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La date/heure actuelle est Mar 19 Mar - 12:20

173 résultats trouvés pour amour

F.S Fitzgerald

Francis Scott Fitzgerald
1896/1940


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Francis Scott Key Fitzgerald, né le 24 septembre 1896 à Saint Paul dans l'État du Minnesota et mort le 21 décembre 1940 à Hollywood, est un écrivain américain.
Chef de file de la Génération perdue et représentant de l'Ère du Jazz, il est aussi celui qui lance la carrière d'Ernest Hemingway. Son roman le plus célèbre reste Gatsby le Magnifique, succès planétaire qui fut adapté de nombreuses fois au cinéma, à la télévision ou sur scène.
Il se marie en 1920 avec Zelda Sayre, une jeune fille du Sud qui sera son égérie (et l'auteur d'un roman autobiographique : Accordez-moi cette valse, publié en 1932). Ils ont une fille, Frances Scott Fitzgerald, qu'ils surnomment « Scottie ».
Le jeune Scott devient l'élève de l'école privée Saint-Paul Academy. Rapidement impopulaire, il rêve de gloire tout en se considérant comme différent des autres garçons. Lecteur éclectique et assidu, il commence à écrire des poèmes et des nouvelles qu'il publie dans le journal de l'établissement huppé où il est inscrit en 1911 : l'école Newman dans le New Jersey. C'est là qu'il rêve d'entrer dans une des toutes meilleures universités du pays : Princeton, où le jeune Scott connaîtra ses premières grandes désillusions.
Sa prétention et son immaturité l'excluent rapidement de l'impitoyable société estudiantine, alors que ses efforts pour intégrer l'équipe de football de l'université se révèlent vains : cet échec le marque toute sa vie.
L'armée est le plus à même de réaliser ses rêves de gloire. Il s'y engage en 1917, à l'entrée en guerre des États-Unis lors de la Première Guerre mondiale et, en juin 1918, est envoyé à Camp Sheridan, près de Montgomery, en tant que sous-lieutenant. C'est là qu'il tombe amoureux de l'excentrique Zelda Sayre, dix-huit ans mais déjà pleine d'esprit. C'est pour la conquérir qu'il écrit l'ébauche de ce qui sera son premier roman : Le Romantique Égotiste. Rejeté deux fois par Maxwell Perkins, il est finalement accepté en juillet 1919 sous le titre de L'Envers du paradis, et paraît en librairie le 26 mars 1920. Le roman connaît un énorme succès et fait de son auteur le représentant de toute une génération, celle de l'Ère du Jazz. Les retombées financières permettent à l'écrivain d'épouser Zelda.
À la parution de Gatsby le Magnifique, en avril 1925, malgré les bonnes critiques, les ventes ne décollent pas, même si elles lui rapportent la jolie somme de 28 000 dollars. Cela ne satisfait guère l'écrivain, qui est forcé de continuer à écrire des nouvelles, que le Saturday Evening Post et d'autres journaux lui achètent encore un bon prix.
Entre les visites à son épouse (Fitzgerald fait interner Zelda en Suisse, puis à Asheville ; toujours dans les meilleures cliniques), son propre alcoolisme, les dépressions et les soucis financiers (évoqués dans le recueil de nouvelles La Fêlure, dont la nouvelle du même nom), Scott Fitzgerald parvient toutefois - au bout de neuf ans - à écrire Tendre est la nuit. Cet ouvrage est fortement inspiré de sa femme, Zelda, et de leur relation.
À Paris, le couple vit au no 58 rue de Vaugirard entre avril et octobre 1928. Entre 1928 et 1929, ils sont entre Nice et Paris. Ils s'installent ensuite au 10 rue Pergolèse entre 1929 et 1931. C'est à Hollywood le 21 décembre 1940 que Scott Fitzgerald meurt d'une crise cardiaque alors qu'il exerce la profession de scénariste, qu'il déteste. Il laisse le prometteur Dernier Nabab inachevé.
Sa femme meurt quelques années plus tard, en 1948, dans l'incendie qui ravage le sanatorium d'Asheville, où elle est internée.


Bibliographie

1920 : L'Envers du paradis (This Side of Paradise)
1922 : Les Heureux et les Damnés (The Beautiful and Damned)
1925 : Gatsby le Magnifique (The Great Gatsby)
1934 : Tendre est la nuit (Tender is the Night)
1941 : Le Dernier Nabab (The Last Tycoon) - inachevé, publié en 1941

1999 : Nouvelles américaines [« How to Live on $36,000 a Year »], Éditions Gallimard, coll. « folio »


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Gatsby le magnifique de F.S Fitzgerald

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Cette édition magnifiquement illustrée du chef-d’œuvre de F. S. Fitzgerald offre un portrait emblématique de l’âge d’or du jazz, avec des illustrations d’Adam Simpson qui reflètent la splendeur dorée des années folles.
Considéré comme le plus grand roman américain de tous les temps, Gatsby le Magnifique met en scène Jay Gatsby, un homme riche et fantasque, et son amour obsessionnel pour la débutante Daisy Buchanan. C’est aussi un récit édifiant sur le rêve américain dans toute son exubérance, sa décadence, son hédonisme et sa passion.
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Gatsby le magnifique édité dans cette superbe collection collector ne pouvait que me faire de l'œil et il faut bien l'avouer, les éditions Hauteville ont encore fait fort avec ce merveilleux objet tant par la qualité du papier que des illustrations qui ont , bien évidemment, décuplé mon plaisir de lecture.
Et quelle lecture !
Si Gatsby gardait pour moi les traits d'un Gabin, Redford, Di Caprio, magnétiques et ensorcelants ainsi que le génie d'un Baz Luhrmann, rien n'enterre pour autant le séduisant phrasé de F. S Fitzgerald qui aimante le lecteur et l'invite dans la version intimiste initiale d'une affiche littéraire des plus fastueuses.
À la croisée des destins s'ouvre une fenêtre nous laissant observer la percée d' une ascension, celle de Gatsby, troublée par une déchirure accablante manifeste provenant d'un amour immobile stagnant près d'une abîme fissurée.
Et si l'essentiel était ailleurs, hors des acquis et du patrimoine, d'une valeur insondable, si cette richesse s'appelait Daisy Buchanan...
D'une passion envahissante et accablante se dresse le portrait des années folles qui se teinte d'une couleur dorée et noire reflétant à merveille le paradoxe des morgues altières et pourtant si orphelines; les dominants dominés par tout ce qui leur échappe s' efforçant de bâtir les splendeurs artificielles, les édifices fastueux avant la grande dépression...
Il souffle un vent de magnificence, celui d'un rêve américain à son apogée calfeutrant les âmes esseulées, de l'opulence impatiente flirtant avec la corruption annonçant le crépuscule des convenances établies et de l'hédonisme se mettant à table, trinquant avec avidité et convoitise à l'ivresse.
Entre brèves de buffets et jazz endiablé, la délicatesse des lignes de Fitzgerald amène à ce décor une élégance singulière qui met en lumière le fabuleux des apparences et la désolation des âmes désertées sous le ciel du nouveau monde.
Un roman exquis sur le bruit des Hommes frivoles et désorientés tombant inexorablement dans le gouffre féroce de la vie.
"Il n'y a que les poursuivants et les poursuivis, les affairés et les épuisés. " F. S Fitzgerald


\Mots-clés : #amour
par Ouliposuccion
le Lun 29 Jan - 9:46
 
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Sylvain Prudhomme

Par les routes

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Sacha, le narrateur, dans la quarantaine, a quitté Paris pour s’installer à V. afin de commencer une nouvelle existence, d’écriture solitaire. Mais très vite il retrouve « l’autostoppeur », ami perdu de vue depuis près de vingt ans.
« J’ai pensé à l’autostoppeur. À cette fable qui m’était un jour revenue, juste avant que je lui demande de sortir de ma vie : le pot de fer qui ne veut pas de mal au pot de terre, qui lui veut même sincèrement du bien, et qui pourtant, d’un faux mouvement, le réduit en miettes. Le pot de terre qui un jour, d’avoir trop frayé avec le pot de fer, se brise.
Il y a deux options face au destin : s’épuiser à lutter contre. Ou lui céder. L’accepter joyeusement, gravement, comme on plonge d’une falaise. Pour le meilleur et pour le pire. »

Cet autostoppeur compulsif part souvent à l’aventure, quoique marié à Marie avec un fils, Agustin ; il se limite à la France, recherche surtout la rencontre de hasard, fait des polaroids de ses « autostoppés ».
« Moi j’ai besoin de partir. C’est nécessaire à mon équilibre. Si je reste trop longtemps sans partir j’étouffe. »

« C’était comme s’il avait toujours besoin que sa trajectoire en frôle d’autres. Comme si son appétit, sa curiosité, sa faim lui rendaient viscéralement impossible de renoncer à la multitude des rencontres possibles. Peut-être avait-il, plus qu’un autre, conscience de la foule de vivants lancés en même temps que lui dans la folie de l’existence. Peut-être percevait-il avec plus d’acuité leur présence autour de lui, pareillement occupés à vivre, à aimer, à mourir. »

C’est un ancien colocataire à la fac, avec qui il partait « sur les routes deux mois par an l’été ». Marie, traductrice, s’habitue à ses absences ; bien sûr, elle s’éprend de Sacha et réciproquement (c’est inévitablement comme ça dans toutes les histoires, rapprochements qui se rencontrent aussi dans l’existence, au gré des circonstances).
Puis l’autostoppeur, s’écarte des autoroutes, et visite des hameaux, dont il envoie des cartes postales. Marie le retrouve par hasard dans le Nord, mais le laisse seul. Sacha, elle et Agustin vivent ensemble, recevant des nouvelles de leur « envoyé spécial », qui ne rompt l’attachement que progressivement. L’autostoppeur revient, le temps d’emmener Sasha pour un voyage (en stop) au petit village d’Orion, puis disparaît. Enfin, ils reçoivent une invitation à un week-end de camping à la campagne près d’un hameau appelé Camarade, où sont conviés tous les « automobilistes » de l’autostoppeur, et où ce dernier n’apparaîtra pas.
Histoire qui m’a paru un peu longue, mélancolique, et qui évoque originalement le voyage et les départs, et les rencontres de hasard.
(@Topocl : encore touché (pour les souvenirs de stop), mais pas encore coulé !)

\Mots-clés : #amitié #amour #aventure #voyage
par Tristram
le Ven 29 Déc - 15:43
 
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Mathias Enard

L'Alcool et la Nostalgie

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Dans cette novella, « Mathias » retourne à Moscou retrouver Jeanne (de France, peut-être celle du transsibérien de Cendrars) à l’annonce de la mort de Vladimir (de qui son amante Jeanne s’est éprise : les « trois matriochki » ont vécu là ensemble pendant un an, de littérature russe, d’alcool et de drogue). Il accompagne la dépouille de ce dernier en Sibérie, tous les deux seuls dans un compartiment de train avec la vodka, la nostalgie et des souvenirs historiques et littéraires de la Russie.
« …] les livres qui sont bien plus dangereux pour un adolescent que les armes, puisqu’ils avaient creusé en moi des désirs impossibles à combler. Kerouac, Cendrars ou Conrad me donnaient envie d’un infini départ, d’amitiés à la vie à la mort au fil de la route et de substances interdites pour nous y amener, pour partager ces instants extraordinaires sur le chemin, pour brûler dans le monde, nous n’avions plus de révolution, il nous restait l’illusion du voyage, de l’écriture et de la drogue. »


\Mots-clés : #addiction #amitié #amour #ecriture #jeunesse #nostalgie
par Tristram
le Mer 20 Déc - 16:12
 
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David James Duncan

La Rivière Pourquoi

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Henning Hale-Orviston, illustre pêcheur à la mouche, est H2O pour son fils, Gus, le narrateur ; et Ma, sa mère, pêche à l’appât… L’intello et la péquenaude, voilà le socle de la famille, à laquelle il faut ajouter Bill Bob, le petit frère (qui s’intéresse à beaucoup de choses, mais absolument pas à la pêche). La première partie constitue une sorte de satire de cette institution de la pêche à la mouche aux États-Unis (cf. Brautigan et nombre d’autres auteurs), dans une verve humoristique qui rappelle John Irving (de même que l’attention aux enfants), et avec comme point d’orgue la guerre du Parfait Pêcheur à la ligne d’Izaak Walton, Bible paternelle (la raillerie de la religion est aussi fort marquée).
Dans la seconde partie, Gus part vivre seul sa monomanie (auprès de la rivière Tamanawis, qui fait un ?). Comblé en pêchant sans cesse, il ne vit cependant pas le rêve escompté, qui tourne au cauchemar quand il récupère un pêcheur noyé. Profondément déprimé, il remue des considérations métaphysiques, inspirées des « nourêves » (dont le « Monde Jardin ») de la cosmo-mythologie de son frère et des souvenirs d’un Indien respectueux de la nature, Thomas Bigeater ; il renonce à la pêche (où il a détruit des quantités de poissons) et décide de frayer avec ses semblables afin de se réconcilier avec le monde. Puis il rencontre une superbe pêcheuse, Eddy, qui disparaît. Titus, un philosophe, l’initie à la connaissance, en commençant par les mystiques et sages, surtout orientaux. Puis Gus vit de ses mouches montées, et y travaille avec Nick, qui porte sur la paume la cicatrice laissée par l’hameçon qui permit de le sortir de l’eau en mer nordique. Comme il a remonté le ruisseau mort de son enfance jusqu’à sa source cloaquale, Gus remonte la Tamanawis tel un Indien Tillamook lors de son initiation.
« Les troncs s’élevaient comme des piliers pour former tout en haut une mosaïque de vert, de noir et de ciel. Seule une lumière de vitrail filtrait. Au centre, il y avait un creux, entouré de fougères et d’arbres abattus. Au fond du creux, il y avait un large bassin rocheux étrangement tapissé de pierres de la taille de têtes humaines et aux cheveux de mousse. Et au milieu de ces pierres sourdait une paisible source d’où, coulait, inlassable, une eau ancienne et pure. »

« Je me suis remémoré les paroles des anciens Tillamooks : la source est partout. Je commençais à appréhender leur signification, peut-être pas à un degré très profond, mais au moins sur un plan météorologique et géographique, ce qui, somme toute, était suffisamment profond pour un cas désespéré de pêcheur affamé assis dans la forêt la pipe à la bouche. J’ai compris qu’une mecque n’avait de valeur que s’il s’agissait d’un endroit en soi plutôt que d’un endroit dans le monde. J’ai compris que cette mecque-source, ici, dans la maison d’épicéas, était à la Tamanawis ce qu’était pour moi mon lieu de naissance : un point de départ tangible et non une source ultime. J’ai compris que la vraie Tamanawis était la Tamanawis tout entière et que la source de cette rivière-là était la pluie, les nappes phréatiques, la rosée, la fonte des neiges, le brouillard, la brume, la pisse des animaux, les ruisselets anonymes, les marécages perdus, les sources souterraines, et la source de toutes ces sources était les nuages, et la source des nuages était la mer, si bien que la rivière qui coulait devant ma cabane prenait réellement sa source « partout », du moins partout où cette eau était passée, ce qui inclut tout l’espace et le temps de la terre… »

C’est le sens du mythe des filles aveugles de la mer et du soleil qui, dispersées par le vent, regagnent leur mère. Puis c’est le retour :
« Cette nuit-là, j’ai fait quelques découvertes. D’abord, j’ai découvert qu’outre le « deuxième souffle » bien connu, il en existe un troisième, un quatrième et un cinquième, chacun plus faible et plus bref que le précédent. Puis, alors que l’aube ne se lèverait pas avant des heures, j’ai découvert qu’il y a un dernier souffle essoufflé qui dure jusqu’au moment où tu t’écroules. Celui-là, tu le sens davantage dans le ventre que dans le cœur ou les poumons. Tu sais qu’il est là quand tu t’aperçois que des parties essentielles de ton être commencent à mâcher et à dévorer les parties moins essentielles. Tu marches en te digérant toi-même, désormais incapable de faire semblant de comprendre, d’aimer, de désirer ou de rechercher quoi que ce soit. Tu oublies tout ce qui a pu t’arriver et tu en viens à croire que rien d’autre n’arrivera que cette marche interminable dans la nuit détrempée. Tu cesses de réfléchir, de percevoir, de te donner du mal, d’effectuer le moindre geste conscient. Tu ne sens plus tes pieds et tu te laisses emporter par la route telle une feuille morte par le courant. »

« Si le corbeau continue vers la mer, il survolera bientôt le ? Il regardera en bas et verra les mêmes méandres que ceux que tu as vus, mais tu sais à présent que le corbeau n’y lira rien, ni question, ni mot, ni ordre, parce qu’il n’est nul besoin de mot ou de question, parce qu’il n’y a pas de désordre. Le corbeau verra le ? comme la rivière l’a écrit, une simple affirmation. La complexité de l’univers de la rivière depuis sa source jusqu’à l’océan, la vie et les vies que l’eau nourrit et contient, l’infinité de facettes qu’elle soude en une seule, tout cela ne doit pas être questionné, mais affirmé. Affirmé ainsi que cela a été créé, dans un langage si simple, si pur, si primordial qu’il échappe à notre examen et à notre compréhension, de même qu’à notre esprit et à notre langue. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il existe… et, grâce au corbeau, tu en as eu un aperçu. »

Eddy réapparaît – et le défie d’accompagner un saumon remontant le courant, à peine lié par un bas de ligne trop fin, dans une anabase taoïste et amoureuse.
Une approche originale, assez bizarre, mais Augustin, le pêcheur qui ne parle qu’à sa canne Rodney (fishing rod) ne m’a pas totalement convaincu.

\Mots-clés : #amérindiens #amour #initiatique #merlacriviere #nature #solitude
par Tristram
le Lun 27 Nov - 20:30
 
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Sujet: David James Duncan
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Jean Giono

Le Chant du monde

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Antonio, du fleuve (c’est un pêcheur qui vit sur l’île des geais), dit « bouche d’or », et Matelot, de la forêt (un ancien marin devenu bûcheron), partent à la recherche du besson, le dernier fils de ce dernier, parti dans le nord former un radeau de bois. Parvenus en pays Rebeillard, ils secourent une jeune aveugle, Clara « aux yeux de menthe », qui met au monde son fils seule dans la nuit, et la confient à « la mère de la route ». C’est le pays de Maudru, et ses bouviers traquent le besson.
Giono est toujours attentif à la nature.
« L’odeur des mousses se leva de son nid et élargit ses belles ailes d’anis. Une pie craqua en dormant comme une pomme de pin qu’on écrase. Une chouette de coton passa en silence, elle se posa dans le pin, elle alluma ses yeux. »

Ils cheminent vers Villevieille et ses tanneries, avec les malades d’une mystérieuse maladie (on pense à Le hussard sur le toit), et Médéric, le fils de la sœur de Maudru, que le « cheveu-rouge » (le besson) a blessé à mort. Ils retrouvent ce dernier chez monsieur Toussaint, le marchand d’almanachs (le guérisseur), qui est Jérôme, frère bossu de Junie, la femme de Matelot. Le dernier de deux jumeaux s'y est réfugié avec Gina, la fille de Maudru, qu’il a enlevée (et qui est déçue).
Médéric, donc Gina était la promise, meurt ; les Maudru les surveillent. Antonio rêve de Clara, Matelot de la mort qu’il voit comme un grand voilier blanc sur la montagne. Ce dernier meurt poignardé par les bouviers. Le besson et Antonio incendient Puberclaire, résidence de Maudru avec ses étables à taureaux.
Clara retrouvée par Antonio, les deux couples redescendent vers le sud pour y construire une nouvelle vie.
Le personnage du fleuve est sensible lorsqu’Antonio s’y baigne, et aussi lors de la débâcle printanière du renouveau de l’amour.
Ce roman est baigné d’une atmosphère légendaire, accentuée par certains vocables des lieux, et une faune fantastique, comme le congre d’eau douce et les houldres, mais aussi par des obscurités dans les dialogues et les péripéties.
« Il y avait une espèce d’oiseau qu’au pays Rebeillard on appelait les houldres. Ils étaient en jaquette couleur de fer avec une cravate d’or. »

C’est un univers apparemment symbolique, où j’ai reconnu des allusions mythologiques, mais sans qu’il semblât décryptable à la façon d’une parabole : c’est un fusionnement syncrétiste des humains avec les éléments et animaux et vice-versa, de l’homme-fleuve aux oiseaux qui parlent, tous participant d’une source de vie commune.

\Mots-clés : #amitié #amour #famille #jeunesse #merlacriviere #mort #nature #relationenfantparent #ruralité #violence
par Tristram
le Dim 19 Nov - 13:02
 
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João Guimarães Rosa

Diadorim

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Le titre original est Grande Sertão : veredas. Le sertão désigne les vastes régions semi-arides de l’intérieur du Brésil, où une population clairsemée vit surtout de l’élevage ; les chapadas, plateaux désertiques, sont parsemées de veredas, verdoyantes dépressions où l’eau se concentre, et donc la vie.
Riobaldo, surnommé Tatarana, ancien jagunço devenu fazendeiro (propriétaire d’une fazenda, ou vaste ferme), évoque devant le narrateur sa vie passée dans le sertão (les jagunços sont les hommes de main des fazendeiros, vivant en bandes armées et se livrant au brigandage, aussi considérés comme des preux).
« Vous le savez : le sertão c’est là où est le plus fort, à force d’astuces, fait la loi. Dieu lui-même, quand il s’amènera, qu’il s’amène armé. Et une balle est un tout petit bout de métal. »

« J’ai ramé une vie libre. Le sertão : ces vides qu’il est. »

« Le sertão est bon. Tout ici se perd ; tout ici se retrouve… disait le sieur Ornelas. Le sertão c’est la confusion dans un grand calme démesuré. »

Le sertão est hostile, mais a ses beautés, et les descriptions qui en sont données constituent un intérêt supplémentaire. À ce propos, l’emblématique buruti, c’est le palmier-bâche qui vit les pieds dans l’eau, le bem-te-vi, c’est le quiquivi, oiseau également fréquent en Guyane.
Riobaldo, comme beaucoup, ne connaît pas son père (en fait, à la mort de sa mère, il est recueilli par son parrain, qui serait son géniteur).
« L’homme voyage, il fait halte, repart : il change d’endroit, de femme – ce qui perdure c’est un enfant. »

Riobaldo parle de ses pensées qui l’obsèdent à propos du démon (qui a d’innombrables noms, dont « celui-qui-n’existe-pas ») : peut-on faire pacte avec lui ? Il parle aussi de Diadorim, son ami et amour, et des femmes qu’il aime. Il digresse, reprend le fil de son monologue : il évoque leur lieutenant, Medeiro Vaz, qui brûla sa fazenda, éparpilla les pierres de la tombe de sa mère pour aller mener une guerre de justice dans les hautes-terres, et leurs ennemis, les deux Judas félons (Hermὀgenes, protégé des enfers, et Ricardo) qui ont tué Joca Ramiro (père de Diadorim), et les soldats qui les combattent, et Zé Bebelo, stratège enjoué qui rêve de batailles et d’être député, puis remplace Medeiro Vaz à sa mort (et de qui Riobaldo fut percepteur, avant d’être dans le camp adverse, ce qui le tourmente). Car ce dernier narre dorénavant son existence depuis son enfance : comment il rencontra Reinaldo et fut séduit (ses amours sont plus généralement féminines, notamment la belle Otacilia, ou encore Norinha), Reinaldo qui lui confie s’appeler Diadorim.
À propos de la sensualité féminine, un passage qui rappelle Jorge Amado dans ses bonnes pages :
« L’une d’elles – Maria-des-Lumières – était brune : haute d’un huitième de cannelier. La chevelure énorme, noire, épaisse comme la fourrure d’un animal – elle lui cachait presque toute la figure, à cette petite mauresque. Mais la bouche était le bouton éclos, et elle s’offrait rouge charnue. Elle souriait les lèvres retroussées et avait le menton fin et délicat. Et les yeux eau-et-miel, avec des langueurs vertes, à me faire croire que j’étais à Goïas… Elle avait beaucoup de savoir-faire. Elle s’occupa aussitôt de moi. Ce n’était pas qu’une petite péronnelle.
L’autre, Hortense, une très gentille oiselle de taille moyenne, c’était Gelée-Blanche ce surnom parce qu’elle avait le corps si blanc ravissant, que c’était comme étreindre la froide blancheur de l’aube… Elle était elle-même jusqu’au parfum de ses aisselles. Et la ligne des reins, courbes ondulantes d’un ruisseau de montagne, confondait. De sorte que sa longueur exacte, vous n’arriviez jamais à la mesurer. Entre elles deux à la fois, je découvris que mon corps aussi avait ses tendretés et ses duretés. J’étais là, pour ce que je sais, comme le crocodile. »

Ce qui vaut surtout, c’est le monologue noté par son auditeur :
« Nous vivons en répétant, et bon, en une minime minute le répété dérape, et nous voilà déjà projetés sur une autre branche. »

Son récit décousu se commente lui-même, et sans doute l’auteur s’exprime-t-il lui-même par moments :
« Je sais que je raconte mal, je survole. Sans rectifier. Mais ce n’est pas pour donner le change, n’allez pas croire. […] Raconter à la suite, en enfilade, ce n’est vraiment que pour les choses de peu d’importance. De chaque vécu que j’ai réellement passé, de joie forte ou de peine, je vois aujourd’hui que j’étais chaque fois comme s’il s’agissait de personnes différentes. Se succédant incontrôlées. Tel je pense, tel je raconte. […] Et ce que je raconte n’est pas une vie d’homme du sertão, aurait-il été jagunço, mais la matière qui déborde. »

Riobaldo n’a jamais connu la peur, mais…
« Je sentis un goût de fiel sur le bout de ma langue. La peur. La peur qui vous coince. Qui me rattrapa au tournant. Un bananier prend le vent par tous les bords. L’homme ? C’est une chose qui tremble. Mon cheval me menait sans échéance. Les mulets et les ânes de la caravane, Dieu sait si je les enviais… Il y a plusieurs inventions de peur, je sais, et vous le savez. La pire de toutes est celle-ci : qui d’abord vous étourdit, et ensuite vous vide. Une peur qui commence d’emblée par une grande fatigue. Là où naissent nos énergies, je sentis qu’une de mes sueurs se glaçait. La peur de ce qui peut toujours arriver et qui n’est pas encore là. Vous me comprenez : le dos du monde. […] Je n’y arrivais pas, je ne pensais pas distinctement. La peur ne permettait pas. J’avais la cervelle embrumée, la tête me tournait. Je bus jusqu’à la lie le passage de la peur : je traversais un grand vide. »

« La peur manifeste provoque la colère qui châtie ; c’est bien tout ce à quoi elle sert. »

Le ton est celui du langage populaire, volontiers proverbial, traversé de fulgurances condensées voire lapidaires, très inventives et souvent poétiques, à l’encontre d’une rédaction rationnelle et claire. Allers-retours dans le temps de la remémoration (étonnamment riche, précise et détaillée), à l’instar des chevauchées et contre-marches de la troupe.
« Veuillez m’excuser, je sais que je parle trop, des à-côtés. Je dérape. C’est le fait de la vieillesse. Mais aussi, qu’est-ce qui vaut et qu’est-ce qui ne vaut pas ? Tout. Voyez plutôt : savez-vous pourquoi le remords ne me lâche pas ? Je crois que ce qui ne le permet pas c’est la bonne mémoire que j’ai. »

« Ah, mais je parle faux. Vous le sentez ? Si je démens ? Je démens. Raconter est très, très laborieux. Non à cause des années, passées depuis beau temps. Mais à cause de l’habileté qu’ont certaines choses passées – à faire le balancier, à ne pas rester en place. Ce que j’ai dit était-il exact ? Ça l’était. Mais ce qui était exact a-t-il été dit ? Aujourd’hui je crois que non. Ce sont tant d’heures passées avec les gens, tant de choses arrivées en tant de temps, tout se découpant par le menu. »

« Non, nenni. Je n’avais aucun regret. Ce que j’aurais voulu, c’était redevenir enfant, mais là, dans l’instant, si j’avais pu. J’en avais déjà plus qu’assez de leurs égarements à tous. C’est qu’à cette époque je trouvais déjà que la vie des gens va à vau-l’eau, comme un récit sans queue ni tête, par manque de joie et de jugement. La vie devrait être comme dans une salle de théâtre, et que chacun joue son rôle avec un bel entrain du début à la fin, qu’il s’en acquitte. C’était ce que je trouve, c’est ce que je trouvais. »

« Nous sommes des hommes d’armes, pour le risque de chaque jour et toutes les menues choses de l’air. »

« Mais les chemins sont ce qui gît partout sur la terre, et toujours les uns contre les autres ; il me revient que les formes les plus fausses du démon se reproduisent. Plus vous allez m’entendre, plus vous allez me comprendre. »

« On ne se met pas en colère contre le boa. Le boa étranglavale, mais il n’a pas de venin. Et il accomplissait son destin, tout réduire à un contenu. »

« La vie en invente ! On commence les choses, à l’obscur de savoir pourquoi, et dès lors le pouvoir de les continuer, on le perd – parce que la vie est le boulot de tous, triturée, assaisonnée par tous. »

« Tout cela pour vous, mon cher monsieur, ne tient pas debout, n’éclaire rien. Je suis là, à tout répéter par le menu, à vivre ce qui me manquait. Des choses minuscules, je sais. La lune est morte ? Mais je suis fait de ce que j’ai éprouvé et reperdu. De l’oublié. Je vais errant. Et se succédèrent nombre de petits faits. »

« Je sais : qui aime est toujours très esclave, mais ne se soumet jamais vraiment. »

« Qui le sait vraiment ce qu’est une personne ? Compte tenu avant tout : qu’un jugement est toujours défectueux, parce que ce qu’on juge c’est le passé. Eh, bé. Mais pour l’écriture de la vie, juger on ne peut s’en dispenser ; il le faut ? C’est ce que font seuls certains poissons, qui nagent en remontant le courant, depuis l’embouchure vers les sources. La loi est la loi ? Mensonge ! Qui juge, est déjà mort. Vivre est très dangereux, vraiment. »

La dernière phrase revient comme un leitmotiv dans le récit de Riobaldo :
« Vivre est très dangereux, je vous l’ai déjà dit. »

Apprécié en tant que bon tireur, Riobaldo parcourt donc le sertão qu’il aime, malgré les vicissitudes de cette existence itinérante, chevauchant de peines en batailles. Il médite sans cesse, sur la vie, l’amour, et par un curieux défi, dans sa haine d’Hermὀgenes qui aurait signé un pacte avec « l’Autre », décide d’en faire un lui aussi, bien qu’il ne croie ni à cette puissance maléfique, ni même à l’âme. Le démon ne se présente pas à la « croisée des chemins de Veredas-Mortes ».
« Alors, je ne sais ou non si j’ai vendu ? Je vous le dis : ma peur c’est ça. Tous la vendent, non ? Je vous le dis : de diable il n’y en a pas, le diable n’existe pas, et l’âme je la lui ai vendue… Ma peur, c’est ça. À qui l’ai-je vendue ? C’est ça, monsieur, ma peur : l’âme, on la vend, c’est tout, sans qu’il y ait acheteur… »

Cependant Riobaldo change. Lui, pour qui il n’était pas question de commander, devient le chef, Crotale-Blanc. Il reprend avec succès la traversée du Plan de Suçuarão, où avait échoué Medeiro Vaz, pour prendre à revers la fazenda d’Hermὀgenes.
Il y a encore les « pacants », rustres paysans croupissant dans la misère, victimes d’épidémies et des fazendeiros obnubilés par le profit, ou Siruiz, le jagunço poète, dont Riobaldo donne le nom à son cheval, ou encore le compère Quelémém, de bon conseil, évidemment Diadorim qu'il aime, et nombre d'autres personnages.
Ce livre-monde aux différentes strates-facettes (allégorie de la condition humaine, roman d’amour, épopée donquichottesque, geste initiatique – alchimique et/ou mythologique –, combat occulte du bien et du mal, cheminement du souvenir, témoignage ethnographique, récit de campagnes guerrières, etc.) est incessamment parcouru d’un souffle génial qui ramentoit Faust, mais aussi Ulysse (les deux).
Il est encore dans la ligne du fameux Hautes Terres (Os Sertões) d’Euclides da Cunha, par la démesure de la contrée comme de ceux qui y errent. L’esprit épique m’a aussi ramentu Borges et son exaltation des brigands de la pampa.
Sans chapitres, ce récit est un fleuve formidable dont le cours parfois s’accélère dans les péripéties de l’action, parfois s’alentit dans les interrogations du conteur : flot de parole, fil de pensée, flux de conscience. Et il vaut beaucoup pour la narration de Riobaldo ou, autrement dit, pour le style (c’est la façon de dire) rosien.
Le texte m’a paru excellemment rendu par la traductrice (autant qu’on puisse en juger sans avoir recours à l’original) ; cependant, il semble être difficilement réductible à une traduction, compte tenu de la langue créée par Rosa, inspirée du parler local et fort inventive.

\Mots-clés : #amour #aventure #contemythe #criminalite #ecriture #guerre #historique #initiatique #lieu #mort #nature #philosophique #portrait #ruralité #spiritualité #voyage
par Tristram
le Ven 22 Sep - 13:06
 
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Sujet: João Guimarães Rosa
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Hubert Haddad

Géométrie d'un rêve

Tag amour sur Des Choses à lire Gzoomz10

Un vieil écrivain solitaire s’est installé dans le Finistère ; toujours marqué vingt ans plus tard par son amour pour Fedora, une soprano, ce narrateur décide d’écrire son journal, et sa propre vérité.
« Mais je n’ai d’autre alternative aujourd’hui que le mutisme ou la confession. Et me taire serait une sorte de noyade. Glissant en aval du temps qui me reste, je commence avec ces pages un exercice inédit et quelque peu saugrenu : tenter de garder la tête hors des eaux mortes du quotidien, bien autrement que par la fiction. »

Il note donc réflexions, méditations, souvenirs, scénarios d’œuvres de fiction, citations littéraires et philosophiques, ses rêves et son quotidien.
Sa mère morte juste après sa naissance, rejeté par son père gendarme, il fut élevé par Elzaïde, sa grand-mère maternelle, conteuse aussi imaginative qu’analphabète qui lui inculqua « les vertus conjuguées de la fable et de la métaphore » ; mais ce qui le hante surtout, c’est Fedora, sa maîtresse pendant des années, dont il ne partagea que des jours, jamais les nuits.
« L’absence initiale de mère, de cette lumière penchée qui vous sauve de l’ordinaire indifférence des choses, aurait pu m’écarter de l’espèce humaine, faire de moi une sorte de monstre, si deux ou trois substituts femelles n’avaient parié sur la félicité de l’orphelin. »

« Je n’ignore pas quelle fonction compensatoire ont pour moi ces pages. Pouvoir écrire cent fois le nom de Fedora est une manière de l’invoquer, comme le derviche qui se remplit des cent appellations d’une divinité absente. En moi sont inscrites et foliotées toutes nos rencontres, seule lecture d’inestimable valeur dans une existence livrière. Pourtant notre relation se détache de la pleine mémoire et dérive entre des banquises d’oubli, sur fond d’énigme. »

Fedora fut une femme sensuelle, passionnée et secrète, que son portrait range avec les grandes héroïnes de la littérature.
« Elle s’enroula contre moi pour m’avaler dans les sucs de la plus violente séduction. Je repris le dessus au fond d’une ottomane drapée de satin à motifs géométriques. Les seins de la cantatrice, splendides fuseaux oscillants comme des têtes de cobra, furent ma première découverte. Une gorge dénudée peut changer un visage : le masque de Fedora tomba sur cette morphologie éclatante de sphinge peinte par Franz von Stuck. Outre les épaules et la roseur poivrée des aisselles, je ne vis rien d’autre de son corps, trop aveuglément perdu en elle ce jour-là, trop effrayé par mon propre désir. Ses doigts avaient délacé tous les linges et mis crûment en jonction chairs et organes. Elle haletait et râlait, la tête renversée, les mamelons tendus sous mes lèvres. À ce moment de douceur paroxystique, j’aurais sans doute pu la tuer si elle me l’avait demandé dans une langue intelligible. Cambrée à se rompre, battant ma face de sa chevelure, elle gémissait des paroles sans suite, elle les criait. Ses yeux fixaient le plafond, égarés, puis revenaient à moi dans un éclair d’imploration ou de fureur. Fedora perdait prise au point de ne plus m’identifier. Il n’y avait plus de distance pour elle entre possession et douleur, folie et sommeil. Jamais n’aurais-je imaginé que l’amour physique puisse être une pareille culbute dans le néant. »

Par petites touches, on apprend qu’il a vécu à Kyoto où il fut l’amant d’Amaya, fille tatouée d’un yakusa, qu’il a connu la prison, fut marqué par une expérience d’asphyxie aux gaz d’échappement dans son enfance, et qu’il se sent fort proche d’Emily Dickinson. Son seul succès éditorial aura été Tallboy, l’histoire de Ludwig, jeune Allemand seul dans un blockhaus de la côte normande en 1944, qui « ne connaît rien de son histoire que les poètes et les musiciens ». Il est aussi fasciné par le destin du Maître de Lassis, mystérieux artiste peintre vivant retiré au voisin château de Fortbrune avec sa fille Aurore et une servante, morts brûlés par les nazis ainsi que toute son œuvre. Il fréquente un peu le vieux père Adamar, organiste dont le frère fut un « malgré-nous » de l’Alsace-Lorraine annexée (incorporé de force dans la Waffen-SS – et devenu un héros nazi).
À propos de Lavinia, la bibliothécaire du proche village de Meurtouldu, qui possède son livre, la Verseuse du matin (et bel échantillon du style de Haddad dans ce roman) :
« Elle parlait avec une liberté d’intonation très musicale, en sopraniste du chuchotement. J’avais remarqué sur la lande le feu intense de ses prunelles. Il me semblait découvrir ses traits après cet éblouissement, et la courbe opaline d’une nuque cernée de flammèches d’un blond cendré. Une telle grâce émanait d’elle que je me sentis transporté vingt ans en arrière, dans la cité des Doges, en plein hiver. Le sujet de la nouvelle-titre m’avait été en effet inspiré par une rencontre des plus énigmatiques, retour de la piazza San Marco, sur le pont des Déchaussés où les masques du carnaval rentraient par cohortes trébuchantes, aux premières lueurs de l’aube. J’étais revenu trois mois plus tôt du Japon avec une nostalgie de jade et de laque dont j’espérais guérir à Venise, la plus nippone des cités d’Europe. L’amour, cette religion de la volupté, m’avait rendu quelque peu mécréant, mais je rêvais d’union fidèle comme tous les jeunes gens qui suivent le premier jupon. Perdu dans la ville en fête, sans autre masque que ma mine de pierrot lunaire, j’avais longtemps erré d’un pont l’autre entre les canaux et les palais illuminés qui mêlaient leurs feux dans le remous. Cette mosaïque d’architectures flottantes, mirage sur la lagune, avec ses stylites à tête de lion et ses temples barbares, n’évoquait rien pour moi du grand art de Véronèse ou de Titien. Sans affinité pour cette vie adorablement futile, je déambulais en exclu des vertus attractives qui, selon Chateaubriand, "s’exhalent de ces vestiges de grandeur", quand, au petit jour, depuis le pont des Déchaussés, je la vis sur le quai du Grand Canal : accroupie sur une marche qui touchait la vague, les jupes relevées au-dessus des genoux, elle remplissait un récipient de verre, vase ou carafe, aussitôt reversé dans l’eau noire. Le soleil venait de se lever sur les dômes et les campaniles, laissant encore dans la pénombre les embarcadères ou la robe des ponts. Le carnaval s’était vite essoufflé dans ce quartier populaire et seuls quelques vagabonds traînaient le long des appontements. Je mis peu de temps à rebrousser chemin pour descendre sur le quai. La jeune femme reversait toujours l’eau du canal, la tête penchée, avec une grâce presque terrifiante. Le soleil inonda bientôt ses belles mains et ce fut une révélation : c’était elle, la Verseuse du matin ! Je sentis pour la première fois en moi l’exaltation un peu vaine de l’inspiration, pure émotivité projetée dans l’inconnu. La Vénitienne était probablement folle, et reconnue pour telle par les riverains, mais elle restera pour moi cette prêtresse des eaux qui me fait irrésistiblement penser, quoique à l’opposite, dans l’effroi d’une naissance matutinale, à l’allégorie des Mémoires d’outre-tombe : "Venise est là, assise sur le rivage de la mer, comme une belle femme qui va s’éteindre avec le jour ; le vent du soir soulève ses cheveux embaumés ; elle meurt saluée par toutes les grâces et les sourires de la nature." »

Il y a aussi « l’ami Jean » de son enfance au bord de la Marne, Else, sa belle-mère allemande, qui lui donna ses premiers émois sexuels, une certaine Blandine Feuillure de La Gourancière, sa « lectrice cannibale » qui enquête sur les sources biographiques de son écriture, Vauganet, autre piètre écrivain, ses personnages qui vivent toujours en lui, et surtout ses songes, ses insomnies et ses paralysie du sommeil.
Quelques extraits caractéristiques :
« Dans sa très vibrante aphasie, la musique peut être cette forme autistique d’expression qui sauve par manière d’indicible repli. »

« À chaque fois que je prends la plume, je repense à l’inconnue du canal Saint-Martin : nous ne faisons rien d’autre, écrivant, que de vider les étangs pourrissants de la mémoire dans l’espoir de mettre à nu un destin perdu. »

« Je me récrée sacrément, en romancier repenti, de la totale liberté formelle que permet le journal intime : aucune obligation de chronologie, pas de descriptions intempestives ni d’usage industrieux de la psychologie. La vérité flottante de ma vie, succession de bouts d’errances et de paralysies, m’apparaît comme un cercle de figures plus ou moins floues qui avancent et se dérobent, avec l’air d’une foule déchaînée en mal de lapidation ou, tout au contraire, l’aspect plutôt aimable d’une ronde agreste. »

« En vérité, mon émotion de cardiaque ressemble fort à un coup de foudre. Celle-ci ne peut tomber qu’au même endroit de la mémoire, réveillant sans fin d’autres émois. Mon regard traverse le voile charnel du vivant et appelle l’ombre qu’il dissimule – folle incantation ! »

« Je me disais en l’observant que la critique universitaire est l’exercice le plus ingrat d’appropriation et de subordination de la liberté humaine. Nous écrivons des romans pour échapper aux aliénistes du langage comme à toute forme de réduction savante. »

« La vie est une succession de figures fractales qui s’ordonnent en destinée. »

Érudition et imaginaire, existentiel et songe, c'est toute une mémoire qui tente de se perpétuer. Une belle œuvre, où des signes semblent s’organiser en échos pour faire sens (l’Allemagne, la musique, l’amour, etc.), et où tout ne sera pas élucidé.

\Mots-clés : #amour #creationartistique #deuxiemeguerre #journal #lieu #musique #reve #solitude
par Tristram
le Ven 15 Sep - 12:48
 
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Sujet: Hubert Haddad
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Benjamin Constant

Adolphe

Tag amour sur Des Choses à lire Adolph10

Adolphe, le narrateur, décide d’être aimé, et jette son dévolu sur Ellénore, maîtresse du comte de P***, dont elle a deux enfants.
Parvenu à ses fins, le jeune homme, ainsi comblé par son amante qui l’aime passionnément, ne tarde pourtant pas à ressentir le joug de cet empire assidu. D’ailleurs, dès avant il avait la conviction qu’une telle liaison ne pouvait durer.
« Ellénore était sans doute un vif plaisir dans mon existence, mais elle n'était plus un but : elle était devenue un lien. »

Mais les aléas relancent toujours la passion d’Adolphe, faible qui se rebiffe contre toute contrainte, extérieure comme venue de lui-même.
Sous la pression sociale et celle du père d’Adolphe, s’enchaînent les scènes du couple, et les intermittences du désamour du héros.
Au terme de trois ans, la mort d’Ellénore mettra fin aux atermoiements d’Adolphe.
Les deux principaux personnages du roman demeurent indéchiffrables, inattendus, complexes, ambivalents.
La langue est admirable, alliant concision et précision dans cette fine observation baignée de romantisme.
« Presque toujours, pour vivre en repos avec nous-mêmes, nous travestissons en calculs et en systèmes nos impuissances ou nos faiblesses : cela satisfait cette portion de nous, qui est, pour ainsi dire, spectatrice de l'autre. »

Des échanges avec un éditeur fictif encadrent le récit.
« La grande question dans la vie, c'est la douleur que l'on cause, et la métaphysique la plus ingénieuse ne justifie pas l'homme qui a déchiré le cœur qui l'aimait. […]
Je hais cette faiblesse qui s'en prend toujours aux autres de sa propre impuissance, et qui ne voit pas que le mal n'est point dans ses alentours, mais qu'il est en elle. »

On est sous le Directoire, au temps de Madame de Staël et de Chateaubriand, mais les sujétions sociales et familiales, les ressorts psychologiques sont aisément transposables à d’autres époques.
« Les circonstances sont bien peu de chose, le caractère est tout ; c'est en vain qu'on brise avec les objets et les êtres extérieurs, on ne saurait briser avec soi-même. On change de situation, mais on transporte dans chacune le tourment dont on espérait se délivrer ; et comme on ne se corrige pas, en se déplaçant, l'on se trouve seulement avoir ajouté des remords aux regrets et des fautes aux souffrances. »


\Mots-clés : #amour #psychologique
par Tristram
le Mar 15 Aoû - 16:47
 
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Adalbert Stifter

Brigitta

Tag amour sur Des Choses à lire Brigit10

À travers la puszta, la steppe hongroise, le narrateur, un voyageur allemand, va rendre visite sur ses terres d’Uwar à un major rencontré sur le Vésuve. Là, des propriétaires progressistes mettent en valeur la lande aride. Le major est pris de passion pour sa voisine, « la laide et déjà vieillissante Brigitta », qui gère exemplairement son domaine de Maroshely.
Spoiler:

Cette novella ne brille pas par sa cohérence, mais recèle des charmes, comme l’évocation du thème, encore d’actualité, des initiatiques voyages de jeunesse, tel l’aristocratique "Grand Tour" européen.

\Mots-clés : #amour #voyage
par Tristram
le Ven 12 Mai - 12:48
 
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Sujet: Adalbert Stifter
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Roland Barthes

Fragments d'un discours amoureux

Tag amour sur Des Choses à lire Fragme11

« On a donc substitué à la description du discours amoureux sa simulation, et l’on a rendu à ce discours sa personne fondamentale, qui est le je, de façon à mettre en scène une énonciation, non une analyse. »

Réflexions sur le (ou les) sentiment(s) amoureux informellement regroupées par entrées alphabétiques, avec des renvois en marge, notamment à la littérature (Werther, Le Banquet, etc.) et à des « conversations d’amis » (J.-L.B. ne serait-il pas Jean-Louis Barrault ? Ph. S., Philippe Sollers ?), mais aussi dans le corps du texte aux étymologies grecque et latine ; j’ai souvent pensé aux écrits de Quignard. Étrangement asexué, c'est l’amour en tant qu’aspiration, désir…
« Les mots ne sont jamais fous (tout au plus pervers), c’est la syntaxe qui est folle : n’est-ce pas au niveau de la phrase que le sujet cherche sa place – et ne la trouve pas – ou trouve une place fausse qui lui est imposée par la langue ? »

« Le dis-cursus amoureux n’est pas dialectique ; il tourne comme un calendrier perpétuel, une encyclopédie de la culture affective (dans l’amoureux, quelque chose de Bouvard et Pécuchet). »

« Tantôt le monde est irréel (je le parle différemment), tantôt il est déréel (je le parle avec peine). »

« Diderot : "Le mot n’est pas la chose, mais un éclair à la lueur duquel on l’aperçoit." »

(Faire une) scène :
« Lorsque deux sujets se disputent selon un échange réglé de répliques et en vue d’avoir le « dernier mot », ces deux sujets sont déjà mariés : la scène est pour eux l’exercice d’un droit, la pratique d’un langage dont ils sont copropriétaires ; chacun son tour, dit la scène, ce qui veut dire : jamais toi sans moi, et réciproquement. Tel est le sens de ce qu’on appelle euphémiquement le dialogue : ne pas s’écouter l’un l’autre, mais s’asservir en commun à un principe égalitaire de répartition des biens de parole. Les partenaires savent que l’affrontement auquel ils se livrent et qui ne les séparera pas est aussi inconséquent qu’une jouissance perverse (la scène serait une manière de se donner du plaisir sans le risque de faire des enfants).
Avec la première scène, le langage commence sa longue carrière de chose agitée et inutile. »

Sur le souvenir :
« "Nous avons eu un magnifique été et je suis souvent dans le verger de Lotte, perché sur les arbres, la longue perche du cueille-fruits à la main, pour dépouiller de leurs poires les branches du faîte. Elle, en bas, les reçoit à mesure que je les lui envoie." Werther raconte, parle au présent, mais son tableau a déjà vocation de souvenir ; à voix basse, l’imparfait murmure derrière ce présent. Un jour, je me souviendrai de la scène, je m’y perdrai au passé. Le tableau amoureux, à l’égal du premier ravissement, n’est fait que d’après-coups : c’est l’anamnèse, qui ne retrouve que des traits insignifiants, nullement dramatiques, comme si je me souvenais du temps lui-même et seulement du temps : c’est un parfum sans support, un grain de mémoire, une simple fragrance ; quelque chose comme une dépense pure, telle que seul le haïku japonais a su la dire, sans la récupérer dans aucun destin. »

À propos de la tendresse :
« Ce n’est pas seulement besoin de tendresse, c’est aussi besoin d’être tendre pour l’autre : nous nous enfermons dans une bonté mutuelle, nous nous maternons réciproquement ; nous revenons à la racine de toute relation, là où besoin et désir se joignent. »

Lu en discontinu ; me paraît d’ailleurs difficile à lire d’une traite.

\Mots-clés : #amour #essai #psychologique
par Tristram
le Dim 2 Avr - 12:47
 
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Sujet: Roland Barthes
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Javier Marías

Comme les amours

Tag amour sur Des Choses à lire Comme_11

La narratrice apprécie ses petits déjeuners dans une cafétéria à cause de la présence d’un couple heureux et jovial qui la met de bonne humeur pour sa journée de travail à Madrid, dans une maison d’édition. Il s’agit de Miguel Desvern ou Deverne et Luisa Alday ; lui est poignardé à mort le jour de ses cinquante ans, par erreur, pratiquement par hasard, pour tout dire stupidement, par un indigent.
Habituel décri cocasse des auteurs, si prétentieux, exigeants, exaspérants :
« Il voulait passer pour anticonventionnel et transcontemporain, mais dans le fond il était comme Zola et quelques autres : il faisait l'impossible pour vivre ce qu'il imaginait, voilà pourquoi tout paraissait artificiel et travaillé dans ses livres. »

Le drame est inattendu, presque improbable.
« Toutes ces informations étaient réparties sur deux jours, les deux qui suivaient l'assassinat. Ensuite la nouvelle avait complètement disparu des journaux, comme c'est le cas pour toutes actuellement : les gens ne veulent pas savoir pourquoi les choses se passent, seulement ce qui se passe, et que le monde est plein d'imprudences, de dangers, de menaces et d'infortunes qui nous frôlent, mais en revanche atteignent et tuent nos semblables négligents, ou peut-être non choisis par le sort. Nous vivons ensemble sans problème avec mille mystères irrésolus qui nous occupent dix minutes le matin et que nous oublions ensuite sans qu'ils nous laissent d'irritation ni de trace. Nous avons besoin de ne rien approfondir, de ne pas nous attarder sur un fait ou sur une histoire quelle qu'elle soit, que notre attention passe d'une chose à l'autre et que les malheurs des autres se renouvellent, comme si après chacun d'eux nous pensions : "Eh bien, quelle horreur. Et qu'est-ce qu'il y a d'autre. À quelles autres horreurs avons-nous échappé. Chaque jour, par contraste, nous avons besoin de nous sentir survivants et immortels, alors racontez-nous d'autres atrocités, parce que celles d'hier nous les avons déjà épuisées." »

María Dolz, la narratrice, rencontre Luisa, puis Javier Díaz-Varela, ami du défunt qui lui a demandé de s’occuper de sa femme s’il décédait, et ce sont de longues considérations sur la mort et le deuil. Javier couche avec María, temporairement, en succédané de Luisa, tandis qu’elle garde son autre amant, Leopoldo, au cas où.
« Oui, nous sommes tous des succédanés de gens que nous n'avons presque jamais connus, des gens qui ne s'approchèrent pas ou qui passèrent sans s'arrêter dans la vie de ceux que nous aimons à présent, ou qui s'y arrêtèrent mais se lassèrent finalement et qui disparurent sans laisser de trace ou seulement la poussière que soulèvent leurs pieds dans la fuite, ou qui moururent causant à ceux que nous aimons une mortelle blessure qui presque toujours finit par se refermer. Nous ne pouvons prétendre être les premiers, ou les préférés, nous sommes tout simplement ce qui est disponible, les laissés-pour-compte, les survivants, ce qui désormais reste, les soldes, et c'est sur des bases si peu nobles que s'érigent les amours les plus grandes et que se fondent les meilleures familles, nous provenons tous de là, de ce produit du hasard et du conformisme, des rejets, des timidités et des échecs d'autrui, et même dans ces conditions nous donnerions parfois n'importe quoi pour continuer auprès de celui que nous avons un jour récupéré dans un grenier ou une brocante, que par chance nous avons gagné aux cartes ou qui nous ramassa parmi les déchets ; contre toute vraisemblance nous parvenons à nous convaincre de nos engouements hasardeux, et nombreux sont ceux qui croient voir la main du destin dans ce qui n'est autre qu'une tombola de village quand l'été agonise... »

« Bien entendu on pleure l'ami, comme j'ai moi-même pleuré Miguel, mais il y a là aussi une agréable sensation de survie et de meilleure perspective, d'être celui qui assiste à la mort de l'autre et non l'inverse, de pouvoir contempler le tableau achevé et de raconter son histoire à la fin, de prendre en charge les personnes qu'il laisse désemparées et de les consoler. À mesure que les amis meurent on se sent rapetissé et plus seul, et parallèlement on commence le compte à rebours. "Un de moins, un de moins, je sais ce qu'il en fut d'eux jusqu'au dernier instant, et je suis celui qui reste pour le relater. Moi, en revanche, personne parmi ceux pour qui je compte vraiment ne me verra mourir ni ne sera capable de me raconter totalement, ainsi dans un certain sens je serai toujours inachevé parce qu'ils n'auront pas la certitude que je ne continue pas à être éternellement vivant, s'ils ne m'ont pas vu tomber." »

Javier analyse Le Colonel Chabert de Balzac (Shakespeare est aussi beaucoup cité).
« --- Ce qui lui arrive est secondaire. C'est un roman, et ce qui se passe dans les romans n'a pas d'importance et on l'oublie, une fois qu'ils sont finis. Ce sont les possibilités et les idées qu'ils nous inoculent et nous apportent à travers leurs cas imaginaires qui sont intéressantes, on s'en souvient plus nettement que des événements réels et on en tient compte. »

Précises observations psychologiques et sociales.
« Admettons, peut-être son interlocuteur était-il l'un de ces hommes, ils sont légion, à qui l'on ne peut s'adresser qu'avec un vocabulaire déterminé, le leur, pas celui que l'on emploie normalement, à qui il vaut mieux toujours s'adapter pour qu'ils ne se défient pas de vous, ne se sentent pas mal à l'aise ou diminués. Je n'en fus pas du tout vexée, pour la plupart des types de la planète je ne serais qu'"une gonzesse". »

María surprend une conversation de Javier avec un certain Ruibérriz, d’où il ressort qu’ils sont complices dans l’assassinat de Miguel.
Elle évoque Athos et Milady dans Les Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas.
« Nous ne sommes plus dans ces temps reculés où tout devait être jugé ou du moins être su ; aujourd'hui les crimes jamais élucidés ni punis sont incalculables parce qu'on ignore qui peut les commettre --- il y en a tant qu'il n'y a pas assez d'yeux pour regarder à l'entour --- et l'on trouve rarement quelqu'un à mettre sur la sellette avec un peu de vraisemblance : attentats terroristes, assassinats de femmes au Guatemala ou à Ciudad Juárez, règlements de comptes entre trafiquants, massacres sans discrimination en Afrique, bombardements de civils par ces avions sans pilote et par conséquent sans visage... Encore plus nombreux sont ceux dont personne ne s'occupe et qui ne donnent même pas lieu à enquête, c'est considéré comme peine perdue et on les classe sitôt qu'ils ont eu lieu ; et plus encore ceux qui ne laissent pas de trace, qui ne sont pas enregistrés, qui ne sont jamais découverts, ceux qui sont inconnus. »

Javier explique à María comme, bien que commanditaire, il laissa une grande part d’incertitude dans l’enchaînement meurtrier, dégageant ainsi sa responsabilité personnelle.
« --- Oui, Luisa sortira de l'abîme, n'aie aucun doute là-dessus. En fait elle en sort déjà, un peu plus chaque jour qui passe, je le vois bien et il n'est pas de retour en arrière possible une fois commencé le processus d'adieu, le second et définitif, celui qui n'est que mental et qui nous donne mauvaise conscience parce qu'il nous semble que nous nous déchargeons du mort --- c'est ce qu'il nous semble et c'est bien le cas. Un recul ponctuel peut se produire, selon le cours de la vie de chacun ou en fonction d'un hasard quelconque, mais rien de plus. Les morts n'ont que la force que leur accordent les vivants, et si on la leur retire... Luisa se libérera de Miguel, dans une bien plus large mesure qu'elle ne pourrait se l'imaginer à cet instant, et cela il le savait parfaitement. Qui plus est, il décida de lui faciliter la tâche selon ses possibilités, ce fut en partie pour cette raison qu'il me fit sa demande. En partie seulement. Bien entendu il y avait une raison qui pesait davantage. »

Miguel aurait été condamné à court terme par un cancer généralisé, avec des étapes atroces à brève échéance.
« Les gens croient qu'ils ont droit à la vie. De plus, cela figure presque partout dans les religions et les lois, quand ce n'est pas dans les Constitutions, et cependant lui ne le voyait pas ainsi. Comment avoir droit à ce que l'on n'a ni construit ni mérité ? disait-il. Personne ne peut se plaindre de ne pas être né, ou de ne pas avoir été avant dans le monde, ou de ne pas y avoir toujours été, alors pourquoi faudrait-il se plaindre de mourir, ou de ne pas être après dans le monde, ou de ne pas toujours y rester ? L'une comme l'autre de ces assertions lui semblaient absurdes. Personne ne fait d'objection sur sa date de naissance, donc on ne devrait pas non plus en faire sur celle de sa mort, également due à un hasard. Même les morts violentes, même les suicides, sont dus à un hasard. Et si on a déjà été dans le néant, ou dans la non-existence, il n'est pas si étonnant ou si grave d'y retourner bien que nous ayons maintenant un point de comparaison et que nous connaissions la faculté de regretter. »

María est draguée par Ruibérriz, l’ami voyou de Javier, et obtient ainsi d’autres informations sur leur « homicide compassionnel ».
Le récit s’autocite et ratiocine, et vaut essentiellement pour les réflexions sur la place des morts, l’amour, ou encore l’impunité, qu’il explore dans un style précis.

\Mots-clés : #amitié #amour #contemporain #criminalite #mort #psychologique #relationdecouple #xxesiecle
par Tristram
le Dim 19 Fév - 11:42
 
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Sujet: Javier Marías
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Ian McEwan

Opération Sweet Tooth

Tag amour sur Des Choses à lire Opzora10

Au début des années soixante-dix, la jeune et belle Serena Frome, lectrice compulsive (et qui raconte son histoire des années plus tard), est approchée à Cambridge par Tony Canning, un professeur d’histoire dont elle devient l’amante, et qui la forme afin d’être recrutée par le MI5 (service de renseignement en charge de la sécurité intérieure du Royaume-Uni).
Petite remarque en passant sur les débuts de la discrimination dite positive :
« L’université de Cambridge affichait sa volonté d’« ouvrir ses portes aux principes d’égalité du monde moderne ». Avec mon triple handicap – un lycée provincial, le fait d’être une fille, une discipline exclusivement masculine –, j’étais certaine d’être admise. »

C’est l’époque de la libération (notamment sexuelle), du terrorisme de l’IRA, pendant la guerre froide avec l’Union soviétique.
« Une atmosphère d’insurrection, de décadence et de laisser-aller flottait dans l’air. »

Serena est embauchée comme sous-officier adjoint, c'est-à-dire petite secrétaire dans la grande administration fonctionnaire, et chichement rétribuée.
« Je ne donne pas ces détails pour me faire plaindre, mais à la manière de Jane Austen dont j’avais dévoré les romans à Cambridge. Comment peut-on comprendre la vie intérieure d’un personnage, réel ou fictif, sans connaître l’état de ses finances ? »

« C’était une organisation bureaucratique et les retards s’additionnaient comme par décret. »

À point nommé est cité un extrait du discours d’acceptation du prix Nobel 1970 de Soljenitsyne (« héros » de Serena) :
« Malheur à la nation dont la littérature est bousculée par les interventions du pouvoir. »

Un collègue dont elle s’éprend, Maximilian Greatorex, lui fait proposer une mission particulière.
« L’IRD [le département de recherche de renseignements au ministère des Affaires étrangères] travaille avec le MI6 [service de renseignements extérieurs du Royaume-Uni] et avec nous depuis des années, entretenant des liens avec des écrivains, des journaux, des maisons d’édition. Sur son lit de mort, George Orwell lui a donné le nom de trente-huit compagnons de route communistes. L’IRD a également permis la traduction en dix-huit langues de La ferme des animaux, et a beaucoup contribué au succès de 1984. »

McEwan cite aussi Koestler dans cet épisode, qui peut mériter d’être approfondi par une recherche sur internet.
« L’idée est de concentrer nos efforts sur de jeunes auteurs dignes d’intérêt, principalement des universitaires et des journalistes en début de carrière, le moment où ils ont besoin d’une aide financière. En général, ils ont envie d’écrire un livre et il leur faudrait un congé qui les libère d’un travail prenant. Nous avons pensé qu’il serait intéressant d’ajouter un romancier à la liste... »

Thomas Haley a été choisi comme recrue possible, écrivain prometteur dont les articles atlantistes semblent correspondre aux vues du MI5, et Serena, quant à elle choisie pour ses goûts littéraires, doit s’en charger. Pour évaluer leur auteur, elle lit ses nouvelles (mises en abyme dans le roman, dont une portant sur un étrange amour pour un mannequin de vitrine).
« Cette année-là, je mis au rancart après les avoir testés les auteurs conseillés par mes amies sophistiquées de Cambridge : Borges, Barth, Pynchon, Cortazar et Gaddis. Aucun Anglais parmi eux, notai-je, ni aucune femme, blanche ou de couleur. Je ressemblais aux gens de la génération de mes parents, qui, non contents de détester l’odeur de l’ail, se méfiaient de tous ceux qui en consommaient. »

Éclairage piquant sur la vision anglaise de l’Europe (roman publié en 2012) :
« L’an dernier, ils essayaient de convaincre la gauche qu’on doit rejoindre l’Europe. Ridicule. Dieu merci, on leur enlève l’Irlande du Nord. »

Serena, qui a convaincu Tom (et est devenue son amante) apprend que Canning, qui l’avait astucieusement plaquée, s’était retiré pour mourir d’un cancer ; puis qu’il avait fourni des renseignements à l’Union Soviétique.
Tom, qui croit profiter des fonds d’une fondation philanthrope, travaille à son premier roman, en fait une novella d’anticipation post-apocalyptique dans le genre de Ballard. C’est la crise énergétique, les grèves, et une atmosphère de dépression et de déclin imprègne la société.
« Pourquoi recourir à une opération secrète ? Il a soupiré en hochant la tête avec commisération. Il fallait que je comprenne que n’importe quelle institution, n’importe quel organisme finit par devenir une sorte d’empire autonome, agressif, n’obéissant qu’à sa logique propre, obsédé par sa survie et la nécessité d’accroître son territoire. Un processus aussi aveugle et inexorable qu’une réaction chimique. »

« L’opération Mincemeat a réussi parce que l’inventivité et l’imagination ont pris le pas sur l’intelligence. Pitoyable par comparaison, l’opération Sweet Tooth, ce signe avant-coureur de la déchéance, a inversé le processus et a échoué, parce que l’intelligence a voulu brider l’inventivité. »

(L’opération Mincemeat est une intoxe réussie de l’état-major allemand, persuadé d’avoir saisi des documents confidentiels sur le projet d'invasion des Alliés dans le sud de l’Europe.)
Ce livre montre la manipulation, par autrui et aussi par ses propres libido et soif de reconnaissance, évidemment mises à profit par le(s) manipulateur(s) ; il ne manque pas d’aborder la manipulation de l’opinion publique par la propagande.
C’est aussi « la trahison à l’œuvre, la tienne et la mienne », de Serena qui ne peut pas sortir de son mensonge de départ à Tom, à qui Max, par dépit vengeur, explique son rôle : les deux se mentent, lui pour l’utiliser dans son nouveau roman – celui que nous lisons.
On trouve beaucoup de choses, souvent passionnantes, dans ce roman très habilement construit.

\Mots-clés : #amour #espionnage #politique #revolutionculturelle #social #UniversDuLivre #xxesiecle
par Tristram
le Lun 13 Fév - 11:07
 
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Sujet: Ian McEwan
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Antonio Tabucchi

Pour Isabel - Un mandala

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Mónica rapporte des souvenirs de jeunesse, au Portugal sous Salazar, avec Isabel, à Waclaw Slowacki (et/ou Tadeus), le narrateur, un étranger qui a connu cette dernière il y a longtemps. Puis ce sont Bi, Brígida Teixeira, sa nourrice, Tecs, une saxophoniste américaine qui l’a fréquentée à l’université, Oncle Tom, Almeida le gardien de prison capverdien qui la fit s’enfuir, ensuite Tiago le photographe, qui évoquent l’amie disparue dans des versions (ou péripéties) différentes de son destin.
« …] les photographies d’une vie sont-elles un temps segmenté en plusieurs personnes ou la même personne segmentée en différents temps ? »

« …] la mort est le tournant de la route, et mourir c’est seulement ne pas être vu. Et alors pourquoi, demanda-t-il d’un air encore plus perplexe, dans quel but ? Dans le but de faire des cercles concentriques, dis-je, pour arriver finalement au centre. »

Sixième cercle de l’enquête : Magda, de l’organisation clandestine où œuvrait Isabel (une chauve-souris à Macao).
Slowacki semble reconnaître ou être reconnu par les serveurs de rencontre.
« Le restaurant s’appelait Lisboa antiga-Macau moderno. C’était un endroit très modeste, avec une petite vitrine où reposaient en paix les restes de tripes blanchâtres dans un plat. Au milieu de la vitrine trônait une gigantesque racine de ginseng et un petit carton écrit en portugais affirmait : Nos pensamos na sua virilidade, nous veillons à votre virilité. »

Le Fantôme qui Marche, un poète opiomane, lui indique les Alpes Suisses, où il rencontre, dans un château-lieu de méditation dédié à Hermann Hesse, Lise, une astrophysicienne, et Xavier, le Lama, qui le dirige énigmatiquement vers une petite station de la Riviera italienne où il trouve le Violoneux Fou, puis finalement Isabel, telle que lorsqu’il lui a dit adieu – dans leur autrefois, et le « néant sapientiel ».
Tabucchi précisa dans un entretien paru en juin 1994, concernant ce roman volontairement posthume qui constitue une manière de clef de voûte de son œuvre :
« Depuis quelques années j’écris un roman que j’espère pouvoir bientôt conclure. Le personnage principal sera justement Isabel, la même femme qui dans Requiem n’apparaît pas, ou plutôt qui est seulement esquissée et qui à un certain moment apparaît, mais comme une sorte de Convive de pierre. Dans ce roman, ce n’est pas Isabel qui parlera d’elle, ce sont les autres qui le feront. Beaucoup des personnages de mes livres précédents seront appelés à témoigner sur Isabel, il y aura Tadeus, Magda, et même le Xavier de Nocturne indien, le personnage recherché mais jamais trouvé, qui fournira un important témoignage. Ce sera un tour, ou plusieurs tours, autour de la figure de cette femme qui a eu une vie difficile et obscure, une vie sur laquelle existent des versions différentes et en même temps toutes étonnamment dignes de foi. Ce sera un roman qui tentera de faire la lumière sur l’existence d’une femme fuyante et très mystérieuse. »

Se souvenir des précédents personnages de Tabucchi serait évidemment un plus, mais pas un must, tant l'histoire a du charme.

\Mots-clés : #amour #creationartistique #identite #romanchoral #universdulivre
par Tristram
le Mer 21 Déc - 12:35
 
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Sujet: Antonio Tabucchi
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Jean-Claude Charles

Manhattan Blues

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Revenu à New York pour essayer de faire monter son film et d'écrire, Ferdinand, le narrateur (et auteur ?) raconte son séjour avec une certaine mélancolie.
« Répétitions, par retours de mémoire, d’images, de sons, le présent vécu comme un songe. »

Il loge chez son ancienne compagne, Jenny, et rencontre Fran. Celle-ci est une traductrice du français qui vient de se séparer de Bill et se retrouve sans logement ni travail.
« Elle avait les yeux pers, les cheveux d’un noir de jais, taillés en brosse, et de loin on voyait les yeux. Elle les lançait dans le demi-jour comme on lance un cerf-volant. Avec cette force sans violence, d’avance accordée à la force et à la direction du vent, invisible mais ça se sent sur la peau des mains, sur le visage, sur tout le corps, le vent. Ça va vers le nord ou ça va vers le sud. Son regard, ça va doucement à hauteur d’homme, il suffit de jeter les yeux, alors elle les jette. Sur moi. »

Cela ne se passe pas aussi bien qu’il l’aurait voulu entre les deux femmes… Et surtout, le principe suivant ne fonctionne pas tout à fait :
« Rien de tel qu’une femme pour vous faire oublier une autre femme. »

Racisme :
« Le type qui n’aime pas voir un couple mixte, encore moins s’ils ont l’air heureux, c’est un regard plein de haine. […]
Le racisme d’un regard est le plus perfide qui soit, il ne parle pas, il ne frappe pas, il n’émet pas d’insultes audibles, il est là, son destinataire ne saurait s’y tromper. C’est une sensation qu’aucune personne non victime de discrimination ne peut connaître, parce que ça ne fait pas partie de son expérience du monde. Ça n’est prévu dans aucune analyse, ça n’est pas disséqué, il n’y a pas de loi et il est souhaitable qu’il n’y en ait pas contre ça. Il ne s’agit pas de paranoïa. D’habitude ou bien je ne fais pas attention, ou bien je m’en contrefiche.
J’imagine que des femmes ont pu ressentir cette chose innommable dans certaines circonstances. Ou des Arabes en France. Ou des Juifs. Ou n’importe qui susceptible d’être violé, lynché, tabassé, gazé. On ne peut jamais dire monsieur, madame, votre regard porte atteinte à. Il n’y a pas de code sûr en la matière. C’est une affaire de peau, si j’ose dire. Une affaire de tripes. Le regard d’un raciste saisi par les tripes. »

« Mais j’ai une sainte horreur des négrophiles. Qu’on m’aime ou me déteste en tant que Noir, ça me fout en rogne. Qu’on m’aime pour mon talent ou qu’on me déteste parce que je suis un con, d’accord. Pas de cadeau pour ma couleur. Ça cache généralement trop de choses inavouables. J’ai la malchance d’avoir grandi dans une idéologie de glorification de la race noire qui se compte en centaines de milliers de cadavres. Le premier qui profane la mémoire de ces cadavres en les retournant pour une vérification d’identité, je lui crache dans la gueule. »

Fran l’emmène à son corps défendant sur les lieux de son enfance, à Brooklyn, chez ses parents absents. Curieusement, les tours jumelles du World Trade Center sont toujours dans le panorama. Errances urbaines :
« Froid, sec, ensoleillé. Un temps à faire des détours inutiles. Nous faisons des détours inutiles. »

Les idéaux révolutionnaires de sa jeunesse persistent difficultueusement.
« Mike dit qu’il voit ses amis tomber un à un. Il faudrait encore croire au héros pour pouvoir résister. Nous ne croyons plus au héros. Les plus vicelards c’est encore les anciens camarades de campus. Ils ont encore à la bouche le discours de la libération plus ou moins actualisé. Ils ont accédé progressivement à des positions stratégiques. Ils ont les moyens de te baiser la gueule. La seule façon de ne pas avoir affaire à eux serait d’être eux.
Tu en baves. Tu regrettes les bons vieux réacs classiques. Là où les choses avaient l’avantage de la clarté. Les nouveaux sont plus méchants. Ils ont cette méchanceté décuplée par la honte d’avoir trahi. Ils consacrent une partie de leur temps à guetter le moindre de tes faux pas. Là où les vieilles peaux t’ignoraient les nouveaux te connaissent. C’est ton premier point faible. Le deuxième c’est que t’as beau te forcer t’as même pas envie d’être méchant. »

Fête chez Mike, un ami peintre :
« La jungle était peuplée. Toutes races, toutes classes, tous sexes confondus. Peuplée de rêveurs, de pêcheurs de lune, de singes hurleurs, tout une faune cosmopolite, frappée, qui baragouinait au moins deux langues en plus de la maternelle, qui était née du bon ou du mauvais côté du pouvoir et des barrières sociales et de toute façon s’en foutait, suicidaire ou accrochée comme des morpions à la vie, crispée sur des désirs élémentaires de bonheur, lucide ou aveugle sur les limites de l’Amérique, solidaire du Nicaragua révolutionnaire juste pour penser à côté de papa maman ou sachant à peine situer le Nicaragua sur une carte, jeunesse d’entre dix-sept et cinquante ans ou pas d’âge, naufragés de tous les rêves, rescapés de tous les cauchemars, mélangeurs de tout et de rien du tout, révolutionnaires sans cause et apolitiques redoutablement subversifs, innocents et coupables de rien, hommes lesbiens et femmes pédés, hétéromachos féministes et sectateurs du culte de la chasteté au service du travail, artistes sans œuvre et gymnastes du vertige, fossoyeurs d’un abîme à venir où je vois heureusement le tombeau d’une certaine Amérique, dans l’utopie provisoire de la fête chez Mike. »

Ferdinand et Fran s’aiment (au moins sexuellement) ; lui a décidé de retourner en France, elle décide d’y aller aussi ; Jenny et Bill les hantent ; au terme de ces quatre jours, chacun retournera à son ancien amour, pour le meilleur ou pour le pire.
Dans cette évocation de New York et des mœurs de ses jeunes habitants, Charles utilise divers registres, mais son humour gouailleur ne m’a pas trop séduit  :
« Je te f’rai un dessin quand tu s’ras grande, je lui dis. Et encore si t’es sage. »


\Mots-clés : #amour #contemporain #discrimination #jeunesse #racisme #revolutionculturelle
par Tristram
le Mer 30 Nov - 10:23
 
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Sujet: Jean-Claude Charles
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Graham Greene

La Fin d’une liaison

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Londres : le narrateur, Bendrix (Maurice) est un écrivain athée qui retrouve en janvier 1946 Henry Miles, fonctionnaire ministériel marié à Sarah, dont il fut l’amant de 1939 à 1944. Miles soupçonne que sa femme le trompe, et Bendrix, qui le déteste, sans rien lui révéler, mandate un détective privé pour suivre cette dernière afin de découvrir son successeur. Haine et passion amoureuse, c’est surtout la jalousie qui l’anime, paradoxalement imputée à la complaisance de Sarah, qui pourrait valoir pour un rival. Magistralement décrite, la suspicion morbide de Bendrix est absurde puisque Sarah l’a quitté après un raid de V1 où il fut blessé. Surtout, elle atteint à une forme de grotesque à la limite du sordide, notamment avec son intention première qui avait été d’obtenir d’elle « de la documentation » sur son époux afin de construire un personnage, le piètre limier Parkis secondé de son fils de douze ans, les « oignons », ancien nom de code dans leur liaison en raison de l’aversion qu’a pour eux le mari trompé.
Décidément cruel, Bendrix confie toute l’histoire à Henry, puis rencontre le supposé nouvel amant de Sarah, Richard Smythe, un militant rationaliste. Dieu et Diable sont souvent invoqués par ces non-croyants. Parkis vole le journal intime de Sarah et le remet à Bendrix. Celui-ci apprend donc que son amante l’a quitté par vœu à Dieu, auquel elle ne croit pas, si par miracle il n’était pas mort dans le bombardement.
Bendrix rencontre de nouveau Sarah qui lui promet de fuir avec lui, avant de mourir de maladie.
« J’ai attrapé la foi comme on attrape une maladie. Je suis tombée croyante comme on tombe amoureuse. »

Bendrix, dont le chagrin est à peine évoqué, emménage avec Henry ; surviennent d’étranges coïncidences, qui peuvent être assimilées à des miracles.
La partie finale est encore plus tourmentée que le début, assez incohérente, et peu concluante. Dostoïevskien, ce drame pathétique et ce roman torturé s’achèvent dans une confuse indécision.
« J’écris un roman. Comment pouvez-vous prouver que les événements que je rapporte ne se sont jamais produits, que les personnages ne sont pas réels ? »


\Mots-clés : #amour #religion
par Tristram
le Mer 23 Nov - 11:35
 
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Sujet: Graham Greene
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Howard Fast

Sylvia

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Le détective Alan Macklin, célibataire, historien manqué et narrateur de l’histoire, est chargé d’enquêter sur le mystérieux passé de Sylvia West par son fiancé. Il suit une piste ténue au travers des États-Unis, manifestement séduit par cette femme qu’il n’a jamais rencontrée, tout en étant taraudé par l’indignité de son métier, et conscient de la corruption généralisée en grande partie due à l’argent.
« Ensuite, j’ai marché jusqu’à la 53e Rue et je suis resté deux heures au Musée d’Art Moderne. Je voulais à toutes forces me prouver que mon intelligence était un peu au-dessus de la moyenne ; et que ces années passées à accomplir des tâches abjectes et avilissantes, dans une profession sans intérêt et déshonorante, ne m’avaient pas entièrement sevré de la grande confrérie des civilisés – en admettant qu’elle existe. »

« Je gagnais ma vie tantôt comme une putain, tantôt comme un maquereau.
La seule chose qui me différenciait d’eux, c’est que la Société ne me désavouait pas et qu’à la Télévision je pouvais avoir de soi-disant aperçus de mon métier, grâce aux évolutions d’une demi-douzaine d’imbéciles et de crétins jacasseurs et grossiers, qui ont fait du "privé" l’un des éléments du folklore américain. »

« Rentré dans ma chambre, j’ai pris une cuite en solitaire. Il y avait exactement sept ans que je ne m’étais pas envoyé une bouteille à moi tout seul. Mais sept ans, c’est court, quand il s’agit d’éviter de se retrouver seul en face de soi-même. Il y a des gens qui y réussissent pendant toute leur vie : eux restent sobres. »

Ce roman vaut surtout pour son atmosphère de mélancolie, celle du personnage principal mais aussi d’autres, notamment féminins, comme la rencontre touchante avec Irma Olanski, la vieille fille bibliothécaire de Pittsburgh, ou celle de Shirley Digbee, une actrice :
« Elle se glissa derrière un petit paravent placé dans un coin.
– Je vais m’habiller tout comme au ciné, pendant que nous causerons, me dit-elle avec bonne humeur. Pour ne pas que vous soyez obligé de sortir. De toute façon, j’aime bien avoir un homme dans la pièce quand je m’habille. Je ne suis pas normale, pour ça. C’est une névrose. J’en ai au moins vingt, de ces névroses, trente peut-être, je peux pas dire. Tout ça, ça vient de ce que je suis aussi vachement grande. Le plus curieux, c’est que j’en suis enchantée, je raffole de ma taille. Je n’aimerais pas être autrement. Je suis sortie pendant quelque temps avec un psychanalyste – un petit, d’un mètre cinquante-cinq à peu près. Ça leur donne le grand frisson de sortir avec moi. Frisson, c’est encore trop faible. Je pourrais écrire un livre sur ces petits hommes. Mais celui-là, ce psychanalyste, il voulait toujours arriver à me persuader que j’avais horreur d’être grande. En fin de compte, je lui ai dit : « Écoute, flambard, pourquoi est-ce que tu me téléphones vingt fois par jour, si ton seul but est de me rabaisser à ton niveau ? Y en a suffisamment de ta taille qui se baladent dans la nature. Va donc t’en lever une de ton gabarit. » Mais croyez-moi, quand je dis que c’était son idée fixe, j’suis au-dessous de la vérité… Si nous nous connaissions mieux, je vous donnerais des détails. Mais celui-là, il ne parlait que de névroses. Je lui ai dit : "D’après toi, on ne fait jamais quelque chose tout bêtement parce qu’on en a envie. Tout est de la névrose…" »

D’origine pauvre, il s’avère vite que Sylvia a été prostituée. Elle a beaucoup lu, et publié de la poésie. Elle a toujours menti, et développé de la haine, au moins contre les hommes.
« – Croyez-vous que les frais d’édition aient été payés d’avance pour ce livre ?
– Autrement dit, en termes de métier, Mack, vous parlez d’une « édition à compte d’auteur » ? C’est peu reluisant. Un auteur qui ne trouve pas à se faire éditer sur la place publique s’adresse aux maisons qui acceptent qu’on leur paie les frais d’impression et de reliure, sans parler du bénéfice de l’éditeur. C’est une des plaies de notre profession, par ailleurs fort honorable. Mais un éditeur qui se respecte n’accepte pas ce genre de travail. »

« En vieillissant, nous devenons plus sages, monsieur Macklin, mais ce que nous prenons pour de la vertu, n’est-ce pas plutôt de l’épuisement et une certaine satiété ? »

« J’en arrivais à me dire qu’il fallait être un gamin, un impulsif ou un névrosé pour avoir choisi d’aimer une femme qui aurait des raisons violentes et très sérieuses de me haïr. Il y a longtemps que je sais qu’entre une femme et un homme l’amour ne naît pas fortuitement. On ne tombe pas amoureux, comme dans les romans ; on y succombe délibérément et volontairement ; et, quand le choix se fixe sur l’impossible, c’est signe d’une disposition d’âme maladive. J’ai connu des femmes qui ne choisissaient pour objet de leur passion que des hommes mariés et, dans les deux sexes, des gens attirés seulement par les incompatibilités ou la difficulté. »

« Être pauvre avilit ; et tous les pieux mensonges qu’on raconte à ce sujet ne sont que futilités. »

Une belle histoire d’amour, sensiblement rendue (et à peine un polar).

\Mots-clés : #amour #polar #prostitution
par Tristram
le Lun 14 Nov - 9:41
 
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Sujet: Howard Fast
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Iouri Bouïda

Tag amour sur Des Choses à lire 41te1v10

Une trentaine de nouvelles, plus ou moins courtes mais des plus intéressantes. La première (en guise de préface) donne son nom au livre.

Toutes ces histoires sont tristes, sombres, car le bonheur y est éphémère. Mais combien d’humanité dans ces nouvelles ; même les handicapés, les démunis, les abîmés de la vie y sont aimés. Une ambiance fantastique, le passé et le présent entrelacés.

La folie, la mort rôdent.

On retrouve dans ces nouvelles,  la rivière, le pont, la rue Semerka, la fabrique, la cantine tantôt blanche tantôt rouge, l’asile de fous, l’Orphelinat dans cette ville de Welhau, le sergent Liocha, la Pétardière qui sait et voit tout et d’autres.

Cette région, ancienne Prusse Orientale a été soit Allemande, soit Russe au gré des guerres, c’est le pays de l’auteur. Une région où circulent légendes et mythes. Et « Il » Dieu souvent présent quel que soit son « emploi ».

Juste quelques extraits pour la compréhension :  dans la première nouvelle donc deux adolescents violent les tombent pour voler des objets, bijoux, ils ouvrent donc la tombe de la « fiancée Prussienne »

«On dirait qu’elle est vivante ! articula Matras d’une telle voix qu’on aurait cru que sa langue était en coton. Elle fait tic-tac. »
« La jeune fille poussa un soupir et au même instant, la robe vaporeuse et la peau lisse se transformèrent en un nuage de poussière qui se déposa lentement le long de la colonne vertébrale noueuse. »
 (mythe de la poussière, fait de terre nous retombons en poussière)

« D’une orbite noire s’envola soudain un minuscule papillon »  (mythe du papillon qui est âme)

Eva-Eva : La magnifique  Eva est arrivée dans la ville avec les premiers colons russes. Tous les hommes étaient amoureux d’elle.

« Quelles ne furent pas notre surprise et notre indignation quand nous apprîmes qu’elle s’était mise en ménage avec le muet. Seigneur Hans ! Cet empoté aux longs bras dont même les Allemands se payaient la tête. » Dieu qui a créé les muets et les jolies femmes, est le seul à savoir.

Eva meurt par amour quand les allemands sont déportés, donc Hans.

Douriaguine peintre et professeur au collège ; sa fille se meurt, il ne l’a jamais aimé cette personne insipide, mais quand elle lui demande de venir la voir à l’hôpital il s’y rend 2 fois par jour. Ne sachant que dire il peint ; comme elle dit aimé le lilas il peindra des aquarelles de branches de lilas, tout un mur.

« C’est comme qui dirait l’arbre de la mort ! a fait Douriaguine d’une voix neutre. Tu comprends comme c’est affreux ? Je ne l’aimais pas. »

Le narrateur à qui Douriaguine a offert l’une des aquarelles dit qu’elle est accrochée au-dessus de son bureau depuis plus de trente ans.

La dernière nouvelle "Bouïda" (en guise de postface)

Bouïda parle de lui, de son nom ; de la signification d'un nom de son utilité ou pas,  de l'intérêt ou pas de  la connaissance de la personne en donnant des exemples :

"Ces connaissances ont parfois une certaine influence sur notre compréhension des sources ou des singularités de l'oeuvre d'un écrivain, mais au fond, elles ne servent à rien. Le véritable nom d'Homère, c'est 'l'Illiade".
Shakespeare s'appelle "le roi Lear", et Dostoïevski "Crime et Châtiment"...."

""J'espère qu'on ne m'accusera pas de prétention et d'orgueil, je n'ai choisi mon nom, uniquement mon destin. Mais il ne restera qu'un nom, bien que seul le destin signifie quelque chose."


*****

Quelle belle écriture, poétique, légère, avec une touche d'humour malgré la sombreur des thèmes.

Lisez ses nouvelles !


\Mots-clés : #amour #fantastique #mort #nouvelle #pathologie
par Bédoulène
le Mar 18 Oct - 10:34
 
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Sujet: Iouri Bouïda
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Carson McCullers

La Ballade du café triste et autres nouvelles

Tag amour sur Des Choses à lire La_bal10

La novella éponyme du recueil est racontée par un narrateur omniscient et moraliste, et s’apparente à un conte.
Le magasin de Miss Amelia Evans devint un café dans cette petite ville désolée. Elle est solitaire, d’apparence masculine, avec un léger strabisme, aime à faire des procès et à soigner gratuitement ; étonnamment, elle accueille Cousin Lymon, un bossu apparemment apparenté, et qui aime à attiser la discorde. Elle fut mariée à un tisserand nommé Marvin Macy, beau gars « hardi, intrépide et cruel », étrangement tombé amoureux d’elle et qui devint un bandit lorsqu’elle le chassa.
« Son mariage n’avait duré que dix jours. Et la ville éprouva cette satisfaction particulière qu’éprouvent les gens lorsqu’ils voient quelqu’un terrassé d’une abominable manière. »

Sorti de prison, Macy revient et la supplante dans l’esprit de Lymon, jusqu’à l’affrontement final. Ces personnages principaux sont ambivalents, avec des réactions inattendues, paradoxales et contradictoires, et ces amours bancals finissent mal.
« Ils attendaient, simplement, en silence, sans savoir eux-mêmes ce qu’ils attendaient. C’est exactement ce qui se passe à chaque période de tension, quand un grand événement se prépare : les hommes se rassemblent et attendent. Au bout d’un temps plus ou moins long, ils se mettent à agir tous ensemble. Sans qu’intervienne la réflexion ou la volonté de l’un d’entre eux. Comme si leurs instincts s’étaient fondus en un tout. La décision finale n’appartient plus alors à un seul, mais au groupe lui-même. À cet instant-là, plus personne n’hésite. Que cette action commune aboutisse au pillage, à la violence, au meurtre, c’est affaire de destin. »

« Celui qui est aimé ne sert souvent qu’à réveiller une immense force d’amour qui dormait jusque-là au fond du cœur de celui qui aime. En général, celui qui aime en est conscient. Il sait que son amour restera solitaire. Qu’il l’entraînera peu à peu vers une solitude nouvelle, plus étrange encore, et de le savoir le déchire. Aussi celui qui aime n’a-t-il qu’une chose à faire : dissimuler son amour aussi complètement et profondément que possible. Se construire un univers intérieur totalement neuf. Un étrange univers de passion, qui se suffira à lui-même. »

« La valeur, la qualité de l’amour, quel qu’il soit, dépend uniquement de celui qui aime. C’est pourquoi la plupart d’entre nous préfèrent aimer plutôt qu’être aimés. La plupart d’entre nous préfèrent être celui qui aime. Car, la stricte vérité, c’est que, d’une façon profondément secrète, pour la plupart d’entre nous, être aimé est insupportable. Celui qui est aimé a toutes les raisons de craindre et de haïr celui qui aime. Car celui qui aime est tellement affamé du moindre contact avec l’objet de son amour qu’il n’a de cesse de l’avoir dépouillé, dût-il n’y trouver que douleur. »

« Mais ce n’est pas seulement la chaleur, la gaieté, les divers ornements qui donnaient au café une importance si particulière et le rendaient si cher aux habitants de la ville. Il y avait une raison plus profonde – raison liée à un certain orgueil inconnu jusque-là dans le pays. Pour comprendre cet orgueil tout neuf, il faut avoir présent à l’esprit le manque de valeur de la vie humaine [« the cheapness of human life »]. Une foule de gens se rassemblait toujours autour d’une filature. Mais il était rare que chaque famille ait assez de nourriture, de vêtements et d’économies pour faire la fête. La vie devenait donc une lutte longue et confuse pour le strict nécessaire. Tout se complique alors : les choses nécessaires pour vivre ont toutes une valeur précise, il faut toutes les acheter contre de l’argent, car le monde est ainsi fait. Or vous connaissez, sans avoir besoin de le demander, le prix d’une balle de coton ou d’un litre de mélasse. Mais la vie humaine n’a pas de valeur précise. Elle nous est offerte sans rien payer, reprise sans rien payer. Quel est son prix ? Regardez autour de vous. Il risque de vous paraître dérisoire, peut-être nul. Alors, après beaucoup d’efforts et de sueur, et vu que rien ne change, vous sentez naître au fond de votre âme le sentiment que vous ne valez pas grand-chose. »

D’autres textes plus courts témoignent aussi chez Carson McCullers de son souci des plus faibles et déshérités (les Noirs, les Juifs, les enfants, les éclopés, les handicapés, les différents, etc.), de son sens des détails, et de ses connaissances de musicienne. Ce dernier point est notamment valable pour deux textes où s’ébauche Le cœur est un chasseur solitaire : Les Étrangers, histoire d’un Juif ayant fui l’Allemagne où montait le nazisme qui voyage en bus vers le Sud où il espère recréer un foyer pour lui et sa famille :
« Un chagrin de cet ordre (car le Juif était musicien) ressemble plutôt à un thème secondaire qui court avec insistance tout au long d’une partition d’orchestre – un thème qui revient toujours, à travers toutes les variations possibles de rythme, de structure sonore et de couleur tonale, nerveux parfois sous le léger pizzicato des cordes, mélancolique d’autres fois derrière la rêverie pastorale du cor anglais, éclatant soudain dans l’agressivité haletante et suraiguë des cuivres. Et ce thème reste le plus souvent indéchiffrable derrière tant de masques subtils, mais son insistance est si forte qu’il finit par avoir, sur l’ensemble de la partition, une influence beaucoup plus importante que la ligne de chant principale. Il arrive même qu’à un signal donné, ce thème trop longtemps contenu jaillisse tel un volcan en plein cœur de la partition, faisant voler en éclats les autres inventions musicales, et obligeant l’orchestre au grand complet à reprendre dans toute sa violence ce qui demeurait jusque-là étouffé. »

… et Histoire sans titre, où un jeune revient à sa famille après être parti trois ans plus tôt :
« Son passé, les dix-sept années qu’il avait passées chez lui, se tenaient devant lui comme une sombre et confuse arabesque. Le dessin en était incompréhensible au premier regard, semblable à un thème musical qui se développe en contrepoint, voix après voix, et qui ne devient clair qu’à l’instant où il se répète. »

« Tout le monde, un jour ou l’autre, a envie de s’en aller – et ça n’a rien à voir avec le fait qu’on s’entende ou qu’on ne s’entende pas avec sa famille. On éprouve le besoin de partir, poussé par quelque chose qu’on doit faire, ou qu’on a envie de faire, et certains même partent sans savoir exactement pourquoi. C’est comme une faim lancinante qui vous commande d’aller à la recherche de quelque chose. »


\Mots-clés : #amour #discrimination #famille #nouvelle #psychologique #social #solitude
par Tristram
le Dim 16 Oct - 13:23
 
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Sujet: Carson McCullers
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Javier Marías

L'Homme sentimental

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Dans la préface de l'auteur :
« Il me faut aller à tâtons et rien ne m’ennuierait ou ne me découragerait davantage en commençant un roman que de savoir exactement ce qu’il va être, quels personnages vont l’habiter, quand et comment ils vont apparaître ou disparaître, à quoi ressemblera leur vie ou la partie de leur vie que je vais raconter. Tout cela arrive à mesure que le roman s’écrit et appartient au domaine de l’invention, en prenant le mot dans son sens étymologique de découverte, de trouvaille ; et même, il y a des moments où l’on s’arrête et où l’on sent deux voies ouvertes pour continuer le récit, à l’opposé l’une de l’autre. Une fois le livre fini – c’est-à-dire une fois terminée la découverte, une fois que le livre existe dans une forme déterminée que la publication rend définitive –, il semble impossible qu’il eût pu être différent de ce qu’il est. Et alors on croit qu’on peut parler du livre, et même qu’on peut l’expliquer, avec d’autres mots que les siens propres, comme si ceux-ci ne pouvaient en aucun cas suffire.
L’Homme sentimental est une histoire d’amour dans laquelle l’amour n’est ni montré ni vécu, mais annoncé ou remémoré.
Cela peut-il être ? Ce qui, comme l’amour, est toujours urgent et pressant, nécessite la présence, la consommation ou la destruction immédiates, peut-on l’annoncer quand il n’existe pas encore ou se le rappeler vraiment quand il n’existe plus ? Ou bien, est-ce que l’annonce elle-même ou le simple souvenir font partie, déjà et encore, de cet amour ? Je n’en sais rien, mais ce que je crois, c’est que l’amour est fondé pour une bonne part sur son projet et sur son souvenir. C’est le sentiment qui exige la plus forte dose d’imagination, pas seulement quand on le pressent, qu’on le voit venir et pas seulement lorsque celui qui l’a vécu et perdu éprouve le besoin de se l’expliquer, mais aussi quand l’amour même est en plein mouvement et en pleine vigueur. Disons que c’est un sentiment qui veut toujours du fictif en plus de ce que lui apporte la réalité. En d’autres termes, pour aussi tangible et réel que nous le croyons en un moment donné, l’amour a toujours une projection imaginaire. Il reste toujours à accomplir, il est le royaume du possible. Ou de ce qui eût pu être possible. »

Le narrateur raconte son rêve du matin, abordant des évènements survenus quatre ans plus tôt. Il avait alors remarqué dans son compartiment de train deux hommes et une femme. L’un lui parut être un « exploiteur », despote et sûr de lui, elle mélancolique. Lui-même est chanteur d’opéra, et voyage beaucoup, de ville en capitale, tel un voyageur de commerce. Il rencontra dans un hôtel de Madrid le second homme, Dato, « l’accompagnateur » du couple, Manur étant un banquier belge et Natalia sa femme. Le narrateur et celle-ci commencent à se fréquenter beaucoup, en présence de l’étrange chaperon.
La psychologie des personnages est rendue avec une grande finesse ; voici une phrase ou deux, qui permettent aussi d’apprécier son style :
« Mais ce sont ces actions ou ces détails, parfois beaucoup plus imperceptibles et insignifiants, parfois en contradiction avec ce qu’ils dévoilent, parfois délibérés et parfois involontaires, qui nous permettent toujours de connaître, sans preuves, la nature des relations entre deux personnes ; ainsi, le salut bref et tranchant, les mains qui ne savent comment se serrer (habituées à d’autres contacts qui ne sont pas civils, eux), l’échange de regards opaques (douloureusement censurés) entre deux amoureux clandestins qui se retrouvent dans une fête, accompagnés de leurs époux respectifs ; ainsi l’affabilité et la sollicitude craintive (une main qui n’ose pas presser affectueusement un bras et qui se pose légèrement sur lui en cédant le pas, un sourire à contretemps qui déplore et à la fois assume l’impossibilité de pallier l’offense ou de récupérer la confiance) avec lesquelles on traite celui à qui, sans animosité, on a fait du mal ; ainsi les mains qui soudain se referment, l’hésitation des pas et la détermination subite avec laquelle avancent, après s’être aperçus dans la rue, ceux qui se haïssent ou ceux qui ne se sont jamais oubliés ; ainsi l’index de Manur, levé et immobile pendant quelques secondes, avant de me serrer la main, le jour où nous nous sommes rencontrés par hasard et où Dato, toujours maître des situations, tint à nous présenter : ce fut un geste d’avertissement que Manur essaya de faire passer pour un moment d’hésitation peu vraisemblable à propos de mon nom qu’il connaissait, disait-il, pour l’avoir vu imprimé une ou deux fois (« je n’oublie jamais un nom qui m’est tombé sous les yeux », dit-il, « ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que je me rappelle à qui revient ce nom, mais simplement je me rappelle l’avoir vu »), il ne savait plus sur l’instant si c’était sur des affiches d’opéra, sur des disques ou même – et alors cela aurait voulu dire qu’il avait assisté à une de mes représentations (« mais, en revanche, les visages ne me rappellent presque jamais rien ; et par ailleurs, vous êtes tellement déguisés, tellement méconnaissables », dit-il) – sur un programme. C’était un doigt qui menaçait clairement et la menace n’était voilée que par la brièveté du geste, mais les gens menacés ne manquent jamais de comprendre ces signes, surtout s’ils découvrent en les percevant, ce qui fut mon cas, qu’ils sont en train, eux aussi, de menacer le menaçant. »

Natalia ne se confie guère. Le narrateur évoque également Berta, avec qui il vécut, quittée voici donc quatre ans de cela et morte depuis, et le souvenir de sa triste enfance madrilène, cette ville dont il juge « les rues sales, asphyxiées, vulgaires ». Puis vient une confrontation avec Manur, qui a « acheté » Natalia quinze ans plus tôt.
« Et ce fut à partir de la conversation de cette matinée que je compris mieux, de même qu’un homme qui écrit peut commencer à comprendre ce qu’il écrit à partir d’une phrase fortuite qui lui apprend – non pas d’un coup, mais insensiblement – le pourquoi de toutes les phrases précédentes, pourquoi elles furent écrites de cette façon (qui ne lui paraîtra pas encore délibérée, mais pas davantage fortuite) alors qu’il croyait n’être en train que de tâtonner, que de jouer avec l’encre et le papier pour tuer le temps, à cause d’une commande ou à cause du sens du devoir qu’éprouvent ceux qui n’ont aucun devoir. »

Natalia le rejoignit alors, Manur se tua, et elle vient de le quitter sans explication.
Avec sa narration assez étrange et non dénuée d’humour, étonnant roman d’une histoire d’amour où l’aimée demeure "en creux", absente même si nommée, remémorée de sa rencontre à son départ sans que soient guère évoqués leurs quatre ans de vie commune : juste un avant et un après − et aussi d’autres profondeurs à peine entrevues.

\Mots-clés : #amour
par Tristram
le Dim 25 Sep - 13:17
 
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Sujet: Javier Marías
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Olivier Rolin

Extérieur monde


Tag amour sur Des Choses à lire 41ltw910

Topocl a déjà beaucoup dit dans son commentaire, me reste à parsemer quelques extraits.
Digressions incessantes, presque systématiques − recherche du ton d’écriture, hésitations à trouver son chemin, ou peut-être réticences à le continuer…
« …] (puisque nous en étions là avant ces digressions qui seront je le pressens la matière même du livre, comme la liberté anarchique, rayonnante des branches, des rameaux, des feuilles, est l’être des arbres, et j’aime concevoir un livre comme un arbre, cette comparaison me venant peut-être de Flaubert qui voulait "que les phrases s’agitent dans un livre comme les feuilles dans une forêt, toutes dissemblables en leur ressemblance") [… »

« Tout d’un coup, je m’ennuie. Je m’ennuie moi-même, alors vous qui me lisez ? »

« Un écrivain ne voit vraiment que lorsqu’il a trouvé les mots pour dire ce qu’il voit. »

« Je digresse, c’est ainsi que j’avance. »

Éminemment digressif donc, parfaitement non-architecturé, dans le même ton en fait que Vider les lieux (publié ultérieurement mais annoncé dans ce livre), c’est un véritable work in progress, souvenirs et réflexions (ou « ruminations ») au fil de la plume (ou plutôt de la relecture de ses carnets) qui ne sait pas où elle va. Olivier Rolin brasse donc des ressouvenances, et parfois une évocation est suspendue par tant de parenthèses ou d’échappées sur d’autres ressouvenirs qu’elle revient comme dans un lent tourbillon en marge de l’écoulement général, telle la visite de l’ancienne demeure familiale de Nabokov à Saint-Pétersbourg, où d’ailleurs il ne nous emmènera pas, ou encore un vieux pont chinois.
« Juste après le vieux pont de Hangzhou, donc, il y a un café au bord de l’eau, sous les saules. »

Il y a aussi nombre de références à des livres qui ont compté, sa « petite bibliothèque portative » (Baudelaire, Proust, Lowry, Chateaubriand, etc.), et un beau passage sur des bibliothèques existant dans des endroits inattendus. Également sur le jardin du Luxembourg, des bonheurs de baignades et dans ses rapports à l’eau en général, l’écriture de Port-Soudan (ville qu’il n’a pas encore visitée et qu’il imagine infernale) dans la « Villa Médicine » où il est soigné pour une dépression consécutive à la fin d’une histoire d’amour.
« À Port-Soudan, je découvrais ce que j’avais imaginé, j’errais dans un paysage que j’avais inventé sans aucune prétention au réalisme, ni même au plausible, mais parfois, bizarrement, "ça marchait". »

Beaucoup de femmes, évidemment, souvent jeunes et minces, « cheveux noirs coupés au bol », de type asiatique – et souvent à peine entr’aperçues : « chronique d’occasions perdues ») …
« (les livres sont comme de grands cimetières, c’est encore Proust qui dit ça, mais sur les tombes, contrairement à lui, je peux lire les noms, que le temps n’a pas effacés. Une des – modestes – réussites de ma vie, c’est que les femmes qui l’ont traversée ne l’ont pas définitivement quittée). »

Un kaléidoscope de vues du monde qu’il a parcouru et qui l’a façonné, images poétiques à la Cendrars (plusieurs fois cité), énumérations hétéroclites comme dans L'Invention du monde, nostalgique « géographie personnelle » de lieux divers, avec quand même une forte récurrence du Soudan et de la Russie : toujours les voyages, qui rencontrent souvent l’Histoire.
« Bientôt on filera à onze mille mètres d’altitude, mobilis in mobile, on sera avalé par la cloche d’ombre de la nuit, on regardera dériver les grandes méduses pâles que font les villes en bas. »

(Mobilis in mobile, "Mobile dans l’élément mobile", est la devise du Nautilus, dans 20.000 lieues sous les mers de Jules Verne.)
La vieillesse venue, et le passé, le sien et celui de la jeunesse idéaliste.
« Vous trimballiez dans deux camions des choses pour Solidarnósć, ce mouvement qui fut le seul dans l’histoire du vingtième siècle à réaliser cette utopie communiste (qui fut celle de ta jeunesse), l’union des intellectuels et des ouvriers. »

« Cela fait des années que ça a commencé, ce lent effacement du monde, et la disparition des proches qui au début me semblait une effraction scandaleuse du néant dans la vie a pris désormais, tout en restant aussi choquante, la forme de l’inéluctable et presque de l’habituel. Il me semble que je dois en parler, même si je me suis promis d’exclure autant que possible l’intime de ce récit, ou de ne l’évoquer que lorsque c’est le monde extérieur qui le suscite, car cette attrition du territoire de l’amitié est une des raisons du mouvement qui m’emporte loin, sur les routes du plus vaste monde : je m’éloigne d’un lieu peu à peu, opiniâtrement déserté. »

Certes assez vain, et d’autant plus agaçant que je me reconnais nombre de traits communs, toutes proportions gardées, avec l’auteur…

\Mots-clés : #amour #ecriture #vieillesse
par Tristram
le Mer 21 Sep - 12:31
 
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Sujet: Olivier Rolin
Réponses: 86
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