Des Choses à lire
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Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Ven 29 Mar - 8:32

169 résultats trouvés pour essai

Patrice Delbourg

Les Désemparés, 53 portraits d’écrivains

Tag essai sur Des Choses à lire - Page 2 Les_dz13

Dans le préambule de l’auteur :
« Urgence, insoumission, vision fragmentaire du monde, sont les trois constantes de cette cohorte de soleils noirs, ici convoqués. La gourmandise d’absolu, avec son corollaire : le goût du néant. Peu d’engagement social. D’adhésion confessionnelle. Ces hommes-là, autodidactes fréquemment, ne goûtent guère les appareils, les clans, les partis, les cénacles. Mal dans leur siècle, orphelins de toute génération, ils sont nés impropres au bonheur ; émigrés d’eux-mêmes, amputés du centre-vie. Tous abominent l’ordre établi, ne cessent de signifier leur dédain aux puissants et leur haine des honneurs. Maudissant ce monde où les imbéciles intriguent et poussent. »

« Pourquoi 53, vous direz-vous ? Ce chiffre s’est imposé comme une douce contrainte ludique. D’abord un pari exorbitant puis un cadre trop restrictif. 53 est le nombre de jours que mit Stendhal pour composer la Chartreuse de Parme. 53 est le nombre de nuits d’agonie de Rimbaud dans le port de Marseille. 53, nombre fétiche de Georges Perec, est la kyrielle de jours à dos de chameau nécessaires pour traverser le Sahara de Tombouctou à Tamanrasset, 53 c’est aussi le nombre de semaines d’une année bissextile, un jeu de poker plus un joker, le numéro du département de la Mayenne avec sa valeureuse équipe de Lavai 53, c’était enfin l’âge moyen de la mort d’un écrivain en France d’après une enquête menée après-guerre. Les progrès de la médecine ont dû permettre d’atteindre aujourd’hui une petite retraite. Et puis que s’est-il vraiment passé sur le 53e parallèle ? »

Autant de portraits d’auteurs tant poètes que prosateurs francophones, généralement insoumis et peu connus, marginaux voire suicidaires, volontiers flâneurs urbains (et parisiens), quêteurs d’absolu à l’époque des dadaïsme et surréalisme (mais hors des courants littéraires contemporains) et des aussi guerres : notations fulgurantes et lyriques, aphoristiques (et au vocabulaire exceptionnel), anecdotes, précisions bio et bibliographiques également, ces présentations-pochades sont autant d’apologies passionnées, qui contiennent souvent des extraits :
« Si Charles Cros aimait les harengs, saurs de préférence, Georges Fourest idolâtra les sardines « sans voix, sans mains et sans genoux ». Alors que d’autres brevetaient les rails en mou de veau, il promulgua les trains-éperons pour éviter les catastrophes de chemin de fer. Par ennui séculaire, il avait donné des petits noms à ses deux pantoufles. Il se levait tous les matins à six heures pour avoir plus longtemps à ne rien faire. À la manière de Lichtenberg, il s’émerveillait chaque jour que les chats aient la peau percée de deux trous, précisément à la place des yeux. »

« Je jette des mots parce que je suis trop couard pour jeter des bombes. » « L’homme cherche la nouveauté dans les cimetières. » « Le malheur n’est pas difficile. » « Les gens malades sont des gens qui s’ennuient. » « Le bon goût mène à l’impuissance. » « Faire confiance aux masses. À coup de pied au cul. » « L’honnête homme est celui qui ne fait que ce qui lui plaît. » « Partager mon opinion n’accrédite personne auprès de moi. » « Ne parlez pas de moi, je suffis à la tâche. » (Louis Scutenaire)

Avec bibliographie et index des noms cités, ce livre constitue une mine de lectures peu courues voire laissées pour compte, déjà signalée et mise à contribution par Aventin.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_D%C3%A9sempar%C3%A9s_(livre) donne une liste alphabétique des 53 auteurs (le livre les présente dans l’ordre chronologique).
Certains ont leur fil sur le forum : François Augiéras, Emmanuel Bove, Louis Calaferte, Henri Calet, Malcolm de Chazal, Charles-Albert Cingria, Charles Cros, Georges Darien, Luc Dietrich, Léon-Paul Fargue, Jean Follain, André Frédérique, Paul Gadenne, Raymond Guérin, André Hardellet, Georges Hyvernaud, André Laude, Georges Limbour, Jacques Perret, Pierre Reverdy, André de Richaud… et d’autres encore le mériteraient.

\Mots-clés : #essai
par Tristram
le Ven 3 Fév - 11:28
 
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Sujet: Patrice Delbourg
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Carlos Liscano

Le lecteur inconstant suivi de Vie du corbeau blanc

Tag essai sur Des Choses à lire - Page 2 97827110

Directement dans le prolongement de L'Écrivain et l'autre, et dans une sorte de journal intime à la campagne où il vit avec son chien, Liscano médite sur l’écriture. À l’isolement en prison il s’est inventé écrivain, délire et reconstruction à la fois, il a continué à incarner ce personnage, ce nouveau Liscano à sa sortie (et il réclame pour qu’on lui rende ses papiers confisqués en détention voilà un quart de siècle).
« Le contraire de la patience n’est pas l’impatience mais l’inquiétude. » 3

« Si le langage crée l’individu, l’écriture crée l’écrivain, puisqu’il n’existe qu’en écrivant. » 5

« L’indicible est à l’origine, c’est la raison de l’écriture, et il en sera toujours ainsi. Personne ne peut se proposer de dire l’indicible. On rôde autour, c’est la seule chose qu’on puisse faire. En tournant autour, on parvient à signaler sa présence. Il sera signalé, mais il restera toujours non dit. » 8

« Hier soir, j’ai rêvé d’un texte qui suivait l’ordre de la nature. Il était comme l’herbe, il poussait sans prétention, il était plein de détails, de ramifications. Des accidents survenaient, une brindille volait et changeait l’aspect d’un endroit qui avait déjà son ordre. Le vent faisait de petites vagues dans une flaque laissée par la pluie. Le texte poussait, telle une maille très fine, très délicate, il avançait, couvrait l’espace. Il ne se proposait rien, ne voulait rien démontrer, seulement pousser et s’étendre. Je le vois maintenant : le texte, c’était moi, qui me proposais seulement d’être là, plutôt que d’être tout court. » 16

« On écrit parce qu’il manque un livre. Parce qu’on croit qu’il manque un livre. Ça, je ne le savais pas quand j’ai commencé à écrire. La notion de "livre qui manque" est indispensable pour se mettre à écrire. Car si on ne croit pas que quelqu’un doit écrire ce livre qui n’existe pas, à quoi bon l’écrire ? » 16

Malgré son impuissance à écrire de la fiction depuis son retour de Suède voilà dix ans, il projette « le corbeau ».
« Juillet 2007. J’ai lu il y a quelques jours une petite fable de Tolstoï qui m’a fait rire. Je me suis tout de suite mis à la réécrire de différentes façons. Depuis, je continue. Le personnage (le mien) est un corbeau menteur qui raconte, comme s’il les avait vécues lui-même, des histoires qui ne lui sont jamais arrivées. Je prends des histoires écrites par d’autres et je les réécris. Une apologie du plagiat, en quelque sorte. Je trouve ça tellement bizarre de travailler sur un personnage non humain que ce seul fait me pousse à continuer. » 18

Liscano parle de son attirance pour le travail manuel (créatif ou pas).
« Pendant que je jouais avec mes mains, ma réflexion était toujours la même : comment faire pour raconter et se raconter ? C’est la seule chose que j’aie voulu faire depuis que je me connais. […]
Il n’y a rien au-delà du langage. Là finit la réflexion. Toute tentative de franchir la limite aboutit à l’incompréhensible, à la tâche sans signification, au silence. Mais la tâche et le silence s’intègrent au long récit qui me définit. Je suis toujours là où j’ai été ces trente dernières années, dans les mêmes questions. Je n’ai pas avancé. Avancer est une illusion. Celui que je serai demain est dans celui que je suis aujourd’hui.
L’écriture est un ordre qui traite de l’ordre du monde. Il faut créer un monde parallèle, complet, total, qui inclue tout ce que contient le monde, mais en dehors du monde. Il doit donc aussi m’inclure, moi. Je suis parce que je m’écris.
Ce devrait être la même chose avec le dessin : dessiner un monde qui soit aussi complet que le monde. Il faudrait tout dessiner, le monde et chaque chose du monde, les formes existantes et les formes imaginées, tous les triangles et l’idée de triangle, toute la Terre et chaque chose de la Terre, les plantes, les arbres, les animaux, les enfants, les femmes, les hommes, les vivants, les morts, les vêtements, les outils, les choses utiles et les choses inutiles, l’escalier, le hamac, le chemin empierré, la voiture, la cheminée, le bruit de l’extracteur de fumée qui tourne dans la cheminée, le soleil de cinq heures du matin et celui de trois heures de l’après-midi, l’accablement du soleil de trois heures de l’après-midi et le coucher du soleil sur le fleuve, le fleuve et les poissons du fleuve, les pêcheurs au bord du fleuve, la canne à pêche, la fumée de la cigarette du pêcheur, le poisson dans la poêle et le poisson avec du riz dans l’assiette, tous les nombres naturels et toutes les pendules à toutes les heures, les nombres entiers, les irrationnels, les réels, les imaginaires, les transfinis, tous les théorèmes et le désert, la mer et l’idée de l’eau, l’eau, la sensation de soif et le réservoir d’où je tire l’eau, toutes les victimes, tous les bourreaux, tous les innocents et tous les coupables, le chien qui dort, le chien quand il court dans la campagne et la fidélité du chien, la chaise sur laquelle je suis assis et l’atelier où se trouve la chaise, le jour que nous sommes et l’année 2008, le vent d’été qui n’apaise pas et la sécheresse, l’hiver et le givre sur la campagne, les pommes sur l’arbre et chaque arbre dans le champ de pommiers, les objets qui sont sur la table, la poussière sur les objets, le livre sur Matisse que personne n’ouvre et toutes les reproductions de Matisse qu’il y a dans le livre, un jour très lointain de l’enfance et demain, le matin et l’odeur du café du matin, le tango qui passe à la radio et le désir irréalisable d’écrire des paroles de tango, tout, absolument tout dessiné, sans passion, sans objet, faire que chaque chose qui existe soit fixée sur le papier. Ensuite, quand tout y sera, se dessiner soi-même. Alors chaque chose sera à sa place et le repos sera possible. » 21

Quelle belle liste !
« Raconter, c’est se mettre un masque. C’est créer celui qui va raconter. La vérité dépend de la façon dont on la raconte, elle dépend de la parole. Il faudrait être plus responsable avec la parole. » 49

« S’immerger dans le silence, seule façon d’essayer d’être. Partir du fait qu’on ne sait pas. Et même si à la fin on n’en sait pas plus qu’au commencement, il restera la trace de la tentative, de l’excursion vers le chaos des mots, vers l’obscurité. » 49

« Devenir écrivain, c’est développer l’art de la ventriloquie. C’est inventer une voix qui, en principe, pourra tout dire. Elle n’y réussit jamais mais, une fois trouvée, la voix assure la création de l’œuvre littéraire. » 51

« L’écriture est une façon de réfléchir. » 65

J’ai été frappé par le rapprochement que Liscano fait entre l’écriture et une patiente atteinte de logorrhée, côtoyée lorsqu’il a travaillé dans un hôpital psychiatrique, cette autre prison, à son arrivée à Stockholm après sa libération.
Curieux comme la Topocl de 2016 a été enchantée de cette lecture, alors que celle de 2022, lisant L'Écrivain et l'autre, pourtant le texte précédant celui-ci dans le même esprit, ait été lassée…

Le Lecteur inconstant est suivi de Vie du corbeau blanc, œuvre de fiction évoquée dans le premier, qui est un peu un essai : ce sont donc deux ouvrages à la fois différents et liés.
L’histoire est celle d’un jeune corbeau famélique qui a quitté sa patrie. Il est d’abord présenté comme s’étant peint en blanc pour tenter de se joindre aux pigeons ; rejeté, il le fut aussi par les siens à son retour (tel une sorte d’émigré économique en exil).
« Il ne ressemblait plus à un corbeau et n’arrivait pas à ressembler à un pigeon. C’est pourquoi personne ne voulait de lui. Depuis lors, le corbeau erre par le monde. Certains tirent une morale de cette histoire, mais ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. »

Différentes versions sont proposées (expérience de pensée) dans ce récit loufoque : le corbeau parcourt le monde, subsistant comme chanteur de tango, bourrelier ou coiffeur, racontant son histoire dans des contes de plus en plus fabuleux. Ces avatars renvoient à nombre d’œuvres littéraires (on croise Beckett à Paris, etc.). « Le corbeau voyageur » se dit ami « du Grand Corbeau blanc, le justicier ». Chasse en Alaska, parodie de l’Odyssée, aventures farfelues, digressions et archaïsmes, « les énumérations géniales et la condamnation sans circonstances atténuantes des énumérations géniales », le prince qui chevaucha des années sans parvenir aux limites de son royaume… Moby Dick est revisité ; Manuscrit trouvé dans une bouteille, de Poe, y est mis en abyme, et la baleine blanche s’appelle « Vita Valen » (du suédois) … Totó, le (corbeau) Taché, tient une place centrale dans chaque histoire. Avec un épisode japonais où apparaît un Mishima au katana, il commence à évoquer ses doutes de conteur, de menteur.
Dans Le Lecteur inconstant, Liscano dit avoir relu « Balzac, José Mármol, Goethe, Poe, Darío, Borges, le journal de Christophe Colomb, Kafka, Dante, Kleist, José Eustasio Rivera, Acevedo Díaz et Rodó », « Akutagawa, Euclides da Cunha, Swift », ainsi que Calvino pour documenter ce texte, où il est aussi fait référence à « Moby Dick, Les Contes de l’Alhambra [Washington Irving], Le Dernier des Mohicans, les œuvres complètes de Poe, La Tempête », les poèmes de Walt Whitman, Wakefield et La Lettre écarlate de Hawthorne ; il s’agit bien de "relectures" dans son procédé de "réécriture" :
« Tout est déjà raconté. Ce qui est intéressant, c’est de reprendre les histoires connues. »

C’est un peu la même démarche que Coetzee et Robinson Crusoé.
Après une évocation de La Comédie humaine, c’est Peteco, c'est-à-dire Tarzan qui tient la vedette (mâtiné de Baron perché, de Hemingway et Maigret). Là aussi, on sent que Liscano jubile à composer ce mélodrame à la psychologie de vaudeville.
« C’était un visage très séduisant, l’archétype parfait de la vigueur masculine, non contaminé par la dissipation ni par de brutales passions dégradantes. Car même si Peteco tuait des hommes et des animaux, il le faisait comme le chasseur abat ses pièces, sans passion. Sauf dans les rares occasions où il avait tué par haine, mais point toutefois par cette haine récalcitrante et malveillante qui imprime son exécrable marque sur les traits de celui qui l’éprouve. La plupart du temps, quand il tuait, il le faisait avec le sourire. Et le sourire est la base de la beauté. »


\Mots-clés : #ecriture #essai
par Tristram
le Ven 27 Jan - 12:26
 
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Annie Dillard

Pèlerinage à Tinker Creek

Tag essai sur Des Choses à lire - Page 2 Pzoler10

« Au point où j’en suis, je me propose de tenir ce que Thoreau appelait « un journal météorologique de l’esprit » : raconter des histoires et décrire certains spectacles de ce vallon du genre plutôt domestiqué, et d’explorer, toute tremblante de frayeur, certains recoins obscurs, non répertoriés sur la carte, certaines citadelles d’impiété, où nous entraînent ces histoires et ces spectacles, de manière si vertigineuse.
La science, moi, je n’y connais rien. Je me contente d’explorer les environs. Le petit enfant qui sait tout juste tenir sa tête, a une façon franche et directe de regarder autour de lui, étonné de tout. Il n’a pas la moindre idée du lieu où il se trouve, et tout ce qu’il veut, c’est apprendre à le connaître. Une ou deux années de plus, et tout ce qu’il aura appris au lieu de cela, c’est à le travestir : il aura cet air de petit coq arrogant du squatter au moment où il en vient à se sentir propriétaire des lieux. Une sorte de curieuse vanité apprise nous détourne de notre projet initial qui est d’explorer les environs, d’examiner le paysage, pour découvrir au moins en quel lieu nous avons été, de manière si surprenante, déposés, s’il ne nous est pas permis d’en connaître le pourquoi. »

Et c’est effectivement une exploration quotidienne de son environnement virginien que ce recueil d’observations à la fois précises et enthousiastes (y compris au moyen d’instruments d’optique), ainsi que des réflexions qui en naissent.
« À moins que depuis la nuit des temps, toutes les races humaines aient été abusées dans une même hypnose collective (et par quel hypnotiseur ?), il semble qu’il existe une chose qui s’appelle la beauté, une grâce infiniment gratuite. »

Parmi ces cogitations, une place importante est reconnue au regard qui est porté sur la nature, notamment dans le chapitre 2 – Voir :
« Mon problème, c’est que je n’arrive pas à savoir ce que l’amoureux, lui, sait ; il m’est tout simplement impossible d’apercevoir cette évidence artificielle que construisent tous ceux qui savent. »

« Voir, est bien sûr, pour une grande part, affaire de verbalisation. À moins que je ne prête attention aux choses qui défilent devant mes yeux, je ne les verrai tout simplement pas. »

Cela passe par exemple par les étourneaux, volontairement introduits d’Europe en Amérique du Nord, qu’on a vainement essayé de réguler (il semble qu’on ait fait des progrès depuis…) ; « trois cents merles à ailes rouges qui s’enfuient d’un oranger des Osages », une nèpe qui aspire l’intérieur d’une grenouille, la migration des papillons monarques, les oothèques de mantes, les sycomores, les Esquimaux et l’eau vive ; des remarques scientifiques (attention, livre paru en 1975, et des progrès ont été accomplis depuis là aussi ; mais il n’y a plus autant de salamandres et tritons…), expérimentations (de pensée ou pas), mais aussi notations religieuses voire mystiques, impressions, souvenirs d’enfance, évocation de sa vie quotidienne de solitaire, qui font de cet essai romancé un livre aussi polymorphe qu’atypique.
Les descriptions sont originales, sensibles, vivantes, empreintes d’humour et de poésie, et l’ensemble est minutieusement structuré.
Dillard lit aussi beaucoup, de la littérature naturaliste (comme Jean-Henri Fabre, à qui l’auteure fait d’ailleurs référence) ou sacrée, de Thoreau à la philosophie (notamment allemande).
Essentiellement, Dillard contemple les jeux de lumière et d’ombre sur la rivière Tinker en cultivant l’instant présent, attentive de tous ses sens. À ce propos, je n’ai pas trouvé la définition des « raidiés » souvent évoqués, apparemment les rapides, ressauts du lit rocheux de la rivière.
« Moi, j’ai lu quelque part que tout ce qui vit le doit à une force généreuse, et danse au rythme d’une impérieuse mélodie ; j’ai lu ailleurs que tout est semé au hasard, et précipité dans le vide, que chaque arabesque suivie d’un grand jeté que chacun de nous exécute n’est que folle variation sur une commune chute libre. »

« J’ai toujours songé avec délices à cette idée que la rivière ne cesse de couler, toute la nuit durant, à chaque instant renouvelée, et cela indépendamment de mon désir, de ma conscience ou de mes préoccupations, comme un livre fermé sur une étagère continue de susurrer dans sa jaquette son inépuisable histoire. Tant de choses m’ont été exposées, sur ces rives, je me suis trouvée si souvent illuminée, dans cette lumière réfléchie, ici même où ces eaux coulent, que j’ai peine à croire que cette grâce puisse ne jamais fléchir, que ce courant qui se déverse d’intarissables sources puisse durer à l’infini, impartial et libre. »

« Ce que j’appelle innocence, c’est cet état de non-conscience de soi de l’esprit, qui survient inopinément lorsqu’on est tout entier absorbé par quelque objet auquel on a choisi de se vouer. Elle est à la fois réceptivité et totale concentration. »

L’autre fascination de Dillard dans « notre monde en vert et bleu », ce sont les arbres.
« Moi, c’est avec les arbres que je vis. »

« La règle générale, dans la nature, c’est que les êtres vivants sont mous en dedans et rigides au-dehors. »

La fameuse question de l’arbre qui ferait du bruit ou pas en tombant si personne n’est là pour l’entendre est débattue.
« Que se passerait-il si c’était moi qui m’abattais, dans la forêt ? Est-ce qu’un seul arbre m’entendrait ? »

Le vent :
« Léchez-vous un doigt : sentez passer l’instant. »

« J’ai lu quelque part, je ne me souviens plus où, cette petite histoire d’un chasseur esquimau qui demandait au prêtre missionnaire : « Si je ne savais rien de Dieu et du péché, est-ce que j’irais en enfer ? » « Non », répondit le prêtre, « si tu n’étais pas au courant, sûrement pas ». « Alors », demanda l’Esquimau avec le plus grand sérieux, « pourquoi me l’avez-vous dit ? » Si j’ignorais l’existence des rotifères et des paramécies, et tout cet épanouissement du plancton obstruant la mare à l’agonie, alors très bien ; mais dans la mesure où je l’ai vu, il faut en quelque sorte que je m’en accommode, que je le prenne en compte. « Ne perdez jamais cette sainte curiosité », a dit Einstein ; alors je descends mon microscope de l’étagère, j’étale une goutte d’eau de la mare sur une lamelle, et j’essaie de regarder le printemps dans les yeux. »

Exploration de l’infiniment petit :
« Nous nous enfonçons à sa poursuite, paysage après mobile, sculpture après collage, jusqu’aux structures moléculaires, comme dans une danse campagnarde de Bruegel, puis jusqu’aux atomes, épars dans leur harmonieuse cohésion comme une toile de Klee, puis encore plus profond jusqu’aux particules atomiques, au cœur même de la matière et de la question, avec autant d’ardeur et d’exaltation que n’importe quel saint du Greco. Et tout cela fonctionne. « La nature », dit Thoreau dans son journal, « est toujours mythique et mystique à la fois, et met tout son génie au plus petit ouvrage ». Le créateur, ajouterais-je volontiers, travaille cette texture complexe des ouvrages les plus infimes, cette texture qui est le monde même, en dépensant son génie sans compter, avec un soin extravagant du détail. Et c’est là toute la question. »

« En automne, le passage sinueux des corbeaux de retour du nord annonce la grande migration des caribous. Les volatiles au cou hirsute allongent leurs ailes au contact des courants ascendants qui hâtent leur voyage vers le sud. Les grands cervidés se rejoignent, harde après harde dans les vallées arctiques et subarctiques ; ils tournent en rangs serrés, se regroupent en masses et rassemblent leurs forces telle une cataracte, pour enfin se déverser dans les terres stériles, sur un front large comme un raz de marée. Ils ont le pelage neuf et beau. Leur maigre toison printanière – raclée par lambeaux entiers au contact des forêts du Sud, criblée des piqûres de mouches noires et de taons, taraudée par les larves d’hypodermes et d’œstres –, cette toison-là a disparu, laissant place à un nouveau pelage lustré, une somptueuse fourrure brune doublée d’une couche pelucheuse constituée de poils creux qui la rendent isolante et imperméable. Dix centimètres de graisse crémeuse recouvrent l’animal, dos compris. Un coussin de cartilage mobile, dans le boulet, provoque un bruit sec à chacune de leurs grandes enjambées, lorsqu’ils traversent la toundra plus au sud, cherchant l’abri des arbres ; on les entend avant qu’ils ne soient arrivés, gronder comme des fleuves, avec leur tic-tac de pendule, on les entend encore après qu’ils sont partis. »

« Dans quelque direction qu’on se tourne, le monde est plus sauvage et plus fou que cela, plus dangereux, plus amer, plus extravagant aussi, plus brillant. »

Je ne suis pas certain que ces méditations déistes mènent loin, mais c’est a minima une prenante lecture sur notre monde, que nous modifions sans le comprendre.

\Mots-clés : #essai #nature
par Tristram
le Lun 16 Jan - 12:39
 
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Sujet: Annie Dillard
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Javier Cercas

Le point aveugle

Tag essai sur Des Choses à lire - Page 2 Le_poi10

Recueil de cinq conférences de Cercas sur le roman, d’un point de vue expliqué dans son prologue :
« …] de même que le cerveau couvre le point aveugle de l’œil et parvient ainsi à voir là où de fait il ne voit pas, le lecteur couvre le point aveugle du roman et réussit à connaître ce que de fait il ne connaît pas, à arriver là où, seul, le roman ne pourrait jamais arriver.
Les réponses des romans du point aveugle – ces réponses sans réponse ou sans réponse claire – sont pour moi les seules réponses véritablement littéraires, ou pour le moins les seules que proposent les bons romans. Le roman n’est pas un genre responsif mais interrogatif : écrire un roman consiste à se poser une question complexe et à la formuler de la manière la plus complexe possible, et ce, non pour y répondre ou pour y répondre de manière claire et certaine ; écrire un roman consiste à plonger dans une énigme pour la rendre insoluble, non pour la déchiffrer (à moins que la rendre insoluble soit, précisément, la seule manière de la déchiffrer). Cette énigme, c’est le point aveugle, et le meilleur que ces romans ont à dire, ils le disent à travers elle : à travers ce silence pléthorique de sens, cette cécité visionnaire, cette obscurité radiante, cette ambiguïté sans solution. Ce point aveugle, c’est ce que nous sommes. »

Se basant sur certains de ses propres romans et sur les plus marquants depuis et y compris Don Quichotte, passant par Borges, Kundera, Melville, Henry James, Vargas Llosa, Lampedusa, Carrère et Coetzee entr’autres, Cercas développe de façon claire et éclairante une analyse du genre qui m’a paru fort pertinente, formulant ce que le lecteur contemporain peut pressentir sans toujours l’expliciter.
« …] un écrivain en général – et un romancier en particulier – est avant tout quelqu’un concerné par la forme, quelqu’un qui sent que, dans la littérature, la forme est le fond et que c’est uniquement par la forme – par la réécriture et la réélaboration virtuellement infinie des phrases et de la structure d’un livre – qu’on parvient à accéder à une vérité qui à défaut resterait inaccessible. » I, 6

Le roman est un questionnement qui reste ouvert, comme aurait peut-être dit Umberto Eco : il ne tranche pas, mais crée le doute.
« …] la réponse à la question est qu’il n’y a pas de réponse ; c’est-à-dire que la réponse est la recherche même d’une réponse, la question même, le livre même. » I, 6

« En somme : s’il est possible de définir le roman comme un genre qui persiste à protéger les questions des réponses, autrement dit, comme un genre qui fuit les réponses claires, imposées et certaines et qui n’accepte de formuler que des questions auxquelles il n’y a pas de réponse ou bien des questions appelant des réponses ambiguës, complexes et plurielles, essentiellement ironiques [… » I, 6

Cercas donne une définition caractéristique de la littérature qui l’intéresse, par rapport aux prédécesseurs.
« Quoi qu’il en soit, l’objectif d’Anatomie d’un instant est celui qui, de façon consciente ou inconsciente, anime les romans que j’ai mentionnés, ou simplement tout roman sérieux : contribuer à étendre le champ d’action du genre en colonisant de nouveaux territoires ou en achevant de coloniser ceux découverts par Cervantès, essayer de dévoiler ou de développer de nouvelles possibilités pour le roman, le renouveler ou le refonder, provoquer la énième transformation de ce genre omnivore et mutant, satisfaire, en définitive, l’ambition insensée de tout romancier, qui consiste à porter le roman à un niveau que le genre ne connaissait pas avant lui, le dotant d’une forme nouvelle, qui diffère de celle dont le romancier a hérité. » I, 8

« …] le roman n’est pas un divertissement (ou il n’est pas que cela) ; il est avant tout un outil de recherche existentielle, un outil de connaissance de la nature humaine. » I, 9

« La découverte de Kafka n’annule pas celle de Cervantès, comme la découverte de l’Australie n’annule pas celle de l’Amérique : celle-ci complète la carte du monde ; celle-là, la carte de l’homme. » I, 9

« ...] la nouveauté se trouve dans l’ancien et écrire consiste à relire constamment le vieux à la recherche du nouveau. » Épilogue

On comprend mieux comment le renouvellement de la forme est essentiel dans l’histoire du roman.
« …] de même, utilisant de vieilles formes, le roman est condamné à dire de vieilles choses ; c’est seulement en s’appropriant de nouvelles formes qu’il pourra dire de nouvelles choses. D’où l’impératif d’innovation formelle. » I, 9

« Le roman a besoin de changer, de revêtir un aspect qu’il n’a jamais revêtu, d’être là où il n’a jamais été, de conquérir des territoires vierges, afin de dire ce que personne n’a encore dit et ce que personne à part lui ne peut dire. C’est un mensonge, je le répète, que de prétendre que les romans servent seulement à passer un moment, à tuer le temps ; au contraire : ils servent à faire vivre le temps, pour le rendre plus intense et moins trivial. Mais surtout, ils servent à changer la perception du monde ; c’est-à-dire qu’ils servent à changer le monde. Le roman a besoin de se renouveler pour dire des vérités nouvelles ; il a besoin de changer pour nous changer : pour nous rendre tels que nous n’avons jamais été. » I, 9

Cercas précise le « point aveugle » des romans qui en possèdent un, c'est-à-dire les romans "expérimentaux" en quelque sorte, non réalistes.
« Don Quichotte est-il fou, oui ou non ? Nous ne le savons pas ; ou, si l’on veut, don Quichotte est à la fois fou et ne l’est pas : cette contradiction, cette ironie, cette ambiguïté fondamentale, irréductible, constituent le point aveugle du Quichotte. » II

Cercas rappelle le rôle fondamental du lecteur.
« Un livre n’existe pas par lui-même, mais uniquement dans la mesure où quelqu’un le lit ; un livre sans lecteurs n’est qu’un tas de lettres mortes et c’est quand nous autres lecteurs l’ouvrons et commençons à le lire qu’une magie perpétuelle s’opère et que la lettre ressuscite, dotée d’une vie nouvelle. Nouvelle et, bien entendu, à chaque fois différente. Un livre n’est, en somme, qu’une partition que chacun interprète à sa manière : plus la partition est réussie, plus elle autorise et suscite de brillantes et multiples interprétations ; c’est pourquoi il y a, virtuellement, autant de Quichotte que de lecteurs du Quichotte. En définitive, c’est le lecteur, et pas seulement l’écrivain, qui crée le livre. » II

Le roman comme « arme » :
« Tout cela me semble recevable, mais ne suffit pas à expliquer la méfiance et le désir d’interdiction et de contrôle qui ont poursuivi le roman au long de son histoire. La principale raison est ailleurs : les ambiguïtés, les ironies, les équivoques et les certitudes fuyantes et contradictoires qui constituent le nerf des romans – et surtout des romans du point aveugle, qui leur sont entièrement dédiés – agacent et déconcertent les dogmatiques et les révoltent parce qu’ils sentent ou ont à juste titre l’impression qu’ils représentent une offensive en règle contre les certitudes sans faille et les vérités éternelles qui leur permettent de maintenir leur statut. » Épilogue

Le terme « polyédrique » est souvent employé ; je suppose qu’il signifie "ayant plusieurs facettes" (on trouve « polyfacétique » dans la traduction de son discours de lauréat du prix du Livre européen 2016).
Il y a beaucoup de vérité dans cette théorie, mais mon reproche serait qu’elle est trop univoque ; il y a tant d’autres choses dans les œuvres littéraires !

\Mots-clés : #ecriture #essai
par Tristram
le Mer 4 Jan - 12:02
 
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Sujet: Javier Cercas
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Ernst Jünger

Le traité du rebelle ou le recours aux forêts suivi de Polarisations

Tag essai sur Des Choses à lire - Page 2 Le_tra11

Dans une note préliminaire le traducteur, Henri Plard, explicite le terme de « rebelle » employé pour « Waldgänger », mot emprunté à une coutume d'origine islandaise selon laquelle au Moyen Âge un proscrit s’exilait loin de la société.
Ce texte est un essai sur le vote (notamment des 2% de rebelles) sous une dictature.
« Nous vivons en des temps où nous interpellent sans cesse des pouvoirs inquisitoriaux. Et ces puissants ne sont pas uniquement animés d’une soif idéale de savoir. Lorsqu’ils s’approchent pour nous questionner, ils n’attendent pas de nous une contribution à la vérité objective, ni même à la solution de certaines difficultés. Peu leur importe notre solution ; c’est à notre réponse qu’ils tiennent. »

Au-delà de la statistique, cette minorité nécessaire justifie en quelque sorte le totalitarisme, et on reconnaît les échos de l'histoire bouleversée de la première partie du XXe.
« L’état pléthorique de la police, qui est en fait une véritable armée, a de quoi surprendre au premier abord, dans des empires où l’assentiment a pris cette puissance écrasante. Ce doit donc être le symptôme d’un accroissement du même ordre dans la force potentielle de la minorité. Et il en est bien ainsi. »

« L’espionnage introduit ses tentacules dans chaque pâté de maisons, dans chaque demeure. Il cherche même à pénétrer dans les familles et célèbre ses suprêmes triomphes lorsque les accusés requièrent contre eux-mêmes, au cours de procès pompeux : nous y voyons l’individu, devenu policier de soi-même, contribuer à sa propre perte. »

« Le choix des sphères qu’atteindra cette persécution demeure secondaire : il s’agira toujours de minorités qui tranchent par leur nature même sur le reste du peuple, ou que l’on définit tout exprès. Il va de soi que le péril s’étend à tous ceux qui se distinguent par leurs qualités héréditaires ou leurs talents. »

Écrit après-guerre, en pleine guerre froide, ce manifeste étrange, métaphorique, inspiré, confus, mêle mythologie, religion, métaphysique, arts (y compris de la guerre), et dénonce l’automatisme, la peur qui nous conduisent. Surtout, il promeut le « recours aux forêts » (refuge, « champ de sa bataille »), combat pour la liberté, individuel, voire élitiste.
« Or, avoir son destin propre, ou se laisser traiter comme un numéro : tel est le dilemme que chacun, certes, doit résoudre de nos jours, mais est seul à pouvoir trancher. »

« Nous vivons en des temps où la guerre et la paix ne sont plus guère discernables. »

Une remarque intéressante : c’est une sorte de regret de cette liberté qui fait qu’on « héroïse le malfaiteur ».
Agréablement difficile à rattacher à une tendance politique, ce discours de résistance à l’autorité et de défiance de l’État résonne pourtant toujours aujourd’hui.

Polarisations : dans cette brève mais brillante réflexion méditative, j’ai retrouvé le plaisir de lecture des Chasses subtiles, là aussi fondée sur l’observation naturaliste (voire ethnologique) revisitée par une expérience de pensée fort inventive.
« Une bouée de sauvetage, sur un grand navire, peut l’accompagner dans ses croisières des années durant, tout en restant fixée à la lisse. Puis on la met au rebut, sans qu’un homme en péril de noyade s’en soit jamais ceint. Des milliers de bouées naviguent ainsi sur toutes les mers et n’accèdent jamais à leur destination. Ce n’est pas une raison pour supprimer les bouées de sauvetage. La seule qui sauve réellement, quand le navire sombre, donne à toutes les autres leur sens.
Il faut ici se demander : en fait, donne-t-elle, cette unique bouée, leur sens à toutes les autres ? Ou le sens n’est-il pas bien plutôt replié en elles toutes, et l’autre, celle qui remplit son office, ne se borne-t-elle pas à le développer, à le confirmer, à le dégager ? »


\Mots-clés : #essai #philosophique #politique #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 27 Oct - 12:54
 
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Sujet: Ernst Jünger
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Umberto Eco

Construire l’ennemi et autres textes occasionnels

Tag essai sur Des Choses à lire - Page 2 Constr10

Dans Construire l’ennemi, Eco documente la stigmatisation de l’étranger, du laid, du juif, de l’hérétique, de la femme (notamment sorcière), du lépreux à travers les temps, en produisant nombre d’extraits édifiants (sans omettre les auteurs religieux).
« Il semble qu’il soit impossible de se passer de l’ennemi. La figure de l’ennemi ne peut être abolie par les procès de civilisation. Le besoin est inné même chez l’homme doux et ami de la paix. Simplement, dans ces cas, on déplace l’image de l’ennemi, d’un objet humain à une force naturelle ou sociale qui, peu ou prou, nous menace et doit être combattue, que ce soit l’exploitation du capitalisme, la faim dans le monde ou la pollution environnementale. Mais, même si ce sont là des cas « vertueux », Brecht nous rappelle que la haine de l’injustice déforme elle aussi le visage. »

« Essayer de comprendre l’autre, signifie détruire son cliché, sans nier ou effacer son altérité. »

Mention particulière à La paix indésirable ? Rapport sur l’utilité des guerres, effarante justification états-unienne (et orwellienne) de la nécessité de l’ennemi, notamment pour des raisons économiques (anonyme, préfacé par J. K. Galbraith).

Absolu et relatif nous entraîne dans un débat philosophique qui revient rapidement au problème de notre conception de la vérité (atteignable ou pas).

La flamme est belle est une réflexion sur le feu, qui n’oublie pas Bachelard, entr’autres.
« Les amis pleins de sollicitude brûlent, pour des raisons de moralité et de santé mentale, la bibliothèque romanesque de Don Quichotte. On brûle la bibliothèque d’Auto da fé d’Elias Canetti, en un bûcher qui rappelle le sacrifice d’Empédocle (« quand les flammes l’atteignent enfin, il rit à pleine voix comme il n’avait jamais ri de sa vie »). »

Délices fermentées est consacré à Piero Camporesi, auteur de L’Officine des sens et « gourmet de listes ».

« Hugo, hélas ! » La poétique de l’excès :
« Le goût de l’excès le conduit à décrire en procédant par énumérations interminables [… »

« La beauté n’a qu’un type, la laideur en a mille. »

Cela m’a ramentu cette phrase (souvenir scolaire – on a beau dire du mal de l’école…) :
« Si le poète doit choisir dans les choses (et il le doit), ce n’est pas le beau, mais le caractéristique. »

Astronomies imaginaires (mais pas astrologie, croyance ou tromperie).

Je suis Edmond Dantès ! sur le roman-feuilleton, et « l’agnition ou reconnaissance » (d’un lien de parenté entre personnages) ; le texte commence ainsi :
« Certains infortunés se sont initiés à la lecture en lisant, par exemple, du Robbe-Grillet. Illisible si l’on n’a pas compris les structures ancestrales de la narration, qu’il détourne. Pour savourer les inventions et déformations lexicales de Gadda, il faut connaître les règles de la langue italienne et s’être familiarisé au bon toscan avec Pinocchio. »

Il ne manquait plus qu’Ulysse. Époustouflant patchwork de critiques du livre de Joyce, où la bêtise le dispute à l’antisémitisme.

Pourquoi l’île n’est jamais trouvée. Incipit :
« Les pays de l’Utopie se trouvent (à de rares exceptions près, comme le royaume du Prêtre Jean) sur une île. »

Texte passionnant sur l’histoire de la (non-)découverte d’îles plus ou moins fabuleuses.
« C’est parce que, jusqu’au XVIIIe siècle, date à laquelle on a pu déterminer les longitudes, on pouvait découvrir une île par hasard et, à l’instar d’Ulysse, on pouvait même s’en échapper mais il était impossible de la retrouver. »

C’est l’argument de L’Île du jour d’avant, mais on découvre aussi l’« Ile Perdue, Insula Perdita », île des Bienheureux de saint Brendan, et même un décryptage de La Ballade de la mer salée d’Hugo Pratt.

Réflexions sur WikiLeaks
« Sur le plan des contenus, WikiLeaks s’est révélé être un scandale apparent, alors que sur le plan de la forme, il a été et sera quelque chose de plus, il a inauguré une nouvelle époque historique.
Un scandale est apparent quand il rend publique une chose que tout le monde savait en privé, et dont on parlait à mi-voix par pure hypocrisie (cf. les ragots sur un adultère). »

« Et cela ne fait que confirmer une autre chose que l’on sait pertinemment : chaque dossier élaboré pour un service secret (de quelque nation que ce soit) est constitué exclusivement de matériel qui est déjà dans le domaine public. Par exemple : dans une librairie consacrée à l’ésotérisme, on s’aperçoit que chaque nouvel ouvrage redit (sur le Graal, le mystère de Rennes-le-Château, les Templiers ou les Rose-Croix) exactement ce qui figurait dans les livres précédents. Et ce n’est pas que l’auteur de textes occultistes s’interdise de faire des recherches inédites (ou ignore comment chercher des informations sur l’inexistant), mais parce que les occultistes ne croient qu’à ce qu’ils savent déjà, et qui reconfirme ce qu’ils avaient déjà appris. C’est d’ailleurs là le mécanisme du succès de Dan Brown.
Idem pour les dossiers secrets. L’informateur est paresseux tout comme est paresseux, ou d’esprit limité, le chef des services secrets, qui ne croit que ce qu’il reconnaît.
Par conséquent, puisque, dans tous les pays, les services secrets ne servent pas à prévoir des cas comme l’attaque des Twins Towers et qu’ils n’archivent que ce qui est déjà connu de tous, il vaudrait mieux les éliminer. Mais, par les temps qui courent, supprimer encore des emplois serait vraiment insensé.
Si les États continuent à confier leurs communications et leurs archives confidentielles à Internet ou d’autres formes de mémoire électronique, aucun gouvernement au monde ne pourra plus nourrir des zones de secret, et pas seulement les États-Unis, mais même pas la République de Saint-Marin ou la principauté de Monaco (peut-être que seule Andorre sera épargnée). »

« Et même si la grande masse des citoyens n’est pas en mesure d’examiner et d’évaluer la quantité de matériel que le hacker capture et diffuse, la presse joue désormais un nouveau rôle (elle a déjà commencé à l’interpréter) : au lieu de relayer les nouvelles vraiment importantes – jadis, c’étaient les gouvernements qui décidaient des nouvelles vraiment importantes, en déclarant une guerre, en dévaluant une monnaie, en signant une alliance –, aujourd’hui c’est elle qui décide en toute autonomie des nouvelles qui doivent devenir importantes et de celles qui peuvent être passées sous silence, allant jusqu’à pactiser (cela est arrivé) avec le pouvoir politique pour savoir quels « secrets » dévoilés il convenait de révéler et ceux qu’il fallait taire.
Puisque tous les rapports secrets qui alimentent haines et amitiés d’un gouvernement proviennent d’articles publiés ou de confidences de journalistes à un attaché d’ambassade, la presse prend une autre fonction : jadis, elle épiait le monde des ambassades étrangères pour en connaître les trames occultes, désormais ce sont les ambassades qui épient la presse pour y apprendre des manifestations connues de tous. »

Tout le bref texte devrait être cité !
Et c’est toujours aussi délectable de se régaler de l’esprit d’Umberto Eco…

\Mots-clés : #complotisme #contemporain #discrimination #ecriture #espionnage #essai #guerre #humour #medias #philosophique #politique #social #universdulivre #xxesiecle
par Tristram
le Lun 24 Oct - 13:57
 
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Sujet: Umberto Eco
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Bruno Latour

Nous n'avons jamais été modernes Essai d'anthropologie symétrique

Tag essai sur Des Choses à lire - Page 2 Nous_n10

Bruno Latour parle d’entrée du trou de la couche d’ozone, crise mondiale peut-être un peu oubliée de nos jours, confrontés à de plus alarmantes encore : c’est que ce livre est initialement paru en 1991 ; mais l'objet de cet essai n’a rien perdu de son actualité, et son éclairage est probablement devenu encore plus pertinent.
« Les critiques ont développé trois répertoires distincts pour parler de notre monde : la naturalisation, la socialisation, la déconstruction. Disons, pour faire vite et avec quelque injustice, Changeux, Bourdieu, Derrida. »

Il faut avoir lu ces auteurs et nombre d’autres, comme Descola, Hobbes et Boyle (pas les Boyle qui ont un fil sur le forum), et les ouvrages de Latour sur la sociologie des sciences (et avoir compris, et garder une idée claire de leurs théories) pour déchiffrer cet essai ; c’est loin d’être mon cas, et je n’ai pu n’en saisir qu’une idée générale.
Le constat est le suivant :
« C’est qu’ils se multiplient, ces articles hybrides qui dessinent des imbroglios de science, de politique, d’économie, de droit, de religion, de technique, de fiction. »

« Le timon est rompu : à gauche la connaissance des choses, à droite l’intérêt, le pouvoir et la politique des hommes. »

Il s’agit de « renouer le nœud gordien » de
« …] la coupure qui sépare les connaissances exactes et l’exercice du pouvoir, disons la nature et la culture. Hybrides nous-mêmes, installés de guingois à l’intérieur des institutions scientifiques, mi-ingénieurs, mi-philosophes, tiers instruits sans le chercher, nous avons fait le choix de décrire les imbroglios où qu’ils nous mènent. Notre navette, c’est la notion de traduction ou de réseau. Plus souple que la notion de système, plus historique que celle de structure, plus empirique que celle de complexité, le réseau est le fil d’Ariane de ces histoires mélangées. »

Fatigué de mal suivre son exposé, conscient qu’un entendement trop vague ôte tout esprit critique, j’ai abandonné ma lecture au premier cinquième du livre. Je recommanderais à ceux qui voudraient en savoir plus de le lire eux-mêmes (et/ou sa notice sur Wikipédia) : c'est sûrement intéressant.

\Mots-clés : #essai #philosophique #science
par Tristram
le Ven 23 Sep - 12:53
 
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Sujet: Bruno Latour
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Pierre Michon

Corps du roi

Tag essai sur Des Choses à lire - Page 2 Corps_11

Cinq brefs textes :
Les deux corps du roi (sur Beckett)

Corps de bois (sur Flaubert)
« Le feuillage, c’est le livre. Le corps est de bois. »

« …] nous sommes comme des montres où il n’y aurait point de cadran, et dont les rouages, doués d’intelligence, tourneraient jusqu’à ce qu’ils se fussent usés, sans savoir pourquoi et se disant toujours : puisque je tourne, j’ai donc un but. »

L’oiseau (sur Muhamad Ibn Manglî)
« Il y a deux sortes d’hommes − ceux qui subissent le destin, et ceux qui choisissent de subir le destin. »

L’éléphant (sur Faulkner)
« Dans sa main droite le petit sablier de feu, la très précieuse cigarette qui marque avec une intolérable acuité le passage du temps, qui réduit le temps à l’instant, la durée de combustion d’une cigarette étant comparable et cependant très sensiblement inférieure à celle de cette combustion complexe d’un corps d’homme qu’on appelle une vie. »

Le ciel est un très grand homme (avant quelques péripéties biographiques sur le même thème, Michon évoque deux prières qu’il adressa : La Ballade des pendus au chevet de sa mère morte, Booz endormi à la naissance de sa fille).
« Ils [ces deux poèmes] rassurent le cadavre, ils assurent l’enfant sur ses jambes. Voilà sans doute la fonction de la poésie. Je n’en vois guère d’autre. »

Relecture pour moi de ces petits récits bien saisis, qui gravitent autour de la littérature, de l'écrivain-roi dans ce qu'il a d'immortel et d'individuel.

\Mots-clés : #essai #universdulivre
par Tristram
le Mer 7 Sep - 12:52
 
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Sujet: Pierre Michon
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Élisée Reclus

Étude sur les dunes

Tag essai sur Des Choses à lire - Page 2 Zotude10

Observations sur la mécanique des dunes, dans les Landes notamment, mais pas uniquement. Comment provoquer leur formation, et surtout les moyens de les fixer. Une fois de plus, je suis enchanté par ces phénomènes naturels tels que les décrit Reclus, que ce soit les habitants obligés de transférer leurs villages face à leur avancée, où les étangs qui reculent en montant derrière elles.
« D’abord séparées de l’Océan par un mince cordon de sable, comme il s’en forme souvent sur les plages basses, ces baies changées en étangs ont été peu à peu repoussées vers l’intérieur des terres par les sillons parallèles des dunes. Sous l’énorme pression des sables, elles ont gravi, pour ainsi dire, la pente du continent. […]
Ainsi les grains de sable que le vent pousse devant lui ont suffi, pendant le cours des siècles, à changer des golfes d’eau salée en étangs d’eau douce et à les porter dans l’intérieur du continent à une hauteur considérable au-dessus de l’Atlantique. »

Déjà que j’aimais les dunes…

\Mots-clés : #essai #nature
par Tristram
le Ven 2 Sep - 17:50
 
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Sujet: Élisée Reclus
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Roland Barthes

Mythologies

Tag essai sur Des Choses à lire - Page 2 Mythol11

Dans ce recueil de 53 textes, catalogue sociologique dans un premier volet avant une analyse du phénomène du mythe lui-même, il s’agit surtout de démystifier.
Un des soucis de ces textes qui ont mon âge, c’est qu’ils font référence à des actualités datées (médias, publicité, sports, transports, politique, guerre d’Algérie, etc.), nuisant ainsi à leur valeur d’illustration des significations sous-jacentes de notre quotidien – mais en les réactualisant, c'est-à-dire en les projetant dans notre société actuelle, ils demeurent très parlants ; et cette déperdition retire finalement peu à la fécondité de ces réflexions.
Quelques extraits :
« Marcher est peut-être - mythologiquement - le geste le plus trivial, donc le plus humain. Tout rêve, toute image idéale, toute promotion sociale suppriment d'abord les jambes, que ce soit par le portrait ou par l'auto.) »

« Il y a dans toute démarche d'Elle ce double mouvement : fermez le gynécée, et puis seulement alors, lâchez la femme dedans. Aimez, travaillez, écrivez, soyez femmes d'affaires ou de lettres, mais rappelez-vous toujours que l'homme existe, et que vous n'êtes pas faites comme lui : votre ordre est libre à condition de dépendre du sien ; votre liberté est un luxe, elle n'est possible que si vous reconnaissez d'abord les obligations de votre nature. Écrivez, si vous voulez, nous en serons toutes très fières ; mais n'oubliez pas non plus de faire des enfants, car cela est de votre destin. Morale jésuite : prenez des accommodements avec la morale de votre condition, mais ne lâchez jamais sur le dogme qui la fonde. »

« La science va vite et droit en son chemin ; mais les représentations collectives ne suivent pas, elles sont des siècles en arrière, maintenues stagnantes dans l'erreur par le pouvoir, la grande presse et les valeurs d'ordre. »

« Le monde des gangsters est avant tout un monde du sang-froid. Des faits que la philosophie commune juge encore considérables, comme la mort d'un homme, sont réduits à une épure, présentés sous le volume d'un atome de geste : un petit grain dans le déplacement paisible des lignes, deux doigts claqués, et à l'autre bout du champ perceptif, un homme tombe dans la même convention de mouvement. Cet univers de la litote, qui est toujours construit comme une dérision glacée du mélodrame, est aussi, on le sait, le dernier univers de la féerie. L'exiguïté du geste décisif a toute une tradition mythologique, depuis le numen des dieux antiques, faisant d'un mouvement de tête basculer la destinée des hommes, jusqu'au coup de baguette de la fée ou du prestidigitateur. L'arme à feu avait sans doute distancé la mort, mais d'une façon si visiblement rationnelle qu'il a fallu raffiner sur le geste pour manifester de nouveau la présence du destin ; voilà ce qu'est précisément la désinvolture de nos gangsters : le résidu d'un mouvement tragique qui parvient à confondre le geste et l'acte sous le plus mince des volumes. »

« L'imagination du voyage correspond chez Verne à une exploration de la clôture, et l'accord de Verne et de l'enfance ne vient pas d'une mystique banale de l'aventure, mais au contraire d'un bonheur commun du fini, que l’on retrouve dans la passion enfantine des cabanes et des tentes : s'enclore et s'installer, tel est le rêve existentiel de l'enfance et de Verne. L'archétype de ce rêve est ce roman presque parfait : L'Ile mystérieuse, où l'homme-enfant réinvente le monde, l'emplit, l'enclôt, s'y enferme, et couronne cet effort encyclopédique par la posture bourgeoise de l'appropriation : pantoufles, pipe et coin du feu, pendant que dehors la tempête, c'est-à-dire l'infini, fait rage inutilement.
Verne a été un maniaque de la plénitude : il ne cessait de finir le monde et de le meubler, de le faire plein à la façon d'un œuf ; son mouvement est exactement celui d'un encyclopédiste du XVIIIe siècle ou d'un peintre hollandais : le monde est fini, le monde est plein de matériaux numérables et contigus. L'artiste ne peut avoir d'autre tâche que de faire des catalogues, des inventaires, de pourchasser de petits coins vides, pour y faire apparaître en rangs serrés les créations et les instruments humains. »

« Le journalisme est aujourd'hui tout à la technocratie, et notre presse hebdomadaire est le siège d'une véritable magistrature de la Conscience et du Conseil, comme aux plus beaux temps des jésuites. Il s'agit d'une morale moderne c'est-à-dire non pas émancipée mais garantie par la science, et pour laquelle on requiert moins l'avis du sage universel que celui du spécialiste. Chaque organe du corps humain (car il faut partir du concret) a ainsi son technicien, à la fois pape et suprême savant : le dentiste de Colgate pour la bouche, le médecin de "Docteur, répondez-moi" pour les saignements de nez, les ingénieurs du savon Lux pour la peau, un Père dominicain pour l'âme et la courriériste des journaux féminins pour le cœur. […]
Dans ce que le Courrier veut bien nous livrer d'elles, les consultantes sont soigneusement dépouillées de toute condition : de même que sous le scalpel impartial du chirurgien, l'origine sociale du patient est généreusement mise entre parenthèses, de même sous le regard de la Conseillère, la postulante est réduite à un pur organe cardiaque. Seule la définit sa qualité de femme : la condition sociale est traitée ici comme une réalité parasite inutile, qui pourrait gêner le soin de la pure essence féminine. […]
Ainsi, quelles qu'en soient les contradictions apparentes, la morale du Courrier ne postule jamais pour la Femme d'autre condition que parasitaire : seul le mariage, en la nommant juridiquement, la fait exister. »

« BANDE (de hors-la-loi, rebelles ou condamnés de droit commun). - Ceci est l'exemple même d'un langage axiomatique. La dépréciation du vocabulaire sert ici d'une façon précise à nier l'état de guerre, ce qui permet d'anéantir la notion d'interlocuteur. "On ne discute pas avec des hors-la-loi." La moralisation du langage permet ainsi de renvoyer le problème de la paix à un changement arbitraire de vocabulaire.
Lorsque la "bande" est française, on la sublime sous le nom de communauté.
DÉCHIREMENT (cruel, douloureux). - Ce terme aide à accréditer l'idée d'une irresponsabilité de l'Histoire. L'état de guerre est ici escamoté sous le vêtement noble de la tragédie, comme si le conflit était essentiellement le Mal, et non un mal (remédiable). La colonisation s'évapore, s'engloutit dans le halo d'une lamentation impuissante, qui reconnaît le malheur pour mieux s'installer. »

Barthes dénonce de façon récurrente l’essentialisation, forme de généralité qui gomme notamment les classes sociales des individus.
« Ce mythe de la "condition" humaine repose sur une très vieille mystification, qui consiste toujours à placer la Nature au fond de l'Histoire. Tout humanisme classique postule qu'en grattant un peu l'histoire des hommes, la relativité de leurs institutions ou la diversité superficielle de leur peau (mais pourquoi ne pas demander aux parents d'Emmet Till, le jeune nègre assassiné par des Blancs, ce qu'ils pensent, eux, de la grande famille des hommes ?), on arrive très vite au tuf profond d'une nature humaine universelle. L'humanisme progressiste, au contraire, doit toujours penser à inverser les termes de cette très vieille imposture, à décaper sans cesse la nature, ses "lois" et ses "limites" pour y découvrir l'Histoire et poser enfin la Nature comme elle-même historique. »

Dans la seconde partie (dernier quart du livre), Barthes théorise le mythe (de nos jours) comme parole, c'est-à-dire message (verbal ou visuel) et système sémiologique.
« …] dans le mythe […], le signifiant est déjà formé des signes de la langue. »

« …] en passant du sens à la forme, l'image perd du savoir : c'est pour mieux recevoir celui du concept. »

« Si paradoxal que cela puisse paraître, le mythe ne cache rien : sa fonction est de déformer, non de faire disparaître. »

« La sémiologie nous a appris que le mythe a pour charge de fonder une intention historique en nature, une contingence en éternité. Or cette démarche, c'est celle-là même de l'idéologie bourgeoise. »

(Ce développement, exposé de façon claire, m’a paru constituer une excellente introduction à la sémiologie ; il est aussi applicable en anthropologie.)
Évidemment, ces bribes picorées mériteraient une analyse bien plus approfondie.
À noter également le lexique barthien, des mots… signifiants, à l’acception parfois subtilement altérée… Là encore, un glossaire serait précieux ; sans doute a-t-il déjà été établi, et par plus compétent : étymologique, néologique, baudelairien, détourné… Il faudrait aussi interroger les termes non employés, qui viennent pourtant à l’esprit à cette lecture, comme "conservateur"…

\Mots-clés : #contemythe #essai #social
par Tristram
le Mer 31 Aoû - 13:08
 
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Sujet: Roland Barthes
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Henri Michaux

Misérable Miracle, La mescaline

Tag essai sur Des Choses à lire - Page 2 Miszor10

« Scription » sous mescaline autoadministrée, y compris 48 fac-similé de dessins et notes manuscrites, de quelques expériences de cette drogue avec ses effets à plus ou moins long terme : mouvements alternatifs rapides jusqu’à la vibration, symétries et répétitions, une « tendance à l'allongement, réalisée dans les objets et les hommes », visions « grotesques », etc.
« J'étais dans un mécanisme d'infinité. »

Michaux présente aussi une intéressante comparaison des effets de la mescaline et du haschich. Ce dernier rendrait le relief que la représentation en deux dimensions retire toujours :
« La photographie, contrairement à ce qu'on a cru, (ce qui fait qu'elle pourrait presque passer pour une des causes de l'art abstrait), est cette représentation en fonction de la lumière, spectacle parfait, où vous ne pouvez entrer, quoiqu'il s'agisse de lieux, d'objets, de personnes. Vous passez devant. Vous les passez en revue. Au contraire des tableaux d'autrefois, occidentaux, chinois, persans... elle ne vous met pas au fait des distances, des interdistances qu'il faudrait sentir pour que vous vous mêliez aux êtres et aux lieux représentés. Elle est opaque. Vous êtes repoussé de l'endroit même que vous admirez, par la méticulosité des ombres et des lumières, glacis fâcheux doué d'étanchéité. »

Récit frappant d’une surdose, « expérience de la folie », ravages tourbillonnaires et aussi conséquences dans les semaines suivantes, délires d’enfermement et de persécution, bouffées de violence y compris autodestructrice, interruptions de conscience, toujours avec cette minutie d’observation clinique caractéristique de Michaux, ce rendu qui éclaire les dérèglements et aliénations mentaux comme ses autres textes, et des prolongements métaphysique, spirituel.
« Tout ce que vous présenterez à la schizo mescalienne sera broyé. Ne vous présentez donc pas vous-même. Et ne lui présentez aucune idée vitale, car c'est horrible ce qu'elle en fait.
Présentez le peu important, des images, de petites idées courantes.
Sinon vous serez totalement inhabitable, vous faisant horreur, votre maison dans le torrent, objet de dérision pour vous-même. »

« L'essenciation, qui peut la supporter ? La tendance à l'essence est un plaisir de vertige, une secrète frénésie. »


\Mots-clés : #essai #temoignage
par Tristram
le Lun 29 Aoû - 11:30
 
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Sujet: Henri Michaux
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W.G. Sebald

Les Anneaux de Saturne

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Sebald regroupe ses notes du temps où il fut hospitalisé pour être opéré, puis pendant ses pérégrinations dans le Suffolk, face à « l’océan allemand » (la mer du Nord) ; l’ouvrage est sous-titré en allemand : Eine englische Wallfahrt, le pèlerinage anglais. Après Michael Parkinson, fasciné par Ramuz, il évoque Janine Dakyns, spécialiste de Flaubert. Voici le début d’une belle description du bureau de cette dernière :
« Il m’est souvent arrivé de m’entretenir avec Janine de la conception flaubertienne du monde ; cela se passait en fin de journée, dans sa chambre où les notes, lettres et écrits de toute sorte s’entassaient en si grand nombre que l’on était pour ainsi dire immergé dans un flot de papier. Sur le bureau, point d’ancrage et foyer initial de cette merveilleuse multiplication du papier, il s’était formé au fil du temps un véritable paysage de papier, un paysage de montagnes et de vallées qui s’effritait progressivement sur les bords, à la manière d’un glacier ayant atteint la mer, donnant lieu sur le plancher, tout autour, à des entassements toujours nouveaux qui se déplaçaient eux-mêmes, imperceptiblement, vers le milieu de la pièce. »

Ensuite il parle de Thomas Browne et de La Leçon d’anatomie du Dr Nicolaas Tulp, de Rembrandt, dont il donne une brillante analyse (partiale et discutable). Il raconte son périple à pied dans le nord-est de l’Angleterre, une étrange société de pêcheurs « dos tourné à la terre, avec rien que le vide devant soi », les mœurs du hareng – et il vaut sans doute mieux présenter la table (Actes Sud la servait encore en ce temps-là) pour donner un aperçu des flâneries tant géographiques qu’intellectuelles d’un Sebald éclectique et curieux de tout :
Chapitre I
À l’hôpital – In memoriam – Errances du crâne de Thomas Browne – Leçon d’anatomie – Lévitation – Quinconce – Créatures fabuleuses – Incinération

Chapitre II
L’autorail diesel – Le palais de Morton Peto – En visite à Somerleyton – Les villes allemandes en flammes – Le déclin de Lowestoft – Station balnéaire d’autrefois – Frederick Farrar et la petite cour de Jacques II

Chapitre III
Pêcheurs sur la grève – Contribution à l’histoire naturelle du hareng – George Wyndham Le Strange – Un grand troupeau de porcs – La reduplication de l’homme – Orbis Tertius

Chapitre IV
La bataille navale de Sole Bay – Irruption de la nuit – Rue de la Gare à La Haye – Mauritshuis – Scheveningen – Tombeau de saint Sebald – Aéroport de Schiphol – Invisibilité de l’homme – Sailor’s Reading Room – Images de la Première Guerre mondiale – Le camp de Jasenovac

Chapitre V
Conrad et Casement – Le petit Teodor – Exil à Vologda – Novofastov – Mort et funérailles d’Apollo Korzeniowski – La mer et l’amour – Retour hivernal – Le cœur des ténèbres – Panorama de Waterloo – Casement, l’économie esclavagiste et la question irlandaise – Procès pour haute trahison et exécution

Chapitre VI
Le pont sur la Blyth – Le cortège impérial chinois – Soulèvement des Taiping et ouverture de l’empire du Milieu – Destruction du jardin Yuanmingyuan – Fin de l’empereur Xianfeng – L’impératrice Cixi – Secrets du pouvoir – La ville engloutie – Le pauvre Algernon

Chapitre VII
La lande de Dunwich – Marsh Acres, Middleton – Enfance berlinoise – Exil anglais – Rêves, affinités électives, correspondances – Deux histoires singulières – À travers la forêt de pluie

Chapitre VIII
Conversation sur le sucre – Boulge Park – Les FitzGerald – Chambre d’enfant à Bredfield – Les passe-temps littéraires d’Edward FitzGerald – A Magic shadow show – Perte d’un ami – Dernier voyage, paysage d’été, larmes de bonheur – Une partie de domino – Souvenirs irlandais – Sur l’histoire de la guerre civile – Incendies, appauvrissement et chute – Catherine de Sienne – Culte des faisans et esprit d’entreprise – À travers le désert – Armes secrètes – Dans un autre pays

Chapitre IX
Le temple de Jérusalem – Charlotte Ives et le vicomte de Chateaubriand – Mémoires d’outre-tombe – Au cimetière de Ditchingham – Ditchingham Park – L’ouragan du 16 octobre 1987

Chapitre X
Le Musæum clausum de Thomas Browne – L’oiseau à soie Bombyx mori – Origine et développement de la sériciculture – Les soyeux de Norwich – Maladies psychiques des tisserands – Échantillons de tissu : nature et art – La sériciculture en Allemagne – La mise à mort – Soieries de deuil

Méditations diverses,
« Qu’est-ce donc que ce théâtre dans lequel nous sommes tout à la fois dramaturge, acteur, machiniste, décorateur et public ? Faut-il, pour franchir les parvis du rêve, une somme plus ou moins grande d’entendement que celle dont on disposait au moment de se mettre au lit ? »

… souvent historiques et/ou littéraires, mais aussi géographiques, comme la description frappante du marécage hivernal de Vologda où le jeune Konrad est exilé avec ses parents, la désillusion et prise de conscience du même dans les ténèbres du Congo, une vue baudelairienne de la Belgique, le rapport du consul britannique Casement sur les méfaits du colonialisme en Afrique ; guerres de colonisation également en Chine, dont voici l’impératrice douairière Cixi :
« Les silhouettes minuscules des jardiniers dans les champs de lys au loin, ou celles des courtisans patinant en hiver sur le miroir de glace bleutée, loin de lui rappeler le mouvement naturel de l’homme, la faisaient plutôt penser à des mouches dans un bocal de verre, déjà subjuguées par l’arbitraire de la mort. Le fait est que des voyageurs, s’étant déplacés en Chine entre 1876 et 1879, rapportent que durant la sécheresse qui régna plusieurs années de suite, des provinces entières leur avaient fait l’effet de prisons ceintes de parois de verre. Entre sept et vingt millions de personnes – il n’existe aucun décompte précis à ce sujet – seraient mortes de faim et d’épuisement, principalement dans les provinces du Shaanxi, du Shanxi et du Shandong. Entre autres témoins, le pasteur baptiste Timothy Richards nous rapporte que la catastrophe s’accomplit progressivement, au fil des semaines, sous la forme d’un ralentissement de plus en plus prononcé de tout mouvement. Isolément, en groupes ou en cortèges clairsemés, les gens avançaient en vacillant dans la campagne, et il n’était pas rare que le plus faible souffle d’air les renversât et les laissât couchés à jamais au bord du chemin. Il semblait parfois qu’un demi-siècle se fût écoulé alors qu’on avait tout juste eu le temps de lever la main ou de baisser les paupières ou de respirer profondément. Et la dissolution du temps entraînait celle de tous les liens. Parce qu’ils n’en pouvaient plus de voir souffrir et mourir leurs propres enfants, nombre de parents les échangeaient contre ceux de leurs voisins. »

Il est difficile de limiter les extraits à citer, Sebald approfondissant ses réflexions digressives, et décidément rien ne vaut la lecture intégrale du livre.
Il décrit Dunwich comme un port jadis illustre qui sombre peu à peu dans la mer. Il montre cette partie de l’Angleterre, tout particulièrement les anciennes zones industrielles, comme une contrée ruinée, has been, dont les changements sont dus à l’épuisement des ressources naturelles, et abandonnée dans une sorte de décrépitude généralisée.
« Notre propagation sur terre passe par la carbonisation des espèces végétales supérieures et, d’une manière plus générale, par l’incessante combustion de toutes substances combustibles. De la première lampe-tempête jusqu’aux réverbères du XVIIIe siècle, et de la lueur des réverbères jusqu’au blême éclat des lampadaires qui éclairent les autoroutes belges, tout est combustion, et la combustion est le principe intime de tout objet fabriqué par nous. La confection d’un hameçon, la fabrication d’une tasse de porcelaine et la production d’une émission de télévision reposent au bout du compte sur le même processus de combustion. Les machines conçues par nous ont, comme nos corps et comme notre nostalgie, un cœur qui se consume lentement. Toute la civilisation humaine n’a jamais été rien d’autre qu’un phénomène d’ignition plus intense d’une heure à l’autre et dont personne ne sait jusqu’où il peut croître ni à partir de quand il commencera à décliner. »

À ce propos, l’abandon de l’énergie éolienne (moulins, voiles) au profit de la vapeur (charbon) me laisse pensif.
Mais voici la seule allusion au titre :
« – Ce soir-là, à Southwold, comme j’étais assis à ma place surplombant l’océan allemand, j’eus soudain l’impression de sentir très nettement la lente immersion du monde basculant dans les ténèbres. En Amérique, nous dit Thomas Browne dans son traité sur l’enfouissement des urnes, les chasseurs se lèvent à l’heure où les Persans s’enfoncent dans le plus profond sommeil. L’ombre de la nuit se déplace telle une traîne hâlée par-dessus terre, et comme presque tout, après le coucher du soleil, s’étend cercle après cercle – ainsi poursuit-il – on pourrait, en suivant toujours le soleil couchant, voir continuellement la sphère habitée par nous pleine de corps allongés, comme coupés et moissonnés par la faux de Saturne – un cimetière interminablement long pour une humanité atteinte du haut mal. »

L’évocation de la vie de l’excentrique Edward FitzGerald me fait considérer ce livre aussi comme un recueil de biographies, certes romancées.
« Je ne me suis endormi que vers le matin, le cri d’un merle résonnant à mon oreille, pour me réveiller peu après, tiré d’un rêve dans lequel FitzGerald, mon compagnon de la veille, m’était apparu en bras de chemise et jabot de soie noire, coiffé de son haut-de-forme, assis dans son jardin, à une petite table bleue en tôle. Tout autour de lui fleurissaient des mauves plus hautes que la taille d’un homme, dans une dépression sablonneuse, sous un sureau buissonnant, des poules grattaient le sol et dans l’ombre était couché le chien noir Bletsoe. Pour ma part, j’étais assis, sans me voir moi-même, donc comme un fantôme dans mon propre rêve, en face de FitzGerald, jouant avec lui une partie de dominos. Au-delà du jardin de fleurs, s’étendait jusqu’au bout du monde, où se dressaient les minarets de Khoranan, un parc uniformément vert et totalement vide. »

Voilà une transition typique, ici vers l’Irlande, dans une riche propriété en pleine déchéance.
« Peut-être était-ce pour cette raison que ce qu’elles avaient cousu un jour, elles le décousaient en règle générale le lendemain ou le surlendemain. Peut-être aussi rêvaient-elles de quelque chose de si extraordinairement beau que les ouvrages réalisés les décevaient immanquablement, en vins-je à penser le jour où, à l’occasion de l’une de mes visites à leur atelier, elles me montrèrent quelques pièces qui n’avaient pas été décousues ; car l’une d’entre elles, au moins, à savoir une robe de mariée suspendue à un mannequin de tailleur sans tête, faite de centaines de morceaux de soie assemblés et brodée ou, plutôt, brochée comme d’une toile d’araignée de fils de soie, était une véritable œuvre d’art, si haute en couleur qu’elle en devenait presque vivante, un ouvrage d’une splendeur et d’une perfection telles que j’eus à l’époque, en le découvrant, autant de mal à en croire mes yeux que j’en ai aujourd’hui à en croire ma mémoire. »

Après une évocation de Chateaubriand, via les arbres (dont la disparition des ormes), Sebald en arrive à témoigner des ravages de la tempête de 1987.
Dans le dernier comme le premier chapitre, il revient sur Thomas Browne et son « musée brownien », sorte de cabinet des merveilles bibliophile.
« Dans un recueil d’écrits variés posthumes de Thomas Browne où il est question du jardin potager et d’agrément, du champ d’urnes aux environs de Brampton, de l’aménagement de collines et de montagnes artificielles, des plantes citées par les prophètes et les évangélistes, de l’île d’Islande, du vieux saxon, des réponses de l’oracle de Delphes, des poissons consommés par notre Seigneur, des habitudes des insectes, de la fauconnerie, d’un cas de boulimie sénile et de bien d’autres choses, il se trouve aussi, sous le titre de Musæum clausum or Bibliotheca Abscondita un catalogue de livres remarquables, tableaux, antiquités et autres objets singuliers dont l’un ou l’autre a dû effectivement figurer dans une collection de curiosités constituée par Browne en personne, tandis que la plupart ont manifestement fait partie d’un trésor purement imaginaire n’existant qu’au fond de sa tête et uniquement accessible sous forme de lettres sur le papier. »

La démarche éclectique de Browne (et de Borges, fréquemment convoqué) est fortement rapprochable de celle de Sebald, qui passe à la sériciculture, venue de Chine en Europe et qui, selon lui, introduit une forme de dégénérescence de la population asservie par l’industrie textile débutante (soit une nouvelle variante sur la notion de décadence qui parcourt tout le livre comme un fil directeur).
L’écriture est belle ; j’ai pensé aux textes de Magris et d’autres écrivains voyageurs. Et j’ai beaucoup plus apprécié ces flâneries (une sorte de "rurex", comme il y a l’urbex, dans la lignée des promenades rudérales des Romantiques) que Les émigrants, ma seule autre lecture de Sebald à ce jour ; je comprends maintenant l’admiration que plusieurs Chosiens portent à son œuvre.

\Mots-clés : #autofiction #biographie #essai #historique #nostalgie #voyage
par Tristram
le Dim 10 Avr - 12:18
 
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Sujet: W.G. Sebald
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Jean-Philippe Toussaint

L'Urgence et la Patience

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Il est sans doute paradoxal de lire un essai sur l’écriture d’un romancier dont on n’a encore rien lu (d’autant qu’il y fait souvent référence à ses romans) ; mais on a beau dire, jeter un coup d’œil dans l’atelier de création littéraire est fort tentant. Ici, d’intéressantes réflexions, comme celle qui donne son titre au recueil ainsi qu’à celui des onze petits textes explicitant ces deux états de l’écriture, ou encore l’épure propre à la mouvance Nouveau Roman dont cet auteur participe. Toussaint souligne l’importance du travail de correction (j’ai cependant buté sur ce qui m'a paru être de légères maladresses et lourdeurs).
Le fait qu’il soit également cinéaste donne une perspective plus large du distinguo entre livre et film.
« J’ai tout de suite su que cette image donnerait naissance à un livre et non à un film, car c’était une image littéraire, faite de mots, d’adjectifs et de verbes, et non de tissus, de chairs et de lumières. La façon dont j’ai construit cet hôtel à Tokyo est tout à fait représentative de la manière dont je construis mes hôtels, autant dire de la façon dont je construis mes personnages. Car, d’un point de vue littéraire, il n’y a pas de différence entre construire un hôtel et construire un personnage. »

Toussaint parle aussi de ses lectures (Proust, Kafka, Dostoïevski, Beckett), de rencontres avec Jérôme Lindon son éditeur et Beckett, de « cette alchimie mystérieuse entre un lieu et un livre » qu’il relit ailleurs, plus tard.
Vérification faite, de lui j’ai lu Fuir, mais il ne m’en reste qu’une phrase notée à l’époque (cependant emblématique avec le recul).
« En tout, la précision, le reste n’est que pathos. »


\Mots-clés : #ecriture #essai
par Tristram
le Jeu 31 Mar - 12:36
 
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Bruno Latour

Où atterrir − Comment s’orienter en politique

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Incipit de cet ouvrage de 2017 :
« Cet essai n’a pas d’autre but que de saisir l’occasion de l’élection de Donald Trump, le 11 novembre 2016, pour relier trois phénomènes que les commentateurs ont déjà repérés mais dont ils ne voient pas toujours le lien − et par conséquent dont ils ne voient pas l’immense énergie politique qu’on pourrait tirer de leur rapprochement.
Au début des années 1990, juste après la "victoire contre le communisme" symbolisée par la chute du mur de Berlin, à l’instant même où certains croient que l’histoire a terminé son cours, une autre histoire commence subrepticement.
Elle est d’abord marquée par ce qu’on appelle la "dérégulation" et qui va donner au mot de "globalisation" un sens de plus en plus péjoratif ; mais elle est aussi, dans tous les pays à la fois, le début d’une explosion de plus en plus vertigineuse des inégalités ; enfin, ce qui est moins souvent souligné, débute à cette époque l’entreprise systématique pour nier l’existence de la mutation climatique. ("Climat" est pris ici au sens très général des rapports des humains à leurs conditions matérielles d’existence.)
Cet essai propose de prendre ces trois phénomènes comme les symptômes d’une même situation historique : tout se passe comme si une partie importante des classes dirigeantes (ce qu’on appelle aujourd’hui de façon trop vague les "élites") était arrivée à la conclusion qu’il n’y aurait plus assez de place sur terre pour elles et pour le reste de ses habitants.
Par conséquent, elles ont décidé qu’il était devenu inutile de faire comme si l’histoire allait continuer de mener vers un horizon commun où "tous les hommes" pourraient également prospérer. Depuis les années 1980, les classes dirigeantes ne prétendent plus diriger mais se mettre à l’abri hors du monde. De cette fuite, dont Donald Trump n’est que le symbole parmi d’autres, nous subissons tous les conséquences, rendus fous par l’absence d’un monde commun à partager. »

« Aux migrants venus de l’extérieur qui doivent traverser des frontières au prix d’immenses tragédies pour quitter leur pays, il faut dorénavant ajouter ces migrants de l’intérieur qui subissent, en restant sur place, le drame de se voir quittés par leur pays. Ce qui rend la crise migratoire si difficile à penser, c’est qu’elle est le symptôme, à des degrés plus ou moins déchirants, d’une épreuve commune à tous : l’épreuve de se retrouver privés de terre. »

« Si l’hypothèse est juste, tout cela participe du même phénomène : les élites ont été si bien convaincues qu’il n’y aurait pas de vie future pour tout le monde qu’elles ont décidé de se débarrasser au plus vite de tous les fardeaux de la solidarité − c’est la dérégulation ; qu’il fallait construire une sorte de forteresse dorée pour les quelques pour-cent qui allaient pouvoir s’en tirer − c’est l’explosion des inégalités ; et que pour, dissimuler l’égoïsme crasse d’une telle fuite hors du monde commun, il fallait absolument rejeter la menace à l’origine de cette fuite éperdue − c’est la dénégation de la mutation climatique.
Pour reprendre la métaphore éculée du Titanic : les classes dirigeantes comprennent que le naufrage est assuré ; s’approprient les canots de sauvetage ; demandent à l’orchestre de jouer assez longtemps des berceuses, afin qu’ils profitent de la nuit noire pour se carapater avant que la gîte excessive alerte les autres classes ! »

La parade des « élites obscurcissantes » est l’expression « réalité alternative ».
Cet essai constitue là une approche salutaire des problèmes actuels d’identité et de migration – dans la société globale : l’illusion des frontières étanches, tant pour les tenants de la mondialisation que pour ceux du local, les progressistes et les réactionnaires.
Le vecteur qui allait de l’ancien au nouveau, du Local au Global, n’est plus le sens de l’histoire (de même la différence Gauche-Droite). Un troisième attracteur se dégage, « Terrestre » (ou écologique, et opposé au Hors-Sol) : c’est le fameux « pas de côté ». À l’aune de la lutte des classes se substituent les conflits géo-sociaux.
L’erreur épistémologique à propos de la notion de nature, confusion entre nature-univers et nature-processus :
« On va se mettre à associer le subjectif avec l’archaïque et le dépassé ; l’objectif avec le moderne et le progressiste. Voir les choses de l’intérieur ne va plus avoir d’autre vertu que de renvoyer à la tradition, à l’intime, à l’archaïque. Voir les choses de l’extérieur, au contraire, va devenir le seul moyen de saisir la réalité qui compte et, surtout, de s’orienter vers le futur. »

L’hypothèse Gaïa :
« Si la composition de l’air que nous respirons dépend des vivants, l’air n’est plus l’environnement dans lequel les vivants se situent et où ils évolueraient, mais, en partie, le résultat de leur action. Autrement dit, il n’y a pas d’un côté des organismes et de l’autre un environnement, mais une superposition d’agencements mutuels. L’action est redistribuée. »

« La simplification introduite par Lovelock dans la compréhension des phénomènes terrestres n’est pas du tout d’avoir ajouté de la "vie" à la Terre, ni d’avoir fait de celle-ci un "organisme vivant", mais, tout au contraire, d’avoir cessé de nier que les vivants soient des participants actifs à l’ensemble des phénomènes bio- et géochimiques. Son argument réductionniste est l’exact contraire d’un vitalisme. »

« Dire : "Nous sommes des terrestres au milieu des terrestres", n’introduit pas du tout à la même politique que : "Nous sommes des humains dans la nature." »

La nécessaire cohabitation sur un territoire renvoie à Vinciane Despret et Baptiste Morizot, comme les notions d’économie à Piketty, la notion de nature à Descola, l’apport des pratiques d’autres cultures à Nastassja Martin… qui ont leur fil sur le forum, prêt à être tissé avec d’autres.

\Mots-clés : #actualité #ecologie #essai #historique #immigration #mondialisation #nature #politique #science #social
par Tristram
le Sam 12 Mar - 13:02
 
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Charles Stépanoff

L'animal et la mort – Chasses, modernité et crise du sauvage

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Essai anthropologique (et historique) portant sur les rapports à la nature dans la société occidentale actuelle.
Dans l’introduction :
« L’Occident moderne a inventé un mode d’exercice de la violence anthropique caractérisé par l’articulation de deux formes originales de relation au vivant : l’une s’est appelée l’amour de la nature, qui condamne et rejette la violence, et l’autre l’exploitation de la nature, qui fait de la violence conquérante un but et une valeur en tant que condition de l’abondance et du progrès. »

« Deux formes originales de traitement des animaux se sont ainsi généralisées à une époque récente. D’un côté, l’animal de rente, éloigné des habitations humaines, désocialisé dans des bâtiments industriels, est réduit à une fonction productive : tel est l’animal-matière. De l’autre, l’animal de compagnie est nourri, intégré à la famille humaine, toiletté, médicalisé, privé de vie sociale et sexuelle avec ses congénères, rendu éternellement immature par une castration généralisée : il est l’animal-enfant. »

« La sensibilité protectrice anime nos idéaux, tandis que l’exploitation productiviste nous nourrit : indissociables, elles sont l’âme et le corps de notre modernité. L’exploitation-protection – appelons-la exploitection – est le pendant écologique du binôme métaphysique nature-culture. »

« Ancré dans son propre monde, l’animal-gibier n’est ni sacralisé comme un animal-enfant ni transformé en animal-matière. »

« Conceptuellement, la chasse implique nécessairement une altérité qui résiste. Dans un monde totalement domestiqué et artificialisé, il n’y a plus de place pour la chasse. »

Abondamment documentée, l’étude repose sur « une enquête d’immersion menée entre 2018 et 2020 aux confins du Perche, de la Beauce et des Yvelines auprès d’habitants locaux pratiquant des modes de chasse qu’ils présentent eux-mêmes comme "paysans" ou appartenant à des équipages de chasse à courre, mais aussi auprès de militants hostiles à la chasse. »
« Aujourd’hui, les perceptions des chasseurs ruraux qui imprègnent de colorations affectives contrastées l’hirondelle, la perdrix, le coucou ou la buse restent marquées par une cosmologie prénaturaliste, ce qui permet de mieux comprendre leur antagonisme avec la sensibilité des militants écologistes. »

La disparition de la perdrix dans le bocage est prise en exemple, peut-être plus due à la dégradation du biotope qu’aux prélèvements des chasseurs, et aggravée par une politique gouvernementale qui a essayé de « faire mieux que la nature » en promouvant la réinsertion d’animaux domestiqués. La destruction des haies par le remembrement a considérablement accéléré cette tendance et appauvri la biodiversité.
« La haie est une immense lisière écologique et cosmologique entre les mondes. »

« Au total, on estime que la France a perdu 70 % de ses haies et 90 % de ses mares au cours du XXe siècle. »

Simultanément, la surface de forêt a augmenté, ainsi que le nombre de sangliers : la chasse paysanne au petit gibier disparaît, la chasse au gros gibier, géré et agrainé dans les bois, est économiquement rentable (sauf pour les agriculteurs à cause des dégâts), et réservée aux actionnaires. Pour ces derniers la chasse est un sport, et le gibier est marchandisé : il y a industrialisation rationnelle de la production de gibier.
Le gibier de la chasse populaire est cuisiné, partagé ; cela favorise aussi une autolimitation, et participe à une relative autonomie alimentaire, comme à la socialité.
« Manger ce que l’on tue est un principe fortement revendiqué, non seulement pour des raisons éthiques mais comme affirmation d’une identité collective [… »

« La chasse au petit gibier est une relation socio-écologique de réciprocité avec des espèces qui se sont adaptées aux biotopes agraires, qui se nourrissent de l’activité humaine et dont les humains se nourrissent à leur tour. »

« Dans les collectifs indigènes, le rapport à l’animal sauvage ne se résume jamais à l’acte de prédation. »

Stépanoff évoque le partage d’un territoire entre hommes et animaux sauvages, les rapports familiers avec le gibier, (dont des apprivoisements), et les (nouveaux) rituels.
« Ces apprivoisements ont été interprétés par l’anthropologue Philippe Descola comme une forme d’absorption sociale de l’altérité faisant pendant à l’absorption physique que représentent la chasse et la consommation. »

« On peut voir dans ces innovations rituelles une forme de réponse sans langage mais par les gestes aux stigmatisations des élites, la revendication collective d’un rapport à l’animal et au sauvage qui n’est fondé ni sur la production gestionnaire (l’exploitation de la nature) ni sur la protection dominatrice (l’amour de la nature), mais sur la circulation de la chair et du sang. Il s’agit d’exhiber avec une démesure scandaleuse ce que l’éthique et la pudeur modernes cherchent à dissimuler : la violence, la mort et la part sauvage d’une humanité qui, loin d’être autonome et fermée sur le sentiment de sa dignité et de son exceptionnalité, se nourrit, par incorporation physique, d’une altérité non humaine. »

On retrouve souvent l’opposition rural-citadin (et néorural), populaire-noble/ bourgeois, entre bien communautaire et chasse commerciale privée, de la « mosaïque de relations » à l’univocité du rejet.
La chasse à courre s’est en fait démocratisée au XXe siècle, surtout la petite vénerie à petite meute (lièvre), la plus répandue ; elle n’est plus élitiste. Là encore, ne connaissant pas personnellement ce dont il est question, je mesure comme la perception "hors-sol" est défectueuse :
« De façon pour le moins paradoxale, les statistiques indiquent que les cerfs survivent plus facilement à une chasse à courre qu’à un sauvetage. »

Les militants anti-chasse, souvent animalistes, généralement issus de la classe moyenne, sont dans l’émotion, à la base d’une (nouvelle) culture de l’empathie. Les affrontements ont lieu avec les suiveurs, qui forment une communauté populaire festive.
« Comment expliquer ces incidents à répétition ? Le conflit de valeurs s’incarne dans un conflit d’éthos [us et coutumes d’un groupe] qui crée une mécanique de l’incident. »

« Les militants s’introduisent avec leurs caméras dans ce monde d’habitués en se soustrayant au cérémoniel des salutations et en s’abstenant généralement de tout échange verbal avec les participants. »

Les lieux de passage séculaires des cervidés sont maintenant situés en milieu périurbain.
Je suis allé de découverte en découverte (rejoignant cependant des lectures, comme celles de Genevoix), tels les rituels et la dimension éthique de cette pratique.
« Pour les veneurs, quand le cerf se tient aux abois, immobile face aux chiens et aux hommes, et qu’il cesse définitivement de fuir, ce n’est pas qu’il est physiquement épuisé comme on le croit généralement. Si le cerf cesse de fuir, c’est qu’il admet que la partie est perdue et que, plutôt que de se traîner lamentablement, il préfère affronter la mort. »

« Selon les veneurs, les cerfs auraient les qualités nécessaires pour faire face à la poursuite de la meute puisqu’ils en réchappent dans la majorité des cas et qu’un même animal peut être chassé sans succès quatre ou cinq fois de suite. »

Conclusion :
« Au cours de cette enquête, il nous est apparu que l’enjeu véritable du conflit entre les veneurs et leurs détracteurs n’est pas tant la défense des cerfs ou de la forêt que l’affrontement de mises en scène différentes du rôle de l’homme dans la nature. La sensibilité animaliste promeut une attitude empathique fondée sur l’attention à la souffrance de chaque animal, individu unique et irremplaçable. De ce point de vue, la mort de tout animal revêt une dimension tragique qui interdit à l’humain, seul être de la nature conscient de cette tragédie, de la provoquer volontairement. L’homme se distingue du reste du vivant par cet impératif moral de protection et de sauvetage auquel ne sont pas tenues les autres espèces.
La sensibilité des adeptes de la vénerie met l’accent non sur l’individu, mais sur les relations éco-éthologiques entre les espèces vivantes, invoquant la réalité de la prédation et de la mort dans la nature. Ils envisagent l’humain comme un prédateur parmi d’autres, intégré à un grand cycle de vie et de mort. Ils s’opposent à une vision de la nature dont l’humain serait exclu, une menace pour le mode de vie rural selon eux. Militants et veneurs partagent bien plus qu’ils ne le croient : l’amour de la forêt et l’admiration pour la grande faune sauvage, mais ils sont séparés par des conceptions différentes des continuités et des discontinuités entre humanité et nature. La vénerie se heurte frontalement à la cosmologie moderne de deux manières : en introduisant au cœur du monde sauvage une tradition culturelle avec costumes, fanfares et cérémonies, elle contrevient à la séparation entre nature et culture. D’autre part en associant protection, identification morale et confrontation sanglante avec le cerf, elle entretient une zone trouble de relation à l’animal qui résiste à la séparation des êtres, des lieux et des attitudes entre les deux grands schèmes relationnels de l’amour protecteur et de l’exploitation extractive. »

Le veneur communique avec ses chiens par un « pidgin trans-espèces », et comprend leur « musique » ; Zoé, interrogée, confie : « Qu’attendre d’un maître qui vous appelle "chien d’imbécile" quand ce n’est pas "Belle-de-dos" ? Plus récemment, c’est devenu "Palafox", mais ch’sais pas c’que ça veut dire. »
« Le chien est le seul animal domestique présent dans toutes les sociétés humaines, sur tous les continents. En conséquence, aucune société ne peut être considérée comme composée exclusivement d’humains ; toutes sont hybrides, intégrant le chien dans leurs habitats, leur vie économique, religieuse et émotionnelle. »

« Une étude comportementale récente est pourtant venue souligner que la faculté d’accomplir librement des choix et d’utiliser ses capacités olfactives dans des tâches sont des dimensions essentielles de l’épanouissement mental et émotionnel du chien. Or l’étude observe que ces conditions trouvent difficilement satisfaction dans le mode de vie captif associé au statut d’animal de compagnie. »

Rien qu’un bref chapitre comme Vies de chiens à travers le monde est passionnant.
« L’intimité des liens entre les Inuit et leurs chiens se manifestait dans le fait qu’on leur donnait à manger le corps des défunts et à travers une relative tolérance pour les unions sexuelles d’hommes ou de femmes avec des chiens. »

Paradoxalement, le chasseur serait un « prédateur empathique » se mettant à la place de sa proie pour deviner ses ruses :
« Les chasses rurales impliquent une projection mentale dans l’espace et dans l’esprit des animaux chassés. »

… et Stépanoff y débusque des aptitudes remontant à notre préhistoire, depuis les chasseurs-collecteurs du paléolithique.
« Le scénario du divorce néolithique est la projection dans l’évolution sociale d’une division conceptuelle entre nature et culture : si le Paléolithique est l’âge de l’état de nature, l’homme aurait franchi le seuil de l’âge de la culture avec le Néolithique. Or cette division nature-culture n’est pas une réalité de la vie des paysans néolithiques, ni des éleveurs sibériens, ni des horticulteurs amazoniens, ni des paysans-chasseurs percherons, c’est une fiction mythique. »

« Le Néolithique est au contraire cet âge où, dans les économies, l’alimentation, l’habillement, les figurations artistiques, les paysages, se tisse un réseau inextricable d’hybridations entre ce qui est spontané et naturel et ce qui est artificiel et domestique. »

Chasses royales et privilèges régaliens depuis Assurbanipal (et jusque Giscard ?) :
« Dans les sociétés anciennes, la chasse relève également de la souveraineté en tant qu’expression d’un monopole sur la violence, au même titre que la guerre et la justice. »

« Entre le Néolithique et notre époque, une innovation majeure a lieu : la naissance de la ville et de l’État. »

Le loup, de conflits "individuels" à une guerre d’extermination :
« C’est bien la modernité et non l’ancienne société rurale qui voit dans le loup une sauvagerie à éradiquer de la face de la terre. »

« Le système d’indemnisation des pertes parmi les troupeaux attaqués, calqué sur le modèle des dégâts de sangliers dont nous avons vu l’invention dans les années 1960, tend à faire des éleveurs ovins des nourrisseurs de loups rémunérés par l’État, comme les cultivateurs sont devenus des éleveurs passifs de sangliers. Paradoxalement, le mythe du prédateur sauvage est peut-être en train de transformer le loup en animal domestique, protégé et nourri par la puissance publique. »

La part du corbeau dans le partage de la dépouille du gibier :
« De nombreux observateurs ont en effet constaté que les corbeaux peuvent indiquer aux prédateurs, qu’ils soient loups ou chasseurs, la présence de gibier en vue de prendre part au festin. »

Stépanoff voit des reliquats de pensée animiste dans les rituels des chasseurs français, leur confronte des observations qu’il a faites en Sibérie ; il dégage une convaincante « communion dans le sang sauvage qui fait un pendant forestier au sacrifice de la messe », une « mystique de l’incorporation physique de l’altérité » et même un mythe de régénération.
« À l’issue d’une curée, un vieux veneur m’approcha et me dit : "La curée, c’est très beau, c’est le triomphe de la vie sur la mort, une forme de résurrection. Eh bien, moi, quand je serai mort, je ne veux pas être incinéré ou enterré, je souhaite être mangé par mes chiens, comme le cerf." »

Le point de vue est souvent politique, reflétant une lutte des classes.
« Il est frappant de constater que, contrairement à la légende tenace qui veut que la Révolution ait accordé à tous le droit de chasser en tout lieu, la nouvelle législation transfère le privilège cynégétique des seigneurs suzerains aux propriétaires fonciers. La paysannerie pauvre perd en réalité des droits puisque sont rendues illégales les coutumes provinciales de chasse banale qui faisaient du gibier un bien communautaire. »

Avec Montaigne, chasseur plein de compassion pour les larmes du cerf, et la place des femmes dans la chasse, on (ré)apprend beaucoup de choses.
« Le fonds de protection de la faune WWF est l’œuvre de princes chasseurs [… »

L’historique du sentiment anti-chasse est particulièrement intéressant.
« …] alors que les animalistes défendent les animaux en tant qu’individus, les écologistes entendent préserver des espèces et des communautés. »

« L’historien Rémi Luglia a récemment noté à juste titre que, chez ces défenseurs de la nature, "seules les causes directes et surtout illégales de destruction sont envisagées, en négligeant les transformations des “milieux” (biotopes) et des pratiques culturales". »

Avec le cas exemplaire de la vache sacrée en Inde (« l’un des premiers producteurs mondiaux de viande bovine »), on mesure toute la posture d’évacuation des contacts directs avec la mort sur les « impurs » Intouchables.
« L’enjeu profond n’est pas dans l’existence de catégories telles que sauvage et domestique, nature et culture, car tous les collectifs humains produisent des catégories ; il est dans la nature des limites entre catégories : interfaces poreuses permettant de troubles circulations chez les non-modernes ; frontières à protéger des incursions étrangères pour les modernes. »

« La valorisation de l’idéal moral de bienveillance religieuse envers la vache en Inde n’a pas impliqué sa soustraction à l’exploitation et à la mort, mais a entraîné un déplacement de la violence : désocialisée et stigmatisée, elle se brutalise et s’amplifie, tout en réifiant les inégalités sociales dans une hiérarchie morale. »

Ce sujet qui nous divise (et sur lequel je m’interroge depuis longtemps sans parvenir à un avis tranché) apporte beaucoup d’éclairage sur nos relations avec l’animal, nos rapports actuels à la nature et à la mort – à la chasse comme mort socialisée. Il y une grande diversité de chasses et, une fois encore, toute généralisation est impossible, même si on peut distinguer par exemple les viandards et les chasseurs traditionnels. Ce livre permet de dépasser la fracture "culture identitaire" et "passéisme barbare" : il semble bien qu’il y ait quelque chose d’"atavique" dans la chasse, malheureusement trop souvent vue de loin, sans vraie connaissance de ses réalités et de ses "ressorts secrets".
Peut-être eut-il mieux valu étudier le savoir-faire de l’agriculteur retraité de 76 ans récemment condamné à de la prison ferme pour avoir braconné à la glu des petits oiseaux protégés ?
Toutefois, j’aimerais trouver confirmation (ou contestation) de certaines interprétations données dans ce livre.
L’ethnologie démontre une fois encore sa capacité à expliciter nos goûts et dégoûts dans un cadre social.
Un aperçu, en 23 minutes :
https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-vendredi-19-novembre-2021

\Mots-clés : #actualité #ecologie #essai #historique #mort #nature #ruralité #social #traditions #violence
par Tristram
le Jeu 3 Mar - 14:48
 
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Sujet: Charles Stépanoff
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Hugo von Hofmannsthal

Lettre de Lord Chandos et autres textes

Tag essai sur Des Choses à lire - Page 2 Lettre11

(Comprend Chemins et rencontres, évoqué par Bix.)
Textes sur la poésie par un poète qui n’en écrit plus. Et quelle prose ! c’est intelligent, érudit, sensible.
Les mots « l’abandonnent », il ne peut plus rendre les choses (et on pense à Ponge) :
« Tout se décomposait en fragments, et ces fragments à leur tour se fragmentaient, rien ne se laissait plus enfermer dans un concept. Les mots flottaient, isolés, autour de moi ; ils se figeaient, devenaient des yeux qui me fixaient et que je devais fixer en retour : des tourbillons, voilà ce qu’ils sont, y plonger mes regards me donne le vertige, et ils tournoient sans fin, et à travers eux on atteint le vide. »

« Jamais la poésie ne remplace une chose par une autre, car la poésie justement aspire avec fièvre à mettre en place la chose elle-même, avec une tout autre énergie que le langage émoussé de tous les jours, avec un tout autre pouvoir magique que la terminologie souffreteuse de la science. »

Hugo von Hofmannsthal évoque l'indicible harmonie du monde, le moi indélimitable, l’existence non séparée.
« Nous ne possédons pas notre Moi : il souffle sur nous du dehors, il nous fuit pour longtemps et revient à nous en une bouffée. Notre "Moi" − sans doute ! Ce mot est une sorte de métaphore. Des émotions reviennent, qui ont déjà un jour ici fait leur nid. Mais est-ce que ce sont vraiment elles de nouveau ? N’est-ce pas plutôt simplement leur progéniture qu’un obscur sentiment du pays natal a ramenée jusqu’ici. Bref, quelque chose revient. Et quelque chose en nous rencontre autre chose. Nous ne sommes pas plus qu’un pigeonnier. »

« Il y a comme un désir amoureux, une curiosité d’amour, dans notre progression, lors même que nous cherchons la solitude de la forêt ou la quiétude des hautes montagnes ou bien un rivage vide au long duquel la mer, comme une frange argentée, se défait dans un faible murmure. À chaque rencontre solitaire se mêle comme une grande douceur, ne fût-ce que la rencontre d’un grand arbre isolé ou celle d’un animal de la forêt qui s’immobilise en silence et dont les yeux nous fixent dans l’obscurité. »

J’ai bien sûr pensé à Rilke. On retrouve aussi cette antienne du "tout a déjà été dit" en référence aux œuvres fondamentales :
« Tout ce qui s’écrit dans une langue et, risquons le mot, tout ce qui s’y pense descend des productions des quelques-uns qui, une fois, ont disposé de cette langue en créateurs. Et tout ce qu’on appelle littérature au sens le plus large et le moins sélectif, jusqu’au livret d’opéra des années quarante, jusqu’au roman populaire au bas de l’échelle, tout descend des quelques grands livres de la littérature universelle. »


\Mots-clés : #essai #poésie
par Tristram
le Ven 25 Fév - 11:56
 
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Sujet: Hugo von Hofmannsthal
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Julien Gracq

En lisant en écrivant

Tag essai sur Des Choses à lire - Page 2 En_lis10

Les sous-titres, c'est-à-dire les thèmes abordés, et quelques glanures parmi ces bribes si phrasées :

Littérature et peinture
« Il ne serait pas sans conséquence de se demander pourquoi, dans ce procès depuis si longtemps ouvert entre la parole et l’image, les grandes religions monothéistes, Israël comme l’Islam, ont jeté les Images au feu et n’ont gardé que le Livre. La parole est éveil, appel au dépassement ; la figure figement, fascination. Le livre ouvre un lointain à la vie, que l’image envoûte et immobilise. »

« Les personnages, en effet, dans un roman tout comme dans la vie, vont et viennent, parlent, agissent, tandis que le monde garde son rôle apparent et passif de support et de décor. Pourtant quelque chose les rapproche puissamment, qui ne tient aucune place dans la vie réelle : hommes et choses, toute distinction de substance abolie, sont devenus les uns et les autres à égalité matière romanesque – à la fois agis et agissants, actifs et passifs, et traversés en une chaîne ininterrompue par les pulsions, les tractions, les torsions de cette mécanique singulière qui anime les romans, qui amalgame sans gêne dans ses combinaisons cinétiques la matière vivante et pensante à la matière inerte, et qui transforme indifféremment sujets et objets – au scandale compréhensible de tout esprit philosophique – en simples matériaux conducteurs d’un fluide. »

« C’est que la séduction de la femme ne s’exerce, sur l’artiste comme sur le calicot, que selon les canons de la beauté-du-jour, mais que le peintre, quand il peint sa maîtresse, n’est plus amoureux que de sa toile, et de ses exigences – tandis que la main à plume, elle, parce qu’elle évoque et ne peut jamais montrer, fait aisément de l’or avec du plomb sans avoir vraiment à transmuer. »

Stendhal – Balzac – Flaubert – Zola
« La psychologie dans la fiction est création pure, doublée d’un pouvoir de suggestion active. »

« …] la littérature, comme la démocratie, ne respire que par la non-unanimité dans le suffrage. »

Paysage et roman
« Qu’est-ce qui nous parle dans un paysage ?
[…]
Tout grand paysage est une invitation à le posséder par la marche ; le genre d’enthousiasme qu’il communique est une ivresse du parcours. »

Proust considéré comme terminus

Roman

« Tout ce qu’on introduit dans un roman devient signe : impossible d’y faire pénétrer un élément qui peu ou prou ne le change, pas plus que dans une équation un chiffre, un signe algébrique ou un exposant superflu. »

« L’envoûtement que je subissais en l’écoutant [le Salomé de Wilde et Strauss] m’aidait à comprendre ce qui se cachait d’exigence vraie derrière la règle si absurde parce que maladroitement formulée des trois unités : l’exigence de l’absolue clôture de l’espace dramatique, le refus de toute fissure, de toute crevasse par où puisse pénétrer l’air extérieur, comme de tout temps de repos qui laisse place au recul pris. »

L’écriture
« Tout comme est peintre seulement quelqu’un qu’inspire le jeu des lignes et des couleurs (et non l’envie de représenter un arbre, une scène de genre, ou un rêve) est littérateur seulement celui que le maniement de la langue inspire peu ou prou. »

Lecture

Lectures

« Je suis toujours curieux de lire les réactions qui nous ont été conservées toutes fraîches des contemporains d’une œuvre capitale, tutoyant irrévérencieusement des ouvrages dont ils ne savent pas encore qu’ils feront un jour ployer le genou. »

« …] en littérature, comme en politique, les moyens subvertissent immanquablement les fins. »

Littérature et histoire

Allemagne

Littérature et cinéma

Surréalisme

Langue

Œuvre et souvenir

Demeures de poètes

Siècles littéraires

« Certes, il n’y a pas de raison de croire au "progrès" en matière d’art. Si d’ailleurs on remonte de quelques siècles dans le temps, il apparaît que l’homme n’y a jamais cru que peu sérieusement et très passagèrement (en revanche, pendant de longues périodes, et de toute son âme, il a cru à la réalité et presque à la fatalité de sa régression). »

Peut-être un peu trop péremptoire, et abscons parfois, mais ça reste une lecture très riche, d’une langue superbe (même si je ne suis pas d’accord avec tout ce qui est dit, et que je n’ai pas tout compris).

Ne me reste qu’à mettre la main sur En Vivant, en écrivant, d’Annie Dillard, titre apparemment démarqué de celui de Gracq, et parlant également, je crois, de vie et de littérature…

\Mots-clés : #essai #universdulivre
par Tristram
le Mar 1 Fév - 15:24
 
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Sujet: Julien Gracq
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Julien Gracq

Lettrines 2

Tag essai sur Des Choses à lire - Page 2 Lettri11

D’abord diverses pochades géographiques, et aussi historiques, de lieux de France essentiellement (beaucoup Nantes, mais aussi bien d’autres) ; aperçus assez brefs, sauf exceptionnellement, comme du paysage des Landes. On retrouve des vues, envasées, embrumées, du Rivage des Syrtes.
« Ce qui fait la beauté dramatique du Raz, c’est le mouvement vivant de son échine centrale, écaillée, fendue, lamellée, qui n’occupe pas le milieu du cap, mais sinue violemment en mèche de fouet, hargneuse et reptilienne, se portant tantôt vers les aplombs de droite, tantôt vers les aplombs de gauche. Le plongement final, encore éveillé, laboure le raz de Sein comme le versoir d’un soc de charrue. Le minéral vit et se révulse dans cette plongée qui se cabre encore : c’est le royaume de la roche éclatée ; la terre à l’instant de s’abîmer dans l’eau hostile redresse et hérisse partout ses écailles à rebrousse-poil. »

Longue et belle évocation de la marche, d’abord lorsqu’il parcourt la Basse Normandie au temps de l’occupation allemande, et pendant la « rêverie de guerre » de l’armée française entre Lorraine et Flandre.
Suivent des « Éphémérides », qui commencent avec mai 68, la mort du général de Gaulle, et le premier débarquement de l’homme sur la lune.
Références littéraires et notes de lecture, dont principalement Baudelaire, Proust, Rimbaud, Chateaubriand, Mauriac, Stendhal, Hugo, Verne, mais aussi Jammes. Gracq ne ménage pas non plus l’expression de ses mésestimes. Avis également concernant les peinture, musique, architecture, sculpture. Des souvenirs, notamment d’enfance (bord de Loire, Angers, Nantes), puis de voyages aux États-Unis, péninsule ibérique, Royaume-Uni et Scandinavie.
Peu de choses cependant concernant l’écriture, mais intéressantes.
« Le mot, pour un écrivain, est avant tout tangence avec d’autres mots qu’il éveille à demi de proche en proche : l’écriture, dès qu’elle est utilisée poétiquement, est une forme d’expression à halo. »

« Tout livre digne de ce nom, s’il fonctionne réellement, fonctionne en enceinte fermée, et sa vertu éminente est de récupérer et de se réincorporer – modifiées – toutes les énergies qu’il libère, de recevoir en retour, réfléchies, toutes les ondes qu’il émet. C’est là sa différence avec la vie, incomparablement plus riche et plus variée, mais où la règle est le rayonnement et la dispersion stérile dans l’illimité. Espace clos du livre : restreint, c’est la clé de sa faiblesse. Mais aussi étanche : c’est le secret de son efficacité. Le préfixe auto est le mot-clé, toujours, dès qu’on cherche à serrer de plus près la "magie" romanesque : auto-régulation, auto-fécondation, auto-réanimation. Il faut qu’à tout instant l’énergie émise par chaque particule soit réverbérée sur toute la masse. »

Gracq offre encore et toujours un grand plaisir de lecture !

\Mots-clés : #essai
par Tristram
le Mer 26 Jan - 14:06
 
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Umberto Eco

Cinq questions de morale

Tag essai sur Des Choses à lire - Page 2 Cinq_q10

- Penser la guerre (un texte à propos du Koweït, d’avril 1991, et un autre à propos du Kosovo, d’avril 1999).
« C'est un devoir intellectuel de proclamer l'impossibilité de la guerre. Même s'il n'y avait pas de solution alternative. Tout au plus, de rappeler que notre siècle a connu une excellente alternative à la guerre, c'est-à-dire la guerre "froide". Occasion d'horreurs, d'injustices, d'intolérances, de conflits locaux, de terreur diffuse, l'histoire devra finir par admettre que ce fut là une solution très humaine et proportionnellement bénigne, qui a même connu des vainqueurs et des vaincus. Mais il ne relève pas de la fonction intellectuelle de déclarer des guerres froides.
Ce que certains ont vu comme le silence des intellectuels sur la guerre a peut-être été la peur d'en parler à chaud dans les médias, pour la simple raison que ces derniers font partie de la guerre et de ses instruments, et qu'il est donc dangereux de les tenir pour un territoire neutre. De plus, les médias ont des temps différents de ceux de la réflexion. La fonction intellectuelle s'exerce toujours en avance (sur ce qui pourrait advenir) ou en retard (sur ce qui est advenu) ; rarement sur ce qui est en train d'advenir, pour des raisons de rythme, parce que les événements sont de plus en plus rapides et plus pressants que la réflexion sur les événements. C'est pourquoi le baron de Calvino s'était perché sur les arbres : non pour échapper au devoir intellectuel de comprendre son temps et d'y participer, mais pour le comprendre et y participer mieux encore. »

- Le fascisme éternel. Eco dégage les archétypes du fascisme, de « l’Ur-fascisme » (le préfixe Ur exprime l’ancienneté originelle, primitive) : c’est un syncrétisme qui tolère les contradictions, un irrationalisme ; il promeut le culte de l'action pour l'action, la suspicion envers le monde intellectuel, et rejette toute critique ;
« Pour l'Ur-fascisme, le désaccord est trahison. »

Il est bien sûr raciste, nationaliste ;
« L'Ur-fascisme naît de la frustration individuelle ou sociale. Aussi, l'une des caractéristiques typiques des fascismes historiques est-elle l'appel aux classes moyennes frustrées, défavorisées par une crise économique ou une humiliation politique, épouvantée par la pression de groupes sociaux inférieurs. »

Il a l'obsession du complot, promeut l'élitisme populaire.
« Chaque fois qu'un politicien émet des doutes quant à la légitimité du parlement parce qu'il ne représente plus la Voix du Peuple, on flaire l'odeur de l'Ur-fascisme. »

« Le héros Ur-fasciste est impatient de mourir. Entre nous soit dit, dans son impatience, il lui arrive plus souvent de faire mourir les autres. »

- Sur la presse (rapport présenté en janvier 1995 au Sénat italien, en présence de représentants de la presse).
« La fonction du quatrième pouvoir consiste à contrôler et à critiquer les trois autres pouvoirs traditionnels (ainsi que celui de l'économie, des partis et des syndicats), mais cela est possible, dans un pays libre, parce que sa critique n'a aucune fonction répressive : les mass media ne peuvent influencer la vie politique d'un pays qu'en créant de l'opinion. Mais les pouvoirs traditionnels ne peuvent contrôler et critiquer les médias, si ce n'est à travers les médias ; sinon, leur intervention devient sanction, soit exécutive, soit législative, soit judiciaire – ce qui n'arrive que si les médias se mettent hors la loi ou présentent des situations de déséquilibre politique et institutionnel. Cela dit, comme les médias – la presse, en l'occurrence – ne peuvent échapper aux critiques, c'est une condition de bonne santé d'un pays démocratique que sa presse sache se remettre elle-même en question. »

Eco évoque notamment les quotidiens qui « s'hebdomadairisent de plus en plus, contraints d'inventer de l'information, de transformer en information ce qui n'en est pas. »
Il expose ensuite les rapports presse-télévision et presse-monde politique :
« En Italie, le monde politique fixe l'agenda des priorités journalistiques en affirmant quelque chose à la télé (ou même en annonçant qu'il l'affirmera), et la presse, le lendemain, ne parle pas de ce qui s'est passé dans le pays mais de ce qui en a été dit ou de ce qui aurait pu en être dit à la télévision. Et encore, s'il ne s'agissait que de cela, car désormais la petite phrase assassine d'un homme politique à la télévision tient lieu de communiqué de presse formel. »

Un travers de plus en plus répandu :
« Quand elle ne parle pas de télévision, la presse parle d'elle-même ; elle a appris cela de la télévision, qui parle essentiellement de télévision. Au lieu de susciter une indignation inquiète, cette situation anormale fait le jeu des hommes politiques, satisfaits de voir que chacune de leurs déclarations à un seul média est reprise en écho par la caisse de résonance de tous les autres médias réunis. Ainsi, les médias, de fenêtre sur le monde, se sont transformés en miroir, les téléspectateurs et les lecteurs regardent un monde politique qui s'admire lui-même, comme la reine de Blanche-Neige. »

Étonnante anticipation du net et des réseaux sociaux en tant qu'amplificateurs du biais de confirmation que les bulles engendrent :
« Le danger du journal home made, c'est qu'il ne parle que de ce qui intéresse l'usager, le tenant ainsi écarté d'un flux d'informations, de jugements ou de cris d'alarme qui pourraient le solliciter ; il lui ôterait la possibilité de recevoir, en feuilletant le reste du journal, une nouvelle inattendue, non désirée. Nous aurions une élite d'usagers très informés, sachant où et quand chercher les informations, et une masse de sous-prolétaires de l'information, satisfaits d'apprendre la naissance d'un veau à deux têtes dans la région, mais ignorants du reste du monde. »

- Quand l'autre entre en scène (extrait de Croire en quoi ? ).
- Les migrations, la tolérance et l'intolérable. La partie la plus intéressante du recueil : Eco fait d’abord un distinguo entre immigration et migration :
« On n'a "immigration" que lorsque les immigrés (admis sur décisions politiques) acceptent en grande partie les coutumes du pays où ils immigrent, on a "migration" lorsque les migrants (que personne ne peut arrêter aux frontières) transforment radicalement la culture du territoire où ils migrent. »

Il explicite les notions de fondamentalisme et d’intégrisme, de politically correct et de racisme, notamment pseudo-scientifique, puis d’intolérance « pour le différent ou l'inconnu », une pulsion élémentaire, d’abord « sauvage », contre laquelle l’éducation est nécessaire, ensuite « doctrinale » (la trahison des clercs), alors devenue irrépressible. À propos du nazisme et de l’Holocauste, il dégage ce qui change par rapport aux antécédents :
« Le nouvel intolérable n'est pas seulement le génocide, mais sa théorisation. »

L'exposé est limpide, et conforte la conviction que j’ai toujours eue que reprocher son racisme inné à quelqu’un est aussi vain que de l’incriminer parce qu’il est congénitalement malade.

\Mots-clés : #essai #guerre #politique #racisme
par Tristram
le Ven 17 Déc - 12:31
 
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Sujet: Umberto Eco
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Gaston Bachelard

Fragments d'une Poétique du Feu

Tag essai sur Des Choses à lire - Page 2 Fragme10

Ouvrage inachevé, présenté posthumément par sa fille. L’avant-propos de celle-ci renseigne notamment sur la méthode d’écriture de Bachelard, mais souligne aussi la distinction entre « le feu d’animus, le feu surgissant et actif », et le feu d’anima, « réconfort et [à la] chaleur du feu rêvé ».
Sont publiés l’introduction dans ses deux versions, celle de La Poétique du Feu et celle de La Poétique du Phénix, ainsi que les trois chapitres : Le Phénix, phénomène du langage ; Prométhée ; Empédocle.
C’est peu dire que Bachelard fut inspiré par le feu : il avait déjà écrit auparavant La Psychanalyse du feu et La Flamme d'une chandelle, superbes textes. Et comme toujours avec lui, la lecture vaut a minima pour la balade poétique, que ce soit son bonheur d’expression ou les nombreux poètes qu’il cite. Ici, il ne traite pas de concepts, mais d’images (généralement littéraires) ; il se laisse aller à la rêverie, tout en étant d’une grande sensibilité (ceci est surtout valable pour le premier chapitre).
Dans l’introduction :
« …] la poésie est un Règne du langage [… »

I : La régénération phénicienne ("en rapport avec le phénix" ; je ne connaissais pas cette forme adjective !) : archétype en poésie, devenu indépendant du mythe.
Le thème prométhéen est traité de façon plus psychologique, « jungienne », et l’empédocléen est encore moins achevé.
J’ai juste noté quelques fulgurances :
« Dans la nature, tout ce qui va vite est criminel. »

« Si singulières que soient parfois les images dans lesquelles s’esquisse le mythe de Prométhée, nous devrons prouver qu’il n’y a pas d’images gratuites. »

« En somme il n’y a que deux manières mécaniques de faire le feu : le frottement ou le choc, plus exactement le frottement doux et lent et le frottement dur et bref. »

Même dans ces textes inachevés, la pensée de Bachelard émerveille !

\Mots-clés : #essai
par Tristram
le Sam 4 Déc - 12:47
 
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