La date/heure actuelle est Ven 17 Jan - 5:52
288 résultats trouvés pour social
Jules Romains
Les Hommes de bonne volonté« Les Hommes de bonne volonté », c’est 27 livres, 779 chapitres, des milliers de pages mettant en scène des dizaines de personnages pendant une génération, précisément du 6 octobre 1908 au 6 octobre 1923.
Par cette vaste fresque romanesque qui se place dans la continuité des entreprises de Balzac et de Zola, Jules Romains a tenté de dresser un panorama de la France de la Belle Epoque à l’entre-deux-guerres. Son entreprise est toutefois différente de celle de ses illustres prédécesseurs par un plan d’ensemble rigoureusement construit avec interaction entre eux des personnages dans les différents ouvrages.
A la différence de Proust, il ne faut pas chercher chez Romains une analyse psychologique poussée des personnages qui illustrent plutôt des types sociaux. Plus que la psychologie, c’est l’histoire qui intéresse l’auteur. De même, l’individu n’est plus au centre de la narration qui est constituée d’un conglomérat de différents points de vue en un temps donné, ceci afin de rendre compte au mieux de la diversité du monde réel. Tout ceci se résume dans une théorie à caractère spiritualiste, l’unanimisme, la croyance en une entité supérieure collective dans laquelle viendrait se fondre les différentes individualités. Ainsi, les hommes de bonne volonté pourraient infléchir le cours de l’Histoire.
Ces conceptions ont aujourd’hui un peu vieilli. N’empêche, « Les Hommes de bonne volonté » constitue un passionnant tableau de la société pendant le premier quart du XXe siècle.
Il s’agit pour moi d’une relecture.
Les Hommes de bonne volonté
1 - Le 6 octobre
Ce premier volume se passe à Paris dans la seule journée du 6 octobre 1908. Du matin au soir, nous faisons connaissance avec quelques personnages qui vont occuper le devant de la scène : les Saint-Papoul, noblesse traditionnelle dans leur hôtel particulier du faubourg Saint-Germain, le député Gruau prévoyant d’interpeller la Chambre sur les concussions des pétroliers, ignorant que sa compagne spécule sur le sucre. Nous croisons l’instituteur Clanricart, soucieux des risques de guerre, l’inquiétant relieur Quinette chez qui vient se refugier un homme maculé de sang. Dans un très beau chapitre, nous suivons le petit Léon Bastide courant avec son cerceau dans les rues de Montmartre.
Le véritable héros du livre c’est Paris. Il y a un vrai amour de la capitale que Jules Romains décrit avec lyrisme.
Quelques extraits pour mieux en rendre compte :
« Les gens s’en vont, marchent droit devant eux avec une assurance merveilleuse. Ils ne semblent pas douter un instant de ce qu’ils ont à faire. L’autobus qui passe est plein de visages non pas joyeux, sans doute, ni même paisibles, mais, comment dire ? justifiés. Oui, qui ont une justification toute prête. Pourquoi êtes-vous ici, à cette heure-ci ? Ils sauront répondre. »
« L’enduit de la muraille est très ancien. Il a pris la couleur qui est celle des vieilles maisons de la Butte, et que les yeux d’un enfant de Montmartre ne peuvent regarder sans être assaillis de toutes les poésies qui ont formé son cœur. Un couleur qui contient un peu de soleil champêtre, un peu d’humidité provinciale, d’ombre de basilique, de vent qui a traversé la grande plaine du Nord, de fumées de Paris, de reflets de jardin, d’émanation de gazon, de lilas et de rosiers."
« Puis la trêve de l’Exposition Universelle, avec des bruits de danses, et des coudoiements de nations, curieuses les unes des autres, mais sans amitié, comme des estivants qui se rencontrent sur une plage. L’aurore du siècle, trop attendue, fatiguée d’avance, trop brillante, traversée de lueurs fausses, et que les formidables stries de la guerre, dans les premières heures d’après, étaient venues charger. »
« Alors, les lycéens, dans les salles d’étude, mordillant leur porte-plume ou fourrageant leurs cheveux, suivaient les derniers reflets du jour chassés par la lumière du gaz sur la courbure miroitante des grandes cartes de géographie. Ils voyaient la France toute entière ; Paris posé comme une grosse goutte visqueuse sur la quarante-huitième parallèle, et le faisant fléchir sous son poids : ils voyaient Paris bizarrement accroché à son fleuve, arrêté par une boucle, coincé comme une perle sur un fil tordu. On avait envie de détordre le fil, de faire glisser Paris en amont jusqu’au confluent de la Marne, ou en aval, aussi loin que possible vers la mer. »
« Il y avait la ligne de la richesse qui courait comme une frontière mouvante et douteuse, souvent avancée ou reculée, sans cesse longée ou traversée par un va-et-vient de neutres et de transfuges, entre les deux moitiés de Paris dont chacune s’oriente vers son pôle propre ; le pôle de la richesse qui depuis un siècle remonte lentement de la Madeleine vers l’Etoile ; le pôle de la pauvreté, dont les pâles effluves, les aurores vertes et glacées oscillaient alors de la rue Rébaval à la rue Julien-Lacroix. Il y avait la ligne des affaires qui ressemblait à une poche contournée, à un estomac de ruminant accroché à l’enceinte du Nord-Est, et pendant jusqu’au contact du fleuve. C’est dans cette poche que les forces de trafic et de la spéculation venaient se tasser, se chauffer, fermenter l’une contre l’autre. Il y avait la ligne de l’amour charnel, qui ne séparait pas, comme la ligne de la richesse, deux moitiés de Paris de signe contraire ; qui ne dessinait pas, non plus, comme la ligne des affaires, les contours et les renflements d’un sac. Elle formait plutôt une sorte de traînée ; elle marquait le chemin phosphorescent de l’amour charnel à travers Paris, avec des ramifications, ça et là, des aigrettes ou de larges épanchements stagnants. Elle ressemblait à une voie lactée.
Il y avait la ligne du travail la ligne de la pensée, la ligne du plaisir… »
\Mots-clés : #historique #lieu #social
- le Jeu 29 Déc - 18:13
- Rechercher dans: Écrivains européens francophones
- Sujet: Jules Romains
- Réponses: 2
- Vues: 237
Russell Banks
TrailerparkLa dame aux cochons d’Inde
Parc à caravanes (louées à l’année ; pourquoi le titre n’est pas traduit ?) de Catamount (le puma, cat o’ mountain), nord du New Hampshire : on rencontre Flora Pease (locataire du numéro 11), la dernière arrivée, « un peu givrée », soldat de première classe pensionné et éleveuse clandestine de cochons d’Inde. Mais aussi Marcelle Chagnon, la gérante (numéro 1) :
« Comme elle les avait élevés toute seule et qu’elle avait dû en même temps repousser les attaques de l’homme qui les lui avait mis dans le ventre, Marcelle considérait la vie comme un travail, et son travail avait consisté à nourrir, loger et vêtir ses trois enfants et à leur apprendre à devenir des êtres bienveillants et forts malgré leur père qui s’était avéré cruel et faible. »
Doreen Tiede (numéro 4), qui y vit avec sa fille de cinq ans, Maureen :
« Doreen laissa percer un sourire derrière le voile de fatigue qui lui couvrait le visage. C’était un voile qu’elle avait revêtu plusieurs années auparavant et qu’elle ne quitterait sans doute pas avant de perdre la vie ou la mémoire, selon ce qu’elle perdrait d’abord. »
L’infirmière Carol Constant et son jeune frère Terry, les deux Noirs du numéro 10, le capitaine Dewey Knox, retraité, au numéro 6, la jeune Noni Hubner et sa mère Nancy, veuve assez aisée, au numéro 7.
« Elle conduisait presque dangereusement mais ne semblait pas s’en rendre compte. C’était comme si sa relation à l’acte physique de conduire un véhicule à moteur était identique à sa relation à la pauvreté – abstraite, toute théorique et sentimentale – ce qui la rendait aussi dangereuse en tant que citoyenne qu’en tant que conductrice. C’était ce genre de personnes qui croient que les pauvres mènent une vie plus saine que les riches et que ce qui manque aux pauvres – mais que les riches possèdent –, c’est l’instruction. Il lui était pratiquement impossible de comprendre que ce qui manque aux pauvres – et que les riches possèdent –, c’est l’argent. »
Léon LaRoche au numéro 2, caissier de la caisse d’épargne, Bruce Severance, l’étudiant du numéro 3.
« Un gosse comme Bruce Severance, on savait qu’il fumait de la marijuana, mais c’était sans danger parce qu’il le faisait pour des raisons idéologiques, pour les mêmes raisons qui le poussaient à suivre son régime végétarien pur et dur, à pratiquer le taï chi et à chercher un peu de repos par la méditation transcendantale. »
Enfin Merle Ring, ancien menuisier et pêcheur du lac Skitter, notamment sous la glace. Et les cochons d’Inde se reproduisent vite…
Le besoin de s’unir, entre autres
Doreen Tiede épousa Buck Tiede, foreur de puits artésiens pour « le père et le grand-père de Doreen – son cousin et son oncle – », de la branche Tiede qui a réussi. Mais jamais ils ne s’accordèrent sexuellement.
« La plupart des gens sont uniquement capables de recevoir de l’amour ou d’en donner : il est rare qu’ils puissent faire les deux et il n’y a pas de mal à ça tant qu’on s’attache à une personne complémentaire, c’est-à-dire tant que, si on est celui qui est seulement capable de donner de l’amour, on s’attache à quelqu’un qui ne sait que le recevoir. Les deux sont alors en mesure de se rendre mutuellement heureux. Mais si, inversement, on est comme Doreen Tiede et qu’on ne peut que recevoir de l’amour, si on n’a aucune perception du fait que l’autre peut avoir besoin de vous plus qu’on n’a besoin de lui, alors il vaut mieux ne pas se lier avec quelqu’un tel que Buck Tiede [… »
Un Noir et une Blanche dans une barque vert foncé
Promenade en barque sur le lac en août (Terry et Noni).
Ga’çon, lui pa’ti’
Embrouille de Bruce qui voulait dealer du chanvre pour de la marijuana…
Ce que Noni Hubner n’a pas dit à la police au sujet de Jésus
Noni, qui fume de la marijuana et se juge sans valeur, a vu Jésus ; elle fréquente l’Église du ministère de Jésus-Christ au New Hampshire.
« Néanmoins, Noni se sentait à l’aise avec ces gens, surtout parce qu’ils avaient un jour ou l’autre eux aussi connu le malheur. Aujourd’hui ils en étaient sortis, et quand ils parlaient de leur période de détresse elle savait qu’ils s’étaient sentis exactement comme elle aujourd’hui, bêtes, sans imagination, sans rien à offrir au monde et persuadés que leur amour ne valait pas la peine d’être donné. C’était Jésus, affirmaient-ils, qui avait changé leur vie, car Il avait estimé que leur amour avait une valeur infinie et que leur intelligence et leur capacité d’imagination étaient apocalyptiquement supérieures à celles des autres habitants de la ville. »
Écoutant Jésus, elle entreprend de déterrer le corps de son père pour prouver à sa mère, qui reste dans le déni de son décès, qu’il est mort depuis quatre ans.
Réconfort
Comment Léon LaRoche confie son homosexualité au capitaine Knox.
Au pays de Dieu
Comment Carol s’installa au New Hampshire, le racisme, au chevet d’un moribond puis comme assistante d’un médecin qui ne trouvait pas de personnel.
Principes
Claudel Bing était sur le chemin de la réussite, lorsque sa femme Ginnie oublia d’éteindre la cuisinière, et leur mobil-home fut entièrement détruit (il fait partie du microcosme du terrain à caravanes, ne serait-ce que parce qu’il rembourse toujours ce dernier). Depuis, divorcé, il boit, obsédé par la chance, et son absence.
« Votre philosophie vous indique comment est le monde, elle vous en donne pour ainsi dire une vision à long terme. Et vos principes vous disent comment vivre dans ce monde. »
Le fardeau
Tom a élevé seul son fils Buddy avec amour, mais celui-ci se révéla si ingrat, beau parleur et menteur, qu’il ne veut plus le recevoir lorsqu’il revient à Catamount.
Politique
Nancy est un peu perdue entre sa situation de femme prisonnière du foyer et ses aspirations personnelles.
La bonne façon
Les quatorze ans de Dewey Knox avec son père.
L’enfant hurle et se retourne vers vous
La mort de l’aîné de Marcelle.
Le pêcheur
Merle Ring donne son avis sur tout, mais il est toujours si bizarre qu’il laisse perplexe son interlocuteur. Quand il eut gagné à la loterie, il remit à neuf sa cabane de pêche sur la glace, et « prêta » le reste aux voisins qui lui demandaient de l’argent. La description de la cabane de pêche est captivante, où il passe l’hiver « à vivre de poisson, de whisky et de solitude ». Ce qu’on peut comprendre de cette étrange passion :
« Ça rend le reste de l’année plus intéressant »
« On peut désirer ce qu’on fait en réalité ; mais au bout du compte on n’accomplit que ce qu’on a eu l’intention de faire. »
« Moi je connais que la mort et les impôts. Ça, c’est réel. J’ai l’intention de payer mes impôts, et j’ai l’intention de mourir. »
« Qu’il l’ait souhaité ou pas, Merle avait évité le juste milieu et du coup il s’était placé seul au centre de sa vie, ne la partageant avec personne. En fait, on aurait pu dire la même chose de tous les habitants du terrain à caravanes. Il est généralement vrai que les gens qui vivent dans ces parcs sont tout seuls au centre de leur vie. »
Pendant qu’il hiberne seul, la petite communauté s’émeut : il pourrait devenir le gagnant au tirage du Grand Prix des précédents sortants – ce qui advient effectivement ; il se contente de mettre l’argent dans une boîte sans plus s’en préoccuper, tout à sa pêche. Ses voisins ne l’entendent pas ainsi…
Cette tendresse pour ses personnages, cette prose maîtrisée, cet humour subtil ramentoivent John Irving (sans parler de leur attachement commun au New Hampshire). Mais j’ai trouvé un peu trop patente la tournure édifiante de ces 13 textes autour d’un même milieu (voire "panel") avec ses fléaux coutumiers et ses préoccupations actuelles (femmes battues ou abandonnées, homosexualité, racisme, sectes, drogue, alcool, violence et bêtise) ; peut-être aussi une certaine faiblesse générale, en regard de ce que le pitch promettait en tranches de vie ? Le dernier récit est excellent (et prend tout son sens au terme de la lecture des précédents).
\Mots-clés : #social
- le Sam 26 Nov - 12:23
- Rechercher dans: Écrivains des États-Unis d'Amérique
- Sujet: Russell Banks
- Réponses: 44
- Vues: 5203
Edwin Abbott Abbott
FlatlandDans ce monde à deux dimensions, toutes les figures géométriques se résument "de profil" à une ligne. Les habitants (à part les femmes qui ne sont que des « Lignes Droites ») sont des figures qui s’hiérarchisent des anguleux triangles irréguliers au cercle en passant par les polygones.
« Si les Triangles extrêmement pointus de nos Soldats sont redoutables, on n'aura aucune peine à en déduire que nos Femmes sont plus terribles encore. Car si le Soldat est un coin à fendre, la Femme étant, pour ainsi dire, toute en pointe, du moins aux deux extrémités, est un aiguillon. Ajoutez à cela le pouvoir de se rendre pratiquement invisible à volonté, et vous en conclurez qu'à Flatland une Femelle est une créature avec laquelle il ne fait pas bon plaisanter. »
« Dans certains États, une Loi complémentaire interdit aux Femmes, sous peine de mort, de se tenir ou de marcher dans un lieu public sans remuer constamment de droite à gauche la partie postérieure de leur individu afin d'avertir de leur présence ceux qui se trouvent derrière elles ; d'autres obligent les Femmes, quand elles voyagent, à se faire suivre d'un de leurs fils, d'un domestique ou de leur mari ; d'autres encore leur imposent une réclusion totale à l'intérieur de leur foyer, sauf à l'occasion des fêtes religieuses. »
« Il ne faut donc évidemment pas irriter une Femme tant qu'elle est en état de se retourner. Quand on la tient dans ses appartements, qui sont conçus de façon à lui ôter cette faculté, on peut dire et faire ce qu'on veut ; car elle est alors réduite à une totale impuissance et ne se rappellera plus dans quelques minutes l'incident au sujet duquel elle vous menace actuellement de mort, ni les promesses que vous aurez peut-être jugé nécessaire de lui faire pour apaiser sa furie. »
« Au moins pouvons-nous, cependant, admirer cette sage disposition qui, en interdisant tout espoir aux Femmes, les a également privées de mémoire pour se rappeler et de pensée pour prévoir les chagrins et les humiliations qui sont à la fois une nécessité de leur existence et la base de notre constitution à Flatland. »
Si la femme est l’être au bas de l’échelle, elle est suivie par le soldat.
« …] et un grand nombre d'entre eux, n'ayant même pas assez d'intelligence pour être employés à faire la guerre, sont consacrés par les États au service de l'éducation. »
Les classes inférieures se reconnaissent par le « Toucher » des angles, les supérieures par « l'art de la Connaissance Visuelle », une subtile reconnaissance des variations d’ombre et de lumière ; « L'Irrégularité de Figure » est anormale, et les déviants qui ne peuvent être soignés sont généralement exterminés, quoiqu’elle suscite parfois le génie.
Le narrateur, un Carré, nous raconte comment eut lieu une « Sédition Chromatique » ou révolte des Couleurs, au cours de laquelle les classes inférieures tentèrent d’imposer une coloration des individus selon leur forme, puis nous entretient des « Cercles ou Prêtres » qui les dirigent selon la doctrine que « quelque déviation par rapport à la Régularité parfaite » est déficiente ou faute, basée sur le principe « la Configuration fait l'homme ».
« …] ne faisant rien eux-mêmes, ils sont la Cause de tout ce qui vaut la peine d'être fait et qui est fait par les autres. »
Dans la seconde partie, Autres mondes, il rêve de « Lineland, le Pays de la Ligne », « les Petites Lignes étant des Hommes et les Points des Femmes » ; la reproduction y est assurée par le biais de l’ouïe, grâce aux voix, celle de la bouche et celle de derrière.
« Hors de son Monde, ou de sa Ligne, tout se réduisait à un vide absolu ; non pas même à un vide, car le vide sous-entend l'Espace ; disons plutôt que rien n'existait. »
Puis il reçoit la visite d’un Étranger de l’Espace, c'est-à-dire du Pays des Trois Dimensions, qui met le doigt sur le paradoxe de Flatland :
« Mais le fait même qu'une Ligne soit visible implique qu'elle possède encore une autre Dimension ? »
C’est une Sphère, un solide, qui tente de lui expliquer, puis l’emmène dans Spaceland – où, à peine rencontré un Cube, le Carré s’enquiert de la Quatrième Dimension…
Il découvre aussi « Pointland, le Pays du Point où il n'y a pas du tout de Dimensions », où le seul résident jouit comme un Dieu « dans l'ignorance de son omniprésence et de son omniscience ».
Puis, emprisonné pour avoir voulu répandre l’Évangile de la Troisième Dimension en Flatland, il rédige ce récit.
\Mots-clés : #absurde #lieu #politique #religion #satirique #science #social
- le Jeu 17 Nov - 11:30
- Rechercher dans: Écrivains européens de langues anglaise et gaéliques
- Sujet: Edwin Abbott Abbott
- Réponses: 2
- Vues: 431
Georges Duby
Le Dimanche de Bouvines (27 juillet 1214)Un livre d’histoire (« grand public ») qui… fit date !
« Les événements sont comme l'écume de l'histoire, des bulles, grosses ou menues, qui crèvent en surface, et dont l'éclatement suscite des remous qui plus ou moins loin se propagent. Celui-ci a laissé des traces très durables : elles ne sont pas aujourd'hui tout à fait effacées. Ces traces seules lui confèrent existence. En dehors d'elles, l'événement n'est rien. Donc c'est d'elles, essentiellement, que ce livre entend parler. »
« C'est la raison qui me conduit à regarder cette bataille et la mémoire qu'elle a laissée en anthropologue, autrement dit à tenter de les bien voir, toutes deux, comme enveloppées dans un ensemble culturel différent de celui qui gouverne aujourd'hui notre rapport au monde. »
Duby nous dit que vers l’an mil, la guerre ne fut plus considérée comme bonne par l’Église, et que la paix lui fut préférée, avec un rôle d’échange dorénavant dévolu au négoce ; c’est ainsi qu’elle en vint « à tolérer le lucre, à l'absoudre ». Ensuite l’Église travaille à instaurer la paix (armée) de Dieu, que le roi (consacré) va diriger personnellement. Le dimanche est chômé à la guerre, qui est toujours affaire de la chevalerie, comme la prière celle du clergé, et le labeur celle des roturiers, selon les trois ordres hiérarchisés de la société. L’essor de la monnaie va permettre celui des mercenaires, et aussi des tournois, joute équestre, jeu d'argent, « combats de plaisance » où la jeunesse exalte prouesse et largesse.
Et justement la bataille de Bouvines ressort à ce type d’exploit (quasiment "sportif", avec ses champions, son rituel, etc.). J’ai naturellement pensé au Désastre de Pavie de Giono – d’autant que Duby le cite comme source d’inspiration de son livre, de ton plus libre qu’un texte érudit !
Le code d’honneur reste prégnant, et tuer n’est pas le but.
« Parce que la guerre est une chasse, menée par des gens expérimentés, maîtres d'eux-mêmes, solidement protégés, qui ne rêvent pas d'exterminer leur ennemi, s'il est bon chrétien, mais de le saisir. Pour le rançonner. Encore une fois : pour gagner. »
« Quand, au début de l'engagement, Eustache de Malenghin se met à crier : « À mort les Français », tous ceux qui l'entendent sont écœurés, révoltés d'une telle inconvenance. Aussitôt les chevaliers de Picardie empoignent l'impertinent, ils le saignent. C'est le seul chevalier dont il est dit qu'il trouva la mort sur le champ de Bouvines. Avec Etienne de Longchamp, atteint lui, accidentellement, d'un couteau, par l'œillère du heaume. Tous les autres cadavres, ce fut le bas peuple qui les fournit. »
La conséquence légendaire de cette bataille est la naissance d’une nation, dans la lignée de Charlemagne et opposée à l’Allemagne, « mythe de la nation et de la royauté réunies ».
Déconstruit finement toute la complexité des ressorts de l’événement (y compris économiques). Captivant !
\Mots-clés : #contemythe #guerre #historique #moyenage #politique #religion #social #traditions
- le Mar 15 Nov - 11:36
- Rechercher dans: Histoire et témoignages
- Sujet: Georges Duby
- Réponses: 3
- Vues: 659
David Heska Wanbli WEIDEN
Justice indienneSur la réserve (pas naturelle, indienne) de Rosebud dans le Dakota du Sud, Virgil Wounded Horse n’est pas vraiment lakota, mais sang-mêlé, et vit comme tous dans la précarité.
« Je sus alors que ces traditions indiennes – les cérémonies, les prières, les enseignements – étaient des conneries. »
Weiden démystifie le mythe de l’Indien proche de la nature et de ses traditions…
« Les cours tribales n’étaient compétentes que pour les délits mineurs, les petits trucs, comme les vols à l’étalage ou le tapage. La police tribale devait rapporter tous les crimes aux enquêteurs fédéraux, qui allaient rarement jusqu’aux poursuites. Seules les affaires médiatisées ou les crimes violents méritaient qu’ils engagent une action en justice. Mais les agressions sexuelles classiques, les vols, les voies de fait étaient le plus souvent ignorés. Et les ordures le savaient. Les violeurs pouvaient s’en prendre aux Indiennes tant qu’ils le voulaient, du moment qu’ils opéraient en terre indienne.
Quand le système judiciaire leur faisait ainsi défaut, les gens s’adressaient à moi. Pour quelques centaines de dollars, ils étaient un peu vengés. C’était ma contribution à la justice. »
Toujours cette obtuse attitude états-unienne de faire la justice par soi-même (sans risque d’erreur ?!), et de préférence par la violence… Weiden déclare dans une postface que les « justiciers autoproclamés » existent vraiment sur les réserves.
« Comme toujours, elle était envahie de touristes qui filaient voir le mont Rushmore, ou, pour ceux qui se considéraient comme plus progressistes, le Crazy Horse Memorial. Bien peu d’entre eux savaient qu’ils se trouvaient sur des terres sacrées, des terres qui avaient été promises par traité au peuple lakota pour l’éternité, mais qui avaient été volées après qu’on y avait découvert de l’or dans les années 1860. Pour couronner le tout, le mont Rushmore avait été sculpté dans la montagne sacrée connue auparavant sous le nom de Six Grandfathers exprès pour faire la nique aux Lakotas. Un peu comme si des Indiens construisaient un casino dans l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem.
Même la Cour suprême avait admis que les Black Hills avaient été saisies illégalement, et la nation lakota avait gagné un grand procès contre le gouvernement en 1980, obtenant des centaines de millions de dollars en dommages et intérêts. Mais les chefs des tribus lakotas avaient rejeté l’accord, ils voulaient récupérer les terres, pas de l’argent. Le gouvernement refusant de rendre les Black Hills, et les Lakotas refusant de recevoir le prix du sang, le montant de l’accord s’est retrouvé placé sur un compte en banque, avec intérêts ; aujourd’hui, il s’élève à plus d’un milliard de dollars. Si les sept tribus lakotas acceptaient cet argent et le divisaient en parts égales, chaque homme, chaque femme et chaque enfant toucherait environ vingt-cinq mille dollars. Pour une famille de quatre, une somme de cent mille dollars soulagerait beaucoup de souffrances. Mais en dehors de quelques-uns, il n’y a pas eu de véritable pression de la part des Lakotas pour accepter l’argent. Je le reconnais, j’avais beaucoup rêvé à ce que cinquante mille dollars changeraient pour Nathan et moi. En traversant les Black Hills, je me sentis coupable de souhaiter cet argent, puis je me ravisai. Qu’est-ce que j’en avais à faire d’un paquet de rochers et de vallées ? »
On trouve des faits intéressants (histoire, social, droit, etc.), jusqu’au retour à une cuisine traditionnelle contre le diabète qui tue, encore que ces informations seraient à vérifier. Mais ce roman (forcément noir) se révèle un peu décevant : sans parler des caricatures de "méchants", le personnage principal n’est pas très convaincant, malgré l’excuse du tiraillement entre deux cultures.
\Mots-clés : #justice #polar #social
- le Jeu 10 Nov - 10:57
- Rechercher dans: Écrivains des États-Unis d'Amérique
- Sujet: David Heska Wanbli WEIDEN
- Réponses: 9
- Vues: 402
Minh Tran Huy
Un enfant sans histoire
L’enfant sans histoire, c’est Paul, l’enfant autiste de l’autrice. Paul qui ne parle pas, n’interagit pas, et s’il aime se promener dans Parus avec sa trottinette, n’a pas, et n’aura jamais d’histoire à lui.
Minh Tran Huy met son récit en parallèle avec la biographie de Temple Gradin, célèbre autiste américaine qui est née avec le même handicap que Paul, mais chez qui, chance ou hasard, les choses se sont débloquées et elle est devenue une femme brillante, quoique gardant ses difficultés, qui a mis à profit ses intérêts électifs pour les enclos à bétail (et oui) pour devenir mondialement célèbre, par sa réussite professionnelle (histoire assez extraordinaire, je dois dire) et son combat pour l’autisme et la différence.
Deux enfants nés identiques, deux destins si différents. L’autrice a tout lu sur l’autisme, en particulier tous ces témoignages d’autistes qui, non sans difficultés et combats, s’en sont sortis à leur façon. Mais voilà, à côté de ces cas particuliers, 50 % des enfants ne parleront jamais, n’auront aucune autonomie ni vie sociale, et c’est d’eux qu’elle veut parler, c’est eux qu’elle veut sortir de l’ombre, et leurs parents avec eux, ce quotidien d’enfer, cette lutte de tous les instants, ces espoirs sans cesse déçus, ce défi si accaparant qu’il n’y a plus de temps pour le chagrin. Attirer l’attention sur eux si délaissés par le pouvoirs publics.
L’autrice se défend en accumulant faits et actes, le récit paraît de ce fait au début un peu froid et distant, mais elle sait le rendre peu à peu attachant, dans une grande dignité.
\Mots-clés : #pathologie #social
- le Ven 4 Nov - 20:17
- Rechercher dans: Écrivains européens francophones
- Sujet: Minh Tran Huy
- Réponses: 4
- Vues: 265
Maylis de Kerangal
Corniche KennedyUne bande d’ados des quartiers pauvres de Marseille s’ébat sur une plate-forme artificielle en bordure de mer, délaissée du grand nombre. Les jeunes y pratiquent notamment un rite jubilatoire du plongeon depuis les rochers, avec prise de risque graduée.
Ce fil principal est entrecroisé avec celui de Sylvestre Opéra, policier directeur de la Sécurité du littoral depuis sept ans, qui les surveille, et est sommé de les réprimer.
Eddy le chef de groupe est confronté à une jeune fille extérieure à la bande, Suzanne, issue d’un milieu plus aisé, et mal acceptée par la bande. Ils vont se séduire réciproquement, tels Roméo et Juliette. Mario, le petit protégé d’Eddy, minot débrouillard qui tente de s’affirmer, aura aussi un rôle important dans l’escalade entre les insolents gamins épris de liberté et la municipalité avec ses forces de l’ordre.
Ce roman est aussi (et surtout) l’opportunité pour Kerangal de déployer une esthétique originale – son style.
« Alors, le sentiment de sa présence le porte vers le cosmos comme par politesse : il lève les yeux sur la lune montée énorme dans le ciel ambigu, et qui brille certains soirs d'une clarté singulière, très blanche, le contour détracé de vibrations infimes comme si le disque chauffait tout doux, poli à l'égrisée pour plus de joliesse, plus de tranchant, et l'intérieur en pelade – taches ombreuses, amas grenus, filaments ; d'un calme. »
Kerangal esquisse un compte-rendu socio-ethnologique des différents groupes marginaux qui interfèrent sur cette corniche, des rituels d’intégration adolescents aux transactions criminelles, laissant ouverte la question de la prépondérance de la sécurité ou de l’indépendance.
Avertissement : le résumé de ce livre donné par Wikipédia est truffé d’erreurs, on peut croire qu’il a été pondu par un algorithme mal rôdé sur la base d’une quelconque traduction automatique. Je remarque de plus en plus fréquemment des articles de l’encyclopédie devenue de référence qui manquent de relecture, et c’est aussi dommage qu’inquiétant.
\Mots-clés : #social
- le Mar 1 Nov - 12:19
- Rechercher dans: Écrivains européens francophones
- Sujet: Maylis de Kerangal
- Réponses: 120
- Vues: 9892
Annie Ernaux
Les armoires videsDenise, « Ninise » Lesur, jeune étudiante, subit un avortement clandestin, et évoque son enfance. Une enfance dans un milieu méprisé (a posteriori), en fait assez heureux (parents faisant « tout » pour elle, chère abondante – c’est l’après-guerre), modeste mais relativement privilégié (commerçants) : la misère est en réalité autour (avec notamment l’alcoolisme), même si on baigne dedans (d’autant plus avec la promiscuité).
« Malheurs lointains qui ne m'arriveront jamais parce qu'il y a des gens qui sont faits pour, à qui il vient des maladies, qui achètent pour cinquante francs de pâté seulement, et ma mère en retire, elle a forcé, des vieux qui ont, a, b, c, d, la chandelle au bout du nez en hiver et des croquenots mal fermés. Ce n'est pas leur faute. La nôtre non plus. C'est comme ça, j'étais heureuse. »
Puis l’autre monde, celui de l’école (libre) ; humiliation sociale, et culpabilité (le péché) insinuée par l’aumônier à la « vicieuse » avec son « quat'sous » (son sexe, avec connotation de peu de valeur) ; puis revanche de première de la classe. Et la lecture.
« Ces mots me fascinent, je veux les attraper, les mettre sur moi, dans mon écriture. Je me les appropriais et en même temps, c'était comme si je m'appropriais toutes les choses dont parlaient les livres. Mes rédactions inventaient une Denise Lesur qui voyageait dans toute la France – je n'avais pas été plus loin que Rouen et Le Havre –, qui portait des robes d'organdi, des gants de filoselle, des écharpes mousseuses, parce que j'avais lu tous ces mots. Ce n'était plus pour fermer la gueule des filles que je racontais ces histoires, c'était pour vivre dans un monde plus beau, plus pur, plus riche que le mien. Tout entier en mots. Je les aime les mots des livres, je les apprends tous. »
« Pour moi, l'auteur n'existait pas, il ne faisait que transcrire la vie de personnages réels. J'avais la tête remplie d'une foule de gens libres, riches et heureux ou bien d'une misère noire, superbe, pas de parents, des haillons, des croûtes de pain, pas de milieu. Le rêve, être une autre fille. »
Rejet du moche, du sale, du café-épicerie de la rue Clopart, honte haineuse d’une inculture (pourtant compréhensible), envie aussi de la vie des autres jeunes, de la liberté : l’adolescente veut "s’en sortir".
Premières menstrues, « chasse aux garçons », découverte du plaisir ; avec quand même la crainte confuse de mal tourner, comme redoutent les parents (qui triment pour lui permettre de poursuivre ses études).
« Dans l'ordre, si tout y avait été, une maison accueillante, de la propreté, si je m'étais plu avec eux, chez eux, oui, ce serait peut-être rentré dans l'ordre. »
Dix-sept ans, l’Algérie et mai 68 en toile de fond, et ce besoin (à la fois légitime et choquant) d’être supérieur à sa condition d’origine.
« J'inscris des passages sur un petit carnet réservé, secret. Découvrir que je pense comme ces écrivains, que je sens comme eux, et voir en même temps que les propos de mes parents, c'est de la moralité de vendeuse à l'ardoise, des vieilles conneries séchées. »
« Mais la fête de l'esprit, pour moi, ce n'est pas de découvrir, c'est de sentir que je grimpe encore, que je suis supérieure aux autres, aux paumés, aux connasses des villas sur les hauteurs qui apprennent le cours et ne savent que le dégueuler. »
Étudiante enfin, puis c’est la « dé-fête », elle est enceinte, et avorte clandestinement.
« J'ai été coupée en deux, c'est ça, mes parents, ma famille d'ouvriers agricoles, de manœuvres, et l'école, les bouquins, les Bornin. Le cul entre deux chaises, ça pousse à la haine, il fallait bien choisir. »
Contrairement à ce qui est parfois prétendu, Ernaux a "un style".
« Ça me fait un peu peur, ça saignera, un petit fût de sang, lie bleue, c'est mon père qui purge les barriques et en sort de grandes peaux molles au bout de l'immense rince-bouteilles chevelu. Que je sois récurée de fond en comble, décrochée de tout ce qui m'empêche d'avancer, l'écrabouillage enfin. Malheureuse tout de même, qui est-il, qui est-il... Mou, infiniment mou et lisse. Pas de sang, une très fine brûlure, une saccade qui s'enfonce, ce cercle, ce cerceau d'enfant, ronds de plaisir, tout au fond... Traversée pour la première fois, écartelée entre les sièges de la bagnole. Le cerceau roule, s'élargit, trop tendu, trop sec. La mouillure enfin, à hurler de délivrance, et macérer doucement, crevée, du sang, de l'eau. »
« Le goût de viande crue m'imbibe, les têtes autour de moi se décomposent, tout ce que je vois se transforme en mangeaille, le palais de dame Tartine à l'envers, tout faisande, et moi je suis une poche d'eau de vaisselle, ça sort, ça brouille tout. Le restau en pleine canicule, les filles sont vertes, je mange des choses immondes et molles, mon triomphe est en train de tourner. Et je croyais qu'il s'agissait d'une crise de foie. Couchée sur mon lit, à la Cité, je m'enfilais de grands verres d'hépatoum tout miroitants, une mare sous des ombrages, à peine au bord des lèvres, ça se changeait en égout saumâtre. La bière se dénature, je rêve de saucisson moelleux, de fraises écarlates. Quand j'ai fini d'engloutir le cervelas à l'ail dont j'avais une envie douloureuse, l'eau sale remonte aussitôt, même pas trois secondes de plaisir. J'ai fini par faire un rapprochement avec les serviettes blanches. Une sorte d'empoisonnement. »
Et pour une écriture "blanche" (certes peu métaphorique), j’ai découvert plusieurs mots nouveaux pour moi : décarpillage, cocoler, polard, pouque et mucre (il est vrai cauchois), etc. ; curieusement (pourtant dans l’œuvre d’une écrivaine nobelisée !), je n’ai pas trouvé en ligne la définition de "creback", apparemment une pâtisserie, ni « troume » (peur vraisemblablement).
Dès ce premier roman, Ernaux parvient, avec l'originalité de son écriture, à nous transmettre une expérience commune. C'est peut-être ça qui explique l'oppression ressentie à cette lecture, comme signalée par Chrysta : Ernaux n'est pas une auteure d'évasion, c'est tout le contraire, on est sans cesse durement ramené à la triste réalité.
\Mots-clés : #autobiographie #conditionfeminine #contemporain #enfance #identite #intimiste #Jeunesse #Misère #relationenfantparent #sexualité #social #temoignage #xxesiecle
- le Ven 28 Oct - 11:23
- Rechercher dans: Écrivains européens francophones
- Sujet: Annie Ernaux
- Réponses: 136
- Vues: 14357
Umberto Eco
Construire l’ennemi et autres textes occasionnelsDans Construire l’ennemi, Eco documente la stigmatisation de l’étranger, du laid, du juif, de l’hérétique, de la femme (notamment sorcière), du lépreux à travers les temps, en produisant nombre d’extraits édifiants (sans omettre les auteurs religieux).
« Il semble qu’il soit impossible de se passer de l’ennemi. La figure de l’ennemi ne peut être abolie par les procès de civilisation. Le besoin est inné même chez l’homme doux et ami de la paix. Simplement, dans ces cas, on déplace l’image de l’ennemi, d’un objet humain à une force naturelle ou sociale qui, peu ou prou, nous menace et doit être combattue, que ce soit l’exploitation du capitalisme, la faim dans le monde ou la pollution environnementale. Mais, même si ce sont là des cas « vertueux », Brecht nous rappelle que la haine de l’injustice déforme elle aussi le visage. »
« Essayer de comprendre l’autre, signifie détruire son cliché, sans nier ou effacer son altérité. »
Mention particulière à La paix indésirable ? Rapport sur l’utilité des guerres, effarante justification états-unienne (et orwellienne) de la nécessité de l’ennemi, notamment pour des raisons économiques (anonyme, préfacé par J. K. Galbraith).
Absolu et relatif nous entraîne dans un débat philosophique qui revient rapidement au problème de notre conception de la vérité (atteignable ou pas).
La flamme est belle est une réflexion sur le feu, qui n’oublie pas Bachelard, entr’autres.
« Les amis pleins de sollicitude brûlent, pour des raisons de moralité et de santé mentale, la bibliothèque romanesque de Don Quichotte. On brûle la bibliothèque d’Auto da fé d’Elias Canetti, en un bûcher qui rappelle le sacrifice d’Empédocle (« quand les flammes l’atteignent enfin, il rit à pleine voix comme il n’avait jamais ri de sa vie »). »
Délices fermentées est consacré à Piero Camporesi, auteur de L’Officine des sens et « gourmet de listes ».
« Hugo, hélas ! » La poétique de l’excès :
« Le goût de l’excès le conduit à décrire en procédant par énumérations interminables [… »
« La beauté n’a qu’un type, la laideur en a mille. »
Cela m’a ramentu cette phrase (souvenir scolaire – on a beau dire du mal de l’école…) :
« Si le poète doit choisir dans les choses (et il le doit), ce n’est pas le beau, mais le caractéristique. »
Astronomies imaginaires (mais pas astrologie, croyance ou tromperie).
Je suis Edmond Dantès ! sur le roman-feuilleton, et « l’agnition ou reconnaissance » (d’un lien de parenté entre personnages) ; le texte commence ainsi :
« Certains infortunés se sont initiés à la lecture en lisant, par exemple, du Robbe-Grillet. Illisible si l’on n’a pas compris les structures ancestrales de la narration, qu’il détourne. Pour savourer les inventions et déformations lexicales de Gadda, il faut connaître les règles de la langue italienne et s’être familiarisé au bon toscan avec Pinocchio. »
Il ne manquait plus qu’Ulysse. Époustouflant patchwork de critiques du livre de Joyce, où la bêtise le dispute à l’antisémitisme.
Pourquoi l’île n’est jamais trouvée. Incipit :
« Les pays de l’Utopie se trouvent (à de rares exceptions près, comme le royaume du Prêtre Jean) sur une île. »
Texte passionnant sur l’histoire de la (non-)découverte d’îles plus ou moins fabuleuses.
« C’est parce que, jusqu’au XVIIIe siècle, date à laquelle on a pu déterminer les longitudes, on pouvait découvrir une île par hasard et, à l’instar d’Ulysse, on pouvait même s’en échapper mais il était impossible de la retrouver. »
C’est l’argument de L’Île du jour d’avant, mais on découvre aussi l’« Ile Perdue, Insula Perdita », île des Bienheureux de saint Brendan, et même un décryptage de La Ballade de la mer salée d’Hugo Pratt.
Réflexions sur WikiLeaks
« Sur le plan des contenus, WikiLeaks s’est révélé être un scandale apparent, alors que sur le plan de la forme, il a été et sera quelque chose de plus, il a inauguré une nouvelle époque historique.
Un scandale est apparent quand il rend publique une chose que tout le monde savait en privé, et dont on parlait à mi-voix par pure hypocrisie (cf. les ragots sur un adultère). »
« Et cela ne fait que confirmer une autre chose que l’on sait pertinemment : chaque dossier élaboré pour un service secret (de quelque nation que ce soit) est constitué exclusivement de matériel qui est déjà dans le domaine public. Par exemple : dans une librairie consacrée à l’ésotérisme, on s’aperçoit que chaque nouvel ouvrage redit (sur le Graal, le mystère de Rennes-le-Château, les Templiers ou les Rose-Croix) exactement ce qui figurait dans les livres précédents. Et ce n’est pas que l’auteur de textes occultistes s’interdise de faire des recherches inédites (ou ignore comment chercher des informations sur l’inexistant), mais parce que les occultistes ne croient qu’à ce qu’ils savent déjà, et qui reconfirme ce qu’ils avaient déjà appris. C’est d’ailleurs là le mécanisme du succès de Dan Brown.
Idem pour les dossiers secrets. L’informateur est paresseux tout comme est paresseux, ou d’esprit limité, le chef des services secrets, qui ne croit que ce qu’il reconnaît.
Par conséquent, puisque, dans tous les pays, les services secrets ne servent pas à prévoir des cas comme l’attaque des Twins Towers et qu’ils n’archivent que ce qui est déjà connu de tous, il vaudrait mieux les éliminer. Mais, par les temps qui courent, supprimer encore des emplois serait vraiment insensé.
Si les États continuent à confier leurs communications et leurs archives confidentielles à Internet ou d’autres formes de mémoire électronique, aucun gouvernement au monde ne pourra plus nourrir des zones de secret, et pas seulement les États-Unis, mais même pas la République de Saint-Marin ou la principauté de Monaco (peut-être que seule Andorre sera épargnée). »
« Et même si la grande masse des citoyens n’est pas en mesure d’examiner et d’évaluer la quantité de matériel que le hacker capture et diffuse, la presse joue désormais un nouveau rôle (elle a déjà commencé à l’interpréter) : au lieu de relayer les nouvelles vraiment importantes – jadis, c’étaient les gouvernements qui décidaient des nouvelles vraiment importantes, en déclarant une guerre, en dévaluant une monnaie, en signant une alliance –, aujourd’hui c’est elle qui décide en toute autonomie des nouvelles qui doivent devenir importantes et de celles qui peuvent être passées sous silence, allant jusqu’à pactiser (cela est arrivé) avec le pouvoir politique pour savoir quels « secrets » dévoilés il convenait de révéler et ceux qu’il fallait taire.
Puisque tous les rapports secrets qui alimentent haines et amitiés d’un gouvernement proviennent d’articles publiés ou de confidences de journalistes à un attaché d’ambassade, la presse prend une autre fonction : jadis, elle épiait le monde des ambassades étrangères pour en connaître les trames occultes, désormais ce sont les ambassades qui épient la presse pour y apprendre des manifestations connues de tous. »
Tout le bref texte devrait être cité !
Et c’est toujours aussi délectable de se régaler de l’esprit d’Umberto Eco…
\Mots-clés : #complotisme #contemporain #discrimination #ecriture #espionnage #essai #guerre #humour #medias #philosophique #politique #social #universdulivre #xxesiecle
- le Lun 24 Oct - 13:57
- Rechercher dans: Écrivains Italiens et Grecs
- Sujet: Umberto Eco
- Réponses: 69
- Vues: 10471
Carson McCullers
La Ballade du café triste et autres nouvellesLa novella éponyme du recueil est racontée par un narrateur omniscient et moraliste, et s’apparente à un conte.
Le magasin de Miss Amelia Evans devint un café dans cette petite ville désolée. Elle est solitaire, d’apparence masculine, avec un léger strabisme, aime à faire des procès et à soigner gratuitement ; étonnamment, elle accueille Cousin Lymon, un bossu apparemment apparenté, et qui aime à attiser la discorde. Elle fut mariée à un tisserand nommé Marvin Macy, beau gars « hardi, intrépide et cruel », étrangement tombé amoureux d’elle et qui devint un bandit lorsqu’elle le chassa.
« Son mariage n’avait duré que dix jours. Et la ville éprouva cette satisfaction particulière qu’éprouvent les gens lorsqu’ils voient quelqu’un terrassé d’une abominable manière. »
Sorti de prison, Macy revient et la supplante dans l’esprit de Lymon, jusqu’à l’affrontement final. Ces personnages principaux sont ambivalents, avec des réactions inattendues, paradoxales et contradictoires, et ces amours bancals finissent mal.
« Ils attendaient, simplement, en silence, sans savoir eux-mêmes ce qu’ils attendaient. C’est exactement ce qui se passe à chaque période de tension, quand un grand événement se prépare : les hommes se rassemblent et attendent. Au bout d’un temps plus ou moins long, ils se mettent à agir tous ensemble. Sans qu’intervienne la réflexion ou la volonté de l’un d’entre eux. Comme si leurs instincts s’étaient fondus en un tout. La décision finale n’appartient plus alors à un seul, mais au groupe lui-même. À cet instant-là, plus personne n’hésite. Que cette action commune aboutisse au pillage, à la violence, au meurtre, c’est affaire de destin. »
« Celui qui est aimé ne sert souvent qu’à réveiller une immense force d’amour qui dormait jusque-là au fond du cœur de celui qui aime. En général, celui qui aime en est conscient. Il sait que son amour restera solitaire. Qu’il l’entraînera peu à peu vers une solitude nouvelle, plus étrange encore, et de le savoir le déchire. Aussi celui qui aime n’a-t-il qu’une chose à faire : dissimuler son amour aussi complètement et profondément que possible. Se construire un univers intérieur totalement neuf. Un étrange univers de passion, qui se suffira à lui-même. »
« La valeur, la qualité de l’amour, quel qu’il soit, dépend uniquement de celui qui aime. C’est pourquoi la plupart d’entre nous préfèrent aimer plutôt qu’être aimés. La plupart d’entre nous préfèrent être celui qui aime. Car, la stricte vérité, c’est que, d’une façon profondément secrète, pour la plupart d’entre nous, être aimé est insupportable. Celui qui est aimé a toutes les raisons de craindre et de haïr celui qui aime. Car celui qui aime est tellement affamé du moindre contact avec l’objet de son amour qu’il n’a de cesse de l’avoir dépouillé, dût-il n’y trouver que douleur. »
« Mais ce n’est pas seulement la chaleur, la gaieté, les divers ornements qui donnaient au café une importance si particulière et le rendaient si cher aux habitants de la ville. Il y avait une raison plus profonde – raison liée à un certain orgueil inconnu jusque-là dans le pays. Pour comprendre cet orgueil tout neuf, il faut avoir présent à l’esprit le manque de valeur de la vie humaine [« the cheapness of human life »]. Une foule de gens se rassemblait toujours autour d’une filature. Mais il était rare que chaque famille ait assez de nourriture, de vêtements et d’économies pour faire la fête. La vie devenait donc une lutte longue et confuse pour le strict nécessaire. Tout se complique alors : les choses nécessaires pour vivre ont toutes une valeur précise, il faut toutes les acheter contre de l’argent, car le monde est ainsi fait. Or vous connaissez, sans avoir besoin de le demander, le prix d’une balle de coton ou d’un litre de mélasse. Mais la vie humaine n’a pas de valeur précise. Elle nous est offerte sans rien payer, reprise sans rien payer. Quel est son prix ? Regardez autour de vous. Il risque de vous paraître dérisoire, peut-être nul. Alors, après beaucoup d’efforts et de sueur, et vu que rien ne change, vous sentez naître au fond de votre âme le sentiment que vous ne valez pas grand-chose. »
D’autres textes plus courts témoignent aussi chez Carson McCullers de son souci des plus faibles et déshérités (les Noirs, les Juifs, les enfants, les éclopés, les handicapés, les différents, etc.), de son sens des détails, et de ses connaissances de musicienne. Ce dernier point est notamment valable pour deux textes où s’ébauche Le cœur est un chasseur solitaire : Les Étrangers, histoire d’un Juif ayant fui l’Allemagne où montait le nazisme qui voyage en bus vers le Sud où il espère recréer un foyer pour lui et sa famille :
« Un chagrin de cet ordre (car le Juif était musicien) ressemble plutôt à un thème secondaire qui court avec insistance tout au long d’une partition d’orchestre – un thème qui revient toujours, à travers toutes les variations possibles de rythme, de structure sonore et de couleur tonale, nerveux parfois sous le léger pizzicato des cordes, mélancolique d’autres fois derrière la rêverie pastorale du cor anglais, éclatant soudain dans l’agressivité haletante et suraiguë des cuivres. Et ce thème reste le plus souvent indéchiffrable derrière tant de masques subtils, mais son insistance est si forte qu’il finit par avoir, sur l’ensemble de la partition, une influence beaucoup plus importante que la ligne de chant principale. Il arrive même qu’à un signal donné, ce thème trop longtemps contenu jaillisse tel un volcan en plein cœur de la partition, faisant voler en éclats les autres inventions musicales, et obligeant l’orchestre au grand complet à reprendre dans toute sa violence ce qui demeurait jusque-là étouffé. »
… et Histoire sans titre, où un jeune revient à sa famille après être parti trois ans plus tôt :
« Son passé, les dix-sept années qu’il avait passées chez lui, se tenaient devant lui comme une sombre et confuse arabesque. Le dessin en était incompréhensible au premier regard, semblable à un thème musical qui se développe en contrepoint, voix après voix, et qui ne devient clair qu’à l’instant où il se répète. »
« Tout le monde, un jour ou l’autre, a envie de s’en aller – et ça n’a rien à voir avec le fait qu’on s’entende ou qu’on ne s’entende pas avec sa famille. On éprouve le besoin de partir, poussé par quelque chose qu’on doit faire, ou qu’on a envie de faire, et certains même partent sans savoir exactement pourquoi. C’est comme une faim lancinante qui vous commande d’aller à la recherche de quelque chose. »
\Mots-clés : #amour #discrimination #famille #nouvelle #psychologique #social #solitude
- le Dim 16 Oct - 13:23
- Rechercher dans: Écrivains des États-Unis d'Amérique
- Sujet: Carson McCullers
- Réponses: 29
- Vues: 2735
Kurt Vonnegut, jr
Le Petit Déjeuner des ChampionsJe lis cette traduction par Gwilym Tonnerre pour Gallmeister en 2014 après (il y a longtemps) celle de Guy Durand en 1974 pour le Seuil sous le titre Le Breakfast du Champion (je n'ai pas remarqué de grandes différences en comparant succinctement les deux traductions).
D’entrée, le livre (première publication en 1973) déplore que les Terriens aient détruit, épuisé leur planète… Un demi-siècle de lente prise de conscience d’une évidence… Mais ce n’est pas le seul travers (plus particulièrement des États-Unis) à y être ridiculisé, il y a aussi la fascination pour l’argent et le sexe, sans oublier le racisme et la guerre, la publicité et la religion ; le propos de Kurt Vonnegut est de mettre en évidence ce dysfonctionnement civilisationnel.
Kilgore Trout, auteur de science-fiction pratiquement inconnu, car publié dans des parutions pornographiques (comme il n’est pas rétribué pour ses œuvres, il travaille aussi dans les fenêtres et volets anti-tempêtes en aluminium), est invité par erreur à prendre la parole lors du festival d’inauguration du Centre artistique Mildred Barry à Midland City. C’est un pessimiste qui imagine sans cesse des histoires comme autant d’expériences de pensée, et se prend pour « les yeux et les oreilles et la conscience du Créateur de l’univers » ; pour lui les miroirs sont des « vides ».
« Ils roulèrent en silence pendant un moment, puis le conducteur fit une autre observation pertinente. Il dit qu’il avait conscience que son camion transformait l’atmosphère en gaz toxique, et qu’on transformait la planète en bitume pour que son camion puisse circuler n’importe où.
– Donc je suis en train de me suicider, dit-il.
– N’y pensez pas, dit Trout.
– Mon frère, c’est encore pire, continua le conducteur. Il travaille dans une usine qui fabrique des produits chimiques pour détruire les arbres et les plantes au Vietnam.
Le Vietnam était un pays dans lequel l’Amérique essayait d’empêcher la population d’être communiste en lui larguant diverses choses de ses avions. Les produits chimiques auxquels le conducteur faisait allusion servaient à détruire tout le feuillage, afin qu’il soit plus difficile pour les communistes de se cacher des avions.
– N’y pensez pas, dit Trout.
– À long terme, lui aussi est en train de se suicider, dit le conducteur. À croire que, ces jours-ci, les seuls emplois qu’un Américain puisse trouver reviennent à se suicider d’une manière ou d’une autre.
– Pertinent, dit Trout.
– J’ai du mal à savoir si vous êtes sérieux ou pas, dit le conducteur.
– Je ne le saurai moi-même que quand je découvrirai si la vie est sérieuse ou pas, dit Trout. Elle est dangereuse, soit, et elle peut faire beaucoup de mal. Ça ne signifie pas forcément qu’elle soit sérieuse, en plus de ça. »
C'est ainsi qu'est annoncé le thème principal du livre (assez dickien) :
« Le postulat du récit était le suivant : la vie était une expérience du Créateur de l’univers, qui souhaitait tester un nouveau type de créature qu’il envisageait d’introduire dans l’univers. Cette créature était dotée de la capacité à prendre des décisions elle-même. Toutes les autres étaient des robots entièrement programmés. »
Dwayne Hoover, riche concessionnaire Pontiac est cette « seule créature de l’univers douée du libre arbitre » ; « au bord de la folie », il est victime d’une « mauvaise chimie » selon l’auteur, qui intervient librement :
« Cette folie naissante, évidemment, était surtout une affaire de chimie. Le corps de Dwayne fabriquait des substances chimiques qui lui perturbaient l’esprit. Mais Dwayne, comme tout apprenti désaxé, avait également besoin d’une dose de mauvaises idées pour donner forme et sens à sa démence. »
Il y a d’autres personnages, comme Wayne Hoobler, une sorte de double inversé de Dwayne Hoover, un récidiviste noir qui sort de prison et cherche à s’intégrer à la société.
La rencontre longuement annoncée des trois personnages principaux (Trout, Hoover et Vonnegut) a lieu dans un bar à cocktails, et le récit contre-culture prend une dimension métaphysique, tout en atteignant un summum de loufoquerie : en lisant Trout, Dwaine se convainc d’être le cobaye solipsiste de l’expérience divine, uniquement entouré de machines.
Ce roman constitue aussi un fort beau spécimen de livre où l’auteur intervient en personne, ici en tant que Créateur de son univers ; plus que clin d’œil ou caméo, différent de l’autofiction, c’est la fabrique de l’ouvrage elle-même.
« Mon avis était que Beatrice Keedsler [une romancière] s’était alliée à d’autres conteurs ringards pour faire croire aux gens qu’il existait dans la vie des personnages principaux, des personnages secondaires, des détails significatifs, des détails insignifiants, qu’il y avait des leçons à en tirer, des épreuves à surmonter, et un début, un milieu et une fin.
À l’approche de mon cinquantième anniversaire, j’avais été de plus en plus furieux et perplexe face aux décisions idiotes que prenaient mes concitoyens. Et puis j’avais soudain fini par les prendre en pitié, car j’avais compris avec quelle innocence et quel naturel ils se conduisaient de manière si abominable, avec des conséquences si abominables : ils faisaient de leur mieux pour vivre comme les personnages qu’on rencontrait dans les histoires. Voilà pourquoi les Américains se tiraient si souvent dessus : c’était un procédé littéraire pratique pour terminer une nouvelle ou un livre.
Pourquoi tant d’Américains étaient-ils traités par leur gouvernement comme si leur vie était aussi jetable qu’un mouchoir en papier ? Car c’était ainsi que les auteurs avaient coutume de traiter les petits rôles dans les récits qu’ils inventaient.
Et ainsi de suite.
Quand je compris ce qui faisait de l’Amérique une nation si dangereuse et malheureuse d’individus qui n’avaient plus aucun rapport avec la réalité, je pris la décision de tourner le dos aux histoires. J’écrirais sur la vie. Chaque personnage aurait strictement la même importance que n’importe quel autre. Tous les faits pèseraient aussi le même poids. Rien ne serait laissé de côté. Aux autres d’apporter de l’ordre au chaos. Moi, j’apporterais du chaos à l’ordre, comme je crois y être parvenu.
Si tous les écrivains faisaient de même, alors peut-être les citoyens en dehors des cercles littéraires comprendraient-ils que l’ordre n’existe pas dans le monde qui nous entoure, qu’il nous faut au contraire nous adapter aux conditions du chaos.
C’est difficile de s’adapter au chaos, mais c’est possible. J’en suis la preuve vivante : c’est possible. »
\Mots-clés : #humour #social
- le Ven 14 Oct - 14:15
- Rechercher dans: Écrivains des États-Unis d'Amérique
- Sujet: Kurt Vonnegut, jr
- Réponses: 106
- Vues: 7495
Colin Niel
DarwyneDarwyne, « petit pian », dix ans, vit avec « la mère », Yolanda Massily, qu’il vénère, dans leur petit carbet de Bois Sec, un misérable bidonville en bordure de forêt amazonienne (on reconnaît la Guyane). Mais les « beaux-pères » se succèdent, et un signalement fait entrer dans sa vie Mathurine, une éducatrice spécialisée du service des évaluations sociales en protection de l’enfance, quadragénaire désirant être mère qui suit un protocole de fécondation in vitro. Tous deux sont passionnés par la forêt, et c’est par elle qu’ils parviennent à communiquer.
Darwyne est « un peu sauvage », et possède une connaissance aussi intime qu’inexplicable de la sylve ; il a les pieds déformés de naissance, et semble laisser des « empreintes inversées » de pieds retournés, qui pourraient égarer ceux qui le suivent dans la forêt (c’est la légende du Maskilili en Guyane, gnome facétieux et inquiétant à l’apparence d’enfant qui fourvoie les chasseurs suivant ses traces de pieds à l’envers).
Jhonson, le dernier « beau-père » en date, constate que la végétation croît sans cesse dans leur petit terrain, et que des animaux sauvages rendent visite à Darwyne, qu’il n’apprécie guère (et réciproquement) ; un malaise puis la peur le prennent peu à peu, alors que ses prédécesseurs ont tous disparus… Yolanda avoue ne pas aimer cet enfant, qu’elle considère comme « animal » et maltraite de façon insidieuse.
« Mais si Mathurine en sait beaucoup plus qu’elles qui n’ont jamais observé un singe hors de l’enceinte d’un zoo, elle est surtout consciente de l’immensité de son ignorance. Qu’elle ne détecte qu’une infime partie de ce qui se trame en ces lieux. Qu’elle passe à côté de bien des espèces, trop discrètes pour se laisser entrevoir, de bien des traces dans l’humus noir ou sur les troncs suintants. Sans parler de tous ces dialogues chimiques qui, paraît-il, relient les arbres entre eux. C’est peut-être ce qu’elle aime le plus, d’ailleurs : cette impression d’être dépassée par le monde qui l’entoure. Cette certitude que, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle apprenne, l’Amazonie conservera sa part d’inconnu. Sa part de magie, quand tout ailleurs est devenu si rationnel et maîtrisé. »
« Se dit qu’en vérité, il y a quelque chose de terrible dans cette coupure entre ces jeunes et l’immensité du monde vivant qui les entoure. Que c’est l’un des grands drames de l’humanité moderne, que plus personne ne soit capable de mettre un nom sur le moindre volatile. Que c’est cette ignorance qui pousse les humains à détruire cette part du monde qu’à présent ils appellent nature, qui au fil des siècles leur est devenue étrangère. »
« Beaucoup plus que de se faire piquer par un insecte ou un serpent, s’il y a bien un danger en forêt amazonienne c’est celui-là : se perdre. »
« Mais à défaut d’être silencieuse, la forêt est muette. »
Yolande se perdra en forêt après le glissement de terrain qui emporte Bois Sec (autre actualité guyanaise récente, avec l’immigration clandestine).
La partie fantastique du livre restera suggérée ; je m’interroge sur la prégnance si partagée de l’imaginaire mythique (et de la perte en forêt) dans les évocations de la sylve amazonienne, y compris chez ce scientifique habitué à la Guyane… (À ce propos, les allobates, les adénomères et les dendrobates sont des amphibiens).
\Mots-clés : #contemythe #nature #social
- le Jeu 13 Oct - 13:53
- Rechercher dans: Écrivains européens francophones
- Sujet: Colin Niel
- Réponses: 5
- Vues: 439
Michel Rio
Une comédie américaineAlexandra, vingt-quatre ans, est un top-model qui vient de perdre sa mère, Dorothy, « de son nom de jeune fille Dickinson, ou de son nom complet multi-matrimonial Dickinson Irving Bryant Thoreau Crane Dreiser de Crèvecœur », personnalité excentrique et marquante de la jet set dans le milieu culturel new-yorkais. Malgré les apparences, il semble que cette novella ne soit pas un roman à clef, bien que d’anciens personnages de Rio y réapparaissent, et même si on y rencontre un certain Jack Recouac, « auteur à succès qui avait le fructueux talent de rendre la marginalité accessible ».
La jeune femme avait quitté six ans plus tôt sa mère, figure aussi brillante qu’écrasante avec qui elle n’avait guère de liens affectifs ; c’est à l’occasion de la disparition de celle-ci qu’elle découvre l’identité de son père, Jérôme Avalon, un écrivain. La narration de leurs retrouvailles dans le milieu élitiste de l’art est surtout l’occasion pour Rio d’asséner ses vues sur le monde de l’édition, ainsi que sur la presse (sensationnaliste) et la culture américaine (pécuniaire, médiocre et impérialiste).
« La littérature est passée massivement, encouragée par la concentration éditoriale, de la création à la recette, recette industrielle dans le cas du pur divertissement, recette artisanale dans celui de la tranche de vie bien saignante, intimité épicée plus ou moins autobiographique qui a le double avantage d’autoriser l’auteur ignare et sans invention, puisque son enquête se limite à son pauvre moi, et d’appâter le lecteur-voyeur qui ne déteste pas humer les selles d’autrui. Deux corollaires. Un : l’analphabétisme galopant de la littérature et de son public. Deux : la création, ou prétendue telle, n’est plus validée que par son impact social, donc économique. La presse a emboîté le pas, parce qu’après tout son affaire, qui est aussi celle des trusts éditoriaux, c’est de vendre du papier. Une preuve : l’exportation regrettable de la “creative writing” inventée ici, et qui est un mensonge éhonté parce que ce qu’on peut enseigner n’est pas la création mais la recette. »
« …] en matière de création, ce qu’on vend n’est pas l’œuvre mais l’ouvrier. Variante de l’adage moderne « ne montre pas ton travail mais ton cul » impératif dans les champs artistique et politique, hautement démocratique dans la mesure où, si très peu de gens ont un génie ou des idées, une invention, en somme, tout le monde a un cul, tant bien que mal. »
Un peu outrancier avec notamment son déplaisant élitisme, ce propos pointe cependant une vraie dérive du travail d'écriture et de sa diffusion.
\Mots-clés : #contemporain #creationartistique #medias #social #xxesiecle
- le Lun 10 Oct - 12:07
- Rechercher dans: Écrivains européens francophones
- Sujet: Michel Rio
- Réponses: 27
- Vues: 3034
Jean Ray
La Cité de l'indicible peurSidney Terence Triggs, surnommé Sigma Triggs, est un policier londonien assez gauche et sans gloire, qui prend sa retraite à « Ingersham-la-tranquille » (dont il est natif, et le protégé de Sir Broody, hobereau local), dans une Angleterre provinciale et traditionnelle, contemporaine (roman paru en 1943) et donnant son atmosphère délectable et désuète au livre ; à propos, Triggs lit Dickens…
Il y a là le poussiéreux bric-à-brac des « Grands Magasins Cobwell », où le propriétaire déchu discute avec Suzan Summerlee, « un mannequin en bois léger et en cire » dans sa « Grande Galerie d’Art », où il mourra de peur ; l’honorable M. Chadburn, le maire (il y a aussi un fantôme à l’Hôtel de ville) ; Ebenezer Doove, « vieux plumitif » également à la mairie, calligraphe qui devient l’ami de Triggs avant sa mort ; les dames Pumkins (trois sœurs, Patricia, Deborah et Ruth) avec la jeune Molly Snugg comme servante, qui tiennent la mercerie et vont disparaître ; la mystérieuse Lady Honnybingle ; Freemantle le boucher, qui sera interné dans un asile d’aliénés ; Revinus le boulanger ; Livina Chamsun et sa sœur Dorothy, qui vivent à l’écart ; Bill Blockson le pêcheur contrebandier ; Pycroft l’apothicaire, qui va se suicider ; les bohémiens, notamment dresseurs de ravets ; et les terrifiants « ILS », qui reviennent depuis des siècles…
(Tout ce petit monde bonhomme avec ses commérages m’a ramentu la Pierrelousse de Bosco.)
L’énigme est retorse (d’autant que de nombreuses petites histoires sont intercalées), basée sur la névrose, « la Grande Peur d’Ingersham ».
« On a peur et l’on ne sait pourquoi. Existe-t-il des choses terribles qu’on ne voit pas et qui, un jour ou l’autre, pourraient se manifester ? »
« La petite ville a pour principales occupations : manger, boire, bavarder, se mêler des affaires du voisin, détester l’étranger et tout ce qui est sujet à troubler la quiétude nécessaire aux belles digestions et aux profitables entretiens. »
« Chaque vie a son mystère, l’un criminel, l’autre simplement coupable, et peu d’habitants d’Ingersham n’ont pas tremblé à la venue du policier de Londres, le croyant lancé sur la piste de ce mystère dont la découverte ruinerait à jamais leur belle quiétude. »
Comme généralement chez Jean Ray, un savoureux lexique hélas suranné est employé, qui requiert parfois le Littré (ou même un autre dictionnaire) : pénombreux, regrattier, pimpesouée, scrobiculé, tille, heptacanthe, scabinal (belge)… ; le mot juste, toujours et sans plus − mais non sans humour.
\Mots-clés : #horreur #polar #social
- le Dim 9 Oct - 11:55
- Rechercher dans: Écrivains européens francophones
- Sujet: Jean Ray
- Réponses: 15
- Vues: 966
Léo Malet
Brouillard au pont de TolbiacNestor Burma a reçu l’appel d’un certain Abel Benoit hospitalisé à la Salpêtrière, qui dit le connaître ; lorsqu’il arrive, l’homme est mort de ses blessures, et se révèle être Albert Lenantais, une relation de Nestor adolescent. C’est l’occasion d’une plongée dans le passé de Nestor (et Léo), lorsqu’il était réfugié parmi les libertaires du Foyer végétalien du XIIIe en 1927 (à l’époque, c’étaient les anarchistes qui ne mangeaient que des légumes, et proscrivaient alcool et tabac). Dans l’édition que j’ai lue, ce milieu est documenté par une préface de Francis Lacassin et deux chapitres d’À nous deux, Patrie !, d’André Colomer, « théoricien lyrique de la violence, individualiste exacerbé », journaliste dressé contre Dieu, la guerre, la patrie et la révolution…
Benoit-Lenantais était devenu « un vieux cordonnier-chiffonnier », « Chiftir et bouif », et c’est l’opportunité de pénétrer cette fois dans le milieu de la chiffe, dans ce misérable quartier depuis disparu.
« À ce stade de notre décevante tournée, nous nous trouvions rue des Cinq-Diamants. Le XIIIe arrondissement fourmille de rues aux noms charmants et pittoresques, en général mensongers. Rue des Cinq-Diamants, il n’y a pas de diamants ; rue du Château-des-Rentiers, il y a surtout l’Asile Nicolas-Flamel ; rue des Terres-au-Curé, je n’ai pas vu de prêtre ; et rue Croulebarbe, ne siège pas l’Académie française. Quant à la rue des Reculettes... hum... et celle de l’Espérance... »
Nestor enquête avec Bélita Moralés, sa voisine la belle gitane que Lenantais a soustraite à l’emprise de sa « race » (à l’époque on se défie des « romanos » et autres Arabes).
« − Dans ce quartier, mon vieux, où ça grouille d’Arabes, sans qu’on puisse distinguer lesquels sont pour nous, lesquels contre, on s’occupe plus activement qu’ailleurs des banales agressions nocturnes, surtout commises pour des norafs.
− Ah ! oui ! parce que ça s’agite dans la colonie coloniale ! Fellaghas et compagnie, quoi ?
− Exactement. Un jour, c’est un sidi buveur de pinard qui se fait casser la gueule par un autre sidi respectueux du Coran... »
L’histoire policière proprement dite est assez banale ; les anciens anars et insoumis, sans parler des illégalistes, ont perdu leurs valeurs avec le temps…
\Mots-clés : #misere #polar #politique #social #xxesiecle
- le Mer 5 Oct - 12:22
- Rechercher dans: Écrivains européens francophones
- Sujet: Léo Malet
- Réponses: 32
- Vues: 2457
Antonio Lobo Antunes
La Farce des damnés« Le deuxième mercredi de septembre mille neuf cent soixante-quinze » (après la révolution des Œillets, Salazar écarté et la guerre d’Angola terminée, à l’arrivée des communistes au pouvoir la bourgeoisie se prépare à l’exil) : la journée du narrateur, Nuno, un dentiste lisboète partagé entre sa femme Ana et Mafalda, sa maîtresse (deux amies). Après le déjeuner, scène de rupture loufoque avec la seconde, tandis qu’il se prend pour Edward G. Robinson ; il se rend chez ses parents, où sa mère fleurte avec une de ses conquêtes (son père est un homme d’affaires complaisant).
Premier aperçu de sa belle-famille, également nantie et sordide, essentiellement libidineuse :
« …] ma belle-mère qui couchait avec son beau-frère, la tante mongolienne d'Ana qui hurlait dans la cuisine, l'oncle qui avait fait un enfant à la cousine [… »
D’un Gitan qui essaie de vendre un stylo à Nuno :
« Ses vêtements accompagnaient ses gestes, avec l'impondérabilité presque transparente des écailles. Il sentait la mule morte et la morve d'une tripotée d'enfants, dans un terrain vague quelconque, auprès de femmes accroupies et de la soupe aux chardons du dîner qui bouillait dans un bidon rouillé. »
Puis ils partent, lui, Ana et son jeune frère Francisco, voir leur grand-père mourant en Espagne. Il s’enfuit pendant un contrôle de gendarmerie.
Compte-rendu de l’arrivée d’Ana et Francisco : vu « côté A » par leur mère, fille de régisseur dominée par son mari (la première activité d’Ana est de coucher avec son beau-frère, tandis que son grand-père agonise et que son père joue au train électrique). « Côté B », c’est Ana elle-même qui raconte, dans un récit traversé de souvenirs, cette même veille de fête, mais sept ans plus tard.
« C'est au Brésil, un ou deux ans après la révolution, que j'ai compris que le Portugal – tout comme les trains de mon père – n'existait pas. C'était une fiction burlesque des professeurs de géographie et d'histoire qui avaient créé des fleuves et des montagnes et des villes gouvernées par des dynasties successives de valets de cartes à jouer, auxquels succédèrent, après une demi-douzaine de détonations au bruit amorti de stands de tir, des individus à barbiche et lunettes emprisonnés dans des cadres ovales, observant le Futur avec la myopie sévère des élus, pour que tout, finalement, se dilue dans la blanche paix sans reliefs ni contours du salazarisme, pendant lequel ma famille avait prospéré comme le ver dans le bois, dévorant la sciure de fabriques et de montes. »
(Monte : domaine agricole en Alentejo. Généralement, la ferme ou la maison des maîtres se trouve sur une butte, d'où le nom de monte. (N.d.T.))
Revenue du Brésil avec son (nouveau) mari, Ada retrouve sa cousine (la fille de la mongolienne), sa mère et l’oncle (avec qui elle couchait sept ans plus tôt) qu’elle déshérite devant notaire.
Le jour de la fête (suivie sur trois jours, fusées, corrida), c’est Francisco qui raconte sa vie de pauvre bohème drogué, et nous apprend incidemment qu’il est le fils de son père et de sa sœur…
« Il y a toujours cinq ou six tourterelles sur le toit, uniques anges imaginables dans une ville où les panneaux publicitaires cachent, comme des pansements, les plaies d'une décomposition sans espoir. Lisbonne ressemble à un mendiant au soleil, avec ses moineaux qui farfouillent librement comme des poux dans la tignasse des arbres. »
Pendant la procession, Francisco doit promener sa tante mongolienne tandis que la famille se chamaille sur l’héritage et cherche le testament du grand-père afin de réunir un peu d’argent avant de s’enfuir devant les communistes. Le mourant, Diogo, « Monsieur l'ingénieur », après une vie à courser les servantes, boire et chasser, se remémore comme il épousa sa femme Adelina (présentée par son frère qui en était l’amant) et comment celle-ci s’est échappée, ce qui ne l’empêcha pas de la déclarer morte et d’en hériter.
Dans les derniers chapitres, les monologues de personnages divers s’entremêlent comme s’exacerbe le grotesque halluciné, proche du surréalisme ou du délire par moments, de ces saturnales abjectes dans l’immondice. Des détails finement observés, des métaphores originales, des précipitations du texte en paragraphes serrés, le leitmotiv du petit train animent ce flux rageur.
« La clarté des fenêtres décolorait les objets et traversait les aquariums des vitrines, où les pièces en corne flottaient comme des poissons ou des huppes dans le lointain, et les ailes des milans se dissolvaient telles des feuilles de thé dans la théière d'étain du ciel, qui reflétait, étirés et tordus, les arbres et les maisons. »
Avec l’agonie du patriarche en miroir de la fin de la dictature (et du massacre du taureau), c’est le terrible portrait de la (petite) bourgeoisie pourrie de l’intérieur (incestes entremêlés), sous couvert de religion et de valeurs familiales telles que :
« Il faut élever les enfants à coups de cravache, surtout lorsque nous sommes presque sûrs qu'ils ne sont pas de nous. »
Ce roman est une belle réussite car, s’il peut se perdre parfois parmi les coucheries familiales ou les divers intervenants, le lecteur n’oublie pas un instant qu’Antunes révèle les dessous de cette famille typique de l’époque. Je pense qu’on peut là le rapprocher de Faulkner, c’est tout dire !
\Mots-clés : #corruption #famille #regimeautoritaire #social #xxesiecle
- le Dim 2 Oct - 13:43
- Rechercher dans: Écrivains de la péninsule Ibérique
- Sujet: Antonio Lobo Antunes
- Réponses: 41
- Vues: 7643
Roland Barthes
MythologiesDans ce recueil de 53 textes, catalogue sociologique dans un premier volet avant une analyse du phénomène du mythe lui-même, il s’agit surtout de démystifier.
Un des soucis de ces textes qui ont mon âge, c’est qu’ils font référence à des actualités datées (médias, publicité, sports, transports, politique, guerre d’Algérie, etc.), nuisant ainsi à leur valeur d’illustration des significations sous-jacentes de notre quotidien – mais en les réactualisant, c'est-à-dire en les projetant dans notre société actuelle, ils demeurent très parlants ; et cette déperdition retire finalement peu à la fécondité de ces réflexions.
Quelques extraits :
« Marcher est peut-être - mythologiquement - le geste le plus trivial, donc le plus humain. Tout rêve, toute image idéale, toute promotion sociale suppriment d'abord les jambes, que ce soit par le portrait ou par l'auto.) »
« Il y a dans toute démarche d'Elle ce double mouvement : fermez le gynécée, et puis seulement alors, lâchez la femme dedans. Aimez, travaillez, écrivez, soyez femmes d'affaires ou de lettres, mais rappelez-vous toujours que l'homme existe, et que vous n'êtes pas faites comme lui : votre ordre est libre à condition de dépendre du sien ; votre liberté est un luxe, elle n'est possible que si vous reconnaissez d'abord les obligations de votre nature. Écrivez, si vous voulez, nous en serons toutes très fières ; mais n'oubliez pas non plus de faire des enfants, car cela est de votre destin. Morale jésuite : prenez des accommodements avec la morale de votre condition, mais ne lâchez jamais sur le dogme qui la fonde. »
« La science va vite et droit en son chemin ; mais les représentations collectives ne suivent pas, elles sont des siècles en arrière, maintenues stagnantes dans l'erreur par le pouvoir, la grande presse et les valeurs d'ordre. »
« Le monde des gangsters est avant tout un monde du sang-froid. Des faits que la philosophie commune juge encore considérables, comme la mort d'un homme, sont réduits à une épure, présentés sous le volume d'un atome de geste : un petit grain dans le déplacement paisible des lignes, deux doigts claqués, et à l'autre bout du champ perceptif, un homme tombe dans la même convention de mouvement. Cet univers de la litote, qui est toujours construit comme une dérision glacée du mélodrame, est aussi, on le sait, le dernier univers de la féerie. L'exiguïté du geste décisif a toute une tradition mythologique, depuis le numen des dieux antiques, faisant d'un mouvement de tête basculer la destinée des hommes, jusqu'au coup de baguette de la fée ou du prestidigitateur. L'arme à feu avait sans doute distancé la mort, mais d'une façon si visiblement rationnelle qu'il a fallu raffiner sur le geste pour manifester de nouveau la présence du destin ; voilà ce qu'est précisément la désinvolture de nos gangsters : le résidu d'un mouvement tragique qui parvient à confondre le geste et l'acte sous le plus mince des volumes. »
« L'imagination du voyage correspond chez Verne à une exploration de la clôture, et l'accord de Verne et de l'enfance ne vient pas d'une mystique banale de l'aventure, mais au contraire d'un bonheur commun du fini, que l’on retrouve dans la passion enfantine des cabanes et des tentes : s'enclore et s'installer, tel est le rêve existentiel de l'enfance et de Verne. L'archétype de ce rêve est ce roman presque parfait : L'Ile mystérieuse, où l'homme-enfant réinvente le monde, l'emplit, l'enclôt, s'y enferme, et couronne cet effort encyclopédique par la posture bourgeoise de l'appropriation : pantoufles, pipe et coin du feu, pendant que dehors la tempête, c'est-à-dire l'infini, fait rage inutilement.
Verne a été un maniaque de la plénitude : il ne cessait de finir le monde et de le meubler, de le faire plein à la façon d'un œuf ; son mouvement est exactement celui d'un encyclopédiste du XVIIIe siècle ou d'un peintre hollandais : le monde est fini, le monde est plein de matériaux numérables et contigus. L'artiste ne peut avoir d'autre tâche que de faire des catalogues, des inventaires, de pourchasser de petits coins vides, pour y faire apparaître en rangs serrés les créations et les instruments humains. »
« Le journalisme est aujourd'hui tout à la technocratie, et notre presse hebdomadaire est le siège d'une véritable magistrature de la Conscience et du Conseil, comme aux plus beaux temps des jésuites. Il s'agit d'une morale moderne c'est-à-dire non pas émancipée mais garantie par la science, et pour laquelle on requiert moins l'avis du sage universel que celui du spécialiste. Chaque organe du corps humain (car il faut partir du concret) a ainsi son technicien, à la fois pape et suprême savant : le dentiste de Colgate pour la bouche, le médecin de "Docteur, répondez-moi" pour les saignements de nez, les ingénieurs du savon Lux pour la peau, un Père dominicain pour l'âme et la courriériste des journaux féminins pour le cœur. […]
Dans ce que le Courrier veut bien nous livrer d'elles, les consultantes sont soigneusement dépouillées de toute condition : de même que sous le scalpel impartial du chirurgien, l'origine sociale du patient est généreusement mise entre parenthèses, de même sous le regard de la Conseillère, la postulante est réduite à un pur organe cardiaque. Seule la définit sa qualité de femme : la condition sociale est traitée ici comme une réalité parasite inutile, qui pourrait gêner le soin de la pure essence féminine. […]
Ainsi, quelles qu'en soient les contradictions apparentes, la morale du Courrier ne postule jamais pour la Femme d'autre condition que parasitaire : seul le mariage, en la nommant juridiquement, la fait exister. »
« BANDE (de hors-la-loi, rebelles ou condamnés de droit commun). - Ceci est l'exemple même d'un langage axiomatique. La dépréciation du vocabulaire sert ici d'une façon précise à nier l'état de guerre, ce qui permet d'anéantir la notion d'interlocuteur. "On ne discute pas avec des hors-la-loi." La moralisation du langage permet ainsi de renvoyer le problème de la paix à un changement arbitraire de vocabulaire.
Lorsque la "bande" est française, on la sublime sous le nom de communauté.
DÉCHIREMENT (cruel, douloureux). - Ce terme aide à accréditer l'idée d'une irresponsabilité de l'Histoire. L'état de guerre est ici escamoté sous le vêtement noble de la tragédie, comme si le conflit était essentiellement le Mal, et non un mal (remédiable). La colonisation s'évapore, s'engloutit dans le halo d'une lamentation impuissante, qui reconnaît le malheur pour mieux s'installer. »
Barthes dénonce de façon récurrente l’essentialisation, forme de généralité qui gomme notamment les classes sociales des individus.
« Ce mythe de la "condition" humaine repose sur une très vieille mystification, qui consiste toujours à placer la Nature au fond de l'Histoire. Tout humanisme classique postule qu'en grattant un peu l'histoire des hommes, la relativité de leurs institutions ou la diversité superficielle de leur peau (mais pourquoi ne pas demander aux parents d'Emmet Till, le jeune nègre assassiné par des Blancs, ce qu'ils pensent, eux, de la grande famille des hommes ?), on arrive très vite au tuf profond d'une nature humaine universelle. L'humanisme progressiste, au contraire, doit toujours penser à inverser les termes de cette très vieille imposture, à décaper sans cesse la nature, ses "lois" et ses "limites" pour y découvrir l'Histoire et poser enfin la Nature comme elle-même historique. »
Dans la seconde partie (dernier quart du livre), Barthes théorise le mythe (de nos jours) comme parole, c'est-à-dire message (verbal ou visuel) et système sémiologique.
« …] dans le mythe […], le signifiant est déjà formé des signes de la langue. »
« …] en passant du sens à la forme, l'image perd du savoir : c'est pour mieux recevoir celui du concept. »
« Si paradoxal que cela puisse paraître, le mythe ne cache rien : sa fonction est de déformer, non de faire disparaître. »
« La sémiologie nous a appris que le mythe a pour charge de fonder une intention historique en nature, une contingence en éternité. Or cette démarche, c'est celle-là même de l'idéologie bourgeoise. »
(Ce développement, exposé de façon claire, m’a paru constituer une excellente introduction à la sémiologie ; il est aussi applicable en anthropologie.)
Évidemment, ces bribes picorées mériteraient une analyse bien plus approfondie.
À noter également le lexique barthien, des mots… signifiants, à l’acception parfois subtilement altérée… Là encore, un glossaire serait précieux ; sans doute a-t-il déjà été établi, et par plus compétent : étymologique, néologique, baudelairien, détourné… Il faudrait aussi interroger les termes non employés, qui viennent pourtant à l’esprit à cette lecture, comme "conservateur"…
\Mots-clés : #contemythe #essai #social
- le Mer 31 Aoû - 13:08
- Rechercher dans: Sciences humaines
- Sujet: Roland Barthes
- Réponses: 3
- Vues: 986
John Brunner
Sur l'onde de chocTome 4 de la tétralogie Noire :
Wikipédia a écrit:Un monde où règnent la surpopulation, l'eugénisme et le terrorisme dans Tous à Zanzibar (1968), la violence, la haine raciale et le complexe militaro-industriel dans L'Orbite déchiquetée (1969), la pollution, l'activisme écologique et les toutes-puissantes corporations dans Le Troupeau aveugle (1972), les réseaux informatiques, les virus et la manipulation de l'information dans Sur l'onde de choc (1974).
J’ai déjà lu le très recommandable Tous à Zanzibar :
« Pour être moderne, il ne suffit plus d’acheter aujourd’hui et de jeter demain.
Il faut acheter aujourd’hui et jeter aujourd’hui. »
« Le monde réel n’existait plus. Il s’éloignait de Donald comme les images fugitives d’un rêve : expression suprême du principe d’incertitude, déchirées par l’effort même tenté pour les saisir. »
« Nous sommes au courant de tout ce qui se passe à l’échelle de la planète, et nous n’acceptons plus que notre horizon limité circonscrive la réalité. Ce que nous retransmet la télé est bien plus réel. »
Nick Haflinger est un des surdoués pupilles de Randémont, « institut du génie », organisation fédérale des USA au XXIe qui forme l’élite intellectuelle propre à servir le pays, ou plutôt son gouvernement. Ce dernier promeut le « style-de-vie banane », hyper-informatisé et contrôlé par l’État, et Nickie échappe au système afin de ne pas devenir son instrument, ayant trouvé le moyen de changer d’identités, y compris pour les ordinateurs tous connectés.
« Créateur d’utopies, conseil en style-de-vie, spéculateur delphique, expert-saboteur en informatique, rationalisateur système et Dieu sait quoi encore. »
Avec une imagination éblouissante, Brunner narre ses mésaventures (il rencontre Kate, une étudiante fort intuitive, et surtout « sage », c'est-à-dire sensée ; il sera repris) tout en peignant dans cette dystopie un monde qui ressemble curieusement à ce qu’il tend vraiment à devenir de nos jours : un récit qui n’a pas pris une ride, malgré des inventions fort originales (d’un jeu, celui des tringles, et d’une danse, dite de « coley », aux cités marginales où les rescapés du grand tremblement de terre californien organisent des communautés « écotarciques » à l’écart du système global et liberticide – en passant par le Pavillon d’Eustache, service téléphonique de défoulement cathartique à l’abri du gouvernement, pour lequel Nick installe une « couleuvre » protectrice, genre de virus-firewall). C’est une brillante anticipation des hackers et lanceurs d’alerte (à une époque où Internet balbutiait).
« Les rumeurs étaient destinées à faire plaisir aux gens en leur faisant croire que le monde se portait vraiment aussi mal qu’ils en avaient l’impression. »
« Tout se passe comme si le paradoxe suivant était démontré : chacun ignore de quoi il retourne, mais tout le monde sait de quoi il s’agit. »
« Avec une certaine nostalgie, il racontait quelques anecdotes comiques sur les erreurs commises de son temps. La plupart provenaient du préjugé alors en vigueur selon lequel une certaine dose d’émulation est nécessaire pour obtenir des gens un maximum d’efficacité. Alors qu’au contraire, ce qui caractérise une personne douée de sagesse, c’est qu’elle voit tout de suite que l’émulation est une source de gaspillage de temps et d’énergie. »
« La possibilité de devenir qui vous vouliez au lieu d’être ce que vous étiez dans la mémoire des ordinateurs. »
« Autant vouloir prétendre que le mouvement de la mer qui polit les galets sur la grève leur rend un grand service parce qu’il est préférable pour un galet d’avoir des contours lisses plutôt que rugueux. Le galet ne se soucie pas de la forme qu’il a. Mais pour une personne, c’est une chose très importante. Et chaque vague que vous produisez réduit la variété de formes qu’un être humain peut revêtir. »
« En théorie, n’importe lequel d’entre nous a accès à plus d’informations que dans toute l’histoire du monde, et cela grâce à une simple cabine de viphone. […]
Malgré tout ce qu’on raconte sur le pouvoir "libérateur" du réseau informatique, la vérité est qu’il afflige la plupart d’entre nous d’une nouvelle raison de se précipiter dans la paranoïa. »
« Washington : hier. L’exercice du pouvoir personnel. Le privilège de la fonction. La réduction du consensus populaire à un unique porte-parole, écho d’une période où les gens d’une même communauté arrivaient à s’accorder parce qu’ils n’étaient pas assaillis par cent versions incompatibles des événements. »
« S’il existe un phénomène tel que le mal absolu, il consiste à traiter un autre être humain comme un objet. »
« UN : Notre planète est riche. Par suite, la pauvreté et la faim en sont indignes, et puisque nous avons les moyens de les supprimer, nous le devons.
DEUX : Nous appartenons à une espèce civilisée. Par suite, nul ne pourra désormais tirer de profit illicite du fait que, tous ensemble, nous savons plus de choses qu’un seul d’entre nous n’en peut connaître. »
\Mots-clés : #politique #romananticipation #sciencefiction #social
- le Lun 8 Aoû - 12:12
- Rechercher dans: Écrivains européens de langues anglaise et gaéliques
- Sujet: John Brunner
- Réponses: 4
- Vues: 465
Eduard von Keyserling
Maisons du soirAu château de Paduren, le vieil et intransigeant baron von der Warthe et sa sœur Arabella attendent la mort dans la tristesse. Bolko, le fils du baron, a été tué dans un duel ; revient sa fille Fastrade, qui s’était enfuie, amoureuse de son précepteur, mort lui aussi. Gertrud Port, la fille de l’ami du baron, du château de Witzow, s’est aussi rendue à Dresde pour apprendre le chant, puis est revenue. Dietz von Egloff, je jeune descendant du château de Sirow, est joueur et dilapide son bien. Il est l’amant de Lydia, fille de « fabricant » et femme de Fritz Dachhausen, du château de Barnewitz. Il se fiance à Fastrade, puis Dachhausen découvre son infortune conjugale…
« Avant, les demoiselles de la noblesse n’avaient pas de ces talents qui ont besoin d’être développés, encore un effet des temps modernes. »
« Je n’aime pas penser le mal, mais avec ces dames qui ne sont pas de bonne famille, on ne sait jamais. »
« Et cette attente nous rend tous fous, on attend et attend, on fait ceci ou cela pour tuer le temps mais l’important, le principal doit encore arriver. Et le temps passe et rien ne vient et nous devenons fous. »
L’aristocratie est juste préoccupée de conserver noms et domaines attachés pour se les transmettre de génération en génération, sclérose conservatrice qui maintient ses membres dans l'effacement individuel, notamment les femmes.
\Mots-clés : #famille #social #traditions
- le Mer 25 Mai - 13:15
- Rechercher dans: Écrivains européens de langue allemande
- Sujet: Eduard von Keyserling
- Réponses: 15
- Vues: 2020
Robert Musil
De la bêtisePartant du jugement de goût en art, Musil tente de cerner la notion en pistant les emplois du terme. Il note que la bêtise est un « degré inférieur d'intelligence », à laquelle elle est opposée « par effet de miroir » ; qu’elle a un « facteur d'apaisement » en voilant cette intelligence face à un pouvoir dominateur ; souligne sa proximité fréquente avec la vanité ; explicite son renvoi ordinaire à une déficience, une inhabileté, une malséance ou vulgarité (en tant qu’« offense morale »).
Le kitsch comme jugement esthétique est étudié, et m’a ramentu les captivantes considérations à ce propos de Milan Kundera dans L'insoutenable légèreté de l'être.
« Puisque c'est en tant que marchandise inadaptée et impropre que “camelote” donne son sens au mot kitsch, et puisque par ailleurs l'inadaptation et l'impropriété forment le socle sur lequel repose l'emploi du terme “bête”, on force à peine le raisonnement en affirmant que tout ce qui ne convient pas à notre goût nous semble avoir “quelque chose de bête” – à plus forte raison quand nous feignons d'y voir l'expression d'un grand ou bel esprit ! »
Concernant les notions vagues comme bêtise et vulgarité, expressions émotives à la limite du langage juste avant la violence, le contexte historique de cette brève conférence prononcée à Vienne en 1937 résonne étrangement.
« Mesdames et Messieurs ! On ressasse aujourd'hui à l'envi l'idée d'une crise de confiance dans l'espèce humaine ; mais on pourrait tout aussi bien y voir un état de panique qui serait sur le point de supplanter la certitude que nous avons de pouvoir conduire nos affaires librement et de façon rationnelle. Et ne nous y trompons pas : liberté et raison, ces deux notions morales mais aussi artistiques, emblèmes de la dignité humaine héritées de l'époque classique du cosmopolitisme allemand, ne sont déjà plus tout à fait au meilleur de leur forme depuis le milieu, ou la fin peut-être, du dix-neuvième siècle. »
La conception psychologique de l’époque voit la bêtise comme une faiblesse de l’entendement, mêlant intelligence et affect.
Musil distingue « deux réalités au fond très différentes : la bêtise probe des simples, et l'autre, quelque peu paradoxale, qui est même un signe d'intelligence », et « défaillance et inaptitude, erreur et déraison, bêtise occasionnelle ou fonctionnelle d'une part, et chronique ou structurelle d'autre part. »
Il extrapole à la société, et demeure d’actualité.
« Une telle attention à l'essentiel est aux antipodes de la bêtise et de la brutalité, et le dérèglement par lequel les affects ligotent aujourd'hui la raison au lieu de lui donner des ailes s'évanouit devant elle. »
Musil propose finalement le remède de l’humilité, en évitant de juger prématurément et en corrigeant consciencieusement ses erreurs d’appréciation.
\Mots-clés : #philosophique #psychologique #social
- le Mer 18 Mai - 13:15
- Rechercher dans: Écrivains européens de langue allemande
- Sujet: Robert Musil
- Réponses: 35
- Vues: 2765
Page 3 sur 15 • 1, 2, 3, 4 ... 9 ... 15