Le Gout des mots. Ceux que nous aimons et les autres

Certaines de nos expériences, lorsqu’elles sont fortes ou intimes, échappent à notre capacité d’expression. Soudain, les mots semblent défaillants, très en deçà de l’événement. D’aucuns déclareraient alors qu’ils trahissent ou qu’ils sont faux. Mais c’est confondre mensonge et interprétation. Nous ne faisons jamais qu’interpréter le monde, d’où la nature provisoire de nos propos, leur marge d’incertitude, l’impossibilité de les prolonger en un système qui les assure. Et parmi les aspects du monde que nous tentons de saisir, il en est de particulièrement réfractaires au verbe : les sensations, par exemple, tâche impossible. Lorsque j’affirme « J’ai froid », je me repose sur l’expérience commune pour donner du sens à cette formule toute prête, car elle ne dit pas vraiment ce qu’est avoir froid, l’état du corps-esprit dans le froid… Encore cette sensation s’évalue-t-elle en termes de degrés, qui font qu’on a plus ou moins froid ─ mais lorsque la complexité croît, comme avec celle de plaisir ? Que se passe-t-il en nous dans le plaisir ? Combien de sortes de plaisirs ? Une jouissance ressemble-t-elle jamais à une autre ? Il n’y a presque aucun mot pour dire le plaisir, car, au moment où nous l’éprouvons, aucun verbe n’accompagne cette sensation-sentiment. Le contraste est étrange, si l’on y songe, entre le foisonnement et la richesse de ces émotions et le grand silence dans lequel elles se déploient. C’est d’ailleurs pourquoi le souvenir du plaisir ne se fixe jamais dans la mémoire. On sait qu’il a eu lieu, que s’est produit cet événement du corps-esprit, mais impossible d’en évoquer la teneur, ni de l’énoncer, ni de le rappeler.

Belinda Cannone - L'écriture du désir