient survenues de longues périodes où les animaux de mer s’étaient tenus loin des côtes, entraînant de mauvaises chasses et des famines. Peut-être étaient-ce ces temps difficiles qui changeaient les hommes. Les tribus étaient devenues plus petites, plus sédentaires, et l’on avait commencé des querelles de sang qui se prolongeaient sur plusieurs générations. »

« À bien des points de vue, d’ailleurs, la vie de vieille femme lui paraissait aussi plaisante que celle de jeune femme. Parfois même plus amusante, puisqu’elle ne désirait plus tout ce qu’un être humain ne peut jamais atteindre. »

La vie des chasseurs nomades est évoquée, avec ses violences et malheurs, comme la famine, mais c’est le sort des vieillards qui est particulièrement souligné, qui vont s’exposer à la mort sur la glace lorsqu’ils sont devenus à charge.
C’est le départ du camp d’hiver pour celui d’été en kayaks et « bateaux de femmes », et les savoir-faire de Ninioq sont toujours précieux, qu’elle transmet aux plus jeunes. Pêche et chasse ayant été fructueuses, elle se porte volontaire pour le séchage de la provende sur une île à viande, avec son jeune petit-fils Manik qui en a exprimé le souhait, et Kongujuk la rhumatisante, qui meurt bientôt. Comme les autres ne viennent pas les rechercher, ils retournent au campement, où tout le monde est mort après une visite du grand bateau (des Blancs ; apparemment de maladie).
Ninioq raconte son existence et ses rêves à Manik, pressé de devenir son « pourvoyeur », mais qui a encore tant à apprendre…
« C’était en tout cas un fait que cela faisait longtemps qu’ils n’avaient pas contemplé de visages étrangers et que, partout où l’on voyageait, on ne rencontrait que ruines de maisons et emplacements de tentes abandonnés. »

« Manik buvait ses paroles. Il les prenait à lui, il les enfouissait au fond de sa conscience comme de précieux trésors et sentait qu’elles lui appartenaient comme elles avaient appartenu à tous les autres qui les avaient entendues avant lui. »

« Elle était fatiguée. Si fatiguée que la vie elle-même ne lui semblait plus souhaitable. Mais elle devait continuer à vivre pour le garçon. Elle n’avait pas peur de la mort. La mort viendrait comme une délivrance, un changement longtemps espéré dans cette existence à laquelle elle n’appartenait plus. Par contre, elle avait peur de la vie. Car la vie était devenue solitude, vide et crainte de ce qui pouvait arriver. Elle avait surtout peur pour le garçon. Que deviendrait-il quand elle mourrait ? »

C’est vrai qu’on ne rit guère dans cette évocation (malheureusement peu approfondie) assez effroyable de la vie des « eskimos » ; tout au long de cette lecture, j’ai pensé qu’elle ferait peut-être reconsidérer le retour aux sources "ethniques" en vogue actuellement chez les wannabes…

\Mots-clés : #mort #nature #solitude #vieillesse
par Tristram
le Jeu 9 Nov - 11:15
 
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Hubert Haddad

Géométrie d'un rêve

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Un vieil écrivain solitaire s’est installé dans le Finistère ; toujours marqué vingt ans plus tard par son amour pour Fedora, une soprano, ce narrateur décide d’écrire son journal, et sa propre vérité.
« Mais je n’ai d’autre alternative aujourd’hui que le mutisme ou la confession. Et me taire serait une sorte de noyade. Glissant en aval du temps qui me reste, je commence avec ces pages un exercice inédit et quelque peu saugrenu : tenter de garder la tête hors des eaux mortes du quotidien, bien autrement que par la fiction. »

Il note donc réflexions, méditations, souvenirs, scénarios d’œuvres de fiction, citations littéraires et philosophiques, ses rêves et son quotidien.
Sa mère morte juste après sa naissance, rejeté par son père gendarme, il fut élevé par Elzaïde, sa grand-mère maternelle, conteuse aussi imaginative qu’analphabète qui lui inculqua « les vertus conjuguées de la fable et de la métaphore » ; mais ce qui le hante surtout, c’est Fedora, sa maîtresse pendant des années, dont il ne partagea que des jours, jamais les nuits.
« L’absence initiale de mère, de cette lumière penchée qui vous sauve de l’ordinaire indifférence des choses, aurait pu m’écarter de l’espèce humaine, faire de moi une sorte de monstre, si deux ou trois substituts femelles n’avaient parié sur la félicité de l’orphelin. »

« Je n’ignore pas quelle fonction compensatoire ont pour moi ces pages. Pouvoir écrire cent fois le nom de Fedora est une manière de l’invoquer, comme le derviche qui se remplit des cent appellations d’une divinité absente. En moi sont inscrites et foliotées toutes nos rencontres, seule lecture d’inestimable valeur dans une existence livrière. Pourtant notre relation se détache de la pleine mémoire et dérive entre des banquises d’oubli, sur fond d’énigme. »

Fedora fut une femme sensuelle, passionnée et secrète, que son portrait range avec les grandes héroïnes de la littérature.
« Elle s’enroula contre moi pour m’avaler dans les sucs de la plus violente séduction. Je repris le dessus au fond d’une ottomane drapée de satin à motifs géométriques. Les seins de la cantatrice, splendides fuseaux oscillants comme des têtes de cobra, furent ma première découverte. Une gorge dénudée peut changer un visage : le masque de Fedora tomba sur cette morphologie éclatante de sphinge peinte par Franz von Stuck. Outre les épaules et la roseur poivrée des aisselles, je ne vis rien d’autre de son corps, trop aveuglément perdu en elle ce jour-là, trop effrayé par mon propre désir. Ses doigts avaient délacé tous les linges et mis crûment en jonction chairs et organes. Elle haletait et râlait, la tête renversée, les mamelons tendus sous mes lèvres. À ce moment de douceur paroxystique, j’aurais sans doute pu la tuer si elle me l’avait demandé dans une langue intelligible. Cambrée à se rompre, battant ma face de sa chevelure, elle gémissait des paroles sans suite, elle les criait. Ses yeux fixaient le plafond, égarés, puis revenaient à moi dans un éclair d’imploration ou de fureur. Fedora perdait prise au point de ne plus m’identifier. Il n’y avait plus de distance pour elle entre possession et douleur, folie et sommeil. Jamais n’aurais-je imaginé que l’amour physique puisse être une pareille culbute dans le néant. »

Par petites touches, on apprend qu’il a vécu à Kyoto où il fut l’amant d’Amaya, fille tatouée d’un yakusa, qu’il a connu la prison, fut marqué par une expérience d’asphyxie aux gaz d’échappement dans son enfance, et qu’il se sent fort proche d’Emily Dickinson. Son seul succès éditorial aura été Tallboy, l’histoire de Ludwig, jeune Allemand seul dans un blockhaus de la côte normande en 1944, qui « ne connaît rien de son histoire que les poètes et les musiciens ». Il est aussi fasciné par le destin du Maître de Lassis, mystérieux artiste peintre vivant retiré au voisin château de Fortbrune avec sa fille Aurore et une servante, morts brûlés par les nazis ainsi que toute son œuvre. Il fréquente un peu le vieux père Adamar, organiste dont le frère fut un « malgré-nous » de l’Alsace-Lorraine annexée (incorporé de force dans la Waffen-SS – et devenu un héros nazi).
À propos de Lavinia, la bibliothécaire du proche village de Meurtouldu, qui possède son livre, la Verseuse du matin (et bel échantillon du style de Haddad dans ce roman) :
« Elle parlait avec une liberté d’intonation très musicale, en sopraniste du chuchotement. J’avais remarqué sur la lande le feu intense de ses prunelles. Il me semblait découvrir ses traits après cet éblouissement, et la courbe opaline d’une nuque cernée de flammèches d’un blond cendré. Une telle grâce émanait d’elle que je me sentis transporté vingt ans en arrière, dans la cité des Doges, en plein hiver. Le sujet de la nouvelle-titre m’avait été en effet inspiré par une rencontre des plus énigmatiques, retour de la piazza San Marco, sur le pont des Déchaussés où les masques du carnaval rentraient par cohortes trébuchantes, aux premières lueurs de l’aube. J’étais revenu trois mois plus tôt du Japon avec une nostalgie de jade et de laque dont j’espérais guérir à Venise, la plus nippone des cités d’Europe. L’amour, cette religion de la volupté, m’avait rendu quelque peu mécréant, mais je rêvais d’union fidèle comme tous les jeunes gens qui suivent le premier jupon. Perdu dans la ville en fête, sans autre masque que ma mine de pierrot lunaire, j’avais longtemps erré d’un pont l’autre entre les canaux et les palais illuminés qui mêlaient leurs feux dans le remous. Cette mosaïque d’architectures flottantes, mirage sur la lagune, avec ses stylites à tête de lion et ses temples barbares, n’évoquait rien pour moi du grand art de Véronèse ou de Titien. Sans affinité pour cette vie adorablement futile, je déambulais en exclu des vertus attractives qui, selon Chateaubriand, "s’exhalent de ces vestiges de grandeur", quand, au petit jour, depuis le pont des Déchaussés, je la vis sur le quai du Grand Canal : accroupie sur une marche qui touchait la vague, les jupes relevées au-dessus des genoux, elle remplissait un récipient de verre, vase ou carafe, aussitôt reversé dans l’eau noire. Le soleil venait de se lever sur les dômes et les campaniles, laissant encore dans la pénombre les embarcadères ou la robe des ponts. Le carnaval s’était vite essoufflé dans ce quartier populaire et seuls quelques vagabonds traînaient le long des appontements. Je mis peu de temps à rebrousser chemin pour descendre sur le quai. La jeune femme reversait toujours l’eau du canal, la tête penchée, avec une grâce presque terrifiante. Le soleil inonda bientôt ses belles mains et ce fut une révélation : c’était elle, la Verseuse du matin ! Je sentis pour la première fois en moi l’exaltation un peu vaine de l’inspiration, pure émotivité projetée dans l’inconnu. La Vénitienne était probablement folle, et reconnue pour telle par les riverains, mais elle restera pour moi cette prêtresse des eaux qui me fait irrésistiblement penser, quoique à l’opposite, dans l’effroi d’une naissance matutinale, à l’allégorie des Mémoires d’outre-tombe : "Venise est là, assise sur le rivage de la mer, comme une belle femme qui va s’éteindre avec le jour ; le vent du soir soulève ses cheveux embaumés ; elle meurt saluée par toutes les grâces et les sourires de la nature." »

Il y a aussi « l’ami Jean » de son enfance au bord de la Marne, Else, sa belle-mère allemande, qui lui donna ses premiers émois sexuels, une certaine Blandine Feuillure de La Gourancière, sa « lectrice cannibale » qui enquête sur les sources biographiques de son écriture, Vauganet, autre piètre écrivain, ses personnages qui vivent toujours en lui, et surtout ses songes, ses insomnies et ses paralysie du sommeil.
Quelques extraits caractéristiques :
« Dans sa très vibrante aphasie, la musique peut être cette forme autistique d’expression qui sauve par manière d’indicible repli. »

« À chaque fois que je prends la plume, je repense à l’inconnue du canal Saint-Martin : nous ne faisons rien d’autre, écrivant, que de vider les étangs pourrissants de la mémoire dans l’espoir de mettre à nu un destin perdu. »

« Je me récrée sacrément, en romancier repenti, de la totale liberté formelle que permet le journal intime : aucune obligation de chronologie, pas de descriptions intempestives ni d’usage industrieux de la psychologie. La vérité flottante de ma vie, succession de bouts d’errances et de paralysies, m’apparaît comme un cercle de figures plus ou moins floues qui avancent et se dérobent, avec l’air d’une foule déchaînée en mal de lapidation ou, tout au contraire, l’aspect plutôt aimable d’une ronde agreste. »

« En vérité, mon émotion de cardiaque ressemble fort à un coup de foudre. Celle-ci ne peut tomber qu’au même endroit de la mémoire, réveillant sans fin d’autres émois. Mon regard traverse le voile charnel du vivant et appelle l’ombre qu’il dissimule – folle incantation ! »

« Je me disais en l’observant que la critique universitaire est l’exercice le plus ingrat d’appropriation et de subordination de la liberté humaine. Nous écrivons des romans pour échapper aux aliénistes du langage comme à toute forme de réduction savante. »

« La vie est une succession de figures fractales qui s’ordonnent en destinée. »

Érudition et imaginaire, existentiel et songe, c'est toute une mémoire qui tente de se perpétuer. Une belle œuvre, où des signes semblent s’organiser en échos pour faire sens (l’Allemagne, la musique, l’amour, etc.), et où tout ne sera pas élucidé.

\Mots-clés : #amour #creationartistique #deuxiemeguerre #journal #lieu #musique #reve #solitude
par Tristram
le Ven 15 Sep - 12:48
 
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Jon Krakauer

Into the Wild (Voyage au bout de la solitude)

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Ce récit, au départ un article de Krakauer, relate la tentative du jeune Christopher McCandless de vivre seul dans l’Alaska sauvage (Sean Penn en a tiré un film dont j’ai gardé le souvenir à cause du bus abandonné dans lequel on retrouvera son corps).
« Au cours de l’été 1990, tout de suite après l’obtention de son diplôme de fin d’études, avec mention, à l’université Emory, son entourage le perdit de vue. Il changea de nom, fit don de ses 24 000 dollars d’économies à une œuvre humanitaire, abandonna sa voiture et presque tout ce qu’il possédait et brûla les billets de banque qu’il avait dans son portefeuille. Puis il vécut une nouvelle vie, logeant chez des marginaux dépenaillés et parcourant l’Amérique du Nord à la recherche de l’expérience pure, transcendante. Sa famille ignorait complètement ce qu’il était devenu, jusqu’à ce qu’on retrouve ses restes en Alaska. »

Inspiré par Léon Tolstoï, Ralph Waldo Emerson, Henry David Thoreau (« la Désobéissance civile »), Boris Pasternak, Mark Twain et surtout Jack London, Chris quitte les siens et, épris de liberté, prend la route. Il se surnomme lui-même Alexander Supertramp et écrit son journal à la troisième personne du singulier ; il mène la vie errante des vagabonds à travers les États-Unis (y compris une descente du Colorado en canoë jusqu’au Mexique) pendant deux ans, subsistant de petits boulots et de plantes sauvages, faisant de belles rencontres.
Krakauer expose son enquête débutée dès que le corps de Chris est découvert, ses rencontres avec des amis de McCandless, les antécédents similaires en Alaska, comme Everett Ruess (apparemment déjà présenté par Wallace Stegner). Nombre d’autres écrivains de la wilderness sont évoqués, comme John Muir, Edward Abbey. Mais ce qu’on peut savoir de Chris forme un portrait qui me paraît confus. Il me semble qu’on peut retenir qu’il était intrépide (ou téméraire), soucieux de se prouver son autonomie, attiré par l’aventure, et aussi idéaliste antisocial, « romantique », en quête de vérité.
Puis Krakauer raconte en comparaison son cas personnel, et son ascension du Devils Thumb (le Pouce du Diable), en Alaska.
« Et puis brusquement, il n’y eut plus d’endroit où grimper. »

En avril 1992, Chris part seul sur la piste Stampede, avec pour tout bagage cinq kilos de riz, une carabine 22 Long Rifle et quelques livres. Après deux mois de vie dans la taïga aux abords de l’autobus, seul vestige d’un projet abandonné de route minière, il veut revenir, mais la rivière qu’il a passé à gué est devenue infranchissable.
« Il tenta de vivre entièrement sur le pays, et il le fit sans se soucier d’apprendre auparavant à maîtriser tout le répertoire des techniques indispensables. »

Krakauer relate comme il découvrit l’autobus avec tout ce qu’y a laissé Chris, cite le journal où sont énumérés les gibiers et baies consommés par celui qui va mourir de faim (et possiblement d’un empoisonnement par un alcaloïde végétal).
Dans cette revue des "appels de la forêt" contemporains, j’ai été frappé par l’importance marquante de la beauté de la nature (simultanément avec la soif de liberté, d'aventure et de vérité).

\Mots-clés : #aventure #biographie #jeunesse #nature #solitude #temoignage #voyage
par Tristram
le Mer 10 Mai - 13:03
 
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Haruki MURAKAMI

Tony Takitani

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L’épouse de Tony Takitani, une acheteuse compulsive de vêtements, décède.
« Pour lui, c’était comme une ombre que sa femme avait laissée derrière elle. Des ombres de taille 36, superposées sur plusieurs rangées, pendant sur les cintres. On aurait dit un échantillon des possibilités infinies (ou du moins théoriquement infinies) que recelait l’existence humaine, rassemblées et suspendues là.
Ces ombres avaient épousé étroitement le corps de sa femme de son vivant, avaient bougé avec elle, reçu son souffle tiède. Mais Tony Takitani n’avait désormais plus sous les yeux qu’un troupeau d’ombres misérables, privées de vie, qui se desséchaient d’heure en heure. Ce n’étaient plus que de vieux vêtements dénués de la moindre signification. À force de les fixer ainsi, Tony Takitani se sentit oppressé. Les couleurs tourbillonnaient dans l’air comme du pollen, et venaient imprégner ses narines, ses oreilles, ses yeux. La présence des volants, boutons, épaulettes, poches plaquées, dentelles, ceintures, dont sa femme avait été si avide, paraissait raréfier étrangement l’air de la pièce. »


\Mots-clés : #nouvelle #solitude
par Tristram
le Sam 29 Avr - 12:47
 
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Sujet: Haruki MURAKAMI
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Lawrence Block

Huit millions de façons de mourir

Tag solitude sur Des Choses à lire Huit_m10

Une enquête de Matt Scudder, détective privé sans licence qui rend service contre émolument ; naguère inspecteur de police, une de ses balles perdues a tué une fillette, et il ne cesse de s’interroger sur les aléas de l’existence ; quoique non-croyant, il met dix pour cent de ce qu’il touche dans le tronc des pauvres d’une église quelconque. Il est en sevrage alcoolique (excellent rendu des affres de l’addiction, Alcooliques Anonymes, trous de mémoire – traduits par « passages à vide » –, rechute, etc.)
Kim Dakkinen, une jeune et belle call-girl venue de son Midwest, lui demande d’annoncer à son souteneur, Chance, qu’elle a décidé d’arrêter : le lendemain de son départ, elle est massacrée, et Chance le recrute pour trouver le meurtrier.
Beaucoup de faits divers évoqués illustrent la violence à New York.
« — La peine de mort, nous l’avons. Mais pas pour les assassins, non. Pour les gens normaux. L’homme de la rue a plus de chances de se faire tuer que le tueur de passer à la chaise électrique. La peine de mort, on la trouve cinq, six, sept fois par jour. […]
— Il y a huit millions d’histoires dans la ville, me dit-il. Vous vous rappelez cette émission ? C’était à la télévision, il y a quelques années.
— Je me rappelle.
— Ils disaient un truc comme ça, à la fin de chaque émission. Il y a huit millions d’histoires dans la ville nue. Celle-ci en était une.
— Je me rappelle.
— Huit millions d’histoires. Vous savez ce qu’il y a, ici, dans cette putain de ville de merde ? Vous savez ce qu’il y a ? Il y a huit millions de façons de mourir. »

Matt enquête donc (il soupçonne que le meurtrier de Kim pourrait être un « petit ami »), et interroge les autres filles de Chance, ce qui est l’occasion de détailler leurs profils, de la poétesse éprise d’indépendance à la journaliste féministe qui voudrait écrire un roman sur la prostitution, « une fin en soi ». L’une d’elles se suicide. Le réceptionniste de l’hôtel où Kim a été tuée disparaît. Une prostituée transgenre est massacrée de la même façon que celle-ci.
Matt, têtu mais déboussolé et se sentant coupable dans sa lutte pour tenir sans alcool vingt-quatre heures par vingt-quatre heures, prend conscience de l’importance de l’indice de l’émeraude verte que portait Kim au doigt, alors que Block avait déjà soigneusement attiré notre attention dessus.
« — Je me demande, dit-elle, si elle était une émi-ou une immi-grante.
— Que voulez-vous dire ?
— Partait-elle de ou pour ? C’est une question de point de vue. Quand je suis arrivée à New York, j’étais partie pour, j’étais également partie de chez mes parents et de la ville où j’avais été élevée, mais c’était secondaire. Par la suite, quand je me suis séparée de mon mari, je fuyais quelque chose. Le fait de partir était une chose en soi, qui comptait plus que la destination. »

« L’argent trop vite gagné ne dure pas. Autrement, Wall Street appartiendrait aux dealers. »

« Au cours des réunions, on entend les gens dire : « Le pire de mes jours de sobriété vaut mieux que le meilleur de mes jours d’ivresse ». Et tout le monde hoche la tête comme le petit chien en plastique sur le tableau de bord d’un Portoricain. Je songeai à cette soirée avec Jan, puis je regardai la petite cellule qui me sert de chambre et j’essayai de comprendre en quoi cette soirée-ci était meilleure que cette soirée-là. »

« On glane un truc par-ci, un truc par-là et on ne sait jamais s’ils vont se recouper. »

« J’essaie de ne pas penser au fait qu’on l’a tuée, et pourquoi et comment elle est morte. Vous avez lu un livre qui s’appelle Watership Down ? (Je ne l’avais pas lu.) Eh bien, ça parle d’une colonie de lapins, des lapins semi-domestiques. Ils ont toute la nourriture qu’il leur faut parce que les humains leur en apportent. C’est une sorte de paradis pour lapins, sauf que les hommes qui leur donnent à manger le font pour pouvoir tendre des pièges et avoir de temps en temps un lapin pour le dîner. Les lapins survivants ne parlent jamais des pièges, ni de leurs compagnons que les pièges ont tués. Ils ont une sorte d’accord tacite en fonction duquel ils font comme si les pièges n’existaient pas et comme si leurs copains morts n’avaient jamais existé. (Jusque-là, en parlant, elle ne m’avait pas regardé. Mais ses yeux se fixèrent sur les miens quand elle poursuivit : ) Vous savez, je crois que les New-Yorkais sont comme ces lapins. Nous vivons ici pour profiter de ce que la ville peut nous procurer sous forme de culture, de possibilités d’emploi ou ce que vous voudrez. Et nous détournons les yeux quand la ville tue nos voisins et nos amis. Oh, bien sûr, nous lisons ça dans les journaux, nous en parlons pendant un jour ou deux, mais après, nous nous empressons d’oublier. Parce qu’autrement, nous serions obligés de faire quelque chose contre ça et nous en sommes incapables. Ou bien il nous faudrait aller vivre ailleurs et nous n’avons pas envie de bouger. Nous sommes comme ces lapins, vous ne croyez pas ? »

« Le proxénétisme n’est pas difficile à apprendre. Tout ce qui compte, c’est le pouvoir. On fait comme si on l’avait déjà, et les femmes viennent vous le donner d’elles-mêmes. C’est pas plus compliqué que ça. »


\Mots-clés : #addiction #criminalite #polar #social #solitude #urbanité #xxesiecle
par Tristram
le Ven 17 Mar - 11:29
 
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Sujet: Lawrence Block
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Carson McCullers

La Ballade du café triste et autres nouvelles

Tag solitude sur Des Choses à lire La_bal10

La novella éponyme du recueil est racontée par un narrateur omniscient et moraliste, et s’apparente à un conte.
Le magasin de Miss Amelia Evans devint un café dans cette petite ville désolée. Elle est solitaire, d’apparence masculine, avec un léger strabisme, aime à faire des procès et à soigner gratuitement ; étonnamment, elle accueille Cousin Lymon, un bossu apparemment apparenté, et qui aime à attiser la discorde. Elle fut mariée à un tisserand nommé Marvin Macy, beau gars « hardi, intrépide et cruel », étrangement tombé amoureux d’elle et qui devint un bandit lorsqu’elle le chassa.
« Son mariage n’avait duré que dix jours. Et la ville éprouva cette satisfaction particulière qu’éprouvent les gens lorsqu’ils voient quelqu’un terrassé d’une abominable manière. »

Sorti de prison, Macy revient et la supplante dans l’esprit de Lymon, jusqu’à l’affrontement final. Ces personnages principaux sont ambivalents, avec des réactions inattendues, paradoxales et contradictoires, et ces amours bancals finissent mal.
« Ils attendaient, simplement, en silence, sans savoir eux-mêmes ce qu’ils attendaient. C’est exactement ce qui se passe à chaque période de tension, quand un grand événement se prépare : les hommes se rassemblent et attendent. Au bout d’un temps plus ou moins long, ils se mettent à agir tous ensemble. Sans qu’intervienne la réflexion ou la volonté de l’un d’entre eux. Comme si leurs instincts s’étaient fondus en un tout. La décision finale n’appartient plus alors à un seul, mais au groupe lui-même. À cet instant-là, plus personne n’hésite. Que cette action commune aboutisse au pillage, à la violence, au meurtre, c’est affaire de destin. »

« Celui qui est aimé ne sert souvent qu’à réveiller une immense force d’amour qui dormait jusque-là au fond du cœur de celui qui aime. En général, celui qui aime en est conscient. Il sait que son amour restera solitaire. Qu’il l’entraînera peu à peu vers une solitude nouvelle, plus étrange encore, et de le savoir le déchire. Aussi celui qui aime n’a-t-il qu’une chose à faire : dissimuler son amour aussi complètement et profondément que possible. Se construire un univers intérieur totalement neuf. Un étrange univers de passion, qui se suffira à lui-même. »

« La valeur, la qualité de l’amour, quel qu’il soit, dépend uniquement de celui qui aime. C’est pourquoi la plupart d’entre nous préfèrent aimer plutôt qu’être aimés. La plupart d’entre nous préfèrent être celui qui aime. Car, la stricte vérité, c’est que, d’une façon profondément secrète, pour la plupart d’entre nous, être aimé est insupportable. Celui qui est aimé a toutes les raisons de craindre et de haïr celui qui aime. Car celui qui aime est tellement affamé du moindre contact avec l’objet de son amour qu’il n’a de cesse de l’avoir dépouillé, dût-il n’y trouver que douleur. »

« Mais ce n’est pas seulement la chaleur, la gaieté, les divers ornements qui donnaient au café une importance si particulière et le rendaient si cher aux habitants de la ville. Il y avait une raison plus profonde – raison liée à un certain orgueil inconnu jusque-là dans le pays. Pour comprendre cet orgueil tout neuf, il faut avoir présent à l’esprit le manque de valeur de la vie humaine [« the cheapness of human life »]. Une foule de gens se rassemblait toujours autour d’une filature. Mais il était rare que chaque famille ait assez de nourriture, de vêtements et d’économies pour faire la fête. La vie devenait donc une lutte longue et confuse pour le strict nécessaire. Tout se complique alors : les choses nécessaires pour vivre ont toutes une valeur précise, il faut toutes les acheter contre de l’argent, car le monde est ainsi fait. Or vous connaissez, sans avoir besoin de le demander, le prix d’une balle de coton ou d’un litre de mélasse. Mais la vie humaine n’a pas de valeur précise. Elle nous est offerte sans rien payer, reprise sans rien payer. Quel est son prix ? Regardez autour de vous. Il risque de vous paraître dérisoire, peut-être nul. Alors, après beaucoup d’efforts et de sueur, et vu que rien ne change, vous sentez naître au fond de votre âme le sentiment que vous ne valez pas grand-chose. »

D’autres textes plus courts témoignent aussi chez Carson McCullers de son souci des plus faibles et déshérités (les Noirs, les Juifs, les enfants, les éclopés, les handicapés, les différents, etc.), de son sens des détails, et de ses connaissances de musicienne. Ce dernier point est notamment valable pour deux textes où s’ébauche Le cœur est un chasseur solitaire : Les Étrangers, histoire d’un Juif ayant fui l’Allemagne où montait le nazisme qui voyage en bus vers le Sud où il espère recréer un foyer pour lui et sa famille :
« Un chagrin de cet ordre (car le Juif était musicien) ressemble plutôt à un thème secondaire qui court avec insistance tout au long d’une partition d’orchestre – un thème qui revient toujours, à travers toutes les variations possibles de rythme, de structure sonore et de couleur tonale, nerveux parfois sous le léger pizzicato des cordes, mélancolique d’autres fois derrière la rêverie pastorale du cor anglais, éclatant soudain dans l’agressivité haletante et suraiguë des cuivres. Et ce thème reste le plus souvent indéchiffrable derrière tant de masques subtils, mais son insistance est si forte qu’il finit par avoir, sur l’ensemble de la partition, une influence beaucoup plus importante que la ligne de chant principale. Il arrive même qu’à un signal donné, ce thème trop longtemps contenu jaillisse tel un volcan en plein cœur de la partition, faisant voler en éclats les autres inventions musicales, et obligeant l’orchestre au grand complet à reprendre dans toute sa violence ce qui demeurait jusque-là étouffé. »

… et Histoire sans titre, où un jeune revient à sa famille après être parti trois ans plus tôt :
« Son passé, les dix-sept années qu’il avait passées chez lui, se tenaient devant lui comme une sombre et confuse arabesque. Le dessin en était incompréhensible au premier regard, semblable à un thème musical qui se développe en contrepoint, voix après voix, et qui ne devient clair qu’à l’instant où il se répète. »

« Tout le monde, un jour ou l’autre, a envie de s’en aller – et ça n’a rien à voir avec le fait qu’on s’entende ou qu’on ne s’entende pas avec sa famille. On éprouve le besoin de partir, poussé par quelque chose qu’on doit faire, ou qu’on a envie de faire, et certains même partent sans savoir exactement pourquoi. C’est comme une faim lancinante qui vous commande d’aller à la recherche de quelque chose. »


\Mots-clés : #amour #discrimination #famille #nouvelle #psychologique #social #solitude
par Tristram
le Dim 16 Oct - 13:23
 
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Sujet: Carson McCullers
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Pierre Moinot

Le Guetteur d’ombre

Tag solitude sur Des Choses à lire Le_gue10

Le narrateur revient dans la région où il a ses habitudes de chasse saisonnière au cerf. C’est l’époque du brame, et il chemine bientôt seul dans la forêt, dans une quête qui n’est pas que celle de son gibier, qu’il apprend à connaître, interprétant les traces, menant de long affûts.
« …] j’ai toujours cherché quelque chose, au-delà. »

C’est un journaliste qui eut une expérience d’ethnographie en Afrique, et une enfance marquée par la recherche des silex taillés préhistoriques ; le texte passe parfois au "je". Son ami le vieux garde est gravement malade ; plusieurs femmes gravitent autour de lui.
S’opposent la nature et la cité de laquelle il s’est temporairement retiré, dans un élan à caractère génésique où remontent les souvenirs, sa compagne (une restauratrice de peinture) et sa fille pour les plus récents ; il médite sa destinée, songe au passage du temps dans l’humanité (archéologie) comme dans son existence.
« Qu’est-ce que c’est que ma vie quand l’ayant si fortement remplie, je la sens si vide ? Le piège est fermé. Les gestes ne conduisent qu’à des usures. »

Prégnance des odeurs, chez l’humain comme chez l’animal. Observations sur la forêt, et notamment les cerfs, comme le « page » du vieux mâle qu’il cherche.
On retrouve la notion de mètis dont parle Marc Giraud dans Darwin, c’est tout bête :
« Ainsi le garde, qui recommandait de se mettre à la place des cerfs, prétendait-il que celui-là avait déjà su deviner ce qu’attendait son chasseur, pour le déjouer. »

Les remarques d’ordre psychologique sont également intéressantes :
« Elle l’exhortait dans ce moment toujours difficile où il devait enfin se séparer d’elle, où le départ, au fur et à mesure qu’il se rapprochait, brouillait les espoirs du voyage. »

J’ai retrouvé là nombre de mes préoccupations sur le rapport à la nature.

\Mots-clés : #mort #nature #ruralité #solitude #traditions
par Tristram
le Mar 19 Juil - 12:35
 
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Sujet: Pierre Moinot
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Cormac McCarthy

Le grand passage

Tag solitude sur Des Choses à lire Le_gra11

Dans le sud des États-Unis, à proximité de la frontière mexicaine, Billy Parham, seize ans, son frère Boyd, quatorze ans, et leur père Will tentent de piéger une louve solitaire. Remarquables observations sur la faune sauvage :
« Les éleveurs disaient que les loups traitaient le bétail avec une brutalité dont ils n’usaient pas envers les bêtes fauves. Comme si les vaches avaient éveillé en eux on ne savait quelle fureur. Comme s’ils s’étaient offensés d’on ne savait quelle violation d’un ordre ancien. D’anciens rites. D’anciens protocoles. »

« À la nuit elle descendait dans les plaines des Animas et traquait les antilopes sauvages, les regardant s’enfuir et volter dans la poussière de leur propre passage qui s’élevait du fond du bassin comme une fumée, regardant l’articulation si exactement dessinée de leurs membres et le balancement de leurs têtes et la lente contraction et la lente extension de leur foulée, guettant parmi les bêtes de la harde un signe quelconque lui désignant sa proie. »

« Elle passa près d’une heure à tourner autour du piège triant et répertoriant les diverses odeurs pour les classer dans un ordre chronologique et tenter de reconstituer les événements qui avaient eu lieu ici. »

Elle est finalement capturée par Billy, qui a recueilli les paroles d’un vieux trappeur renommé ; il décide de la ramener au Mexique d’où elle est venue. Péripéties western avec cowboy typiquement impavide, insondable. Il est généralement bien reçu quand il rencontre quelqu’un ; on lui offre un repas et il remercie ponctuellement. Aussi confirmation que l’imaginaire autour du loup est le même partout, y compris au Mexique, dont une esquisse est donnée.
« Ceux qui étaient trop soûls pour continuer à pied bénéficiaient de tous les égards et on leur trouvait une place parmi les bagages dans les charrettes. Comme si un malheur les eût frappés qui pouvait atteindre n’importe qui parmi ceux qui se trouvaient là. »

Billy préfère tuer lui-même la louve recrue dans un combat de chiens.
Puis il erre dans la sierra ; il y rencontre un vieux prêtre « hérétique » qui vit dans les ruines d’un tremblement de terre (le « terremoto » de 1887 ; il y a beaucoup de termes en espagnol/mexicain, et il vaut mieux avoir quelques notions et/ou un dictionnaire).
« Tout ce dont l’œil s’écarte menace de disparaître. »

« Si le monde n’est qu’un récit qui d’autre que le témoin peut lui donner vie ? »

« Alors que penser de cet homme qui prétend que si Dieu l’a sauvé non pas une mais deux fois des décombres de la terre c’est seulement pour produire un témoin qui dépose contre Lui ? »

Billy rentre chez lui, et découvre que ses parents ont été massacrés par deux voleurs de chevaux.
Il repart au Mexique avec Boyd. Les deux sont de très jeunes blonds (güero, güerito), et à ce titre sont généralement considérés avec sympathie ; ils deviendront vite renommés suite à leurs contacts avec alternativement de braves gens et des brigands.
« Une créature venue des plateaux sauvages, une créature surgie du passé. Déguenillée, sale, l’œil et le ventre affamé. Tout à fait inexplicable. En ce personnage incongru ils contemplaient ce qu’ils enviaient le plus au monde et ce qu’ils méprisaient le plus. Si leurs cœurs battaient pour lui, il n’en était pas moins vrai que pour le moindre motif ils auraient aussi bien pu le tuer. »

Ils récupèrent un de leurs chevaux, sauvent une jeune Mexicaine d’une tentative de viol, et l'emmènent avec eux. Ils rejoignent une troupe de saltimbanques, puis reprennent quelques autres chevaux. Boyd est gravement blessé par balle dans une escarmouche avec les voleurs.
Billy fait une autre rencontre d’importance, un aveugle, révolutionnaire victime d'affrontements avec l’armée.
« Il dit que les hommes qui avaient des yeux pouvaient choisir ce qu’ils voulaient voir mais qu’aux aveugles le monde ne se révélait que lorsqu’il avait choisi d’apparaître. Il dit que pour l’aveugle tout était brusquement à portée de main, rien n’annonçait jamais son approche. Origines et destinations devenaient des rumeurs. Se déplacer c’était buter contre le monde. Reste tranquillement assis à ta place et le monde disparaît. »

Boyd disparaît avec la jeune fille, Billy retourne un temps aux États-Unis, où il est refusé dans l’enrôlement de la Seconde Guerre mondiale à cause d’un souffle au cœur. Revenu au Mexique, il apprend que Boyd est mort (ainsi que sa fiancée).
« Le but de toute cérémonie est d’éviter que coule le sang. »

Considérations sur la mort, « la calavera ».
Un gitan, nouvelle rencontre marquante (il s’agit d’un véritable roman d’apprentissage), développe une théorie métaphysique sur la vérité et le mensonge à propos d’un avion de la Première Guerre mondiale qu’il rapporte au père d’un pilote américain.
« Chaque jour est fait de ce qu’il y a eu avant. Le monde lui-même est sans doute surpris de la forme de ce qui survient. Même Dieu peut-être. »

« Les noms des collines et des sierras et des déserts n’existent que sur les cartes. On leur donne des noms de peur de s’égarer en chemin. Mais c’est parce qu’on s’est déjà égaré qu’on leur a donné ces noms. Le monde ne peut pas se perdre. Mais nous, nous le pouvons. Et c’est parce que c’est nous qui leur avons donné ces noms et ces coordonnées qu’ils ne peuvent pas nous sauver. Et qu’ils ne peuvent pas nous aider à retrouver notre chemin. »

« Il dit que pour les gens de la route la réalité des choses avait toujours de l’importance. Il dit que le stratège ne confondait pas ses stratagèmes avec la réalité du monde car alors que deviendrait-il ? Il dit que le menteur devait d’abord savoir la vérité. »

« Il dit : ce que les hommes ne comprennent pas c’est que ce que les morts ont quitté n’est pas le monde lui-même mais seulement l’image du monde dans le cœur des hommes. Il dit qu’on ne peut pas quitter le monde car le monde sous toutes ses formes est éternel de même que toutes les choses qui y sont contenues. »

Intéressantes précisions sur le corrido, ballade épique ou romancée, poésie populaire évoquant l’amour, la politique, l’histoire (voir Wikipédia) :
« Le corrido est l’histoire du pauvre. Il ne reconnaît pas les vérités de l’histoire mais les vérités des hommes. Il raconte l’histoire de cet homme solitaire qui est tous les hommes. Il croit que lorsque deux hommes se rencontrent il peut arriver l’une ou l’autre de deux choses et aucune autre. L’une est un mensonge et l’autre la mort. Ça peut vouloir dire que la mort est la vérité. Oui. Ça veut dire que la mort est la vérité. »

Ce long roman bien documenté, qui m’a beaucoup plu, est avant tout un hymne assez traditionnel et pathétique du mythe fondateur des États-Unis, le poor lonesome cowboy et son existence rude et libre dans l’immense marge des confins.
Style factuel, congru à des personnages taiseux, pas de psychologie abordée mais des descriptions détaillées (équipement du cheval, confection des tortillas, médecin soignant Boyd, etc.) : en adéquation complète avec le contenu du discours.

\Mots-clés : #aventure #fratrie #independance #initiatique #jeunesse #mort #nature #solitude #violence #voyage
par Tristram
le Mer 13 Avr - 12:35
 
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Umberto Eco

L’île du jour d’avant

Tag solitude sur Des Choses à lire L_zule11

1643, Roberto de la Grive, naufragé lucifuge et noctivague, aborde la Daphne, vaisseau désert mouillé entre une île et un continent tropical.
Le « chroniqueur » qui narre ses aventures dans un pastiche de vieux français-italien d’ailleurs cosmopolite, tout en évoquant les lettres de Roberto à sa dame, feint à la première personne du singulier d’organiser sa restitution digressive, qui rend en miroir la démarche de l’écrivain.
« Il écrivait alors pour lui, ce n’était pas de la littérature, il était vraiment là à écrire comme un adolescent qui poursuit un rêve impossible, sillonnant la page de pleurs, non point pour l’absence de l’autre, déjà pure image même quand elle était présente, mais par tendresse de soi, énamouré de l’amour… »

« Ou mieux, il n’y va pas tout de suite. Je demande grâce, mais c’est Roberto qui, dans son récit à sa Dame, se contredit, signe qu’il ne raconte pas de point en point ce qui lui est arrivé mais cherche à construire la lettre comme un récit, mieux, comme salmigondis de ce qui pourrait devenir lettre et récit, et il écrit sans décider de ce qu’il choisira, dessine pour ainsi dire les pions de son échiquier sans aussitôt arrêter lesquels déplacer et comment les disposer. »

Il raconte du point de vue de Roberto le siège de la forteresse de Casal avec son vaillant père le vieux Pozzo (c’est aussi un roman historique), et en parallèle son exploration de la Daphne avec sa cargaison-cathédrale, jardin-verger et sonore oisellerie, aussi horloges. De plus, Roberto a un frère imaginaire, Ferrare – l’Autre, et un « Intrus » semble être présent sur le navire… Eco rapproche sa situation dans la Daphne (comparée à l’arche du Déluge) à celle qui fut la sienne dans Casal assiégée. Roberto se remémore ses amis, le pyrrhonien Saint-Savin (qui rappelle Cyrano de Bergerac et son L’Autre Monde ou les États & Empires de la Lune) et le savant père jésuite Emanuele, avec « sa Machine Aristotélienne » (c’est également un roman de formation).
L’amour chevaleresque et platonique de Roberto, la Novarese, virtuelle comme un portulan :
« Si c’est une erreur des amants que d’écrire le nom aimé sur l’arène de la plage, que les ondes ensuite ont tôt fait de raviner, quel amant prudent il se sentait, lui qui avait confié le corps aimé aux arrondis des échancrures et des anses, les cheveux au flux des courants par les méandres des archipels, la moiteur estivale du visage au reflet des eaux, le mystère des yeux à l’azur d’une étendue déserte, si bien que la carte répétait plusieurs fois les traits du corps aimé, en différents abandons de baies et promontoires. Plein de désir, il faisait naufrage la bouche sur la carte, suçait cet océan de volupté, titillait un cap, n’osait pénétrer une passe, la joue écrasée sur la feuille il respirait le souffle des vents, aurait voulu boire à petits coups les veines d’eau et les sources, s’abandonner assoiffé à assécher les estuaires, se faire soleil pour baiser les rivages, marée pour adoucir le secret des embouchures… »

Puis son amour se portera, dans le salon d’Arthénice-Catherine de Rambouillet, sur « la Dame », Lilia (c’est aussi un roman d’amour, et même épistolaire – quoiqu’à sens unique).
D’avoir péroré sur la poudre d’attraction, « la sympathie universelle qui gouverne les actions à distance », lui valut d’être envoyé par le Cardinal Mazarin (Richelieu étant mourant) vers la Terra Incognita Australe du Pacifique pour résoudre le mystère des longitudes, en espionnant le savant anglais Byrd sur l’Amaryllis, également une flûte (navire hollandais), en quête du Punto Fijo (point fixe du monde terrestre). Sur celle-ci est expérimentée la comparaison de l’heure locale à celle de Londres, convenue d’avance, en notant les réactions d’un chien emmené à bord tandis qu’on agit sur l’arme qui le blessa en Angleterre…
l’Amaryllis naufragea, et c’est sur la Daphne que Roberto découvre le père jésuite Caspar Wanderdrossel (« la grive errante » ?), rescapé de l’équipage dévoré par les cannibales, et savant qui lui explique qu’ils sont aux Îles de Salomon, sur le « méridien cent et quatre-vingts qui est exactement celui qui la Terre en deux sépare, et de l’autre part est le premier méridien » : il y a toujours un jour de différence entre un côté et l’autre. L’histoire se poursuit, entre machineries abracadabrantes et autres technasmes (artifices) de Casper, apprentissage de la natation pour Roberto, et conversations philosophico-scientifiques entre les deux. Ce n’est pas tant l’étalage plaisant de la superstition du XVIIe que les balbutiements de la connaissance basée sur la réflexion, et plus récemment sur l’expérience. Ensuite la Cloche Aquatique doit permettre d’atteindre l'Île en marchant sur le fond de la mer :
« Pendant quelques minutes Roberto assista au spectacle d’un énorme escargot, mais non, d’une vesse-de-loup, un agaric migratoire, qui évoluait à pas lents et patauds, souvent s’arrêtant et accomplissant un demi-tour sur lui-même quand le père voulait regarder à droite ou à gauche. »

Grand moment du livre :
« Et puis, tout à coup, il eut une intuition radieuse. Mais qu’allait-il bougonnant dans sa tête ? Bien sûr, le père Caspar le lui avait parfaitement dit, l’Île qu’il voyait devant lui n’était pas l’Île d’aujourd’hui, mais celle d’hier. Au-delà du méridien, il y avait encore le jour d’avant ! Pouvait-il s’attendre à voir à présent sur cette plage, qui était encore hier, une personne qui était descendue dans l’eau aujourd’hui ? Certainement pas. Le vieux s’était immergé de grand matin ce lundi, mais si sur le navire c’était lundi sur cette Île c’était encore dimanche, et donc il aurait pu voir le vieux n’y aborder que vers le matin de son demain, quand sur l’Île il serait, tout juste alors, lundi… »

Avec la Colombe Couleur Orange, Emblème et/ou Devise, le narrateur-auteur évoque le goût du temps pour les symboles et signes :
« Rappelons que c’était là un temps où l’on inventait ou réinventait des images de tout type pour y découvrir des sens cachés et révélateurs. »

Roberto souffre toujours du mal d’amour, jaloux de Ferrante (c’est aussi un roman moral, psychologique).
« Roberto savait que la jalousie se forme sans nul respect pour ce qui est, ou qui n’est pas, ou qui peut-être ne sera jamais ; que c’est un transport qui d’un mal imaginé tire une douleur réelle ; que le jaloux est comme un hypocondriaque qui devient malade par peur de l’être. Donc gare, se disait-il, à se laisser prendre par ces sornettes chagrines qui vous obligent à vous représenter l’Autre avec un Autre, et rien comme la solitude ne sollicite le doute, rien comme l’imagination errante ne change le doute en certitude. Pourtant, ajouta-t-il, ne pouvant éviter d’aimer je ne peux éviter de devenir jaloux et ne pouvant éviter la jalousie je ne peux éviter d’imaginer. »

Il disserte sur le Pays des Romans (de nouveau le roman dans le roman), puis élabore le personnage maléfique de Ferrante, perfide « sycophante double » (et c’est encore un roman de cape et d’épée). S’ensuivent de (très) longues considérations philosophico-métaphysiques.
Il y a beaucoup d’autres choses dans ce roman, comme de magnifiques descriptions (notamment de nuages, de coraux à la Arcimboldo), une immersion dans la mentalité du Moyen Âge tardif (sciences navale, cartographique, obsidionale, astronomique, imaginaire des monstres exotiques, etc.), et bien d’autres.
Le livre est bourré d’allusions dont la plupart m’a échappé, mais j’ai quand même relevé, par exemple, Tusitala, surnom donné en fait à Stevenson en Polynésie. C’est un peu un prolongement de Le Nom de la rose (confer le renvoi avec « l’histoire de personnes qui étaient mortes en se mouillant le doigt de salive pour feuilleter des ouvrages dont les pages avaient été précisément enduites de poison ») et presque un aussi grand plaisir de lecture (avec recours fréquent aux dictionnaires et encyclopédies idoines).

\Mots-clés : #aventure #historique #insularite #lieu #merlacriviere #renaissance #science #solitude #voyage
par Tristram
le Lun 28 Fév - 10:43
 
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Sujet: Umberto Eco
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Antonio Lobo Antunes

Mémoire d’éléphant

Tag solitude sur Des Choses à lire Mzomoi11

La voix intérieure d’un psychiatre interroge :
« Quand me suis-je gouré ? »

Surtout, il se rappelle. Vétéran de la guerre d’Angola, issu de la catholique bourgeoisie lisboète, amer de la dictature comme toujours actuelle de Salazar, récemment séparé de sa femme et de ses deux filles, écrivain contrarié, il partage plusieurs traits biographiques avec Antunes.
Occasionnellement narrateur, il observe les autres et aboutit à un navrant constat clinique de l’état de ses patients et de la société.
« Aux Urgences, les internés en pyjama semblaient flotter dans la clarté des fenêtres comme des voyageurs sous-marins entre deux eaux, aux gestes ralentis par le poids de tonnes de médicaments. […]
Ici, pensa le médecin, vient se déverser l’ultime misère, la solitude absolue, ce que nous ne pouvons plus supporter de nous-mêmes, nos sentiments les plus cachés et les plus honteux, ce que nous appelons folie et qui en fin de compte est notre folie et dont nous nous protégeons en l’étiquetant, en la compressant entre des grilles, en la bourrant de comprimés et de gouttes pour qu’elle continue à exister, en lui accordant une permission de sortie à la fin de la semaine et en la conduisant vers une "normalité" qui probablement consiste seulement à empailler les gens vivants. »

Premier roman aux mêmes thématiques que Le Cul de Judas, son second roman, que j’ai malheureusement lu avant celui-ci.
C’est déjà son style baroque qui enfile les métaphores dans de longues phrases (il évoque judicieusement Fellini dans le texte, et j’ai pensé à Gadda), ainsi que de nombreuses références historiques, picturales et littéraires, mais aussi musicales et cinématographiques.
« Dans la nuit de Lisbonne on a l’impression d’habiter un roman d’Eugène Sue avec un passage sur le Tage, où la rue Barão-de-Sabrosa est le petit ruban décoloré qui marque la page lue, malgré les toits où fleurissent des plantations d’antennes de télévision semblables à des arbustes de Miró. »

Le rendu du flux de conscience dans ce roman contenu en une journée m’a ramentu l’Ulysse de Joyce.
Sa sombre détresse dans un quotidien de laideur, son angoisse de la décrépitude, sa solitude désespérée prennent toute leur démesure célinienne au chapitre 6, à partir de la grotesque et grinçante scène de son sordide dépucelage par une prostituée ; j’ai aussi pensé à Lowry lorsque, désolé par la perte de sa femme, son accablement l’enfonce dans une errance hallucinée.
« Au sommet d’une espèce de parc Édouard-VII en réduction bordé de palmiers hémophiles dont les branches grinçaient des protestations de tiroirs récalcitrants, d’hôtels sortis de films de Visconti, habités par des personnages de Hitchcock et par des gardiens de parking manchots, aux yeux affamés cachés sous les visières de leurs casquettes comme des oiseaux avides pris dans le filet plissé des sourcils, l’édifice du Casino ressemblait à un grand transatlantique moche, décoré de guirlandes de lumières, parmi des villas et des arbres, battu par les vagues de musique du Wonder Bar, par les cris de mouettes enrouées des croupiers et par l’énorme silence de la nuit maritime autour de laquelle montait une dense odeur d’eau de Cologne et de menstrues de caniche. »

Un livre marquant sur la folie d'une société traumatisée...

\Mots-clés : #guerre #misere #pathologie #regimeautoritaire #social #solitude
par Tristram
le Mer 8 Déc - 12:14
 
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Sujet: Antonio Lobo Antunes
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Yoko OGAWA

Tag solitude sur Des Choses à lire 51fnck10

Yoko Ogawa : Petits oiseaux. - Babel

Quand son petit frère est en âge de parler, lui seul comprend ses mots “flûtés”. Car ce langage est celui des oiseaux, celui qui sait dire la poésie d’un monde que les humains ont oublié. Un roman sur les êtres différents, leur douceur, leur mémoire magnifique et leur extrême sensibilité.
L'ainé va longtemps nourrir des oiseaux dans la volière d'une école maternelle.
Adossé à une cloture, il se sent chez lui avec eux. Une sorte d'univers particulier, incommunicable mais parfait
Plus besoin de s'exprimer, de consulter des psy. D'être forcé de se justifier.
Il rêve.

Avec son frère, ils se partagent les taches, élaborent des voyages imaginaires.
La société des humains les a exclus, ils s'en passent. Ils ne se sentent pas seuls.
Enfin pas l'ainé. Le cadet lui, est forcé de faire des concessions. Et certaines lui sont agréables, il le découvrira plus tard, après la mort de l'ainé.
Etre hybride, partagé entre la passion des oiseaux et d'autres plus terrestres.
Les oiseaux, il les aime autant que son frère, et il continue son l'oeuvre.
Mais un jour tout se dégrade. Le voila objet de la suspicion, rejeté à jamais.
L'adoption d'un oisillon tombé du nid le sauvera.

Voila un récit qui avait tout pour me plaire et qui, d'une certaine façon, il y est parvenu.
Mais, parfois l'intrigue s'enlise et patine. Ou c'est moi.
La découverte de Yoko Ogawa m'avait charmé lors de ses premiers livres.
Le mélange de fantastique et d'onirisme dans le quotidien.
Mais voilà ! Tout s'use et nous nous usons aussi.

Je trouve en plus, que Ogawa est plus à l'aise dans le genre court, les nouvelles
C'est ce que je lirai encore sans doute.


\Mots-clés : #fratrie #solitude
par bix_229
le Mar 17 Aoû - 15:58
 
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Sujet: Yoko OGAWA
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Chloé Delaume

Tag solitude sur Des Choses à lire 41bjhb10

Le cœur synthétique

Adélaïde a 46 ans et elle a largué son conjoint. Elle  ne met pas longtemps à réaliser que la solitude c’est nul, qu’à son âge les mecs ne se retournent plus sur elle et que la vie de femme presque cinquantenaire est bien triste. Elle déprime, mais heureusement, elle a un chat, et 4 super copines avec lesquelles elle peut parler états d’âmes, hommes à prendre et à trouver, grands choix existentiels.

Plusieurs fois elle croit avoir trouvé la perle rare, mais en fait elle finit toujours par comprendre que les perles rares sont rares….

Pour finir, Chloe Delaume lui offre alors un double destin :
Spoiler:

Aussi, Adélaïde est attachée de presse dans l’édition et cela nous permet de voir un peu comment fonctionne ce petit monde fermé - et pas du tout intéressant sous la plume de Chloé Delaume, et de réaliser la dure vie de cette héroïne condamnée à vivre dans 35m2 dans le 20ème.

Le message est assez clair : mesdames, vivez par et pour vous même. Le résultat est bâclé, plat autant dans le récit que dans le style, il n’y a jamais de vraie surprise, je n’ai vraiment pas compris l’intérêt d’un tel livre


\Mots-clés : #amitié #amour #solitude
par topocl
le Sam 26 Juin - 9:21
 
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Sujet: Chloé Delaume
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Meša Selimović

L'île

Tag solitude sur Des Choses à lire L_zule10


Roman diffracté (ou mosaïqué) en dix-neuf "nouvelles" autonomes ayant plus ou moins en commun une île où vit un couple vieillissant, de revenu modeste, et dont la vie aura été très ordinaire.
Le seul aspect original concernant la région est constitué par les croyances superstitieuses concernant la mort.
Le nom de famille Ružić apparaît plusieurs fois, et au centre du livre (dans le treizième texte) apparaît ladite famille (et disparaît aussitôt après) (pas compris pour le coup).
Le style est fort simple, le récit teinté de tristesse et d’absurde existentialiste.
Ce texte m’a moins intéressé que Le derviche.

\Mots-clés : #solitude
par Tristram
le Ven 18 Juin - 21:48
 
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Patrick Chamoiseau

L’empreinte à Crusoé

Tag solitude sur Des Choses à lire L_empr10


Ce conte est une variation sur le célèbre thème de Defoe (après celle de Michel Tournier dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, et aussi de Saint-John Perse dans Images à Crusoé) : un naufragé sur une île déserte a oublié son identité (Robinson Crusoé d’après le nom brodé sur le baudrier qu’il portait), et s’est organisé une civilisation cadrée par des rituels, un ensemble de constructions qu’il administre pour lui seul.
(Il n’y a pas de majuscule, notamment au début des phrases ; ces dernières se terminent par un point-virgule au lieu d’un point.)
« j’avais fini par me dissoudre dans cette image mentale ; et si je m’étais tenu si droit, affublé de ces peaux, parasolé, armé, soucieux de rituels intangibles, c’est que j’avais sans doute tenté d’instituer une forme à cette dénaturation croissante qui faisait de moi un élément parmi ceux de cette île ; »

Liste jouissive des objets qu’il récupère dans l’épave de la frégate :
« …] cordages, bouts de voile, bisaiguës, marteaux, clous, rabots, bonnets, bouts de chaînes, sabres, harpons, barriques de poudre, maillets, mousquetons, pistolets, huilier, branles, tente de grosse toile, ficelles, aiguilles, barriques de biscuits secs, burins, tonneaux de rhum, couteaux du chirurgien, flacons de graines diverses, salières, fourchettes, sabots, chausses, cantines, coffres et coffrets cadenassés... une telle accumulation d’objets me rassurait infiniment, comme si cela dressait entre moi et cette île un rempart bienfaisant ; je n’en finissais pas d’en rapporter frénétiquement, d’en amasser avec gourmandise, puis de contempler leur étalement baroque sur des dizaines de mètres en les égrenant un à un dans ma tête... poinçons, théières, sucriers, éponges, trousseaux de clés, équerres, longue-vue, soupière, boîtes à bijoux, quincailleries et ferrailles, brosses, petits boulets, cisailles, limes plates, arquebuses, chassepots, caissettes, limes rondes, boîtes à plomb, assiettes et gamelles, crucifix... ; »

Au bout de vingt ans, il découvre une empreinte de pas sur la plage, qui le commotionne. Il traque d’abord hostilement cet autre (qui deviendra l’Autre), puis veut s’en faire un ami.
« à force de poursuivre l’Autre-inatteignable fomenté par l’empreinte, et à force de le désirer, je lui avais conféré la densité d’une présence invisible − comme si j’avais créé une matière nouvelle, contagieuse, galopante, qui s’était mise à se répandre partout... ; »

Il se rend compte qu’il a régressé, tant physiquement que dans son langage écrit et parlé, et se reprend, dorénavant attentif à la nature qui lui paraissait jusque-là menaçante – occasion d’un lyrisme enchanteur :
« le vent jouait de mille manières, à différents rythmes, les branches, les sables et l’à-plat des savanes ; il se heurtait aux troncs, remontait les écorces, déclenchait des crécelles en provoquant parfois des cascades de feuilles mortes qui paraissaient m’offrir d’élémentaires acclamations ; les oiseaux me permettaient de déceler ses lignes de force, ils suivaient ses voltes ascendantes, s’égaillaient quand il se mettait à sillonner juste au niveau du sol... ; les abeilles et autres choses volantes grouillaient dans les souffles qu’il épandait partout, comme des cercles en extension sur une eau invisible ; la moindre plante se nourrissait de papillons, transformait ses fleurs en oiseaux-mouches, transmutait ses feuillages en des peuplades d’insectes... une instabilité vivante que le vent accentuait en augmentant les frissonnements, les sauts et les brusques envolées ; »

Un esprit holiste l’habite :
« et les choses empirèrent, seigneur ; une fièvre animiste me fit accroire que les apparences ne comptaient plus, qu’elles étaient interchangeables ; que dans des contractions de temps, d’espaces, de perceptions, on passait de l’une à l’autre dans une continuité d’existences ; ainsi, chaque existence était le tout et en même temps n’importe quel élément de ce tout ; ainsi, chaque mort était le lieu exact d’une renaissance qui nourrissait le tout ; ainsi, le tout n’était que l’intensité la plus vive de l’infini des variétés et des diversités ; »

Ensuite, ayant réalisé que c’était sa propre empreinte qu’il a découverte (bien qu’il ait rencontré l’étranger), il se crée un Autre, nommé Dimanche ; puis il perçoit des présences dans l’île, que dorénavant il aime pour elle-même, sans volonté d’en profiter ou de la fuir. Dans un mystérieux petit livre rescapé du naufrage, des fragments de Parménide et d’Héraclite, les deux voix alternent, « le vieux poète et son Autre ».
Un terrible tremblement de terre ravage l’île, et le plonge dans l’angoisse.
« une raréfaction d’existence ne leur [les animaux] autorisait qu’un fil d’expiration et des hoquets d’inspiration ; d’autant que la terre n’arrêtait pas de frissonner, ou d’éprouver des spasmes qui semaient à chaque fois une panique générale ; dans mon esprit secoué, les choses avaient du mal à retrouver leur place ; maintenant que j’avais vu les arbres se déplacer dans des charrois de terre, le sol se faire océanique, toute immobilité me paraissait suspecte ; l’herbe dissimulait des vertèbres de dragon prêtes à se torsader ; je soupçonnais les mornes d’être des crânes de gorgones enfouis sous une pelure de roche, attentifs au moment de surgir en sifflant ; j’avançais donc, comme sur un sable dont chaque grain serait une mâchoire potentielle, en assurant mes pas avec un grand souci, et prêt à me jeter au sol sitôt le moindre frisson ; les insectes se déplaçaient comme moi ; les oiseaux, sans doute par grande méfiance de l’air, sautillaient d’une ombre à l’autre comme pour anticiper un invisible bond de l’île tout entière... ; »

Lui qui fut « l’idiot puis la petite personne » (enfant, en créole), devient « artiste » exposé au « dehors » en retrouvant l’empreinte, pétrée, qui provoque ses multiples naissances.
« l’île n’avait existé que par moi et pour moi ; j’avais été ma propre et seule réalité ; lui, cet Autre inattendu, m’avait non seulement explosé avec sa seule empreinte, mais je le découvrais en train de faire exploser l’île tout entière en un vrac d’apparitions ahurissantes ; »

Le dénouement m’a surpris, même si un indice m’avait laissé deviner dès les premières pages que le navire était négrier, et que j’avais suspecté l’identité du naufragé ; je dirai simplement qu’elle implique Ogomtemmêli, le sage dogon dont Marcel Griaule rapporte les propos dans Dieu d’eau).
Suit L’atelier de l’empreinte, Chutes et notes, où l’auteur commente son travail, et l’« aventure fixe, immobile » du naufragé :
« La "situation Robinson" est un archétype de l’individuation, c’est en cela qu’elle est toujours fascinante pour nous, toujours inépuisable. »

« Le vivant nous apprend ceci : pas d’existence sans l’expérimentation permanente d’une infinité de possibles. »

« Renoncer à l’histoire et semer des possibles, infiniment. »

Dans sa postface, le philosophe Guillaume Pigeard de Gurbert (que Chamoiseau surnomme « l’Altesse ») invoque Deleuze et pose Chamoiseau en explorateur de « traces ».
Enfin, une annexe de ce dernier, L’artiste et l’impensable, précise la place de l’art, avec la pensée philosophique, devant cette source de vie.
Ce qui m’a le plus conquis, c’est le souffle, la démesure, le style baroque, les belles métaphores de Chamoiseau, comme celle du naufragé-perle enveloppée dans la chair de l’île. L’épisode où le naufragé batifole avec une multitude de tortues de mer m’a ramentu la sensualité de Grainville, et le panthéisme, Giono.

\Mots-clés : #insularite #philosophique #solitude
par Tristram
le Mer 16 Juin - 22:12
 
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Sujet: Patrick Chamoiseau
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Daniel Defoe

The Life and Strange Surprizing Adventures of Robinson Crusoe

Tag solitude sur Des Choses à lire Robins10
Publié en 1719, 230 pages envion. Succès mondial depuis trois siècles.

Il m'a semblé une bonne idée (en était-ce une ?) de revenir au texte anglais initial. On y découvre des éléments questionnants, que bien des versions édulcorées ou "Jeunesse" ont passé à profits et pertes.

En 1719 Defoe était un homme politique, plusieurs fois jeté en prison pour dettes et pour positions politiques, il avait été aventurier, commerçant, agent secret, infiltrait les jacobites, trempait dans mainte opération et basses œuvres au nom de sa foi presbytérienne.

Toute cette dimension-là transparaît dans Robinson; ainsi, lorsqu'il prie (et il prie souvent, dans l'édition originale) avec ce côté très accentué des presbytériens s'accusant de celles d'entre leurs propres fautes qui leur paraissent les pires, aux fins d'espérer le pardon, la rémission, la rédemption, sommes-nous surpris de constater qu'au nombre de celles-ci ne figure pas la traite négrière, alors que désobéir à ses parents est une erreur de jeunesse sur laquelle il revient sans cesse.
La dimension Providence (très XVIIIème il est vrai) est particulièrement à l'honneur, c'est je crois -enfin du moins est-ce mon analyse, le sentiment vécu, éprouvé de celle-ci qui maintient Robinson à flot, la tête à peu près claire:
Le personnage de Tom Ayrton, dans L'Île Mystérieuse de Jules Verne, donne certainement une meilleure idée de l'état psychologique ravagé de ceux qui ont été marronés, largués solitaire sur une île déserte.

L'île de Robinson est déserte, humainement parlant, mais se révèle très prodigue.
C'est la solitude extrême qui lui pèse, mais avec vue sur une autre terre ou île: or il ne s'y aventure pas, c'est singulier.
De même il met des années avant de reconnaître complètement l'autre côté de l'île ou le naufrage l'a jeté seul survivant, ce qui est à tout le moins étrange, "on ne peut attendre d'un prisonnier qu'il ne fasse pas le tour de sa propre geôle" comme dit Marguerite Yourcenar (dans l'Œuvre au noir).

L'argent, la position sociale ne sont pas le mal mais le juste fruit de l'ingéniosité et du travail, notion à peu près impossible à comprendre pour la quasi-totalité des autres courants chrétiens (le terrain est très déblayé pour L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, le fameux ouvrage de Max Weber, presque deux siècles plus tard).  

Également la façon de se comporter en roi ou roitelet, avec ses assujettis, avec une prise de possession de l'île très "seul maître à bord après Dieu" que ce soit avec Vendredi puis son père ou avec les naufragés, est certainement époque, mais à rapprocher des convictions, des engagements politiques de Defoe.

Le seul livre que J-J Rousseau conseillait à Émile d'avoir en bibliothèque, au strict détriment de tous les autres, étonne aussi par la maladresse chronique de Robinson, maladresse que les versions expurgées ont transformé en ingéniosité.
Et la juste compensation de la maladresse est le travail, énorme, celui-ci à mi-chemin entre le rachat et le signe de la Providence.

Enfin, car j'arrête là - je m'en voudrais de trop lire et surtout de commenter sans recul cet énorme succès avec des yeux occidentaux du XXIème siècle - travers plus difficile à éviter encore que les fameux écueils de l'île de Robinson...  

Livre vivant, alerte, tenant bien son lecteur en haleine, même dans sa prime version: celà ça fait trois siècles que des millions de lecteurs en sont convaincus...
J'ai bien apprécié le souci de Defoe de brouiller les cartes, avec utilisation démiurgique de la notion de tempête destructrice: sommes-nous bien dans les Caraïbes, avec des traits d'îles qui font davantage penser aux côtes brésiliennes ou chiliennes ?
Là est une d'entre les petites touches d'un romancier talentueux...

He was a comely handsome Fellow, perfectly well made; with straight strong Limbs, not too large; tall and well shap’d, and as I reckon, about twenty six Years of Age. He had a very good Countenance, not a fierce and surly Aspect; but
seem’d to have something very manly in his Face, and yet he had all the Sweetness and Softness of an European in his Countenance too, especially when he smil’d.
His Hair was long and black, not curl’d like Wool; his Forehead very high, and large, and a great Vivacity and sparkling Sharpness in his Eyes. The Colour of his Skin was not quite black, but very tawny; and yet not of an ugly yellow nauseous
tawny, as the Brasilians, and Virginians, and other Natives of America are; but of a bright kind of a dun olive Colour, that had in it something very agreeable; tho’ not very easy to describe. His Face was round, and plump; his Nose small, not flat
like the Negroes, a very good Mouth, thin Lips, and his fine Teeth well set, and white as Ivory. After he had slumber’d, rather than slept, about half an Hour, he wak’d again, and comes out of the Cave to me; for I had been milking my Goats, which I had in the Enclosure just by: When he espy’d me, he came running to me, laying himself down again upon the Ground, with all the possible Signs of an humble thankful Disposition, making a many antick Gestures to show it: At last he lays his Head flat upon the Ground, close to my Foot, and sets my other Foot upon his Head, as he had done before; and after this, made all the Signs to me of Subjection, Servitude, and Submission imaginable, to let me know, how he would serve me as long as he liv’d; I understood him in many Things, and let him know, I was very well pleas’d with him; in a little Time I began to speak to him, and teach him to speak to me; and first, I made him know his Name should be Friday, which was the Day I sav’d his Life; I call’d him so for the Memory of the Time;
I likewise taught him to say Master, and then let him know, that was to be my Name; I likewise taught him to say, YES, and NO, and to know the Meaning of them; I gave him some Milk, in an earthen Pot, and let him see me Drink it before him, and sop my Bread in it; and I gave him a Cake of Bread, to do the like, which he quickly comply’d with, and made Signs that it was very good for him.


\Mots-clés : #aventure #colonisation #esclavage #insularite #lieu #nature #solitude
par Aventin
le Dim 6 Juin - 18:00
 
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Pete Fromm

Le Nom des étoiles

Tag solitude sur Des Choses à lire Le_nom10


Récit très largement autobiographique, sorte de remake d’Indian Creek : Pete Fromm va de nouveau surveiller des œufs de poisson, cette fois-ci pas de saumons mais d’ombres, non plus dans l’Idaho mais dans la Bob Marshall Wilderness, Montana, et pas pour 7 mois mais pour un seul, 25 ans plus tard. Sauf qu’il n’a pas pu emmener ses deux fils, et il a beaucoup de mal à s’y faire. Sans compter la présence de grizzlis, qui l’oblige à chanter en se déplaçant pour annoncer la sienne.
Des allers-retours dans son existence passée (maître-nageur dans le Nevada, garde forestier des rivières au Grand Teton National Park, Wyoming, etc.) alternent avec les épisodes de cette histoire principale, sans grande opportunité, sinon occasion de considérations métaphysiques sur la vie et la mort, sur le hasard et la filiation aussi. Le récit vaut surtout pour certaines péripéties vécues en pleine nature, des images de la faune sauvage qui (me) font rêver.
Pendant son séjour, Fromm lit les nouvelles d’Hemingway, qui l’inspire – je vais faire de même, à titre de comparaison.

\Mots-clés : #autobiographie #aventure #nature #solitude
par Tristram
le Dim 2 Mai - 12:25
 
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Eugène Ionesco

Le Solitaire

Tag solitude sur Des Choses à lire Le_sol13

(Je signale au passage d’intéressante illustration de couverture par Eric Provoost pour Folio.)
Un autre personnage de roman à verser au dossier des héros peu tournés vers l’effort et encore moins tentés par le travail ! Le narrateur n’a guère de scrupule à quitter son poste d’employé à 35 ans pour vivre en retraité sur un héritage inopinément perçu.
Il emménage dans un appartement d’un autre quartier de Paris en ce début des années 70, s’engage avec plaisir dans une vie tranquille, faite d’observation des passants et de réflexions philosophiques (portant sur la finitude de l’univers, l’ailleurs ou la part de libre arbitre). Il est devenu :
« Un spectateur sur le plateau au milieu des acteurs. »

Fait digne d’intérêt rétrospectif, il est incapable de tenir son ménage sans une servante et de manger autrement qu’au restaurant, ce que je trouve significatif à plus d’un titre.
Il médite donc, entre ennui et angoisse, éveil et sommeil, s’adonnant volontiers à l’alcool, pensant au passé, dans ce monde qui est une prison où tout n’est qu’ignorance.
« En somme nous regrettons tout, cela prouve bien que ce fut beau. »

« La vie est merveilleuse quand on la regarde dans son ensemble, dans son passé, dans cette sorte d’espace que devient le temps quand tout s’est éloigné. »

« Le passé est une mort sans cadavre. »

« La grâce que vous procure l’alcool est précaire. La grâce ou la lucidité. Quand est-ce que je me réveille sur la vérité ? Quand je ne vois que misère et pestilence ou lorsque je pense que toute l’existence, que toute la création est un mois de mai fleuri et lumineux ? Mais nous ne savons rien. »

« Je me rendis compte que je pensais trop, moi qui m’étais promis de ne pas penser du tout, ce qui est bien plus sage puisque, de toute façon, personne n’y entend rien. »

« "Vous n’avez pas honte de vivre pour rien ?" m’a demandé un jour Pierre Ramboule ou Jacques, je ne sais plus qui. En me scrutant je m’aperçois que je n’ai pas cette honte : vaut-il mieux engager les autres à se massacrer ou vaut-il mieux les laisser vivre et mourir comme ils peuvent ? Je ne sens pas le besoin de répondre à cette question. »

« J’ai le vertige et j’ai peur de l’ennui ; il y avait quelque temps, j’avais eu une dépression, pour être inconsciemment à la mode peut-être, due à l’ennui ou étant l’ennui lui-même. Si on écrit sur l’ennui, c’est que l’on ne s’ennuie pas. »

Sans surprise, la solitude est le thème principal du livre.
« D’habitude on n’est pas seul dans la solitude. On emporte le reste avec soi. »

« Mais elle n’est pas facile à supporter la quotidienneté, enfin, tout de même, l’oisiveté devait être préférable au travail. Entre l’effort et l’ennui, c’est toujours un certain ennui que je choisissais, que je préférais. »

« Je n’ai rien d’intéressant à dire aux autres. Et ce que disent les autres, cela ne m’intéresse pas non plus. La présence des autres m’a toujours gêné. »

Il ne fréquente que les bistrots, lit le journal.
« C’est bien malin de philosopher sans avoir appris à philosopher et après sept apéritifs. Je repris mon journal, je ne lis jamais la page sportive. Ces équipes qui se jettent les unes contre les autres illustreraient pourtant bien le fait que ce n’est pas le ballon qui compte et quand les équipes plus grandes que sont les nations se jettent les unes contre les autres ou lorsque les classes sociales se font la guerre, ce n’est pas pour des raisons économiques, ni pour des raisons patriotiques, ni pour des raisons de justice ou de liberté, mais tout simplement pour le conflit en soi, pour le besoin de faire la guerre. Mais je ne suis pas polémologue. Et puis qu’ils se fassent la guerre ou pas, cela ne m’intéresse pas. Je n’ai pas d’agressivité ou à peine, c’est en cela que je suis différent des autres. »

Puis il sombre dans la neurasthénie et l’amertume, vit un temps avec la serveuse de son restaurant ; on entend des combats de rue, qui se rapprochent de jour en jour : c’est la révolution.

\Mots-clés : #solitude #viequotidienne #xxesiecle
par Tristram
le Sam 3 Avr - 23:48
 
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Sujet: Eugène Ionesco
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Daniel Defoe

Tag solitude sur Des Choses à lire 41avfp10

Robinson Crusoé

Je viens de finir cette relecture, ultra classique.

Au-delà des péripéties, l'oeuvre est imbibée de philosophie, tant sur l'infortune (vers laquelle on se précipite bien souvent inconsciemment, à l'instar du héros), sur la civilisation, ses bienfaits et ses limites, Dieu (omniprésent car Crusoé survit dans son île désertique grâce à la lecture assidue de la Bible, dans une adoration permanente du Créateur).

Je trouve finalement ce livre très cérébral. La mer et le naufrage ne sont que des prétextes à une retraite spirituelle forcée, obligeant l'homme à repenser le monde, voire à en modifier ses représentations.

Le récit s'étale, ce qui nous fait ressentir le temps de cette solitude muette, qui semble ne jamais finir.

Il y a évidemment la rencontre fondamentale avec Vendredi, qui sonne comme le retour au monde et à sa diversité.

De nombreuses questions sur les peuples, leurs différentes moeurs sont abordées. De quoi en faire un ouvrage qui abat quelques préjugés, mais pas tous.

Le livre reste un bon reflet des questionnements du 18ème.


\Mots-clés : #ancienregime #aventure #phychologique #solitude
par Tatie
le Jeu 18 Fév - 21:11
 
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Sujet: Daniel Defoe
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