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Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Sam 9 Déc - 8:47

42 résultats trouvés pour insularite

Gerald Basil Edwards

Le livre d'Ebenezer Le Page

Tag insularite sur Des Choses à lire Le_liv12

Le narrateur, le vieil Ebenezer Le Page, présente d’abord ses antécédents.
« Il est dit dans la Bible : « Regarde la pierre dans laquelle tu as été sculpté et le puits dont tu fus extrait. » Eh bien, ces gens sont la pierre dans laquelle j’ai été sculpté et le puits dont j’ai été extrait. Je n’ai pas parlé de mes cousins, ou des cousins de mes cousins, mais il faut dire que la moitié des gens de l’île sont mes cousins, ou les cousins de mes cousins. »

« C’est ça l’ennui, dans le fait d’écrire la vraie histoire de ma famille, ou la mienne, d’ailleurs. Je n’en connais ni le commencement ni la fin. »

Et c’est, plus qu’un roman et/ou autobiographie (ou plutôt une autofiction ?), une histoire de famille autant qu’une chronique de Guernesey (Sarnia en latin) de la fin du XIXe siècle au début des années 1960, tant la parentèle est importante dans ce milieu insulaire. De même, c’est toute l’époque qui est revisitée.
Souvenirs précis rapportés en détail par un vieillard évidemment nostalgique, manifestement doué d’un caractère entier. Simple pêcheur et producteur de légumes en serre, Ebenezer est observateur, et n’aime pas le changement dans l’île qu’il n’a guère quittée pendant près d’un siècle :
« Dieu a doté cette île d’un bon sol et d’un bon climat, particulièrement propres à faire pousser des fruits, des légumes et des fleurs, et à engendrer deux sortes de créatures : les vaches de Guernesey et les gens de Guernesey. J’aurais cru que les États tiendraient à protéger ces espèces, mais il n’y a visiblement plus de place pour elles. »

Sa mère avec qui il vit jusqu’à sa mort (puis avec Tabitha sa sœur), Jim son ami qui mourra à la Première Guerre, et Liza, une de ses petites amies mais son seul amour et jamais accompli, se distinguent dans la foule de personnages qui sont décrits, sans plus nuire à la compréhension que les personnes inconnues évoquées dans une conversation agréable. Remarquables sont également ses deux tantes, la Hetty et la Prissy, mariées à Harold et Percy Martel (des constructeurs dans le bâtiment), et leurs fils Raymond (qui prendra une grande place dans ses affections) et Horace, dans les maisons voisines de Wallaballoo et Tombouctou : elles sont souvent aux prises l’une avec l’autre, entre chicanes et brouilles.
L’opinion d’Ebenezer (et d’autres Guernesiais) sur les femmes et le mariage explique au moins en partie qu’il soit demeuré célibataire.
« J’ai commis une grave erreur dans ma jeunesse. Je pensais à ce moment-là que les filles étaient des êtres humains comme nous, mais c’est faux. Elles sont toujours en quête de quelque chose, de votre corps, de votre argent, ou d’un père pour leurs enfants, et si ce n’est pas le cas, elles veulent quand même que vous deveniez quelqu’un ou que vous fassiez quelque chose qui leur apportera la gloire. Ça ne leur suffit jamais de vous laisser vivre et de vivre avec vous.
– Tu sais, j’ai répliqué, les hommes aussi en ont toujours après quelque chose. »

L’île est protestante, de diverses obédiences (surtout méthodistes et anglicans, mais aussi quelques catholiques ou « papistes »).
« Je dois reconnaître que dans la famille de ma mère, ils ne passaient pas leur temps à essayer de convertir tout le monde. Ils savaient qu’ils étaient dans le vrai et si les autres ne l’étaient pas, c’était leur problème. »

« Je ne sais pas ce que c’est qu’un païen, j’ai répondu, je ne peux donc pas dire si je le suis ou pas, mais je ne sais pas non plus ce qu’est un chrétien. Il y en a des milliers de toutes sortes sur cette île. Ce ne sont peut-être pas tous des dévergondés, du moins pas ouvertement, mais ils partent à la guerre et tuent d’autres gens, et en temps de paix, ils gagnent autant d’argent qu’ils le peuvent sur le dos les uns des autres et ils n’aiment pas plus leur prochain que moi. »

« La religion de ma mère est de loin la plus terrifiante dont j’ai jamais entendu parler. […] Le plus effroyable, c’est que l’endroit où l’on finirait était décidé avant même notre naissance, et qu’il n’y avait rien à y faire. »

Raymond s’est toujours senti la vocation de pasteur, mais sa conception de l’amour divin l’écarte du sacerdoce ; son destin assez dramatique en fait un personnage central, juste après Ebenezer.
« Comme je l’ai déjà dit, je n’aime pas les prêcheurs. Ils se hissent sur un piédestal et prétendent être le porte-parole de la volonté divine en vous assurant que toute autre opinion est le fruit du Diable. J’aime quand les gens disent carrément ce qu’ils pensent sur le moment et se fichent pas mal d’avoir tort ou raison. »

« « Après tout, disais-je, il y a quand même eu des progrès, tu sais. Le monde s’améliore lentement, du moins on peut l’espérer. » C’était le genre d’idée qui le mettait en rage. « Le monde s’est-il amélioré de ton temps ? demandait-il [Raymond]. – Eh bien, je ne sais pas, peut-être pas au point qu’on le remarque, je répondais. – Non, pas plus que du temps de n’importe qui d’autre ! Ce qu’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre. Le progrès, c’est la carotte pendue devant l’âne pour le faire tourner en rond. »

Relativement nombreux sont les insulaires tentés par l’émigration. La Première Guerre mondiale ne touche pas directement l’île, mais décime sa jeunesse envoyée au combat. Pendant la Seconde, c’est l’Occupation allemande, famine, et collaboration de certains.
« C’est la seule fois où il [Raymond] ait un peu parlé de la guerre. « Hitler, c’est l’Ancien Testament qui recommence, a-t-il dit. Pas étonnant qu’il déteste les Juifs. » Je ne l’ai pas compris alors, et un tas d’autres réflexions qu’il lâchait brusquement de temps à autre m’échappaient. Cette fois-là, je lui ai demandé ce qu’il entendait par là.
« Méfie-toi de ceux qui se prétendent désignés par l’Histoire ou par Dieu. Ils se sont désignés eux-mêmes. Il n’y a pas de Peuple Élu, a-t-il déclaré. – Ce n’était pas l’avis de ma mère. Elle y croyait, elle, aux Élus de Dieu. – Les communistes aussi, a-t-il rétorqué. C’est ce qu’ils appellent le Prolétariat. Les nazis les appellent les Aryens. Ça revient au même. L’État totalitaire. Rien n’est plus faux. La véritable totalité est inaccessible au cœur et à l’esprit des hommes. Au mieux, nous ne faisons que l’entrevoir. – Ça, je l’ignore, ai-je dit. Je n’en ai même jamais eu le moindre aperçu. – Ça vaut mieux que de s’imaginer qu’on sait tout, a-t-il répliqué. Dieu merci, je suis un îlien, et je ne serai jamais rien de plus. » Je me demande ce qu’il penserait s’il était encore en vie aujourd’hui. Guernesey devient chaque jour de plus en plus un État totalitaire. J’ai l’impression que c’est Hitler qui a gagné la guerre. »

« Quant à moi, je ne me sortirai pas de la tête qu’après la Libération, nous avons eu une chance unique de repartir à zéro. Mais pour je ne sais quelle raison, Guernesey a pris un mauvais tournant, même si elle n’a pas dégringolé la pente aussi vite et aussi volontiers que Jersey. La routine reprenait ses droits, mais en pire. Le chien retournait à son vomi et la truie se vautrait dans la fange. [Pierre] Il y avait sûrement autre chose à faire. Je ne sais pas quoi exactement. Je n’ai aucun droit de critiquer. Je me souviens trop bien comment, dans les pires moments, je me fichais pas mal de tout et de tout le monde, à part moi. Et je n’étais pas le seul. Si c’est bien là la vérité, alors mieux vaut encore ne pas la connaître. C’est peut-être la seule leçon qu’on ait tirée de l’Occupation, sauf que ça n’était pas la bonne. »

C’est aussi l’occasion de quelques scènes cocasses, comme les fouilles archéologiques de vestiges proches des Moulins, où Ebenezer demeure. Malgré ses nombreuses préventions de casanier misanthrope, Ebenezer noue étonnamment des liens d’amitié avec des « ennemis », un Jersiais catholique, un occupant allemand : c’est apparemment la personne qui compte pour lui, pas son appartenance.
« Se battre, forniquer et gagner de l’argent sont les choses les plus faciles au monde. Ayant moi-même pratiqué les trois, je sais de quoi je parle. Je continue à gagner de l’argent comme je peux. Quand on a commencé, on ne peut plus s’arrêter. Cet argent m’en rapporterait lui-même encore plus si je l’avais mis à la banque et touchais les intérêts tous les ans. « Car on donnera à celui qui a et il sera dans l’abondance mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a. » [Matthieu] L’ennui, maintenant que je l’ai, c’est que je ne sais pas quoi en faire. Je ne vivrai pas éternellement et il faut bien que je le lègue à quelqu’un. J’ai dû parcourir plusieurs centaines de kilomètres ces dernières années pour rendre visite à des parents plus ou moins éloignés à la recherche d’un héritier valable. »

Ebenezer parvient finalement à se trouver un digne héritier, Neville Falla, qui plus jeune avait cassé des vitres de sa serre, a gardé une réputation de voyou et est devenu un peintre enthousiaste.
« Je me suis dit que c’était lui l’ancêtre et moi le jeune, car de nos jours les enfants naissent déjà vieux et c’est à nous, les anciens, de leur apprendre à retrouver leur jeunesse. »

« De nos jours, quand on discute avec les gens, rien n’existe à moins que la télé en ait parlé. Elle donne aux gens l’impression d’avoir tout vu et de tout savoir, alors qu’ils n’ont jamais rien vu et ne savent rien. C’est la drogue la plus nocive au monde. Les gens poussent de grands cris indignés quand les jeunes fument de l’herbe. Mais la télévision est l’herbe de millions de drogués qui, les yeux ronds, la regardent tous les soirs. »

J’ai lu sans ennui ces quelques 600 pages, et sans doute leur charme tient aux grandes justesse et humanité dans le rendu, à tel point que le lecteur peine à croire à une fiction. Style conventionnel, jusqu’au relatif happy end en passant par un respect global de la chronologie. Mention spéciale pour les trop rares expressions en guernesiais, proche du normand.

\Mots-clés : #historique #identite #insularite #lieu #religion #ruralité #temoignage #vieillesse #xxesiecle
par Tristram
le Mer 31 Mai - 13:32
 
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Sujet: Gerald Basil Edwards
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Selva Almada

Ce n'est pas un fleuve

Tag insularite sur Des Choses à lire Ce_n_e11

Trois hommes, Enero Rey, Negro et le jeune Tilo, pêchent près d’une île du fleuve, et remontent une grande raie. Les deux premiers étaient amis avec Eusebio, le père de Tilo ; c’est Eusebio qui les emmena chez son parrain, Gutiérrez, un guérisseur, lorsqu’Enero rêva du « Noyé ».
« Parfois les rêves sont des échos du futur. »

Par allers-retours entre passé et présent on comprend par bribes qu’Eusebio s’est noyé lors d’une partie de pêche sur cette même île.
« Tilo prend ses affaires et part seul. Après la colline, une langue d’eau serpente entre les herbes hautes et les solanums en fleur. Il est dix heures du matin et le soleil tape sur son dos nu. Chaque fois qu’il va sur l’île, son père lui manque. C’est sûrement qu’il reste quelque chose des gens à l’endroit où ils meurent. Il y a beaucoup de photos où on les voit ensemble en train de pêcher. Chaque fois qu’il y allait, il l’emmenait avec lui. La dernière fois, par un pur hasard, il ne l’avait pas accompagné. »

Le style est sobre, laconique, qui entretient une atmosphère de menace.
« Putain.
Dit Negro.
Putain.
Il répète. »

Aguirre est un des habitants de l’île, cet autre monde qu’ils connaissent bien.
« Et là encore : ce n’est pas un fleuve, c’est ce fleuve-là. »

Chaque fleuve est en effet un personnage particulier (comme le rappelle Giono dans Le chant du monde) …
« Les yeux de Negro s’habituent peu à peu et il distingue, là, devant lui, un camatí accroché à la branche d’un arbre, comme une tête suspendue par les cheveux. »

Ce qu’est un camatí me reste mystérieux…
Deux jeunes filles de l’île, Mariela et Lucy (Luisina), proposent aux trois hommes de se retrouver à un bal. Mais « elles ne sont plus », elles sont mortes dans un accident de la route en revenant justement d’un bal sur le « continent ». Leur mère, Siomara, sœur d’Aguirre, qui exprime son amertume par le feu, les attend toujours.
« Faire un feu, c’était sa manière de se libérer de la rage, de la faire sortir de sa poitrine, comme si elle leur disait : regardez comme ma colère peut être grande, attention, elle peut vous atteindre. Une fois, elle a bien failli les atteindre. »

Aguirre, outré qu’ils aient rejeté la raie à l’eau, organise la punition des pêcheurs ; avec d’autres îliens, ils brûlent leur campement et les tabassent au bal.
C’est une même nuit qu’eut lieu la partie de pêche où disparut Eusebio, qui venait d’apprendre que Diana Maciel, mère de Tilo, avait couché avec Negro (et aussi avec Enero).
Mariela et Lucy guident Enero, Negro et Tilo jusqu’à leur campement, avant d’aller rejoindre leur mère chez elles.
Curieuse novella qui mêle tranches de vie (machiste) et fantastique… Réalisme magique ?

\Mots-clés : #fantastique #insularite #ruralité
par Tristram
le Mer 7 Déc - 12:15
 
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Sujet: Selva Almada
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Umberto Eco

L’île du jour d’avant

Tag insularite sur Des Choses à lire L_zule11

1643, Roberto de la Grive, naufragé lucifuge et noctivague, aborde la Daphne, vaisseau désert mouillé entre une île et un continent tropical.
Le « chroniqueur » qui narre ses aventures dans un pastiche de vieux français-italien d’ailleurs cosmopolite, tout en évoquant les lettres de Roberto à sa dame, feint à la première personne du singulier d’organiser sa restitution digressive, qui rend en miroir la démarche de l’écrivain.
« Il écrivait alors pour lui, ce n’était pas de la littérature, il était vraiment là à écrire comme un adolescent qui poursuit un rêve impossible, sillonnant la page de pleurs, non point pour l’absence de l’autre, déjà pure image même quand elle était présente, mais par tendresse de soi, énamouré de l’amour… »

« Ou mieux, il n’y va pas tout de suite. Je demande grâce, mais c’est Roberto qui, dans son récit à sa Dame, se contredit, signe qu’il ne raconte pas de point en point ce qui lui est arrivé mais cherche à construire la lettre comme un récit, mieux, comme salmigondis de ce qui pourrait devenir lettre et récit, et il écrit sans décider de ce qu’il choisira, dessine pour ainsi dire les pions de son échiquier sans aussitôt arrêter lesquels déplacer et comment les disposer. »

Il raconte du point de vue de Roberto le siège de la forteresse de Casal avec son vaillant père le vieux Pozzo (c’est aussi un roman historique), et en parallèle son exploration de la Daphne avec sa cargaison-cathédrale, jardin-verger et sonore oisellerie, aussi horloges. De plus, Roberto a un frère imaginaire, Ferrare – l’Autre, et un « Intrus » semble être présent sur le navire… Eco rapproche sa situation dans la Daphne (comparée à l’arche du Déluge) à celle qui fut la sienne dans Casal assiégée. Roberto se remémore ses amis, le pyrrhonien Saint-Savin (qui rappelle Cyrano de Bergerac et son L’Autre Monde ou les États & Empires de la Lune) et le savant père jésuite Emanuele, avec « sa Machine Aristotélienne » (c’est également un roman de formation).
L’amour chevaleresque et platonique de Roberto, la Novarese, virtuelle comme un portulan :
« Si c’est une erreur des amants que d’écrire le nom aimé sur l’arène de la plage, que les ondes ensuite ont tôt fait de raviner, quel amant prudent il se sentait, lui qui avait confié le corps aimé aux arrondis des échancrures et des anses, les cheveux au flux des courants par les méandres des archipels, la moiteur estivale du visage au reflet des eaux, le mystère des yeux à l’azur d’une étendue déserte, si bien que la carte répétait plusieurs fois les traits du corps aimé, en différents abandons de baies et promontoires. Plein de désir, il faisait naufrage la bouche sur la carte, suçait cet océan de volupté, titillait un cap, n’osait pénétrer une passe, la joue écrasée sur la feuille il respirait le souffle des vents, aurait voulu boire à petits coups les veines d’eau et les sources, s’abandonner assoiffé à assécher les estuaires, se faire soleil pour baiser les rivages, marée pour adoucir le secret des embouchures… »

Puis son amour se portera, dans le salon d’Arthénice-Catherine de Rambouillet, sur « la Dame », Lilia (c’est aussi un roman d’amour, et même épistolaire – quoiqu’à sens unique).
D’avoir péroré sur la poudre d’attraction, « la sympathie universelle qui gouverne les actions à distance », lui valut d’être envoyé par le Cardinal Mazarin (Richelieu étant mourant) vers la Terra Incognita Australe du Pacifique pour résoudre le mystère des longitudes, en espionnant le savant anglais Byrd sur l’Amaryllis, également une flûte (navire hollandais), en quête du Punto Fijo (point fixe du monde terrestre). Sur celle-ci est expérimentée la comparaison de l’heure locale à celle de Londres, convenue d’avance, en notant les réactions d’un chien emmené à bord tandis qu’on agit sur l’arme qui le blessa en Angleterre…
l’Amaryllis naufragea, et c’est sur la Daphne que Roberto découvre le père jésuite Caspar Wanderdrossel (« la grive errante » ?), rescapé de l’équipage dévoré par les cannibales, et savant qui lui explique qu’ils sont aux Îles de Salomon, sur le « méridien cent et quatre-vingts qui est exactement celui qui la Terre en deux sépare, et de l’autre part est le premier méridien » : il y a toujours un jour de différence entre un côté et l’autre. L’histoire se poursuit, entre machineries abracadabrantes et autres technasmes (artifices) de Casper, apprentissage de la natation pour Roberto, et conversations philosophico-scientifiques entre les deux. Ce n’est pas tant l’étalage plaisant de la superstition du XVIIe que les balbutiements de la connaissance basée sur la réflexion, et plus récemment sur l’expérience. Ensuite la Cloche Aquatique doit permettre d’atteindre l'Île en marchant sur le fond de la mer :
« Pendant quelques minutes Roberto assista au spectacle d’un énorme escargot, mais non, d’une vesse-de-loup, un agaric migratoire, qui évoluait à pas lents et patauds, souvent s’arrêtant et accomplissant un demi-tour sur lui-même quand le père voulait regarder à droite ou à gauche. »

Grand moment du livre :
« Et puis, tout à coup, il eut une intuition radieuse. Mais qu’allait-il bougonnant dans sa tête ? Bien sûr, le père Caspar le lui avait parfaitement dit, l’Île qu’il voyait devant lui n’était pas l’Île d’aujourd’hui, mais celle d’hier. Au-delà du méridien, il y avait encore le jour d’avant ! Pouvait-il s’attendre à voir à présent sur cette plage, qui était encore hier, une personne qui était descendue dans l’eau aujourd’hui ? Certainement pas. Le vieux s’était immergé de grand matin ce lundi, mais si sur le navire c’était lundi sur cette Île c’était encore dimanche, et donc il aurait pu voir le vieux n’y aborder que vers le matin de son demain, quand sur l’Île il serait, tout juste alors, lundi… »

Avec la Colombe Couleur Orange, Emblème et/ou Devise, le narrateur-auteur évoque le goût du temps pour les symboles et signes :
« Rappelons que c’était là un temps où l’on inventait ou réinventait des images de tout type pour y découvrir des sens cachés et révélateurs. »

Roberto souffre toujours du mal d’amour, jaloux de Ferrante (c’est aussi un roman moral, psychologique).
« Roberto savait que la jalousie se forme sans nul respect pour ce qui est, ou qui n’est pas, ou qui peut-être ne sera jamais ; que c’est un transport qui d’un mal imaginé tire une douleur réelle ; que le jaloux est comme un hypocondriaque qui devient malade par peur de l’être. Donc gare, se disait-il, à se laisser prendre par ces sornettes chagrines qui vous obligent à vous représenter l’Autre avec un Autre, et rien comme la solitude ne sollicite le doute, rien comme l’imagination errante ne change le doute en certitude. Pourtant, ajouta-t-il, ne pouvant éviter d’aimer je ne peux éviter de devenir jaloux et ne pouvant éviter la jalousie je ne peux éviter d’imaginer. »

Il disserte sur le Pays des Romans (de nouveau le roman dans le roman), puis élabore le personnage maléfique de Ferrante, perfide « sycophante double » (et c’est encore un roman de cape et d’épée). S’ensuivent de (très) longues considérations philosophico-métaphysiques.
Il y a beaucoup d’autres choses dans ce roman, comme de magnifiques descriptions (notamment de nuages, de coraux à la Arcimboldo), une immersion dans la mentalité du Moyen Âge tardif (sciences navale, cartographique, obsidionale, astronomique, imaginaire des monstres exotiques, etc.), et bien d’autres.
Le livre est bourré d’allusions dont la plupart m’a échappé, mais j’ai quand même relevé, par exemple, Tusitala, surnom donné en fait à Stevenson en Polynésie. C’est un peu un prolongement de Le Nom de la rose (confer le renvoi avec « l’histoire de personnes qui étaient mortes en se mouillant le doigt de salive pour feuilleter des ouvrages dont les pages avaient été précisément enduites de poison ») et presque un aussi grand plaisir de lecture (avec recours fréquent aux dictionnaires et encyclopédies idoines).

\Mots-clés : #aventure #historique #insularite #lieu #merlacriviere #renaissance #science #solitude #voyage
par Tristram
le Lun 28 Fév - 10:43
 
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Sujet: Umberto Eco
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Henning Mankell

Les Bottes suédoises

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Ce roman est une suite « indépendante » de Les Chaussures italiennes.
Fredrik Welin, 70 ans, réchappe à la destruction par le feu de sa demeure ancestrale sur l’île qu’il est seul à habiter ; outre sa vie, il ne sauve de l’incendie qu’une paire de bottes, malheureusement deux pieds gauches, et ce sera un leitmotiv du livre.
« Avais-je encore l’énergie de voir une autre perspective que la vieillesse et la déchéance ? De trouver une nouvelle volonté de vivre ?
Au fond, ces questions se réduisaient à une seule. Est-ce que j’aurais la force de reconstruire la maison ? Ou allais-je laisser à Louise un tas de décombres en guise d’héritage ?
Je regardais la mer en espérant qu’une réponse se présenterait. Rien n’est venu. »

Entre rêves rapportés et remémorations (notamment d’expériences féminines), ce personnage ambivalent, morose et versatile, qui se reconnaît lui-même menteur et désastreux (surtout avec les femmes), se débat dans sa peine en cherchant un avenir tout en questionnant le sens de l’existence ; le ton est à l’unisson de l’archipel en automne, de plus en plus déserté dans la saison comme dans l’histoire/ l’avenir.
« J’étais trop vieux pour avoir mauvaise conscience. »

« Même quand on vit simplement, comme c’est mon cas, il semble que le grand enjeu de l’existence soit malgré tout d’accumuler des quantités invraisemblables d’objets sans valeur. »

« La proximité de la mort transforme le temps en un élastique tendu dont on craint sans cesse qu’il ne se rompe. »

Il est un peu agacé par Ture Jansson, son serviable voisin, ancien facteur porté aux commérages ; il s’éprend de la journaliste Lisa Modin…
« Soudain je ne savais plus si mon désir avait pour objet la femme que j’avais sous les yeux ou un souvenir. »

… Tandis que survient Louise, sa colérique fille… et d’autres incendies, manifestement criminels, adviennent aussi.
Un doute sur la traduction : j’ai été étonné de lire la présence de la perche et du gardon dans la mer Baltique…
Sinon, Les Bottes suédoises m’a moins séduit que Les Chaussures italiennes.
Fin de la postface :
« Je pense souvent, quand j’écris, à l’élévation du niveau de la mer, qui se poursuit progressivement, bien que nous ne puissions l’appréhender par nos sens. Un rivage est chose indéterminée, fluctuante, mobile. Il en va de même pour la fiction. Un récit entretient parfois, de loin en loin, une ressemblance avec la réalité. Cela n’annule pas la différence entre ce qui s’est produit et ce qui aurait pu se produire. Il doit en être ainsi.
Puisque la vérité est à jamais provisoire et changeante. »


\Mots-clés : #insularite #vieillesse
par Tristram
le Lun 7 Fév - 11:23
 
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Sujet: Henning Mankell
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Cees Nooteboom

Venise. Le lion la ville et l'eau

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Évidemment ce livre vaut surtout pour qui connaît ne serait-ce qu’un peu Venise ; j’ai pris plaisir à m’égarer de nouveau dans ses venelles qui s’achèvent parfois sans avertissement dans un rio en contrebas.
« Vous cherchiez quelque chose, un palais, la maison d’un poète, mais vous perdez votre chemin, vous vous engagez dans une ruelle qui aboutit à un mur ou à une berge sans pont et soudain, vous comprenez que c’est cela l’important, que ce que vous voyez maintenant, vous ne l’auriez jamais vu autrement. »

S’il est illustré de photos de Simone Sassen, la compagne de Cees Nooteboom, il n’y a guère de représentation des tableaux, qui tiennent pourtant une grande place dans ce recueil de textes écrits sur des décennies, et parfois très récents (Nooteboom évoque les « porcs balancés » et Trump).
Le passé est partout dans la ville-labyrinthe.
« Entendons-nous bien : je suis heureux à Venise, mais c’est un bonheur avec un arrière-goût, peut-être du fait de cet entassement de passé, de cette surabondance de beauté, et parce que c’est trop de bonheur – la tension du labyrinthe qui peut vous amener soudain, plusieurs fois par jour, dans une cour fermée, devant les briques d’un mur aveugle ou devant une eau sans pont, si bien que ce qui eût dû s’ouvrir se referme tout à coup, vous obligeant à faire volte-face et à retourner là d’où vous veniez. Un instant la ville vous a tenu captif, un instant vous avez été la mouche prise dans la toile, le prisonnier de Borges, contraint par les mailles d’un filet de mille églises et palais, ligoté par d’étroites et sombres venelles et puis, d’un seul coup, c’est fini, vous voilà dans la lumière du quai, vous voyez les bateaux sillonner en tous sens cette lumière, et tout au fond la miniature de Murano, étincelant dans l’ardeur de septembre. » (Le labyrinthe désagrégé)

« Dans les lieux historiques, le passé reculé n’est jamais qu’une autre forme d’hier. »

« Qui ne croit pas que les morts sont encore de la partie n’a rien compris. »

Plus encore sur le labyrinthe :
« Venise entière n’est qu’un éternel réseau de recoupements, impossible d’y échapper pour la simple raison, peut-être, qu’on ne veut pas y échapper. Une ville qui est un univers condensé constitue une variante spécifique de claustrophobie, un domaine clos et néanmoins relié au monde. »

« Cette ville ne s’arrête jamais, ni dans notre imagination ni dans la réalité. Une ville entourée d’eau n’a pas de frontières, elle est partout. Une ville toile d’araignée, le labyrinthe auquel on ne se fait jamais, on reste pris dans ses rets, même après un an d’absence. »

Inévitablement aussi, on n’échappe pas à « l’armée » (surtout chinoise, japonaise) des touristes.
« Entre leur regard et la ville, il y aura toujours un téléphone ou un appareil qui leur montrera leur propre visage avec en fond de décor la ville qu’ils avaient tant désiré voir. »

« Étrange : les foules que j’essaie d’éviter dans la journée, je les recherche justement chez le Tintoret. »

Comme de coutume chez Nooteboom, des réflexions originales.
« Tout ici a été construit par des hommes, et pourtant c’est comme si la ville s’était générée, s’était bâtie elle-même, et avait peut-être inventé les hommes qui l’ont bâtie. Une étendue d’eau où se déversent quelques rivières, presque un marécage, çà et là une île, des hommes qui ont ici cherché refuge et y ont construit une ville qui en retour a produit cette race d’hommes, création mutuelle ayant suscité une chose sans pareille dans le monde, des hommes qui font une ville qui fait des hommes, lesquels, durant des siècles, soumettent tout leur environnement, prodigieuse multiplication de puissance et d’argent autour d’une église qui n’a jamais su si elle appartenait à l’Orient ou à l’Occident, excroissance où ont fleuri les plus invraisemblables absurdités et traditions, et dont l’efflorescence la plus ahurissante fut cette créature singulière, le doge, en une immense série de centaines d’hommes, les premiers se perdant dans les brumes de l’Histoire et le dernier ayant déposé de ses propres mains ce couvre-chef qui tenait à la fois du bonnet de nuit phrygien et de la couronne. »


\Mots-clés : #Essai #historique #insularite #lieu
par Tristram
le Jeu 24 Juin - 13:18
 
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Sujet: Cees Nooteboom
Réponses: 49
Vues: 10099

Patrick Chamoiseau

L’empreinte à Crusoé

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Ce conte est une variation sur le célèbre thème de Defoe (après celle de Michel Tournier dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, et aussi de Saint-John Perse dans Images à Crusoé) : un naufragé sur une île déserte a oublié son identité (Robinson Crusoé d’après le nom brodé sur le baudrier qu’il portait), et s’est organisé une civilisation cadrée par des rituels, un ensemble de constructions qu’il administre pour lui seul.
(Il n’y a pas de majuscule, notamment au début des phrases ; ces dernières se terminent par un point-virgule au lieu d’un point.)
« j’avais fini par me dissoudre dans cette image mentale ; et si je m’étais tenu si droit, affublé de ces peaux, parasolé, armé, soucieux de rituels intangibles, c’est que j’avais sans doute tenté d’instituer une forme à cette dénaturation croissante qui faisait de moi un élément parmi ceux de cette île ; »

Liste jouissive des objets qu’il récupère dans l’épave de la frégate :
« …] cordages, bouts de voile, bisaiguës, marteaux, clous, rabots, bonnets, bouts de chaînes, sabres, harpons, barriques de poudre, maillets, mousquetons, pistolets, huilier, branles, tente de grosse toile, ficelles, aiguilles, barriques de biscuits secs, burins, tonneaux de rhum, couteaux du chirurgien, flacons de graines diverses, salières, fourchettes, sabots, chausses, cantines, coffres et coffrets cadenassés... une telle accumulation d’objets me rassurait infiniment, comme si cela dressait entre moi et cette île un rempart bienfaisant ; je n’en finissais pas d’en rapporter frénétiquement, d’en amasser avec gourmandise, puis de contempler leur étalement baroque sur des dizaines de mètres en les égrenant un à un dans ma tête... poinçons, théières, sucriers, éponges, trousseaux de clés, équerres, longue-vue, soupière, boîtes à bijoux, quincailleries et ferrailles, brosses, petits boulets, cisailles, limes plates, arquebuses, chassepots, caissettes, limes rondes, boîtes à plomb, assiettes et gamelles, crucifix... ; »

Au bout de vingt ans, il découvre une empreinte de pas sur la plage, qui le commotionne. Il traque d’abord hostilement cet autre (qui deviendra l’Autre), puis veut s’en faire un ami.
« à force de poursuivre l’Autre-inatteignable fomenté par l’empreinte, et à force de le désirer, je lui avais conféré la densité d’une présence invisible − comme si j’avais créé une matière nouvelle, contagieuse, galopante, qui s’était mise à se répandre partout... ; »

Il se rend compte qu’il a régressé, tant physiquement que dans son langage écrit et parlé, et se reprend, dorénavant attentif à la nature qui lui paraissait jusque-là menaçante – occasion d’un lyrisme enchanteur :
« le vent jouait de mille manières, à différents rythmes, les branches, les sables et l’à-plat des savanes ; il se heurtait aux troncs, remontait les écorces, déclenchait des crécelles en provoquant parfois des cascades de feuilles mortes qui paraissaient m’offrir d’élémentaires acclamations ; les oiseaux me permettaient de déceler ses lignes de force, ils suivaient ses voltes ascendantes, s’égaillaient quand il se mettait à sillonner juste au niveau du sol... ; les abeilles et autres choses volantes grouillaient dans les souffles qu’il épandait partout, comme des cercles en extension sur une eau invisible ; la moindre plante se nourrissait de papillons, transformait ses fleurs en oiseaux-mouches, transmutait ses feuillages en des peuplades d’insectes... une instabilité vivante que le vent accentuait en augmentant les frissonnements, les sauts et les brusques envolées ; »

Un esprit holiste l’habite :
« et les choses empirèrent, seigneur ; une fièvre animiste me fit accroire que les apparences ne comptaient plus, qu’elles étaient interchangeables ; que dans des contractions de temps, d’espaces, de perceptions, on passait de l’une à l’autre dans une continuité d’existences ; ainsi, chaque existence était le tout et en même temps n’importe quel élément de ce tout ; ainsi, chaque mort était le lieu exact d’une renaissance qui nourrissait le tout ; ainsi, le tout n’était que l’intensité la plus vive de l’infini des variétés et des diversités ; »

Ensuite, ayant réalisé que c’était sa propre empreinte qu’il a découverte (bien qu’il ait rencontré l’étranger), il se crée un Autre, nommé Dimanche ; puis il perçoit des présences dans l’île, que dorénavant il aime pour elle-même, sans volonté d’en profiter ou de la fuir. Dans un mystérieux petit livre rescapé du naufrage, des fragments de Parménide et d’Héraclite, les deux voix alternent, « le vieux poète et son Autre ».
Un terrible tremblement de terre ravage l’île, et le plonge dans l’angoisse.
« une raréfaction d’existence ne leur [les animaux] autorisait qu’un fil d’expiration et des hoquets d’inspiration ; d’autant que la terre n’arrêtait pas de frissonner, ou d’éprouver des spasmes qui semaient à chaque fois une panique générale ; dans mon esprit secoué, les choses avaient du mal à retrouver leur place ; maintenant que j’avais vu les arbres se déplacer dans des charrois de terre, le sol se faire océanique, toute immobilité me paraissait suspecte ; l’herbe dissimulait des vertèbres de dragon prêtes à se torsader ; je soupçonnais les mornes d’être des crânes de gorgones enfouis sous une pelure de roche, attentifs au moment de surgir en sifflant ; j’avançais donc, comme sur un sable dont chaque grain serait une mâchoire potentielle, en assurant mes pas avec un grand souci, et prêt à me jeter au sol sitôt le moindre frisson ; les insectes se déplaçaient comme moi ; les oiseaux, sans doute par grande méfiance de l’air, sautillaient d’une ombre à l’autre comme pour anticiper un invisible bond de l’île tout entière... ; »

Lui qui fut « l’idiot puis la petite personne » (enfant, en créole), devient « artiste » exposé au « dehors » en retrouvant l’empreinte, pétrée, qui provoque ses multiples naissances.
« l’île n’avait existé que par moi et pour moi ; j’avais été ma propre et seule réalité ; lui, cet Autre inattendu, m’avait non seulement explosé avec sa seule empreinte, mais je le découvrais en train de faire exploser l’île tout entière en un vrac d’apparitions ahurissantes ; »

Le dénouement m’a surpris, même si un indice m’avait laissé deviner dès les premières pages que le navire était négrier, et que j’avais suspecté l’identité du naufragé ; je dirai simplement qu’elle implique Ogomtemmêli, le sage dogon dont Marcel Griaule rapporte les propos dans Dieu d’eau).
Suit L’atelier de l’empreinte, Chutes et notes, où l’auteur commente son travail, et l’« aventure fixe, immobile » du naufragé :
« La "situation Robinson" est un archétype de l’individuation, c’est en cela qu’elle est toujours fascinante pour nous, toujours inépuisable. »

« Le vivant nous apprend ceci : pas d’existence sans l’expérimentation permanente d’une infinité de possibles. »

« Renoncer à l’histoire et semer des possibles, infiniment. »

Dans sa postface, le philosophe Guillaume Pigeard de Gurbert (que Chamoiseau surnomme « l’Altesse ») invoque Deleuze et pose Chamoiseau en explorateur de « traces ».
Enfin, une annexe de ce dernier, L’artiste et l’impensable, précise la place de l’art, avec la pensée philosophique, devant cette source de vie.
Ce qui m’a le plus conquis, c’est le souffle, la démesure, le style baroque, les belles métaphores de Chamoiseau, comme celle du naufragé-perle enveloppée dans la chair de l’île. L’épisode où le naufragé batifole avec une multitude de tortues de mer m’a ramentu la sensualité de Grainville, et le panthéisme, Giono.

\Mots-clés : #insularite #philosophique #solitude
par Tristram
le Mer 16 Juin - 22:12
 
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Sujet: Patrick Chamoiseau
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Daniel Defoe

The Life and Strange Surprizing Adventures of Robinson Crusoe

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Publié en 1719, 230 pages envion. Succès mondial depuis trois siècles.

Il m'a semblé une bonne idée (en était-ce une ?) de revenir au texte anglais initial. On y découvre des éléments questionnants, que bien des versions édulcorées ou "Jeunesse" ont passé à profits et pertes.

En 1719 Defoe était un homme politique, plusieurs fois jeté en prison pour dettes et pour positions politiques, il avait été aventurier, commerçant, agent secret, infiltrait les jacobites, trempait dans mainte opération et basses œuvres au nom de sa foi presbytérienne.

Toute cette dimension-là transparaît dans Robinson; ainsi, lorsqu'il prie (et il prie souvent, dans l'édition originale) avec ce côté très accentué des presbytériens s'accusant de celles d'entre leurs propres fautes qui leur paraissent les pires, aux fins d'espérer le pardon, la rémission, la rédemption, sommes-nous surpris de constater qu'au nombre de celles-ci ne figure pas la traite négrière, alors que désobéir à ses parents est une erreur de jeunesse sur laquelle il revient sans cesse.
La dimension Providence (très XVIIIème il est vrai) est particulièrement à l'honneur, c'est je crois -enfin du moins est-ce mon analyse, le sentiment vécu, éprouvé de celle-ci qui maintient Robinson à flot, la tête à peu près claire:
Le personnage de Tom Ayrton, dans L'Île Mystérieuse de Jules Verne, donne certainement une meilleure idée de l'état psychologique ravagé de ceux qui ont été marronés, largués solitaire sur une île déserte.

L'île de Robinson est déserte, humainement parlant, mais se révèle très prodigue.
C'est la solitude extrême qui lui pèse, mais avec vue sur une autre terre ou île: or il ne s'y aventure pas, c'est singulier.
De même il met des années avant de reconnaître complètement l'autre côté de l'île ou le naufrage l'a jeté seul survivant, ce qui est à tout le moins étrange, "on ne peut attendre d'un prisonnier qu'il ne fasse pas le tour de sa propre geôle" comme dit Marguerite Yourcenar (dans l'Œuvre au noir).

L'argent, la position sociale ne sont pas le mal mais le juste fruit de l'ingéniosité et du travail, notion à peu près impossible à comprendre pour la quasi-totalité des autres courants chrétiens (le terrain est très déblayé pour L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, le fameux ouvrage de Max Weber, presque deux siècles plus tard).  

Également la façon de se comporter en roi ou roitelet, avec ses assujettis, avec une prise de possession de l'île très "seul maître à bord après Dieu" que ce soit avec Vendredi puis son père ou avec les naufragés, est certainement époque, mais à rapprocher des convictions, des engagements politiques de Defoe.

Le seul livre que J-J Rousseau conseillait à Émile d'avoir en bibliothèque, au strict détriment de tous les autres, étonne aussi par la maladresse chronique de Robinson, maladresse que les versions expurgées ont transformé en ingéniosité.
Et la juste compensation de la maladresse est le travail, énorme, celui-ci à mi-chemin entre le rachat et le signe de la Providence.

Enfin, car j'arrête là - je m'en voudrais de trop lire et surtout de commenter sans recul cet énorme succès avec des yeux occidentaux du XXIème siècle - travers plus difficile à éviter encore que les fameux écueils de l'île de Robinson...  

Livre vivant, alerte, tenant bien son lecteur en haleine, même dans sa prime version: celà ça fait trois siècles que des millions de lecteurs en sont convaincus...
J'ai bien apprécié le souci de Defoe de brouiller les cartes, avec utilisation démiurgique de la notion de tempête destructrice: sommes-nous bien dans les Caraïbes, avec des traits d'îles qui font davantage penser aux côtes brésiliennes ou chiliennes ?
Là est une d'entre les petites touches d'un romancier talentueux...

He was a comely handsome Fellow, perfectly well made; with straight strong Limbs, not too large; tall and well shap’d, and as I reckon, about twenty six Years of Age. He had a very good Countenance, not a fierce and surly Aspect; but
seem’d to have something very manly in his Face, and yet he had all the Sweetness and Softness of an European in his Countenance too, especially when he smil’d.
His Hair was long and black, not curl’d like Wool; his Forehead very high, and large, and a great Vivacity and sparkling Sharpness in his Eyes. The Colour of his Skin was not quite black, but very tawny; and yet not of an ugly yellow nauseous
tawny, as the Brasilians, and Virginians, and other Natives of America are; but of a bright kind of a dun olive Colour, that had in it something very agreeable; tho’ not very easy to describe. His Face was round, and plump; his Nose small, not flat
like the Negroes, a very good Mouth, thin Lips, and his fine Teeth well set, and white as Ivory. After he had slumber’d, rather than slept, about half an Hour, he wak’d again, and comes out of the Cave to me; for I had been milking my Goats, which I had in the Enclosure just by: When he espy’d me, he came running to me, laying himself down again upon the Ground, with all the possible Signs of an humble thankful Disposition, making a many antick Gestures to show it: At last he lays his Head flat upon the Ground, close to my Foot, and sets my other Foot upon his Head, as he had done before; and after this, made all the Signs to me of Subjection, Servitude, and Submission imaginable, to let me know, how he would serve me as long as he liv’d; I understood him in many Things, and let him know, I was very well pleas’d with him; in a little Time I began to speak to him, and teach him to speak to me; and first, I made him know his Name should be Friday, which was the Day I sav’d his Life; I call’d him so for the Memory of the Time;
I likewise taught him to say Master, and then let him know, that was to be my Name; I likewise taught him to say, YES, and NO, and to know the Meaning of them; I gave him some Milk, in an earthen Pot, and let him see me Drink it before him, and sop my Bread in it; and I gave him a Cake of Bread, to do the like, which he quickly comply’d with, and made Signs that it was very good for him.


\Mots-clés : #aventure #colonisation #esclavage #insularite #lieu #nature #solitude
par Aventin
le Dim 6 Juin - 18:00
 
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Sujet: Daniel Defoe
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José Saramago

Le radeau de pierre

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La péninsule Ibérique se sépare de l’Europe par « rupture des Pyrénées », et José Saramago nous raconte avec bonhomie cette scission fantastique, et les réactions des personnes comme des gouvernements et scientifiques.
« Il y eut une pause, on sentit passer dans l’air comme un grand souffle, la première et profonde respiration de celui qui se réveille, et la masse de pierre et de terre, couverte de villes, de villages, de rivières, de bois, d’usines, de forêts vierges, de champs cultivés, avec ses habitants et ses animaux, commença de bouger, barque qui s’éloigne du port et met le cap vers l’océan, une fois encore inconnu. »

Elle a pris la mer comme une île, et la vision forte est à la fois rendue avec réalisme et poésie, un certain onirisme, du merveilleux et de l’humour sur un substrat de mythologie infernale (avec notamment les chiens).
Joana Carda griffe le sol avec une branche d’orme, Maria Guavaira dévide interminablement un bas de laine bleue, Joaquim Sassa fait ricocher une lourde pierre sur la mer, les étourneaux suivent José Anaiço, Pedro Orce est le seul à ressentir le tremblement de la terre, et tous vont se réunir pour voyager à travers l’ex-péninsule.
La foule va voir passer le rocher de Gibraltar, tandis que d’après les calculs l’archipel des Açores se trouve sur la route suivie…
La recherche stylistique novatrice, habituelle à Saramago, va vers un allégement de la ponctuation, moins marquée notamment dans les dialogues ; cette fois, elle ne gêne pas la compréhension du lecteur, souligne le flux de paroles ou pensées sans artificialité. De plus, le narrateur s’adresse directement au lecteur, et digresse volontiers sur l’écriture, le langage (et les noms, qui apparemment fascinent l’auteur). Saramago fait aussi de nombreuses allusions aux littératures espagnoles et lusophones, y compris à ses propres œuvres, et affectionne les dictons.
« Joaquim Sassa ne répondit pas, il fit taire son imagination, car le dialogue menaçait de tourner en rond, il allait devoir répéter, Je ne sais pas, et ainsi de suite, avec quelques légères variantes, d’ordre formel, en prenant malgré tout le maximum de précautions car, on le sait, la forme mène au fond, le contenant au contenu, le son d’un mot à son sens. »

« Une aura, une lueur sans éclat, une sorte de lumière non lumineuse semblait planer sur elle, mais cette phrase, composée comme toutes les autres presque uniquement de mots, peut-elle échapper à l’équivoque. »

« …] c’est le narrateur, amant de la justice, qui n’a pu résister à faire ce commentaire. »

« Enfin, le dernier car il en fallait bien un, Pedro Orce dit, Où on dira je vais, et cette phrase qui offense manifestement la grammaire et la logique par excès de logique et sans doute aussi de grammaire, restera telle quelle, peut-être finira-t-on par lui trouver un sens particulier qui la justifie et l’absolve, celui qui a l’expérience des mots sait qu’on peut tout en attendre. »

« …] tout ce que nous disons s’ajoute à ce qui est, à ce qui existe [… »

De mon point de vue, une belle réussite !

\Mots-clés : #contemythe #fantastique #insularite
par Tristram
le Mer 7 Avr - 13:40
 
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Sujet: José Saramago
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Gunnar Gunnarsson

Oiseaux noirs
(NB: se trouve parfois au singulier selon les éditions et traductions, L'oiseau noir).

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Titre original: Svartfugl. Écrit en Danois, parution en 1929. Sera traduit en Islandais en 1938 seulement.

Roman noir, donc.
Que de morts, et j'ajoute: que d'innocents morts de mort violente, enfants compris !
Je refuse à tenir le compte exact des cadavres qu'empile Gunnarsson. Et pourtant nous ne sommes pas dans la surenchère de violence et d'hémoglobine, telle qu'elle envahit nos écrans pour la plus grande délectation des populations contemporaines.
Tout, ici, est plus sourd.

Au niveau du genre, je souscris à peine à policier, même s'il y a beaucoup de thrill, et pas mal de suspense, une enquête, un jugement. Plutôt une mise en évidence de la condition humaine, beyond evil and good, au-delà du mal et du bien. Avec de belles pistes de réflexions sur la justice divine mise en vis-à-vis de la justice humaine.
Et, toujours, par petites touches, ces somptueuses descriptions de paysages islandais, de la vie rurale, et cet extraordinaire talent de portraitiste, où l'on retrouve le Gunnarsson de "Vaisseaux" et des "Brins", dans une entreprise romanesque complètement d'un autre ordre, d'un autre genre...

Pour un policier -si tant est que ce soit un polar- Gunnarsson n'use pas de développements digressifs, destinés, par exemple, à amener le lecteur à considérer certaines pistes comme possible. Même ce qui nous paraît éloigné du sujet finit par se retrouver, porteur de sens, de signification, à un moment donné de l'histoire.

Ainsi, le roman s'ouvre sur un chapelain, futur Pasteur, fraîchement nommé, le héros principal (Eyjolfur), du moins celui par (ou plutôt pour) qui l'histoire est écrite au "je" (voir post de Marko plus haut dans le fil).
Le prêche que vous lisez partiellement dans le post de Marko se rapporte à la mort (péri noyé en mer) du fils d'Amor Jonsson, Hilarius. Le héros épousera sa nièce, l"achètera" selon les termes utilisés par lui-même. Alors qu'elle préférait le propre frère du chapelain, Pall, avec qui elle flirtait, qui vit avec ledit chapelain et est, ni plus ni moins, son employé, son fermier:
Eyjolfur est là par une histoire d'héritage combinée à sa réussite scolaire. Mais sa vocation est sincère:
Chapitre I a écrit:Lorsque, après de longues études, je devins pasteur, ce ne fut pas seulement parce que j'avais émis le vœu de me consacrer à ce vieux sanctuaire qu'un vague parent m'avait laissé en héritage. J'ai voulu servir cette maison de prières, aussi bien par mes paroles que par mes actes.



Ainsi, on trouve le bloc mort-amour-argent-communauté de destinée-spiritualité déjà en cours d'échafaudage.


Au chapitre II entre Bjarni, peut-être le vrai héros, le personnage principal de cette histoire. Et quelle entrée, voyez plutôt:
Chapitre II a écrit:- Quel étrange cercueil ! criai-je brusquement, comme le ferait un gamin et non une soutane.
Le paysan me regarda attentivement et demanda:
- C'est vous, notre nouveau chapelain ? Quel est votre nom ?
Je fis semblant de ne pas avoir entendu.
- Qu'avez-vous dans ce cercueil ? dis-je d'un ton solennel. Peut-être était-ce la dépouille d'un homme voûté par l'âge et la misère, peut-être était-ce une de mes ouailles dont il n'avait pu étendre décemment le cadavre dans le cercueil, peut-être était-ce un malheureux estropié, un pauvre homme sans jambes. Mais aucune de ces suppositions n'expliquent pourquoi ce grand et solide paysan se montrait d'une telle avarice pour choisir ce cercueil.
Le g'ant à la barbe dorée hésita un moment.
- Je m'appelle Bjarni Bjarnason, fermier de Sjöundaà, de votre paroisse, dit-il avec grandiloquence.
Il avait déposé le cercueil sur le gazon d'une tombe toute proche.
- Dans ce cercueil se trouvent mes petits paysans...Oui je les appelais ainsi, Bjarni et Egill - ils avaient sept et huit ans. Ils ont commencé à tousser...comme ma femme a toujours toussé depuis que nous sommes mariés, il y a douze ans. Mais ces petits m'ont quitté brutalement. Des enfants, comprenez-vous...Ils n'ont pas pu résister au mal. Ne croyez surtout pas que c'est par avarice que je les ai mis dans le même cercueil...Est-ce qu'il y a du mal à ça ?
- Pas du tout, dis-je, honteux.


Sur le lieu, à présent, la toute petite paroisse de Raudasandur. La description est prestement menée et est somptueuse, vraiment la plume de Gunnarsson est exceptionnelle de puissance évocatrice concise:

Chapitre IV a écrit:De ma vie, je n'oublierai ce dimanche. Un soleil fatigué disparaissait derrière le fjord et la grève, jetant une lueur rougeâtre sur la blanche écume des vagues. Nous étions assis non loin du pré où je l'avais suivi, tandis que sa monture broutait l'herbe à nos pieds.
- Pourquoi t'évertuer à persuader les gens de Rausandur qu'une maison ne peut se construire sur le sable, me dit Amor Jonsson en riant. Nous avons douze fermes ici, et il y en a onze, y compris la tienne - avec l'église et son cimetière - qui sont bâties sur le sable rocailleux que le Bredefjord a jeté au rivage: c'est ainsi que cette terre s'est formée. Bjarni de Sjöundaà est le seul paysan de cette paroisse dont la maison fut bâtie sur la roche. Une maison qui se cache, solitaire, derrière le versant de Skor. Oui, cachée et solitaire. Et Dieu est seul à savoir si cette ferme est plus solide que les autres.
Sa voix le parut sombre et hallucinée, comme un feu couvant sous la cendre. Et je me souvins tout à coup qu'Amor Jonsson regardait souvent Bjarni mais ne parlait jamais avec lui. Oui, il le regardait d'un air attentif, presque curieux mais sans hostilité. Et lorsque je rapprochai cette attitude de ce qu'il m'avait dit à propos de la situation solitaire de la ferme, je frissonnai.
- Ce sont les loups marins qui, en mâchant, ont jeté, grain à grain, la base de Raudasandur, continua Amor Jonsson. Et si j'étais le pasteur, le prêche serait pour moi une excellente occasion de bénir leur éternel appétit. Regarde-les. Ils forment d'interminables files, ces loups qui mâchent leurs algues en regardant la terre. Leurs gueules mâchonnantes ressemblent à des lettres noires et prophétiques écrites sur l'abîme..gueules sombres, changeantes.
Il y eut un silence.
- Mais souviens-toi, mon fils, que sans les dents des loups, sans la rocaille des moules et leur éternel appétit, on ne parlerait point de Raudasandur. Et, se levant: dois-je emporter tes compliments vers Keflavik ?
Il parla ainsi, sans me regarder, et il n'attendit pas ma réponse. Les sabots résonnèrent sur le sol dur des champs, puis leur bruit s'adoucit et mourut dans l'ombre de la nuit.
Je regagnai la maison, mais je sentais mon âme rongée par des vers dont j'ignorais la provenance: sombres pressentiments, désirs assoupis, peur incertaine, haine mais surtout un amour jeune et sans limites.


La clef du titre nous est offerte dans le chapitre VIII (on vient d'enterrer Gudrun, l'épouse de Bjarni).
Chapitre VIII a écrit:Nous étions seuls, Bjarni et moi, car, lorsque Pall avait vu l'emplacement de la nouvelle tombe, ses yeux s'étaient troublés et il nous avait quittés brusquement.
- Deux ans ont déjà passés, Bjarni...
- Oui...deux années bien longues, murmura t-il sans me regarder. Puis il y eut un silence.
Après quelque temps, il s'épongea le front, se redressa et me regarda de ses yeux bleus et clairs.
- Tu te souviens de l'été passé, dans la "falaise des oiseaux" ? me dit-il en souriant. Tu te rappelles qu'un morceau de la roche s'est détaché et qu'il ne me restait plus qu'une main pour se cramponner à la paroi ? J'ai bien cru, alors, que s'en était fait de moi, et que ce serait mon cadavre qu'on ensevelirait ici, à côté de mes petits paysans.
Bjarni reprit son travail et dégagea de grandes mottes dures du sol gelé.
- Mais ce n'était pas mon destin...
Je me rappelais parfaitement la journée dont parlait Bjarni. La haute paroi de la montagne surplombant les vagues clapotantes. D'en bas, on eût dit que cette paroi se perdait dans le ciel. Et cette masse bruyante d'oiseaux, cette mosaïque mobile et étincelante d'oiseaux noirs nichant dans les falaises, papillonnant, voletant vers les roches pour aller s'évanouir dans la brume des hauteurs.
J'étais encore un gosse quand j'admirai ce spectacle pour la première fois. J'étais persuadé, alors, que de sombres esprits marins lançaient ces oiseaux contre la montagne. L'année précédente, j'avais de nouveau frissonné en revoyant ces falaises grouiller d'une vie impitoyable, cette mêlée ardente où la vie triomphait dans le vacarme et la puanteur, une vie jeune, fraîche et impétueuse à l'assaut d'une triste falaise.
Non, je n'avais pas oublié cette journée, et je me souvenais très bien de Bjarni et des autres chasseurs, groupe de petits insectes que je voyais ramper le long des rochers. Je me souvenais de la chute vertigineuse du grand bloc qui s'était détaché du rocher. Et de Bjarni, agrippé d'une seule main à la paroi, qui se balançait dans le vide...
Il avait donc songé à ses petits paysans à ce moment terrible ! Evidemment, il ne pouvait songer qu'à eux.
- T'a-t-on déjà parlé de l'oiseau noir, l'oiseau porte-malheur qu'on a vu au-dessus du village ? lui demandai-je.

Ne pas lire si vous comptez vous plonger dans ce roman:


Il y a quelque chose de l'univers Shakespearien dans ce roman. Je le ressens sans être capable de le qualifier. Il faudra que j'y repense.
Surtout je ne voudrais pas avoir suggéré un roman "no-futuriste", d'une noirceur extrême, macabre, morbide et même morbide aggravé d'un "s": sordide, donc.
Ni un roman traitant d'un monde médiéval ou quasi, et révolu.
Parce que c'est bien au-delà de ces considérations-là.
Et les problématiques, questions, pistes etc...soulevées sont contemporaines, puiqu'elles sont intemporelles.

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Décongelé et lié de deux messages sur Parfum des 9 et 11 juin 2013.



Mots-clés : #culpabilité #insularite #mort #ruralité #social #violence
par Aventin
le Lun 14 Déc - 18:19
 
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Sujet: Gunnar Gunnarsson
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Klimko Hubert

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Berceuse pour un pendu

Ils sont trois exilés en Islande. Le narrateur, polonais, qui est aussi l'auteur, Boro, un peintre croate un peu cinglé, qui a la phobie du vert et qui de temps en temps se rend sur un plage déserte pour nourrir une orque et lui jouer de l'harmonica.
Szymon Kuran, lui, est un personnage on ne peut plus réel. Violoniste de grand talent, il a quitté sa Pologne natale. Il est engagé comme premier violon par l'orchestre philarmonique de ReykjaviK où il connait un grand succès. Mais il est psychiquement malade et fait de nombreux séjours en hopital  psychiatrique. En 2005, il mettra fin à ses jours.
Berceuse pour un pendu lui est dédié.

Le livre est le récit de leur errance sur l'île.
Tous trois sont désargentés, profondément artistes dans l'âme.
Ils partagent aussi une folie pas toujours douce et rarement rémunératrice. C'est aussi cette folie qui les assemble pour le meilleur et pour le pire.
Cette histoire est une tragédie. Mais une tragédie douce, où les excentricités sont courantes et  où l'amitié résiste à tout. Ou presque.
Ces trois-là sont des amis et de vrais clochards célestes. Et la magie vient de cette liberté fascinante et souvent drole qui stupéfie ces islandais trop sages.
La misère les rend inventifs. Ainsi quand le narrateur joue les mimes et récolte une coquette somme. Ou quand ils vont manger chez Ikea parce que les repas sont les moins chers de l'île. Ils en profiteront pour faire tourner en bourrique le gérant.

Klimko est un adepte de la simplicité et du naturel. Son écriture est rapide, sans effets de style.
C'est un conteur d'histoires qu'il a vécues ou inventées parfois.
On ne sait pas mais on est pris par le charme. Par la beauté lyrique de certaines scènes. Ainsi lorsque Kuran va jouer du violon dans un champ de fleurs balayé par le vent.
Nous sommes sortis. Je me suis appuyé au capot, me délectant de l'extraordinaire spectacle, et Szymon a pris dans la voiture son maillot de bain et sa serviette qu'il a étendue par terre comme le fond les baigneurs à la plage de Miedzyzdroje. Il s'est complètement déshabillé et a enfilé son maillot bleu, a sorti son archet, son violon, l'a accordé et a demandé: Tu ne te baignes pas, n'est-ce pas? et avec son violon il est entré dans le champ de lupins. Il allait de l'avant, lentement, tenant son instrument au-dessus de sa tête, comme s'il ne voulait pas le mouiller, comme s'il barbotait dans les vagues. Il marchait sans s'arrêter, il allait de l'avant, jusqu'au moment où il s'est transformé en petit point blanc, on ne voyait plus que son buste, ses jambes étant enfouies dans les lupins, et son maillot bleu se fondait dans la couleur des fleurs.

Il s'est immobilisé, j'ai entendu une douce musique en provenance du champ. C'était un air serein, mélodieux, en parfaite harmonie avec le lieu. Si Szymon s'était barbouillé de bleu, on aurait pu croire que c'étaient les lupins qui jouaient, que les fleurs avaient en elles des cordes et des caisses de résonance. Le vent s'est levé. La mélodie s'est mêlée à son souffle. Un orchestre philharmonique au coeur de la mer [...]


Mots-clés : #amitié #insularite
par bix_229
le Ven 27 Nov - 15:39
 
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Sujet: Klimko Hubert
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Sigridur Hagalin Björnsdottir

L’île

Tag insularite sur Des Choses à lire Cvt_li11

L’Islande est brutalement privée de tout contact extérieur : plus de communications téléphoniques, radio ou internet, plus de bateaux ou avions qui arrivent. Il faut s’organiser à vivre en autarcie, et les dérives ne tardent pas à se manifester : dérive fascisante du gouvernement, désinformation des médias, épuisement en énergie, famine, milices, pillage et bandes organisées, rejet des étrangers…

S’attachant à quelques personnages différemment perdus dans cette débâcle, S H Sigridur Hagalin Björnsdottir  livre un récit collapsologique terriblement bien analysé, glaçant et glacé, même si les dernières pages apportent une note d’espoir de la résilience possible d’un petit groupe de survivants. Lecture terrifiante, tout aussi efficace si ce n’est plus que les conclusions du GIEC, car ramenée à notre échelle de simples humains : cette fiction ne nous attend-elle pas à notre tour ?


Mots-clés : #insularite #romananticipation
par topocl
le Dim 15 Nov - 11:06
 
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Sujet: Sigridur Hagalin Björnsdottir
Réponses: 10
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Joseph Conrad

Il y a deux mois, je disais...
Spoiler:


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La Rescousse

Tag insularite sur Des Choses à lire La_res10
Titre original: The Rescue: A Romance of the Shallows (1920), 385 pages environ.


Peut se lire ici en langue originale.

Un lieu commun notoire à propos de Conrad consiste à souligner que ce qu'il fit de meilleur fut écrit avant 1910, on y souscrit ou pas, mais il y a le cas à part de La Rescousse.
Ouvrage entamé en 1896, achevé en 1920: une de ses toutes dernières parutions de son vivant: On le classe où ?

En préface comme dans la note liminaire de l'auteur c'est tout un décor d'affres d'écrivain devant une page blanche, de renoncements, de tortures inouïes, de doutes, d'efforts paraissant vains qui défile:
Au final une gestation anormalement lente et douloureuse (même si Conrad ne passe pas pour avoir jamais écrit dans la facilité), avec un gros arrêt vers la page manuscrite 102 ou 103 (ce qui pourrait donner, dans l'édition définitive, vers la fin de la seconde des six parties du livre).
 
Autre particularité de La Rescousse, nous y trouvons un personnage féminin de premier plan, Edith Travers, là où la critique acerbe se gaussait de son incapacité rédhibitoire à dépeindre un caractère féminin, au point de souligner qu'il n'essayait même pas...
Gageure définitive, bizarrerie isolée frisant l'incongruité dans sa biblio, Conrad écrit, à peine en filigrane, un roman d'amour (sans jamais que le mot amour n'apparaisse, sauf à deux reprises, sur deux lignes se suivant, dans les toutes dernières pages) !

Conrad, comme on l'a dit dans les commentaires précédents, était fort en avance sur son temps, et aussi très démarqué, en matière qu'acceptation de l'altérité, de colonialisme, sans illusion sur le monde globalisé et financier qu'on appelait encore, à son époque, le progrès et la civilisation: ce roman donne tout à fait dans cette direction-là, un de plus; il me semble percevoir aussi qu'il a une autre vision de la femme et de son rôle, très en avance sur son temps également: à nous faire regretter, avec la critique, que Joseph Conrad n'ait pas placé davantage de personnages féminins de prime importance dans ses romans...

Enfin, cet ouvrage entre bien évidemment dans la suite Malaise et même plus précisément dans un sous-ensemble de celle-ci, la trilogie Tom Lingard (aux côtés de La Folie Almayer et d'Un paria des Îles). Il est, chronologiquement, le premier des trois (soit l'ordre inverse de l'ordre de parution), puisque l'action se situe cinq ans après la Guerre de Crimée (1861, donc), et le capitaine Tom Lingard n'est alors que trentenaire, mais déjà Rajah Laut (le Seigneur des Mers), ou encore King Tom, et, pour les Blancs, l'Homme du Destin.

Il y a toujours ce sens descriptif, aussi ces petites longueurs (langueurs, plutôt ?) communes aux romans de Conrad se déroulant sous ces latitudes-là. Et aussi un je-ne-sais quoi de poétique, permanent dans les descriptions, de nuit, de couchant, de flots, de berges, de navires, de foules (voir extrait pour un minuscule échantillon) ...
Bref, un harmonieux mélange de raretés réellement surprenantes et d'éléments plus habituels, qu'on s'attend, en tant que lecteur conradien, à trouver, qu'on serait déçu de ne pas trouver...
En tout cas, ce drame est fort charpenté, beau comme l'Antique.
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Encalminé près d'une côte de l'archipel Malais, avec un équipage local sauf le désagréable Second nommé Shaw, Lingard et son fameux brick, L'Éclair, sont abordés par une petite embarcation leur demandant de porter secours à un yacht d'européens, britanniques pour la plupart, échoué sur des hauts-fonds (Swallows, voir sous-titre anglais) de vase.

Lingard s'y rend, selon le code d'honneur de la Marine, sans décolérer: le motif de sa venue dans ces parages, hautement diplomatique et risqué, étant de rétablir sur leur trône son jeune ami Hassim et sa sœur, Inmada, la situation du yacht l'encombre au plus haut point.
Le yacht a un capitaine insignifiant, et un trio de personnalités, Martin Travers, puant représentant de la haute société, riche à millions, son épouse Edith, et un subtil, distingué et nuancé caractère, l'espagnol d'Alcacer.
La première rencontre de Lingard et de Martin Travers se déroule extrêmement mal, et c'est fort courroucé que Lingard regagne son bord.    

Dans les parages, Lingard a aussi volontairement échoué un autre navire, l'Emma, sorte de base arrière qui lui sert de magasin d'armes, de munitions, de provisions et diverses richesses (étoffes...).
Celui-ci est gardé par un curieux ami de Lingard, le capitaine Jörgenson, espèce de fantôme errant, fin connaisseur des mœurs, modes de vie, langues, personnalités, imbroglios et de plus ou moins tout ce qui trame dans l'archipel.

Martin Travers et d'Alcacer sont fait prisonniers lors d'une peu prudente ballade nocturne sur un banc de sable, compliquant encore la situation et réduisant la marge de manœuvre de Lingard. Par sécurité, ce dernier prend à son bord l'équipage du yacht et Mme Edith Travers, qui, tout à l'opposé de son mari, s'avère un caractère aussi fort, patient, courageux, endurant que compréhensif...

Mrs Travers l'avait suivi dans l'embarcation, où les Malais regardaient fixement en silence, tandis que Jörgenson, raide et anguleux, ne donnait aucun signe de vie, pas même par un simple mouvement des yeux.
Lingard l'avait installée à l'arrière et s'était assis près d'elle. L'ardeur du soleil absorbait les couleurs. L'embarcation avait fait route sur cette éblouissante lumière vers la berge de corail qui étincelait comme un croissant de métal chauffé à blanc.
Ils avaient débarqué. Gravement, Jörgenson avait ouvert un grand parasol de coton blanc, et elle s'était avancée éblouie, entre les deux hommes, comme dans un rêve et comme si elle n'eût d'autre contact avec la terre que celui de la plante de ses pieds.
Tout était silencieux, désert, incandescent, fantastique. Puis une fois ouverte la porte du fortin, elle avait vu une multitude immobile de silhouettes de bronze, drapées d'étoffes de couleur. Elles remplissaient les taches d'ombre que formaient dans cette enceinte trois grands arbres, vestiges de la forêt, entre des espaces découverts dont la terre battue était brûlée de soleil.
Les larges fers des lances ornées de crinières rouges lançaient de de froids reflets sous l'avancée des branches.
À gauche, un groupe d'habitations sur pilotis, à longues vérandas et à toits immenses, se dressait dans l'air au-dessus de cette foule et semblait flotter dans cet étincellement moins substantiel en apparence que ses lourdes ombres.
Lingard, en lui désignant l'une des plus petites, lui avait dit: "J'y ai habité pendant quelques jours, lors de ma première visite à Belarab".
Et Mrs Travers avait eu plus que jamais l'impression de marcher dans un rêve, lorsqu'elle avait aperçu, au-delà de la balustrade de la véranda, et visibles de la tête aux pieds, deux silhouettes à cottes de maille et casques d'acier en pointe, surmontés de plumes blanches et noires, et qui montaient la garde près de la porte d'entrée fermée.
Un banc élevé drapé d'andrinople se voyait à l'endroit où se tenaient les audiences.


Mots-clés : #aventure #colonisation #insularite #traditions #xixesiecle
par Aventin
le Lun 27 Juil - 19:41
 
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Sujet: Joseph Conrad
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Leonardo Padura Fuentes

Les brumes du passé

Tag insularite sur Des Choses à lire Padura10
Titre original: La neblina del ayer. Roman, paru en 2005, 335 pages environ.

Polar juteux pour lequel Padura utilise à nouveau, à ce qu'il semble, le personnage de Mario Conde (que je découvre pour ma part).
Mario Conde est un ancien policier démissionnaire, la quarantaine approchant la cinquantaine, reconverti dans la chasse aux livres aux fins de revente, mais aussi par amour des livres, l'intérêt en termes lucratifs ne se substituant pas toujours à l'intérêt, celui qui donne sens.
Pour sa bonne ou mauvaise fortune - lui-même n'aurait su le préciser - son départ de la police et son entrée dans le monde du commerce avaient coïncidé avec l'annonce officielle de l'arrivée de la Crise dans l'île, cette Crise galopante qui allait bientôt faire pâlir toutes les précédentes, toujours les mêmes, les éternelles, parmi lesquelles le Conde et ses compatriotes s'étaient promenés pendant des dizaines d'années, périodes récurrentes de pénuries qui commençaient à se ressembler, à cause de la comparaison inévitable et de la mauvaise mémoire, à des temps paradisiaques ou à de simples crises sans nom n'ayant pas droit, de ce fait, à la terrible personnification d'une majuscule.


Donc notre Mario Conde pratique le porte-à-porte, en pleine disette quant à la pêche aux livres qui peuvent rapporter à la revente, toque à une énième porte d'une maison de grande allure mais fort délabrée, sans le moindre espoir.  
Accueilli par un frère et une sœur, âgés, qui gardent-là leur maman, selon eux très âgée et folle.

Visiblement tous deux sont sans ressources et affamés. Ils ouvrent à Conde la porte de la bibliothèque, condamnée et intacte (hormis son dépoussiérage hebdomadaire, tranche des livres comprise) depuis quarante ans.

Un trésor bibliophile, sans doute la plus extraordinaire bibliothèque de Cuba, celle de la haute famille des Montes de Oca, lignée de dignitaires disparus sans descendance, le dernier dans un accident de la route en Floride où il venait de s'installer, fuyant le régime castriste post-Batista (bien qu'il entretenait de très mauvais rapports avec Batista).

Mais, tout en entreprenant petit à petit de vendre ces livres avec l'accord du frère et de la sœur, qui s'y résolvent en dépit d'un interdit formel, une promesse de leur mère, c'est bien autre chose que Conde découvre: une piste consistant en une feuille glissée dans un livre, menant à une voix extraordinaire, celle de la chanteuse de boléro disparue et oubliée Violeta del Río...

Très bien bâti, tenant en haleine (même si on devine peut-être un peu trop tôt l'assassin), écriture vive sans être foisonnante, les codes du polar sont là.

S'y greffent un panorama de la réalité de l'île au début du XXIème siècle, bien des références littéraires et bibliophiles cubaines passionnantes (sujet oblige), une peinture sociale et sociétale des années de la dictature castriste puis du monde d'après celle-ci, ainsi que de la fin du Cuba des années Batista, et, pour ne pas que cette culture-là, de premier plan dans l'île, soit en reste, de la musique cubaine de la seconde moitié du XXème.  

On s'y délecte d'un bel humour de dignité dans la misère, l'interdit et les fléaux, prouesse qui me fait penser, avec Georges Duhamel, que l'humour est la politesse du désespoir. Le tout enrobé de chaleur moite caraïbe.

J'ai passé plus de soixante ans à jouer dans tous les orchestres qui se présentaient, à lever le coude dans tous les bars de La Havane, à baiser jusqu'à l'aube sept jours sur sept, alors vous imaginez combien de gens du spectacle j'ai connus ?
Depuis les années 20, La Havane était la ville de la musique, de la jouissance à n'importe quelle heure, de l'alcool à tous les coins de rue et ça faisait vivre beaucoup de gens, non seulement des maestros comme moi, car tel que vous me voyez, j'ai passé sept ans au conservatoire et j'ai joué dans l'orchestre philharmonique de La Havane, mais aussi tous ceux qui voulaient gagner leur vie en faisant de la musique et avaient les couilles pour s'accrocher...
Après, dans les années 30 et 40, c'est devenu l'époque des salles de bal, des clubs sociaux et des premiers grands cabarets avec casinos de jeux, le Tropicana, le Sans Souci, le Montmartre, le Nacional, le Parisién et tous les petits cabarets de la plage où mon copain El Chori était le roi.
Mais dans les années 50, ça s'est multiplié par dix, parce que de nouveaux hôtels ont ouvert, tous avec des cabarets, et les night-clubs sont devenus à la mode; je ne sais pas combien il y en avait dans le Vedado, à Miramar, à Marianao et là, il n'y avait plus de place pour les grands orchestres, seulement pour un piano ou une guitare et une voix. C'était l'époque des gens du feeling et des chanteuses de boléros sentimentaux, comme je les appelais. C'étaient vraiment des femmes singulières, elles chantaient avec l'envie de chanter et elles le faisaient avec leurs tripes, elles vivaient les paroles de leurs chansons et cela donnait de l'émotion pure, oui, de l'émotion pure.
Violeta del Río était l'une d'elles...
[...]
On m'a dit que très souvent elle se mettait à chanter pour chanter, pour le plaisir, toujours des boléros bien doux, mais elle les chantait avec un air de mépris, comme ça, presque agressive, comme si elle te racontait des choses de sa propre vie.
Elle avait un timbre un peu rauque, de femme mûre qui a beaucoup bu dans sa vie (NB: elle avait 18-19 ans), elle n'élevait jamais trop la voix, elle disait presque les boléros plus qu'elle ne les chantait et dès qu'elle se lançait les gens se taisaient, ils en oubliaient leurs verres, parce qu'elle avait quelque chose d'une sorcière qui hypnotisait tout le monde, les hommes et les femmes, les souteneurs et les putains, les ivrognes et les drogués, car ses boléros elle en faisait un drame et pas n'importe quelle chanson, je te l'ai déjà dit, comme si c'étaient des choses de sa propre vie qu'elle racontait là, devant tout le monde.
  Cette nuit-là j'en suis resté baba, j'en ai même oublié Vivi Verdura, une grande pute qui mesurait au moins six pieds, que j'avais dans la peau et qui m'a piqué mes consommations. Et pendant l'heure et quelque, ou les deux heures, je ne sais plus, où Violeta a chanté, c'était comme marcher loin du monde ou très près, aussi près que d'être là devant cette femme, sans jamais vouloir en sortir...    
     


Merci à Chamaco  Tag insularite sur Des Choses à lire 1252659054 , si d'aventure il passe par cette page, pour l'excellente adresse Padura !

Mots-clés : #amitié #historique #insularite #polar #universdulivre #xxesiecle
par Aventin
le Dim 5 Juil - 16:48
 
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Sujet: Leonardo Padura Fuentes
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Joseph Conrad

Un paria des îles
Titre original: An Outcast of the Islands, roman, 310 pages environ, 1896.

Tag insularite sur Des Choses à lire -190110
Gunung Batur et le fleuve Berau (Sambir et Pantaï dans les romans), où se déroulent les actions de La folie Almayer et d'Un paria des îles, photo de 1901.

Il peut être lu en version originale ici.
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Quelques personnages de La folie Almayer sont utilisés à nouveau dans cette tragédie, qui se situe dans l'antériorité par rapport à La folie....

En premier lieu Almayer lui-même, et sa fille Nina, mais qui n'a alors que cinq ans. Mme Almayer est extrêmement effacée dans ce roman-là, tandis que le Rajah Laut, le Seigneur des Mers, le capitaine Lingard, a en revanche un rôle tout à fait prépondérant. Idem le petit gouvernement de Sambir, l'intrigant mini-homme d'état Babalatchi et son Rajah de pacotille, Lakamba, Abdulla, le commerçant-armateur arabe, Jim-Eng, le voisin chinois opiomane, Ali, serviteur-contremaître d'Almayer, Hudig, le grand négociant et son bras droit Vink, etc...

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Peter Willems est un jeune homme brillant en affaires, devenu le bras droit du négociant Hudig, qui l'avait recruté chez Lingard, où, de mousse, il s'était hissé à la position de second. Il épouse (un peu à main forcée) la fille naturelle de Hudig sans connaître ce lien filial, et ont un garçon.

Crâneur, m'as-tu-vu avec ses pairs et la populace, égotique, plus que désagréable envers sa femme mais généreux -quoique méprisant- envers la large famille de celle-ci, il commet un jour un impair en piquant dans la caisse de Hudig afin de renflouer des affaires personnelles ayant mal tourné.
Alors qu'il est en train de finir de rembourser discrètement les sommes, ni vu ni connu, cette blâmable incartade est découverte par Hudig et Vink, et il se fait congédier illico.
Puis son épouse le flanque dehors, et, à la rue, il est rattrapé de justesse par Lingard au bout de la jetée d'un port. S'ensuit une explication musclée, virant au pugilat, entre l'ex-protégé de Lingard et ce dernier.  

Lingard lui offre une issue, le débarquer quelques semaines dans un port inconnu, pour ainsi dire sa chasse gardée commerciale, nul autre négociant ou trafiquant que lui ne s'y aventurant jamais, bien que nombreux (dont Abdulla) soient ceux qui pistent le navire de Lingard afin de découvrir ce havre dans lequel Lingard a tout monopole.

Il s'agit bien sûr de Sambir, sur le fleuve Pantaï, dont le Rajah (Patalolo) est sous la coupe réglée de Lingard.
Logé chez l'autre protégé de Lingard, Almayer (qui, lui, a épousé par intérêt la fille adoptive de Lingard, voir La folie Almayer ), les deux hommes ne s'entendent pas du tout, atteignent même des sommets d'exécration.  

Las d'inaction, Willems se promène aux alentours, et tombe ainsi éperdument amoureux d'une beauté, Aïssa, fille d'Omar, ancien chef pirate (de Babalatchi en particulier), devenu aveugle.

Le roué Babalatchi utilise alors Willems pour mettre en route un vieux plan qu'il caressait, jusqu'alors irréalisable: faire venir Abdulla à Sambir, afin qu'un autre négociant d'envergure coupe l'herbe sous le pied de Lingard, déposer le vieux Rajah Patalolo en place et faire reconnaître son propre petit maître Lakamba comme seigneur des lieux, lequel en rêve depuis qu'il a pour ainsi dire échoué sur cette terre-là.
Comme seul Willems connaît les passes et les traquenards de la navigation sur le fleuve à bord d'un navire de fort tonnage, c'est sur lui que compte Babalatchi, qui a averti discrètement Abdulla, mais pour cela il faut l'affaiblir, le rendre dépendant, en faire son pantin et être capable de s'en défaire définitivement ensuite...

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Opus bien plus charpenté que La folie Almayer, ce Paria...atteint parfois aux grandeurs tragiques antiques.

Judicieusement bâti donc, d'une scénographie exceptionnelle (si l'on peut parler, du moins je le crois, de scénographie pour un roman ?), servi par des descriptions toujours fortes, d'une poésie lourde, touffue, suante et prégnante -magnifique-, et des caractères, des psychologies fouillées...

Toutefois, à l'instar de Conrad lui-même dont ce n'était pas le roman préféré de sa production, peut-être parce que celui-ci lui a beaucoup coûté d'efforts, d'affres et de difficulté à mener à bon port (un comble pour un tel marin) cette histoire-là, je le range dans les totalement indispensables, entendez remarquable à plus d'un titre et à vivement conseiller, mais pas forcément parmi ceux d'entre les écrits de Conrad qui m'ont le plus transporté, sans que ce soit mon dernier mot: peut-être, en y repensant, quand je l'aurai bien digéré....




Mots-clés : #aventure #colonisation #conditionfeminine #culpabilité #discrimination #esclavage #insularite #minoriteethnique #solitude #trahison #vengeance #xixesiecle
par Aventin
le Dim 24 Mai - 18:33
 
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Sujet: Joseph Conrad
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Joseph Conrad

La folie Almayer
Titre original: Almayer's folly, sous-titré A Story of an Eastern River.

Tag insularite sur Des Choses à lire Rivizo10
Le fleuve Berau (Bornéo).

Peut se lire ici en version originale ici.

Je disais il y a quelque jours:
fil nos lectures de mai a écrit:
Disons qu'à ce jour La folie Almayer (son tout premier roman) reste, de toute son œuvre, celui que j'ai le moins apprécié (souvenir d'un truc hétéroclite, décousu, verbeux, mal bâti): on verra bien, la lecture précédente est lointaine...

Cette fois-ci j'ai mieux appréhendé ce roman, lu avec une lenteur extrême, et, sans doute histoire de ralentir encore, en sondant profond dans la biographie de Conrad, du coup la présentation de l'auteur du message initial, en provenance d'Encyclopædia Universalis, me hérisse - mais c'est une autre histoire !

Ne nous égarons pas dans d'autres méandres que ceux de la rivière Berau, identifiée seulement en 1952 de façon certaine par les biographes - Conrard a entretenu le mystère de son vivant: elle s'appelle Pantaï dans le roman, permettant de localiser le village du roman, Sambir, il s'agit de Gunung Tabur: la preuve se trouvait dans le cimetière abandonné et que la jungle s'était réapproprié, une dalle portant les noms de deux des onze enfants et de l'épouse de Charles Olmeyer, qu'avait rencontré Conrad et dont il s'était inspiré pour le personnage principal, Kaspar Almeyer.

Conrad a baladé ce roman, l'échafaudant, sur un bon paquet de mers et trois océans, sur trois continents et on perd le compte du nombre de ports, avant de se décider à le poster à un éditeur, sous le pseudonyme de Kamoudi (gouvernail, en Malais), puis finissant par demander de le lui retourner, après un délai assez long sans aucune réponse: encore longtemps après, alors que Conrad avait perdu tout espoir, arrive un courrier d'avis favorable assorti d'une proposition d'émoluments (plus que très maigres, 20 £ !).  

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Drame touffu, et de touffeur.

Roman compliqué d'intrigues imbriquées, de caractères singuliers brossés avec vivacité, et cette patte littéraire naissante, comme s'il elle était de l'intérieur (poussant à la thèse d'une sorte de Kipling Malais, d'un insider comme on devrait ne pas dire, Conrad choisit un pseudo ad hoc), dans ce drame exotique, lointain géographiquement mais aussi dans le temps -à présent-.

Conrad, comme on le voit dans ses romans africains, mais aussi dans Nostromo et Lord Jim, a beaucoup d'avance sur la réflexion occidentale en matière de colonialisme, mais aussi de jugement sur la ségrégation raciale:
Voir Le Nègre du Narcisse aussi, l'extranéité et Conrad, voilà qui pourrait faire un beau sujet universitaire.

Le côté rébarbatif vient peut-être de ces temps de caniculaires langueurs moites que Conrad utilise pour rendre encore plus l'atmosphère générale, mais aussi la torpeur d'Almayer, sa faiblesse, son inadaptation létale. Il y a aussi sûrement un parallèle à faire entre l'amour filial (et la projection personnelle) du capitaine Whalley d'Au bout du rouleau et celui d'Almayer pour sa fille Nina.

Conrad, débutant romancier, s'il pêche un peu dans le bâti, nous servant par instants un roboratif poudingue, nous assène -et c'est ce qu'au bout du compte je retiendrai- de magnifiques descriptions, outre qu'il campe déjà à merveille ses personnages.    
Parti avec beaucoup de circonspection dans cette relecture, j'en ressors comblé.

Tag insularite sur Des Choses à lire Jetzoe10
Jetée sur le fleuve, Berau.

Sur le fleuve est le village. Dans ce village, qui se donne des airs d'indépendance sous drapeau néerlandais, un Rajah, et son conseiller, borgne, le visage cinglé de petite vérole.
Il y a des commerçants, grossistes ou demi-grossistes, un Chinois qui a jeté le gant et s'adonne à la pipe d'opium, des arabes, qui tiennent le commerce, et Almayer, le Blanc, réduit à quelques misérables bribes.

Almayer, qui travaillait pour le compte d'Hudig, gros négociant de Malaisie, avait été recruté par Rajah Laut, le Maître de la Mer, le capitaine Tom Lingard (qui a vraiment existé, était une légende de ces mers-là, Conrad, qui l'a rencontré, a gardé le nom et changé le prénom, qui était William).
Lingard avait fait épouser à Almayer sa fille adoptive, jeune fille d'un bateau de pirates à qui il a laissé la vie en massacrant navire et occupants. Bien que Mme Almayer déteste et invective son mari Kaspar, ils ont une fille, Nina.

Elle fut envoyée, par les soins de Rajah Laut, à Singapour chez l'austère Mme Vink, Vink étant un adjoint d'Hudig, afin de recevoir une éducation occidentale, et finit par s'en faire chasser bien des années plus tard -à cause des effets de sa beauté sur les courtisans potentiels des filles Vink- pour retourner au Kampong (ou compound) d'Almayer à Sambir.

Cette jeune et jolie fille est à peu près tout ce qui reste à Almayer, dont les affaires périclitent.
Il ne vit pas dans mais à côté de sa demeure, bâtie pour les splendeurs futures, le retour en gloire d'un commerce qui soit florissant pour Almayer, maison plutôt neuve et déjà délabrée (la demeure est qualifiée, ironiquement, de "Folie Almayer" par les visiteurs orang-blanda -néerlandais- de passage, d'où le titre).
Il rêve de l'installer, riche, en Europe, cette Europe que lui-même n'a jamais connue et de faire de Nina, en Europe, une jeune femme oisive, nantie, haut-du-pavé et en vue. 

Tout l'espoir d'Almayer repose sur un gros coup, on pense que Lingard a les moyens de monter une grosse expédition commerciale pour aller chercher de l'or dans la jungle, pour cela il a besoin de pas mal d'argent, il s'en va, à Singapour, puis en Europe et puis...ne donne plus de ses nouvelles.

Concrètement, à Sambir, Almayer ne doit la vie sauve qu'au fait qu'il n'est pas gênant en affaires et que l'on pense qu'il connaît quelques secrets de Lingard.

La déchéance d'Almayer se cristallise sur sa fille, c'est son seul espoir, la seule perspective qui le maintienne en vie.
Survient un jeune, célibataire, riche et beau, fils et héritier du Rajah de Bali, Dain Maroola, qui devient l'ami d'Almayer, mais pour courtiser sa fille.  
Mme Almayer, sur fond d'espionnage des gens qui comptent dans le village et de l'amour transi d'une esclave, tente de pousser sa fille dans les bras de Dain, Almayer n'y voit que du feu.

Mais Dain finit par être fort recherché par les autorités néerlandaises, suite à l'attaque d'un navire - Almayer est mouillé dans le coup, il avait vendu la poudre, commerce prohibé...

Mots-clés : #colonisation #esclavage #insularite #minoriteethnique #trahison #violence #xixesiecle
par Aventin
le Mar 12 Mai - 18:08
 
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Jean-Marie Gustave [J.M.G] Le Clézio

Voyage à Rodrigues

Tag insularite sur Des Choses à lire Rodrig10

Récit romancé, 1986, 135 pages environ.

Il s'agit d'une relecture, à rebrousse-poil, puisque j'ai envie ces prochaines semaines de relire aussi Le chercheur d'or, qu'on lit en principe avant (voir même L'Africain, histoire de caser ça en trilogie).

Le Clézio m'agace quand il brasse en rond dans ces pages surchargées d'emphase une espèce de vacuité que je peine à prendre pour du souffle (Désert, par exemple, je n'ai jamais pu aller au-delà des premiers paragraphes):
Il est des auteurs que l'on aimerait voir foisonner, se laisser aller à une faconde verbeuse, et d'autres dont on souhaiterait qu'ils se continssent.

135 pages, c'est pourtant bref, mais cela eût pu être écrit sans dommage, à mon humble avis, en 75-80 pages, format nouvelle.
Ce qui fait sujet, c'est un parcours, idéalement d'ordre initiatique, de l'auteur qui tente de mettre ses pas dans ceux de son grand-père, qui a cherché là en vain un trésor de corsaire, entre 1902 et 1930, avec un acharnement des plus rares.

Comme son grand-père s'avéra un gros traqueur de signes et un déchiffreur d'énigme codée, l'auteur effectue un glissement, de signe à signifiant, d'encodages à symbolique, se demandant si, en fin de compte, il n'y a pas là les éléments d'un langage personnel, dont il devient de facto le dépositaire: avec les quelques descriptions, exotiques à souhait, de l'ile, c'est dans l'abord de cette problématique-là qu'il faut rechercher les meilleures pages.

La fin du livre, transcription de son grand-père dans la généalogie des Le Clézio, nous transporte à Eurêka, la munificente demeure familiale mauricienne d'où le grand-père fut expulsé par ses créanciers, et son jardin d'abondance, et la montagne Ory, le Pouce, le Piether Both, toutes éminences bien connues des lecteurs de Malcolm de Chazal.  

La quête de l'auteur est sans fin, nous le comprenons, ainsi que la recherche acharnée du trésor le fut pour son grand père.
Au final tout de même une bien belle lecture, sur un thème...en or, et dans des lieux lointains et esseulés, que Le Clézio nous restitue à merveille: allez vers ces pages sans crainte.

page 63 a écrit:Mais ce trésor, qu'était-il ? Ce n'était pas le butin des rapines de quelques pilleurs des mers, vieux bijoux, verroteries destinées aux indigènes de la côte des Cafres ou des Moluques, doublons ou rixdales. Ce trésor, c'était donc la vie, ou plutôt la survie. C'était ce regard intense qui avait scruté chaque détail de la vallée silencieuse, jusqu'à imprégner les roches et les arbustes de son désir. Et moi, aujourd'hui, dans la vallée de l'Anse aux Anglais, je retrouvais cette interrogation laissée en suspens, j'avançais sur ces cartes anciennes, sans plus savoir si c'étaient celles de l'écumeur de mer ou celles de mon grand-père qui l'avait traqué.



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L'Anse aux Anglais, à Rodrigues.






Mots-clés : #famille #insularite #lieu #temoignage #xxesiecle
par Aventin
le Lun 22 Juil - 22:55
 
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Sujet: Jean-Marie Gustave [J.M.G] Le Clézio
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Halldor Laxness

La Cloche d’Islande

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Merci @Avadoro, qui m’a aussi fait découvrir Le pont sur la Drina, d’Ivo Andrić, dans la chaîne d’hiver 2017 !
L’impression calamiteuse (mais bon marché) de l’édition GF-Flammarion me transporte d’entrée aux temps héroïques des balbutiements de la typographie.
L’ouvrage comprend une utile mise en situation du traducteur-préfacier, Régis Boyer.
Le roman est construit en trois livres, publiés de 1942 à 1946 (500 pages en tout) :

La Cloche d'Islande
:
C’est l’histoire de l’increvable croquant, Jon Hreggvidsson de Rein, fermier du Christ, picaresque incarnation de la résilience populaire : ce pauvre paysan noir de poil et noirci par les épreuves est indûment condamné à mort comme meurtrier du bourreau qui venait de le flageller pour le vol d’une corde qui lui aurait permis de pêcher. L’action de cette fresque historique se déroule au XVIIIe siècle, lors de la famine dans ce pays asservi par les Danois qui le privent du nécessaire ‒ dont la corde, qui deviendra un leitmotiv du roman : ainsi, c’est à Jon que le bourreau commanda de couper la corde de la cloche de l’Althing (l’assemblée parlementaire nationale), réquisitionnée pour être fondue.
« Le junker suivit Ture Narvesen jusqu’à la soue aux porcs. On gardait là les bêtes qui, seules de toutes les créatures, vivaient dans le bien-être et l’honneur en Islande, surtout depuis que le représentant spécial du roi avait strictement interdit aux bipèdes de manger vers et vermine. Parfois, par miséricorde, les croquants obtenaient la permission de contempler ces bêtes merveilleuses à travers un grillage et ils en avaient la nausée, d’autant que ces animaux, par leur couleur, ressemblaient à des hommes nus, avec une chair de gens riches, et de plus, vous regardaient avec des yeux raisonnables de pauvres ; à cette vue, beaucoup vomissaient de la bile. »

« ‒ Vôtre Grâce préfère-t-elle laisser le roi acheter des graines de mauvaises années pour ces gens plutôt que de leur permettre de pêcher du poisson ?
‒ Je n’ai jamais dit cela, dit le Conseiller d’État. Mon opinion est que nous avons toujours manqué, en Islande, d’un fléau suffisamment radical pour que la canaille qui infeste ce pays disparaisse une bonne fois pour toutes, afin que les quelques gens qui sont bons à quelque chose puissent, sans être dérangés par les mendiants et les voleurs, tirer le poisson dont la Compagnie a besoin et préparer l’huile de baleine qu’il faut à Copenhague. »

« ‒ Il faut parer au plus pressé, dit Arnas Arnaeus. Il faut maintenir les bals masqués, cela coûte de l’argent. Un bon bal masqué engloutit les intérêts d’une année de revenus de tous les couvents islandais, Votre Grâce. »

« L’homme qui veut étrangler une petite bête peut finir par se fatiguer. Il la tient à bout de bras, resserre tant qu'il le peut son étreinte autour de sa gorge, mais elle ne meurt pas, elle le regarde, toutes griffes sorties. Elle ne s'attend à aucun secours, quand bien même un troll amicalement disposé surviendrait qui dirait vouloir la délivrer. Tout son espoir de survivre vient de ce qu'elle attend que le temps agisse à son avantage et affaiblisse les forces de son ennemi.
Si un petit peuple sans défense a eu la chance, au milieu de son malheur, d’avoir un ennemi pas trop fort, le temps finira par conclure un accord avec lui comme avec la bête que j’ai prise en exemple. Mais si, dans sa détresse, il se met sous la protection du troll, il sera englouti en une bouchée. […]
Un serviteur gras n’est pas un grand homme. Un esclave que l’on roue est un grand homme, car dans sa poitrine habite la liberté. »

S’ensuivent nombre de péripéties comme Jon s’enfuit et traverse l’Islande pour embarquer vers la Hollande, l’Allemagne et le Danemark, où il entend faire réviser son procès par le roi ‒ et à l’issue de chaque péril, il déclame les « Rimes de Pontus ».

La Vierge claire :
C’est Snaefrid, blond soleil rayonnant avec la « gloire dorée » de sa chevelure, fille du gouverneur Eydalin, épouse de Magnus Sigurdsson, junker de Braedratunga (chef de vieille souche et propriétaire terrien), aussi bel artisan doué, mélancolique et ivrogne ‒ truculent avatar de la démesure cyclique dans sa ruineuse immodération, capable de vendre son domaine ou sa femme lors d’une de ses « expéditions », sinon repentant, réparateur, rongé de dépit et de remords…
C’est Snaefrid qui fit s’évader Jon, et l’envoya rencontrer au Danemark Arnas Arnaeus, l’homme qu’elle aime, et qui revient quinze ans plus tard en tant que commissaire du roi, pour statuer sur la conduite injuste des juges et du gouverneur, notamment envers ledit Jon…
Islandais réfugié au Danemark, Arnas collecte les antiques manuscrits islandais pour les sauvegarder.
L’archiprêtre Séra Sigurd, un pieux protestant, est aussi un vieux prétendant de Snaefrid. Laxness profite de son intervention pour régler des comptes avec le luthéranisme et le papisme… À propos, il passe habilement d’un style à un autre, et sa palette comprend humour, lyrisme, poésie, description réaliste, etc.
« Celui qui ne peut jamais arracher sa pensée de sa misérable chair, la fixant en peinture sur un mur, chez soi, sous forme d’une idole transpercée de clous, ou qui témoigne de ce désir selon les livres saints, jamais ne comprendra celui qui s’est consacré corps et âme au service des gens sans défense et au rétablissement de son peuple. »

Elfe, Snaefrid est insondable, imprévisible, telle un être surhumain ; elle paraît aussi inhumaine, scandaleuse, voire cruelle (cf. le sacrifice du cheval).

L'Incendie de Copenhague :
Magnus a publiquement accusé sa femme d’adultère, gagné son procès à ce propos, puis est mort. Varient les rapports entre Snaefrid et Arnas (chez qui Jon Hreggvidsson est réfugié). Outre ces trois personnages principaux, d’autres sont notables, comme le docte Jon Gudmundsson de Grindavok, copiste (et écrivain) de la bibliothèque d’Arnas, ou Jon Marteinsson, le voleur qui déroba à ce dernier la Skalda, précieux livre antique (voilà trois Jon…)
Le récit culmine dans l'incendie de Copenhague :
« Les gens se précipitaient par la ville, frappés de terreur, ‒ comme, en Islande, quantité de vermisseaux sortent en rampant d’une lompe que l’on fait cuire sur la braise pour les bergers ‒ certains avec des enfants dans les bras, une quantité portant quelques affaires dans un sac, d’autres, nus et dépourvus de tout, affamés et assoiffés, certains hors de sens et multipliant gémissements et plaintes : une femme n’avait réussi à sauver qu’un tisonnier, et restait là, nue. »

Dans ce roman fort curieux et dépaysant est omniprésente l’Islande (nation occupée à l’époque, et même colonie danoise), c'est-à-dire son histoire de reliquaire des héritages héroïque et cosmogonique viking et plus généralement scandinaves (aussi celte et Moyen Âge chrétien) : Eddas, scaldes et sagas (et trolls, elfes, géants…) Laxness a d’ailleurs reçu le Nobel 1955 pour "avoir ressuscité l'ancienne tradition narrative islandaise." Et dans ses personnages à la fois iconiques et complexes sourd de nouveau la sève et la verve des anciennes divinités, dans un curieux syncrétisme où leurs destins se mêlent inextricablement.
C’est encore un bel éloge des livres (d’occasion), auquel les Chosiens seront sensibles :
« Il reste encore sur le rebord de la fenêtre, à demi enveloppé d’un linge de soie rouge, un antique livre sur parchemin, racorni, noir de suie, plein de marques de doigts graisseux : il a appartenu à des gens morts depuis si longtemps qu’il ne subsiste de leur séjour ici-bas que ces marques de doigts. »


Mots-clés : #colonisation #historique #insularite
par Tristram
le Dim 21 Juil - 23:04
 
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Sujet: Halldor Laxness
Réponses: 18
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Grazia DELEDDA

Le Pays sous le Vent

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Nous sommes à Nuoro, dans le centre de la Sardaigne. Nina est une jeune fille de 17 ans qui aime rêver en contemplant la nature et passe ses moments secrets cachée dans le grenier à lire des livres. Ses parents, de condition modeste, louent quelques chambres à des personnes de passage, un peu comme une pension de famille, afin de vivre un peu plus aisément.
Parmi les clients, un notaire, ami du père, loge régulièrement et fait l'éloge de son fils Gabriele qui fait des études de médecine. Les deux pères envisagent le mariage de leurs enfants. Un jour, Gabriele vient loger chez Nina. La jeune fille qui avait beaucoup entendu parler du jeune homme en tombe amoureuse secrètement. Leur rencontre ne durera que le temps d'une soirée et sera assez maladroite, emplie de non-dits. Nina aura beau l'attendre, Gabriele ne donnera plus jamais signe de vie.
Huit ans après, un nouveau pensionnaire est de passage chez Nina: Attilio, homme de la trentaine, riche et de bonne famille. Il va très vite demander la main de Nina et les voilà partis en voyages de Noces à la côte. C'est là que par hasard Nina va retrouver Gabriele, complètement miné par la maladie, à tel point qu'il ressemblera à un fantôme, l'Ombre.
Ces retrouvailles vont ébranler Nina, lui remémorer sa passion amoureuse qu'elle avait dû refouler et qui l'avait fait souffrir.

Comme on le voit, on est dans un roman “gentil” d'amour de jeune fille que l'on oubliera vite.
C'est un peu mièvre, un peu simple sur le développement psychologique. Un vocabulaire qui se repète beaucoup, ne donnant pas beaucoup de densité aux personnages. Seules les descriptions de la Sardaigne sauvent un peu la mise.
Le style de Grazia Deledda a malheureusement vieilli et pourtant il y a beaucoup d'authenticité dans ce qu'elle écrit, beaucoup de justesse sur la condition de la femme en Sardaigne à son époque (fin XIXe – début XXe S ).

Je vais quand même lire un de ces jours Elias Portolu ou La Mère.

P.S: Les éditions Cambourakis sont occupées a ressortir de l'oubli certains romans de Grazia Deledda.


mots-clés : #amour #insularite
par Cliniou
le Mar 19 Mar - 13:44
 
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Sujet: Grazia DELEDDA
Réponses: 7
Vues: 839

Nicolas Cavaillès

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Le mort sur l’âne

Originale : Français, 2018

Au travers de l'épopée nocturne d'un animal des moins exotiques, Nicolas Cavaillès dresse, dans
Le Mort sur l'âne, un portrait atypique de l'île Maurice et en raconte l'histoire. Au rythme de la toponymie si particulière des lieux – Curepipe, Trou-d'Eau-Douce, cap Malheureux, Bois aux Amourettes, Montée-Bois-Puant... –, depuis les hauteurs de l'île jusqu'au littoral – sans plages ni touristes –, ce voyage dans l'intérieur des terres est aussi un voyage dans le temps.

S'inspirant d'un conte du XIXe siècle, Nicolas Cavaillès invoque dans ce récit l'idée paradoxale que la civilisation, dans son effort pour rendre le monde toujours plus " vivable ", fait œuvre de destruction, de mort souvent – le comble, étant le touriste, qui détruit ce qu'il veut " visiter ". Heureusement, quelques exceptions se distinguent : le poète Baudelaire, qui séjourna à Maurice en 1841, et Kaya, figure musicale locale mort en 1999. Tout deux sont les symboles du refus d'un monde policé et du respect d'un monde " sauvage ". L'incarnation de la revanche du chaos sur le langage, cette suprême usurpation du monde – le langage n'ayant rien à nous apprendre puisque l'essentiel se trouve hors de celui-ci.


REMARQUES :
Recommandation de mon libraire, expérience bizarre, mais positive par une autre lecture d’un livre de l’auteur (voir en haut), texte de présentation intéressante me faisaient prendre ce livre. Court. Très court : des pages à moitié rempli, font généreux, une 40aine de chapitres sur peu de pages… Le texte se présentait à moi comme un mélange de différents genres, types d’écriture : entre légende, fable, énumération toponymique, géographique, historique, mythologique. Et entre l’immensité du temps de gestation sur des milliards d’années, et la ridiculité de quelques siècles d’habitation par ce mammifère qu’on appelle être humain. Est-ce que ce petit cosmos contient tout ?

Il me semble que c’était trop demandé, vu le peu de pages. Et je me sentais pas vraiment invité au voyage et suis resté à l’extérieur.

Peut-être vous aurez un autre ressenti ?


mots-clés : #insularite #lieu
par tom léo
le Dim 17 Fév - 16:35
 
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Sujet: Nicolas Cavaillès
Réponses: 6
Vues: 660

Norman Rush

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Accouplement

Une jeune trentenaire, étudiante américaine en anthropologie, cherche un sens à sa future thèse au coeur du Botswana. Entre fuite et cynisme, saupoudrant d'un humour clairvoyant son itinéraire, elle se fait narratrice de ses perditions et ressacs, de ses lubies, et nous prévient très vite que tout son récit voudra expliciter la rencontre exceptionnelle qu'elle va faire d'un homme .

Le tempérament de cette femme, singulier, tisse tout le corps textuel, elle mène la danse, mais ce présupposé est servi par la nature de son caractère, analytique, anthropologue jusqu'au bout des poils, mais aussi rompu au détour psychanalytique.
En conséquence, on accrochera ou pas quant au ton, au mouvement du récit.

F.Le corre pour cairn info a écrit:Exploration territoriale, confrontation des idées, rencontre des cultures, utopie politique, épreuve de la personnalité, passion amoureuse et rivalité des sexes, le tout exposé par une jeune anthropologue américaine, perdue au Botsawana pour les besoins d'une thèse en anthropologie nutritionnelle ? une vraie fausse piste sur laquelle elle ironise : « En Afrique, on veut plus, je pense. Les gens y sont pris d'avidité. Je n'ai pas échappé à la règle. » Ce sont les premiers mots du livre. Le ton est donné. Observatrice méticuleuse d'elle-même et des autres, des institutions et des sociétés, la jeune femme, aussi maîtrisée que caractérielle, est une surdouée des interprétations multiprises qu'elle démonte aussi vite qu'elle les monte. Elle est à elle seule un prodige de méfiance et de détermination, une virtuose en dialectique, mélange détonant de cérébralité et de sensualité. Quand elle entend parler d'un certain Nelson Denoon, intellectuel qui aurait fondé une cité secrète au fin fond du Kalahari , « ce vide replié dans le vide jusqu'à l'Atlantique », elle sait qu'elle ira le rejoindre. Ce qu'elle fait seule avec deux ânes, avant d'arriver à moitié morte à Tsau, la fameuse communauté de Denoon où des femmes tentent d'émerger de leur asservissement séculaire. Là sont Denoon, l'utopie, et un temps immobile qui recèle sa propre capacité de destruction. Contrairement au royaume des hauteurs où s'accouplent les vautours, ce repaire qui prétend écarter la violence ne pourra protéger l'accouplement de chair et d'esprit qu'elle aurait voulu comme une confrontation loyale, équitable et jamais achevée. L'illusion se défait, sans que le mouvement s'épuise, sans que cessent de tenailler l'envie de comprendre et le grand, l'insatiable appétit de vivre.



c'est drôle, spécieux (jargon universitaire bonjour), empathique et arborescent dans sa logique, c'est un roman sur l'amour féminin, sur la société botswanaise, sur l'utopie socialiste.
Assez épatant du point de vue de la personnalité féminine décrite (auteur empathique, observateur, qui sait pourtant aussi par touche discrète nous démonter sous un jour moins favorable ), l'auteur dit qu'il a eu l'ambition de construire le personnage féminin le plus complet de la littérature anglophone. Pour avoir survolé des articles non traduits sur lui, il semble que ce soit un grand hommage à sa femme, à leur relation, bien que transposé, détail qui rend assez sympathique le fatras global où nous transporte cette femme de foi perdue et d'instinct sauf. A moins que ce ne soit tout l'inverse.

Une très jolie lecture . Le regard politique est intéressant, aussi, bien que la lecture de nos jours puisse le faire paraitre un peu déjà vu. Mais sans doute qu'à l'époque il valait son poids.
Et je n'ai pas de citation. pardon. rendu à la médiathèque.




mots-clés : #amour #conditionfeminine #huisclos #independance #initiatique #insularite #politique #social
par Nadine
le Mer 21 Nov - 19:28
 
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Sujet: Norman Rush
Réponses: 10
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