Personnages vivants
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Personnages vivants
Je suis depuis longtemps fasciné par l'indépendance et la pérennité des personnages de fiction, leur autonomie parfois, leurs rapports avec l'auteur (qui peuvent être émancipés comme dans le troublant Six personnages en quête d'auteur de Pirandello). Comment ils naissent, évoluent, m'enchante sans fin _ et je ne suis à coup sûr pas le seul.
Il y a aussi ces personnages qui vivent toujours dans l'esprit des lecteurs, ceux qui sont devenus des types universels, ou reviennent sous la plume d'un autre auteur... vaste sujet !
J'ai été séduit par ce passage de Marguerite Yourcenar dans le recueil d'entretien Les yeux ouverts, où elle parle de la "destinée" de Zénon (L’Œuvre au noir) :
Il y a aussi ces personnages qui vivent toujours dans l'esprit des lecteurs, ceux qui sont devenus des types universels, ou reviennent sous la plume d'un autre auteur... vaste sujet !
J'ai été séduit par ce passage de Marguerite Yourcenar dans le recueil d'entretien Les yeux ouverts, où elle parle de la "destinée" de Zénon (L’Œuvre au noir) :
« Je n’ai pas choisi pour lui, il fallait le laisser choisir, jusqu’au bout.
Du reste, toute la fin du livre a pris un tour vraiment inattendu pour moi, et pour Zénon quand il a rencontré le Prieur des Cordeliers. À l’origine, le Prieur n’était qu’un comparse, et on voit là le peu de différence qu’il y a au départ entre une figure secondaire et un personnage important. En quittant les États-Unis pour la Pologne – c’était en 1964 – j’avais terminé un chapitre : Zénon se regarde dans un miroir, voit des douzaines d’hommes – c’est un petit miroir à facettes que je connaissais, que j’avais vu dans une maison à Lübeck – et puis il s’en va. Cette image-là est presque le symbole de tous les Zénon possibles encore à son âge : cinquante ans. Puis j’avais amorcé le chapitre suivant où on lui offrait, à Senlis, une place dans le carrosse du Prieur des Cordeliers, qui revenait d’un chapitre de son Ordre. Je m’étais dit : il atteindra Bruges d’une manière ou d’une autre, et il s’y fera oublier. Je ne m’attendais pas du tout à ce qu’il revoie ce Prieur et s’attache à lui.
Un peu fatiguée par mon travail, je suis partie pour la Pologne et pour une courte excursion en Russie, laissant Zénon, en quelque sorte, assis à sa place. Et sur le chemin du retour, je me suis retrouvée en Autriche, et là, subitement, j’ai eu envie d’aller à l’église des Franciscains de Salzbourg, qui est très belle. Je me suis assise là, j’ai assisté à la grand-messe… Et j’ai littéralement vu entrer, dans ma pensée, bien sûr, je dirais dans la pensée de mes yeux, le Prieur des Cordeliers. Ce personnage qui n’existait encore que dans une seule phrase du livre, tout d’un coup il était là, très vivant, il avait beaucoup à me dire. C’est ainsi que le livre, au lieu de se terminer en dix pages, en a eu deux cents de plus. »
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« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
Tristram- Messages : 15597
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Re: Personnages vivants
Voici Nathan Zuckerman avec son épouse enceinte, qui s'adresse à son auteur, Philip Roth, à la fin de l'autobiographie de ce dernier, Les faits ‒ Autobiographie d'un romancier :
« …] jamais nous n’aurons la chance, ou notre enfant, de vivre pareils à ceux dont leurs auteurs affirment qu’à un certain moment les personnages "prennent le relais" et combinent l’intrigue de leur propre initiative. […]
Personne, s’il veut bénéficier d’une réelle considération en tant que personnage littéraire, ne peut sérieusement demander à un auteur de consentir à un traitement de faveur. Une solution improbable à un conflit insoluble ne compromettrait pas moins mon autorité que la tienne. Mais un auteur scrupuleux comme toi doit sûrement se demander si un personnage aux prises avec ce qui apparaît être l’interminable et nécessaire tragédie de son existence n’est pas, en fait, gratuitement et cruellement soumis à la torture par la mise en œuvre, chez l’auteur, d’un rituel névrotique. »
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Tristram- Messages : 15597
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Re: Personnages vivants
En une citation, tu mets à mal toutes les préventions que j'ai contre Philip Roth !
Quasimodo- Messages : 5461
Date d'inscription : 02/12/2016
Age : 28
Re: Personnages vivants
Je suis loin d'être absolument fan, mais on y trouve à grapiller aussi !
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Tristram- Messages : 15597
Date d'inscription : 09/12/2016
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Localisation : Guyane
Re: Personnages vivants
« J’écris de la fiction, on me dit que c’est de l’autobiographie, j’écris de l’autobiographie, on me dit que c’est de la fiction, aussi puisque je suis tellement crétin et qu’ils sont tellement intelligents, qu’ils décident donc, eux, ce que c’est ou n’est pas." P. Roth
Se méfier de ce qu'écrit Roth et à travers lui, ses doubles.
Je suis personnellment persuadé qu'il s'est exprimé à travers eux autant pour se définir que pour
se dissimuler.
Mais on peut se questionner, faute de mieux.
Roth, l'homme et le romancier est-il la somme de ses doubles ? Chacun d'entre eux ou tous à la fois ? Veut-il exprimer la multiplicité des moi dans chaque individu ou brouiller les pistes, laissant
aux commentateurs le dernier mot ?
Voilà on revient au début et on tourne en boucle.
Peut etre son oeuvre est-elle une énigme sans réponse et quand meme aussi un jeu avec le lecteur...
S'il a envie de jouer...
Se méfier de ce qu'écrit Roth et à travers lui, ses doubles.
Je suis personnellment persuadé qu'il s'est exprimé à travers eux autant pour se définir que pour
se dissimuler.
Mais on peut se questionner, faute de mieux.
Roth, l'homme et le romancier est-il la somme de ses doubles ? Chacun d'entre eux ou tous à la fois ? Veut-il exprimer la multiplicité des moi dans chaque individu ou brouiller les pistes, laissant
aux commentateurs le dernier mot ?
Voilà on revient au début et on tourne en boucle.
Peut etre son oeuvre est-elle une énigme sans réponse et quand meme aussi un jeu avec le lecteur...
S'il a envie de jouer...
bix_229- Messages : 15439
Date d'inscription : 06/12/2016
Localisation : Lauragais
Re: Personnages vivants
"Je ne suis jamais arrivé à aimer Carrie White et je n’ai jamais bien cru à ce qui avait motivé Sue quand elle avait envoyé son petit ami inviter Carrie au bal de la promotion ; mais je tenais quelque chose, en effet. Toute une carrière. Déjà, j’étais sûr que les personnages qui avaient assisté au bal de promotion avec Carrie ne l’oublieraient jamais. Du moins, les rares à avoir survécu.
J’avais écrit trois autres romans avant Carrie : Rage, Marche ou crève et Running Man. Le meilleur est peut-être Marche ou crève. Mais aucun d’eux ne m’a appris ce que Carrie White m’a appris. Ce que j’ai découvert de plus important, c’est que la perception qu’a l’auteur de ses personnages, au départ, peut être aussi erronée que celle du lecteur ; et, presque aussi important, j’ai compris que le fait d’arrêter la rédaction d’un texte simplement parce que c’est difficile, sur le plan affectif ou sur celui de l’imagination, est une mauvaise idée. Il faut parfois continuer même quand on n’en a pas envie, et il arrive qu’on fasse du bon boulot alors qu’on a l’impression d’être là, à pelleter bêtement de la merde, le cul sur une chaise.
Ecriture : Mémoires d'un métier de Stephen King
J’avais écrit trois autres romans avant Carrie : Rage, Marche ou crève et Running Man. Le meilleur est peut-être Marche ou crève. Mais aucun d’eux ne m’a appris ce que Carrie White m’a appris. Ce que j’ai découvert de plus important, c’est que la perception qu’a l’auteur de ses personnages, au départ, peut être aussi erronée que celle du lecteur ; et, presque aussi important, j’ai compris que le fait d’arrêter la rédaction d’un texte simplement parce que c’est difficile, sur le plan affectif ou sur celui de l’imagination, est une mauvaise idée. Il faut parfois continuer même quand on n’en a pas envie, et il arrive qu’on fasse du bon boulot alors qu’on a l’impression d’être là, à pelleter bêtement de la merde, le cul sur une chaise.
Ecriture : Mémoires d'un métier de Stephen King
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“Lire et aimer le roman d'un salaud n'est pas lui donner une quelconque absolution, partager ses convictions ou devenir son complice, c'est reconnaître son talent, pas sa moralité ou son idéal.”
― Le club des incorrigibles optimistes de Jean-Michel Guenassia
[/i]
"Il n'y a pas de mauvais livres. Ce qui est mauvais c'est de les craindre." L'homme de Kiev Malamud
Bédoulène- Messages : 21081
Date d'inscription : 02/12/2016
Age : 79
Localisation : En Provence
Re: Personnages vivants
C'est quoi tes préventions,Quasimodo, tu peux préciser? Et est-ce que par définition les préventions ne sont pas faites pour être chamboulées ?Quasimodo a écrit:En une citation, tu mets à mal toutes les préventions que j'ai contre Philip Roth !
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Etre dans le vent, c'est l'histoire d'une feuille morte.
Flore Vasseur
topocl- Messages : 8407
Date d'inscription : 02/12/2016
Age : 64
Localisation : Roanne
Re: Personnages vivants
Courage, mon pauvre Quasimodo !
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« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
Tristram- Messages : 15597
Date d'inscription : 09/12/2016
Age : 67
Localisation : Guyane
Re: Personnages vivants
Si, bien sûr, je ne me plains pastopocl a écrit:Et est-ce que par définition les préventions ne sont pas faites pour être chamboulées ?
J'évoque mes préventions pour dire l'agréable surprise que j'ai éprouvée à découvrir cette citation, mais je ne sais pas s'il est très intéressant de les exposer. Elles viennent de ce que j'ai glané dans la presse et que j'ai vraisemblablement déformé. J'imagine une sorte de Houellebecq, que je n'ai pas lu non plus (tant qu'on y est) : la chair triste et le désenchantement des sociétés occidentales sur un mode misanthrope. Je suppose que c'est réducteur, si ce n'est complètement faux, mais je n'ai normalement aucune appétence pour ce genre de littérature.
Quasimodo- Messages : 5461
Date d'inscription : 02/12/2016
Age : 28
Re: Personnages vivants
« J’ai lu l’écriture de l’homme. J’ai vagabondé à travers ses pages, j’ai feuilleté ses idées. Je sais jusqu’où allèrent les peuples et combien les mena loin la tentation de l’esprit. Certains souffrirent pour inventer des formules, d’autres pour engendrer des héros ou pour figer l’ennui dans la foi. Tous dépensèrent leurs richesses parce qu’ils redoutaient le spectre du vide. Et quand ils ne crurent plus à rien, quand la vitalité ne soutint plus la flammèche des tromperies fécondes, ils se livrèrent aux délices du déclin, aux langueurs d’un esprit épuisé.
Ce qu’ils m’ont enseigné – une curiosité dévorante m’entraînait dans les méandres du devenir – n’est qu’eau morte où se reflètent les charognes de la pensée. Tout ce que je sais, je le dois aux fureurs de l’ignorance. Lorsque tout ce que j’ai appris disparaît, alors, nu, le monde nu devant moi, je commence à tout comprendre.
Je fus le compagnon des sceptiques d’Athènes, des écervelés de Rome, des saints de l’Espagne, des penseurs nordiques et des poètes britanniques aux ferveurs brumeuses – le débauché des passions inutiles, le zélateur vicieux et délaissé de toutes les inspirations.
… Et puis, revenu de tout cela, ce fut moi que je retrouvai. Je me remis en route sans eux, explorateur de mon ignorance. Quiconque fait le tour de l’histoire retombe durement en lui-même. Lorsque s’achève le labeur de ses pensées, l’homme, plus seul qu’auparavant, sourit innocemment à la virtualité.
Ce ne sont pas les exploits temporels qui te mettront sur le chemin de ton accomplissement. Affronte l’instant, ne redoute pas la fatigue, ce ne sont pas les hommes qui t’initieront aux mystères gisant dans ton ignorance. Le monde se tapit en elle. Écoute-la sans parler, tu y entendras tout. Il n’existe ni vérité ni erreur, ni objet ni fantasme. Prête l’oreille au monde qui couve quelque part en toi et qui est, sans avoir besoin de se montrer. Tout réside en toi, la place y est vaste pour les continents de la pensée.
Rien ne nous précède, rien ne nous côtoie, rien ne nous succède. L’isolement d’une créature est l’isolement de toutes. L’être est un jamais absolu.
Qui pourrait être dénué de fierté au point de tolérer quoi que ce soit en dehors de lui ? Avant toi retentirent des chants, après toi continuera la poésie des nuits – cela, as-tu la force de le supporter ?
Si, dans la débâcle du temps, dans le miracle d’une présence, je ne vois pas se faire et se défaire le monde vivant, alors ce que je fus et que je suis n’approche même pas le frisson d’une ombre d’étonnement.
Cioran, Bréviaire des vaincus (17)
Invité- Invité
Re: Personnages vivants
Personnellement je ne vois pas du tout Roth comme misanthrope. Et l'idée de le comparer à Houellebecq ne m'était jamais venue...Quasimodo a écrit:Si, bien sûr, je ne me plains pastopocl a écrit:Et est-ce que par définition les préventions ne sont pas faites pour être chamboulées ?
J'évoque mes préventions pour dire l'agréable surprise que j'ai éprouvée à découvrir cette citation, mais je ne sais pas s'il est très intéressant de les exposer. Elles viennent de ce que j'ai glané dans la presse et que j'ai vraisemblablement déformé. J'imagine une sorte de Houellebecq, que je n'ai pas lu non plus (tant qu'on y est) : la chair triste et le désenchantement des sociétés occidentales sur un mode misanthrope. Je suppose que c'est réducteur, si ce n'est complètement faux, mais je n'ai normalement aucune appétence pour ce genre de littérature.
On en reparle après lecture, Quasimodo!
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Flore Vasseur
topocl- Messages : 8407
Date d'inscription : 02/12/2016
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Re: Personnages vivants
Oui, ça vaudra mieux !!topocl a écrit:On en reparle après lecture, Quasimodo!
Quasimodo- Messages : 5461
Date d'inscription : 02/12/2016
Age : 28
Re: Personnages vivants
Petits critiques critiques, qui ne parlent que de ce qu'ils ont lu !
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Tristram- Messages : 15597
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Localisation : Guyane
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