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Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Mar 19 Mar - 6:33

38 résultats trouvés pour devoirdememoire

Ken Liu

L'Homme qui mit fin à l'histoire : un documentaire

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« Evan Wei, un jeune spécialiste sino-américain du Japon de l’époque de Heian, et Akemi Kirino, une physicienne expérimentale nippo-américaine », mettent au point une exploration du passé en s’y rendant par un voyage dans le temps, mais avec la condition intrinsèque au processus de la destruction des preuves ramenées dudit passé.
« Un des paradoxes cruciaux de l’archéologie, c’est que, pour fouiller un site afin de l’étudier, il faut le détruire. Au sein de la profession, on débat à chaque site pour savoir s’il vaut mieux le fouiller ou le préserver in situ jusqu’à la mise au point de nouvelles techniques moins invasives. Mais sans des fouilles destructrices, comment mettra-t-on au point ces nouvelles techniques ?
Evan aurait sans doute dû lui aussi attendre qu’on invente un moyen d’enregistrer le passé sans l’effacer par la même occasion. Seulement, il aurait peut-être été trop tard pour les familles des victimes qui allaient bénéficier le plus de ces souvenirs. Il se débattait sans cesse entre les revendications antagonistes du passé et du présent. »

Le second propos est l’exposé des atrocités commises par les Japonais dans l’Unité 731 lors de la Seconde Guerre sino-japonaise (vivisections sans anesthésie, etc.).
« Ce même jour en 1931, près de Shenyang, ici en Mandchourie, éclatait la Seconde Guerre sino-japonaise. Pour les Chinois, il s’agissait du début de la Seconde Guerre mondiale, plus d’une décennie avant l’implication des États-Unis.
Nous sommes à la périphérie de Harbin, dans le district de Pingfang. Même si ce nom n’évoque rien à la plupart des Occidentaux, certains n’hésitent pas à surnommer ce lieu l’« Auschwitz d’Asie ». L’Unité 731 de l’Armée impériale japonaise y a mené durant la guerre d’atroces expériences sur des milliers de Chinois et Alliés captifs pour permettre au Japon de créer des armes biologiques et de conduire des recherches sur les limites de l’endurance humaine.
Dans ces locaux, des médecins militaires japonais ont tué des milliers de Chinois et d’Alliés par le biais d’expériences médicales, essais d’armements, vivisections, amputations et autres tortures systématiques. À la fin de la guerre, l’armée nippone qui battait en retraite a supprimé les derniers prisonniers et brûlé le complexe, ne laissant derrière elle que la carcasse du bâtiment administratif et les fosses utilisées pour élever des rats porteurs de maladies. Il n’y a eu aucun survivant.
Les historiens estiment qu’entre deux et cinq cent mille Chinois, presque tous des civils, ont été tués par les armes bactériologiques et chimiques mises au point ici et dans des laboratoires annexes : anthrax, choléra, peste bubonique. À l’issue de la guerre, le général MacArthur, commandant en chef des forces Alliées, a préservé les membres de l’Unité 731 de toute poursuite judiciaire pour crimes de guerre afin de récupérer les résultats de leurs expériences et de soustraire lesdites données à l’Union Soviétique. »

« Le 15 août 1945, nous avons appris que l’Empereur avait capitulé devant l’Amérique. Comme bien d’autres Japonais en Chine alors, mon unité a estimé qu’il serait plus facile de se rendre aux nationalistes chinois. On l’a incorporée dans une unité de l’armée nationaliste sous les ordres de Chiang Kaïchek, et j’ai continué de travailler en tant que médecin militaire pour aider les nationalistes contre les communistes dans la guerre civile. »

Est présentée ensuite l’attitude vis-à-vis de ces faits (de part et d’autre) : silence, oubli élusif, négationnisme, déni de responsabilité historique, opportunisme politique, etc. La question de leur validité en tant que documents historiques est aussi posée, ainsi que le problème du contrôle, de la maîtrise du passé.
« Aux premiers temps de la République populaire, de 1945 à 1956, l’approche idéologique des communistes consistait à tenir l’invasion pour une étape historique parmi d’autres de l’avancée irrésistible de l’humanité vers le socialisme. Tout en condamnant le militarisme japonais et en célébrant la résistance, ils essayaient de pardonner individuellement les Japonais si ces derniers montraient des signes de contrition – une attitude surprenante par son caractère confucéen et chrétien de la part d’un régime athée. Malgré l’atmosphère de zèle révolutionnaire, les prisonniers nippons étaient, pour la plupart, traités avec humanité. On leur donnait des cours de marxisme et on leur disait d’avouer leurs crimes par écrit (du fait de ces cours, le public japonais a pu croire que tout homme qui confessait des crimes horribles commis pendant la Guerre avait subi un lavage de cerveau de la part des communistes). Une fois qu’on les estimait repentis grâce à cette « rééducation », on les rendait au Japon. »

« Voisins sur le plan géographique, les deux pays l’ont été aussi dans leur réponse à la barbarie de la Seconde Guerre mondiale : l’oubli, au nom d’idéaux universels tels que « la paix » et « le socialisme », l’appariement des souvenirs de la Guerre au patriotisme, la déréalisation des victimes comme des bourreaux opérée pour les ramener pareillement à des symboles afin de servir l’État. Sous cet angle, la mémoire abstraite, partielle, fragmentaire en Chine et le silence au Japon ne sont plus que les deux faces de la même pièce. »

Cette novella très dense constitue un bel exemple de réflexion amenée par le biais de la science-fiction. Un assemblage de témoignages, interviews et autres déclarations parcourt les questions éthiques, juridiques, philosophiques portant sur un évènement historique difficile à assumer. Les dimensions personnelle et collective sont discutées.
« Tenter de rajouter l’empathie et l’émotion aux recherches historiques lui a valu l’opprobre de l’élite universitaire. Or, mêler à l’histoire la subjectivité du récit personnel renforce la vérité au lieu d’en détourner. Accepter notre fragilité et notre subjectivité n’est pas renoncer à notre responsabilité morale de dire la vérité, même, et surtout, si « la vérité », loin d’être unique, devient pluralité d’expériences partagées qui, ensemble, composent notre humanité. »


\Mots-clés : #campsconcentration #deuxiemeguerre #devoirdememoire #historique #sciencefiction #xxesiecle
par Tristram
le Mar 13 Fév - 11:27
 
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Sujet: Ken Liu
Réponses: 2
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Juan Gabriel Vásquez

Les Dénonciateurs

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Gabriel Santoro, journaliste, a publié il y a trois ans, en 1988, Une vie en exil, biographie de Sara Guterman, une vieille amie juive de la famille qui s’était réfugiée en Colombie en fuyant le nazisme dans les années 1930. Mais ce livre a suscité une vive critique de son père, professeur de rhétorique lui aussi nommé Gabriel Santoro, et ils ne se sont plus fréquentés jusqu’à ce qu’il fasse appel à son fils à l’occasion d’une opération cardiaque. Alors commence sa « seconde vie » : il devient l’amant d’Angelica, une femme plus jeune, mais meurt dans un accident de voiture six mois plus tard, et son fils écrit le livre que nous lisons. Sara raconte à Gabriel ce que son père ne lui a jamais dit, le suicide de Konrad, père d’Enrique/ Heinrich, son ami, qui s’était rebellé contre la langue maternelle, l’allemand, et tout ce qu’elle représentait sous le national-socialisme. Et que Gabriel père a dénoncé Konrad à l’époque.
« Enrique, pour la première fois, a confirmé ce qu’a toujours su ton père : chacun est ce qu’il dit, chacun est comme il le dit. »

Le contexte historique est celui des listes noires de délation et des camps de concentration des Allemands supposés nazis lorsque le président Santos a rompu les relations avec l’Axe fin 1941.
« La sensation qu’il y a un ordre dans le monde. Ou du moins qu’on peut y mettre de l’ordre. Tu prends le chaos d’un hôtel, par exemple, et tu le mets sur une liste. Peu importe si c’est une liste de choses à faire, de clients, d’employés. Elle contient tout ce qui doit être, et si une chose n’y est pas c’est qu’elle ne devait pas y être. Et on respire, on est sûr d’avoir tout fait comme il faut. Un contrôle. C’est ce que tu as avec une liste : un contrôle absolu. La liste commande. Une liste est un univers. Ce qui n’est pas dans la liste n’existe pour personne. »

« Pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qu’on appelait les listes noires du Département d’État des États-Unis avaient pour objectif de bloquer les fonds de l’Axe en Amérique latine. Mais partout, et pas seulement en Colombie, le système a connu des abus, et plus d’une fois des justes ont payé pour des pécheurs. »

Angelica dénonce son amant mort dans une interview, qui voulait rencontrer Enrique pour se faire pardonner de lui et l’aurait abandonnée. Et le fils poursuit son enquête…
Ce roman un peu embrouillé m’a ramentu ceux de Javier Cercas, et notamment L’imposteur que j’ai récemment lu, l’oubli ou pas de la trahison (quitte à trahir en la révélant ?), avec ce même lourd passé qui plombe le présent, qu’on le mette en lumière ou pas.

\Mots-clés : #antisémitisme #culpabilité #deuxiemeguerre #devoirdememoire #exil #historique #relationenfantparent #trahison #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 2 Nov - 11:26
 
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Sujet: Juan Gabriel Vásquez
Réponses: 26
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Henri Barbusse

Le Feu – Journal d’une escouade

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Témoignage sur l’existence des poilus pendant la Première Guerre mondiale, basé sur le carnet de guerre tenu vingt-deux mois de 1914 à 1915 par Henri Barbusse sur le front. L’auteur est le narrateur de ce récit paru en 1916, et il rapporte les propos de quelques compagnons d’escouade, dont certains suivis jusqu’à leur mort.
« Ils sont des hommes, des bonshommes quelconques arrachés brusquement à la vie. Comme des hommes quelconques pris dans la masse, ils sont ignorants, peu emballés, à vue bornée, pleins d’un gros bon sens, qui, parfois, déraille ; enclins à se laisser conduire et à faire ce qu’on leur dit de faire, résistants à la peine, capables de souffrir longtemps.
Ce sont de simples hommes qu’on a simplifiés encore, et dont, par la force des choses, les seuls instincts primordiaux s’accentuent : instinct de la conservation, égoïsme, espoir tenace de survivre toujours, joie de manger, de boire et de dormir. Par intermittences, des cris d’humanité, des frissons profonds, sortent du noir et du silence de leurs grandes âmes humaines. »

Barbusse reproduit le parler de ses camarades venus de diverses régions de France, et ce recueil d’argot populaire n’est pas le moindre intérêt du livre.
« – C’est aux oreilles. Une marmite — et un macavoué, mon ieux — qui a pété comme qui dirait là. Ma tête a passé, j’peux dire, entre les éclats, mais tout juste, rasibus, et les esgourdes ont pris.
– Si tu voyais ça, dit Fouillade, c’est dégueulasse, ces deux oreilles qui pend. On avait nos deux paquets de pansement et les brancos nous en ont encore balancé z’un. Ça fait trois pansements qu’il a enroulés autour de la bouillotte. »

C’est « la bonne blessure » (en fait elle ne sera pas suffisante) :
« – On va m’attacher une étiquette rouge à la capote, y a pas d’erreur, et m’ mener à l’arrière. J’ s’rai conduit, à c’ coup, par un type bien poli qui m’ dira : « C’est par ici, pis tourne par là. . . Na !. . . mon pauv’ ieux. » Pis l’ambulance, pis l’train sanitaire avec des chatteries des dames de la Croix-Rouge tout le long du chemin comme elles ont fait à Crapelet Jules, pis l’hôpitau de l’intérieur. Des lits avec des draps blancs, un poêle qui ronfle au milieu des hommes, des gens qui sont faits pour s’occuper de nous et qu’on regarde y faire, des savates réglementaires, mon ieux, et une table de nuit : du meuble ! Et dans les grands hôpitals, c’est là qu’on est bien logé comme nourriture ! J’y prendrai des bons repas, j’y prendrai des bains ; j’y prendrai tout c’que j’trouverai. Et des douceurs sans qu’on soit obligé pour en profiter, de s’battre avec les autres et de s’démerder jusqu’au sang. J’aurai sur le drap mes deux mains qui n’ficheront rien, comme des choses de luxe — comme des joujoux, quoi ! — et, d’ssous l’drap, les pattes chauffées à blanc du haut en bas et les arpions élargis en bouquets de violettes... »

Une semaine de répit à l’arrière :
« Après plusieurs haltes où on se laisse tomber sur son sac, au pied des faisceaux — qu’on forme, au coup de sifflet, avec une hâte fiévreuse et une lenteur désespérante à cause de l’aveuglement, dans l’atmosphère d’encre — l’aube s’indique, se délaie, s’empare de l’espace. Les murs de l’ombre, confusément, croulent. Une fois de plus nous subissons le grandiose spectacle de l’ouverture du jour sur la horde éternellement errante que nous sommes.
On sort enfin de cette nuit de marche, à travers, semble-t-il, des cycles concentriques, d’ombre moins intense, puis de pénombre, puis de lueur morne. Les jambes ont une raideur ligneuse, les dos sont engourdis, les épaules meurtries. Les figures demeurent grises et noires : on dirait qu’on s’arrache mal de la nuit ; on n’arrive plus jamais maintenant à s’en défaire tout à fait. »

Il y a un côté didactique dans le roman qui s’organise par thèmes (« embarquement », « permission », etc.), aidé en cela par le Cocon, un familier des chiffres. Ainsi l’amer dépit vis-à-vis de ceux de l’arrière.
« – Dis donc, petit, viens un peu ici, dit Cocon, en prenant le bambin entre ses genoux. Écoute bien. Ton papa i’ dit, n’est-ce pas : « Pourvu que la guerre continue ! » hé ?
– Pour sûr, dit l’enfant en hochant la tête, parce qu’on devient riche. Il a dit qu’à la fin d’mai on aura gagné cinquante mille francs.
– Cinquante mille francs ! C’est pas vrai !
– Si, si ! trépigne l’enfant. Il a dit ça avec maman. Papa voudrait qu’ça soit toujours comme ça. Maman, des fois, elle ne sait pas, parce que mon frère Adolphe est au front. Mais on va le faire mettre à l’arrière et, comme ça, la guerre pourra continuer. »

Barbusse dépeint avec vigueur scènes et figures, et pas que les tranchées, les combats et les cadavres :
« Dans un coin de cette sale petite maison encombrée de vieilleries, de débris poussiéreux de l’autre saison, emplie par la cendre de tant de soleils éteints, il y a, à côté des meubles et des ustensiles, quelque chose qui remue : un vieux bonhomme, muni d’un long cou pelé, raboteux et rose qui fait penser au cou d’une volaille déplumée par la maladie. Il a également un profil de poule : pas de menton et un long nez ; une plaque grise de barbe feutre sa joue rentrée, et on voit monter et descendre de grosses paupières rondes et cornées, comme des couvercles sur la verroterie dépolie de ses yeux. »

Puanteur, crasse, pluie, froid, atrocités, souffrances sont décrits "de l’intérieur", et avec puissance. Je ne m’étends pas sur les nombreuses scènes d’horreur naturalistes (qui ramentoivent parfois Curzio Malaparte)…
« Un nuage de pestilence commence à se balancer sur les restes de ces créatures avec lesquelles on a si étroitement vécu, si longtemps souffert. »

Les avis sur la guerre sont imprégnés de l’antimilitarisme pacifiste de Barbusse, sans plus occulter l’égoïsme que la solidarité qui règnent dans les rangs.
« Mais les conversations sur ce sujet se terminent toujours par un haussement d’épaules : on n’avertit jamais le soldat de ce qu’on va faire de lui ; on lui met sur les yeux un bandeau qu’on n’enlève qu’au dernier moment. Alors :
– On voira bien.
– Y a qu’à attendre ! »

L’attention est surtout portée au peuple, la chair à canon.
« Chacun sait qu’il va apporter sa tête, sa poitrine, son ventre, son corps tout entier, tout nu, aux fusils braqués d’avance, aux obus, aux grenades accumulées et prêtes, et surtout à la méthodique et presque infaillible mitrailleuse — à tout ce qui attend et se tait effroyablement là-bas — avant de trouver les autres soldats qu’il faudra tuer. Ils ne sont pas insouciants de leur vie comme des bandits, aveuglés de colère comme des sauvages. Malgré la propagande dont on les travaille, ils ne sont pas excités. Ils sont au-dessus de tout emportement instinctif. Ils ne sont pas ivres, ni matériellement, ni moralement. C’est en pleine conscience, comme en pleine force et en pleine santé, qu’ils se massent là, pour se jeter une fois de plus dans cette espèce de rôle de fou imposé à tout homme par la folie du genre humain. On voit ce qu’il y a de songe et de peur, et d’adieu dans leur silence, leur immobilité, dans le masque de calme qui leur étreint surhumainement le visage. Ce ne sont pas le genre de héros qu’on croit, mais leur sacrifice a plus de valeur que ceux qui ne les ont pas vus ne seront jamais capables de le comprendre. »

Un aperçu quand même du massacre, lissé déjà par le temps passé :
« En bas, parmi la multitude des immobiles, voici, reconnaissables à leur usure et leur effacement, des zouaves, des tirailleurs et des légionnaires de l’attaque de mai. L’extrême bord de nos lignes se trouvait alors au bois de Berthonval, à cinq ou six kilomètres d’ici. Dans cet assaut, qui a été un des plus formidables de la guerre et de toutes les guerres, ils étaient parvenus d’un seul élan, en courant, jusqu’ici. Ils formaient alors un point trop avancé sur l’onde d’attaque et ils ont été pris de flanc par les mitrailleuses qui se trouvaient à droite et à gauche des lignes dépassées. Il y a des mois que la mort leur a crevé les yeux et dévoré les joues — mais même dans leurs restes disséminés, dispersés par les intempéries et déjà presque en cendres, on reconnait les ravages des mitrailleuses qui les ont détruits, leur trouant le dos et les reins, les hachant en deux par le milieu. À côté de têtes noires et cireuses de momies égyptiennes, grumeleuses de larves et de débris d’insectes, où des blancheurs de dents pointent dans des creux ; à côté de pauvres moignons assombris qui pullulent là, comme un champ de racines dénudées, on découvre des crânes nettoyés, jaunes, coiffés de chéchias de drap rouge dont la housse grise s’effrite comme du papyrus. Des fémurs sortent d’amas de loques agglutinées par de la boue rougeâtre, ou bien, d’un trou d’étoffes effilochées et enduites d’une sorte de goudron, émerge un fragment de colonne vertébrale. Des côtes parsèment le sol comme de vieilles cages cassées, et, auprès, surnagent des cuirs mâchurés, des quarts et des gamelles transpercés et aplatis. Autour d’un sac haché, posé sur des ossements et sur une touffe de morceaux de drap et d’équipements, des points blancs sont régulièrement semés : en se baissant, on voit que ce sont les phalanges de ce qui, là, fut un cadavre. »

Cette fresque sans concession aide à saisir ce que fut cette boucherie de la Grande Guerre, et à mon sens ce récit participe pleinement au devoir de mémoire nécessaire pour ne pas oublier la Der des Ders…

\Mots-clés : #autobiographie #devoirdememoire #guerre #historique #mort #premiereguerre #violence #xxesiecle
par Tristram
le Mar 31 Oct - 11:21
 
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Sujet: Henri Barbusse
Réponses: 7
Vues: 416

Javier Cercas

L'imposteur

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Cercas détaille comme, troublé par l'histoire d’Enric Marco, « le grand imposteur et le grand maudit » qui s'est fait passer pour un survivant des camps de concentration et est devenu une célébrité espagnole de la mémoire historique des horreurs nazies, il s’est finalement résolu à écrire ce roman non fictionnel. « Comprendre, est-ce justifier ? » N’est-il pas lui-même un imposteur ?
« La pensée et l’art, me disais-je, essaient d’explorer ce que nous sommes, ils révèlent notre infinie variété, ambiguë et contradictoire, ils cartographient ainsi notre nature : Shakespeare et Dostoïevski, me disais-je, éclairent les labyrinthes de la morale jusque dans leurs derniers recoins, ils démontrent que l’amour est capable de conduire à l’assassinat ou au suicide et ils réussissent à nous faire ressentir de la compassion pour les psychopathes et les scélérats ; c’est leur devoir, me disais-je, parce que le devoir de l’art (ou de la pensée) consiste à nous montrer la complexité de l’existence, afin de nous rendre plus complexes, à analyser les ressorts du mal pour pouvoir s’en éloigner, et même du bien, pour pouvoir peut-être l’apprendre. »

« Un génie ou presque. Car il est bien sûr difficile de se départir de l’idée que certaines faiblesses collectives ont rendu possible le triomphe de la bouffonnerie de Marco. Celui-ci, tout d’abord, a été le produit de deux prestiges parallèles et indépassables : le prestige de la victime et le prestige du témoin ; personne n’ose mettre en doute l’autorité de la victime, personne n’ose mettre en doute l’autorité du témoin : le retrait pusillanime devant cette double subornation – la première d’ordre moral, la seconde d’ordre intellectuel – a fait le lit de l’escroquerie de Marco. »

« Depuis un certain temps, la psychologie insiste sur le fait qu’on peut à peine vivre sans mentir, que l’homme est un animal qui ment : la vie en société exige cette dose de mensonge qu’on appelle éducation (et que seuls les hypocrites confondent avec l’hypocrisie) ; Marco a amplifié et a perverti monstrueusement cette nécessité humaine. En ce sens, il ressemble à Don Quichotte ou à Emma Bovary, deux autres grands menteurs qui, comme Marco, ne se sont pas résignés à la grisaille de leur vie réelle et qui se sont inventés et qui ont vécu une vie héroïque fictive ; en ce sens, il y a quelque chose dans le destin de Marco, comme dans celui de Don Quichotte et d’Emma Bovary, qui nous concerne profondément tous : nous jouons tous un rôle ; nous sommes tous qui nous ne sommes pas ; d’une certaine façon, nous sommes tous Enric Marco. »

Simultanément s’entrelace l’histoire de Marco depuis l’enfance, retiré nourrisson à sa mère enfermée à l’asile psychiatrique ; il aurait été maltraité par sa marâtre et ignoré par son père ouvrier libertaire, puis ballotté d’un foyer à l’autre, marqué par les évènements de la tentative d’indépendance catalane d’octobre 1934, juste avant que le putsch et la guerre civile éclatent. Cercas a longuement interviewé Marco, un vieillard fort dynamique, bavard et imbu de lui-même, criant à l’injustice parce qu’il aurait combattu pour une juste cause.
D’après Tzvetan Todorov :
« [Les victimes] n’ont pas à essayer de comprendre leurs bourreaux, disait Todorov, parce que la compréhension implique une identification avec eux, si partielle et provisoire qu’elle soit, et cela peut entraîner l’anéantissement de soi-même. Mais nous, les autres, nous ne pouvons pas faire l’économie de l’effort consistant à comprendre le mal, surtout le mal extrême, parce que, et c’était la conclusion de Todorov, “comprendre le mal ne signifie pas le justifier mais se doter des moyens pour empêcher son retour”. »

Militant anarcho-syndicaliste, Marco aurait combattu dans les rangs de la République, et Cercas analyse le « processus d’invention rétrospective de sa biographie glorieuse » chez ce dernier.
« Et je me suis dit, encore une fois, que tout grand mensonge se fabrique avec de petites vérités, en est pétri. Mais j’ai aussi pensé que, malgré la vérité documentée et imprévue qui venait de surgir, la plus grande partie de l’aventure guerrière de Marco était un mensonge, une invention de plus de son égocentrisme et de son insatiable désir de notoriété. »

Cercas ne ménage pas les redites, procédé (didactique ?) un peu lassant.
« Parce que le passé ne passe jamais, il n’est même pas le passé – c’est Faulkner qui l’a dit ; le passé n’est qu’une dimension du présent. »

« Mais nous savons déjà qu’on n’arrive pas à dépasser le passé ou qu’il est très difficile de le faire, que le passé ne passe jamais, qu’il n’est même pas le passé – c’est Faulkner qui l’a dit –, qu’il n’est qu’une dimension du présent. »

« La raison essentielle a été sa découverte du pouvoir du passé : il a découvert que le passé ne passe jamais ou que, du moins, son passé à lui et celui de son pays n’étaient pas passés, et il a découvert que celui qui a la maîtrise du passé a celle du présent et celle de l’avenir ; ainsi, en plus de changer de nouveau et radicalement tout ce qu’il avait changé pendant sa première grande réinvention (son métier, sa ville, sa femme, sa famille, jusqu’à son nom), il a également décidé de changer son passé. »

Cercas évoque De sang-froid de Truman Capote et L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, deux « chefs-d’œuvre » du « roman sans fiction » dont il juge le premier auteur atteint de « turpitude » pour avoir laissé espérer tout en souhaitant leur exécution les deux meurtriers condamnés à mort, et doute du procédé du second, présent à la première personne dans son récit peut-être pour se donner une légitimité morale fallacieuse.
Intéressantes questions du kitch du narcissique, et du mensonge (peut-il être légitime ? un roman est-il mensonge ?)
« Il y a deux mille quatre cents ans, Gorgias, cité par Plutarque, l’a dit de façon indépassable : “La poésie [c’est-à-dire, la fiction] est une tromperie où celui qui trompe est plus honnête que celui qui ne trompe pas et où celui qui se laisse tromper est plus sage que celui qui ne se laisse pas tromper.” »

En fait de déportation, Marco a été travailleur volontaire en Allemagne fin 1941, et emprisonné au bout de trois mois comme « volontaire communiste ». Revenu en Espagne, il a effectivement connu « les prisons franquistes, non comme prisonnier politique mais comme détenu de droit commun. » Il abandonne ses premiers femme et enfants, change de nom pour refaire sa vie (grand lecteur autodidacte, il suit des cours universitaires d’histoire) – et devenir le secrétaire général de la CNT, le syndicat anarchiste, puis président de l’Amicale de Mauthausen, l’association des anciens déportés espagnols. Il a toujours été un séducteur, un amuseur, un bouffon qui veut plus que tout qu’on l’aime et qu’on l’admire.
« …] de même, certaines qualités personnelles l’ont beaucoup aidé : ses dons exceptionnels d’orateur, son activisme frénétique, ses talents extraordinaires de comédien et son manque de convictions politiques sérieuses – en réalité, l’objectif principal de Marco était de faire la une et satisfaire ainsi sa médiapathie, son besoin d’être aimé et admiré et son désir d’être en toute occasion la vedette – de sorte qu’un jour il pouvait dire une chose et le lendemain son contraire, et surtout il pouvait dire aux uns et aux autres ce qu’ils voulaient entendre. »

« Le résultat du mélange d’une vérité et d’un mensonge est toujours un mensonge, sauf dans les romans où c’est une vérité. »

« Marco a fait un roman de sa vie. C’est pourquoi il nous paraît horrible : parce qu’il n’a pas accepté d’être ce qu’il était et qu’il a eu l’audace et l’insolence de s’inventer à coups de mensonges ; parce que les mensonges ne conviennent pas du tout à la vie, même s’ils conviennent très bien aux romans. Dans tous les romans, bien entendu, sauf dans un roman sans fiction ou dans un récit réel. Dans tous les livres, sauf dans celui-ci. »

Après la Transition de la dictature franquiste à la démocratie, la génération qui n’avait pas connu la guerre civile a plébiscité le concept de “mémoire historique”, qui devait reconnaître le statut des victimes.
« La démocratie espagnole s’est construite sur un grand mensonge, ou plutôt sur une longue série de petits mensonges individuels, parce que, et Marco le savait mieux que quiconque, dans la transition de la dictature à la démocratie, énormément de gens se sont construit un passé fictif, mentant sur le passé véritable ou le maquillant ou l’embellissant [… »

Cercas raconte ensuite comment l’historien Benito Bermejo a découvert l’imposture de Marco, alors devenu un héros national, et s’est résolu à la rendre publique (c’est loin d’être la seule du même genre). Marco tente depuis de se justifier par son réel travail de défense de la cause mémorielle. Cercas décrit ses rapports avec Marco partagé entre le désir d’être le personnage de son livre, et le dépit de ne pas pouvoir contrôler ce dernier.
« — S’il te plaît, laisse-moi quelque chose. »

Opiniâtre quant à la recherche de la vérité, outre ses pensées Cercas détaille son ressenti, qui va du dégoût initial à une certaine sympathie ; "donquichottesque", il pense même un temps à sauver Marco non pas en le réhabilitant, mais en le plaçant devant la vérité…
Manifestement basée sur une abondante documentation, cette étude approfondie, fouillée dans toutes ses ramifications tant historiques que psychologiques ou morales, évoque aussi le rôle de la fiction comme expression de la vérité.

\Mots-clés : #biographie #campsconcentration #devoirdememoire #ecriture #guerredespagne #historique #politique #psychologique #xxesiecle
par Tristram
le Mar 17 Oct - 12:34
 
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Sujet: Javier Cercas
Réponses: 96
Vues: 11576

Jaroslaw Marek Rymkiewicz

Tag devoirdememoire sur Des Choses à lire 511dgj10

La dernière gare : Umschlagplatz

Extrait de l’excellente préface de Henri RACZYMOW
« « Pendant très longtemps j’ai recherché le plan d’Umschlagplatz. » C’est ainsi que commence ce livre dont on aura quelque peine à définir le genre. Un roman ? Une chronique ? Une confession ? C’est plutôt un témoignage. À ceci près que l’auteur ne fut pas un témoin de la Catastrophe juive. Mais c’est un témoignage, au sens chrétien du terme. Et ce livre me bouleverse pour cela même : son auteur est un Polonais chrétien. Ce livre porte témoignage d’une blessure, d’une question qui agit comme une blessure, comme une plaie qui jamais ne cicatrisera. Nommer cette plaie, cette blessure serait prématuré, hâtif. Ce livre témoigne de ce qu’un Polonais porte en lui une blessure secrète, que ses compatriotes mêmes ignorent et veulent ignorer. Il la porte en lui, en son cœur, comme la Pologne portait en son cœur un peuple minoritaire qui lui était d’une certaine façon radicalement étranger. Ne parlant pas la même langue, ne se vêtant pas de la même façon, ne partageant pas la même religion, n’exerçant pas les mêmes métiers. Ce peuple majoritaire et ce peuple minoritaire, en son sein, vécurent sur la même terre depuis la fin du Moyen Âge. Ce ne fut pas précisément une idylle. Plutôt une coexistence plus ou moins pacifique. Toujours est-il que cela s’acheva, comme on sait, dans la cendre. »

L’auteur qui a vécu à Otwock mais n’était qu’un enfant de 7 ans à l’époque du ghetto de Varsovie et donc n’a pu voir ce qui s’est déroulé  à côté de chez lui et qui est su à l’heure où il écrit ce livre, mais veut comprendre quels étaient les rapports entre les Juifs et les Polonais et porter témoignage de ce qu’il a découvert ;  dans le journal d’un Juif, celui d’un Allemand (un metteur en scène connu)écrire sur ce qui s’est passé pendant la deuxième guerre mondiale en Pologne, sa patrie et plus particulièrement dans le ghetto et dans cette gare d’Umschlagplatz où 310 000 Juifs attendaient le train qui les emportait pour un voyage sans retour.
Il s’interroge en tant que Polonais Chrétien, comme son personnage fictif Icyck pourrait le faire s’il revenait à Varsovie, Icyck qui a les mêmes sentiments que lui à 45 ans de distance et à des milliers de kms puisque Icyck se trouve à New-York.
Mais Hania, la femme de l’auteur et narrateur ne comprend pas sa démarche ; pourquoi revenir sur le passé, elle, comme les Juifs survivants ne veulent plus en parler, ils veulent seulement continuer à vivre avec. D’ailleurs Hania (Juive assimilée) lui dit qu’il ne peut comprendre, cela lui est impossible.

Oui mais il veut en prendre une part de responsabilité, en tant que Chrétien et que Polonais. Et à présent en 1987, comment vit-on ici sur le lieux du ghetto, quel poids et quel avenir pour tous ? C’est ce qui importe à l’auteur, quelles réponses à ses interrogations ?

Alors l’auteur interroge sa mère, leur famille qu’a-t-elle fait pendant cette période ? Elle répond qu’ils n’ont rien à se reprocher, ils ont hébergé quelques jours une fillette juive qui clamait sa judéité et les mettait en danger.

Le narrateur arpente maintes et maintes fois les rues où se trouvait le ghetto, Umschlagplatz d’après le plan qu’il a pu se procurer, essaie de reconstituer la gare, le réseau ferroviaire d’après les rares bâtiments restants, quelques questions à des personnes qui n’ont pas l’envie ou ont oublié où se trouvait quoi et qui.
Quelques photos de famille lui indiquent la saison, un lieu et il se demande ce qu’eux les Juifs faisaient et où ils étaient dans le même moment. Alors que les Polonais mangeaient des glaces, à côté d’autres étaient torturés, assassinés ; pouvaient-ils l’ignorer ?

J’ai souvent lu dans les récits et témoignages sur la Shoah que les prisonniers disaient « Dieu n’était pas dans les camps », lui l’auteur nous dit de Dieu : Il fait ce qu’il veut, Il a toujours le droit et raison, Il est Il, la prière est la prière ; ceci à plusieurs reprises dans le récit.  On partage ou pas !

Bien sur vouloir comprendre les rapports entre les Juifs et les Polonais de Varsovie, porter lui l’auteur, un Goy, un Chrétien cette « dette », cette blessure est une démarche rare et honorable.

La photo connue de cet enfant Juif,  ci-dessous est mentionnée par l’auteur :

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La photographie a été prise en 1943, au lendemain de l’insurrection lancée le 19 avril dans un élan désespéré par une poignée de survivants. Les soldats SS mettront un mois à dompter la résistance qui s’achèvera avec la liquidation du ghetto le 16 mai 1943. Cette révolte est trop souvent passée sous silence dans les manuels et documentaires consacrés à la Seconde Guerre mondiale.


\Mots-clés : #antisémitisme #campsconcentration #deuxiemeguerre #devoirdememoire
par Bédoulène
le Dim 27 Aoû - 11:52
 
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Sujet: Jaroslaw Marek Rymkiewicz
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W.G. Sebald

Austerlitz

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Sebald rencontre à Anvers Austerlitz, architecte qui l’entretient de la démesure atteinte au XIXe dans la surenchère entre fortification et poliorcétique (art de mener un siège), la forteresse devenant de plus en plus rapidement obsolète face aux progrès de l’artillerie.
« …] nos meilleurs projets, au cours de leur réalisation, n’ont de cesse qu’ils ne se muent en leur exact contraire. »

« …] étudiant, l’architecture de l’ère capitaliste, et en particulier l’impératif d’ordonnance et la tendance au monumental à l’œuvre dans les cours de justice et les établissements pénitentiaires, les bourses et les gares, mais aussi les cités ouvrières construites sur plan orthogonal. »

Ils se revoient plusieurs fois, par hasard ; ici, à propos du palais de justice de Bruxelles :
« La construction de cette singulière monstruosité architecturale, à laquelle il songeait à cette époque consacrer une étude, avait été entreprise vers les années quatre-vingt du siècle dernier, dans la précipitation, sous la pression de la bourgeoisie bruxelloise, me raconta Austerlitz, avant que les plans grandioses présentés par un certain Joseph Poelaert aient été élaborés en détail, et la conséquence en était, dit Austerlitz, que dans ce bâtiment d’une capacité de plus de sept cent mille mètres cubes il existait des corridors et des escaliers qui ne menaient nulle part, des pièces et des halls sans porte où jamais personne n’avait pénétré et dont le vide conservait emmuré le secret ultime de tout pouvoir sanctionné. »

Ils se rencontrent encore deux décennies plus tard à Londres, et Sebald s’aperçoit qu’il ressemble à Wittgenstein, avec « son sac à dos ne le quittait jamais ».
« …] voilà qui était contraire à toute vraisemblance statistique mais d’une logique interne étonnante, pour ne pas dire inéluctable. »

Austerlitz lui raconte son histoire : dès le début de la Seconde Guerre mondiale et ses quatre ans et demi, il a été élevé par d’austères parents nourriciers, et son enfance fut froide, sinon lugubre.
« J’ai grandi, dit-il, à Bala, petite bourgade du pays de Galles, dans la maison d’un prédicateur calviniste, un ancien missionnaire nommé Emyr Elias et marié à une femme timorée issue d’une famille anglaise. »

« Durant toutes les années que j’ai passées au presbytère de Bala, le sentiment ne m’a de fait jamais quitté que restait dérobé à ma vue quelque chose de très proche et de très évident. Parfois, c’était comme si j’essayais à partir d’un rêve de saisir la réalité ; puis j’avais l’impression que marchait à mes côtés un frère jumeau invisible, le contraire d’une ombre en quelque sorte. »

Ce n’est qu’au lycée, une fois sa mère adoptive morte et Elias devenu fou de chagrin dans sa sombre croyance qui ne le soutient plus, qu’on lui apprend que son vrai nom est Austerlitz. André Hilary, son professeur d’histoire, féru de l’époque napoléonienne, lui apprend l’histoire de la bataille.
Il s’initie à la photographie (comme Sebald, dont les photos illustrent le texte) ; il protège son factotum en pension, le petit Gerald Fitzpatrick, début d’une amitié ; il se trouve invité par la mère de ce dernier à Barmouth, où Alphonso, le grand-oncle naturaliste, leur fait notamment découvrir les mites et papillons.
Les souvenirs d’Austerlitz sont riches d’énumérations minutieuses (insectes, mais aussi plantes, minéraux, maladies, etc.), et tout ce qui est rapporté l’est dans un style élaboré, précis, à la fois fluide et pesant, car sans pause (la traduction semble excellente).
« Admirées surtout par Gerald, les diverses stries lumineuses qu’ils semblaient laisser derrière eux, traits, boucles et spirales, n’avaient en réalité aucune existence, avait expliqué Alphonso, elles n’étaient que traces fantômes dues à la paresse de notre œil, qui croit encore voir un reflet rémanent à l’endroit d’où l’insecte, pris une fraction de seconde sous l’éclat de la lampe, a déjà disparu. C’était à ces genres de phénomènes factices, à ces irruptions de l’irréel dans le monde réel, à certains effets de lumière dans un paysage étalé devant nous, au miroitement dans l’œil d’une personne aimée, que s’embrasaient nos sentiments les plus profonds, ou du moins ce que nous tenions pour tels. »

Suivent des considérations sur le temps (ce récit lui-même est quasiment un flux ininterrompu).
« Si Newton a pensé, dit Austerlitz en montrant par la fenêtre, brillant dans le reste de jour, le méandre qui enserre l’île des Chiens, si Newton a réellement pensé que le temps s’écoule comme le courant de la Tamise, où est alors son origine et dans quelle mer finit-il par se jeter ? Tout cours d’eau, nous le savons, est nécessairement bordé des deux côtés. Mais quelles seraient, à ce compte, les rives du temps ? Quelles seraient ses propriétés spécifiques correspondant approximativement à celles de l’eau, laquelle est liquide, assez lourde et transparente ? En quoi des choses plongées dans le temps se distinguent-elles de celles qui n’ont jamais été en contact avec lui ? Que signifie que nous représentions les heures diurnes et les heures nocturnes sur un même cercle ? Pourquoi, en un lieu, le temps reste-t-il éternellement immobile tandis qu’en un autre il se précipite en une fuite éperdue ? Ne pourrait-on point dire que le temps lui-même, au fil des siècles, au fil des millénaires, n’a pas été synchrone ? Finalement, il n’y a pas si longtemps que cela qu’il se trouve en expansion et se répand en tous sens. Et jusqu’aujourd’hui, la vie des hommes, dans maintes contrées de la terre, n’est-elle pas moins régie par le temps que par les conditions atmosphériques, autrement dit par une grandeur inquantifiable qui ignore la régularité linéaire, n’avance pas de manière constante mais au rythme de remous et de tourbillons, est déterminée par les engorgements et les dégorgements, revient sous une forme sans cesse autre et évolue vers qui sait où ? L’être-hors-du-temps qui naguère encore était le mode d’existence dans les contrées reculées et oubliées de notre propre pays, comme sur les continents non encore explorés d’outre-mer, se retrouvait aussi, dit Austerlitz, dans les métropoles régies par le temps, Londres par exemple. Les morts n’étaient-ils pas hors du temps ? Les mourants ? Les malades alités chez eux ou dans les hôpitaux ? Et non seulement eux, car il suffisait d’avoir son content de malheur personnel pour déjà être coupé de tout passé et de tout avenir. »

Austerlitz poursuit ses études à Oxford puis Paris, tandis que Gerald, passionné par les pigeons, devient aviateur et astronome.
Lors d’excursions nocturnes Austerlitz explore le milieu urbain, et on se sait parfois plus s’il s’agit de Sebald ou de lui, sorte d’alter ego. Lorsque l’auteur mentionne ses propres allées et venues en marge des confidences d’Austerlitz, l’inquiétante étrangeté et son angoisse semblent déteindre des zones lugubres traversées.
Après une évocation des morts à propos des cimetières reconquis par la ville en extension, Austerlitz rapporte sa révélation sur ses origines dans la salle d’attente abandonnée de Liverpool Street Station. Ces architectures absurdes, à la Piranèse, reviennent plusieurs fois, comme une pénétration onirique de la réalité.
« Il faut bien dire que les pas décisifs de notre vie, nous les accomplissons presque tous sous la pression d’une confuse nécessité interne. »

Il poursuit ses investigations aux Archives de Prague, et retrouve Věra, sa bonne d’enfant, avec les souvenirs de sa petite enfance, il poursuit ses remémorations dans une profusion de détails. Sa mère, Agáta, était actrice, et « chanteuse d’opéra et d’opérette », juive dans l’avant-guerre…
« Ta mère Agáta, ainsi commença-t-elle, je crois, dit Austerlitz, en dépit de sa manière taciturne et quelque peu mélancolique, était une femme qui avait tout à fait confiance en la vie et se montrait parfois insoucieuse. […]
Néanmoins, dit Věra, poursuivit Austerlitz, Maximilian ne croyait en aucune façon que le peuple allemand avait été mené à sa perte ; bien plus, selon lui, partant des aspirations individuelles et de l’état d’esprit régnant dans les familles, il s’était lui-même radicalement refondé en se coulant dans ce moule pervers ; et il avait ensuite engendré ces dignitaires nazis que Maximilian tenait tous pour des bons à rien et des têtes brûlées, pour servir de porte-parole symboliques aux instincts profonds qui l’agitait. […]
Maximilian lui avait expliqué, dit Věra, que dans cette foule qui ne faisait plus qu’un seul être agité d’étranges convulsions et soubresauts, il s’était senti comme un corps étranger qui allait incessamment être broyé et expulsé. »

Quels bels emboîtements en cascade pour un cataclysme en marche avec tout un peuple ! Litanie scandée par l’indication des deux narrateurs, et passage superbe à propos de l’écho dans « le matériau de ces innombrables corps immobiles » du message « messianique » nazi.
Sur les traces de sa mère déportée, Austerlitz visite Terezín avec son bazar, sa forteresse et son musée du ghetto.
« Il ne me semble pas que nous connaissions les règles qui président au retour du passé, mais j’ai de plus en plus l’impression que le temps n’existe absolument pas, qu’au contraire il n’y a que des espaces imbriqués les uns dans les autres selon les lois d’une stéréométrie supérieure, que les vivants et les morts au gré de leur humeur peuvent passer de l’un à l’autre, et plus j’y réfléchis, plus il me semble que nous qui sommes encore en vie, nous sommes aux yeux des morts des êtres irréels, qui parfois seulement deviennent visibles, sous un éclairage particulier et à la faveur de conditions atmosphériques bien précises. »

Dans la foulée, il relate son séjour à Marienbad avec Marie de Verneuil (une Française dont il est proche), dans un étrange ressenti de désarroi et de discordance dû à sa résistance au retour de sa mémoire. Il reconnaît sourdement la gare Wilson d’où il partit pour Londres, envoyé par ses parents avec son petit sac à dos. La pérégrination dans l’espace et le temps continue avec Nuremberg, puis le camp de Theresienstadt. Dans ce dernier, les Allemands ont reconstitué une fallacieuse vitrine bienséante du ghetto afin de leurrer une commission d’inspection, aussi sinistre que cynique mascarade filmée « soit à des fins de propagande, soit pour légitimer à leurs yeux toute cette entreprise » : Le Führer offre une ville aux Juifs.
Ensuite Austerlitz cherche trace de son père, Maximilian, disparu à Paris.
« Ce genre d’intuitions me viennent immanquablement en des lieux qui appartiennent davantage au passé qu’au présent. Par exemple, lors de mes pérégrinations en ville, je jette quelque part un coup d’œil dans l’une de ces cours intérieures où rien n’a changé depuis des décennies, et je sens, physiquement presque, le cours du temps se ralentir dès qu’il entre dans le champ de gravitation des choses oubliées. Tous les moments de notre vie me semblent alors réunis en un seul espace, comme si les événements à venir existaient déjà et attendaient seulement que nous nous y retrouvions enfin, de même que, une fois que nous répondons à une invitation, nous nous retrouvons à l’heure dite dans la maison où nous devions nous rendre. Et ne serait-il pas pensable, poursuivit Austerlitz, que nous ayons aussi des rendez-vous dans le passé, dans ce qui a été et qui est déjà en grande part effacé, et que nous allions retrouver des lieux et des personnes qui, au-delà du temps d’une certaine manière, gardent un lien avec nous ? »

Pertes de connaissance ; lectures à la Bibliothèque nationale (l’ancienne puis la nouvelle).
« …] et j’en suis arrivé à la conclusion que dans chacun des projets élaborés et développés par nous, la taille et le degré de complexité des systèmes d’information et de contrôle qu’on y adjoint sont les facteurs décisifs, et qu’en conséquence la perfection exhaustive et absolue du concept peut tout à fait aller, et même, pour finir, va nécessairement de pair avec un dysfonctionnement chronique et une fragilité inhérente. »

Enfin, la gare d’Austerlitz…

Je suis heureux d’avoir reporté jusqu'ici la lecture de cet admirable roman (quoique l’on ait peu l’impression qu’il s’agisse d’un roman), m’y préparant avec la lecture d’autres œuvres de Sebald. Le parti pris des descriptions, digressions, énumérations, signale suffisamment que l’essentiel dans ce livre n’est pas l’histoire d’Austerlitz, ni l’Histoire, mais plutôt les impressions et coïncidences spatiotemporelles de l'existence.

\Mots-clés : #devoirdememoire #historique #identite
par Tristram
le Lun 28 Nov - 12:10
 
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Sujet: W.G. Sebald
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Romain Gary

Les Cerfs-volants

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Roman dédicacé À la mémoire.
Ludovic raconte son enfance avec son oncle et tuteur, Ambroise Fleury, le « facteur timbré » de Cléry, passionné de cerfs-volants et pacifiste convaincu, jusqu’à sa première rencontre avec Lila, Élisabeth de Bronicka, une fillette polonaise. Lui est doté d’une mémoire exceptionnelle, et l’attend quatre ans avant qu’elle ne revienne en vacances dans sa Normandie native. Nous sommes à la fin de l’entre-deux-guerres, la France ne s’inquiète guère des montées fascistes en Europe et ne croit pas à la Seconde, tandis que Ludo rend visite à Lila dans son pays.
De retour, Ludo est comptable au Clos Joli, restaurant trois étoiles de Marcellin Duprat, puis monte à Paris et rencontre Mme Julie Espinoza, vieille maquerelle juive se préparant à l’occupation allemande – rompue à la survie, elle organise un réseau de résistance.
Puis c’est l’Occupation, puis la Résistance, la France qui ne capitule pas. Ludo en est, toujours avec son amour inguérissable, entretenant la mémoire de Lila, dont il n’a pas de nouvelle dans la Pologne dévastée ; Duprat résiste à son étrange manière, Mme Espinoza est devenue madame Esterhazy. Gary fait valoir la fantaisie, la « folie », la « déraison » à conserver sous l’empire nazi.
« Je ne savais pas encore que d’autres Français commençaient à vivre comme moi de mémoire, et que ce qui n’était pas là et semblait avoir disparu à tout jamais pouvait demeurer vivant et présent avec tant de force. »

Les personnages sont excellemment campés, que ce soit le « facteur timbré », d’une famille de « victimes de l’enseignement public obligatoire », ou Stanislas de Bronicki, aristocrate (il est beaucoup question d’esprit de caste) et « financier de génie », joueur toujours au bord de la ruine et père de Lila, ou encore celle-ci, surtout occupée à « rêver d’elle-même ».
« – Je peux encore tout rater, disait Lila, je suis assez jeune pour ça. Quand on vieillit, on a de moins en moins de chances de tout rater parce qu’on n’a plus le temps, et on peut vivre tranquillement en se contentant de ce qu’on a raté déjà. C’est ce qu’on entend par "paix de l’esprit". Mais quand on n’a que seize ans et qu’on peut encore tout tenter et ne rien réussir, c’est ce qu’on appelle en général "avoir de l’avenir"… »

Ludo retrouve Lila, qui a survécu avec les siens, les entretenant par des liaisons vénales (comme sa mère auparavant) ; puis il s’avère qu’elle fait partie d’un complot contre Hitler (elle sera tondue à la Libération).
Ambroise fait voler des cerfs-volants en forme d’étoile jaune en signe de protestation contre la rafle du Vél d'Hiv, et sera déporté.
« Je permettais à Patapouf de dormir avec moi, car au sol, un cerf-volant a besoin de beaucoup d’amitié ; il perd forme et vie à ras de terre et se désole facilement. Il lui faut de la hauteur, de l’air libre et beaucoup de ciel autour pour s’épanouir dans toute sa beauté. »

« Il [Ambroise Fleury] se méfie des grands élans et il trouve que les hommes doivent tenir même leurs plus nobles idées au bout d’une solide ficelle. Sans ça, selon lui, des millions de vies humaines vont se perdre dans ce qu’il appelle "la poursuite du bleu" [celui du ciel, où se perdent les cerfs-volants]. »

« Le comique a une grande vertu : c’est un lieu sûr où le sérieux peut se réfugier et survivre. »

« Tout incroyant que j’étais, je pensais à Dieu souvent, car c’était un temps où, plus que jamais, l’homme avait besoin de toutes ses plus belles œuvres. »

« Et si le nazisme n’était pas une monstruosité inhumaine ? S’il était humain ? S’il était un aveu, une vérité cachée, refoulée, camouflée, niée, tapie au fond de nous-mêmes, mais qui finit toujours par resurgir ? »

« Le cerf-volant demande beaucoup d’innocence. »

Évidemment, les cerfs-volants c’est la liberté, Ludo un engagement à se souvenir, et Lila c’est la France (entr’autres) ; tout cela est un peu daté, a un petit côté "ancien combattant" (ce que fut Gary) – mais on oublie si vite.

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par Tristram
le Ven 9 Sep - 12:57
 
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Vénus Khoury-Ghata

La revenante

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Roman, 2009, 200 pages environ.

Dans "Ton chant est plus long que ton souffle", livre d'entretiens avec Caroline Boidé (éditions Écriture 2019) - que j'ai lu dans la foulée de La revenante - Vénus Khoury-Ghata estime, la quatre-vingtaine passée, que ses romans ne sont pas voués à la postérité, au contraire, peut-être, qui sait ? de sa poésie.

On lui laisse le pronostic, toutefois tout n'est pas à jeter, ou destiné à une oublieuse consommation immédiate, parmi ses romans.

Celui-ci possède un riche sujet:

quatrième de couverture a écrit:
Juin 1941.
Trois officiers français des troupes du levant sont ensevelis sous les décombres d'un temple du djebel Druze, en Syrie. Cinquante ans après, les trois corps exhumés sont ceux de deux hommes et d'une femme. Qui est cette femme ? Qu'est devenu le troisième officier, dont la dépouille n'a jamais été réclamée par sa famille ? Et en quoi ces faits, relatés par un journal, concernent-ils Laura, une jeune française de vingt-cinq ans ? Un accident de voiture, un coma, suivis d'hallucinations, de rencontres et de hasards : Laura est convaincue qu'elle est Nora, dont la vie s'arrêta brutalement sous les ruines de ce temple. Il lui faudra se rendre sur les lieux pour découvrir le secret de sa première vie, car " il y a de la terre dans sa mémoire, une terre lourde et suffocante ".


On adhère je ne sais comment à cette espèce de re-vie de Laura en Nora; loin de la Fantasy, avec ce qu'elle sait faire, dépeindre (ce Proche-Orient) Vénus Khoury-Ghata nous embarque encore une fois assez loin, remuant des passés douloureux, esquisse des convictions à des années-lumières de la pensée occidentale actuelle ou du demi-siècle passé.

Il y a toujours un certain humour - et un sens de l'absurde. Des caractères typés, savamment croqués. Et un style vivant, où les phrases basiquement courtes servent à amener une plus longue, sur laquelle le lecteur, en son regard intérieur, s'arrête, comme dans cet extrait (c'est sûrement la poétesse qui a glissé "Les arbres s'immobilisent d'un coup, puis l'encerclent"):

Chapitre 19 a écrit: Personne dans la rue. Personne à qui parler. C'est l'heure de la sieste. Pourtant, elle est sûre de connaître ceux qui vivent derrière les murs. Il suffit qu'elle prononce un premier mot pour s'approprier la langue.

  Sa vie est une suite d'errances dans l'attente de ce moment. Elle s'arrête. Les arbres s'immobilisent d'un coup, puis l'encerclent. Elle est prisonnière d'un air aussi opaque qu'un mur de pierres. Elle étouffe. Une douleur déchire le bas de son ventre qui devient brusquement lourd. Un sang invisible humecte l'intérieur de ses cuisses. Ses jambes lui font défaut. Elle se traîne jusqu'à l'auberge de Maryam, et gravit les marches en gémissant. Ce parcours, cette souffrance sont siens. Elle les a vécus jadis. Ils sont inscrits dans la chair de sa mémoire.

  Laura pénètre dans la pénombre. Maryam n'ouvre jamais ses volets. Sa maison et ses yeux sont frappés de la même cécité. L'aveugle s'est retirée dans une pièce du rez-de-chaussée avec son chat, son narguilé, son canari et son tarot qu'elle tire les yeux fermés, palpant les cartes comme des visages amis.

  Laura la trouve à demi allongée sur un divan couvert d'un vieux kilim, une main enfoncée dans le pelage du chat, l'autre tenant le tuyau du narguilé qu'allume un jour sur deux Martha, quand elle fait le ménage de sa cousine. Souffrant de ne pouvoir voir sa visiteuse, Maryam lui pose une multitude de questions, sur la couleur de sa peau et celle de ses yeux.
- Tu portes toujours ta natte de cheveux blonds ?
Laura est pétrifiée.
- Comment le savez-vous ?
- Parce que tu l'avais dans le temps.
Un silence lourd suit. Le chat a cessé de ronronner. Le narguilé de gargouiller.    



Mots-clés : #deuxiemeguerre #devoirdememoire #fantastique #identite #lieu #psychologique #voyage
par Aventin
le Jeu 28 Oct - 21:15
 
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Sujet: Vénus Khoury-Ghata
Réponses: 27
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Primo Levi

Si c'est un homme

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« Pourquoi la douleur de chaque jour se traduit-elle dans nos rêves de manière aussi constante par la scène toujours répétée du récit fait et jamais écouté ? »

Cette volonté de témoigner sous-tend toute la relation chronologique de l’expérience concentrationnaire de Primo Levi.
Celui-ci fait preuve d’une lucidité qui paraît presque cynique :
« C’est un Kapo qui nous laisse tranquilles : comme il n’est pas juif, il n’a pas peur de perdre sa place. »

J’ai particulièrement été attentif à la réflexion sur la mécanique à la fois absurde et efficace de déshumanisation :
« …] il est dans l’ordre des choses que les privilégiés oppriment les non-privilégiés puisque c’est sur cette loi humaine que repose la structure sociale du camp. »

Elle mène à une véritable sociologie du Lager, étude du comportement de survie, du « processus de sélection » (à distinguer de la « sélection pour la chambre à gaz », les « sélectionnés » étant alors les « damnés », ceux qui sortent « par la cheminée »).
« Nous voudrions faire observer à quel point le Lager a été, aussi et à bien des égards, une gigantesque expérience biologique et sociale.
Enfermez des milliers d’individus entre des barbelés, sans distinction d’âge, de condition sociale, d’origine, de langue, de culture et de mœurs, et soumettez-les à un mode de vie uniforme, contrôlable, identique pour tous et inférieur à tous les besoins : vous aurez là ce qu’il peut y avoir de plus rigoureux comme champ d’expérimentation, pour déterminer ce qu’il y a d’inné et ce qu’il y a d’acquis dans le comportement de l’homme confronté à la lutte pour la vie. »

La valeur du témoignage gagne à être approfondi par la réflexion :
« Mais pour la plupart, nous supportâmes ce nouveau danger et ces nouvelles embûches avec la même indifférence, qui n’était pas de la résignation mais plutôt l’inertie obtuse des bêtes battues qui ne réagissent plus aux coups. »

La psychologie est fouillée :
« L. n’ignorait pas que passer pour puissant, c’est être en voie de le devenir, et que partout au monde mais plus particulièrement au camp, où le nivellement est général, des dehors respectables sont la meilleure garantie d’être respecté. »

« Car pour les civils, nous sommes des parias. Plus ou moins explicitement, et avec toutes les nuances qui vont du mépris à la commisération, les civils se disent que pour avoir été condamnés à une telle vie, pour en être réduits à de telles conditions, il faut que nous soyons souillés de quelque faute mystérieuse et irréparable. »

« Au Lager, l’usage de la pensée est inutile, puisque les événements se déroulent le plus souvent de manière imprévisible ; il est néfaste, puisqu’il entretient en nous cette sensibilité génératrice de douleur, qu’une loi naturelle d’origine providentielle se charge d’émousser lorsque les souffrances dépassent une certaine limite. »

Parvenu à l’appendice, où Levi répond aux questions fréquentes de lycéens (avec notamment la présentation historique de l’antisémitisme et ses causes), j’ai eu l’impression d’une relecture, ce qui n’est finalement pas exclus. Le fait est que je connaissais globalement ce qui est rapporté dans ce livre fondamental, une sorte de credo remontant à une période scolaire peut-être – et que le relire d’un œil différent avec l’âge n’est jamais superflu.
« Il faut donc nous méfier de ceux qui cherchent à nous convaincre par d’autres voies que par la raison, autrement dit des chefs charismatiques : nous devons bien peser notre décision avant de déléguer à quelqu’un d’autre le pouvoir de juger et de vouloir à notre place. Puisqu’il est difficile de distinguer les vrais prophètes des faux, méfions-nous de tous les prophètes ; il vaut mieux renoncer aux vérités révélées, même si elles nous transportent par leur simplicité et par leur éclat, même si nous les trouvons commodes parce qu’on les a gratis. Il vaut mieux se contenter d’autres vérités plus modestes et moins enthousiasmantes, de celles que l’on conquiert laborieusement, progressivement et sans brûler les étapes, par l’étude, la discussion et le raisonnement, et qui peuvent être vérifiées et démontrées. »


\Mots-clés : #devoirdememoire #temoignage
par Tristram
le Sam 13 Mar - 21:14
 
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Sujet: Primo Levi
Réponses: 14
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Yasmina Reza

Serge

Tag devoirdememoire sur Des Choses à lire 413-fa10

Dédicace : "À mon Vladichka    À Magda et Imre Kertész, amis chéris"

 
 
Jean, Anna (Nana pour la famille) et Serge, une fratrie, une famille d'origine juive ; le père est disparu il y a quelque temps et la mère malade s'éteint aussi.

"Assis au bord du lit matrimonial dans la chambre sombre quelques mois plus tard, Serge avait dit, tu veux être enterrée où maman ?
      — Nulle part. Je m’en fiche pas mal.
      — Tu veux être avec papa ?
      — Ah non pas avec les juifs !
      — Tu veux être où ?
— Pas à Bagneux.
      — Tu veux être incinérée ?
      — Incinérée. Et on n’en parle plus.
      On l’a incinérée et on l’a mise à Bagneux dans le caveau des Popper. Où d’autre ? Elle n’aimait ni la mer ni la campagne. Aucun endroit où sa poussière aurait fait corps avec la terre."


Il y a aussi le cousin Maurice et les enfants de Nana et Ramos (Victor et Margot), la fille de Serge (Joséphine) ; les ex de Serge et Jean.

Le narrateur, Jean, est à la piscine avec Luc l'enfant de Marion son ex-maîtresse, il aime beaucoup cet enfant différent et aime s'occuper de lui.

"Il sautillait en faisant le bruit, tchout tchout tchout, sans se lier avec des amis. Je restais un peu, en retrait à regarder à travers la grille. Personne ne lui parlait.
      J’aime bien ce gosse. Il est plus intéressant que d’autres. Je n’ai jamais su exactement qui j’étais pour lui. Pendant un temps il me voyait dans le lit de sa mère. Je garde un lien avec Marion pour ne pas le perdre lui. Mais ça je ne pense pas qu’il le sache. Et ce n’est peut-être pas complètement vrai. Il m’appelle Jean. C’est mon nom. Prononcé par lui, il a l’air encore plus court"


Alors que Serge, superstitieux, se demande comment renouer avec Valentina qui l'a quitté récemment :

"Elle farfouille dans la valise, trouve le Ganesh protecteur qu’il croyait avoir mis à l’abri au creux d’une manche et le projette de toutes ses forces sur le carrelage de la cuisine. La statuette vole en éclats. Serge contemple le dieu désagrégé. Passé la seconde d’horreur et de sidération, il s’accroupit pour ramasser fébrilement tous les morceaux, tous, y compris les plus infimes, y compris la poussière de terre qu’il met dans un torchon.
Qu’avait-il déclenché en jurant sur la tête de sa fille ? N’avait-il pas attiré sur l’enfant des forces maléfiques ? Il avait en tête l’image vague de serpents s’enroulant autour des jambes de la personne désignée. Comment annuler ces paroles irréfléchies ? Elles avaient répondu à l’urgence du moment, elles comptaient pour du beurre ! Que faire pour que rien ne s’abatte sur Joséphine ? Il allait booster son propre système de conjuration.
Et tandis qu’à quatre pattes dans la cuisine il furète sur le carrelage, il se sent comme délivré d’un poids terrible. Je suis puni, pense-t-il, c’est moi Serge Popper qui suis puni et non ma fille innocente ! C’est pourquoi il ramasse avec tant de soin le Ganesh en miettes, convaincu de la clémence et de la persistance des forces de la divinité modifiée. "

La  fille de Serge, Joséphine  convainc la fratrie de l'accompagner à Auschwitz. Lors de ce voyage Nana et Serge, qui fera la gueule pendant toute la visite du camp, se disputent  à propos de l'attitude de son fils Victor. Retour morne. Ce que chacun aura retenu ou pas de ce retour dans le passé restera personnel. Mais Nana et Joséphine se sont intérêssées, quant à Jean, comme le lui reproche Nana il est le "dévot" de Serge et s'est donc attaché à le réconforter.

"Je retourne m’asseoir au volant. Serge fume. Je dis, c’est la Judenrampe.
      — C’est quoi la Judenrampe ? Vous me faites chier avec la Judenrampe.
— C’est là où les juifs sont arrivés en grande majorité.
      — Bon. Je la vois. Je vois tout ça de la bagnole.
      — Je te dis juste ce que c’est.
      — Elles font chier à vouloir bouffer du malheur toutes les deux.
      — Tu pourrais être plus gentil avec Jo.
      — C’est une obsessionnelle. Hier l’académie de sourcils, aujourd’hui l’extermination des juifs. Tout le monde doit rentrer dans ses délires. En dehors de ça c’est une fille qui ne donne pas signe de vie sauf quand elle veut de l’argent ou un appartement."

Nana à Serge : "— Tu pourrais juste humblement regarder. Non, il faut constamment que tu te démarques. Qu’est-ce que tu veux prouver ? Que tu as déjà intégré tout ça ? Que tu n’es pas un touriste ? On a compris que tu étais là à reculons. Tu n’as pas besoin de le faire savoir à chaque instant. Moi je regrette, j’ai pris l’avion pour Cracovie pour voir de mes yeux les lieux où des milliers de gens sont morts abominablement, des gens de notre famille des gens avec qui on aurait pu être liés. Serge Popper a tiré les leçons de l’horreur, tant mieux, je te félicite, mais pas moi, et pas ta fille. Et Jean on ne sait pas, il est ton dévot. Mais si, tu es son dévot "


Jean : " Je vois Nana toute seule à l’avant, la bandoulière rouge lui barre le dos. Je suis pris d’un élan pour cette petite femme vieillie. Il s’en faut de peu que je coure lui faire peur et l’embrasser dans le cou. Mon frère et ma sœur je nous vois sur cette route bordée de cheminées et de pierres mortes et je me demande ce qui nous a fait tomber fortuitement dans le même nid, pour ne pas dire dans la vie même."

Au retour le quotidien revient avec , les interrogations sur le sens de leur vie ; réussite ou échec ?

Bref comme dans toutes les familles des partages ou des reproches, des rancunes que se soit dans la fratrie ou dans la parentèle. Mais quand Serge apprend qu'il a un cancer, ils sont trois à attendre dans le couloir de l'hôpital, le lien fraternel qui n' était que distendu se ressere.

" Nous sommes trois dans le bunker. Collés au mur sur la banquette industrielle, les trois enfants Popper. Nous serons toujours pour nous-mêmes les trois enfants Popper.
      Nana dit, la dernière fois qu’on était ensemble c’était à Auschwitz, maintenant PET-scan à Madeleine-Brès. Il faudrait qu’on trouve un truc plus marrant à faire.
      Il se tourne vers elle (il est assis au milieu), l’attire à lui par sa queue-de-cheval et l’embrasse dans le cou.
Elle se déporte pour se presser contre lui et lui caresser le dos de la main mais ces sièges ne sont pas faits pour l’intimité"


Une très bonne lecture.  Est-il besoin de visiter les lieux de cette tragédie pour accomplir notre devoir de mémoire ? me semble que c'est la question que pose Serge implicitement.

Qu'en est-il de nos liens familiaux ?  

De beaux portraits des personnages. Les extraits sont parlant je pense.
 


Mais je pense que topocl vous en dira plus.

Je lirai encore cette auteure que je rencontre pour la première fois.


Mots-clés : #deuxiemeguerre #devoirdememoire #famille #fratrie
par Bédoulène
le Jeu 4 Fév - 14:25
 
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Sujet: Yasmina Reza
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Yishaï Sarid

Tag devoirdememoire sur Des Choses à lire Le-mon10

Le monstre de la mémoire

L’auteur de cette lettre fictionnelle au président de  de Yad Vashem est un historien spécialiste reconnu de la Shoah, auteur d’une thèse reconnue sur les processus d’extermination nazis. Il se laisse peu à peu happer par le devoir de mémoire, qu’il honore en menant des groupes divers, notamment lycéens, visiter les vestiges des camps de concentration. Il est confronté à une incompréhension face à son message, à des comportement de cynisme, de rejet des victimes et d’exaltation des bourreaux, à des manières de transformer son message en tourisme banalisé ou communication  détournant les esprits de la réalité au profit d’une médiatisation dénaturante. Il livre une explication clinique de cet éloignement progressif de son message et  de ses concitoyens.

Mots-clés : #devoirdememoire #genocide
par topocl
le Lun 14 Déc - 13:59
 
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Sujet: Yishaï Sarid
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Vénus Khoury-Ghata

Les derniers jours de Mandelstam

Tag devoirdememoire sur Des Choses à lire Les_de10
Paru en 2016, 120 pages environ.

Plutôt qu'une bio narrative de la fin d'Ossip Mandelstam, avec ce côté source et références et tâcheron du "travail universitaire", Vénus Khoury-Ghata reste poétesse qui parle d'un poète, nul lecteur ne s'en plaindra je crois.

Âpre dans son écriture, ciselant froid, avec cette étrange façon, déjà observée dans d'autres de ses œuvres, de ressasser, ou de remettre à nouveau un point déjà abordé plus tôt dans son ouvrage, une redite en somme, le truc qu'aucun éditeur n'accepterait, le machin à éviter absolument dans les bons conseils à écrivain:
Eh bien, qu'on se le dise: il y a, à la règle, l'exception Vénus Khoury-Ghata.

Par exemple quand elle prend appui sur, puis utilise en leitmotiv ces deux vers de la première version du poème de Mandelstam sur Staline:
On n'entend que le montagnard du Kremlin,
L'assassin et le mangeur d'hommes.

 
D'autant qu'elle remet tel ou tel point (celui ci-dessus et bien d'autres encore) avec un ajout, parfois très ténu, une manière "l'air de rien"...
Et puis, comme un couplet de refrain dans une chanson, on y est appâté, on démarre comme lors d'une reprise en chœur...avec quel autre auteur un tel procédé pourrait-il fonctionner en prose, je me demande ?  

Bien entendu je n'ai pas évité l'écueil prévisible, qui est que ce livre oriente vers de nouveaux livres dont on se fait une joie de les classer parmi les "à lire absolument, bientôt" (PAL en langage du forum):

- En premier lieu l'intégralité de la poésie de Mandelstam bien entendu, en dépit de mon extrême réticence à lire de la poésie traduite en provenance d'une langue qui m'est totalement inconnue.

- Ensuite Le ciel brûle, de Marina Tsvetaïeva (quelqu'un aurait lu ?), et Contre tout espoir, Souvenirs (trois tomes) de Nadedja Mandelstam (idem, quelqu'un aurait lu ?), les poésies de Nikolaï Stepanovitch Goumilev (réitérons: quelqu'un aurait...).

- Bien sûr l'ouvrage de Vénus Khoury-Ghata paru en 2019 sur Marina Tsvetaïeva...

A contrario, subitement, une moindre envie de parcourir à nouveau des pages de Gorki, Boukharine, Pasternak (encore que ce dernier, bien que flageolant sur le chapitre courage, n'a pas été sans aider le couple Mandelstam)...  


On apprend tout de même pas mal de choses sur Mandelstam, sa folie, sa misère, sa fin horrible dans l'univers concentrationnaire stalinien, l'opiniâtreté de Nadedja pour que la poésie de Mandelstam nous parvienne - tard il est vrai, dans les années 1960 et elle s'est imposée très doucement, petit à petit.

Ces éléments-là, pas forcément tous à portée de clic sur moteur de recherches, sont à l'évidence de l'ordre de la bio classique.
Mais en sus, Vénus Khoury-Ghata, la plume acérée, concise et poignante, nous livre un ouvrage plein, fin et sensible - faisons rapide: de grande qualité.

Enfin, il est bon qu'un autre poète (Jean-Paul Michel) me le martèle pour que j'opine quand je n'y crois plus, mais si vous prenez pour une boutade le fait que la poésie a le pouvoir de changer le monde (quoique rarement en temps réel, c'est-à-dire dans l'immédiateté synchrone à l'époque d'écriture), jetez donc un coup d'œil à ces pages-là...  


Mandelstam est le seul à entendre sa voix déclamer ses poèmes à ses voisins, des déportés comme lui.

  La poésie, dernier souci de la horde de prisonniers, susceptibles d'être fusillés d'un jour à l'autre.
  Ils veulent du pain, pas des mots.
  Ils sont en colère, les moins malades brandissent des poings vengeurs.
  Leurs hurlements n'empêchent pas le poète de poursuivre sa lecture.
  Sa voix, il en est certain, finira par couvrir leur vacarme.
  En plus du pain, ils réclament une soupe moins diluée et exigent d'être traités en êtres humains.
  Entassés depuis des mois dans le camp de transit situé à un jet de pierres de Vladivostok sans voir le ciel.

  Sans voir le bout du tunnel, sans savoir la date de départ pour la Sibérie, devenue lieu de villégiature comparée à l'enfer du camp.
  Pas de train pour les transporter en Sibérie, leur dit-on.
  Les rumeurs dans le chaos tiennent lieu de décret.
  Venus de toutes les villes du pays, les wagons déversent sur les quais à déporter ou à fusiller puis repartent à la recherche d'autres suspects, d'autres dissidents à déporter ou à fusiller.

  Comment fait-on le tri ?
  Qui décide d'écourter ou de prolonger une vie ?
  "Écrémer le pays le débarrasser de tous ceux qui pensent autrement que le régime en place" est le mot d'ordre.
  Un bruit de bottes scande le sommeil de Mandelstam alors que personne ne marche; le typhus a cloué ses voisins sur leurs planches.

  "Lève-toi, tu es interdit de séjour au camp. Interdit de mourir sans la permission de Staline".
  Une fausse impression, les mains qui le secouent, la bouche qui crie son nom.
  Peu importe à Mandelstam qu'il soit devenu fou, il sait qu'il est poète et cela lui suffit.
  Il sait aussi qu'il est encore en vie, sinon il ne saurait pas que ses voisins de planches s'appellent Fédor, Piotr, Vlada ou Anton.
  Il connaît leurs noms mais n'arrive pas à coller un visage sur chacun de ces noms.
  Leurs noms, la bouée de sauvetage. Il s'y accroche pour ne pas sombrer. Mourrait si jamais il les oubliait.    

 



Mots-clés : #biographie #devoirdememoire #exil #poésie #regimeautoritaire #violence #xxesiecle
par Aventin
le Dim 5 Juil - 9:03
 
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Sujet: Vénus Khoury-Ghata
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Santiago H. Amigorena

Le ghetto intérieur

Tag devoirdememoire sur Des Choses à lire 41k2km10

En exergue : Réagir de façon adéquate à l’incommensurable était impossible. Et celui qui exige cela des victimes devrait exiger du poisson jeté sur la rive qu’il se dépêche de se faire pousser des jambes pour retourner à petits pas dans son élément humide.

Günther Anders
Nous, fils d’Eichmann



Vicente a quitté sa Pologne natale, sa mère, son frère et sa sœur. S’éloigner de sa mère, prendre son indépendance, après la guerre aux côtés de Józef Piłsudski où il avait gagné ses galons de sous-officier.  Il débarque à  Buenos Aires en Argentine en 1928. Il était avec son ami d’enfance Ariel.

Il rencontre Rosita dont les parents sont aussi juifs et émigrés, ils se marient. Gère un magasin de meubles confié par son beau-père. Naissent 3 enfants. La vie est heureuse pour eux jusqu’à ce que la deuxième guerre éclate en Europe ; lui qui ne se sentait pas du tout Juif, ni Polonais depuis de nombreuses années va sombrer quand il recevra des lettres de sa mère qui lui confie leur vie dans le ghetto de Varsovie. Rongé par la culpabilité d’avoir laissé sa mère en Pologne, de ne pas avoir insisté afin qu’elle le rejoigne ainsi que sa sœur et son frère,  il se réfugie dans le silence, puis se perd dans le jeu.

Rosita ne comprend plus Vicente, elle ne reconnait plus l’homme qu’elle a aimé, épousé, qui les ignore elle et leurs enfants. Mais Vicente n’arrive plus à s’intéresser à eux il n’est plus que vide. Il s’emprisonne dans son ghetto intérieur. Il fait des rêves récurrents qui le déchirent ; le mur de son rêve qui l’emprisonne, il comprend enfin que c’est « sa peau » ; il étouffe dans son corps, sa tête. Aux questions qu’il se pose, il ne peut répondre, et il rejette le secours de sa femme, de son meilleur ami, Ariel.

« Pourquoi jusqu’à aujourd’hui j’ai été enfant, adulte, polonais, soldat, officier, étudiant, marié, père, argentin, vendeur de meubles, mais jamais juif ?

« Vicente voulait faire taire les voix des autres, les voix autour, et sa voix à lui aussi. Ou plutôt, il voulait faire taire ses voix : celle qui lui faisait encore, rarement, prononcer des mots que les autres pouvaient entendre et aussi cette autre voix, muette, intérieure qui lui parlait de plus en plus et qui résonnait parfois comme celle d’un ami intime et parfois comme celle d’un dieu étranger – la voix de sa conscience. »

Les informations qu’il recueille dans la presse le conforte dans son besoin d’isolation, car tout est imprécis et il ne peut qu’imaginer. Il se perd dans ce qu’il imagine, dans des détails qui lui semblent essentiels, comme l’idée que le châle de sa mère doit lui être autorisé.

« En 1941, être juif était devenu une définition de soi qui excluait toutes les autres, une identité unique : celle qui déterminait des millions d’êtres humains – et qui devait, également, les terminer. »

« Maintenant, il se sentait juste de plus en plus juif – sans que cela le soulage en quoi que ce soit. »


Ce n’est qu’à la fin de la guerre que lui, comme le monde connaîtra la réalité de la tragédie qui s’y est déroulée pour les Juifs d’Europe, le génocide, la Shoah !



Terrible exil intérieur que vit le narrateur, cet enfermement,  ce choix de se taire,  car se taire c’est ne plus exister ; se punir de n’être pas en Pologne, aux côtés de sa mère, de sa famille ?

C’est aussi le sujet de l’identité qui est posé.

En regard de l’évolution du ressenti de Vicente l’auteur déroule les événements en Europe. La progression de l’extermination s’inscrit aussi par les différents « noms » donnés aux actions et exactions nazies et c’est déjà odieux !
- Le repeuplement vers l’est (après qu’ait été envisagé l’opération Madagascar projekt)
- La grande action
- Le chemin du ciel (vers les douches)
- L’installation spéciale
- Le traitement spécial
- La solution finale

Comme tant d’autres livres c’est un devoir de mémoire, là tout particulièrement, devoir personnel, familial pour l’auteur puisqu’il s’agit de l’histoire de son grand-père Vicente Rosenberg et à travers lui de son arrière grand-mère morte dans les camps, ainsi d’ailleurs que le frère et la belle-soeur de Vicente.

L’auteur précise en avant du récit « À Mopi, qui l’a écrit avant moi » ; Mopi se trouve être l’écrivain et membre de la famille Martin Caparros.

C’est une lecture à faire !



Mots-clés : #biographie #deuxiemeguerre #devoirdememoire
par Bédoulène
le Sam 21 Sep - 15:41
 
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Sujet: Santiago H. Amigorena
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Vénus Khoury-Ghata

Une maison au bord des larmes

Tag devoirdememoire sur Des Choses à lire Une_ma10

Roman, 1998 (précisé Beyrouth 1950 - Beyrouth 1990 en fin), éditions Balland, 130 pages environ.

Roman douloureux autour de l'enfance, avec comme personnages principaux le père, la mère, le frère et un peu Vénus elle-même. Ses deux sœurs restent estompées, à peine évoquées, l'une même n'est, je crois, pas du tout nommée.

Un univers glaçant, un frère maudit - ou bien, apprenons-nous au fil de la lecture, porteur d'une malédiction apparaissant fatale aux yeux paternels, la pauvreté, une mère d'exception, splendide analphabète.

Assise sur le seuil, ma mère scrutait les ténèbres à la recherche d'une silhouette. Elle me fit une place  à côté d'elle et m'expliqua qu'il ne fallait pas en vouloir au père. Il est maladroit. Il ne sait pas exprimer sa tendresse. C'est dû à des faits graves qui remontent à son enfance dans un pays au-delà des frontières.
Sa main balaya le nord derrière son épaule.
- Personne, ajouta-t-elle, n'a jamais su d'où venaient la femme et les deux garçons descendus d'une carriole sur la place d'un village du sud. L'avaient-ils choisi pour l'ombre de ses platanes ou pour la porte béante de son église ? Cette femme était-elle une veuve ou fuyait-elle un mari trop brutal, un assassin peut-être ? Penchée sur le bac à lessive du monastère où elle s'était réfugiée, elle gardait un port de reine. Son maigre salaire pouvant payer les études de l'aîné, elle leur céda le petit. Il prendrait l'habit. Une femme si secrète; elle n'évoqua jamais sa fille retenue par l'irascible père et qu'elle retrouva vingt ans après, vêtue de l'habit traditionnel des paysannes venues des plaines qui fournissent son blé à la Syrie et des travailleurs saisonniers à tout le Proche-Orient.
Ma mère faisait remonter la honte de génération en génération jusqu'à ce seuil où elle attendait.


Une écriture âpre, bouillonnante, si je n'avais lu un peu de sa poésie je ne serais pas forcément convaincu que l'effet premier-jet, presque brouillon, n'est pas recherché: Tout au contraire, je crois qu'à l'évidence il fait partie du procédé littéraire mis en place: avec un objectif de fraîcheur, de percussion.
C'est très réussi.

Les pages claquent, les demi-fous qui composent le voisinage de cette pauvre maison, de cette famille déshéritée et se sentant maudite semblent imposants, inévitables autant qu'irréels, et participent à la fatalité ambiante, campés qu'ils sont à simples coups hardis, grands traits forts.
Un certain humour arrive à sourdre, telle l'humidité en milieu désertique et battu des vents.
J'ai aimé ce livre, parcouru avec la sensation de suivre un torrent dévalant.

Mots-clés : #autobiographie #culpabilité #devoirdememoire #famille #fratrie #temoignage #xxesiecle
par Aventin
le Lun 16 Sep - 0:12
 
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Sujet: Vénus Khoury-Ghata
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Vues: 6688

Edith Sheffer

Les enfants d’Asperger Le dossier noir des origines de l’autisme

Tag devoirdememoire sur Des Choses à lire 41vtzc10

Asperger, connu pour avoir décrit le syndrome du même nom, est aussi réputé pour avoir été particulièrement attentif aux enfants qui en étaient atteints.

Seulement voilà, il était pédopsychiatre sous le troisième Reich, et ce livre décrit des faits qui devraient faire revoir à la baisse ce jugement positif.  Asperger après avoir sélectionné ces autistes « de haut niveau », n’avait que mépris pour ceux -  et d’une façon générale toutes les personnes considérés comme non récupérables pour servir les dessins du régime, ou asociaux - difficilement « adaptables », sans ce Gemut qui faisait de bons citoyens à la botte du régime. Il n’hésitait pas à adresser les moins bien lotis de sa petite sélection dans les pavillons asilaires dévolus à ce qui était nommé euthanasie mais était en fait des assassinats, aux expériences médicales, à la stérilisation… Des centaines d’enfants ont péri comme ça. Au-delà du « cas » Asperger ce livre est une description de l’effroyable milieu de la pédopsychiatrie viennoise et berlinoise  à l’époque des nazis.

Le quatrième de couverture dit  qu’aux Etats-Unis, le syndrome autistique a été débaptisé suite à ce livre.

Sujet primordial donc, très dur, dont l’indispensablilité-même m’a aidée à aller jusqu’au bout, alors que l’aspect  universitaire, à  mon avis n’a pas été suffisamment expurgé pour un public non-historien : le travail éditorial a été un peu léger et laisse un  côté un peu fouillis et redondant qui en rajoute à l’aspect perturbant de la lecture.

Mots-clés : #devoirdememoire #discrimination #medecine #xxesiecle
par topocl
le Mar 10 Sep - 11:46
 
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Sujet: Edith Sheffer
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Paolo Rumiz

Comme des chevaux qui dorment debout

Tag devoirdememoire sur Des Choses à lire Proxy198

A bord de trains interminables, Paolo Rumiz part pour de nouveaux voyages, une fois de plus aux frontières de l’Europe, dans une vaste réflexion tout autant intime que géopolitique,

Cette fois-ci c'est sur les traces de son grand-père, soldat de la guerre de 14. Italien de Trieste, il vivait dans cette zone de l'Italie qui était en territoire austro-hongrois. Il est donc parti avec l'armée du  Kaiser, dans les rangs de laquelle il fut méprisé et bafoué. Quand lui et ses congénères sont rentrés après le conflit, ils ont été considérés comme traîtres par les locaux, et gommés des récits et des livres d’histoire.

Paolo visite ce silence, cette douleur. Il traverse des lieux qui stimulent l'imaginaire, entre rêverie, poésie et souffrance. Chaque anfractuosité du terrain évoque une tranchée, chaque bosse suggère un corps enfoui, où les myrtilles et les bouleaux plongent leurs racines dans la chair des soldats tombés au combat. Il va de cimetière en cimetière : là les corps sont honorés, les ennemis réunis,  ailleurs c'est l'abandon le plus complet…

L’émotion d’aujourd’hui rappelle les  drames de jadis. Elle n’empêche pas une réflexion sur cette Grande Guerre, et plus généralement l’histoire d’un siècle où sont en préparation toutes les dérives nationalistes d’aujourd’hui.  

J’ai beaucoup pensé à Marie tout au long de cette lecture.

Mots-clés : #devoirdememoire #lieu #mort #premiereguerre
par topocl
le Ven 16 Aoû - 9:09
 
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Sujet: Paolo Rumiz
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Juan Goytisolo

Pièces d’identité

Tag devoirdememoire sur Des Choses à lire Pizoce10


Premier volume de la trilogie Álvaro Mendiola, comme ne l’annonce pas l’éditeur. À propos de ce dernier, il faut signaler que de trop nombreuses coquilles altèrent le texte...

Barcelone, 1963 : le personnage principal, Álvaro Mendiola, 32 ans, est rentré en 1961 dans sa ville natale après un exil de dix ans à Paris. Il est à la recherche de son identité et de celle de son pays, principalement en se plongeant dans le passé. La « tribu » espagnole (terme rimbaldien ?) c’est une longue histoire de misère jusqu’au franquisme issu de la guerre civile, soit 25 ans de « paix » depuis, et l’examen qu’il fait de sa patrie déchue n’est pas complaisant…
« Sol barbare et stérile, combien de générations vas-tu encore frustrer ? »

« Plusieurs années se sont écoulées depuis cette époque, et si Hier s’en fut, Demain n’est pas venu. »

De retour d’exil comme au sortir d’une parenthèse de son existence, une suspension de la vie, Álvaro parcourt en mentales allées et venues remémoratrices (voire ramentevantes) photos de famille et cimetières, avec un sentiment de vague culpabilité.
« (Un de tes premiers souvenirs d’enfance ‒ ou était-ce une création tardive de ton imagination fondée sur une anecdote souvent racontée en famille ? ‒ [… »

C’est notamment l’occasion de narrer l’histoire emblématique du barrage d’Yeste, et le massacre des gardes civils en parallèle avec l’encierro tauromachique.
Méfiance rurale (souvent justifiée) :
« Le pouvoir central continuait à se manifester exclusivement sous forme d’ordres et d’anathèmes, et, comme par hasard, l’intérêt des uns et des autres tournait toujours au profit des caciques. »

Il y a aussi chez Álvaro une volonté de témoigner des faits et personnes dont il ne restera rien à sa disparition (il évoque ainsi ses amis, Sergio puis Antonio).
« …] sans profession connue ‒ car ce n’est ni un office ni une profession, mais un supplice et un châtiment que vivre, voir, noter, décrire tout ce qui se passe dans ta patrie ‒ [… »

« …] ‒ faudrait-il donc qu’ils meurent tous sans savoir quand sonnerait leur heure, unique raison de leur venue au monde, la possibilité conquise un jour et vite arrachée, d’être, de vivre, de se proclamer, simplement des hommes ? ‒ [… »

Image forte du chassé-croisé des touristes européens et des exilés ou émigrés espagnols. D’ailleurs amer constat du passage de l’indigence à « se mercantiliser, se prostituer » dans le tourisme :
« La modernisation était arrivée, étrangère à la morale et à la justice, et l’essor économique menaçait d’anesthésier pour toujours un peuple non encore réveillé, au bout de vingt-cinq ans, du long et lourd sommeil où il était resté en léthargie depuis la déroute militaire lors de la guerre. »

Le tableau des expatriés germanopratins n’est pas moins critique, voire sarcastique, que celui des intellectuels et diverses factions politiques ressortissant de près ou de loin à la République.
Viennent ensuite les belles pages sur l’amour, celui d’Álvaro pour Dolores avec qui il vit depuis dix ans.
De grandes similitudes biographiques sont évidentes entre Álvaro et l’auteur.
La langue est volontiers soutenue, alternant les registres selon les séquences, réflexions cérébrales et mélancoliques, aperçus populaires, comptes-rendus de filature des activistes clandestins, les discours officiels de la dictature rendus avec emphase et sans ponctuation (dès dans l’incipit).
Un vrai bel écrivain.
Je pense que cet ouvrage (ou l’auteur en général) pourrait plaire à Bédoulène, à Quasimodo, à Topocl et Armor, ou encore ArenSor ; mais il est vrai que les livres de Goytisolo sont difficiles à trouver…

Mots-clés : #devoirdememoire #exil #guerredespagne #identite #xxesiecle
par Tristram
le Mer 7 Aoû - 14:31
 
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Sujet: Juan Goytisolo
Réponses: 6
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Toni Morrison

Tag devoirdememoire sur Des Choses à lire 41eo-510

Beloved

Je continue ma découverte de l'auteure avec ce livre que j'ai eue le plaisir de trouver dans une boîte à livres.
Je me rends compte au passage que je ne me souvenais pas avoir lu le roman Délivrances sus commenté, ce qui est préoccupant tout de même. De ce dernier , finalement, me revient la fin, très colorée et sensuelle. Bon .
Passons à celui-ci que je croyais être la première fiction lue de Morrison. Il m'a beaucoup plu.
C'est pourtant une lecture exigeante  dans le sens où la construction narrative impose une grande patience. Par strates on dénoue le passé, des strates s'ajoutent aux strates et peu à peu les refoulés s'exposent au lecteur dans leur terreur nue.
Je lis sur Wikipedia qu'un film a été tiré de ce livre, (par J. Demme) mais surtout qu'il est un hommage, je l'entends en tous cas ainsi, à la tragique histoire de Margaret Garner. Alors ne divulgâchons pas à tous crins , me suivent ceux qui veulent :

Spoiler:


De tragique, le roman en est en effet tissé, mais avec une pudeur que l'engagement théorique de Morrison sert très bien : elle nous emmène au coeur d'un pays de ségrégation, où chaque liberté a été payée au prix fort.
Je ne veux pas déflorer les sens que le récit distille, aussi je ne citerai que les prémices de l'histoire, pour donner une idée des enjeux : 1855 : Sethe, esclave dans la plantation du Bon-Abri, s'est enfuie pour rejoindre la mère de son mari, Baby Suggs, la seule dont la liberté a pu être rachetée par son fils. Avant sa propre fuite, Sethe a envoyé chez sa belle-mère ses trois enfants : deux garçons et une petite fille . Au cours de sa fuite, Sethe est enceinte. Le récit commence quelques années après la fuite, croise la parole de nombreux personnages, en une prosodie chaque fois spécifique.
L'évocation historique et sociologique sont aigues, poétiques et respectent je crois avec une grande puissance la véracité universelle.
C'est un roman dur, qui a une part de fantastique, pour moitié due à l'univers animiste des protagonistes, et pour une autre moitié due à la folie,folie qui est exposée dans toute sa force.
La poesie qui traduit la folie m'a moins touchée, m'a barbée, même, je pense que je n'aime pas le trip "je me mets dans la peau d'un cerveau qui vrille" puisque Kaschiche m'a déjà bien saoulée avec ce type de procédés, mais ici force est de constater que c'est un ressort pourtant essentiel pour le choral, et le sens même de l'histoire.
Qui a je crois pour ambition de déployer en toute sa complexité et la force et la douleur de toute résilience.
Je vous le conseille vivement. C'est aussi un roman d'Amour.

Depuis ma lecture, adolescente, des Passagers du vent de Bourgeon, une BD très documentée sur le commerce triangulaire et son époque funeste, je n'avais pas été immergée dans ce savoir sombre, je l'ai retrouvé intact et toujours aussi révoltant.

#Adoption; #Amour; #Conditionfeminine; #Culpabilité; #Devoirdemémoire; #Esclavage; #Justice
par Nadine
le Jeu 16 Mai - 18:17
 
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Sujet: Toni Morrison
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Alexandre Bergamini

Quelques roses sauvages

Tag devoirdememoire sur Des Choses à lire Quelqu10

Une photographie se détache de l'humiliation et du désastre, une photographie de deux survivants du camp de Sachsenhausen : deux jeunes hommes sourient et descendent une rue détruite de Berlin, un couple amoureux survivant au milieu du chaos.

Quelques roses sauvages est une enquête personnelle autour d'une photographie, photographie de deux survivants de la Shoah trouvée à Berlin. Enquête d'un écrivain sur les restes d'une mémoire surexploitée, surexposée à la lumière, qui mène le narrateur au camp d'extermination de Sachsenhausen, à Berlin, puis à Westerbork, le camp de transit de Hollande. Devant l'absence, les manques, les trous et les traces, et devant l'impossibilité d'écrire une fiction, Alexandre Bergamini choisit de suivre les méandres intimes et complexes d'un labyrinthe intérieur.

Confronté à une réalité qui s'éloigne et s'effrite, à une vérité insaisissable, aux archives fragmentaires ou détruites, se sont naturellement posées les questions essentielles de la littérature, de la mémoire et de la conscience. "Sacraliser la mémoire est une autre manière de la rendre stérile" écrit Tzvetan Todorov, dans Les Abus de la mémoire. Quelques roses sauvages est un récit sur la survivance ; un parcours et un regard singulier sur le lien entre l'intime et l'Histoire ; un texte qui interroge notre mémoire et appelle un nouveau devoir de mémoire.

Quatrième de couverture


Tout est dit dans la présentation de l'éditeur, ensuite c'est la façon dont le texte résonne dans l'esprit du lecteur qui fera de la lecture, une expérience personnelle. C'est vrai pour chaque livre, encore plus pour celui-ci.
Ce n'est pas un roman mais le récit d'un homme qui met ses pas d'abord dans celui-d'un autre à cause d'une photographie et de points communs qu'il pense avoir avec lui...Et qui met ses pas dans ceux de tous ces hommes et femmes qui ont connu  Oranienburg-Sachsenhausen et le camp de Westerbork, en Hollande.
Récit très bien documenté , faisant référence aux écrits de Raoul Hilberg, d'Etty Hillesum, citant nombre de philosophes , écrivains, décrivant comme si on le visionnait le film de propagande tourné à Westerbork sur la formation des convois.

Tout est dans la langue, poétique, précise, directe.

Tout est décrit, décortiqué, et vous donne à analyser ce que l'on fait aujourd'hui de ce que l'on sait.


Cet écrivain m'a beaucoup touchée, au point de sortir Sachso des étagères, mais je ne le lirai peut-être pas en entier, à la suite, au point de relire les lettres d'Etty Hillesum, au point de regarder à nouveau le film tourné par Rudolf Breslauer.
Parce que savoir, c'est d'abord connaître et  réfléchir seul ...



J'ai hâte de retrouver cette écriture.


Mots-clés : {#}antisémitisme{/#} {#}deuxiemeguerre{/#} {#}devoirdememoire{/#} {#}genocide{/#}
par Invité
le Dim 24 Mar - 18:57
 
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Sujet: Alexandre Bergamini
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Daniel Mendelsohn

Les Disparus

Tag devoirdememoire sur Des Choses à lire Les-di10

Très tôt dans l’ouvrage, les commentaires du commencement de la Torah, l’origine du monde et le début de l’histoire de l’humanité, le présentent comme une sorte de travelling du général au particulier, procédé choisi par souci de raconter une histoire particulière pour représenter l’universelle. Une intéressante glose de la Bible se déroule en parallèle de l’enquête de l’auteur, insérée en italiques comme tout ce qui est externe à son cours, et concernant notamment les annihilations divines (le déluge, Sodome et Gomorrhe) ; on apprend aussi qu’Abraham, le premier Juif, s’est enrichi comme proxénète de sa propre femme auprès de Pharaon (IV, 1)…
Daniel Mendelsohn revient sur les mêmes points, répète les mêmes choses, cite plusieurs fois le même document ou le même extrait dans une sorte de délayage qui ne m’a pas toujours paru approprié ou plaisamment effectué ; de plus, l’ouvrage fait 750 pages, et c’est long. Peut-être est-ce calqué sur la forme litanique de lamentations du type kaddish, comme le livre éponyme d’Imre Kertész ; il est vrai que par contraste les témoignages précis (et horribles) marquent d’autant plus. En tout cas, on peut s’attendre à des moments d’ennui ou d’agacement avec d’être totalement pris par les attachantes personnes rencontrées dans cette quête étendue dans le temps et l’espace.
Les Disparus, c’est ceux (personnes et culture) dont il ne reste apparemment rien et dont Mendelsohn tente de retrouver trace, mais c’est aussi beaucoup l’histoire de sa parentèle ; le goût prononcé pour la famille et la généalogie, un peu désuet voire étonnant pour certains.
Ce livre, c’est encore comment conter, le compte-rendu de l’élaboration de sa narration, la transmission des faits de la Shoah par les petits-enfants des témoins ; focus et importance des détails.
« Un grand nombre de ces fêtes [juives], je m'en étais alors rendu compte, étaient des commémorations du fait d'avoir, chaque fois, échappé de justesse aux oppressions de différents peuples païens, des peuples que je trouvais, même à ce moment-là, plus intéressants, plus engageants et plus forts, et plus sexy, je suppose, que mes antiques ancêtres hébreux. Quand j'étais enfant, à l'école du dimanche, j'étais secrètement déçu et vaguement gêné par le fait que les Juifs de l'Antiquité étaient toujours opprimés, perdaient toujours les batailles contre les autres nations, plus puissantes et plus grandes ; et lorsque la situation internationale était relativement ordinaire, ils étaient transformés en victimes et châtiés par leur dieu sombre et impossible à apaiser. » I, 2

« …] écrire ‒ imposer un ordre au chaos des faits en les assemblant dans une histoire qui a un commencement, un milieu et une fin. » I, 2

« Nous ne voyons, au bout du compte, que ce que nous voulons voir, et le reste s'efface. » I, 2

« Mais, en même temps, qui ne trouve pas les moyens de faire dire aux textes que nous lisons ce que nous voulons qu’ils disent ? » II, 1

« La première Aktion allemande, a commencé Bob, qui voulait que je comprenne la différence entre les tueries organisées des nazis et les vendettas privées de certains Ukrainiens, ceux qui avaient vécu avec leurs voisins juifs comme dans une grande famille, comme m'avait dit la gentille vieille Ukrainienne à Bolechow, a eu lieu le 28 octobre 1941. » III, 2

Curieuse reconnaissance de la judéité chez quelqu’un, ici par un autre juif :
« Quelqu'un en uniforme français, et je me suis approché de lui, et il avait l'air d'être juif. » III, 2

Francophobie, ou french bashing ?
« (Le rabbin Friedman, au contraire, ne peut se résoudre à envisager seulement ce que les gens de Sodome ont l'intention de faire aux deux anges mâles, lorsqu’ils se rassemblent devant la maison de Lot au début du récit, à savoir les violer, interprétation que Rachi accepte placidement en soulignant assez allègrement que si les Sodomites n'avaient pas eu l'intention d'obtenir un plaisir sexuel des anges, Lot n'aurait pas suggéré, comme il le fait de manière sidérante, aux Sodomites de prendre ses deux filles à titre de substitution. Mais, bon, Rachi était français.) » V

« Parfois, les histoires que nous racontons sont les récits de ce qui s'est passé ; parfois, elles sont l'image de ce que nous aurions souhaité voir se passer, les justifications inconscientes des vies que nous avons fini par vivre. » IV, 1

« …] plus nous vieillissions et nous éloignions du passé, plus ce passé, paradoxalement, devenait important. » IV, 2

« …] les petites choses, les détails minuscules qui, me disais-je, pouvaient ramener les morts à la vie. » IV, 2

« Les gens pensent qu'il n'est pas important de savoir si un homme était heureux ou s'il était malheureux. Mais c'est très important. Parce que, après l'Holocauste, ces choses ont disparu. » IV, 2

« …] la véritable tragédie n'est jamais une confrontation directe entre le Bien et le Mal, mais plutôt, de façon plus exquise et plus douloureuse à la fois, un conflit entre deux conceptions du monde irréconciliables. » V

« Il n'y a pas de miracles, il n'y a pas de coïncidences magiques. Il n'y a que la recherche et, finalement, la découverte de ce qui a toujours été là. » V



Mots-clés : #antisémitisme #campsconcentration #communautejuive #devoirdememoire #entretiens #famille #genocide #historique
par Tristram
le Sam 23 Mar - 20:29
 
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Sujet: Daniel Mendelsohn
Réponses: 56
Vues: 5063

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