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Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Mar 19 Mar - 6:04

193 résultats trouvés pour voyage

Sylvain Prudhomme

Par les routes

Tag voyage sur Des Choses à lire Par_le10

Sacha, le narrateur, dans la quarantaine, a quitté Paris pour s’installer à V. afin de commencer une nouvelle existence, d’écriture solitaire. Mais très vite il retrouve « l’autostoppeur », ami perdu de vue depuis près de vingt ans.
« J’ai pensé à l’autostoppeur. À cette fable qui m’était un jour revenue, juste avant que je lui demande de sortir de ma vie : le pot de fer qui ne veut pas de mal au pot de terre, qui lui veut même sincèrement du bien, et qui pourtant, d’un faux mouvement, le réduit en miettes. Le pot de terre qui un jour, d’avoir trop frayé avec le pot de fer, se brise.
Il y a deux options face au destin : s’épuiser à lutter contre. Ou lui céder. L’accepter joyeusement, gravement, comme on plonge d’une falaise. Pour le meilleur et pour le pire. »

Cet autostoppeur compulsif part souvent à l’aventure, quoique marié à Marie avec un fils, Agustin ; il se limite à la France, recherche surtout la rencontre de hasard, fait des polaroids de ses « autostoppés ».
« Moi j’ai besoin de partir. C’est nécessaire à mon équilibre. Si je reste trop longtemps sans partir j’étouffe. »

« C’était comme s’il avait toujours besoin que sa trajectoire en frôle d’autres. Comme si son appétit, sa curiosité, sa faim lui rendaient viscéralement impossible de renoncer à la multitude des rencontres possibles. Peut-être avait-il, plus qu’un autre, conscience de la foule de vivants lancés en même temps que lui dans la folie de l’existence. Peut-être percevait-il avec plus d’acuité leur présence autour de lui, pareillement occupés à vivre, à aimer, à mourir. »

C’est un ancien colocataire à la fac, avec qui il partait « sur les routes deux mois par an l’été ». Marie, traductrice, s’habitue à ses absences ; bien sûr, elle s’éprend de Sacha et réciproquement (c’est inévitablement comme ça dans toutes les histoires, rapprochements qui se rencontrent aussi dans l’existence, au gré des circonstances).
Puis l’autostoppeur, s’écarte des autoroutes, et visite des hameaux, dont il envoie des cartes postales. Marie le retrouve par hasard dans le Nord, mais le laisse seul. Sacha, elle et Agustin vivent ensemble, recevant des nouvelles de leur « envoyé spécial », qui ne rompt l’attachement que progressivement. L’autostoppeur revient, le temps d’emmener Sasha pour un voyage (en stop) au petit village d’Orion, puis disparaît. Enfin, ils reçoivent une invitation à un week-end de camping à la campagne près d’un hameau appelé Camarade, où sont conviés tous les « automobilistes » de l’autostoppeur, et où ce dernier n’apparaîtra pas.
Histoire qui m’a paru un peu longue, mélancolique, et qui évoque originalement le voyage et les départs, et les rencontres de hasard.
(@Topocl : encore touché (pour les souvenirs de stop), mais pas encore coulé !)

\Mots-clés : #amitié #amour #aventure #voyage
par Tristram
le Ven 29 Déc - 15:43
 
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Sujet: Sylvain Prudhomme
Réponses: 13
Vues: 1027

David Grann

La Cité perdue de Z – Une expédition légendaire au cœur de l’Amazonie

Tag voyage sur Des Choses à lire La_cit10

Le colonel Percy Harrison Fawcett est disparu en 1925 lors d’une expédition amazonienne, parti à la recherche d’une cité perdue. Il avait déjà, en 1906-1907, établi une cartographie de la frontière entre le Brésil et la Bolivie pour la Société royale de géographie. Intrépide et apparemment invincible, il multiplie les explorations du proverbial « enfer vert » – finalement l’image ne me paraît pas totalement erronée, surtout vécue dans les conditions de l’époque. Quoique empêtré dans ses convictions victoriennes élitistes et racistes, il ne se borne pas à suivre les principaux cours d’eau mais s’enfonce à pied en forêt, et approche ainsi des tribus indiennes inconnues, dont il reconnaît la culture et le savoir-faire (en bref des civilisés) dans une approche qui annonce l’anthropologie moderne.
Mais c’est le mythique El Dorado des conquistadors qui obsède surtout Fawcett, qu’il appelle la cité perdue de Z.
En 1911, Hiram Bingham découvre les ruines incas de Machu Picchu. En 1913/1914, l’ex-président Théodore Roosevelt et Cândido Rondon, orphelin d’origine indienne devenu le colonel brésilien qui fondera le Service de protection des Indiens, explorent la rivière du Doute.
Pour son ultime expédition, Fawcett a été approché par le colonel T. E. Lawrence, mais préfère emmener son fils Jack et l’ami de ce dernier, Raleigh ; il manque de fonds, est devenu adepte du spiritisme et craint d’être devancé, cependant ils parviennent à partir dans le Mato Grosso. Fawcett emporte une idole de pierre, cadeau de Henry Rider Haggard (auteur de Les Mines du roi Salomon et She)…
David Grann, journaliste néophyte en la matière, raconte comment il suit ses traces en 2004 pour enquêter sur le terrain (comme tant d’autres, dont des dizaines ne revinrent jamais) ; il expose comme les dernières recherches archéologiques rendent compte d’une société qui a su se développer dans ce milieu avant d’être éradiquée par les maladies importées.
Brian, le fils cadet de Fawcett, présente les carnets de route et journaux intimes de son père dans Le continent perdu. Sir Arthur Conan Doyle, ami de Fawcett, fait de son histoire le cadre de son roman Le Monde perdu. J’ai eu une pensée pour Les Maufrais (père et fils). Autant de livres qui alimentèrent mon imaginaire depuis l’adolescence...

\Mots-clés : #amérindiens #aventure #biographie #contemythe #historique #lieu #nature #portrait #voyage
par Tristram
le Mar 5 Déc - 11:36
 
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Sujet: David Grann
Réponses: 15
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Tzvetan Todorov

La conquête de l'Amérique - La question de l'autre

Tag voyage sur Des Choses à lire La_con11

Exergue :
« Le capitaine Alonso Lopez de Avila s'était emparé pendant la guerre d'une jeune Indienne, une femme belle et gracieuse. Elle avait promis à son mari craignant qu'on ne le tuât à la guerre de n'appartenir à aucun autre que lui, et ainsi nulle persuasion ne put l'empêcher de quitter la vie plutôt que de se laisser flétrir par un autre homme ; c'est pourquoi on la livra aux chiens.
Diego de Landa, Relation des choses de Yucatan, 32
Je dédie ce livre à la mémoire
d'une femme maya
dévorée par les chiens
. »

I Découvrir :
« Je veux parler de la découverte que le je fait de l'autre. »

Et tout particulièrement de la (non-)rencontre de Colon et des Indiens. Le premier est essentiellement finaliste, et découvre surtout ce qu’il s’attendait à découvrir.
« Les arbres sont les vraies sirènes de Colon. Devant eux, il oublie ses interprétations et sa recherche du profit, pour réitérer inlassablement ce qui ne sert à rien, ne conduit à rien, et qui donc ne peut être que répété : la beauté. « Il s'arrêtait plus qu'il ne voulait par le désir qu'il avait de voir et la délectation qu'il goûtait à regarder la beauté et la fraîcheur de ces terres n'importe où il entrait » (27.11.1492). Peut-être retrouve-t-il par là un mobile qui a animé tous les grands voyageurs, que ce soit à leur insu ou non.
L'observation attentive de la nature conduit donc dans trois directions différentes : à l'interprétation purement pragmatique et efficace, lorsqu'il s'agit d'affaires de navigation ; à l'interprétation finaliste, où les signes confirment les croyances et espoirs qu'on a, pour toute autre matière ; enfin à ce refus de l'interprétation qu'est l'admiration intransitive, la soumission absolue à la beauté, où l'on aime un arbre parce qu'il est beau, parce qu'il est, non parce qu'on pourrait s'en servir comme mât d'un bateau ou parce que sa présence promet des richesses. »

« L'attitude de Colon à l'égard des Indiens repose sur la perception qu'il en a. On pourrait en distinguer deux composantes, qu'on retrouvera au siècle suivant et, pratiquement, jusqu'à nos jours chez tout colonisateur dans son rapport au colonisé ; ces deux attitudes, on les avait déjà observées en germe dans le rapport de Colon à la langue de l'autre. Ou bien il pense les Indiens (sans pour autant se servir de ces termes) comme des êtres humains à part entière, ayant les mêmes droits que lui ; mais alors il les voit non seulement égaux mais aussi identiques, et ce comportement aboutit à l'assimilationnisme, à la projection de ses propres valeurs sur les autres. Ou bien il part de la différence ; mais celle-ci est immédiatement traduite en termes de supériorité et d'infériorité (dans son cas, évidemment, ce sont les Indiens qui sont inférieurs) : on refuse l'existence d'une substance humaine réellement autre, qui puisse ne pas être un simple état imparfait de soi. Ces deux figures élémentaires de l'expérience de l'altérité reposent toutes deux sur l'égocentrisme, sur l'identification de ses valeurs propres avec les valeurs en général, de son je avec l'univers ; sur la conviction que le monde est un. »

« C'est ainsi que par des glissements progressifs, Colon passera de l'assimilationnisme, qui impliquait une égalité de principe, à l'idéologie esclavagiste, et donc à l'affirmation de l'infériorité des Indiens. »

(Et Colon organisa effectivement une traite des Indiens, d’abord vus comme « bons sauvages », avec l’Espagne.)
« L'année 1492 symbolise déjà, dans l'histoire d'Espagne, ce double mouvement : en cette même année le pays répudie son Autre intérieur en remportant la victoire sur les Maures dans l'ultime bataille de Grenade et en forçant les juifs à quitter son territoire ; et il découvre l'Autre extérieur, toute cette Amérique qui deviendra latine. »

II Conquérir :
C’est celle du Mexique par Cortés, malgré un rapport numérique très déséquilibré des troupes. Todorov rappelle que les Aztèques étaient eux-mêmes de cruels conquérants, installés depuis relativement peu de temps.
Les Aztèques interprétaient les signes (prophéties des prêtres-devins) d’un monde surdéterminé dans une société fortement hiérarchisée, régie par l’ordre, avec « prééminence du social sur l'individuel ».
« Pris ensemble, ces récits, issus de populations fort éloignées les unes des autres, frappent par leur uniformité : l'arrivée des Espagnols est toujours précédée de présages, leur victoire est toujours annoncée comme certaine. »

« La première réaction, spontanée, à l'égard de l'étranger est de l'imaginer inférieur, puisque différent de nous : ce n'est même pas un homme, ou s'il l'est, c'est un barbare inférieur ; s'il ne parle pas notre langue, c'est qu'il n'en parle aucune, il ne sait pas parler, comme le pensait encore Colon. »

« Le chef de l'État lui-même est appelé tlatoani, ce qui veut dire, littéralement, « celui qui possède la parole » (un peu à la manière de notre « dictateur »), et la périphrase qui désigne le sage est « le possesseur de l'encre rouge et de l'encre noire », c'est-à-dire celui qui sait peindre et interpréter les manuscrits pictographiques. »

Les tergiversations de Moctezuma reflètent son désarroi devant une situation inédite, inattendue dans une société régie par le passé au sein d’un « temps cyclique, répétitif ».
Cortès, en vrai Machiavel, sait s’adapter et improviser, et manipule les Aztèques selon leurs croyances (mythe de Quetzalcoalt, etc.)
« …] l'intransigeance a toujours vaincu la tolérance. »

III Aimer :
« Si le mot génocide s'est jamais appliqué avec précision à un cas, c'est bien à celui-là. C'est un record, me semble-t-il, non seulement en termes relatifs (une destruction de l'ordre de 90 % et plus), mais aussi absolus, puisqu'on parle d'une diminution de la population estimée à 70 millions d'êtres humains. »

Pour s’enrichir rapidement, les conquistadors se laissent aller à toutes les cruautés ; ils massacrent sans compter, là où les Aztèques sacrifiaient.
« Le massacre, en revanche, révèle la faiblesse de ce même tissu social, la désuétude des principes moraux qui assuraient la cohésion du groupe ; du coup, il est accompli de préférence au loin, là où la loi a du mal à se faire respecter : pour les Espagnols, en Amérique, ou à la rigueur en Italie. Le massacre est donc intimement lié aux guerres coloniales, menées loin de la métropole. Plus les massacrés sont lointains et étrangers, mieux cela vaut : on les extermine sans remords, en les assimilant plus ou moins aux bêtes. L'identité individuelle du massacré est, par définition, non pertinente (sinon ce serait un meurtre) : on n'a ni le temps ni la curiosité de savoir qui on tue à ce moment. »

Des justifications de la guerre et de l’esclavage sont progressivement élaborées, les premières confinant au ridicule (comme le Requerimiento), jusqu’à la conférence de Valladolid, qui oppose la conception hiérarchique de Sepulveda et la conception égalitariste de Las Casas (Aristote versus le Christ). Mais le principe d’égalité chez Las Casas nie la différence :
« Le postulat d'égalité entraîne l'affirmation d'identité, et la seconde grande figure de l'altérité, même si elle est incontestablement plus aimable, nous conduit vers une connaissance de l'autre encore moindre que la première. »

Et le but reste la conversion à la « vraie foi » – et la soumission à la couronne espagnole : attitude colonialiste.

IV Connaître :
Cabeza de Vaca (ses « relations » forment un témoignage extraordinaire) constitue un bel exemple d’identification (relative). Le dominicain Diego Duran, farouche adversaire du syncrétisme religieux, étudie la religion aztèque, et forme involontairement un métissage culturel. Le franciscain Bernardino de Sahagun, enseignant et écrivain, outre son travail de prosélyte, a « le désir de connaître et de préserver la culture nahuatl ».

Épilogue :
Pour Todorov, « la connaissance de soi passe par celle de l'autre » (ethnologie) ; égalité et respect des différences doivent s’équilibrer.
« Le langage n'existe que par l'autre, non pas seulement parce qu'on s'adresse toujours à quelqu'un, mais aussi dans la mesure où il permet d'évoquer le tiers absent ; à la différence des animaux, les hommes connaissent la citation. »


\Mots-clés : #amérindiens #colonisation #esclavage #essai #genocide #historique #religion #spiritualité #traditions #violence #voyage
par Tristram
le Ven 29 Sep - 11:25
 
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Sujet: Tzvetan Todorov
Réponses: 2
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João Guimarães Rosa

Diadorim

Tag voyage sur Des Choses à lire Captur85

Le titre original est Grande Sertão : veredas. Le sertão désigne les vastes régions semi-arides de l’intérieur du Brésil, où une population clairsemée vit surtout de l’élevage ; les chapadas, plateaux désertiques, sont parsemées de veredas, verdoyantes dépressions où l’eau se concentre, et donc la vie.
Riobaldo, surnommé Tatarana, ancien jagunço devenu fazendeiro (propriétaire d’une fazenda, ou vaste ferme), évoque devant le narrateur sa vie passée dans le sertão (les jagunços sont les hommes de main des fazendeiros, vivant en bandes armées et se livrant au brigandage, aussi considérés comme des preux).
« Vous le savez : le sertão c’est là où est le plus fort, à force d’astuces, fait la loi. Dieu lui-même, quand il s’amènera, qu’il s’amène armé. Et une balle est un tout petit bout de métal. »

« J’ai ramé une vie libre. Le sertão : ces vides qu’il est. »

« Le sertão est bon. Tout ici se perd ; tout ici se retrouve… disait le sieur Ornelas. Le sertão c’est la confusion dans un grand calme démesuré. »

Le sertão est hostile, mais a ses beautés, et les descriptions qui en sont données constituent un intérêt supplémentaire. À ce propos, l’emblématique buruti, c’est le palmier-bâche qui vit les pieds dans l’eau, le bem-te-vi, c’est le quiquivi, oiseau également fréquent en Guyane.
Riobaldo, comme beaucoup, ne connaît pas son père (en fait, à la mort de sa mère, il est recueilli par son parrain, qui serait son géniteur).
« L’homme voyage, il fait halte, repart : il change d’endroit, de femme – ce qui perdure c’est un enfant. »

Riobaldo parle de ses pensées qui l’obsèdent à propos du démon (qui a d’innombrables noms, dont « celui-qui-n’existe-pas ») : peut-on faire pacte avec lui ? Il parle aussi de Diadorim, son ami et amour, et des femmes qu’il aime. Il digresse, reprend le fil de son monologue : il évoque leur lieutenant, Medeiro Vaz, qui brûla sa fazenda, éparpilla les pierres de la tombe de sa mère pour aller mener une guerre de justice dans les hautes-terres, et leurs ennemis, les deux Judas félons (Hermὀgenes, protégé des enfers, et Ricardo) qui ont tué Joca Ramiro (père de Diadorim), et les soldats qui les combattent, et Zé Bebelo, stratège enjoué qui rêve de batailles et d’être député, puis remplace Medeiro Vaz à sa mort (et de qui Riobaldo fut percepteur, avant d’être dans le camp adverse, ce qui le tourmente). Car ce dernier narre dorénavant son existence depuis son enfance : comment il rencontra Reinaldo et fut séduit (ses amours sont plus généralement féminines, notamment la belle Otacilia, ou encore Norinha), Reinaldo qui lui confie s’appeler Diadorim.
À propos de la sensualité féminine, un passage qui rappelle Jorge Amado dans ses bonnes pages :
« L’une d’elles – Maria-des-Lumières – était brune : haute d’un huitième de cannelier. La chevelure énorme, noire, épaisse comme la fourrure d’un animal – elle lui cachait presque toute la figure, à cette petite mauresque. Mais la bouche était le bouton éclos, et elle s’offrait rouge charnue. Elle souriait les lèvres retroussées et avait le menton fin et délicat. Et les yeux eau-et-miel, avec des langueurs vertes, à me faire croire que j’étais à Goïas… Elle avait beaucoup de savoir-faire. Elle s’occupa aussitôt de moi. Ce n’était pas qu’une petite péronnelle.
L’autre, Hortense, une très gentille oiselle de taille moyenne, c’était Gelée-Blanche ce surnom parce qu’elle avait le corps si blanc ravissant, que c’était comme étreindre la froide blancheur de l’aube… Elle était elle-même jusqu’au parfum de ses aisselles. Et la ligne des reins, courbes ondulantes d’un ruisseau de montagne, confondait. De sorte que sa longueur exacte, vous n’arriviez jamais à la mesurer. Entre elles deux à la fois, je découvris que mon corps aussi avait ses tendretés et ses duretés. J’étais là, pour ce que je sais, comme le crocodile. »

Ce qui vaut surtout, c’est le monologue noté par son auditeur :
« Nous vivons en répétant, et bon, en une minime minute le répété dérape, et nous voilà déjà projetés sur une autre branche. »

Son récit décousu se commente lui-même, et sans doute l’auteur s’exprime-t-il lui-même par moments :
« Je sais que je raconte mal, je survole. Sans rectifier. Mais ce n’est pas pour donner le change, n’allez pas croire. […] Raconter à la suite, en enfilade, ce n’est vraiment que pour les choses de peu d’importance. De chaque vécu que j’ai réellement passé, de joie forte ou de peine, je vois aujourd’hui que j’étais chaque fois comme s’il s’agissait de personnes différentes. Se succédant incontrôlées. Tel je pense, tel je raconte. […] Et ce que je raconte n’est pas une vie d’homme du sertão, aurait-il été jagunço, mais la matière qui déborde. »

Riobaldo n’a jamais connu la peur, mais…
« Je sentis un goût de fiel sur le bout de ma langue. La peur. La peur qui vous coince. Qui me rattrapa au tournant. Un bananier prend le vent par tous les bords. L’homme ? C’est une chose qui tremble. Mon cheval me menait sans échéance. Les mulets et les ânes de la caravane, Dieu sait si je les enviais… Il y a plusieurs inventions de peur, je sais, et vous le savez. La pire de toutes est celle-ci : qui d’abord vous étourdit, et ensuite vous vide. Une peur qui commence d’emblée par une grande fatigue. Là où naissent nos énergies, je sentis qu’une de mes sueurs se glaçait. La peur de ce qui peut toujours arriver et qui n’est pas encore là. Vous me comprenez : le dos du monde. […] Je n’y arrivais pas, je ne pensais pas distinctement. La peur ne permettait pas. J’avais la cervelle embrumée, la tête me tournait. Je bus jusqu’à la lie le passage de la peur : je traversais un grand vide. »

« La peur manifeste provoque la colère qui châtie ; c’est bien tout ce à quoi elle sert. »

Le ton est celui du langage populaire, volontiers proverbial, traversé de fulgurances condensées voire lapidaires, très inventives et souvent poétiques, à l’encontre d’une rédaction rationnelle et claire. Allers-retours dans le temps de la remémoration (étonnamment riche, précise et détaillée), à l’instar des chevauchées et contre-marches de la troupe.
« Veuillez m’excuser, je sais que je parle trop, des à-côtés. Je dérape. C’est le fait de la vieillesse. Mais aussi, qu’est-ce qui vaut et qu’est-ce qui ne vaut pas ? Tout. Voyez plutôt : savez-vous pourquoi le remords ne me lâche pas ? Je crois que ce qui ne le permet pas c’est la bonne mémoire que j’ai. »

« Ah, mais je parle faux. Vous le sentez ? Si je démens ? Je démens. Raconter est très, très laborieux. Non à cause des années, passées depuis beau temps. Mais à cause de l’habileté qu’ont certaines choses passées – à faire le balancier, à ne pas rester en place. Ce que j’ai dit était-il exact ? Ça l’était. Mais ce qui était exact a-t-il été dit ? Aujourd’hui je crois que non. Ce sont tant d’heures passées avec les gens, tant de choses arrivées en tant de temps, tout se découpant par le menu. »

« Non, nenni. Je n’avais aucun regret. Ce que j’aurais voulu, c’était redevenir enfant, mais là, dans l’instant, si j’avais pu. J’en avais déjà plus qu’assez de leurs égarements à tous. C’est qu’à cette époque je trouvais déjà que la vie des gens va à vau-l’eau, comme un récit sans queue ni tête, par manque de joie et de jugement. La vie devrait être comme dans une salle de théâtre, et que chacun joue son rôle avec un bel entrain du début à la fin, qu’il s’en acquitte. C’était ce que je trouve, c’est ce que je trouvais. »

« Nous sommes des hommes d’armes, pour le risque de chaque jour et toutes les menues choses de l’air. »

« Mais les chemins sont ce qui gît partout sur la terre, et toujours les uns contre les autres ; il me revient que les formes les plus fausses du démon se reproduisent. Plus vous allez m’entendre, plus vous allez me comprendre. »

« On ne se met pas en colère contre le boa. Le boa étranglavale, mais il n’a pas de venin. Et il accomplissait son destin, tout réduire à un contenu. »

« La vie en invente ! On commence les choses, à l’obscur de savoir pourquoi, et dès lors le pouvoir de les continuer, on le perd – parce que la vie est le boulot de tous, triturée, assaisonnée par tous. »

« Tout cela pour vous, mon cher monsieur, ne tient pas debout, n’éclaire rien. Je suis là, à tout répéter par le menu, à vivre ce qui me manquait. Des choses minuscules, je sais. La lune est morte ? Mais je suis fait de ce que j’ai éprouvé et reperdu. De l’oublié. Je vais errant. Et se succédèrent nombre de petits faits. »

« Je sais : qui aime est toujours très esclave, mais ne se soumet jamais vraiment. »

« Qui le sait vraiment ce qu’est une personne ? Compte tenu avant tout : qu’un jugement est toujours défectueux, parce que ce qu’on juge c’est le passé. Eh, bé. Mais pour l’écriture de la vie, juger on ne peut s’en dispenser ; il le faut ? C’est ce que font seuls certains poissons, qui nagent en remontant le courant, depuis l’embouchure vers les sources. La loi est la loi ? Mensonge ! Qui juge, est déjà mort. Vivre est très dangereux, vraiment. »

La dernière phrase revient comme un leitmotiv dans le récit de Riobaldo :
« Vivre est très dangereux, je vous l’ai déjà dit. »

Apprécié en tant que bon tireur, Riobaldo parcourt donc le sertão qu’il aime, malgré les vicissitudes de cette existence itinérante, chevauchant de peines en batailles. Il médite sans cesse, sur la vie, l’amour, et par un curieux défi, dans sa haine d’Hermὀgenes qui aurait signé un pacte avec « l’Autre », décide d’en faire un lui aussi, bien qu’il ne croie ni à cette puissance maléfique, ni même à l’âme. Le démon ne se présente pas à la « croisée des chemins de Veredas-Mortes ».
« Alors, je ne sais ou non si j’ai vendu ? Je vous le dis : ma peur c’est ça. Tous la vendent, non ? Je vous le dis : de diable il n’y en a pas, le diable n’existe pas, et l’âme je la lui ai vendue… Ma peur, c’est ça. À qui l’ai-je vendue ? C’est ça, monsieur, ma peur : l’âme, on la vend, c’est tout, sans qu’il y ait acheteur… »

Cependant Riobaldo change. Lui, pour qui il n’était pas question de commander, devient le chef, Crotale-Blanc. Il reprend avec succès la traversée du Plan de Suçuarão, où avait échoué Medeiro Vaz, pour prendre à revers la fazenda d’Hermὀgenes.
Il y a encore les « pacants », rustres paysans croupissant dans la misère, victimes d’épidémies et des fazendeiros obnubilés par le profit, ou Siruiz, le jagunço poète, dont Riobaldo donne le nom à son cheval, ou encore le compère Quelémém, de bon conseil, évidemment Diadorim qu'il aime, et nombre d'autres personnages.
Ce livre-monde aux différentes strates-facettes (allégorie de la condition humaine, roman d’amour, épopée donquichottesque, geste initiatique – alchimique et/ou mythologique –, combat occulte du bien et du mal, cheminement du souvenir, témoignage ethnographique, récit de campagnes guerrières, etc.) est incessamment parcouru d’un souffle génial qui ramentoit Faust, mais aussi Ulysse (les deux).
Il est encore dans la ligne du fameux Hautes Terres (Os Sertões) d’Euclides da Cunha, par la démesure de la contrée comme de ceux qui y errent. L’esprit épique m’a aussi ramentu Borges et son exaltation des brigands de la pampa.
Sans chapitres, ce récit est un fleuve formidable dont le cours parfois s’accélère dans les péripéties de l’action, parfois s’alentit dans les interrogations du conteur : flot de parole, fil de pensée, flux de conscience. Et il vaut beaucoup pour la narration de Riobaldo ou, autrement dit, pour le style (c’est la façon de dire) rosien.
Le texte m’a paru excellemment rendu par la traductrice (autant qu’on puisse en juger sans avoir recours à l’original) ; cependant, il semble être difficilement réductible à une traduction, compte tenu de la langue créée par Rosa, inspirée du parler local et fort inventive.

\Mots-clés : #amour #aventure #contemythe #criminalite #ecriture #guerre #historique #initiatique #lieu #mort #nature #philosophique #portrait #ruralité #spiritualité #voyage
par Tristram
le Ven 22 Sep - 13:06
 
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Sujet: João Guimarães Rosa
Réponses: 26
Vues: 1470

David Lodge

Nouvelles du paradis

Tag voyage sur Des Choses à lire Nouvel15

Bernard Walsh, prêtre défroqué et théologien (et aussi le narrateur, notamment lorsqu’il tient un journal, mais pas toujours), emmène son père de Rummidge (le Birmingham de Lodge – à rapprocher de celui de Coe ?) à Honolulu pour y rencontrer Ursula, la sœur de son père, avec qui ce dernier est en froid depuis son départ aux USA, suite à son mariage avec un GI : elle se meurt d’un cancer. À peine arrivés, « papa », individu assez pénible par ailleurs, se casse la hanche, renversé par la voiture de Yolande Miller alors qu’il traversait en regardant à gauche (travers britannique).
C’est l’occasion d’observer les voyages en avion (livre paru en 1991, et ça ne s’est pas amélioré) et le tourisme (là aussi c’est devenu pire), vu comme un rituel remplaçant la religion dans la quête du paradis selon Roger Sheldrake, un anthropologue qui se rend aux îles Hawaï afin de poursuivre ses recherches. C’est de nouveau Un tout petit monde, le microcosme des clients de Travelwise Tours à Waikiki (une jolie collection de personnages vus avec un œil satirique, comme la fille qui cherche tout au long de ses vacances « le Mec Bien »). Il y a aussi un point de vue anglais sur le système américain (carence des assurances sociales pour ceux qui n’ont pas beaucoup d’argent, pratique répandue des poursuites en justice par cupidité).
« Les Américains ont l’air d’adorer manger en marchant, comme les troupeaux qui pâturent. »

C’est encore l’opportunité de parler de ces îles loin de tout.
« Le paradis est ennuyeux, mais vous n’avez pas le droit de le dire. »

« L’histoire d’Hawaii est l’histoire d’une perte.
— Le paradis perdu ? ai-je demandé.
— Le paradis volé. Le paradis violé. Le paradis pourri. Le paradis acheté, développé, mis en paquets, le paradis vendu. »

« Les visiteurs défilaient le long des avenues Kalakaua et Kuhio en un va-et-vient incessant avec leurs T-shirts fantaisie, leurs bermudas et leurs petites poches de marsupiaux ; le soleil brillait et les palmiers se balançaient au gré des alizés, les notes nasillardes des guitares hawaiiennes s’échappaient des boutiques, et les visages avaient l’air assez sereins, mais, dans les yeux de chacun, on semblait lire cette question à demi formulée : bon, tout cela est charmant, mais c’est tout ce qu’il y a ? C’est vraiment tout ? »

Il est surtout question d’aborder la foi (et sa perte).
« On cesse de croire à une idée qui nous est chère bien avant de l’admettre au fond de soi. Certains ne l’admettent jamais. »

« Point n’est besoin d’aller très loin dans la philosophie de la religion pour découvrir qu’il est impossible de prouver qu’une proposition religieuse est juste ou fausse. Pour les rationalistes, les matérialistes, les positivistes, etc., c’est une raison suffisante pour refuser de considérer sérieusement le sujet dans sa totalité. Mais pour les croyants, un Dieu dont il n’est pas possible de prouver l’existence vaut bien un Dieu dont l’existence est avérée et vaut manifestement mieux que l’absence totale de Dieu, puisque sans Dieu il n’y a aucune réponse satisfaisante aux sempiternels problèmes du mal, du malheur, de la mort. La circularité du discours théologique qui utilise la révélation pour appréhender un Dieu dont on ne dispose d’aucune preuve de l’existence en dehors de la révélation (que Saint-Thomas d’Aquin repose en paix !) ne dérange pas le croyant, car le fait de croire n’entre pas en ligne de compte dans le jeu théologique, c’est l’arène dans laquelle se joue le jeu théologique. »

« La Bonne Nouvelle est celle qui annonce la vie éternelle, le paradis. Pour mes paroissiens, j’étais une sorte d’agent de voyages qui distribuait des billets, des contrats d’assurances, des brochures et leur garantissait le bonheur ultime. »

Le point de vue de Bernard permet à Lodge de présenter l’évolution au sein du christianisme, qui abandonne la croyance en la vie éternelle au paradis (ou en enfer) pour laisser la place à une sorte d’humanisme sur terre.
« Bien sûr, il y a encore beaucoup de chrétiens qui croient avec ferveur, même avec fanatisme, en un au-delà anthropomorphique, et il y en a encore beaucoup d’autres qui aimeraient y croire. Et il ne manque pas de pasteurs chrétiens pour les encourager dans ce sens avec chaleur, parfois avec sincérité, parfois aussi, comme les télévangélistes américains, pour des motifs plus douteux. Le fondamentalisme a profité précisément pour se développer du scepticisme eschatologique que véhiculait la théologie instituée, si bien que les formes du christianisme qui sont de nos jours les plus actives et les plus populaires sont aussi les plus indigentes sur le plan intellectuel. Cela semble être vrai pour d’autres grandes religions du monde. »

Ce roman mêle donc des aspects sociologique, géographique, historique, religieux, métaphysique, tout cela relevé d’humour et d'intertextualité (renvois notamment à des artistes anglais, comme W.B. Yeats).

\Mots-clés : #contemporain #fratrie #lieu #relationenfantparent #religion #social #spiritualité #voyage #xxesiecle
par Tristram
le Mer 30 Aoû - 15:59
 
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Jules Verne

Aventure de trois Russes et de trois Anglais

Tag voyage sur Des Choses à lire Aventu12

Janvier 1854, Mokoum et William Emery, un chasseur bushman et un astronome attaché à l’observatoire du Cap, accompagnent la mission du colonel Everest et de Mathieu Strux en Afrique australe, comprenant trois savants anglais et autant de russes venus d’Europe afin d’y mesurer un arc de méridien, afin que cette commission internationale participe à la détermination du mètre, mesure universelle. William sympathise avec le jeune Michel Zorn, le distrait Nicolas Palander est un mathématicien toujours plongé dans ses calculs, et sir John Murray s’intéresse surtout à la chasse. C’est d’abord le portage de leur chaloupe à vapeur, le Queen and Tzar, au-dessus des chutes de Morgheda sur le fleuve Orange, puis le départ dans le désert de Kalahari (en fait le veld, plaine de savane herbeuse ou arbustive) afin d’y commencer les triangulations de géodésie. Ils suivent peu ou prou l’expédition de Livingstone vers le Zambèze.
Comme toujours avec Verne, c’est didactique (tant en géométrie que sur l’époque de « la science militante »), et aventureux (affrontement de crocodiles, de lions, etc.).
Le foreloper est le guide indigène, celui qui ouvre la marche de la caravane, sans doute du néerlandais « coureur en avant ».
Confrontés à une forêt qui exacerbe la rivalité des deux chefs d’expédition, Mathieu Strux et le Colonel Everest, Mokoum aura l’idée de l’incendier.
Puis ils apprennent que la guerre de 1854 a éclaté, qui oppose notamment Anglais et Russes : cela détermine la séparation de l’expédition en deux parties.
Recette d’époque (et locale) pour « buffles des prairies, ces Bokolokolos des Bétjuanas, qui mesurent quatre mètres du museau à la queue, et deux mètres du sabot à l’épaule. » :
« Les indigènes préparèrent cette viande de manière à la conserver presque indéfiniment, à la mode pemmicane, qui est si utilement employée par les Indiens du nord. Les Européens suivirent avec intérêt cette opération culinaire, à laquelle ils montrèrent d’abord quelque répugnance. La viande de buffle, après avoir été découpée en tranches minces et séchées au soleil, fut serrée dans une peau tannée, puis frappée à coups de fléaux qui la réduisirent en fragments presque impalpables. Ce n’était plus alors qu’une poudre de viande, de la chair pulvérisée. Cette poussière, enfermée dans des sacs de peau et très-tassée, fut ensuite humectée de la graisse bouillante qui avait été recueillie sur l’animal lui-même. À cette graisse, un peu suiffeuse, il faut l’avouer, les cuisiniers africains ajoutèrent de la moelle fine, et quelques baies d’arbustes dont le principe saccharin devait, il semble, jurer avec les éléments azotés de la viande. Puis, cet ensemble fut mélangé, trituré, battu de manière à fournir par le refroidissement un tourteau dont la dureté égalait celle de la pierre. »

Effets de la foudre :
« William Emery fut renversé, comme mort. Les deux matelots, éblouis un instant, se précipitèrent vers lui. Très-heureusement, le jeune astronome avait été épargné par la foudre. Par un de ces effets presque inexplicables, que présentent certains cas de foudroiement, le fluide avait pour ainsi dire glissé autour de lui, en l’enveloppant d’une nappe électrique ; mais son passage était dûment attesté par la fusion qu’il avait opérée des pointes de fer d’un compas que William Emery tenait à la main.
Le jeune homme, relevé par ses matelots, revint promptement à lui. Mais il n’avait été ni la seule ni la plus éprouvée victime de ce coup de tonnerre. Auprès du poteau dressé sur le monticule, deux indigènes gisaient sans vie, à vingt pas l’un de l’autre. L’un, dont le système vital avait été complètement désorganisé par l’action mécanique de la foudre, gardait sous ses vêtements intacts un corps noir comme du charbon. L’autre, frappé au crâne par le météore atmosphérique, avait été tué raide.
Ainsi donc, ces trois hommes, – les deux indigènes et William Emery, – venaient de subir simultanément le choc d’un seul éclair à triple dard. Phénomène rare, mais quelquefois observé, de cette trisection d’un éclair, dont l’écartement angulaire est souvent considérable. »

Puis c’est un nuage de sauterelles, le manque d’eau et de fourrage dans le désert, et les Russes retrouvés aux prises avec des pillards makololos. Les Européens, retranchés au sommet du mont Scorzef, au bord du lac Ngami, parviennent à achever leurs minutieuses observations. Des chacmas, ou babouins cynocéphales, dérobent les précieux registres à Palander, mais ils sont recouvrés, et les résultats de leurs mesures sont confirmés. Ils atteignent les chutes Victoria et descendent sans encombre le Zambèze, après dix-huit mois d’épreuves.
Ce roman remue tout un imaginaire qui va de L’odyssée de l’African Queen de Forester à Mason & Dixon de Pynchon : une lecture de jeunesse, même sur le tard !

\Mots-clés : #aventure #science #voyage #xixesiecle
par Tristram
le Lun 7 Aoû - 17:02
 
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John Barth

Le Courtier en tabac

Tag voyage sur Des Choses à lire Le_cou11

J'ai enfin lu ces 770 pages, mais en sors un peu déçu.
Dans l’Angleterre de la fin du XVIIe, Burlingame, le précepteur des jumeaux Ebenezer et Anna Cooke, fut très jeune marin au long cours et ambulant avec les bohémiens, puis fréquenta Henry More et Newton. Il donne une éducation hétéroclite à Ebenezer, qui est surtout indécis et indolent (et idéaliste et vaniteux), et se présente comme « vierge et poète ». Ebenezer, nommé lauréat par Lord Baltimore et amoureux de la putain Joan Toast, retourne au Maryland où il est né, à Malden, terre de son père pionnier. Il devait être accompagné par Burlingame, qui s’entremet dans les intrigues et rivalités de cette possession anglaise, à la recherche de ses origines dans cette contrée où il fut abandonné très jeune. C’est en fait Bertrand, le valet d’Ebenezer, qui accompagne ce dernier dans la traversée, se faisant passer pour lui dans une cascade de quiproquos et rebondissements. C’est fort rocambolesque, et l’écart est grand entre la réalité prosaïque et les aspirations d’Ebenezer, entre le vieux monde et la nouvelle terre, mais moins entre innocence et ignorance.
John Barth se réclame de la littérature du XVIIIe et tout particulièrement de Fielding dans cette « fantaisie », et celle-ci renvoie surtout à Butler (l’hudibrastique »).
La longueur du récit elle-même, ses « circuits » (détours), « écarts » (déviations, digressions, tels les commentaires) et ramifications embrouillées (tout particulièrement juridiques), la restitution détaillée de l’Histoire (notamment l’affrontement catholiques et protestants) et de l’époque jusque dans le langage et même la vêture (apparemment très bien rendus par le traducteur, Claro, quoiqu’il employât « ramenteva » pour « ramentut »), caractérisent les intérêts de cet « à la manière de », roman à tiroirs, picaresque, d'aventures et d'apprentissage XVIIIe, qui autrement s’avère assez vain. Outre ses fastidieuses circonlocutions de pensum, l’humour scabreux et scatologique m’a semblé sordide et complaisant, malgré la référence à Rabelais, qui ne me l’a jamais paru. Et le pastiche n’atteint pas au Nom de la rose d’Eco, entr'autres réactualisations de ces beau style et tour de pensée.
« Mais dans son cœur, la mort et toutes ses semblables anticipations étaient pour Ebenezer comme la vie, l’histoire et la géographie, lesquelles, de par son éducation et ses dispositions naturelles, il regardait toujours du point de vue du narrateur ; il en connaissait abstraitement la finalité ; il en goûtait indirectement l’horreur ; mais il ne pouvait jamais en éprouver les deux ensemble. Ces vies sont des histoires, admettait-il ; ces histoires ont une fin, reconnaissait-il – comment sinon en pourrait-on débuter une autre ? Mais que le conteur lui-même puisse vivre un conte propre et mourir… Inconcevable ! Inconcevable ! »

Je pense qu'il y a un rapprochement possible avec le Pynchon de Mason & Dixon, mais assez distant.

\Mots-clés : #aventure #colonisation #esclavage #historique #initiatique #prostitution #relationenfantparent #religion #voyage
par Tristram
le Jeu 3 Aoû - 13:17
 
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Cecil Scott Forester

L’odyssée de l’African Queen

Tag voyage sur Des Choses à lire Laodys10

En pleine Afrique Centrale Allemande, pendant la Première Guerre mondiale, le Révérent Samuel Sayer meurt dans sa mission vidée de ses âmes par von Hanneken, qui organise la résistance de son armée. Sa jeune sœur, Rose, fuit avec le Cockney Allnut, mécanicien de la vieille chaloupe à vapeur African Queen sur la rivière Ulanga. Celle-ci se jette via des rapides infranchissables dans le Lac tenu par la canonnière Königin Luise, qui protège ainsi la région contre toute intervention venue du Congo belge. Fervente Britannique, Rosa décide de combattre les Allemands en attaquant ce bateau, le leur transportant une cargaison d’explosifs, et pour cela exerce son pouvoir tout neuf sur Allnut, peu enclin à se battre, et affronter les rapides.
« Rose était réellement vivante pour la première fois de son existence. Son esprit n’en avait pas conscience, bien que son corps le lui répétât quand elle prenait la peine de l’écouter. »

« Un homme doué de plus de volonté qu’Allnut, ou de plus d’intelligence, aurait pu sortit vainqueur de ce duel avec Rose. »

Rosa s’émancipe de l’influence de son frère, de son éducation. Elle tient la barre, et Allnut s’affaire pour servir la chaudière ; chargée de vivres et utilisant comme carburant le bois récolté en chemin, l’embarcation, comme le couple à bord, se trouve pratiquement autonome. Ils passent sans encombre le poste de Shona, et s’engouffrent dans les rapides. Dans cette expérience de vie intense, ils deviennent amants. Suite à des avaries, ils doivent redresser l’arbre de couche et remplacer une pale de l’hélice. Ils parviennent à la Bora, nom de l’Ulanga après la rupture du Rift, devenu une zone plane où ils progressent difficultueusement à travers roseaux et papyrus, puis nénuphars. La description de la rivière qui change, avec ses dangers, a retenu mon attention, tandis que le sens de l’eau s’affûte chez Rose.
« Ils continuèrent à longer la bordure de roseaux. Et Rose, dont l’œil s’était exercé pendant de longs jours à observer la surface liquide, y perçu un changement d’aspect. Bien que celle-ci fût toujours aussi noire, elle n’était plus tout à fait la même. C’était une eau morte, comme solide, aux reflets de laque. De longues ondulations la parcouraient, indiquant quelques remous infiniment lents dans ses profondeurs. Sa surface était encombrée de beaucoup plus de détritus que d’habitude. En fait, tout semblait indiquer, contre toutes les lois de la nature, qu’ils avaient atteint une ultime impasse de la rivière. »

Ils sont bloqués un temps dans une sorte de lagune stagnante derrière le delta, avant d’atteindre le dédale d’une mangrove marécageuse, où ils souffrent de la malaria. Puis ils débouchent enfin sur le lac où ils escomptent torpiller le navire de l’ennemi qu’ils abhorrent.
J’ai bien sûr eu en mémoire le célèbre film de John Huston avec Katharine Hepburn et Humphrey Bogart, qui suit assez fidèlement les péripéties du roman (à part la fin).

\Mots-clés : #aventure #merlacriviere #voyage
par Tristram
le Sam 29 Juil - 12:55
 
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Sujet: Cecil Scott Forester
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Herve guibert

Hervé Guibert

Tag voyage sur Des Choses à lire Xxx53

(Saint-Cloud, 14 décembre 1955 – Clamart, 27 décembre 1991)

Hervé Guibert est un journaliste, romancier et photographe.

Au départ, il rêvait d'être cinéaste. A 17 ans, recalé au concours de l'Idhec, il se rabat sur la photo, expose et publie plusieurs ouvrages.

Après quelques faux pas vers la carrière de comédien, qui lui font rencontrer Patrice Chéreau - plus tard, il écrira avec lui le scénario de L'Homme blessé - à 21 ans, il intègre la rédaction du Monde, critique à la rubrique photographie pendant huit ans.

Petit prince aux dons multiples, il n'a que 21 ans quand il publie, en 1977, grâce à Régine Deforges, son premier livre, "La Mort propagande".

Écrivain précoce, il est remarqué très vite par la critique et suivi par un noyau de lecteurs qui saluent son audace et sa férocité.

Après plusieurs livres au succès d'estime, il atteint la gloire en 1990 en révélant son sida dans A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie. Ce roman sera le premier d'une trilogie, composée également du Protocole compassionnel et de l'Homme au chapeau rouge. Dans ces derniers ouvrages, il décrit de façon quotidienne l'avancée de sa maladie.

Homosexuel, atteint du sida, suicidé à 36 ans, Hervé Guibert a placé la maladie au cœur de son œuvre.

[center]*****


Je viens de lire "Les aventures singulières"
Résumé :
« Ce pourrait être un roman, finalement, puisqu'il n'y a qu'un seul personnage, tout au long, qui en rencontre d'autres. Des errances, des effusions, des voyages, des coups de cœur. Mais il y a aussi des interstices, des sautes de temps entre les histoires, et ce sont plutôt les épisodes d'une vie arrachés à la longue trame du journal intime. Tout ce qui a fait exception au quotidien, dans un laps de trois ans, et qui l'a déséquilibré, menacé…
Hervé Guibert »

Une belle écriture...

Avant de commencer ma lecture, j'ai revu un entretien avec Bernard Pivot à Apostrophe...
Et je me suis souvenue de ce jeune homme de 35 ans... un météorite de la littérature française (que les moins de 20 ans...), dernier compagnon de Michel Foucault.
Il m'a beaucoup émue...
[/center]
\Mots-clés : #sexualité #voyage
par Plume
le Dim 11 Juin - 13:24
 
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Sujet: Herve guibert
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Amos Tutuola

L'ivrogne dans la brousse

Tag voyage sur Des Choses à lire Tutuola

Le malafoutier (récolteur de vin de palme, qui incise le haut du palmier pour recueillir la sève) de Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde, le narrateur, est mort dans une chute, et son employeur part à sa recherche, car il a besoin de ses services. Il voyage dans la brousse, de villes en villages, et nous raconte les péripéties de ses pérégrinations. Dans ce conte, il capture la Mort au filet, trouve femme en la sauvant du « gentleman complet » (un crâne qui emprunte des membres pour aller au marché dans un beau corps), etc., dans un monde rempli d’esprits et de métamorphoses, chez les « êtres étranges ».
« Ces êtres mystérieux ne font rien comme les autres, par exemple, comme nous l’avons vu, si quelqu’un d’entre eux veut grimper à un arbre, il commence d’abord par grimper à l’échelle avant de la poser contre cet arbre ; mieux, il y a un terrain plat à côté de leur ville, mais ils ont construit leurs maisons sur les pentes d’une colline abrupte, alors toutes les maisons penchent de côté comme si elles allaient tomber, et leurs enfants dégringolent tout le temps des maisons, mais les parents ne s’en soucient pas autrement ; aucun d’entre eux ne se lave jamais, mais ils lavent leurs animaux domestiques ; eux-mêmes, ils s’habillent de feuilles, mais ils ont des vêtements somptueux pour leurs animaux domestiques, et ils leur coupent les ongles, mais leurs ongles à eux, ils les coupent une fois tous les cent ans, et même nous en voyons beaucoup qui couchent sur le toit de leurs maisons, et ils disent qu’ils ne peuvent utiliser les maisons qu’ils ont construites de leurs mains autrement qu’en dormant dessus. »

L’humour est omniprésent (lui et sa femme font « personnellement connaissance de Rire »), et le héros féticheur père des dieux est souvent dans de mauvaises postures pleines d’autodérision. Ce comique bon-enfant contribue à l’aspect à la fois onirique et familier du récit (la traduction de Raymond Queneau y est peut-être aussi pour quelque chose).
« Ainsi nous pouvons aller à travers cette forêt aussi loin que nous le pouvons. »

« Après ça, je me mets à lui ouvrir l’estomac avec mon couteau, puis nous sortons de son estomac avec nos bagages, etc. Et voilà comment nous avons été délivrés de l’Affamé, mais je ne pourrais le décrire complètement ici, parce qu’il était quatre heures du matin et, à cette heure-là, on n’y voit pas très clair. Bref, nous le quittons sains et saufs et nous en remercions Dieu. »

C’est aussi une sorte de chronique traditionnelle du passé (légendaire),
« Il y avait toutes sortes de créatures étonnantes dans le vieux temps. »

… une épopée qui rappellerait l’Odyssée et les travaux d’Hercule, mais aussi Rabelais (notamment le Quart Livre), tout un imaginaire collectif (peut-être à rattacher à l’analogisme selon Descola, et/ou à notre Moyen Âge), sans que je connaisse la part d’inspiration de notre culture dans ce livre.
« Tout nous avait bien plu dans cette Île-Spectre et nous nous y trouvions très bien, mais il nous restait encore bien des travaux à accomplir. »

L’aspect enseignement allégorique de la fable n’est pas absent (les amis qui se détournent quand il n’a plus rien à offrir), ni celui du mythe initiatique et sacrificiel (cf. l’histoire des « Rouges »). Sans vouloir évoquer des allusions ésotériques, il est certain que nombre de références yoruba doivent nous échapper (qu’en est-il ainsi de « marcher à reculons », qui est récurrent ?).
« Trois êtres bienveillants nous délivrent de nos ennuis. Ce sont : tambour, chant et danse »

J’ai eu le grand plaisir de retrouver la verve populaire truculente caractéristique de l’Afrique centrale et occidentale, trop absente de ses romans.
« D’abord, avant d’entrer dans l’arbre blanc, nous « vendons notre mort » à quelqu’un qui se trouvait à la porte, pour le prix de 7 925 francs, et nous « louons notre peur » à quelqu’un qui se trouvait aussi à la porte avec un intérêt de 3 500 F par mois, comme ça nous n’avions plus à nous soucier de la mort et nous n’avions plus désormais peur de rien. »

On retrouve les éléments typiques de ces sociétés : palabres, gris-gris, famine. Autre particularité distinctive, la familiarité avec la mort, qui n’est pas une fin :
« Alors il nous demande si, en arrivant là, nous étions encore vivants ou morts. Nous lui répondons que nous étions toujours vivants et que nous n’étions pas des morts. »

« Moi-même, je savais bien que les morts ne peuvent vivre avec les vivants, j’avais observé leurs façons et elles ne correspondaient pas du tout aux nôtres. »

Cela m’a ramentu Juan Rulfo, et il me semble qu’il y a une vision proche du réalisme magique chez Tutuola.
Les tribulations du couple en route vers « la mystérieuse Ville-des-Morts » où se trouve le malafoutier donnent lieu à des séjours prolongés dans certains lieux, et encore plus de rencontres étonnantes, comme « le Valet-Invisible ou Donnant-Donnant », « chef de tous les êtres de la Brousse ».
La légèreté de ton est marquante, comme avec ce fardeau qui se révèlera être ce qu’il paraît :
« En le mettant sur ma tête, je trouve que c’était exactement comme le cadavre d’un homme, il était très lourd, mais je pouvais le porter facilement. »

Voilà qui donne grande envie d’en connaître plus sur cette culture que je n’ai pu qu’effleurer.
« Et ainsi toutes nos épreuves, tous nos ennuis et de nombreuses années de voyage n’avaient rapporté qu’un œuf, c’est-à-dire aboutissaient à un œuf. »


\Mots-clés : #aventure #contemythe #fantastique #humour #mort #voyage
par Tristram
le Lun 22 Mai - 12:19
 
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Sujet: Amos Tutuola
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Luis Sepulveda

Le neveu d'Amérique

Tag voyage sur Des Choses à lire Le_nev10

Recueil de quelques notes de Luis Sepúlveda, avec en entrée la formation par le grand-père à Santiago :
« Le gag consistant à me remplir de limonade pour ensuite me faire pisser à la porte des églises, nous l’avions maintes fois répété depuis que j’avais commencé à marcher et le vieux avait fait de moi son compagnon d’aventures, le petit complice de ses mauvais coups d’anarchiste à la retraite. »

Voilà qui suggère quelques activités récréatives pour égayer les proches retrouvailles avec mes petits-fils.
Suit une évocation de son « voyage à nulle part », de l’activisme communiste à la prison avec tortures, évocation sinistre rendue bouffonne par un humour détaché, quasiment gracieux.
« Un voyage d’aller », c’est d’abord l’errance dans la peur, c'est-à-dire l’Amérique du Sud des années soixante-dix, et deux péripéties romanesques en Équateur, soient autant de récits qui valent par l’art du conteur que par les personnages rencontrés.
« Un voyage de retour », c’est Chiloé, « l’antichambre de la Patagonie », où Luis rentre au pays, enfin autorisé à le faire par les autorités chiliennes. Il devait voyager avec Bruce Chatwin (mort entretemps, voir son fil), sur les traces de Butch Cassidy et Sundance Kid. Vin et agneau toujours au menu, mais surtout des histoires incroyables, comme les concours de mensonges et son ami Carlos l’aviateur.
L’adelantado Arias Pardo Maldonado aurait exploré la Patagonie :
« “Les habitants de Trapananda sont grands, monstrueux et velus. Leurs pieds sont aussi longs et démesurés que leur démarche est lente et maladroite, ce qui fait d’eux une cible facile pour les arquebusiers.
“Les gens de Trapananda ont les oreilles si grandes qu’ils n’ont pas besoin pour dormir de couvertures ou de vêtements protecteurs, car ils se couvrent le corps avec leurs oreilles.
“Les gens de Trapananda dégagent une telle puanteur et pestilence qu’ils ne se supportent pas entre eux, de sorte qu’ils ne s’approchent, ne s’accouplent ni n’ont de descendance.” »

« Avec lui naît la littérature fantastique du continent américain, notre imagination débridée, et cela suffit pour lui accorder une légitimité historique. »

« L’arrivée », c’est Martos en Andalousie, pays d’origine de son grand-père, où il retrouve le frère cadet de ce dernier.
« on est d’où on se sent le mieux »

Ces notes sont vraisemblablement extraites d’un carnet offert par Chatwin :
« Je me rappelle cela tandis que j’attends, assis sur une barrique de vin, face à la mer, au bout du monde, et je prends des notes sur un carnet aux pages quadrillées que Bruce m’a offert précisément pour ce voyage. Il ne s’agit pas d’un carnet ordinaire. C’est une pièce de musée, un de ces authentiques carnets de moleskine si appréciés par des écrivains comme Céline ou Hemingway, et à présent introuvables dans les papeteries. »

Luis Sepúlveda a le don de ne faire qu’effleurer, notamment la terreur dictatoriale, et à cet aspect élusif, elliptique, tient beaucoup de son pouvoir de faire rêver.

\Mots-clés : #amitié #autobiographie #exil #humour #regimeautoritaire #voyage
par Tristram
le Sam 20 Mai - 13:02
 
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Sujet: Luis Sepulveda
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Adalbert Stifter

Brigitta

Tag voyage sur Des Choses à lire Brigit10

À travers la puszta, la steppe hongroise, le narrateur, un voyageur allemand, va rendre visite sur ses terres d’Uwar à un major rencontré sur le Vésuve. Là, des propriétaires progressistes mettent en valeur la lande aride. Le major est pris de passion pour sa voisine, « la laide et déjà vieillissante Brigitta », qui gère exemplairement son domaine de Maroshely.
Spoiler:

Cette novella ne brille pas par sa cohérence, mais recèle des charmes, comme l’évocation du thème, encore d’actualité, des initiatiques voyages de jeunesse, tel l’aristocratique "Grand Tour" européen.

\Mots-clés : #amour #voyage
par Tristram
le Ven 12 Mai - 12:48
 
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Sujet: Adalbert Stifter
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Jon Krakauer

Into the Wild (Voyage au bout de la solitude)

Tag voyage sur Des Choses à lire Into_t10

Ce récit, au départ un article de Krakauer, relate la tentative du jeune Christopher McCandless de vivre seul dans l’Alaska sauvage (Sean Penn en a tiré un film dont j’ai gardé le souvenir à cause du bus abandonné dans lequel on retrouvera son corps).
« Au cours de l’été 1990, tout de suite après l’obtention de son diplôme de fin d’études, avec mention, à l’université Emory, son entourage le perdit de vue. Il changea de nom, fit don de ses 24 000 dollars d’économies à une œuvre humanitaire, abandonna sa voiture et presque tout ce qu’il possédait et brûla les billets de banque qu’il avait dans son portefeuille. Puis il vécut une nouvelle vie, logeant chez des marginaux dépenaillés et parcourant l’Amérique du Nord à la recherche de l’expérience pure, transcendante. Sa famille ignorait complètement ce qu’il était devenu, jusqu’à ce qu’on retrouve ses restes en Alaska. »

Inspiré par Léon Tolstoï, Ralph Waldo Emerson, Henry David Thoreau (« la Désobéissance civile »), Boris Pasternak, Mark Twain et surtout Jack London, Chris quitte les siens et, épris de liberté, prend la route. Il se surnomme lui-même Alexander Supertramp et écrit son journal à la troisième personne du singulier ; il mène la vie errante des vagabonds à travers les États-Unis (y compris une descente du Colorado en canoë jusqu’au Mexique) pendant deux ans, subsistant de petits boulots et de plantes sauvages, faisant de belles rencontres.
Krakauer expose son enquête débutée dès que le corps de Chris est découvert, ses rencontres avec des amis de McCandless, les antécédents similaires en Alaska, comme Everett Ruess (apparemment déjà présenté par Wallace Stegner). Nombre d’autres écrivains de la wilderness sont évoqués, comme John Muir, Edward Abbey. Mais ce qu’on peut savoir de Chris forme un portrait qui me paraît confus. Il me semble qu’on peut retenir qu’il était intrépide (ou téméraire), soucieux de se prouver son autonomie, attiré par l’aventure, et aussi idéaliste antisocial, « romantique », en quête de vérité.
Puis Krakauer raconte en comparaison son cas personnel, et son ascension du Devils Thumb (le Pouce du Diable), en Alaska.
« Et puis brusquement, il n’y eut plus d’endroit où grimper. »

En avril 1992, Chris part seul sur la piste Stampede, avec pour tout bagage cinq kilos de riz, une carabine 22 Long Rifle et quelques livres. Après deux mois de vie dans la taïga aux abords de l’autobus, seul vestige d’un projet abandonné de route minière, il veut revenir, mais la rivière qu’il a passé à gué est devenue infranchissable.
« Il tenta de vivre entièrement sur le pays, et il le fit sans se soucier d’apprendre auparavant à maîtriser tout le répertoire des techniques indispensables. »

Krakauer relate comme il découvrit l’autobus avec tout ce qu’y a laissé Chris, cite le journal où sont énumérés les gibiers et baies consommés par celui qui va mourir de faim (et possiblement d’un empoisonnement par un alcaloïde végétal).
Dans cette revue des "appels de la forêt" contemporains, j’ai été frappé par l’importance marquante de la beauté de la nature (simultanément avec la soif de liberté, d'aventure et de vérité).

\Mots-clés : #aventure #biographie #jeunesse #nature #solitude #temoignage #voyage
par Tristram
le Mer 10 Mai - 13:03
 
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Sujet: Jon Krakauer
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Jean-Paul Kauffmann

Remonter la Marne

Tag voyage sur Des Choses à lire Remont10

Voyage pédestre solitaire, d’abord dans la région parisienne au départ de Charenton, puis en suivant le chemin de halage.
Outre celles à l’Histoire (et tout particulièrement les guerres), les évocations littéraires sont fréquentes, notamment de Francis Ponge, et Bachelard.
« Bossuet fait preuve d’une efficacité sans égale, mais il aimait aussi bousculer les mots. Le bousculé, c’est peut-être cela, l’idéal. Une certaine imperfection, en tout cas de négligé – pas de négligence – que Jacques Rivière a parfaitement défini : « Je ne sais quoi de dédaigneux de ses aises, d’à moitié campé, de précaire et de profond, l’incommodité des situations extrêmes. Un esprit toujours en avant et au danger. » Un modèle comme Saint-Simon commet lui aussi nombre d’incorrections et n’hésite pas à malmener la langue. Ce côté risqué, inconfortable, est ce qui convient le mieux au français. Quelque chose d’expéditif, de dégagé dans la tenue. Une forme de desserrement, venu sans peine. Pour moi, le comble de l’élégance. La grâce. Cependant, il ne faut pas que cela se voie. »

« Dans cette progression, l’imprévu se voit de loin. Une barque, un promeneur, une chapelle, on a le temps de s’y habituer. La marche annonce longtemps à l’avance le moindre changement. La vie du promeneur fluvial ne connaît pas de hauts ni de bas, elle suit la platitude moelleuse et l’uniformité du cours d’eau, sa pondération un peu ennuyeuse. Ce dispositif assure le pilotage automatique du marcheur. Le long de la berge, pas besoin de réfléchir, il suffit d’accompagner le flux. Pas de carte à consulter, pas d’inscriptions à déchiffrer, casse-tête de la randonnée. Cette déambulation quasi somnambulique est reposante, elle permet de s’absorber spacieusement dans ses pensées sans perdre de vue la rivière.
L’eau exhale un parfum de feuilles mortes, d’infusion à froid, cette empreinte entêtante d’eau verte et terreuse, bouffées mouillées que ramène inlassablement le vent dans mes narines. Cette haleine de liquide bourbeux rappelle la canalisation d’eau suintante, une sensation de rouillé, de renfermé, paradoxalement rafraîchissante. Si c’était un son, ce serait une basse continue. Sentiment de bien-être légèrement litanique, perception de déjà-senti. Dans ce déroulé monotone, l’olfaction est le sens le plus sollicité. »

Les impressions olfactives sont effectivement prépondérantes dans tout le récit.
Un temps, Kauffmann chemine avec son ami Milan (en qui il faut vraisemblablement reconnaître le photographe Gérard Rondeau, auteur de La Grande Rivière Marne), en Champagne (champagne et jansénisme).
« La voiture, qui permet d’accéder promptement au cœur d’un village, ne met en mouvement que le cerveau ; manqueront toujours le toucher, le contact physique, cette friction de la plante des pieds et du talon avec le sol, sans lesquels l’expérience de la vie immédiate est incomplète. Les orteils palpant la surface de la croûte terrestre nous renseignent mieux que la tête sur la consistance des choses.
Le sac à dos modifie le regard d’autrui. Autrefois, le chemineau était perçu comme un vagabond. Aujourd’hui, le randonneur est considéré comme appartenant à une espèce à part, impossible à classer. Il cache une autre vie. Que fait-il quand il ne marche pas ? Il n’est pas socialement identifiable. L’anorak, le bâton, l’équipement, qui tiennent lieu d’uniforme, font l’effet d’un camouflage. »

Kauffmann tourne autour de la notion de décadence, qu’il réfute ; il préfère celle de changement d’époque dans « l’angoisse générale » de la mondialisation et de déclin rural, tout en étant accablé de cette désolation, à laquelle résistent quelques « conjurateurs ».
« Chaque époque a la vanité de croire que ses interrogations sont absolument inédites et capitales. Ainsi, nous pensons actuellement que nous avons atteint un point de non-retour. Rien ne sera plus comme avant, nous assistons à des bouleversements comparables, paraît-il, à l’imprimerie, à la révolution copernicienne, alors que tout est conforme, rétréci, joué. Cette fin est consommée depuis longtemps. Il n’y a pas de quoi en faire un drame. Ce n’est ni un dépérissement ni une décadence, encore moins une agonie ou un épuisement. Simplement un accomplissement. Une saison se termine, une autre commence. »

« Plus que les signes de déliquescence dont on nous rebat les oreilles – Braudel, en 1981, s’élevait déjà contre le concept de décadence –, c’est l’état de vacance, un abandon mal camouflé, un renoncement qui se manifestent ce soir dans ce restaurant. »

Kauffmann s’intéresse d’ailleurs beaucoup au vocabulaire, usant de « patapharesque » et s’attardant sur un terme comme « rambleur » (lueur nocturne reflétant dans le ciel un incendie ou l'éclairage d'une ville ; Kauffmann semble en avoir une définition légèrement différente)…
Et bien sûr la rivière, ses méandres, ses noues, surtout observée lors d’une descente, embarqué avec le Maître des Eaux, de la Compagnie des rivières et des surfaces fluviatiles.
« Avant Cloyes, arrêt près de l’entrée d’une noue, monde mystérieux aux eaux calmes contrastant avec le bras vif sur lequel nous descendons à toute allure. Fraîcheur, troncs tordus, végétation luxuriante, vol d’insectes. Royaume du silence, mais cette intimité grouille d’une vie qui rumine, nichée dans les souches et les arbres morts, enfouie dans la vase et l’eau dormante. Des plantes rares comme l’utriculaire, fleur carnivore, se sont acclimatées à ce milieu.
Percées du soleil dans la caverne végétale, jeux de lumière sur l’eau immobile et épaisse, projection crue, acérée comme une perforation. Les taches étincelantes au contour net deviennent blanches par opposition au noir de la galerie et de l’eau. Odeur intense de champignonnière, règne du spongieux et du croupi. La décomposition embaume violemment. Un parfum sombre de souterrain, d’humus trempé. »


\Mots-clés : #historique #merlacriviere #mondialisation #nature #ruralité #voyage
par Tristram
le Ven 28 Avr - 12:55
 
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Sujet: Jean-Paul Kauffmann
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Philippe Descola

La Composition des mondes

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Philippe Descola est pour le moins un digne continuateur de l’œuvre de Lévi-Strauss, et même si je connais peu son travail à ce jour, j’ai apprécié notamment Les lances du crépuscule (je peux vous baller un monceau de citations sur simple demande). Ces entretiens avec Pierre Charbonnier permettent d’aborder l’œuvre et l’homme de biais, aussi introduire à l’ethnographie (cet intérêt pour l’autre) contemporaine. (Dans le même esprit, on peut écouter actuellement https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/a-voix-nue/le-gout-des-autres-4725026, 5 x 28').
Étudiant engagé, Descola se tourne vers la philosophie, puis l’ethnologie.
« Au contraire du mythe populiste qui fait de la « génération 68 » des jouisseurs épris de facilité, beaucoup d’entre nous étions stimulés par la nécessité un peu grandiloquente de manifester une intelligence à la hauteur des circonstances. »

Choix de l’Amazonie comme terrain d’étude, avec Claude Lévi-Strauss comme directeur de thèse.
« C’est bien là que résidait le mystère à percer : ces tribus en apparence totalement anomiques, sans cesse traversées par des conflits sanglants, continuaient pourtant à manifester une très grande résilience malgré quatre siècles de massacres, de spoliations territoriales et d’effondrement démographique provoqué par les maladies infectieuses. Où était leur ressort ? Comment définir ce qui, chez elles, faisait société ? »

Aussi une conscience écologique, c'est-à-dire du rapport à la nature, qui n’était pas courante dans les années 70. Évidemment marqué par le creuset de l’ethnologie américaniste,
« …] prendre les sociétés indigènes d’Amérique du Sud comme une totalité à multiples facettes et non comme réparties entre des blocs géographiques et culturels intrinsèquement différents. »

… et le structuralisme anthropologique,
« …] l’idée d’une combinatoire rendant compte de tous les états d’un ensemble par les différences systématiques qui opposent ses éléments. »

Rôle majeur du Laboratoire d’anthropologie sociale,
« Le choix même du terme « laboratoire », inusité à l’époque dans les sciences sociales, signalait déjà la volonté de placer la recherche en anthropologie sur un pied d’égalité avec les sciences expérimentales, en mettant l’accent autant sur l’enquête de terrain que sur ce qui vaut expérimentation dans notre discipline, à savoir l’élaboration de modèles susceptibles être comparés. Si l’ethnographie est une démarche nécessairement individuelle, l’ethnologie et l’anthropologie supposent en revanche non pas tant un travail collectif que l’existence d’un collectif de chercheurs, réunis avec leurs diverses compétences ethnographiques dans un lieu où ils peuvent échanger jour après jour informations, hypothèses et appréciations critiques, et disposant en outre de l’ample documentation et des systèmes modernes de traitement des données indispensables à leur entreprise. »

… création de Lévi-Strauss.
« Il a toujours encouragé l’originalité chez ceux qui le côtoyaient et découragé les tentatives de faire la même chose que lui. De ce point de vue, la seule exigence qui comptait était celle que l’on s’imposait à soi-même afin d’être digne de celle qu’il s’imposait à lui-même. Pour ma part, et cela depuis ce premier exposé dans son séminaire qui a été publié par la suite dans L’Homme, j’ai toujours écrit pour Lévi-Strauss. On écrit souvent en ayant un lecteur à l’esprit, et le lecteur que je me suis choisi dès l’origine, c’est lui. En effet, outre ses compétences et son savoir d’anthropologue, outre son imagination théorique et son jugement acéré, outre sa familiarité avec les problèmes philosophiques et son talent d’écrivain, Lévi-Strauss avait une grande connaissance de la nature – de la botanique, de la zoologie, de l’écologie – et il avait prêté une attention toute particulière à la façon dont l’esprit exploite les qualités qu’il perçoit dans les objets naturels pour en faire la matière de constructions symboliques complexes et parfois très poétiques. J’éprouvais ainsi une affinité profonde avec sa pensée, et c’est l’une des raisons qui expliquent ce choix de le considérer comme un lecteur idéal de mon travail. »

Rôle important également de Françoise Héritier qui lui fait briguer le Collège de France.
« Au fond, je poursuis l’entreprise que j’avais amorcée à l’École des hautes études, qui est d’explorer des domaines nouveaux, et donc de ne jamais enseigner les choses que je sais déjà, mais plutôt des choses que je suis en train de découvrir ou d’apprendre à connaître. »

À propos de son approche dans sa monographie sur les Achuars :
« Pourtant, en proscrivant toute référence ouverte à sa subjectivité, l’ethnologue se condamne à laisser dans l’ombre ce qui fait la particularité de sa démarche au sein des sciences humaines, un savoir fondé sur la relation personnelle et continue d’un individu singulier avec d’autres individus singuliers, savoir issu d’un concours de circonstances à chaque fois différent, et qui n’est donc strictement comparable à aucun autre, pas même à celui forgé par ses prédécesseurs au contact de la même population. »

Un résumé de son ouvrage anthropologique, Par-delà nature et culture :
« Peut-être faut-il rappeler le point de départ de cet exercice d’ontologie structurale. C’est l’expérience de pensée d’un sujet : je ne peux détecter des qualités dans un autre indéterminé, humain ou non humain, qu’à la condition de pouvoir y reconnaître celles au moyen desquelles je m’appréhende moi-même. Or, celles-ci relèvent à la fois du plan de l’intériorité – états mentaux, intentionnalité, réflexivité… – et du plan de la physicalité – états et processus physiques, schèmes sensori-moteurs, sentiment interne du corps… Le noyau originaire est donc un invariant hypothétique, le rapport entre intériorité et physicalité, dont j’étudie les combinaisons possibles. Elles sont au nombre de quatre : ou bien les non-humains ont une intériorité de même type que la mienne, mais se distinguent de moi, et entre eux, par leurs capacités physiques, c’est ce que j’appelle l’animisme ; ou bien au contraire ils subissent le même genre de déterminations physiques que celles dont je fais l’expérience, mais ils n’ont pas d’intériorité, et c’est le naturalisme ; ou bien encore des humains et des non-humains partagent le même groupe de qualités physiques et morales, tout en se différenciant ainsi par paquets d’autres ensembles d’humains et de non-humains qui ont d’autres qualités physiques et morales en commun, et cela correspond au totémisme ; ou bien enfin chaque existant se démarque du reste par la combinaison propre de ses qualités physiques et morales qu’il faut alors pouvoir relier à celles des autres par des rapports de correspondance, et j’ai baptisé cela du nom d’analogisme. »

Du terrain à la théorie :
« Si l’on n’est pas soi-même passé par l’expérience ethnographique, si l’on ne sait pas de quoi sont faites les briques constitutives que l’on va chercher dans la littérature ethnographique afin de bricoler des modèles anthropologiques, l’on aura toute chance de ne pas prendre les bonnes briques ou de ne pas prendre ces premiers éléments pour ce qu’ils sont. Et c’est aussi en ce sens que le terrain est fondamental, parce qu’il nous donne une appréhension plus juste des conditions sous lesquelles est produit le savoir ethnographique que nous utilisons pour construire nos théories anthropologiques. »

Les plantes cultivées sont considérées comme de même filiation que les Achuars, et le gibier comme des parents par alliance. Dans La Nature domestique, l’ambition de Descola « était de mettre sur le même plan les systèmes techniques de construction et d’usage du milieu et les systèmes d’idées qui informaient ces pratiques. » C’est « l’étude d’un système d’interaction localisé dans lequel dimensions matérielles et dimensions idéelles sont étroitement mêlées » qui constate « l’usage de catégories sociales – en l’occurrence, la consanguinité et l’affinité – pour penser le rapport aux objets naturels. » Descola reprend le terme d’animisme pour désigner ce schème.
Le retour du terrain :
« Ainsi, lorsque l’on a passé plusieurs années avec très peu de biens matériels et que l’on s’est aperçu que, au fond, on n’en avait pas réellement besoin, on se trouve tout à fait décalé vis-à-vis de la surabondance d’artefacts et la valeur centrale accordée à la richesse. Manger au moins une fois par jour, dormir à l’abri de la pluie, une rivière à l’eau claire pour se laver deviennent le maximum auquel on aspire, de sorte que l’on se trouve sans repères lorsque l’on revient au sein d’un monde englué dans les objets. […] Et l’on ne peut manquer, dans ce genre de situations, d’être frappé par la pertinence des analyses que Marx consacre à ce qu’il appelle le « fétichisme de la marchandise » : pour lui, le capitalisme se caractérise par le fait que les relations entre les êtres sont médiatisées par des marchandises, et que l’on finit par leur accorder plus de réalité qu’au monde social et moral. »

Puis Descola explique comment il a pu généraliser ses découvertes sur l’animisme sur la base des données recueillies avant et ailleurs, et les opposer au totémisme tel que vu par Lévi-Strauss tout en le modifiant en intégrant les données australiennes :
« …] dans le totémisme, la nature permet de penser la société, dans l’animisme c’est la société qui permet de penser la nature. »

Puis il articule le naturalisme (notre propre culture occidentale) avec ces deux concepts « ontologiques » « dans le jeu de continuité et de discontinuité des physicalités et des intériorités » entre humains et non-humains, tout en s’inspirant de nombreux travaux de ses pairs et relevant des inversions dans les schèmes différents qu’il contraste en dialectique des pôles du continu et du discret. Alors il discerne logiquement (en combinatoire selon la psychologie cognitive) la quatrième formule ou mode d’identification au(x) monde(s), l’analogisme qui existe en Mésoamérique, système de correspondances qu’il retrouve dans la Renaissance vue par Foucault, la Chine vue par Grenet… parachevant ainsi la matrice analytique qu’il propose.
Évidemment basé sur le structuralisme :
« Mais, comme je l’ai déjà dit, pour nous, l’objet de l’anthropologie [française] ce n’est pas ces agrégats de cultures dont on cherche à tirer des leçons généralisables, ce sont les modèles que l’on construit pour rendre compte d’une totalité constituée de l’ensemble des variantes observables d’un même type de phénomène et afin d’élucider les principes de leurs transformations. »

En dépassant la théorie du déterminisme technique et environnemental, et celle de l’évolutionnisme historique qui nous considère comme un modèle à atteindre en partant du "sauvage" (et l’impérialisme, voire le néocolonialisme) :
« La question principale que pose l’exercice critique de refocalisation auquel je me suis livré est la suivante : comment élaborer des instruments d’analyse qui ne soient ni fondés sur un universalisme issu du développement de la pensée occidentale, ni complètement segmentés selon les types d’ontologie auxquels on a affaire ? »

« L’exigence d’universalisme passe par la recherche d’une articulation entre l’ensemble des modes d’être-au-monde, par l’interopérabilité des concepts, c’est-à-dire par le fait de pouvoir nous voir nous-mêmes comme nous voyons les autres sociétés, de façon à ce que la singularité de notre point de vue ne soit plus un biais dans l’analyse, mais un objet parmi d’autres de cette analyse.
Plutôt qu’à un universalisme militant, ce à quoi j’aspire c’est à une forme de symétrisation qui mette sur un plan d’égalité conceptuelle les anthropologues et ceux dont ils s’occupent. »

« Lévi-Strauss avait employé l’analogie de la table de Mendeleïev, qui illustre bien ce qu’est à mon sens le travail de l’anthropologie : mettre en évidence les composants élémentaires de la syntaxe des mondes et les règles de leur combinaison. »

Exemple pratique : « le passage de l’analogisme au naturalisme entre le XVe et le XVIIe siècle en Europe », en considérant que « les deux pivots d’un mode d’identification naturaliste sont l’intériorité distinctive de chaque humain et la continuité physique des êtres et des choses dans un espace homogène ».
La quatrième et dernière partie confronte le monde contemporain à cette nouvelle grille de lecture. Sont présentés les divergences et échanges avec Bruno Latour, les implications en écologie, et les conséquences de l’économie humaine sur l’environnement.
« La difficulté principale de cette hypothèse est que les raisons du sous-développement volontaire des Achuar sont multiples. Il est vrai que traiter les animaux chassés comme des partenaires sociaux n’incite pas à faire des massacres inutiles, d’autant que les esprits maîtres du gibier sont toujours prompts à punir les excès, en envoyant des maladies, par exemple, ou en causant des « accidents ». Mais il y a aussi et surtout que les Achuar se sont maintenus dans un état d’équilibre environnemental pour des raisons qui sont en grande partie démographiques. Ils ont très longtemps souffert d’une forte mortalité infantile, laquelle, conjuguée aux effets de la guerre, maintenait la population à un taux de densité extrêmement faible sur un territoire assez grand. Cette « capacité de charge » confortable explique aussi pourquoi ils pouvaient se donner le « luxe » d’avoir des excédents potentiels de production considérables. Par ailleurs, comme je l’ai déjà évoqué, le temps qu’ils consacrent à la production de subsistance est très faible et inélastique ; ou plus exactement, ils ne sont pas prêts à renoncer aux mille choses qu’ils font quand ils ne travaillent pas, c’est-à-dire le plus clair du temps. »

« Il me semble, plus généralement, qu’il y a un abîme entre l’importance des questions écologiques dans le destin actuel de l’humanité et le faible développement de l’écologie comme science, en particulier en France. »

De même pour l’anthropologie, qui pourrait être plus politique.
« Je ne crois pas que l’on puisse s’inspirer directement des pensées non modernes, animistes ou autres, car il n’y a pas d’expérience historique qui soit transposable telle quelle dans des circonstances différentes de celles où elle a eu lieu. Quelle que soit l’admiration que l’on éprouve pour ce que l’on considère un peu confusément comme la sagesse des modes de vie ancestraux, et même si les Achuar, les aborigènes d’Australie ou les Inuit peuvent nous en apprendre beaucoup sur l’usage de la nature, notre situation présente est très différente de celles auxquelles ils ont fait face. La fascination pour ces peuples donne lieu à un commerce assez lucratif, en particulier dans le domaine éditorial, mais il faut se garder d’une recherche de modèles. Et la raison principale est que toutes ces sociétés ont résolu des problèmes à une échelle locale, alors que les enjeux qui sont ceux des sociétés urbaines modernes sont globaux. »

« Les milliers de façons de vivre la condition humaine sont en effet autant de preuves vivantes de ce que notre expérience présente n’est pas la seule envisageable. L’anthropologie ne nous fournit pas des idéaux de vie alternatifs, elle nous apporte la preuve que d’autres voies sont possibles puisque certaines d’entre elles, aussi improbables qu’elles puissent paraître, ont été explorées ailleurs ou jadis. Elle nous montre que l’avenir n’est pas un simple prolongement linéaire du présent, qu’il est gros de potentialités inouïes dont nous devons imaginer la réalisation afin de réaliser au plus tôt, sinon peut-être une véritable maison commune, à tout le moins des mondes compatibles, plus accueillants et plus fraternels. »

« La représentation que les Modernes se sont donnée de leur forme d’agrégation politique a ainsi été longtemps transposée à l’analyse des sociétés non modernes, en même temps qu’une kyrielle de spécificités, comme le partage entre nature et culture ou notre propre régime d’historicité ; et c’est avec cela que je voudrais rompre. »

« Notre acception traditionnelle de ce qui est politique, ainsi que notre prise intellectuelle sur ce genre de phénomènes, me paraît ainsi dépassée. Le politique, ici, consiste à maintenir des conditions d’interaction qui peuvent prendre la forme de l’échange, mais aussi de la prédation ou du partage, avec des voisins conçus comme étant autonomes. Et les conséquences que cela peut avoir en retour sur notre conceptualisation du politique sont aussi importantes, puisque nous sommes incités à moduler l’anthropologie politique, non plus, comme jadis, sous la forme d’une typologie des formes d’organisation marquée par un évolutionnisme larvé – horde, tribu, chefferie, État –, mais selon les modalités réelles que prend l’exercice du vivre-ensemble dans des collectifs dont les formes ne sont plus prédéterminées par celles auxquelles nous sommes habitués. C’est un nouveau domaine sur lequel l’exigence de décolonisation de la pensée s’exerce, et qui nous permet de nous défaire des modèles au moyen desquels nous avons été accoutumés à penser sous l’influence d’une riche tradition qui remonte à la philosophie grecque, à la réflexion médiévale sur la cité, au jus gentium, aux théories contractualistes, etc. Ce qui est en jeu, au fond, c’est notre capacité à prendre au sérieux ce que ces modèles politiques nous imposent, en termes de catégories d’analyse, et nous proposent, en termes d’imagination politique. »

« La défense de ces dispositifs de protection des hommes et de la nature m’a conduit à militer contre un certain fondamentalisme écologiste porté par de nombreuses organisations internationales. Pour beaucoup, les populations humaines, et notamment les populations tribales, sont nécessairement des perturbateurs environnementaux, et pour protéger un écosystème, il faut les en expulser. L’idée fondamentale de cette écologie est que les milieux et les paysages naturels doivent être le plus possible déconnectés de l’influence humaine, et maintenus dans un fonctionnement hermétiquement clos. J’ai beaucoup protesté contre cela, car l’exemple de l’Amazonie montre à l’évidence qu’il est absurde d’expulser de zones de forêt que l’on cherche à protéger des populations qui ont contribué à ce que la forêt présente la physionomie qu’elle a actuellement. Cela revient à déplacer les agriculteurs normands pour protéger le bocage ! »

Autre chose, l’avis de Descola sur la muséographie (et le quai Branly, où il a dirigé l’exposition « La fabrique des images ») sont aussi fort intéressantes, comme la question des restitutions.
Conclusion sur l’éloge de la diversité.
« Un monde monotone et monochrome, sans imprévu ni rencontres improbables, sans rien de nouveau pour accrocher l’œil, l’oreille ou la curiosité, un monde sans diversité est un cauchemar. Je ne peux m’empêcher de penser que la diminution de la diversité dans les manières de produire dont la standardisation industrielle du début du XXe siècle est responsable a constitué l’un des ferments des régimes totalitaires, modèles par excellence du rejet de la diversité et de l’uniformisation des consciences et des modes d’être. Chaplin l’avait compris lorsqu’il enchaîna Le Dictateur après Les Temps modernes ! »

Le mot de la fin :
« Car exister, pour un humain, c’est différer. »

J’ai retrouvé à cette lecture une large part de l’éblouissement ressenti à celle de Lévi-Strauss (y compris au sens de perception troublée).

\Mots-clés : #amérindiens #autobiographie #contemythe #ecologie #entretiens #historique #politique #science #social #traditions #voyage
par Tristram
le Mer 26 Avr - 16:09
 
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Nick Hunt

Un palmier en Arctique – Voyages imaginaires à travers l’Europe

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Quatre voyages en Europe donc, mais transportant Hunt dans d’autres espaces comme dans le passé plus ou moins lointain : dans la toundra arctique résiduelle en Écosse, dans la Białowieża de Pologne et Biélorussie, dernière forêt « vierge » européenne, dans « Tabernas, l’unique désert de notre continent », en Andalousie, et dans la steppe hongroise venue d’Eurasie.
Les balades sont étoffées de considérations géographiques et historiques qui confinent à la vulgarisation scientifique, généralement très intéressantes, mais dont on pourrait questionner la validité (j’ai repéré quelques erreurs, dues à la traduction peut-être).
Rennes, bisons, bouquetins, chevaux, les totems des quatre biomes périphériques d’Europe, rappellent les migrations dans l’espace et le temps des eaux, plantes, animaux et êtres humains, ces vastes changements toujours en cours – avec l'accélération anthropique actuelle qui rend le proche avenir incertain.
On trouve dans ce livre nombre de mots et de noms, qui participent à l’étrangeté des lieux visités.
« Est-il possible de ressentir de la solastalgie – cette douleur existentielle causée par les changements environnementaux – pour une ère glaciaire que personne n’a jamais connue et située à une distance temporelle inimaginable ? Le romancier Gregory Norminton a inventé un autre mot : l’archaïostalgie, « une nostalgie douloureuse du passé », ou encore l’antéanthropostalgie, « une nostalgie de l’époque précédant l’existence de l’homme ». Le climatologue Mark Goldthorpe suggère la télestalgie, « nostalgie de ce qui est éloigné dans le temps et dans l’espace », ainsi que la terrancholie ou « mélancolie terrestre ». Le Dictionary of Obscure Sorrows, un recueil en ligne de « termes nouvellement créés pour désigner des émotions étrangement fortes », contient anemoia, la « nostalgie d’un temps que vous n’avez jamais connu ». Quant au mot allemand Fernweh, il signifie un désir douloureux pour le lointain, tandis que Sehnsucht remplit les interstices entre l’envie et la nostalgie. »

Après les ramblas (wadis, oueds), les bad-lands :
« Des murs de boue s’élèvent de part et d’autre, renvoyant la chaleur réfractée ; leur texture est semblable à de la chair craquelée ou aux voies métaboliques d’un cerveau desséché. Il y a différentes gammes de formes répétitives qui ressemblent à des coquilles de patelles, des éventails alluviaux créés par des sédiments rejetés par le haut, puis déposés en formant des angles pyramidaux identiques de repos. L’effet combiné est fractal, presque psychédélique. »

« Tabernas n’est pas uniquement le seul désert d’Europe, mais aussi sa plus grande zone de mal país (les autres sont les calanchi d’Italie et les calanques du sud de la France). Le désert est le climat et les bad-lands la topographie. Le terme est à la fois culturel – synonyme de hors-la-loi, d’esclaves en fuite et de tribus récalcitrantes – et géologique : « une région marquée par une sculpture érosive complexe, une végétation clairsemée et des collines aux formes fantastiques », selon la définition du dictionnaire. Avec leurs étranges répliques et leurs silhouettes tordues et torturées en forme de buttes et de tourelles, de champignons à l’équilibre précaire et de phallus contorsionnés, ces bad-lands évoquent un sentiment de profonde bizarrerie ; une telle architecture doit certainement être l’œuvre non pas d’un dieu amoureux de l’ordre, mais d’une main diabolique, voire démente. Ces paysages se caractérisent par des flèches irrégulières et effilées appelées cheminées des fées ou hoodoos, que l’on trouve dans les régions érodées de l’Utah à la Cappadoce. De manière révélatrice, le mot hoodoo dériverait de « vaudou », une association (dans l’esprit des chrétiens, du moins) avec des forces surnaturelles malveillantes et la malchance. C’est une version topographique de « Là résident des monstres ». »

« Les graminées sont, à certains égards, les colons les plus efficients au monde, et certainement les végétaux colonisateurs les plus efficaces. […]
Environ douze mille espèces d’herbes couvrent plus d’un tiers de la surface terrestre de la planète. […]
Le blé, l’avoine, le seigle, le riz, le millet, le maïs, le teff, le sorgho et la canne à sucre sont tous des herbes domestiquées ; une douzaine de souches de Poaceae nourrissent aujourd’hui plus des neuf dixièmes de la population mondiale. »


\Mots-clés : #ecologie #nature #voyage
par Tristram
le Jeu 23 Fév - 9:42
 
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Patrice Franceschi

Qui a bu l'eau du Nil, Aventure africaine

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1978, Franceschi a vingt-trois ans, et relie la source du Nil au Burundi à la Méditerranée en huit mois, à pied, en bateau, à dos de chameau. C’est ce dernier mode de locomotion qui constituera la grande découverte de l’auteur, avec le désert (et l’accueil des caravaniers), 1 200 kilomètres entre Khartoum et Bimban (au nord d’Assouan), dont notamment « Batn el-Haggar », le « Ventre de la Pierre » ; c’est aussi la partie la plus intéressante du livre.
« Et puis, je découvre son absolue propreté. Elle est sa marque, comme l’exubérance est celle de la jungle. Et de cette propreté à la pureté originelle il n’y a qu’un pas que l’on franchit inconsciemment entre les dunes… Dès lors, le silence vient ajouter son étrangeté au trouble naissant. Et ce silence gigantesque qui enveloppe la propreté, cette absence des bruits du monde, ce monde de bruits diffus apporté par la caravane, se mêle au mirage de la pureté minérale pour pousser l’homme dans le gouffre horizontal du désert.
Alors, trompé par son infini, on pense toucher à l’absolu. »

Dans un avant-propos de 2013, Franceschi nous fait remarquer que ce « voyage d’aventure » ne serait plus possible aujourd’hui, à cause des violences qui caractérisent aujourd’hui les régions traversées.
Aventures extraordinaires, malheureusement rapportées dans une expression conventionnelle.

\Mots-clés : #autobiographie #aventure #nature #voyage
par Tristram
le Sam 21 Jan - 14:44
 
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Abdulrazak Gurnah

Paradis

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Yusuf, douze ans, est rehani, c'est-à-dire mis en gage par son père pour payer ses dettes au seyyid ("seigneur", titre honorifique des notables musulmans) Aziz, un important marchand (et trafiquant). Le jeune Mswahili de l’hinterland tanzanien est emmené par son « Oncle » sur la côte, où il travaille avec Khalil, son aîné dans la même situation ; il est attiré par le jardin clos de son maître.
Emmené dans une expédition commerciale chez les « sauvages », Yusuf, qui est beau et a dorénavant seize ans, échappe à Mohammed Abdalla, le mnyapara wa safari, guide « sodomite », en étant laissé chez le marchand Hamid, qui l’emmène dans la montagne (apparemment chez les Masaïs). L’année suivante, Yusuf est de l’expédition qui traverse le lac Tanganyika jusqu’aux Manyema (des Bantous du Congo), une sorte d’enfer aux « portes de flammes », et l’éprouvant voyage (initiatique) tourne au désastre ; il se révèle courageux, quoique hanté par des cauchemars.
De retour, il rencontre la Maîtresse, marquée par une tache sur le visage dont elle croit Yusuf, « béni », capable de l’en débarrasser ; elle est mentalement dérangée, et entreprenante ; il tombe amoureux de sa jeune servante, Amina, la sœur de Khalil (en fait une enfant raptée recueillie par son père et la seconde épouse d’Aziz, une rehani elle aussi). Il suivra finalement les askaris allemands comme la guerre éclate contre l’Angleterre.

L’esclavage existe depuis les premières incursions arabes, et même avant ; il est subi partout. Mzi Hamdani, le vieux jardinier taciturne plongé dans ses prières, est un esclave libéré par la Maîtresse lorsque la loi interdit l’esclavage, mais qui resta à son service ; il considère que personne n’a le pouvoir de prendre la liberté de quelqu’un d’autre, et donc de la lui rendre.
Le colonialisme européen constitue une toile de fond omniprésente, et croissante.
« Nous sommes des animaux pour eux, et il nous faudra longtemps pour les faire changer d’avis. Vous savez pourquoi ils sont si forts ? Parce que, depuis des siècles, ils exploitent le monde entier. »

« Nous allons tout perdre, et aussi notre manière de vivre. Les jeunes seront les grands perdants : il viendra un jour où les Européens les feront cracher sur tout ce que nous savons, et les obligeront à réciter leurs lois et leur histoire du monde comme si c’était la Parole sacrée. Quand, un jour, ils écriront sur nous, que diront-ils ? Que nous avions des esclaves… »

Ce qui m’a frappé, c’est le melting pot, Indiens, Arabes, Européens, sans compter les gens du cru, et les différentes ethnies de l’intérieur ; de même le pot-pourri des croyances. Syncrétisme ou opportunisme, l’islam est mêlé dans les affaires et les salamalecs, les rapports à l’alcool et l’herbe, derrière les plaisanteries scabreuses et les cruautés ; par contre, Hussein « l’ermite de Zanzibar » et même Aziz (personnage difficile à cerner) apparaissent comme des musulmans sincères, humains – et sagaces. La Bible semble constituer un socle commun (sur un fond de superstitions antérieures toujours vives) ; l’islam est abrahamique, et même un Sikh (pourquoi la majuscule ?) évoque (un) Noé. Gog et Magog reviennent souvent (désignant apparemment les païens, infidèles et autres chiens poilus), et Yusuf renvoie au Joseph tant hébraïque que coranique, vendu en esclavage. L’évocation du jardin d’Éden se présente fréquemment.
Le style est simple et rend la lecture fort aisée ; par ailleurs les péripéties de l’existence de Yusuf sont passionnantes.
N’étant pas familier de l’Afrique de l’Est et en l’absence de notes explicatives j’ai eu des difficultés à me retrouver entre les termes non traduits et l’histoire-géographie (présence coloniale omanaise, allemande, anglaise) ; c’est dommage, d’autant que les renseignements sont peu accessibles en ligne tant sur le livre que sur la région ; ainsi, l’aigle allemande, mais encore ? :
« À la gare, Yusuf vit qu’en plus du drapeau jaune orné du redoutable oiseau noir, il y en avait un autre où figurait une croix noire bordée d’argent. »

Abandon, exil, servitude, toute une misère humaine, intriquée en situations sociales inextricables, selon les lois du commerce.

\Mots-clés : #aventure #colonisation #discrimination #esclavage #exil #famille #initiatique #misere #religion #segregation #voyage
par Tristram
le Ven 18 Nov - 13:40
 
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Sujet: Abdulrazak Gurnah
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Paolo Rumiz

Appia

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ArenSor nous a déjà présenté ce récit dans un commentaire approfondi, s’y reporter pour une description générale de l’ouvrage. Heureusement, il y a tant dans ce livre si dense que je vais pouvoir y glisser mon petit grain de sel…
C’est donc la redécouverte, presque une découverte, de la Via Appia, « la reine de toutes les routes », « la première route d’Europe », en grande partie oubliée, voire disparue. Périple à quatre randonneurs, pas pèlerins mais routards, « entre la rage et l’émerveillement », de l’antique en mafias en passant par les cuisines régionales (et sans éviter l’incontournable Padre Pio), de Rome la Dominante à Capoue puis Brindisi, du Nord au Sud et l’Est.
D’entrée le ton est vif, stigmatisant l’incurie, la « dilapidation » et bien d’autres maux actuels comme la paysannerie bradée – de ruines en ruines, plus ou moins récentes – et prônant les « paroles "narrabondes" » :
« …] le nomade préfère les paroles prononcées, capables de voler, plutôt que les paroles écrites, condamnées à « rester ». Il sait que la lecture silencieuse détache du monde et porte à la solitude. Les caractères de l’écriture phonétique ont été inventés pour être écoutés et partagés, et aujourd’hui le livre, pour ne pas mourir, a un besoin urgent de redevenir au plus vite le lieu de la voix. Chant, métrique, allure. Tendez l’oreille : dans l’antre des trésors, la Parole résonne que c’en est une merveille. »

Quelques autres extraits au fil de la lecture :
« Suivre notre route de bout en bout équivaut à se réapproprier le pays. »

« Rome, c’était avant toute autre chose le génie civil, la logistique, l’architecture. Routes, ponts, aqueducs, relais de poste. »

« "Vous êtes d’où ?" nous demande le jeune berger qui les suit, avachi dans sa voiture, la casquette à l’envers, visière sur la nuque, le bras gauche pendant le long de la portière. Il n’a jamais vu personne passer à pied sur ce chemin. Les Italiens ne marchent pas dans le ventre du pays.
[…]
Il rit, il se démanche le bras pour nous saluer et passe son chemin, klaxonnant derrière son troupeau lancé à l’assaut de l’abreuvoir, dans un sillage de crottes. Le berger en voiture et les bourgeois à pied : la situation est d’un comique évident. »

« Nous cherchions à faire renaître une route de l’Antiquité, au lieu de quoi nous assistons, lézarde après lézarde, éboulement après éboulement, à la mort en direct d’une route de l’ère moderne. »

« Les Pouilles étaient bien vertes, alors. Aujourd’hui est venu le temps du bitume et des désherbants. »

« Je me rends compte qu’il faudrait un minimum d’efforts pour maintenir cette route en état. »

« Rome était un empire fondé sur les choses. "Res" : entends la force lapidaire de ce mot qui ne laisse aucune place à de verbeuses échappatoires. »

« La lenteur complique les choses, répète toujours Riccardo, et moi, je veux une vie compliquée. »

J’ai pu mesurer combien peu je connais l’Italie (histoire, géographie, cuisine) – mais après tout, les Italiens eux-mêmes…
Une idée de randonnée pour Avadoro ?!

\Mots-clés : #Antiquité #historique #temoignage #voyage
par Tristram
le Dim 30 Oct - 11:11
 
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Sujet: Paolo Rumiz
Réponses: 22
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Mark Twain

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A la dure

J'aurais mis le temps pour revenir partager quelques mots sur ce livre, et si je vais faire court ce sera néanmoins de bon coeur.

Pour faire injsutement synthétique qu'ai je trouvé dans ce livre :

- une lecture divertissante, pleine d'humour
- un mélange de récit de voyage et d'aventure
- un stupéfiant panorama d'images des mythes américains

De la ruée vers l'or à Hawaii, San Francisco, de galeries de personnages en péripéties improbables, c'est baignés de bonne humeur que l'on voyage au fil de ce journal. Et les images fortes que l'on parcourt sont d'étonnants échos à nos visions de films si ce n'est d'actualités et d'étrangetés d'outre atlantique.

Le ton y est pour beaucoup mais la matière vaut le détour. Super lecture avec des moments incroyables !

Mots-clés : #aventure #humour #lieu #voyage #xixesiecle
par animal
le Dim 9 Oct - 13:04
 
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Sujet: Mark Twain
Réponses: 34
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