Des Choses à lire
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Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Mar 19 Mar - 6:01

166 résultats trouvés pour mort

Pierre Bergounioux

Carnet de notes 1980-1990

Tag mort sur Des Choses à lire Carnet10

Journal commencé à la trentaine, où Bergounioux note pour s’en souvenir les faits saillants de sa vie quotidienne (y compris la météo, à laquelle il est très sensible, étant plus rural qu’urbain) entre la Corrèze et la région parisienne, minéralogie, entomologie, pêche (à la truite), peinture, modelage, travail du bois puis de la ferraille, piano, archéologie préhistorique, descriptions (paysages, oiseaux), rêves nocturnes, ennuis de santé (lui et ses proches), famille et amis, son travail d’enseignant, et surtout ses copieuses lectures (et sa bibliophilie !), ses études qu’il prolonge ainsi, et ses souvenirs d’enfance (sa « vie antérieure », jusque dix-sept ans).
« Sur les zinnias voletaient Flambés et Machaons, ainsi que l’insaisissable Morosphinx. Jamais il ne se posait. Il oscillait dans l’air au-dessus du calice des fleurs, dans lequel il plongeait sa longue et fine trompe noire. Je n’ai jamais réussi, alors, à m’en emparer. J’en étais venu à le regarder comme une créature des rêves. Je percevais avec perplexité, avec dépit, l’existence de deux ordres, l’un que nos désirs édifient spontanément, l’autre, décevant, des choses effectivement accessibles, et l’impossibilité de franchir sans dommage ni perte la frontière. Est-ce que je m’en suis ouvert à quelqu’un ? Ai-je demandé des éclaircissements à ce sujet ? Peut-être. Papa aime à répéter, sardoniquement, que je fatiguais déjà tout le monde de questions. Mais je ne garde pas souvenir d’avoir obtenu la réponse. »

« Laver, nourrir, habiller les petits nous prend un temps infini. Comme la génération qui se forme pèse sur l’âge intermédiaire où nous sommes entrés, entre la dépendance à laquelle on est réduit, quand on commence, et celle où l’on va retomber avant de finir. »

« Ensuite, je peins – approches de la ville, avec, au premier plan, un canal, puis, sans l’avoir voulu, la façade de quelque château, flanqué de masures. À l’origine, c’était un pont sur l’eau à quoi j’ai fait faire un quart de tour. Quelque chose est apparu. Je ne parviens jamais de façon concertée à un résultat. Ce qui résulte d’un dessein arrêté est d’une banalité sans remède. C’est dans un angle mort, une dimension négligée, d’abord, d’un geste involontaire, que naissent la demeure des songes, la rive inconnue, la fête mystérieuse. »

« Toujours des soulèvements d’inquiétude, des éclairs d’angoisse, la crainte soudaine, panique, que le sursis qui me tient lieu de vie va prendre fin, que l’heure a sonné. Et ma réaction immédiate, indignée : qu’il est bien tôt, que j’ai beaucoup à faire, encore, qu’il me reste à connaître, à expérimenter, à aimer. »

« Tenté, au retour, de faire des essais de drapé avec du plâtre coulé dans un sac poubelle. J’avais été frappé, en avril, lors de la construction de la terrasse, des plis et volutes du ciment tombé, frais, dans la toile plastique froissée. Le résultat est décevant. Comment pourrait-il en aller autrement, au premier essai ? Et puis il faut que je revienne à ma lecture. Si j’excepte cette occupation dévorante, infinie, j’aurais bâclé ma vie, désireux que j’étais de répondre à l’appel de mille choses et conscient, tragiquement, qu’elle est trop brève pour pouvoir m’attarder plus qu’un court instant auprès de chacune d’elles. Comment étudier, pêcher, traquer les bêtes, chercher les pierres, les fossiles, peindre, modeler, menuiser, fondre, forger, rêver, respirer, regarder de tous ses yeux, être époux et père, professeur, fils et camarade, apprendre, avancer, ne pas oublier, ne jamais céder quand je suis sous la menace chronique d’être pris à la gorge sans rémission ? »

Début 1983, Bergounioux commence à écrire de la littérature.
« Malgré la fatigue, je reprends mon récit au commencement. J’essaie de le purger des approximations, des gaucheries. Je fais des phrases trop longues. C’est un de mes vices. Je me crois tenu, par mimétisme, d’envelopper une chose dans une seule et unique coulée syntaxique alors que, justement, le registre symbolique est autonome, relativement. »

Sa vie est partagée entre deux pôles, le travail dans l’Île-de-France, la nature pendant les vacances scolaires dans le Midi – et aussi le travail professionnel versus son « bureau » où il s’échine.
Ses phares sont Flaubert, Faulkner, Beckett, mais pas les seuls auteurs appréciés.
« Je lis les Chroniques italiennes de Stendhal avec un grand bonheur. Mais il a un âcre revers. Tout ce que je pourrais écrire s’en trouve terni. »

« Ensuite, j’extrais mes dernières lectures. Mais j’ai peu de preuves à présenter au tribunal qui siège en moi et me somme, le soir, d’expliquer, si je peux, ce que j’ai fait de ma journée. »

« Dans la même nuit, nous avons brisé le sortilège qui nous condamne à l’exil aux portes de Paris, traversé quatre cents kilomètres de ténèbres et de pluie, atteint le seuil de la seule existence que je sache, du seul monde qui lui fasse écho. »

« Je ne saurais lire puisque je suis parmi les choses. »

« Je regarde une émission de la série Histoires naturelles consacrée à la pêche au sandre. Les images du bord de l’eau, la lente marche du fleuve m’exaltent et m’accablent. J’aurais pu, moi aussi, passer des jours sur la rivière, dans l’oubli miséricordieux de tout. J’ai connu ce bonheur sans soupçonner qu’il me serait retiré bientôt. J’ai eu de ces heures, sur la Dordogne, et puis j’ai découvert, à dix-sept ans, qu’il semblait permis de comprendre ce qui nous arrivait, que cela se pouvait, et j’ai cessé de vivre. »

« J’esquisse un plan, jette, dirait-on, des grains de sable dans le vide, autour desquels pourraient se former des concrétions. Il me manque toujours l’arête. Je m’en remets sur l’avancée d’apporter ses propres rails, d’engendrer sa substance. Les mots, en revanche, tombent d’eux-mêmes, épousent la vision. »

« Je n’ai toujours pas pris mon parti de ne plus m’appartenir. »

« Paris excède la mesure de l’homme, la mienne, du moins. »

« La question est de savoir s’il est préférable de vivre ou de se retirer de la vie pour tenter d’y comprendre quelque chose, qui est encore une façon de vivre, mais combien désolée, amère, celle-ci. »

« Et comme je travaille de mes mains, et que je suis ici [les Bordes, en Corrèze], mes vieux compagnons, le noir souci, la contrariété, le désespoir chronique m’ont oublié. »

« Je songe aux profonds échos que la disparition de Mamie a soulevés, aux grandes profondeurs cachées sous la chatoyante et fragile surface des jours. J’y pensais, hier matin, dans la nuit noire, quand tout dormait, et j’y pense encore. Et c’est cela, peut-être, qu’il faudrait essayer de porter au jour. C’est le moment. Les figures tutélaires de mon enfance s’en vont, sans avoir seulement soupçonné, je suppose, ce qui s’est passé et les concernait, pourtant, au suprême degré. J’ai atteint l’âge où l’on peut tenter de comprendre, de porter dans l’ordre second, distinct, de l’écrit ce qu’on a confusément senti : la vie saisie à des moments successifs qui s’éclairent l’un l’autre, à l’occasion de ces subites et brutales retrouvailles que les naissances, les décès, surtout les décès, provoquent de loin en loin, les grandes permanences et le changement, l’œuvre fatidique, effrayante du temps. »

« Je reste un très long moment à me demander si j’ai bien de quoi remplir six autres chapitres, songe à croiser les voix, donc à modifier le poids, l’importance, le sens des choses qui commandent, à leur insu, parfois, mais parfois en conscience, les agissements des générations successives, la destinée unique, reprise par trois fois, de l’individu générique, supra-individuel auquel, sous le rapport de la longue durée, s’apparente celui, périssable, en qui nous consistons. »

« C’est à la faveur de ces instants limitrophes que m’apparaissent la hâte folle, la fureur concentrée qui m’emportent depuis ma dix-septième année et m’arrachent aux instants, aux lieux, aux êtres parmi lesquels nous aurons vécu, respiré. Toujours hors de moi, la tête ailleurs, l’esprit occupé de choses qui ne sont que dans les livres, ou alors du passé ou encore des éventualités redoutables, sans doute insurmontables, qui peuplent l’avenir. Et le seul bien véritable, le présent, ses authentiques et charmants habitants, je n’en aurai pas connu le goût, la douceur, la simple réalité. »

Bergounioux s’acharne, se force à écrire chaque jour – quand il en a le loisir.
« Je lance lessive sur lessive, range tout ce qui traîne partout, descends faire quelques achats, conduis Jean à sa dernière leçon de piano de l’année. Comment travailler ? Il ne me semble pas tant faire ce qu’il paraît, les courses, de la cuisine, prendre soin des petits, enseigner, etc. que combattre l’envahissement chronique de la vie, du métier, du chagrin, de tout, afin d’avoir un peu de temps pour la table de travail, méditer, endurer les affres sans nom de la réflexion, de l’explicitation. C’est un souci de chaque instant, une hantise vieille de vingt-deux ans et qui me ronge comme au premier jour. »

« Enfoncé dans la tâche d’écrire dont j’ai retrouvé, reconnu la rudesse, l’âpreté, le tempo – la facilité toute relative du matin, les lenteurs et les pesanteurs de l’après-midi, l’hébétude où je finis. C’est d’entrée de jeu qu’il faut emporter le morceau, arracher au vide rebelle, à l’opposition de la vie au retour réflexif, le sens de ce qui a eu lieu, le chiffre des heures passées. La violence du geste inaugural, et en vérité de cette occupation contre nature, dépasse de beaucoup celle que je mobilise, à l’atelier, contre les bois durs, l’acier. Que je relâche si peu que ce soit la pression à laquelle il faut soumettre la vapeur du souvenir, l’impalpable matière de la pensée, et la plume cesse de courir, le fil rompt. Je réussis à couvrir la deuxième page vers trois heures de l’après-midi après avoir douté, à chaque mot, d’extorquer le suivant, et un autre, encore, à l’inexpiable ennemi. C’est pur hasard, me semble-t-il, s’il a cédé. L’espoir s’est évanoui. On recommence, pourtant, puisque là est le chemin, et c’est ainsi qu’un autre terme vient, qu’on s’empresse, incrédule, d’ajouter au précédent. Et c’est à ce régime que je vais me trouver réduit pour des mois. »

« Je ne suis pas encore sorti de la voiture qu’un type à l’air malheureux, misérable, vient me demander une pièce. Il se passe des choses graves, que les rues soient pleines de gens qui mendient, qu’on soit partout et continuellement sollicité. »

« Les petits qui tournicotent sans rien faire m’irritent beaucoup. Mais c’est – j’essaie de me le rappeler – le privilège de l’âge où ils sont encore de n’avoir pas à compter, de dilapider les heures, les jours en petit nombre qui nous sont alloués. J’en ai usé, moi aussi, à leur âge, en très grand seigneur avant de me faire épicier. »

« Je me lève à six heures. Il s’agit de mordre sur le nouveau chapitre. Les premières lignes me coûtent mille maux. Je passe par toutes les couleurs de la désespérance. Partout, la muraille ou le puits, comme dans le conte d’Edgar Poe. Il doit être neuf heures lorsque les premiers mots apparaissent sur la page. Les mots d’Helvétius sur le malheur d’être et la fatigue de penser me reviennent. Dans l’intervalle, un jour clair et tiède s’est levé. C’est l’été de la Saint-Martin. Je m’acharne, gagne deux mots, trois autres un peu plus tard. À midi, j’aurai progressé d’une page. »

« La difficulté d’écrire se dresse, intacte, malgré les années. Je devine le grouillement obscur des possibles, l’enchevêtrement des thèmes, la confusion première, foncière, peut-être définitive de l’esprit aussi longtemps qu’il n’a pas fait retour sur lui-même, passé outre à l’interdit qui lui défend de se connaître, de porter en lui-même ordre et clarté. »

« Je lis La Psychologie des sentiments de Th. Ribot. Ce qu’il dit du sentiment esthétique est étrangement conforme à ce que j’ai toujours éprouvé, sous ce chef : un besoin aussi impérieux que la soif et la faim, plus impérieux, en vérité, plus violent, ab origine. »

« Je reprendrai plus tard la fin, qui est très insatisfaisante. Je reviens au début pour la première passe de rabotage. Il est deux heures et demie de l’après-midi lorsque j’ai grossièrement élagué le premier chapitre. La dialectique abstruse du deuxième m’arrête net et j’ai un accès de détresse. Jamais je ne serai content. Toujours mon esprit revient buter sur son insuffisance essentielle, son incurable infirmité. »

C’est une figure opiniâtre qui se dégage de ce journal, avec en filigrane un grand élan vers l’authenticité.
J’ai lu avec plaisir ces carnets, comme une histoire, tant le propos est bien énoncé, l’écriture agréable, la syntaxe soignée et riche le vocabulaire. Bien sûr cette lecture est laborieuse, puisqu’il s’agit d’un journal, donc non structuré, où abondent les récurrences des évocations de peines diverses ; mais les préoccupations de Bergounioux, les soucis qu’il consigne plus volontiers que les satisfactions, recoupent souvent les nôtres.

\Mots-clés : #autobiographie #creationartistique #ecriture #education #enfance #famille #journal #mort #nature #relationenfantparent #ruralité #urbanité #viequotidienne #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 14 Mar - 11:20
 
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Saul Bellow

Ravelstein

Tag mort sur Des Choses à lire Ravels10

Chick, le narrateur, parle d’Abe Ravelstein à la requête de ce dernier. Son proche ami, qui devint riche en suivant son conseil de consigner dans un livre grand public sa philosophie politique (entre Moïse et Socrate en passant par Thucydide, Machiavel et Rousseau), est depuis détesté par les autres professeurs d’université. Ravelstein, élégant, intelligent, lucide, franc, polémique et passionné par autrui, est adulé par son cercle d’étudiants favoris ; ses anciens élèves sont parvenus à des postes importants, le consultent toujours et le tiennent averti des décisions politiques en temps réel (il est aussi amateur de commérages). Pour lui, « chaque âme était en quête de son autre singulier, désireuse de son complément », et il vit avec son compagnon Nikki, puis s’avère atteint du sida.
Après son divorce d’avec Vera, une physicienne d’origine slave, Chick vit avec Rosamund, une des jeunes étudiantes en « Grande Politique » de Ravelstein (qui est aussi une sorte d’entremetteur, mais fut là mis devant le fait accompli) ; ce dernier lui a demandé de dresser son portrait.
Entre Paris, Chicago et le Midwest, les deux hommes discutent et philosophent avec humour sur la judaïté, la marche du monde, et Chick relate leur relation non sans redites et allers-retours dans le temps, comme dans un premier jet ou une conversation.
« Mais, heureusement — ou peut-être pas trop heureusement —, nous sommes à l’ère de l’abondance, du trop-plein parmi toutes les nations civilisées. Jamais, du côté matériel, d’immenses populations n’ont mieux été protégées de la faim et la maladie. Et cette délivrance partielle de la lutte pour la survie rend les gens ingénus. Par là, je veux dire que leurs fantasmes s’expriment sans retenue. On se met, selon un accord implicite, à accepter les termes, invariablement falsifiés, sous lesquels les autres se présentent. On anéantit sa puissance critique. On étouffe son astuce. Avant même de s’en rendre compte, on paie une pension alimentaire colossale à une femme qui a plus d’une fois déclaré qu’elle était une innocente qui n’entendait rien aux questions d’argent. »

« Nous étions parfaitement francs l’un avec l’autre. Nous pouvions nous parler ouvertement sans nous offenser. D’un autre côté, rien n’était trop personnel, trop honteux pour être dit, rien n’était trop méchant ou trop criminel. Il me semblait parfois qu’il m’épargnait ses jugements les plus sévères si je n’étais pas encore prêt à les assumer. Je le ménageais, moi aussi. Mais c’était pour moi un immense soulagement d’être aussi net et carré avec lui que je l’aurais été avec moi-même devant les faiblesses ou les vices. Il me dépassait de très loin dans la compréhension de soi-même. Mais toute discussion personnelle virait finalement à la bonne vieille rigolade nihiliste. »

« Il exposait les défaillances du système dans lequel ils avaient été formés, la superficialité de leur historicisme, leur susceptibilité au nihilisme européen. Un résumé de sa thèse était que, si on pouvait acquérir une excellente formation technique aux USA, la formation générale s’était réduite au point de disparaître. Nous étions les esclaves de la technologie, qui avait métamorphosé le monde moderne. »

« Tout cela vous remettait en mémoire les manifestations de masse organisées et mises en scène par l’imprésario de Hitler, Albert Speer : rencontres sportives et grands rassemblements fascistes empruntaient les uns aux autres. »

« Ses élèves étaient devenus historiens, professeurs, journalistes, experts, hauts fonctionnaires, membres de cellules de réflexion. Ravelstein avait produit (endoctriné) trois ou quatre générations de diplômés. Qui plus est, ses jeunes gens devenaient fous de lui. Ils ne se limitaient pas à ses doctrines, ses interprétations, mais imitaient ses manières et essayaient de marcher et de parler comme lui — librement, furieusement, acerbement, avec un brio aussi proche du sien qu’il leur était possible. »

« J’avais découvert que, si l’on plaçait les gens sous un éclairage comique, ils devenaient plus sympathiques — si vous parliez de quelqu’un comme d’un brochet humain frustre, pétomane et strabique, vous vous entendiez d’autant mieux avec lui par la suite, en partie parce que vous aviez conscience d’être le sadique qui l’avait dépouillé de ses attributs humains. En outre, lui ayant infligé quelques violences métaphoriques, vous lui deviez une considération particulière. »

« Mais les Juifs pensent que le monde a été créé pour chacun d’entre nous, autant que nous sommes, et que détruire une vie humaine, c’est détruire un univers entier — l’univers tel qu’il existait pour cette personne. »

« — Bien sûr que c’est autour de ça que tourne la conversation — ce que cela signifie pour les Juifs que tant d’autres, des millions d’autres, aient voulu leur mort. Le reste de l’humanité les expulsait. Hitler aurait dit qu’une fois au pouvoir il ferait dresser des échafauds, des rangées entières, sur la Marienplatz à Munich et que tous les Juifs, jusqu’au dernier, y seraient pendus. Ce sont les Juifs qui ont été le marchepied de Hitler vers le pouvoir. Il n’avait pas d’autre programme, et n’en avait aucun besoin. Il est devenu chancelier en rassemblant l’Allemagne et une bonne part du reste de l’Europe contre les Juifs. »

« Il fallait penser ces centaines de milliers de millions détruits pour des motifs idéologiques — c’est-à-dire sous quelque prétexte habillé de rationalité. Un raisonnement présente une valeur considérable comme manifestation d’ordre ou de fermeté de propos. Mais les formes de nihilisme les plus folles sont les plus strictement allemandes et militarisées. »

Ravelstein décédé, c’est le narrateur (plus âgé que ce dernier) qui manque succomber à une ciguatera contractée à Saint-Martin.
« Je disais souvent à Rosamund que l’un des problèmes du vieillissement était l’accélération du temps. Les jours passaient « comme des stations de métro traversées par un express ». Je me référais souvent à La Mort d’Ivan Ilitch afin d’illustrer cela pour Rosamund. Les jours des enfants sont très longs, mais, dans le vieil âge, ils filent « plus vite que la navette du tisserand », comme dit Job. Et Ivan Ilitch mentionne aussi la lente ascension d’une pierre jetée en l’air. « Quand elle retourne à la terre, elle est accélérée de dix mètres par seconde. » Nous sommes régis par le magnétisme gravitationnel et l’univers tout entier est impliqué dans cette accélération de votre fin. Si seulement nous pouvions retrouver les journées pleines que nous connaissions étant enfants. Mais nous sommes devenus trop familiers avec les données de l’expérience, me semble-t-il. Notre manière d’organiser les données qui affluent sous forme de Gestalt — c’est-à-dire de manière de plus en plus abstraite — accélère les expériences en une dangereuse dégringolade de comédie. Notre précipitation élimine les détails qui enchantent, retiennent ou retardent les enfants. L’art est un moyen d’échapper à cette accélération chaotique. Le mètre en poésie, le tempo en musique, la forme et la couleur en peinture. Mais nous sentons bien que nous filons vers la terre, vers l’enfouissement de la tombe. "Si ce n’étaient que des mots, dis-je à Rosamund. Mais je le ressens tous les jours. Une méditation impuissante dévore elle-même ce qui reste de la vie..." »

« — Il me citait à moi-même. » Il avait déterré une déclaration que j’avais faite sur le désenchantement moderne. Sous les débris des idées modernes, le monde était toujours là, prêt à être redécouvert. Et sa manière de le présenter était que le filet gris de l’abstraction jeté sur le monde dans le but de le simplifier et de l’expliquer d’une manière adéquate à nos objectifs culturels était devenu le monde à nos yeux. Nous avions besoin de visions alternatives, d’une diversité de regards — et il parlait de regards qui ne soient pas régentés par des idées. Il y voyait une question de mots : « valeurs », « modes de vie », « relativisme ». J’étais d’accord, dans une certaine mesure. Nous avions besoin de savoir — mais notre besoin humain profond ne peut être comblé par ces termes. Nous ne pouvons nous échapper du fossé de la « culture » et des « idées » qui sont censées l’exprimer. Les mots justes seraient d’un grand secours. Mais, plus encore, un don pour lire la réalité — l’élan de tourner son visage aimant vers elle et de presser ses mains contre elle. »

Il s’agit d’un roman à clef (Ravelstein est le philosophe Allan Bloom, ami de l’auteur), en partie autobiographique (on y trouve des portraits de femmes de Saul Bellow), mais cette face cachée de l’œuvre m’échappe largement dans cette publication en français sans appareil critique (il semble y avoir de nombreuses allusions, comme avec le Bloomsbury Group). Sinon, c’est un roman du cercle universitaire (comme L'hiver du doyen), et de celui du passé plombé des juifs (qui augure de Philip Roth notamment), mais qui ne vaut pas Herzog à mes yeux.

\Mots-clés : #amitié #antisémitisme #autobiographie #biographie #communautejuive #mort #pathologie #portrait #vieillesse #xxesiecle
par Tristram
le Dim 3 Mar - 11:21
 
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Ian McEwan

Un bonheur de rencontre

Tag mort sur Des Choses à lire Un_bon11


Un couple de touristes, Mary et Colin, dont la relation s’est refroidie, erre et s’égare dans une ville déroutante, qui peut être Venise.
« Mais ils se connaissaient l’un l’autre aussi bien qu’eux-mêmes, et cette intimité, comme un trop grand nombre de valises, les embarrassait perpétuellement ; ensemble, leurs déplacements étaient lents, maladroits, parsemés de compromis lugubres, attentifs aux moindres changements d’humeur, au colmatage des brèches. »

« Cela avait cessé d’être une grande passion. Ses plaisirs résidaient dans une amitié dépourvue d’urgence, dans la familiarité de ses rites et de ses processus, dans la sûreté et la précision avec lesquelles les membres et les corps s’adaptaient les uns aux autres, confortablement, comme un moulage retournant au moule. »

« Sans but précis, les visiteurs choisissaient un itinéraire comme ils auraient choisi une couleur, et la précision même de la manière dont ils se perdaient exprimait la somme de leurs choix successifs et dépendait de leur volonté. »

Ils font la rencontre d’un étrange Robert, puis de son épouse, Caroline, puis connaissent un regain de passion. Robert a une photo récente du beau Colin, et semble lui porter un intérêt homosexuel. Caroline confie à Mary que son mari jouit de la violenter, et qu’elle aussi en jouit, dans des rapports conduisant peu à peu vers la mort.
Elle drogue Mary, qui assiste à l’assassinat de Colin par le couple sadomasochiste.
Le style de McEwan est sobre et clair, ce qui souligne les bizarreries qui apparaissent progressivement dans son récit. Sa novella ramentoit celle de Thomas Mann, La Mort à Venise.
Une fois encore le titre passe-partout de la traduction me semble inadéquat ; l’original, The Comfort of Strangers, pourrait être traduit par "Le bien-être des étrangers", et rend davantage, par antiphrase ironique, le malaise (et l’horreur) des touristes.

\Mots-clés : #horreur #mort
par Tristram
le Ven 5 Jan - 11:25
 
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Jean Giono

Le Chant du monde

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Antonio, du fleuve (c’est un pêcheur qui vit sur l’île des geais), dit « bouche d’or », et Matelot, de la forêt (un ancien marin devenu bûcheron), partent à la recherche du besson, le dernier fils de ce dernier, parti dans le nord former un radeau de bois. Parvenus en pays Rebeillard, ils secourent une jeune aveugle, Clara « aux yeux de menthe », qui met au monde son fils seule dans la nuit, et la confient à « la mère de la route ». C’est le pays de Maudru, et ses bouviers traquent le besson.
Giono est toujours attentif à la nature.
« L’odeur des mousses se leva de son nid et élargit ses belles ailes d’anis. Une pie craqua en dormant comme une pomme de pin qu’on écrase. Une chouette de coton passa en silence, elle se posa dans le pin, elle alluma ses yeux. »

Ils cheminent vers Villevieille et ses tanneries, avec les malades d’une mystérieuse maladie (on pense à Le hussard sur le toit), et Médéric, le fils de la sœur de Maudru, que le « cheveu-rouge » (le besson) a blessé à mort. Ils retrouvent ce dernier chez monsieur Toussaint, le marchand d’almanachs (le guérisseur), qui est Jérôme, frère bossu de Junie, la femme de Matelot. Le dernier de deux jumeaux s'y est réfugié avec Gina, la fille de Maudru, qu’il a enlevée (et qui est déçue).
Médéric, donc Gina était la promise, meurt ; les Maudru les surveillent. Antonio rêve de Clara, Matelot de la mort qu’il voit comme un grand voilier blanc sur la montagne. Ce dernier meurt poignardé par les bouviers. Le besson et Antonio incendient Puberclaire, résidence de Maudru avec ses étables à taureaux.
Clara retrouvée par Antonio, les deux couples redescendent vers le sud pour y construire une nouvelle vie.
Le personnage du fleuve est sensible lorsqu’Antonio s’y baigne, et aussi lors de la débâcle printanière du renouveau de l’amour.
Ce roman est baigné d’une atmosphère légendaire, accentuée par certains vocables des lieux, et une faune fantastique, comme le congre d’eau douce et les houldres, mais aussi par des obscurités dans les dialogues et les péripéties.
« Il y avait une espèce d’oiseau qu’au pays Rebeillard on appelait les houldres. Ils étaient en jaquette couleur de fer avec une cravate d’or. »

C’est un univers apparemment symbolique, où j’ai reconnu des allusions mythologiques, mais sans qu’il semblât décryptable à la façon d’une parabole : c’est un fusionnement syncrétiste des humains avec les éléments et animaux et vice-versa, de l’homme-fleuve aux oiseaux qui parlent, tous participant d’une source de vie commune.

\Mots-clés : #amitié #amour #famille #jeunesse #merlacriviere #mort #nature #relationenfantparent #ruralité #violence
par Tristram
le Dim 19 Nov - 13:02
 
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Jorn Riel

Le jour avant le lendemain

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Ninioq, l’ancienne, est inquiète : le changement transforme son monde.
« Tout avait changé et continuait à changer. Si la mer, le ciel et les montagnes étaient tels qu’ils l’avaient toujours été, si les hommes continuaient à naître et à mourir, elle ressentait pourtant intensément que tout était en décomposition, qu’elle et sa tribu étaient en train d’abandonner la vie qui avait toujours été celle des hommes.
D’abord le renne avait disparu, ce qui avait été un grand malheur. Car sur ses traces étaient parties bien des tribus qui, autrefois, avaient peuplé le pays. Puis étaient survenues de longues périodes où les animaux de mer s’étaient tenus loin des côtes, entraînant de mauvaises chasses et des famines. Peut-être étaient-ce ces temps difficiles qui changeaient les hommes. Les tribus étaient devenues plus petites, plus sédentaires, et l’on avait commencé des querelles de sang qui se prolongeaient sur plusieurs générations. »

« À bien des points de vue, d’ailleurs, la vie de vieille femme lui paraissait aussi plaisante que celle de jeune femme. Parfois même plus amusante, puisqu’elle ne désirait plus tout ce qu’un être humain ne peut jamais atteindre. »

La vie des chasseurs nomades est évoquée, avec ses violences et malheurs, comme la famine, mais c’est le sort des vieillards qui est particulièrement souligné, qui vont s’exposer à la mort sur la glace lorsqu’ils sont devenus à charge.
C’est le départ du camp d’hiver pour celui d’été en kayaks et « bateaux de femmes », et les savoir-faire de Ninioq sont toujours précieux, qu’elle transmet aux plus jeunes. Pêche et chasse ayant été fructueuses, elle se porte volontaire pour le séchage de la provende sur une île à viande, avec son jeune petit-fils Manik qui en a exprimé le souhait, et Kongujuk la rhumatisante, qui meurt bientôt. Comme les autres ne viennent pas les rechercher, ils retournent au campement, où tout le monde est mort après une visite du grand bateau (des Blancs ; apparemment de maladie).
Ninioq raconte son existence et ses rêves à Manik, pressé de devenir son « pourvoyeur », mais qui a encore tant à apprendre…
« C’était en tout cas un fait que cela faisait longtemps qu’ils n’avaient pas contemplé de visages étrangers et que, partout où l’on voyageait, on ne rencontrait que ruines de maisons et emplacements de tentes abandonnés. »

« Manik buvait ses paroles. Il les prenait à lui, il les enfouissait au fond de sa conscience comme de précieux trésors et sentait qu’elles lui appartenaient comme elles avaient appartenu à tous les autres qui les avaient entendues avant lui. »

« Elle était fatiguée. Si fatiguée que la vie elle-même ne lui semblait plus souhaitable. Mais elle devait continuer à vivre pour le garçon. Elle n’avait pas peur de la mort. La mort viendrait comme une délivrance, un changement longtemps espéré dans cette existence à laquelle elle n’appartenait plus. Par contre, elle avait peur de la vie. Car la vie était devenue solitude, vide et crainte de ce qui pouvait arriver. Elle avait surtout peur pour le garçon. Que deviendrait-il quand elle mourrait ? »

C’est vrai qu’on ne rit guère dans cette évocation (malheureusement peu approfondie) assez effroyable de la vie des « eskimos » ; tout au long de cette lecture, j’ai pensé qu’elle ferait peut-être reconsidérer le retour aux sources "ethniques" en vogue actuellement chez les wannabes…

\Mots-clés : #mort #nature #solitude #vieillesse
par Tristram
le Jeu 9 Nov - 11:15
 
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Sujet: Jorn Riel
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Henri Barbusse

Le Feu – Journal d’une escouade

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Témoignage sur l’existence des poilus pendant la Première Guerre mondiale, basé sur le carnet de guerre tenu vingt-deux mois de 1914 à 1915 par Henri Barbusse sur le front. L’auteur est le narrateur de ce récit paru en 1916, et il rapporte les propos de quelques compagnons d’escouade, dont certains suivis jusqu’à leur mort.
« Ils sont des hommes, des bonshommes quelconques arrachés brusquement à la vie. Comme des hommes quelconques pris dans la masse, ils sont ignorants, peu emballés, à vue bornée, pleins d’un gros bon sens, qui, parfois, déraille ; enclins à se laisser conduire et à faire ce qu’on leur dit de faire, résistants à la peine, capables de souffrir longtemps.
Ce sont de simples hommes qu’on a simplifiés encore, et dont, par la force des choses, les seuls instincts primordiaux s’accentuent : instinct de la conservation, égoïsme, espoir tenace de survivre toujours, joie de manger, de boire et de dormir. Par intermittences, des cris d’humanité, des frissons profonds, sortent du noir et du silence de leurs grandes âmes humaines. »

Barbusse reproduit le parler de ses camarades venus de diverses régions de France, et ce recueil d’argot populaire n’est pas le moindre intérêt du livre.
« – C’est aux oreilles. Une marmite — et un macavoué, mon ieux — qui a pété comme qui dirait là. Ma tête a passé, j’peux dire, entre les éclats, mais tout juste, rasibus, et les esgourdes ont pris.
– Si tu voyais ça, dit Fouillade, c’est dégueulasse, ces deux oreilles qui pend. On avait nos deux paquets de pansement et les brancos nous en ont encore balancé z’un. Ça fait trois pansements qu’il a enroulés autour de la bouillotte. »

C’est « la bonne blessure » (en fait elle ne sera pas suffisante) :
« – On va m’attacher une étiquette rouge à la capote, y a pas d’erreur, et m’ mener à l’arrière. J’ s’rai conduit, à c’ coup, par un type bien poli qui m’ dira : « C’est par ici, pis tourne par là. . . Na !. . . mon pauv’ ieux. » Pis l’ambulance, pis l’train sanitaire avec des chatteries des dames de la Croix-Rouge tout le long du chemin comme elles ont fait à Crapelet Jules, pis l’hôpitau de l’intérieur. Des lits avec des draps blancs, un poêle qui ronfle au milieu des hommes, des gens qui sont faits pour s’occuper de nous et qu’on regarde y faire, des savates réglementaires, mon ieux, et une table de nuit : du meuble ! Et dans les grands hôpitals, c’est là qu’on est bien logé comme nourriture ! J’y prendrai des bons repas, j’y prendrai des bains ; j’y prendrai tout c’que j’trouverai. Et des douceurs sans qu’on soit obligé pour en profiter, de s’battre avec les autres et de s’démerder jusqu’au sang. J’aurai sur le drap mes deux mains qui n’ficheront rien, comme des choses de luxe — comme des joujoux, quoi ! — et, d’ssous l’drap, les pattes chauffées à blanc du haut en bas et les arpions élargis en bouquets de violettes... »

Une semaine de répit à l’arrière :
« Après plusieurs haltes où on se laisse tomber sur son sac, au pied des faisceaux — qu’on forme, au coup de sifflet, avec une hâte fiévreuse et une lenteur désespérante à cause de l’aveuglement, dans l’atmosphère d’encre — l’aube s’indique, se délaie, s’empare de l’espace. Les murs de l’ombre, confusément, croulent. Une fois de plus nous subissons le grandiose spectacle de l’ouverture du jour sur la horde éternellement errante que nous sommes.
On sort enfin de cette nuit de marche, à travers, semble-t-il, des cycles concentriques, d’ombre moins intense, puis de pénombre, puis de lueur morne. Les jambes ont une raideur ligneuse, les dos sont engourdis, les épaules meurtries. Les figures demeurent grises et noires : on dirait qu’on s’arrache mal de la nuit ; on n’arrive plus jamais maintenant à s’en défaire tout à fait. »

Il y a un côté didactique dans le roman qui s’organise par thèmes (« embarquement », « permission », etc.), aidé en cela par le Cocon, un familier des chiffres. Ainsi l’amer dépit vis-à-vis de ceux de l’arrière.
« – Dis donc, petit, viens un peu ici, dit Cocon, en prenant le bambin entre ses genoux. Écoute bien. Ton papa i’ dit, n’est-ce pas : « Pourvu que la guerre continue ! » hé ?
– Pour sûr, dit l’enfant en hochant la tête, parce qu’on devient riche. Il a dit qu’à la fin d’mai on aura gagné cinquante mille francs.
– Cinquante mille francs ! C’est pas vrai !
– Si, si ! trépigne l’enfant. Il a dit ça avec maman. Papa voudrait qu’ça soit toujours comme ça. Maman, des fois, elle ne sait pas, parce que mon frère Adolphe est au front. Mais on va le faire mettre à l’arrière et, comme ça, la guerre pourra continuer. »

Barbusse dépeint avec vigueur scènes et figures, et pas que les tranchées, les combats et les cadavres :
« Dans un coin de cette sale petite maison encombrée de vieilleries, de débris poussiéreux de l’autre saison, emplie par la cendre de tant de soleils éteints, il y a, à côté des meubles et des ustensiles, quelque chose qui remue : un vieux bonhomme, muni d’un long cou pelé, raboteux et rose qui fait penser au cou d’une volaille déplumée par la maladie. Il a également un profil de poule : pas de menton et un long nez ; une plaque grise de barbe feutre sa joue rentrée, et on voit monter et descendre de grosses paupières rondes et cornées, comme des couvercles sur la verroterie dépolie de ses yeux. »

Puanteur, crasse, pluie, froid, atrocités, souffrances sont décrits "de l’intérieur", et avec puissance. Je ne m’étends pas sur les nombreuses scènes d’horreur naturalistes (qui ramentoivent parfois Curzio Malaparte)…
« Un nuage de pestilence commence à se balancer sur les restes de ces créatures avec lesquelles on a si étroitement vécu, si longtemps souffert. »

Les avis sur la guerre sont imprégnés de l’antimilitarisme pacifiste de Barbusse, sans plus occulter l’égoïsme que la solidarité qui règnent dans les rangs.
« Mais les conversations sur ce sujet se terminent toujours par un haussement d’épaules : on n’avertit jamais le soldat de ce qu’on va faire de lui ; on lui met sur les yeux un bandeau qu’on n’enlève qu’au dernier moment. Alors :
– On voira bien.
– Y a qu’à attendre ! »

L’attention est surtout portée au peuple, la chair à canon.
« Chacun sait qu’il va apporter sa tête, sa poitrine, son ventre, son corps tout entier, tout nu, aux fusils braqués d’avance, aux obus, aux grenades accumulées et prêtes, et surtout à la méthodique et presque infaillible mitrailleuse — à tout ce qui attend et se tait effroyablement là-bas — avant de trouver les autres soldats qu’il faudra tuer. Ils ne sont pas insouciants de leur vie comme des bandits, aveuglés de colère comme des sauvages. Malgré la propagande dont on les travaille, ils ne sont pas excités. Ils sont au-dessus de tout emportement instinctif. Ils ne sont pas ivres, ni matériellement, ni moralement. C’est en pleine conscience, comme en pleine force et en pleine santé, qu’ils se massent là, pour se jeter une fois de plus dans cette espèce de rôle de fou imposé à tout homme par la folie du genre humain. On voit ce qu’il y a de songe et de peur, et d’adieu dans leur silence, leur immobilité, dans le masque de calme qui leur étreint surhumainement le visage. Ce ne sont pas le genre de héros qu’on croit, mais leur sacrifice a plus de valeur que ceux qui ne les ont pas vus ne seront jamais capables de le comprendre. »

Un aperçu quand même du massacre, lissé déjà par le temps passé :
« En bas, parmi la multitude des immobiles, voici, reconnaissables à leur usure et leur effacement, des zouaves, des tirailleurs et des légionnaires de l’attaque de mai. L’extrême bord de nos lignes se trouvait alors au bois de Berthonval, à cinq ou six kilomètres d’ici. Dans cet assaut, qui a été un des plus formidables de la guerre et de toutes les guerres, ils étaient parvenus d’un seul élan, en courant, jusqu’ici. Ils formaient alors un point trop avancé sur l’onde d’attaque et ils ont été pris de flanc par les mitrailleuses qui se trouvaient à droite et à gauche des lignes dépassées. Il y a des mois que la mort leur a crevé les yeux et dévoré les joues — mais même dans leurs restes disséminés, dispersés par les intempéries et déjà presque en cendres, on reconnait les ravages des mitrailleuses qui les ont détruits, leur trouant le dos et les reins, les hachant en deux par le milieu. À côté de têtes noires et cireuses de momies égyptiennes, grumeleuses de larves et de débris d’insectes, où des blancheurs de dents pointent dans des creux ; à côté de pauvres moignons assombris qui pullulent là, comme un champ de racines dénudées, on découvre des crânes nettoyés, jaunes, coiffés de chéchias de drap rouge dont la housse grise s’effrite comme du papyrus. Des fémurs sortent d’amas de loques agglutinées par de la boue rougeâtre, ou bien, d’un trou d’étoffes effilochées et enduites d’une sorte de goudron, émerge un fragment de colonne vertébrale. Des côtes parsèment le sol comme de vieilles cages cassées, et, auprès, surnagent des cuirs mâchurés, des quarts et des gamelles transpercés et aplatis. Autour d’un sac haché, posé sur des ossements et sur une touffe de morceaux de drap et d’équipements, des points blancs sont régulièrement semés : en se baissant, on voit que ce sont les phalanges de ce qui, là, fut un cadavre. »

Cette fresque sans concession aide à saisir ce que fut cette boucherie de la Grande Guerre, et à mon sens ce récit participe pleinement au devoir de mémoire nécessaire pour ne pas oublier la Der des Ders…

\Mots-clés : #autobiographie #devoirdememoire #guerre #historique #mort #premiereguerre #violence #xxesiecle
par Tristram
le Mar 31 Oct - 11:21
 
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Yu Hua

Le Septième Jour

Tag mort sur Des Choses à lire Le_sep10

Puisqu’il est mort, Yang Fei se rend au funérarium. Il patiente avec les autres défunts, côté chaises en plastique, les VIP ayant droit à des fauteuils (le maire est Deluxe VIP) ; mais comme il est fort pauvre et n’a pas les moyens d’une sépulture, il repart errer dans les rues. Il observe les récriminations des victimes des « expulsions autoritaires », et apprend par le journal que son ex-femme, Li Qing, s’est suicidée parce qu’impliquée dans une affaire de corruption : voilà terminé le premier jour de sa mort (due à une explosion dans un restaurant).
Divorcé, il n’avait pour autre famille dans la ville que son père qui, atteint d’une maladie incurable, était parti pour ne pas être à sa charge (lui avait quitté son emploi et vendu son logement pour le soigner).
Il se souvient comme la séduisante Li Qing, qui travaillait dans les mêmes bureaux que lui, dédaigna les fils de dirigeants qui la courtisaient pour l’épouser, avant de le quitter pour une existence moins minable. Il la retrouve lors de son second jour d’homme mort.
Le troisième jour, il revisite ses origines, comme il fut découvert sur la voie ferrée par un cheminot après sa mise au monde dans les toilettes à la turque d’un train en marche. Son (nouveau) père consacra son existence à la sienne, refusant même de se marier pour pouvoir le garder.
« J’erre à la lisière de la vie et de la mort. La neige est lumineuse et la pluie sombre, j’ai l’impression de marcher en même temps dans l’aube et dans le soir. »

Après avoir erré dans ces limbes, il parvient au séjour des morts sans tombe, et y rencontre divers défunts (certains qu’il connaissait de leur vivant), notamment ceux qui, comme lui, portent un brassard noir, c'est-à-dire le deuil d’eux-mêmes faute de proches – tous dans l’attente du repos dans une sépulture.
« Ici errent de tous côtés des silhouettes sans sépulture. Ces formes qui ne peuvent trouver un lieu de repos ressemblent à des arbres en mouvement. Tantôt ce sont des arbres isolés, tantôt des pans de forêt. Je passe au milieu d’eux, comme si je marchais dans un bois dont les arbres ont été coupés de leurs racines. Je guette l’apparition de la voix de mon père, devant, derrière, à gauche, à droite. J’attends l’appel de mon nom. »

À la recherche de son père, Yang Fei le retrouvera qui l’attendait au funérarium, tant il lui manque.

Morts atroces (tels « ces vingt-sept bébés considérés comme des déchets médicaux »), humour macabre, fantastique et merveilleux, mélancolie onirique et douceur poétique, dénonciations politiques et sociales, émotion et pathétique aussi et surtout (la petite fille dont les parents sont ensevelis dans leur logement rasé, le suicide de Souricette), ce roman ne m’a pas vraiment convaincu, malgré la belle relation père-fils.
« Nous marchons dans ce silence qui s’appelle la mort. Nous ne parlons plus car notre mémoire n’avance plus. C’est une mémoire coupée du monde, faite de fragments disparates, à la fois vide et réelle. Je sens à mes côtés la marche muette de cette femme qui semble perdue et je soupire sur la tristesse de ce monde enfui. »


\Mots-clés : #mort #relationenfantparent
par Tristram
le Ven 13 Oct - 12:17
 
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Sujet: Yu Hua
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João Guimarães Rosa

Diadorim

Tag mort sur Des Choses à lire Captur85

Le titre original est Grande Sertão : veredas. Le sertão désigne les vastes régions semi-arides de l’intérieur du Brésil, où une population clairsemée vit surtout de l’élevage ; les chapadas, plateaux désertiques, sont parsemées de veredas, verdoyantes dépressions où l’eau se concentre, et donc la vie.
Riobaldo, surnommé Tatarana, ancien jagunço devenu fazendeiro (propriétaire d’une fazenda, ou vaste ferme), évoque devant le narrateur sa vie passée dans le sertão (les jagunços sont les hommes de main des fazendeiros, vivant en bandes armées et se livrant au brigandage, aussi considérés comme des preux).
« Vous le savez : le sertão c’est là où est le plus fort, à force d’astuces, fait la loi. Dieu lui-même, quand il s’amènera, qu’il s’amène armé. Et une balle est un tout petit bout de métal. »

« J’ai ramé une vie libre. Le sertão : ces vides qu’il est. »

« Le sertão est bon. Tout ici se perd ; tout ici se retrouve… disait le sieur Ornelas. Le sertão c’est la confusion dans un grand calme démesuré. »

Le sertão est hostile, mais a ses beautés, et les descriptions qui en sont données constituent un intérêt supplémentaire. À ce propos, l’emblématique buruti, c’est le palmier-bâche qui vit les pieds dans l’eau, le bem-te-vi, c’est le quiquivi, oiseau également fréquent en Guyane.
Riobaldo, comme beaucoup, ne connaît pas son père (en fait, à la mort de sa mère, il est recueilli par son parrain, qui serait son géniteur).
« L’homme voyage, il fait halte, repart : il change d’endroit, de femme – ce qui perdure c’est un enfant. »

Riobaldo parle de ses pensées qui l’obsèdent à propos du démon (qui a d’innombrables noms, dont « celui-qui-n’existe-pas ») : peut-on faire pacte avec lui ? Il parle aussi de Diadorim, son ami et amour, et des femmes qu’il aime. Il digresse, reprend le fil de son monologue : il évoque leur lieutenant, Medeiro Vaz, qui brûla sa fazenda, éparpilla les pierres de la tombe de sa mère pour aller mener une guerre de justice dans les hautes-terres, et leurs ennemis, les deux Judas félons (Hermὀgenes, protégé des enfers, et Ricardo) qui ont tué Joca Ramiro (père de Diadorim), et les soldats qui les combattent, et Zé Bebelo, stratège enjoué qui rêve de batailles et d’être député, puis remplace Medeiro Vaz à sa mort (et de qui Riobaldo fut percepteur, avant d’être dans le camp adverse, ce qui le tourmente). Car ce dernier narre dorénavant son existence depuis son enfance : comment il rencontra Reinaldo et fut séduit (ses amours sont plus généralement féminines, notamment la belle Otacilia, ou encore Norinha), Reinaldo qui lui confie s’appeler Diadorim.
À propos de la sensualité féminine, un passage qui rappelle Jorge Amado dans ses bonnes pages :
« L’une d’elles – Maria-des-Lumières – était brune : haute d’un huitième de cannelier. La chevelure énorme, noire, épaisse comme la fourrure d’un animal – elle lui cachait presque toute la figure, à cette petite mauresque. Mais la bouche était le bouton éclos, et elle s’offrait rouge charnue. Elle souriait les lèvres retroussées et avait le menton fin et délicat. Et les yeux eau-et-miel, avec des langueurs vertes, à me faire croire que j’étais à Goïas… Elle avait beaucoup de savoir-faire. Elle s’occupa aussitôt de moi. Ce n’était pas qu’une petite péronnelle.
L’autre, Hortense, une très gentille oiselle de taille moyenne, c’était Gelée-Blanche ce surnom parce qu’elle avait le corps si blanc ravissant, que c’était comme étreindre la froide blancheur de l’aube… Elle était elle-même jusqu’au parfum de ses aisselles. Et la ligne des reins, courbes ondulantes d’un ruisseau de montagne, confondait. De sorte que sa longueur exacte, vous n’arriviez jamais à la mesurer. Entre elles deux à la fois, je découvris que mon corps aussi avait ses tendretés et ses duretés. J’étais là, pour ce que je sais, comme le crocodile. »

Ce qui vaut surtout, c’est le monologue noté par son auditeur :
« Nous vivons en répétant, et bon, en une minime minute le répété dérape, et nous voilà déjà projetés sur une autre branche. »

Son récit décousu se commente lui-même, et sans doute l’auteur s’exprime-t-il lui-même par moments :
« Je sais que je raconte mal, je survole. Sans rectifier. Mais ce n’est pas pour donner le change, n’allez pas croire. […] Raconter à la suite, en enfilade, ce n’est vraiment que pour les choses de peu d’importance. De chaque vécu que j’ai réellement passé, de joie forte ou de peine, je vois aujourd’hui que j’étais chaque fois comme s’il s’agissait de personnes différentes. Se succédant incontrôlées. Tel je pense, tel je raconte. […] Et ce que je raconte n’est pas une vie d’homme du sertão, aurait-il été jagunço, mais la matière qui déborde. »

Riobaldo n’a jamais connu la peur, mais…
« Je sentis un goût de fiel sur le bout de ma langue. La peur. La peur qui vous coince. Qui me rattrapa au tournant. Un bananier prend le vent par tous les bords. L’homme ? C’est une chose qui tremble. Mon cheval me menait sans échéance. Les mulets et les ânes de la caravane, Dieu sait si je les enviais… Il y a plusieurs inventions de peur, je sais, et vous le savez. La pire de toutes est celle-ci : qui d’abord vous étourdit, et ensuite vous vide. Une peur qui commence d’emblée par une grande fatigue. Là où naissent nos énergies, je sentis qu’une de mes sueurs se glaçait. La peur de ce qui peut toujours arriver et qui n’est pas encore là. Vous me comprenez : le dos du monde. […] Je n’y arrivais pas, je ne pensais pas distinctement. La peur ne permettait pas. J’avais la cervelle embrumée, la tête me tournait. Je bus jusqu’à la lie le passage de la peur : je traversais un grand vide. »

« La peur manifeste provoque la colère qui châtie ; c’est bien tout ce à quoi elle sert. »

Le ton est celui du langage populaire, volontiers proverbial, traversé de fulgurances condensées voire lapidaires, très inventives et souvent poétiques, à l’encontre d’une rédaction rationnelle et claire. Allers-retours dans le temps de la remémoration (étonnamment riche, précise et détaillée), à l’instar des chevauchées et contre-marches de la troupe.
« Veuillez m’excuser, je sais que je parle trop, des à-côtés. Je dérape. C’est le fait de la vieillesse. Mais aussi, qu’est-ce qui vaut et qu’est-ce qui ne vaut pas ? Tout. Voyez plutôt : savez-vous pourquoi le remords ne me lâche pas ? Je crois que ce qui ne le permet pas c’est la bonne mémoire que j’ai. »

« Ah, mais je parle faux. Vous le sentez ? Si je démens ? Je démens. Raconter est très, très laborieux. Non à cause des années, passées depuis beau temps. Mais à cause de l’habileté qu’ont certaines choses passées – à faire le balancier, à ne pas rester en place. Ce que j’ai dit était-il exact ? Ça l’était. Mais ce qui était exact a-t-il été dit ? Aujourd’hui je crois que non. Ce sont tant d’heures passées avec les gens, tant de choses arrivées en tant de temps, tout se découpant par le menu. »

« Non, nenni. Je n’avais aucun regret. Ce que j’aurais voulu, c’était redevenir enfant, mais là, dans l’instant, si j’avais pu. J’en avais déjà plus qu’assez de leurs égarements à tous. C’est qu’à cette époque je trouvais déjà que la vie des gens va à vau-l’eau, comme un récit sans queue ni tête, par manque de joie et de jugement. La vie devrait être comme dans une salle de théâtre, et que chacun joue son rôle avec un bel entrain du début à la fin, qu’il s’en acquitte. C’était ce que je trouve, c’est ce que je trouvais. »

« Nous sommes des hommes d’armes, pour le risque de chaque jour et toutes les menues choses de l’air. »

« Mais les chemins sont ce qui gît partout sur la terre, et toujours les uns contre les autres ; il me revient que les formes les plus fausses du démon se reproduisent. Plus vous allez m’entendre, plus vous allez me comprendre. »

« On ne se met pas en colère contre le boa. Le boa étranglavale, mais il n’a pas de venin. Et il accomplissait son destin, tout réduire à un contenu. »

« La vie en invente ! On commence les choses, à l’obscur de savoir pourquoi, et dès lors le pouvoir de les continuer, on le perd – parce que la vie est le boulot de tous, triturée, assaisonnée par tous. »

« Tout cela pour vous, mon cher monsieur, ne tient pas debout, n’éclaire rien. Je suis là, à tout répéter par le menu, à vivre ce qui me manquait. Des choses minuscules, je sais. La lune est morte ? Mais je suis fait de ce que j’ai éprouvé et reperdu. De l’oublié. Je vais errant. Et se succédèrent nombre de petits faits. »

« Je sais : qui aime est toujours très esclave, mais ne se soumet jamais vraiment. »

« Qui le sait vraiment ce qu’est une personne ? Compte tenu avant tout : qu’un jugement est toujours défectueux, parce que ce qu’on juge c’est le passé. Eh, bé. Mais pour l’écriture de la vie, juger on ne peut s’en dispenser ; il le faut ? C’est ce que font seuls certains poissons, qui nagent en remontant le courant, depuis l’embouchure vers les sources. La loi est la loi ? Mensonge ! Qui juge, est déjà mort. Vivre est très dangereux, vraiment. »

La dernière phrase revient comme un leitmotiv dans le récit de Riobaldo :
« Vivre est très dangereux, je vous l’ai déjà dit. »

Apprécié en tant que bon tireur, Riobaldo parcourt donc le sertão qu’il aime, malgré les vicissitudes de cette existence itinérante, chevauchant de peines en batailles. Il médite sans cesse, sur la vie, l’amour, et par un curieux défi, dans sa haine d’Hermὀgenes qui aurait signé un pacte avec « l’Autre », décide d’en faire un lui aussi, bien qu’il ne croie ni à cette puissance maléfique, ni même à l’âme. Le démon ne se présente pas à la « croisée des chemins de Veredas-Mortes ».
« Alors, je ne sais ou non si j’ai vendu ? Je vous le dis : ma peur c’est ça. Tous la vendent, non ? Je vous le dis : de diable il n’y en a pas, le diable n’existe pas, et l’âme je la lui ai vendue… Ma peur, c’est ça. À qui l’ai-je vendue ? C’est ça, monsieur, ma peur : l’âme, on la vend, c’est tout, sans qu’il y ait acheteur… »

Cependant Riobaldo change. Lui, pour qui il n’était pas question de commander, devient le chef, Crotale-Blanc. Il reprend avec succès la traversée du Plan de Suçuarão, où avait échoué Medeiro Vaz, pour prendre à revers la fazenda d’Hermὀgenes.
Il y a encore les « pacants », rustres paysans croupissant dans la misère, victimes d’épidémies et des fazendeiros obnubilés par le profit, ou Siruiz, le jagunço poète, dont Riobaldo donne le nom à son cheval, ou encore le compère Quelémém, de bon conseil, évidemment Diadorim qu'il aime, et nombre d'autres personnages.
Ce livre-monde aux différentes strates-facettes (allégorie de la condition humaine, roman d’amour, épopée donquichottesque, geste initiatique – alchimique et/ou mythologique –, combat occulte du bien et du mal, cheminement du souvenir, témoignage ethnographique, récit de campagnes guerrières, etc.) est incessamment parcouru d’un souffle génial qui ramentoit Faust, mais aussi Ulysse (les deux).
Il est encore dans la ligne du fameux Hautes Terres (Os Sertões) d’Euclides da Cunha, par la démesure de la contrée comme de ceux qui y errent. L’esprit épique m’a aussi ramentu Borges et son exaltation des brigands de la pampa.
Sans chapitres, ce récit est un fleuve formidable dont le cours parfois s’accélère dans les péripéties de l’action, parfois s’alentit dans les interrogations du conteur : flot de parole, fil de pensée, flux de conscience. Et il vaut beaucoup pour la narration de Riobaldo ou, autrement dit, pour le style (c’est la façon de dire) rosien.
Le texte m’a paru excellemment rendu par la traductrice (autant qu’on puisse en juger sans avoir recours à l’original) ; cependant, il semble être difficilement réductible à une traduction, compte tenu de la langue créée par Rosa, inspirée du parler local et fort inventive.

\Mots-clés : #amour #aventure #contemythe #criminalite #ecriture #guerre #historique #initiatique #lieu #mort #nature #philosophique #portrait #ruralité #spiritualité #voyage
par Tristram
le Ven 22 Sep - 13:06
 
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Sujet: João Guimarães Rosa
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Guy Vaes

Octobre long dimanche

Tag mort sur Des Choses à lire Octobr10

Le jeune Laurent Cartenas, qui a perdu Régine Cœursévère, revient à Vagrèze où son oncle est mort ; il y retrouve Irène, son amante de jardinier du domaine.
« Là, sur le mur du fond, entre un porte-manteau de bois de cerf et un baromètre à flèche d’or, un miroir s’arrondissait. Un petit miroir à cadre d’ivoire dont la réflexion avait beaucoup diminué. On y distinguait néanmoins une perspective repliée comme les ailes d’un oiseau. »

« N’avait-il pas consenti depuis toujours à sa plus secrète aspiration : se fondre dans une connaissance sensuelle du monde qui, en réalité, ne serait qu’une forme consciente du sommeil ? »

Après cette première partie, dans la seconde, beaucoup plus développée, Laurent est montré dans son existence de secrétaire dans une agence de publicité, en relation avec ses amis Géo et Régis, et son amie Jessica. Ceux-ci se détournent de plus en plus de lui, qui apparemment disparaît de leur vie, devenant un « mort-vivant ».
« Mais était-il encore temps de se guérir de sa plus vieille manie : celle de se regarder vivre et d’y prendre plaisir ? »

Laurent perd son emploi (et son logement), puis, attiré par Régine, « l’Égyptienne », s’inscrit au cours d’anglais qu’elle suit à l’institut Vercel.
« Un jour, cependant, l’habitude diluerait ce profil, ou bien le dégoût d’un bonheur rectiligne ; alors le jeune homme se demanda si, même à supposer que Régine devînt sa maîtresse, il ne valait pas mieux s’accoutumer dès ce soir à l’idée de la perdre. »

Outre de telles observations psychologiques, le récit accumule les allusions au genre fantastique, s’autoréférençant.
« Peut-être a-t-il été enlevé à ce monde par une mort qui ne vous conduit pas au cimetière ? »

L’illustration de couverture de la première édition, chez Passé Présent, reprend ce passage du chapitre II, V :
« Vers le milieu de la rue, sur le trottoir où marchait Laurent, se dressait une étroite façade de couleur gingembre, dont la peinture écaillée imitait les érosions lunaires ; un balcon de bois vert, surmonté d’une crête de fer forgé, y dessinait une proue de caravelle qui émergeait d’une eau verticale. »

Régine (qui méprise le fantastique, parle de « fable » et résiste à Laurent) :
« Le soir, nous dinions en tête-à-tête au salon, puis nous allions nous balader dans le jardin. Mon fiancé était un affreux bourgeois, il adorait une existence où l’aujourd’hui confirme la veille. »

Laurent évoque l’auteur Randolf Agee, et a des velléités d’écriture ; puis il rencontre Peterssen, un maquettiste, à Évreuze, sa (fictive) ville d’origine.
« À chaque nouvelle plongée dans son passé, celui-ci modifiait sa physionomie ; aussi ce temps mort offrait-il les mêmes propriétés que l’avenir : il devenait malléable en se décomposant. »

Peterssen (avec qui Laurent se découvre des affinités) :
« Je ne puis me persuader que mourir se fasse sans notre consentement. »

Laurent, qui emménage dans un nouvel appartement, s’est écarté de Régine.
« Mais, pour l’instant, il s’était fermé à tout contact extérieur, comme s’il craignait qu’en prenant congé de soi l’on eût dérobé sa phrase, son obsédante petite phrase. Car la découverte de celle-ci ne contenait pas seulement un arrêt de mort : elle sous-entendait qu’il n’avait pas seulement perdu de sa logique, qu’il était conscient du mécanisme de son destin et pourrait, à condition de se montrer énergique, naviguer peut-être à contre-courant. Maigre garantie de lucidité, sans doute, mais dont il n’eût voulu se débarrasser sous aucun prétexte. »

Sa nouvelle voisine, Frédérique Jussiaux, qui a un rapport ambivalent avec le Christ :
« Elle désigna le crucifix. Écrasé contre le mur, il caricaturait une libellule aux ailes racornies, un dieu-insecte attentif à ne pas bouger. Il devait être le seul objet au monde que le regard de la femme atteignît d’emblée, sans que rien ne s’interposât entre elle et lui. L’invisible point de mire, était-ce le thaumaturge décharné ? »

« Avez-vous déjà songé que la conscience pouvait s’éveiller dans un objet, à l’improviste ? […] Je veux dire, reprit-elle en épousant avec prudence ce qu’elle entrevoyait, je veux dire que la matière qu’on emploie pour créer un objet demeure étrangère à sa forme. C’est un morceau de nature supplicié. Le meuble qui s’use, perd son vernis et se démantèle, redevient bois, fragment d’arbre mort. Ainsi en va-t-il pour chaque objet, ainsi retourne-t-il à ses origines. »

Régine s’est noyée, et Laurent part à Vagrèze pour faire valoir ses droits à l’héritage, comme débute la brève troisième partie.
« Octobre verrait le premier anniversaire de sa vie de jeune mort. »

Là Laurent se trouve sous l’emprise des réminiscences du jardinier disparu, Hugo, qu’il remplace auprès de la servante, Irène. Toujours passif, il oscille de plus en plus entre angoisse et complaisance.
« Car n’était-il pas vécu plus qu’il ne vivait ? »

Claude, son cousin qui hérite du domaine :
« La ressemblance des jours ne lui garantissait-elle pas une éternité à mesure d’homme, un temps si long que l’angoisse de mourir devenait anachronique ? »

Entre introspection existentielle sur l’échec personnel et réalisme magique ou inquiétante étrangeté, c’est avec un style châtié que Guy Vaes nous immerge dans cette histoire orphique. Dürrenmatt, Julien Green et Henry James me sont venus à l’esprit au cours de cette lecture.

\Mots-clés : #fantastique #mort
par Tristram
le Dim 30 Juil - 12:45
 
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Sujet: Guy Vaes
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Amos Tutuola

L'ivrogne dans la brousse

Tag mort sur Des Choses à lire Tutuola

Le malafoutier (récolteur de vin de palme, qui incise le haut du palmier pour recueillir la sève) de Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde, le narrateur, est mort dans une chute, et son employeur part à sa recherche, car il a besoin de ses services. Il voyage dans la brousse, de villes en villages, et nous raconte les péripéties de ses pérégrinations. Dans ce conte, il capture la Mort au filet, trouve femme en la sauvant du « gentleman complet » (un crâne qui emprunte des membres pour aller au marché dans un beau corps), etc., dans un monde rempli d’esprits et de métamorphoses, chez les « êtres étranges ».
« Ces êtres mystérieux ne font rien comme les autres, par exemple, comme nous l’avons vu, si quelqu’un d’entre eux veut grimper à un arbre, il commence d’abord par grimper à l’échelle avant de la poser contre cet arbre ; mieux, il y a un terrain plat à côté de leur ville, mais ils ont construit leurs maisons sur les pentes d’une colline abrupte, alors toutes les maisons penchent de côté comme si elles allaient tomber, et leurs enfants dégringolent tout le temps des maisons, mais les parents ne s’en soucient pas autrement ; aucun d’entre eux ne se lave jamais, mais ils lavent leurs animaux domestiques ; eux-mêmes, ils s’habillent de feuilles, mais ils ont des vêtements somptueux pour leurs animaux domestiques, et ils leur coupent les ongles, mais leurs ongles à eux, ils les coupent une fois tous les cent ans, et même nous en voyons beaucoup qui couchent sur le toit de leurs maisons, et ils disent qu’ils ne peuvent utiliser les maisons qu’ils ont construites de leurs mains autrement qu’en dormant dessus. »

L’humour est omniprésent (lui et sa femme font « personnellement connaissance de Rire »), et le héros féticheur père des dieux est souvent dans de mauvaises postures pleines d’autodérision. Ce comique bon-enfant contribue à l’aspect à la fois onirique et familier du récit (la traduction de Raymond Queneau y est peut-être aussi pour quelque chose).
« Ainsi nous pouvons aller à travers cette forêt aussi loin que nous le pouvons. »

« Après ça, je me mets à lui ouvrir l’estomac avec mon couteau, puis nous sortons de son estomac avec nos bagages, etc. Et voilà comment nous avons été délivrés de l’Affamé, mais je ne pourrais le décrire complètement ici, parce qu’il était quatre heures du matin et, à cette heure-là, on n’y voit pas très clair. Bref, nous le quittons sains et saufs et nous en remercions Dieu. »

C’est aussi une sorte de chronique traditionnelle du passé (légendaire),
« Il y avait toutes sortes de créatures étonnantes dans le vieux temps. »

… une épopée qui rappellerait l’Odyssée et les travaux d’Hercule, mais aussi Rabelais (notamment le Quart Livre), tout un imaginaire collectif (peut-être à rattacher à l’analogisme selon Descola, et/ou à notre Moyen Âge), sans que je connaisse la part d’inspiration de notre culture dans ce livre.
« Tout nous avait bien plu dans cette Île-Spectre et nous nous y trouvions très bien, mais il nous restait encore bien des travaux à accomplir. »

L’aspect enseignement allégorique de la fable n’est pas absent (les amis qui se détournent quand il n’a plus rien à offrir), ni celui du mythe initiatique et sacrificiel (cf. l’histoire des « Rouges »). Sans vouloir évoquer des allusions ésotériques, il est certain que nombre de références yoruba doivent nous échapper (qu’en est-il ainsi de « marcher à reculons », qui est récurrent ?).
« Trois êtres bienveillants nous délivrent de nos ennuis. Ce sont : tambour, chant et danse »

J’ai eu le grand plaisir de retrouver la verve populaire truculente caractéristique de l’Afrique centrale et occidentale, trop absente de ses romans.
« D’abord, avant d’entrer dans l’arbre blanc, nous « vendons notre mort » à quelqu’un qui se trouvait à la porte, pour le prix de 7 925 francs, et nous « louons notre peur » à quelqu’un qui se trouvait aussi à la porte avec un intérêt de 3 500 F par mois, comme ça nous n’avions plus à nous soucier de la mort et nous n’avions plus désormais peur de rien. »

On retrouve les éléments typiques de ces sociétés : palabres, gris-gris, famine. Autre particularité distinctive, la familiarité avec la mort, qui n’est pas une fin :
« Alors il nous demande si, en arrivant là, nous étions encore vivants ou morts. Nous lui répondons que nous étions toujours vivants et que nous n’étions pas des morts. »

« Moi-même, je savais bien que les morts ne peuvent vivre avec les vivants, j’avais observé leurs façons et elles ne correspondaient pas du tout aux nôtres. »

Cela m’a ramentu Juan Rulfo, et il me semble qu’il y a une vision proche du réalisme magique chez Tutuola.
Les tribulations du couple en route vers « la mystérieuse Ville-des-Morts » où se trouve le malafoutier donnent lieu à des séjours prolongés dans certains lieux, et encore plus de rencontres étonnantes, comme « le Valet-Invisible ou Donnant-Donnant », « chef de tous les êtres de la Brousse ».
La légèreté de ton est marquante, comme avec ce fardeau qui se révèlera être ce qu’il paraît :
« En le mettant sur ma tête, je trouve que c’était exactement comme le cadavre d’un homme, il était très lourd, mais je pouvais le porter facilement. »

Voilà qui donne grande envie d’en connaître plus sur cette culture que je n’ai pu qu’effleurer.
« Et ainsi toutes nos épreuves, tous nos ennuis et de nombreuses années de voyage n’avaient rapporté qu’un œuf, c’est-à-dire aboutissaient à un œuf. »


\Mots-clés : #aventure #contemythe #fantastique #humour #mort #voyage
par Tristram
le Lun 22 Mai - 12:19
 
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Sujet: Amos Tutuola
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John Maxwell Coetzee

L'Abattoir de verre

Tag mort sur Des Choses à lire L_abat10

Ce recueil de sept nouvelles écrites de 2003 à 2017 contient Le Chien (haineux), Histoire (d’un adultère décomplexé), Vanité (un ultime désir de séduire chez la mère de John et Helen), textes brefs.
Dans Une femme en train de vieillir, nous retrouvons Elizabeth Costello, toujours aussi inflexible et indépendante, qui rencontre son fils John et sa fille Helen à Nice. Elle a soixante-douze ans, et sa fille lui propose vainement d’emménager près d’elle.
« En fait, cette ambivalence ne devrait pas la déconcerter. Elle a construit sa vie sur l’ambivalence. Où en serait l’art de la fiction s’il n’y avait aucun double sens ? Que serait la vie même s’il n’y avait que des têtes et des queues, sans rien au milieu ? »

Elle raconte le début d’une de ses fictions en cours.
« L’histoire réelle se passe sur le balcon, où deux enfants d’âge mûr font face à une mère dont la capacité à les perturber et à les consterner n’est pas encore épuisée. »

La vieille femme et les chats : John rend visite à sa mère dans l’Espagne rurale ; elle prend soin des chats des environs et de Pablo, un simplet, mais est devenue presque invalide.
Mensonges : John écrit à sa femme Norma, lui expliquant qu’il n’ose aborder frontalement sa mère à propos de sa proche fin de vie.
L'abattoir de verre : toujours Elizabeth Costello :
« À ton avis, John, cela coûterait combien de construire un abattoir ? Pas grand, juste un petit modèle, histoire de montrer.
– Histoire de montrer quoi ?
– Histoire de montrer ce qui se passe dans un abattoir. Un carnage. Il m’est venu à l’esprit que les gens toléraient le massacre d’animaux parce qu’ils n’avaient jamais l’occasion d’en voir un. Ni d’en voir, ni d’en entendre, ni d’en sentir un. Il m’est venu à l’esprit que s’il y avait un abattoir au milieu de la ville, où chacun pourrait voir, entendre, sentir ce qui se passe à l’intérieur, les gens pourraient changer de pratique. Un abattoir de verre. Un abattoir avec des murs en verre. Qu’en penses-tu ? »

« Parce qu’il est asservi par son appétit, dit Heidegger, l’animal ne peut agir, à proprement parler, ni dans le monde ni sur le monde : il ne peut que se comporter, et se comporter, en outre, que dans le monde délimité par l’ampleur et l’amplitude de ses sens. L’animal ne peut pas appréhender l’autre en lui-même ; l’autre ne peut jamais se révéler tel qu’il est à l’animal. »

Mais où est la raison de Martin Heidegger lorsqu’il désire Hannah Arendt ? À propos des poussins mâles d’un jour qui vont être broyés vifs :
« C’est pour eux que j’écris. Leur vie fut tellement brève, si facile à oublier. Je suis l’unique être de l’univers qui se souvienne encore d’eux, si nous mettons Dieu à part. Après mon départ, il n’y aura que du vide. Comme s’ils n’avaient jamais existé. C’est pourquoi j’ai écrit sur eux, et pourquoi je voulais que tu lises les papiers. Pour que je te transmette, à toi, leur souvenir. C’est tout. »

J’ai eu l’impression qu’Elisabeth Costello, ce personnage "increvable", incarnait moins Coetzee que ne le fait John, son fils.
Moral Tales, le titre original, convenait mieux bien que moins accrocheur ; le vieillissement dans la dignité (et le rapport parent-enfant), puis le spécisme, constituent les thèmes principaux de ces contes fort actuels.

\Mots-clés : #mort #nouvelle #relationenfantparent #vieillesse
par Tristram
le Sam 18 Mar - 11:57
 
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Sujet: John Maxwell Coetzee
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Jean Ray

Le Livre des fantômes

Tag mort sur Des Choses à lire Le_liv11

Recueil de nouvelles écrites dans le style typique de Ray, avec le soin des détails, recherché et archaïsant, recréant une atmosphère oscillant entre Angleterre et Allemagne, en passant bien sûr par les Flandres. Et toujours un vocabulaire fort riche ; d’ailleurs des extraits de ce livre illustrent des définitions des dictionnaires, comme Le Grand Robert ou le Wiktionnaire. L’influence de Dickens notamment est marquante, mais les feintes liminaires de renvois érudits étalées afin de créditer les fictions rappellent Lovecraft.
Le premier texte, Mon fantôme à moi (L’homme au foulard rouge) pourrait bien être autobiographique…
Mention spéciale pour L’histoire de Marshall Grove, qui met en pratique l’exergue tirée de Scheerbart :
« Ce fou de Glaucus, bien qu’il ne voulût lui être agréable, lui donna des briques, du bois et du ciment, en disant : « fais ta maison toi-même et comme elle te plaira. » En faisant comme lui, en donnant tout ce qu’il faut pour composer une histoire, sans la faire moi-même, au lieu d’en achever une, j’en aurais écrit cent, mille, plus peut-être, autant que j’aurais trouvé de gens pour la lire. »

Ray narre le début de l’histoire de façon conventionnelle, donne d’insolites notes afférentes, en reprend brièvement le cours qui devient fantastique, et laisse le soin au lecteur de la compléter…
Lecteur qui est souvent apostrophé directement, ce qui est dans le ton de conversation de contes relatés au coin du feu.
Ces contes évoquent souvent le mystère de la mort, comme dans La vérité sur l’oncle Timotheus. Dans ce texte, le narrateur, un assez triste sire à ce qui transparaît de lui dans sa narration, discute avec la mort, qui a décidé de faire de lui son adjoint :
« Un jour, je lui ai dit brusquement :
— Et Dieu ?
Il a répondu doucement :
— Il faut dire les Dieux, car ils sont nombreux. Ils meurent, car ils ont le Temps contre eux.
— Mais le Temps ?
— Quand tu en auras la connaissance, il n’y aura plus aucun mystère pour toi dans la Création. Mais bien avant, nous aurons à nous occuper de ces Dieux, quels qu’ils soient. Ils nous craignent beaucoup, car nous n’avons aucune espérance à leur donner. »

Cet extrait m’a ramentu le thème de Malpertuis.
Dans Rues est exploré « le potentiel de certaines rues » à donner le pressentiment d’un drame éloigné dans le temps, passé, mais aussi futur.
« Or, voici qu’une des petites maisons bourgeoises avait été transformée en une pâtisserie de bonne mine. Ah ! quel amour d’officine sucrée ! Un lustre à pendeloques de cristal jetait l’arc-en-ciel par poignées sur un comptoir blanc où trônaient les vastes pièces montées d’antan, aux remblais de nougat brun. Sur les étagères s’alignaient les théories des bocaux en casque à mèche, bourrés de croquignoles, de darioles au beurre, de meringues amandines. Une pyramide de petits fours au massepain m’attira. »

Des histoires assez traditionnelles, presque "classiques", et de grande qualité littéraire. Avec ces fantômes, est généralement évoqué « le visage vert de la peur ».
Suit un bref roman, Saint-Judas-de-la-Nuit, sur le thème d’un grimoire de magie noire disparu, qui fait d’ailleurs référence à une nouvelle du recueil, Maison à vendre. Structure fort travaillée, in medias res entrecoupé d’« interférences » – et d’évocations culinaires...

\Mots-clés : #fantastique #mort
par Tristram
le Mar 14 Mar - 11:33
 
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Sujet: Jean Ray
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Akiyuki Nosaka

La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés et La petite marchande d’allumettes

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La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés
Setsuo et Takao sont frère et sœur, Sakuzô et Tazu leurs père et mère ; ils vivent sur une houillère au col des dieux décharnés. Takao veut faire pousser dans son jardin la vigne des morts, qui croît sur les tombes des victimes de la mine. Pour ce faire, elle aide un bébé à mourir avant de repiquer dessus un plant de cette liane. Elle couche avec son frère puis, celui-ci mort et enterré sous la vigne, son père, dont elle a une fille, Satsuki. À la mort de Sakuzô, Takao prend la direction de la mine ; après le carnage de la Deuxième Guerre, la prospérité y revient, puis un cataclysme l’inonde. Subsiste un village de rescapés qui vivent, dans une débauche permanente, des baies de la vigne ; mais celle-ci s’étiole car il n’y a plus beaucoup de morts : les femmes enfantent pour la nourrir. Usuki, un étudiant enrôlé avant guerre, est resté pour Satsuki, jusqu’à ce qu’il découvre ses relations incestueuses avec sa mère. Il l’enlève et ils s’enfuient, tandis que les derniers habitants s’entretuent.
Oscillant entre le témoignage historique et l’horreur, le mariage hallucinant du conte et de l’obscénité.

La petite marchande d’allumettes
À treize ans, Oyasu à des relations sexuelles avec l’amant de sa mère puis son beau-père. Innocente, elle associe l’odeur des hommes d’un certain âge avec le père qu’elle n’a pas connu. Elle devient masseuse, puis prostituée, de plus en plus déchue et affaiblie, suivant inlassablement cette pulsion. Andersen vu d’un Japon sans faux-semblant tout en étant fantasmatique :
« C’est ainsi qu’elle avait décidé d’exhiber son sexe à la lueur d’une allumette pour cinq yen, technique acquise alors qu’elle logeait dans un de ces bouges. »

Ce qui fait la fascination de l’écriture de Nosaka, ici développant des érotismes morbides, c’est la description factuelle et très précise de situations extraordinaires – peut-être pas si exceptionnelles – de la condition humaine traumatisée, autodestructrice, dans la misère et la dépravation. Insanité et inacceptable rapportés avec un détachement contrastif, une association fort dérangeante du réalisme et de la légende fondus dans une sorte d’excès mesuré.

\Mots-clés : #mort #nouvelle #sexualité
par Tristram
le Dim 12 Mar - 14:42
 
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Sujet: Akiyuki Nosaka
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Hubert Haddad

La Cène

Tag mort sur Des Choses à lire La_czo10

Marquès, reporter alcoolique et athée, accompagne une équipe de rugbymen brésiliens, étudiants catholiques de bonne famille, comme leur Fokker s’écrase à quatre mille mètres sur les Andes, entre Lima et Buenos Aires, où Marquès espérait retrouver Isabel.
« Chrétiens aux larges épaules, construits à l’échelle de Dieu, ils représentaient l’élite catholique du jeune Brésil formée dans un respect martial du credo. »

Les survivants souffrent du froid, de la faim ; ils piétinent vainement une grande croix de signalisation. Lui plaide pour descendre dans la vallée, tandis que les autres prient, attendant le salut du ciel. Il se confronte aussi à eux qui, par opposition au suicide, se refusent à euthanasier le pilote agonisant, incarcéré dans son cockpit.
« La plupart portaient des sortes de casques transparents bricolés à l’aide des plaques de mica qui protègent les hublots des radiations. Ils se découvrirent pour boire l’eau bouillante de la cuvette et leurs visages éclairés par les flammes semblaient figés sous les fards. Chacun s’était enduit la peau avec les cosmétiques et autres produits trouvés dans les sacs de voyage. »

Au bout d’une semaine, l’équipe décide de manger les morts, à grand renfort d’autojustifications. Marquès s’abstient, se sustentant d’excréments.
« Jésus a rompu le pain et tendu le calice aux apôtres. Il leur a dit de sa bouche mortelle : « Prenez et mangez, ceci est mon corps qui sera livré pour vous, buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’alliance. » Voilà ce qu’a dit notre Seigneur à la veille du supplice. Écoutez sa parole : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez son sang, vous n’avez pas la vie en vous. Ma chair est une vraie nourriture et mon sang est un vrai breuvage. » Le Christ est mort pour que nous vivions ! Les apôtres ont bu et ont mangé à la très sainte table pour accéder à la vie éternelle…
Ne pas manger serait un suicide et le suicide est le péché des péchés ! »

« Une cordée retourna en chasse : on remonta d’un précipice le corps pétrifié du séminariste. Sur la dépouille dénudée, le rasoir frôla les chairs meurtries. L’ongle d’acier découvrit les arêtes brisées des os. De la poitrine, jaillirent les organes sirupeux et luisants comme des crânes de nouveau-nés. Les athlètes s’accroupirent et Rodriguez distribua les parts. Ils se passèrent le foie dégelé à l’eau tiède, fruit précieux qui jutait dans les mains. Chacun y mordit à son tour comme l’aigle de la légende. Sébastien tombé de la croix, le séminariste gisait en chien de fusil sur la neige, les os en flèches, clavicules et condyles tranchant les lambeaux de chair. Son visage remodelé au gouffre souriait, extatique et sans âge. »

Après sept semaines, deux hommes se lancent dans la descente, et douze autres rescapés seront ainsi sauvés.
L’Église cautionne la « communion des vivants et des morts » qui permit de survivre à ceux qui sont alors considérés comme des héros.

L’histoire est bien sûr tirée du drame de la cordillère des Andes du 13 octobre 1972, dont on a beaucoup parlé à l’époque (quarante-cinq personnes à bord, trente-trois survivants le premier jour et seize à la fin).
Dans sa postface, La Cène ou le dernier festin des cannibales, Haddad interroge sur les limites de l’humanité.
« En exhumant le seul vrai héros de l’aventure, vite oublié par les survivants mais dont les premiers témoignages tiennent compte, sous la figure à demi fictive d’un reporter, lequel refusa jusqu’au bout de manger la chair humaine, j’ai tenté d’élever le fait divers à la parabole : cette poignée d’hommes en détresse caricature le destin d’une certaine forme cannibale et suicidaire des civilisations livrées au capitalisme sauvage, à l’ostracisme calculé des plus faibles, à la mise en coupe des ressources vitales, et pour finir à l’usage hypnotique des médias. »

Malhabilement emphatique par moments, et trop évidemment à charge sur le fond, malgré de superbes (et parfois horribles) descriptions.

\Mots-clés : #historique #mort #religion
par Tristram
le Mer 8 Mar - 12:28
 
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Sujet: Hubert Haddad
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Honoré de Balzac

Le Colonel Chabert

Tag mort sur Des Choses à lire 51r2kn10

Le résumé d'ArenSor en début de fil me dispense d'y aller du mien. Ma lecture est suscitée par celle qu'en fait Javier Marías dans Comme les amours, et il est vrai que sous cet angle le thème historique passe au second plan, avec cette vision extraordinaire du retour d'un mort dans la vie (sociale) où il n'a plus sa place.
Un vieillard misérable se présente à l'étude de maître Derville, avoué. Il prétend être le colonel Chabert de l'armée napoléonienne, déclaré mort à l’issue de la bataille d'Eylau et enterré vif.
« — Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l'honneur de parler ?
— Au colonel Chabert.
— Lequel ?
— Celui qui est mort à Eylau, répondit le vieillard. »

« Ma foi, vers cette époque, et encore aujourd'hui, par moments, mon nom m'est désagréable. Je voudrais n'être pas moi. Le sentiment de mes droits me tue. »

Il raconte comme, « sorti du ventre de la fosse aussi nu que de celui de ma mère » voilà dix ans, il veut retrouver sa fortune de comte de l’Empire, et se venger de sa femme, devenue épouse Ferraud, qui ne le reçoit pas.
« J'ai été enterré sous des morts, mais maintenant je suis enterré sous des vivants, sous des actes, sous des faits, sous la société tout entière, qui veut me faire rentrer sous terre ! »

« Le monde social et judiciaire lui pesait sur la poitrine comme un cauchemar. »

Sa femme a fait fructifier son héritage.
« Madame la comtesse Ferraud se trouva par hasard avoir fait tout ensemble un mariage d'amour, de fortune et d'ambition. Encore jeune et belle, madame Ferraud joua le rôle d'une femme à la mode, et vécut dans l'atmosphère de la cour. Riche par elle-même, riche par son mari, qui, prôné comme un des hommes les plus capables du parti royaliste et l'ami du roi [Louis XVIII], semblait promis à quelque ministère, elle appartenait à l'aristocratie, elle en partageait la splendeur. »

Mais son (nouveau) mari préfèrerait devenir pair de France par un autre mariage. Derville, qui travaille habilement pour le colonel en exploitant cette information, est pris de vitesse par la comtesse, qui circonvient ce dernier.
« — Les morts ont donc bien tort de revenir ?
— Oh ! monsieur, non, non ! Ne me croyez pas ingrate. Seulement, vous trouvez une amante, une mère, là où vous aviez laissé une épouse. S'il n'est plus en mon pourvoir de vous aimer, je sais tout ce que je vous dois et puis vous offrir encore toutes les affections d'une fille. »

Mais l’intrigante se trahit ; le colonel la rejette, et sans s’en va mourir dans la misère.
« Vous ne pouvez pas savoir jusqu'où va mon mépris pour cette vie extérieure à laquelle tiennent la plupart des hommes. J'ai subitement été pris d'une maladie, le dégoût de l'humanité. Quand je pense que Napoléon est à Sainte-Hélène, tout ici-bas m'est indifférent. Je ne puis plus être soldat, voilà tout mon malheur. Enfin, ajouta-t-il en faisant un geste plein d'enfantillage, il vaut mieux avoir du luxe dans ses sentiments que sur ses habits. Je ne crains, moi, le mépris de personne. »

« Sorti de l'hospice des Enfants trouvés, il revient mourir à l'hospice de la Vieillesse, après avoir, dans l'intervalle, aidé Napoléon à conquérir l'Égypte et l'Europe. »


\Mots-clés : #mort #social
par Tristram
le Mar 21 Fév - 16:23
 
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Sujet: Honoré de Balzac
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Javier Marías

Comme les amours

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La narratrice apprécie ses petits déjeuners dans une cafétéria à cause de la présence d’un couple heureux et jovial qui la met de bonne humeur pour sa journée de travail à Madrid, dans une maison d’édition. Il s’agit de Miguel Desvern ou Deverne et Luisa Alday ; lui est poignardé à mort le jour de ses cinquante ans, par erreur, pratiquement par hasard, pour tout dire stupidement, par un indigent.
Habituel décri cocasse des auteurs, si prétentieux, exigeants, exaspérants :
« Il voulait passer pour anticonventionnel et transcontemporain, mais dans le fond il était comme Zola et quelques autres : il faisait l'impossible pour vivre ce qu'il imaginait, voilà pourquoi tout paraissait artificiel et travaillé dans ses livres. »

Le drame est inattendu, presque improbable.
« Toutes ces informations étaient réparties sur deux jours, les deux qui suivaient l'assassinat. Ensuite la nouvelle avait complètement disparu des journaux, comme c'est le cas pour toutes actuellement : les gens ne veulent pas savoir pourquoi les choses se passent, seulement ce qui se passe, et que le monde est plein d'imprudences, de dangers, de menaces et d'infortunes qui nous frôlent, mais en revanche atteignent et tuent nos semblables négligents, ou peut-être non choisis par le sort. Nous vivons ensemble sans problème avec mille mystères irrésolus qui nous occupent dix minutes le matin et que nous oublions ensuite sans qu'ils nous laissent d'irritation ni de trace. Nous avons besoin de ne rien approfondir, de ne pas nous attarder sur un fait ou sur une histoire quelle qu'elle soit, que notre attention passe d'une chose à l'autre et que les malheurs des autres se renouvellent, comme si après chacun d'eux nous pensions : "Eh bien, quelle horreur. Et qu'est-ce qu'il y a d'autre. À quelles autres horreurs avons-nous échappé. Chaque jour, par contraste, nous avons besoin de nous sentir survivants et immortels, alors racontez-nous d'autres atrocités, parce que celles d'hier nous les avons déjà épuisées." »

María Dolz, la narratrice, rencontre Luisa, puis Javier Díaz-Varela, ami du défunt qui lui a demandé de s’occuper de sa femme s’il décédait, et ce sont de longues considérations sur la mort et le deuil. Javier couche avec María, temporairement, en succédané de Luisa, tandis qu’elle garde son autre amant, Leopoldo, au cas où.
« Oui, nous sommes tous des succédanés de gens que nous n'avons presque jamais connus, des gens qui ne s'approchèrent pas ou qui passèrent sans s'arrêter dans la vie de ceux que nous aimons à présent, ou qui s'y arrêtèrent mais se lassèrent finalement et qui disparurent sans laisser de trace ou seulement la poussière que soulèvent leurs pieds dans la fuite, ou qui moururent causant à ceux que nous aimons une mortelle blessure qui presque toujours finit par se refermer. Nous ne pouvons prétendre être les premiers, ou les préférés, nous sommes tout simplement ce qui est disponible, les laissés-pour-compte, les survivants, ce qui désormais reste, les soldes, et c'est sur des bases si peu nobles que s'érigent les amours les plus grandes et que se fondent les meilleures familles, nous provenons tous de là, de ce produit du hasard et du conformisme, des rejets, des timidités et des échecs d'autrui, et même dans ces conditions nous donnerions parfois n'importe quoi pour continuer auprès de celui que nous avons un jour récupéré dans un grenier ou une brocante, que par chance nous avons gagné aux cartes ou qui nous ramassa parmi les déchets ; contre toute vraisemblance nous parvenons à nous convaincre de nos engouements hasardeux, et nombreux sont ceux qui croient voir la main du destin dans ce qui n'est autre qu'une tombola de village quand l'été agonise... »

« Bien entendu on pleure l'ami, comme j'ai moi-même pleuré Miguel, mais il y a là aussi une agréable sensation de survie et de meilleure perspective, d'être celui qui assiste à la mort de l'autre et non l'inverse, de pouvoir contempler le tableau achevé et de raconter son histoire à la fin, de prendre en charge les personnes qu'il laisse désemparées et de les consoler. À mesure que les amis meurent on se sent rapetissé et plus seul, et parallèlement on commence le compte à rebours. "Un de moins, un de moins, je sais ce qu'il en fut d'eux jusqu'au dernier instant, et je suis celui qui reste pour le relater. Moi, en revanche, personne parmi ceux pour qui je compte vraiment ne me verra mourir ni ne sera capable de me raconter totalement, ainsi dans un certain sens je serai toujours inachevé parce qu'ils n'auront pas la certitude que je ne continue pas à être éternellement vivant, s'ils ne m'ont pas vu tomber." »

Javier analyse Le Colonel Chabert de Balzac (Shakespeare est aussi beaucoup cité).
« --- Ce qui lui arrive est secondaire. C'est un roman, et ce qui se passe dans les romans n'a pas d'importance et on l'oublie, une fois qu'ils sont finis. Ce sont les possibilités et les idées qu'ils nous inoculent et nous apportent à travers leurs cas imaginaires qui sont intéressantes, on s'en souvient plus nettement que des événements réels et on en tient compte. »

Précises observations psychologiques et sociales.
« Admettons, peut-être son interlocuteur était-il l'un de ces hommes, ils sont légion, à qui l'on ne peut s'adresser qu'avec un vocabulaire déterminé, le leur, pas celui que l'on emploie normalement, à qui il vaut mieux toujours s'adapter pour qu'ils ne se défient pas de vous, ne se sentent pas mal à l'aise ou diminués. Je n'en fus pas du tout vexée, pour la plupart des types de la planète je ne serais qu'"une gonzesse". »

María surprend une conversation de Javier avec un certain Ruibérriz, d’où il ressort qu’ils sont complices dans l’assassinat de Miguel.
Elle évoque Athos et Milady dans Les Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas.
« Nous ne sommes plus dans ces temps reculés où tout devait être jugé ou du moins être su ; aujourd'hui les crimes jamais élucidés ni punis sont incalculables parce qu'on ignore qui peut les commettre --- il y en a tant qu'il n'y a pas assez d'yeux pour regarder à l'entour --- et l'on trouve rarement quelqu'un à mettre sur la sellette avec un peu de vraisemblance : attentats terroristes, assassinats de femmes au Guatemala ou à Ciudad Juárez, règlements de comptes entre trafiquants, massacres sans discrimination en Afrique, bombardements de civils par ces avions sans pilote et par conséquent sans visage... Encore plus nombreux sont ceux dont personne ne s'occupe et qui ne donnent même pas lieu à enquête, c'est considéré comme peine perdue et on les classe sitôt qu'ils ont eu lieu ; et plus encore ceux qui ne laissent pas de trace, qui ne sont pas enregistrés, qui ne sont jamais découverts, ceux qui sont inconnus. »

Javier explique à María comme, bien que commanditaire, il laissa une grande part d’incertitude dans l’enchaînement meurtrier, dégageant ainsi sa responsabilité personnelle.
« --- Oui, Luisa sortira de l'abîme, n'aie aucun doute là-dessus. En fait elle en sort déjà, un peu plus chaque jour qui passe, je le vois bien et il n'est pas de retour en arrière possible une fois commencé le processus d'adieu, le second et définitif, celui qui n'est que mental et qui nous donne mauvaise conscience parce qu'il nous semble que nous nous déchargeons du mort --- c'est ce qu'il nous semble et c'est bien le cas. Un recul ponctuel peut se produire, selon le cours de la vie de chacun ou en fonction d'un hasard quelconque, mais rien de plus. Les morts n'ont que la force que leur accordent les vivants, et si on la leur retire... Luisa se libérera de Miguel, dans une bien plus large mesure qu'elle ne pourrait se l'imaginer à cet instant, et cela il le savait parfaitement. Qui plus est, il décida de lui faciliter la tâche selon ses possibilités, ce fut en partie pour cette raison qu'il me fit sa demande. En partie seulement. Bien entendu il y avait une raison qui pesait davantage. »

Miguel aurait été condamné à court terme par un cancer généralisé, avec des étapes atroces à brève échéance.
« Les gens croient qu'ils ont droit à la vie. De plus, cela figure presque partout dans les religions et les lois, quand ce n'est pas dans les Constitutions, et cependant lui ne le voyait pas ainsi. Comment avoir droit à ce que l'on n'a ni construit ni mérité ? disait-il. Personne ne peut se plaindre de ne pas être né, ou de ne pas avoir été avant dans le monde, ou de ne pas y avoir toujours été, alors pourquoi faudrait-il se plaindre de mourir, ou de ne pas être après dans le monde, ou de ne pas toujours y rester ? L'une comme l'autre de ces assertions lui semblaient absurdes. Personne ne fait d'objection sur sa date de naissance, donc on ne devrait pas non plus en faire sur celle de sa mort, également due à un hasard. Même les morts violentes, même les suicides, sont dus à un hasard. Et si on a déjà été dans le néant, ou dans la non-existence, il n'est pas si étonnant ou si grave d'y retourner bien que nous ayons maintenant un point de comparaison et que nous connaissions la faculté de regretter. »

María est draguée par Ruibérriz, l’ami voyou de Javier, et obtient ainsi d’autres informations sur leur « homicide compassionnel ».
Le récit s’autocite et ratiocine, et vaut essentiellement pour les réflexions sur la place des morts, l’amour, ou encore l’impunité, qu’il explore dans un style précis.

\Mots-clés : #amitié #amour #contemporain #criminalite #mort #psychologique #relationdecouple #xxesiecle
par Tristram
le Dim 19 Fév - 11:42
 
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Sujet: Javier Marías
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Ryōko Sekiguchi

La Voix sombre

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Réflexions métaphysiques sur la voix enregistrée, toujours concrète, présente, même celle des disparus, qui nous touche dans le deuil avec sa survivance.
« Pourquoi vouloir à tout prix distinguer la voix du regard ? Le caractère de la voix est de toucher directement les tympans, c’est un fait. Le regard, lui, ne « touche » pas, si fort qu’il nous frappe ; c’est aussi vrai des vivants que des morts. »


\Mots-clés : #essai #mort
par Tristram
le Mer 8 Fév - 11:18
 
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Sujet: Ryōko Sekiguchi
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Hubert Haddad

Un rêve de glace

Tag mort sur Des Choses à lire Un_rzo11

Ancien étudiant en médecine devenu gardien de la morgue (« cette région quasi boréale où le froid protège la plus étonnante statuaire », destinée à accueillir les « générations de cadavres à venir »), le personnage principal, de surcroît nécrophile, morphinomane et amateur de grand froid (aussi frigoriste !), est aimanté par le souvenir de sa mère Élénore devant leur demeure au bord de la mer, et par une belle défunte, Sandrine ; il considère celle-ci comme victime de son chirurgien, le docteur Possémé, acupuncteur qu’il hait (ou de Linda, l’anesthésiste qui le fournit en drogue pour le retenir près d’elle). Bizarre, il devient vite énigmatique, comme lorsqu’il évoque les « arcanes de l’Ordre des glaces ». Il tombe amoureux d’Eva, la jeune femme suicidée de Possémé, et emporte son beau corps pour lui éviter l’autopsie et le perpétuer par le froid ; il découvre qu’elle est morte en fait de piqûres dans le cœur, et se réfugie avec elle dans sa maison d’enfance bretonne.
Sous les auspices de Dante (citation liminaire), Haddad déploie un style raffiné, ton teinté d’un léger archaïsme tel un effluve de fantastique romantique empreignant ses précises descriptions et ses suggestives ombres, avec des images comme « le ventre aux courbes inévitables ». Me sont revenus à l’esprit, avec plus ou moins de pertinence, L'Ève future de Villiers de L'Isle-Adam, Les Diaboliques de Barbey d'Aurevilly.
« Un merle se posa, tache d’encre sur la neige. Son bec jaune fouillait le sol en quête de subsistance. Il sautilla longtemps de gauche à droite, traçant un curieux réseau de signes comme si la tache se mêlait d’écrire. L’oiseau affamé essuya son bec et continua son ballet souffreteux, égrenant, comme une boîte à musique à bout de ressort, les notes tristes de son chant d’hiver. »


\Mots-clés : #mort
par Tristram
le Ven 6 Jan - 11:41
 
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Mia Couto

L'Accordeur de silences

Tag mort sur Des Choses à lire L_acco10

À trois ans, à la mort de sa mère, Mwanito, le narrateur, fut emmené avec son frère aîné Ntunzi par son père, Silvestre Vitalício, à Jésusalem, ainsi qu’il baptise cette concession de chasse abandonnée (au Mozambique). Assez dément, utopique voire mystique et surtout fort autoritaire, le vieux prêche qu’ils sont les derniers survivants du monde disparu, « les uniques et derniers hommes » avec le domestique et ancien militaire Zacaria Kalash, du corps duquel ressortent les balles (l’écho de la guerre demeure constamment), et en périphérie Oncle Aproximado, le boiteux.
« Un jour, Dieu viendra nous demander pardon. »

« Des attentes. Voilà ce que ramène la route. Et ce sont les attentes qui font vieillir. »

Mwanito, qui n’a pas le droit de lire et d’écrire, est l’accordeur de silences.
« J’écris bien, silences, au pluriel. Oui, car il n’est pas de silence unique. Et chaque silence est une musique à l’état de gestation. »

Ntunzi, qui a gardé des souvenirs du monde et de Dordalma leur mère, rêve de fuite et se révolte contre le père, qu’il accuse de l’assassinat de cette dernière, père qui pourtant l’encourage « dans l’art de raconter des histoires ».
« Silvestre pensait qu’une bonne histoire était une arme plus puissante qu’un fusil ou un couteau. »

Saudade, lyrisme onirique et poétique, folie qui rappellent fortement le réalisme magique latino-américain, notamment dans sa proximité avec les morts toujours présents. Fantastique funèbre : il était impossible de creuser la tombe de Dordalma, que le vent remblayait sans cesse. Mais ce roman me ramentoit aussi, hélas, le salmigondis inspiré de Paolo Coelho…
« Les femmes sont comme des îles : toujours lointaines mais éclipsant toute la mer alentour. »

(Le statut de la femme est questionné, souvent maternelle ou vue comme « pute ».)
Jezibela, l’ânesse qu’aime (physiquement) Silvestre, donne le jour à un anon-zèbre, que ce dernier étouffera à la naissance.
Dans la grande maison, anciennement celle de l’administration et interdite d’accès depuis leur arrivée, survient un soir d’orage une Portugaise, Marta, sur les traces de son amour disparu en Afrique, son mari Marcelo ; c’est ce qu’apprend Mwanito en lisant son journal intime, pour qui c’est la première femme rencontrée. Elle l’attire comme une mère, et Ntunzi en tant que femme.
« Et il me raconta ce que disait notre oncle. Que dans ces pays on n’avait même pas besoin de travailler : les richesses étaient à disposition, il suffisait juste de remplir les bons formulaires.
– Je vais circuler en Europe, bras dessus bras dessous avec la femme blanche. »

« Tout cela, je le dois à ton père, Silvestre Vitalício. Je l’ai condamné pour vous avoir traîné dans un désert. Pourtant, la vérité, c’est qu’il a instauré son propre territoire. Ntunzi dirait que Jésusalem se fondait sur une supercherie créée par un malade. Oui, c’était un mensonge. Cependant, puisque nous devons vivre dans le mensonge, que ce soit dans notre propre mensonge. Finalement, le vieux Silvestre ne mentait pas tant que ça dans sa vision apocalyptique. Parce qu’il avait raison : le monde prend fin quand on n’est plus capable de l’aimer.
Et la folie n’est pas toujours une maladie. Parfois, c’est un acte de courage. Ton père, cher Mwanito, a eu ce courage qui nous manque. Quand tout était perdu, il a tout recommencé à nouveau. Quand bien même ce tout ne représentait rien pour les autres.
Voilà la leçon que j’ai apprise à Jésusalem : la vie n’a pas été faite pour être petite et brève. Et le monde pour être mesuré. »

Suivent divers rebondissements, dont l’apparition du personnage de Noci, amante de Marcello puis d’Aproximado (et enfin de Mwanito), ainsi que le départ de Jésusalem pour un retour en ville. Est révélée la fin de Dordalma, qui s’était enfuie le temps d’être victime d’un viol collectif et, ramenée par Silvestre, de se pendre ; Ntunzi, « ombre », est le fils de Zacaria.
« À la maison, Dordalma n’était jamais plus que de la cendre, éteinte et froide. Les années de solitude et de manque de confiance l’habilitèrent à n’être personne, simple indigène du silence. Infiniment de fois, cependant, elle se vengeait face au miroir. Et là, devant la coiffeuse, elle se gonflait d’apparences. On aurait dit, je ne sais pas, un cube de glace dans un verre. Disputant la surface, trônant à la première place jusqu’au moment de retourner à l’eau. »

Drame, absence, exil et culpabilité, passé et oubli, déni ou fuite, cet étrange et dense roman me laisse partagé quant à ses prodiges et son ton baroque.

\Mots-clés : #culpabilité #initiatique #lieu #mort #religion
par Tristram
le Lun 21 Nov - 10:22
 
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Sujet: Mia Couto
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Iouri Bouïda

Tag mort sur Des Choses à lire 41te1v10

Une trentaine de nouvelles, plus ou moins courtes mais des plus intéressantes. La première (en guise de préface) donne son nom au livre.

Toutes ces histoires sont tristes, sombres, car le bonheur y est éphémère. Mais combien d’humanité dans ces nouvelles ; même les handicapés, les démunis, les abîmés de la vie y sont aimés. Une ambiance fantastique, le passé et le présent entrelacés.

La folie, la mort rôdent.

On retrouve dans ces nouvelles,  la rivière, le pont, la rue Semerka, la fabrique, la cantine tantôt blanche tantôt rouge, l’asile de fous, l’Orphelinat dans cette ville de Welhau, le sergent Liocha, la Pétardière qui sait et voit tout et d’autres.

Cette région, ancienne Prusse Orientale a été soit Allemande, soit Russe au gré des guerres, c’est le pays de l’auteur. Une région où circulent légendes et mythes. Et « Il » Dieu souvent présent quel que soit son « emploi ».

Juste quelques extraits pour la compréhension :  dans la première nouvelle donc deux adolescents violent les tombent pour voler des objets, bijoux, ils ouvrent donc la tombe de la « fiancée Prussienne »

«On dirait qu’elle est vivante ! articula Matras d’une telle voix qu’on aurait cru que sa langue était en coton. Elle fait tic-tac. »
« La jeune fille poussa un soupir et au même instant, la robe vaporeuse et la peau lisse se transformèrent en un nuage de poussière qui se déposa lentement le long de la colonne vertébrale noueuse. »
 (mythe de la poussière, fait de terre nous retombons en poussière)

« D’une orbite noire s’envola soudain un minuscule papillon »  (mythe du papillon qui est âme)

Eva-Eva : La magnifique  Eva est arrivée dans la ville avec les premiers colons russes. Tous les hommes étaient amoureux d’elle.

« Quelles ne furent pas notre surprise et notre indignation quand nous apprîmes qu’elle s’était mise en ménage avec le muet. Seigneur Hans ! Cet empoté aux longs bras dont même les Allemands se payaient la tête. » Dieu qui a créé les muets et les jolies femmes, est le seul à savoir.

Eva meurt par amour quand les allemands sont déportés, donc Hans.

Douriaguine peintre et professeur au collège ; sa fille se meurt, il ne l’a jamais aimé cette personne insipide, mais quand elle lui demande de venir la voir à l’hôpital il s’y rend 2 fois par jour. Ne sachant que dire il peint ; comme elle dit aimé le lilas il peindra des aquarelles de branches de lilas, tout un mur.

« C’est comme qui dirait l’arbre de la mort ! a fait Douriaguine d’une voix neutre. Tu comprends comme c’est affreux ? Je ne l’aimais pas. »

Le narrateur à qui Douriaguine a offert l’une des aquarelles dit qu’elle est accrochée au-dessus de son bureau depuis plus de trente ans.

La dernière nouvelle "Bouïda" (en guise de postface)

Bouïda parle de lui, de son nom ; de la signification d'un nom de son utilité ou pas,  de l'intérêt ou pas de  la connaissance de la personne en donnant des exemples :

"Ces connaissances ont parfois une certaine influence sur notre compréhension des sources ou des singularités de l'oeuvre d'un écrivain, mais au fond, elles ne servent à rien. Le véritable nom d'Homère, c'est 'l'Illiade".
Shakespeare s'appelle "le roi Lear", et Dostoïevski "Crime et Châtiment"...."

""J'espère qu'on ne m'accusera pas de prétention et d'orgueil, je n'ai choisi mon nom, uniquement mon destin. Mais il ne restera qu'un nom, bien que seul le destin signifie quelque chose."


*****

Quelle belle écriture, poétique, légère, avec une touche d'humour malgré la sombreur des thèmes.

Lisez ses nouvelles !


\Mots-clés : #amour #fantastique #mort #nouvelle #pathologie
par Bédoulène
le Mar 18 Oct - 10:34
 
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Sujet: Iouri Bouïda
Réponses: 37
Vues: 3572

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