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Rana Dasgupta

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essai - Rana Dasgupta Empty Rana Dasgupta

Message par Armor Sam 15 Juil - 16:13

Rana Dasgupta
Né en 1971

essai - Rana Dasgupta Rana-d10

Né le 5 novembre 1971 à Canterbury d'un père indien et d'une mère britannique, Rana Dasgupta est romancier, nouvelliste et essayiste.
Il grandit à Cambridge, en Angleterre, et étudie la littérature française à l'université d'Oxford. Il obtient une bourse Fulbright qui lui permet de fréquenter l'Université du Wisconsin à Madison, où il étudie l'économie des médias.
Passionné de piano, il a également passé une année au Conservatoire Darius Milhaud d'Aix-en-Provence.

En 2000, il quitte brusquement son travail dans le marketing à New York pour rejoindre sa compagne à New Delhi. Désormais marié et père d'une petite fille, il réside toujours dans cette ville et se consacre à l'écriture.

Son premier roman, Tokyo, vol annulé (Tokyo Cancelled, 2005), est un examen des forces et des expériences de la mondialisation. Reprenant dans une version modernisée la forme des Contes de Canterbury de Chaucer, la trame romanesque met en scène treize passagers coincés pendant une nuit dans un aéroport : l'histoire prend ainsi des allures de contes de fées contemporains, mythiques et surréalistes.
Il reçoit le Commonwealth Writers' Prize (en) en 2010 pour Solo, son deuxième roman, et le Prix Émile Guimet de littérature asiatique 2017 pour Delhi Capitale.

Ouvrages traduits en français :

Romans
2005 : Tokyo, vol annulé (Tokyo Cancelled)
2009 : Solo (Solo)

Essais
2014 :  Delhi capitale (Capital : The Eruption of Delhi)
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Message par Armor Sam 15 Juil - 18:29

essai - Rana Dasgupta Unknow10

Delhi capitale

Rana Dasgupta ne connaissait l'Inde que parce que ce pays était celui de son père. Jamais il n'aurait imaginé quitter définitivement le confort de Manhattan pour la cité de Delhi. Et pourtant, il a été aspiré par le pouvoir d'attraction de cette ville dont il est, dit-il, tombé aussi amoureux qu'haineux… Et cette ville, il a eu envie de la comprendre, en se replongeant dans son histoire (récente et plus ancienne), et en allant à la rencontre de ses habitants, plus particulièrement ceux de la classe moyenne, qui sont au coeur de ce livre.

Maintes fois, Delhi a été détruite. Maintes fois, elle a su renaître de ses cendres. Le dernier traumatisme en date étant le drame de la Partition, dont les conséquences ont totalement changé le visage de la capitale indienne, donnant lieu à un vrai bouleversement culturel. L'empire moghol avait laissé en héritage une culture raffinée, un art unique et une langue célébrée des poètes. En exacerbant les antagonismes, la Partition a provoqué la mort de ce subtil sincrétisme hindo-musulman, que l'auteur évoque avec une certaine nostalgie. Cet extrait certes un peu long synthétise bien, je crois, la pensée de l'auteur :

Sans doute pense-t-on qu'un pays indépendant est plus porté à s'exprimer qu'un pays colonisé. Peut-être imagine-t-on l'Indépendance comme un moment où des voix jusque-là muettes se déversent tout à coup en conversation et en chants. Mais, dans l'Inde du Nord, la vérité était plus complexe. On ne lisait plus les ouvrages des grands auteurs en hindoustani, qui contenaient trop d'éléments désavoués et était écrits dans un alphabet qu'on ne pourrait bientôt plus déchiffrer.  Les maisonnées pendjabies, naguère si fièrement littéraires, se mirent à dédaigner les livres. La plupart, tous ceux qui ne servaient pas directement à promouvoir la carrière, représentaient une dépense sans retour sur investissement ; en fait, ils étaient une menace pour la maisonnée post-Partition, dans laquelle reconstruire la base matérielle de la famille était l'unique préoccupation légitime. (…)
Delhi mérita une fois de plus sa réputation de ville ou les langues viennent mourir. Si les réfugiés de la partition oublièrent l'ourdou en une génération, ils éprouvèrent les mêmes des difficultés à transmettre leur langue maternelle, le Pendjabi, dont leurs petits-enfants, dans leur immense majorité, ne connaissaient que des bribes. Beaucoup de membres de la classe moyenne finirent par ne parler correctement aucune langue – ni l'anglais, qui était, néanmoins, leur langue professionnelle, ni le hindi, qu'ils parlaient chez eux avec un vocabulaire limité aux besoins de la vie quotidienne. Le souci de la langue ? Vain et efféminé. La mode fut un certain relâchement dans l'expression, à une ignorance voulue de la grammaire.  (…) L'ancienne largeur de vue disparut. Les gens savaient de moins en moins ce que pensaient ceux qui n'étaient pas comme eux, l'isolement et la suspicion s'accrurent entre les castes.
Ce sont souvent les pauvres migrants des petites villes qui préservaient l'idée de la belle langue. Les réfugiés de la Partition, qui étaient propriétaires, comptaient leurs maisons et leurs économies, se repaissant de leur supériorité face à ces nouveaux venus dépenaillés ; mais parfois, ils entendaient parler les classes laborieuses venues d'autres lieux où l'on avait conservé les éléments poétiques, extatiques de l'hindoustani, et il s'apercevaient alors de tout ce qu'eux-mêmes avaient perdu.

La devise des années Nehru, "frugalité, service, nation", déjà mise à mal sous le régime d'Indira Gandhi, fut littéralement balayée par la dérégulation économique des années 2000. Aujourd'hui, la ville de Delhi se trouve dédiée tout entière à la rentabilité, à la réussite sociale et au consumérisme. L'opulence se doit d'être ostentatoire. Mais si le dynamisme de cette classe moyenne force l'admiration, il n'en cache pas moins des failles : une jeunesse désoeuvrée et en perte de repères, et des cellules familiales déstabilisées par la nouvelle indépendance des femmes, la (relative) libéralisation des moeurs, ou encore le recul de la spiritualité.
Et puis, le pendant de tout cet argent coulant à flot est, on le sait, la corruption endémique qui sévit dans le pays. Le système, loin d'être anarchique, est au contraire soigneusement planifié et entretenu par tous ceux qui y trouvent leur intérêt. Même le système médical est gangrené, les hôpitaux n'hésitant pas à faire payer des sommes ahurissantes des traitement totalement inutiles, voire dangereux pour les patients…
Delhi est en plein boom, Delhi s'enrichit, mais Delhi marche sur la tête…

Bien entendu, les pauvres sont comme toujours les grands perdants dans cette histoire. Les terrains où ils établissent leurs bidonvilles étant régulièrement convoités par les promoteurs, ils sont évincés manu militari, relégués dans les friches insalubres. Là, patiemment, de leurs propres deniers, ils reconstruisent des habitations, des écoles, et adjoignent un système de canalisation, avant d'être, de nouveaux, chassés comme des malpropres. Eternel cycle infernal pour ces déshérités ouvertement méprisés :

Le corollaire de tout cela était que, dans l'esprit de la classe moyenne, les domestiques ne méritaient pas leur salaire. Ce dernier n'était pas le reflet de leur contribution à la maisonnée, mais une espèce d'aumône qui leur était faite en dépit de leur incompétence. (…) Leur représentation des pauvres n'était pas celle d'une formidable force de travail, mais d'une meute de parasites qui vivaient au crochet de l'intelligence et du dur labeur de leurs supérieurs. C'était elle, la classe moyenne, qui boostait l'économie, et elle était déterminée à s'assurer que les fruits de la croissance lui reviennent en propre, et à personne d'autre. (…) « Se faire plumer » par les pauvres étaient quasiment une obsession (…)  Comme si, en réaction à la sempiternelle maxime de l'immédiat après indépendance – « Souvenez-vous des pauvres ! » –, Le temps était venu, semblait-il, de les oublier.

Pour dresser ce portrait contrasté de la ville, l'auteur a interviewé des gens très divers, arrogants, attachants, lucides, déroutants aussi, parfois, qui se sont livrés en toute sincérité. Mais Rana Dasgupta ne se contente pas de nous proposer des témoignages bruts, il fait un véritable travail de mise en perspective, aussi bien culturel que politique, analysant les mutations actuelles à l'aune du passé de la ville et du pays. C'est passionnant, parfois édifiant, et que l'on soit d'accord ou pas avec ses théories, on se plongera avec fascination dans cet essai de quelques 600 pages qui se lit aussi facilement qu'un roman, et livre de Delhi une vision aussi séduisante qu'effrayante.
A l'heure actuelle, Delhi est une ville à l'équilibre précaire, d'autant plus que son approvisionnement en eau est de plus en plus difficile à asssurer. Delhi pourrait donc bien s'auto-détruire. Avant de renaître, encore une fois ?


mots-clés : #corruption #essai #historique #mondialisation #social


Dernière édition par Armor le Dim 16 Sep - 0:12, édité 4 fois
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Message par Armor Sam 15 Juil - 18:29

Un petit extrait… tristement cocasse ?

Parfois on a l'impression, il est vrai, que la devise de Delhi est : j'ai mon réseau, donc je suis. Les gens charrient le leur partout, le citent, lâchent des noms connus dans leur conversation comme si leur existence en dépendait. Facebook s'est parfaitement intégré à la vie de la capitale, puisque ce n'est qu'une représentation technologique de ce qui existait déjà. Parfois, dans les soirées mondaines, on a l'impression d'être dans une sorte de télé réalité Facebook. Des gens que vous connaissez à peine viennent vers vous, ils semblent étrangement, même excessivement heureux de vous revoir et vous saluent presque avec affection. Vous ne vous étiez même pas rendus compte que vous étiez amis mais, après une telle démonstration d'intérêt, on ressent le besoin de se montrer curieux. Vous demandez : « Alors, et vous, comment allez-vous ? » Mais ils sont déjà passé à autre chose, ils vous lancent un regard curieux comme pour vous dire : « Ah, c'est encore vous ? Vous êtes encore là ? »
Déjà, ils scrutent l'horizon en quête d'une nouvelle rencontre, et on comprend que ce qui vient d'arriver n'appartient pas au monde réel des corps qui se mêlent et conversent dans un espace matérialisé, mais à celui du Net. On vous a liké.
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Message par bix_229 Sam 15 Juil - 19:09

Merci Armor !
ça t' a donné l' envie de mieux connaitre Delhi ?
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Message par Bédoulène Sam 15 Juil - 22:25

merci Armor pour ton commentaire, c'est une ville effrayante, comme toutes les grandes villes, mais peut-être un peu plus !

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Message par Armor Dim 16 Juil - 11:32

C'est une ville à la fois fascinante et effrayante, qui a connu des bouleversements énormes en l'espace de 150 ans, aussi bien matériels que culturels.
Je ne sais pas si ce livre donne "envie" d'aller à Delhi, mais en tout cas, il m'a permis d'en avoir une autre vision, et d'aborder différemment tout un pan de la littérature indienne.

Je vous mets cette vidéo si voulez écouter un maître du qawwalî chanter en ourdou, cette langue née en Inde du nord sous l'empire moghol, issue du sincrétisme hindo-musulman. Cette tradition du qawwalî se perd apparemment à Delhi depuis la Partition, mais reste vivace au Pakistan :
(Les qawwalî sont des chants de dévotion hérités de la tradition soufi)

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Message par Jack-Hubert Bukowski Dim 16 Juil - 11:47

Armor a écrit:Un petit extrait… tristement cocasse ?

Parfois on a l'impression, il est vrai, que la devise de Delhi est : j'ai mon réseau, donc je suis. Les gens charrient le leur partout, le citent, lâchent des noms connus dans leur conversation comme si leur existence en dépendait. Facebook s'est parfaitement intégré à la vie de la capitale, puisque ce n'est qu'une représentation technologique de ce qui existait déjà. Parfois, dans les soirées mondaines, on a l'impression d'être dans une sorte de télé réalité Facebook. Des gens que vous connaissez à peine viennent vers vous, ils semblent étrangement, même excessivement heureux de vous revoir et vous saluent presque avec affection. Vous ne vous étiez même pas rendus compte que vous étiez amis mais, après une telle démonstration d'intérêt, on ressent le besoin de se montrer curieux. Vous demandez : « Alors, et vous, comment allez-vous ? » Mais ils sont déjà passé à autre chose, ils vous lancent un regard curieux comme pour vous dire : « Ah, c'est encore vous ? Vous êtes encore là ? »
Déjà, ils scrutent l'horizon en quête d'une nouvelle rencontre, et on comprend que ce qui vient d'arriver n'appartient pas au monde réel des corps qui se mêlent et conversent dans un espace matérialisé, mais à celui du Net. On vous a liké.

Il me semble bien que c'est une composante des choses avec laquelle nous pouvons avoir des difficultés à des degrés divers. Les fréquentations sans engagement, l'intérêt aux choses et aux gens sans véritable échange, et l'appropriation d'une certaine forme de «mise en discours» sur la place publique font en sorte qu'il y a actuellement un changement de vision quant à la forme des relations sociales. Il y a un certain rapport qui est faussé.

Je m'écarte du sujet, mais revenons à l'Inde... Smile
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Message par Armor Lun 11 Sep - 23:37

Pour tenter de répondre à bix qui posait la question de la violence machiste qui a cours actuellement dans les villes indiennes, je vais tenter de retranscrire, à travers des extraits, la vision de Rana Dasgupta. Je précise toutefois que Delhi capitale se concentre sur la classe moyenne indienne. Ce chapitre ne traite donc pas des nombreux viols perpétrés depuis toujours par les hommes des hautes castes sur les femmes intouchables, et de l'impunité dont ils jouissent.

Bien entendu, j'ai effectué de très nombreuses coupes, affadissant ainsi le propos de l'auteur. (J'ai ainsi négligé les rapports de pouvoir entre les générations de femmes au sein de la famille).
C'est évidemment long, mais il m'était difficile de simplifier encore plus le propos de l'auteur sans le dénaturer.
J'espère que, même sous forme d'extraits, le vision toute personnelle de Rana Dasgupta vous semblera néanmoins éclairante.


Quand les publicités voulaient vous montrer quelque chose de moderne, de « frais », elles vous montraient une femme en pantalon. Les jeunes femmes qui travaillaient dans les milieux des affaires était les icônes de la nouvelle Inde. (...)
Les années d'après la libéralisation renforcèrent encore la fierté que, en général, la classe moyenne tirait de son travail et de ses revenus, et diminuèrent donc en égale mesure l'attrait des rôles non rémunérés de mère et femme au foyer qui trônaient haut dans la mythologie du XXe siècle. Les jeunes femmes suivirent avec enthousiasme le flux de l'époque, car elles avaient beaucoup à gagner et peu à perdre à sortir de chez elle. (…) Le monde de l'entreprise était plus égalitaire qu'on aurait pu le croire – l'inégalité des sexes en Inde n'avait jamais été structurée comme en Occident, et, au sein de l'entreprise, la dynamique n'était pas celle du foyer. Les femmes grimpèrent vite jusqu'aux échelons les plus élevés du secteur privé indien. (…) Elles ne redoutaient pas le changement. (…)

Il n'en allait pas de même pour les hommes. Ceux-ci avaient de gros enjeux dans l'ordre préétabli. Leur sérénité reposait (de façon plus ancrée qu'ils n'en avaient conscience) sur l'idée qu'une femme gérait leur maisonnée et se trouvait en permanence à la maison. Or, soudain, les femmes non seulement étaient tout le temps de sortie, mais elles gagnaient leur vie, et, ce qui était fondamental, n'avaient plus besoin du soutien des hommes. Pour ces derniers donc, la transformation de la société indienne s'accompagnait d'une menace réelle. (…)

Le regain des mauvais traitements imposés aux femmes dans la sphère domestique reflétait une intensification plus générale de la misogynie au cours de cette période. Elle n'était nulle part plus perceptible que dans l'Inde du Nord et notamment à Delhi. Si un forfait symbolisait la capitale indienne du début du XXIe siècle, c'est bien le viol. D'ailleurs, les journaux surnommèrent Delhi « la capitale du viol », et les indiennes qui n'y habitaient pas craignaient de s'y rendre en raison du nombre d'agressions sexuelles qui étaient recensées.
Bien sûr, le viol n'est pas un phénomène récent : il existe ici depuis toujours, comme partout ailleurs dans le monde. Mais, à Delhi, c'est, historiquement, surtout au sein des familles qu'il avait lieu, et les faits, l'ampleur du viol restaient donc le plus souvent cachés. Ce qui était nouveau, au début du XXIe siècle, c'était le côté public et spectaculaire de l'acte, combiné à un sadisme terrifiant. (…)
En effet, ce qui se passait à Delhi, c'était précisément une guerre larvée, mais généralisée contre les femmes, dont la nouvelle mobilité les transformait en icônes de la métamorphose sociale et économique de l'Inde, et aussi en boucs émissaires. (…)

En Inde, l'idée de la femme cantonnée au foyer avait un sens très spécifique, et fort, qui dérivait de l'histoire coloniale du pays. Au XIXe siècle, s'était instaurée une division rigide des rôles entre les genres. À cause de la mainmise des colons britanniques sur le commerce et la politique, les hommes étaient forcés de compromettre leur mode de vie indien afin de diriger leurs affaires : hors du foyer, et se pliaient à la loi, à la langue, à la vêture, à la technologie et aux us et coutumes britanniques. Les femmes héritèrent donc du devoir nationaliste de préserver, au nom de tous, une existence indienne inaltérée, sans concession : elles devaient se tenir à l'écart de la corruption du domaine public. Elles devaient rester au foyer, qu'elles maintenaient comme un bastion de pureté spirituelle : un rempart contre la colonisation de l'âme, un refuge au sein duquel l'époux pouvait se régénérer. Dans le contexte colonial, ce n'était pas forcément une idée passive du rôle de la femme. (…)
On maintint ainsi en place un vaste réseau émotionnel et historique, grâce au concept d'une femme indienne spirituellement pure, et enfermée : c'est pourquoi cette image de féminité fut sacralisée dans la culture populaire indienne tout au long du XXe siècle. Pour certains, c'était le fondement même de l'Inde car, si les femmes devaient abandonner leur rôle au foyer, sa culture ne se distinguerait plus du reste irreligieux de la planète – et ce serait « l'annihilation de notre identité même ». (…)

Peut-être est-il plus aisé, à cette lumière, de comprendre pourquoi l'abandon de la sphère domestique, sans la moindre sentimentalité, par quantité de femmes de la classe moyenne put avoir des répercussions houleuses. (…) Dans certains milieux, on jugea que le cosmos exploserait si les traditions domestiques n'étaient pas réaffirmées avec énergie. (…) Les femmes – notamment en public – subirent le retour de manivelle. Les vengeances domestiques ne représentent qu'une partie de la tentative générale des hommes pour projeter leurs angoisses sur les jeunes femmes ; les nouvelles indépendances et mobilités de celles-ci furent perçues comme une cause de déstabilisation.
Souvent, politiciens et journalistes tentèrent de prétendre que la recrudescence de viols dans la capital résultait de la présence d'un grand nombre de pauvres migrants – des êtres qui, dans l'imagination appauvrie des classes moyennes, manquaient totalement de culture ou de valeurs. La culture indienne était censée vénérer les mères, les épouses et les sœurs, et aucun Indien « bien élevé » ne penserait jamais les soumettre à des actes inconvenants. Or, le problème était quasiment l'inverse, et bien plus décourageant. Le problème venait, précisément, de la « culture indienne » dont la vénération de l'indienne domestique et idéalisée impliquait en contrepartie la détestation des femmes « publiques » (les deux sens du terme, lorsqu'il était appliqué aux femmes, se mêlaient inévitablement).
La violence ne venait pas d'hommes sans culture et sans valeurs, mais d'hommes qui, au contraire, étaient très préoccupés par lesdites valeurs. Ainsi, il était évident, à entendre, entre autres, les commentaires des policiers, des juges et des politiques, que, alors même qu'on leur demandait de partager l'indignation générale face à ces crimes, ils étaient tout juste capables de réprimer le sentiment que les femmes qui arpentaient les rues la nuit de cette manière méritaient leur sort. La vérité est qu'un nombre significatif de viols impliquaient justement des hommes politiques. Dans une certaine mesure, ils avaient voué leur existence à la protection de « valeurs » indiennes, or, hélas, dans la Delhi du XXIe siècle, ils n'étaient pas spontanément scandalisés par le châtiment réservé aux femmes.

En d'autres termes, Delhi fut en proie à l'un de ces moments fous de l'histoire humaine où une terrible violence est perçue par ses perprétateurs comme une chose positive, le fruit de principes supérieurs. La violence contre les femmes dans le monde mouvant de l'Inde de l'après-libéralisation n'était pas seulement le fait d'une minorité de marginaux dénués de culture. Elle entachait aussi la majorité, toutes les classes sociales. Elle ne venait absolument pas de l'absence de valeurs, mais, au contraire, d'un excès psychotique de valeurs.


Dernière édition par Armor le Mar 12 Sep - 3:46, édité 4 fois
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Message par bix_229 Lun 11 Sep - 23:43

Merci Armor, c' est suffisamment clair.
Delhi est une marmite à la limite de l'explosion.
Dans un pays où, comme le font remarquer certains journalistes, Modi, le Premier ministre, protège davantage les vaches que les minorités...
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Message par Bédoulène Mar 12 Sep - 7:07

merci pour ces extraits édifiants !

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