Charles-Albert Cingria

(Comprend-on quelle est ma tactique? Je dois croire cela d'une foi qui est de la même nature que l'existence. L'existence ne nécessite, de la part de celui-là même qui existe, aucun effort. Simplement il existe. Ainsi je dois croire. Autrement, si je ne crois pas, si j'usurpe un mode de réalité qui n'est pas ce qui, tant que je crois, existe, le contraire existera alors et fondra sur moi. Il n'y a pas, avec de telles forces, une foi à opposer au néant : il y a une foi bonne qui dresse en existence toutes les possibilités heureuses et une foi mauvaise qui donne vie à tous les monstres. J'ai compris ça et je dois m'y tenir. Ce n'est peut-être qu'une expérience : mais voyons, allons toujours. Le pire danger, évidemment, c'est de penser. Je ne dois pas penser, ne rien penser. Je ne dois surtout jamais me retourner. Quand j'aurai franchi une certaine distance on verra bien si cette expérience a réussi.)

«Ce qu'il y a d'important, c'est moins ce qu'on voit que l'état dans lequel on se trouve quand on voit.»

Ce que je tiens surtout à faire remarquer, et je crois que là-dessus il n’y aura pas l’ombre d’un désaccord avec ceux qui observent un peu, c’est que beaucoup plus de découvertes que celles qui dans un but vénal ou de vanité (ou encore – n’écartons pas cela – en vertu de louables considérations altruistes) ont été publiées sont depuis de longs âges mises en pratique. C’est pour cela que les esplanades du globe et les quartiers des villes où déferle le flot humain sont si intéressants. Tout d’un coup, on en voit un de ces êtres. Dans un simple imperméable jaune vieilli et fripé exprès. Ou bien en autobus, après que se produit un arc-en-ciel sur un pont qui vibre. Vous êtes stupéfait par ce qu’ils ont réussi à résumer de race ophidienne divine dans leur regard. Ce peut être un enfant de treize ans dont les cils fouettent. Mais il a compris l’indiscrétion dangereuse qu’avec votre flair trop averti vous êtes en train de commettre. En conséquence, il sonne, il descend. Vous descendez. Il disparaît. Longtemps après vous vous souvenez. Vous en parlez. Personne ne vous écoute. On prend alors l’habitude de ne plus témoigner ou de ne témoigner que pour des choses qui donnent consistance aux conversations ou à la littérature habituelle.

Les pigeons, par exemple. Je les vois – à l’instant même je les vois – qui bénéficient et comment dans ces temps de resserrement pas sincère. Le porche de Saint-Sulpice en est tout encombré. C’est violet violent un pigeon; c’est rose tendre cendré; c’est arsenical et adipeux dans une mendicité qui n’a pas de terme, ni aucun remerciement – cela je l’espère bien. C’est du reste pour cela, parce qu’ils acceptent cette expansion orgiaque qu’on leur donne, qu’ils s’accordent cette impunité dévastatrice. Les statues grincent et crépitent sous leurs griffes. Leurs ailes volètent. Leurs orbites roulent à droite et à gauche de mille feux de fausses pierres. Bossuet, Fléchier, Bourdaloue, Massillon. Quelle fête! Est-ce Fléchier qui tient un porte-plume de pierre en vraie oie que l’un d’eux a choisi pour en faire un perchoir?

On file encore, longtemps, des heures. Il n’y a plus cet exhaussement subit : plus de ponts. Le silence est énorme.

Je ne crois plus que c’est le vent. D’effort, je n’en produis rien. Je me sens positivement aspiré, bu par la nuit.

Oh! mais c’est brusquement plus compliqué. Il faut passer des planches, enjamber un mécanisme. C’est qu’ici un de ces lieux à niveaux différents où plusieurs canaux se rejoignent. Au centre il y a une espèce d’île, une maison, petite, citadine; des œillets, une niche à chien, un beau petit canon. Tout est propre. Je suis étonné de ce gravier. Quel indicible œillet blanc doit être la fille de l’inspecteur! Une chaîne sort de la niche à chien où il n’y a que l’ombre. Une casquette fluviale a été oubliée. Je bondis sur mon cycle et file de là par un pont où les planches détalent comme des aigles qu’on expulse à coups de canne.

Nous voici donc partis dans cette terre qui enfonce. V… semble prendre plaisir à cela et n’accorder d’estime qu’à ceux qui aiment ce qu’il aime qui est de souffrir. Nos semelles périodiquement augmentent. Nous sommes obligés de donner de grands coups de pieds à vide dans l’air pour nous dégager. Aussitôt cela recommence. Néanmoins nous avançons, mais au prix de quelles tortures! Jamais je n’ai eu si chaud. La chaleur sèche, je l’aime beaucoup et même je la recherche. Quarante ou soixante degrés dans un bain turc ne me font pas peur, mais d’abord je suis immobile et ici je ne le suis pas; ensuite et surtout il y a cette odeur et cette vapeur et l’intolérable travail de lutter contre l’enfoncement.

C’est une folle, au premier abord. Jamais je n’ai trouvé agréable son regard, ni confortable sa société. Elle me déteste aussi – parce qu’elle déteste tous les hommes. Cependant elle a fini par se marier. Oui, ce qui est fou, vous comprenez, c’est le bleu de ses yeux, du bleu avec du charbon – du fusain – dedans qui salit, et puis un peu de vert comme l’eau mélangée d’une mare communiquant à la mer, mais furieux ça tout d’un coup et sans motif (sans motif autre que toute la société). Et ses cheveux aussi sont furibonds, ce qui n’est pas pour déplaire à des dames qui discernent une forte individualité. On l’admire d’être seule et d’être venue comme ça. On l’admire et on la conforte et on la conseille dans ses premiers terribles moments de l’arrivée dans la capitale.

Voici peu après, sur l’herbe, l’autel d’un dieu. Il n’est ni enterré à sa base, ni dégagé. Il est comme neuf. On dirait qu’il a été déposé là par un camion cette nuit. Il se tient comme un homme qui resterait debout, ayant promis de ne plus bouger. La table a cessé d’être chauffée et blanchie par le bois des sacrifices de petites victimes à cornes, depuis le Ve siècle. Elle ne conserve plus aucune trace. Elle est juste à la hauteur des poumons d’un homme normal. Un grand cri la ferait peut-être partir.

Considérablement plus loin, on voit, dans la mousse qui est le sol, un petit carré de pavé de mosaïque noire, grise et blanche, avec un peu de ciment d’archéologue dans les fentes. Un porc-épic a dû galoper là cette nuit, ou se battre avec un autre. Un porte-plume tout neuf a été oublié par lui sur ces couleurs qui sont exactement les siennes. Le sujet doit être une demi-cabane à toit ondulé antique, et puis de l’herbe (bien faite) avec les tiges d’une plante qui fait arbuste, et puis un oiseau saisi de crainte. La patte droite qui est crispée traduit cette crainte (probablement d’un reptile que la détérioration a fait disparaître, ainsi que l’autre moitié de la cabane et la patte gauche). Le ciment encadre joliment; la mousse est odorante; la solitude est parfaite. C’est agréable ces choses comme ça qu’on touche, sur quoi on marche, si on veut, qui ne sont pas surveillées. Parce que c’est inutile. Elles seraient médiocres dans un musée, et, chez un antiquaire, l’on n’en donnerait rien. D’ailleurs on ne sait pas que c’est là et il faut quitter la route pour la découvrir.

On admire, on réfléchit, on repart.

On va vite parce qu’il fait décidément froid.