Des Choses à lire
Visiteur occasionnel, épisodique ou régulier pourquoi ne pas pousser la porte et nous rejoindre ou seulement nous laisser un mot ?

Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

Des Choses à lire
Visiteur occasionnel, épisodique ou régulier pourquoi ne pas pousser la porte et nous rejoindre ou seulement nous laisser un mot ?

Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

La date/heure actuelle est Ven 29 Mar - 8:29

57 résultats trouvés pour philosophique

Jean-Jacques Rousseau

Les Rêveries du promeneur solitaire

Tag philosophique sur Des Choses à lire Les_rz11

J’ai retrouvé après un demi-siècle ces lamentations autocentrées, déjà romantiques dans leur hypersensibilité et leur solitude élitiste, larmoiements égotistes et même paranos qui m’avaient agacé, comme dans ce suffisant jugement :
« Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec un but tout contraire au sien : car il n'écrivait ses Essais que pour les autres, et je n'écris mes rêveries que pour moi. »

Mais il est vrai que ce n’est pas Rousseau lui-même qui a publié ce recueil (inachevé) de dix promenades, conçu dans la prolongation des Confessions. J’ai donc fait l’effort d’en reprendre la lecture, et d’ailleurs la prose est belle et sensible.
« Mon imagination déjà moins vive ne s'enflamme plus comme autrefois à la contemplation de l'objet qui l'anime, je m'enivre moins du délire de la rêverie ; il y a plus de réminiscence que de création dans ce qu'elle produit désormais, un tiède alanguissement énerve toutes mes facultés, l'esprit de vie s'éteint en moi par degrés ; mon âme ne s'élance plus qu'avec peine hors de sa caduque enveloppe, et sans l'espérance de l'état auquel j'aspire parce que je m'y sens avoir droit, je n'existerais plus que par des souvenirs. »

Il n’en reste pas moins que demeurent en travers de la gorge des propos tels que :
« Après les recherches les plus ardentes et les plus sincères qui jamais peut-être aient été faites par aucun mortel, je [… »

« Je me refuse ainsi à toutes nouvelles idées comme à des erreurs funestes qui n'ont qu'une fausse apparence et ne sont bonnes qu'à troubler mon repos. »

« …] car j'ai très peu fait de bien, je l'avoue, mais pour du mal, il n'en est entré dans ma volonté de ma vie, et je doute qu'il y ait aucun homme au monde qui en ait réellement moins fait que moi. »

La Quatrième promenade présente des arguties captieuses sur ses mensonges, au nom de la morale qui lui serait naturelle ; mieux, il ne tolère que la fiction qui a une finalité morale.
« Il suit de toutes ces réflexions que la profession de véracité que je me suis faite a plus son fondement sur des sentiments de droiture et d'équité que sur la réalité des choses, et que j'ai plus suivi dans la pratique les directions morales de ma conscience que les notions abstraites du vrai et du faux. »

Dans la Cinquième promenade, Rousseau avoue qu’il serait demeuré avec plaisir dans « l'île de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne », seul (avec du personnel), herborisant et se promenant oisivement.
Quelque chose qui semble participer de la misanthropie et de la mise à distance dédaigneuse teinte souvent cette autocritique un peu partisane.
« Le résultat que je puis tirer de toutes ces réflexions est que je n'ai jamais été vraiment propre à la société civile où tout est gêne, obligation, devoir, et que mon naturel indépendant me rendit toujours incapable des assujettissements nécessaires à qui veut vivre avec les hommes. »

Dans le Septième promenade, après la société des hommes, ce sont la géologie, la zoologie, l’astronomie qu’il dénigre, et ne lui reste que la botanique pour jouir de la nature où il fuit la société humaine : encore une autojustification oiseuse.
« Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre pour ainsi dire dans le système des êtres, à m'identifier avec la nature entière. Tant que les hommes furent mes frères, je me faisais des projets de félicité terrestre ; ces projets étant toujours relatifs au tout, je ne pouvais être heureux que de la félicité publique, et jamais l'idée d'un bonheur particulier n'a touché mon cœur que quand j'ai vu mes frères ne chercher le leur que dans ma misère. Alors pour ne les pas haïr il a bien fallu les fuir ; alors me réfugiant chez la mère commune j'ai cherché dans ses bras à me soustraire aux atteintes de ses enfants, je suis devenu solitaire, ou, comme ils disent, insociable et misanthrope, parce que la plus sauvage solitude me paraît préférable à la société des méchants, qui ne se nourrit que de trahisons et de haine. »

Dans la Huitième promenade, le dépressif et autosatisfait Rousseau se révèle aussi précurseur du complotisme.
« Moi qui me sentais digne d'amour et d'estime, moi qui me croyais honoré, chéri comme je méritais de l'être, je me vis travesti tout d'un coup en un monstre affreux tel qu'il n'en exista jamais. Je vois toute une génération se précipiter tout entière dans cette étrange opinion, sans explication, sans doute, sans honte, et sans que je puisse au moins parvenir à savoir jamais la cause de cette étrange révolution. Je me débattis avec violence et ne fis que mieux m'enlacer. Je voulus forcer mes persécuteurs à s'expliquer avec moi ; ils n'avaient garde. Après m'être longtemps tourmenté sans succès, il fallut bien prendre haleine. Cependant j'espérais toujours ; je me disais : un aveuglement si stupide, une si absurde prévention, ne saurait gagner tout le genre humain. Il y a des hommes de sens qui ne partagent pas ce délire ; il y a des âmes justes qui détestent la fourberie et les traîtres. Cherchons, je trouverai peut-être enfin un homme ; si je le trouve, ils sont confondus. J'ai cherché vainement, je ne l'ai point trouvé. La ligue est universelle, sans exception, sans retour, et je suis sûr d'achever mes jours dans cette affreuse proscription, sans jamais en pénétrer le mystère. »

La parade psychique est soigneusement décrite : il se tourne alors vers l’« amour de moi-même » (et non plus l’amour-propre) : sa propre estime, inaltérable, contre l’opinion des autres. Il vit dans le présent, dans l’oubli, dans "son" monde.

Neuvième promenade : Rousseau est persécuté ; en voici la cause bénigne :
« Je comprends que le reproche d'avoir mis mes enfants aux Enfants-Trouvés a facilement dégénéré, avec un peu de tournure, en celui d'être un père dénaturé et de haïr les enfants. Cependant il est sûr que c'est la crainte d'une destinée pour eux mille fois pire et presque inévitable par toute autre voie, qui m'a le plus déterminé dans cette démarche. »

Dans cette introspection d'un individualisme novateur en littérature, je n'ai pas su démêler tout l'apport philosophique, d'ailleurs gêné par une religiosité foncière.

\Mots-clés : #autobiographie #intimiste #philosophique #psychologique #solitude #vieillesse
par Tristram
le Lun 22 Jan - 11:12
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Jean-Jacques Rousseau
Réponses: 47
Vues: 2069

João Guimarães Rosa

Diadorim

Tag philosophique sur Des Choses à lire Captur85

Le titre original est Grande Sertão : veredas. Le sertão désigne les vastes régions semi-arides de l’intérieur du Brésil, où une population clairsemée vit surtout de l’élevage ; les chapadas, plateaux désertiques, sont parsemées de veredas, verdoyantes dépressions où l’eau se concentre, et donc la vie.
Riobaldo, surnommé Tatarana, ancien jagunço devenu fazendeiro (propriétaire d’une fazenda, ou vaste ferme), évoque devant le narrateur sa vie passée dans le sertão (les jagunços sont les hommes de main des fazendeiros, vivant en bandes armées et se livrant au brigandage, aussi considérés comme des preux).
« Vous le savez : le sertão c’est là où est le plus fort, à force d’astuces, fait la loi. Dieu lui-même, quand il s’amènera, qu’il s’amène armé. Et une balle est un tout petit bout de métal. »

« J’ai ramé une vie libre. Le sertão : ces vides qu’il est. »

« Le sertão est bon. Tout ici se perd ; tout ici se retrouve… disait le sieur Ornelas. Le sertão c’est la confusion dans un grand calme démesuré. »

Le sertão est hostile, mais a ses beautés, et les descriptions qui en sont données constituent un intérêt supplémentaire. À ce propos, l’emblématique buruti, c’est le palmier-bâche qui vit les pieds dans l’eau, le bem-te-vi, c’est le quiquivi, oiseau également fréquent en Guyane.
Riobaldo, comme beaucoup, ne connaît pas son père (en fait, à la mort de sa mère, il est recueilli par son parrain, qui serait son géniteur).
« L’homme voyage, il fait halte, repart : il change d’endroit, de femme – ce qui perdure c’est un enfant. »

Riobaldo parle de ses pensées qui l’obsèdent à propos du démon (qui a d’innombrables noms, dont « celui-qui-n’existe-pas ») : peut-on faire pacte avec lui ? Il parle aussi de Diadorim, son ami et amour, et des femmes qu’il aime. Il digresse, reprend le fil de son monologue : il évoque leur lieutenant, Medeiro Vaz, qui brûla sa fazenda, éparpilla les pierres de la tombe de sa mère pour aller mener une guerre de justice dans les hautes-terres, et leurs ennemis, les deux Judas félons (Hermὀgenes, protégé des enfers, et Ricardo) qui ont tué Joca Ramiro (père de Diadorim), et les soldats qui les combattent, et Zé Bebelo, stratège enjoué qui rêve de batailles et d’être député, puis remplace Medeiro Vaz à sa mort (et de qui Riobaldo fut percepteur, avant d’être dans le camp adverse, ce qui le tourmente). Car ce dernier narre dorénavant son existence depuis son enfance : comment il rencontra Reinaldo et fut séduit (ses amours sont plus généralement féminines, notamment la belle Otacilia, ou encore Norinha), Reinaldo qui lui confie s’appeler Diadorim.
À propos de la sensualité féminine, un passage qui rappelle Jorge Amado dans ses bonnes pages :
« L’une d’elles – Maria-des-Lumières – était brune : haute d’un huitième de cannelier. La chevelure énorme, noire, épaisse comme la fourrure d’un animal – elle lui cachait presque toute la figure, à cette petite mauresque. Mais la bouche était le bouton éclos, et elle s’offrait rouge charnue. Elle souriait les lèvres retroussées et avait le menton fin et délicat. Et les yeux eau-et-miel, avec des langueurs vertes, à me faire croire que j’étais à Goïas… Elle avait beaucoup de savoir-faire. Elle s’occupa aussitôt de moi. Ce n’était pas qu’une petite péronnelle.
L’autre, Hortense, une très gentille oiselle de taille moyenne, c’était Gelée-Blanche ce surnom parce qu’elle avait le corps si blanc ravissant, que c’était comme étreindre la froide blancheur de l’aube… Elle était elle-même jusqu’au parfum de ses aisselles. Et la ligne des reins, courbes ondulantes d’un ruisseau de montagne, confondait. De sorte que sa longueur exacte, vous n’arriviez jamais à la mesurer. Entre elles deux à la fois, je découvris que mon corps aussi avait ses tendretés et ses duretés. J’étais là, pour ce que je sais, comme le crocodile. »

Ce qui vaut surtout, c’est le monologue noté par son auditeur :
« Nous vivons en répétant, et bon, en une minime minute le répété dérape, et nous voilà déjà projetés sur une autre branche. »

Son récit décousu se commente lui-même, et sans doute l’auteur s’exprime-t-il lui-même par moments :
« Je sais que je raconte mal, je survole. Sans rectifier. Mais ce n’est pas pour donner le change, n’allez pas croire. […] Raconter à la suite, en enfilade, ce n’est vraiment que pour les choses de peu d’importance. De chaque vécu que j’ai réellement passé, de joie forte ou de peine, je vois aujourd’hui que j’étais chaque fois comme s’il s’agissait de personnes différentes. Se succédant incontrôlées. Tel je pense, tel je raconte. […] Et ce que je raconte n’est pas une vie d’homme du sertão, aurait-il été jagunço, mais la matière qui déborde. »

Riobaldo n’a jamais connu la peur, mais…
« Je sentis un goût de fiel sur le bout de ma langue. La peur. La peur qui vous coince. Qui me rattrapa au tournant. Un bananier prend le vent par tous les bords. L’homme ? C’est une chose qui tremble. Mon cheval me menait sans échéance. Les mulets et les ânes de la caravane, Dieu sait si je les enviais… Il y a plusieurs inventions de peur, je sais, et vous le savez. La pire de toutes est celle-ci : qui d’abord vous étourdit, et ensuite vous vide. Une peur qui commence d’emblée par une grande fatigue. Là où naissent nos énergies, je sentis qu’une de mes sueurs se glaçait. La peur de ce qui peut toujours arriver et qui n’est pas encore là. Vous me comprenez : le dos du monde. […] Je n’y arrivais pas, je ne pensais pas distinctement. La peur ne permettait pas. J’avais la cervelle embrumée, la tête me tournait. Je bus jusqu’à la lie le passage de la peur : je traversais un grand vide. »

« La peur manifeste provoque la colère qui châtie ; c’est bien tout ce à quoi elle sert. »

Le ton est celui du langage populaire, volontiers proverbial, traversé de fulgurances condensées voire lapidaires, très inventives et souvent poétiques, à l’encontre d’une rédaction rationnelle et claire. Allers-retours dans le temps de la remémoration (étonnamment riche, précise et détaillée), à l’instar des chevauchées et contre-marches de la troupe.
« Veuillez m’excuser, je sais que je parle trop, des à-côtés. Je dérape. C’est le fait de la vieillesse. Mais aussi, qu’est-ce qui vaut et qu’est-ce qui ne vaut pas ? Tout. Voyez plutôt : savez-vous pourquoi le remords ne me lâche pas ? Je crois que ce qui ne le permet pas c’est la bonne mémoire que j’ai. »

« Ah, mais je parle faux. Vous le sentez ? Si je démens ? Je démens. Raconter est très, très laborieux. Non à cause des années, passées depuis beau temps. Mais à cause de l’habileté qu’ont certaines choses passées – à faire le balancier, à ne pas rester en place. Ce que j’ai dit était-il exact ? Ça l’était. Mais ce qui était exact a-t-il été dit ? Aujourd’hui je crois que non. Ce sont tant d’heures passées avec les gens, tant de choses arrivées en tant de temps, tout se découpant par le menu. »

« Non, nenni. Je n’avais aucun regret. Ce que j’aurais voulu, c’était redevenir enfant, mais là, dans l’instant, si j’avais pu. J’en avais déjà plus qu’assez de leurs égarements à tous. C’est qu’à cette époque je trouvais déjà que la vie des gens va à vau-l’eau, comme un récit sans queue ni tête, par manque de joie et de jugement. La vie devrait être comme dans une salle de théâtre, et que chacun joue son rôle avec un bel entrain du début à la fin, qu’il s’en acquitte. C’était ce que je trouve, c’est ce que je trouvais. »

« Nous sommes des hommes d’armes, pour le risque de chaque jour et toutes les menues choses de l’air. »

« Mais les chemins sont ce qui gît partout sur la terre, et toujours les uns contre les autres ; il me revient que les formes les plus fausses du démon se reproduisent. Plus vous allez m’entendre, plus vous allez me comprendre. »

« On ne se met pas en colère contre le boa. Le boa étranglavale, mais il n’a pas de venin. Et il accomplissait son destin, tout réduire à un contenu. »

« La vie en invente ! On commence les choses, à l’obscur de savoir pourquoi, et dès lors le pouvoir de les continuer, on le perd – parce que la vie est le boulot de tous, triturée, assaisonnée par tous. »

« Tout cela pour vous, mon cher monsieur, ne tient pas debout, n’éclaire rien. Je suis là, à tout répéter par le menu, à vivre ce qui me manquait. Des choses minuscules, je sais. La lune est morte ? Mais je suis fait de ce que j’ai éprouvé et reperdu. De l’oublié. Je vais errant. Et se succédèrent nombre de petits faits. »

« Je sais : qui aime est toujours très esclave, mais ne se soumet jamais vraiment. »

« Qui le sait vraiment ce qu’est une personne ? Compte tenu avant tout : qu’un jugement est toujours défectueux, parce que ce qu’on juge c’est le passé. Eh, bé. Mais pour l’écriture de la vie, juger on ne peut s’en dispenser ; il le faut ? C’est ce que font seuls certains poissons, qui nagent en remontant le courant, depuis l’embouchure vers les sources. La loi est la loi ? Mensonge ! Qui juge, est déjà mort. Vivre est très dangereux, vraiment. »

La dernière phrase revient comme un leitmotiv dans le récit de Riobaldo :
« Vivre est très dangereux, je vous l’ai déjà dit. »

Apprécié en tant que bon tireur, Riobaldo parcourt donc le sertão qu’il aime, malgré les vicissitudes de cette existence itinérante, chevauchant de peines en batailles. Il médite sans cesse, sur la vie, l’amour, et par un curieux défi, dans sa haine d’Hermὀgenes qui aurait signé un pacte avec « l’Autre », décide d’en faire un lui aussi, bien qu’il ne croie ni à cette puissance maléfique, ni même à l’âme. Le démon ne se présente pas à la « croisée des chemins de Veredas-Mortes ».
« Alors, je ne sais ou non si j’ai vendu ? Je vous le dis : ma peur c’est ça. Tous la vendent, non ? Je vous le dis : de diable il n’y en a pas, le diable n’existe pas, et l’âme je la lui ai vendue… Ma peur, c’est ça. À qui l’ai-je vendue ? C’est ça, monsieur, ma peur : l’âme, on la vend, c’est tout, sans qu’il y ait acheteur… »

Cependant Riobaldo change. Lui, pour qui il n’était pas question de commander, devient le chef, Crotale-Blanc. Il reprend avec succès la traversée du Plan de Suçuarão, où avait échoué Medeiro Vaz, pour prendre à revers la fazenda d’Hermὀgenes.
Il y a encore les « pacants », rustres paysans croupissant dans la misère, victimes d’épidémies et des fazendeiros obnubilés par le profit, ou Siruiz, le jagunço poète, dont Riobaldo donne le nom à son cheval, ou encore le compère Quelémém, de bon conseil, évidemment Diadorim qu'il aime, et nombre d'autres personnages.
Ce livre-monde aux différentes strates-facettes (allégorie de la condition humaine, roman d’amour, épopée donquichottesque, geste initiatique – alchimique et/ou mythologique –, combat occulte du bien et du mal, cheminement du souvenir, témoignage ethnographique, récit de campagnes guerrières, etc.) est incessamment parcouru d’un souffle génial qui ramentoit Faust, mais aussi Ulysse (les deux).
Il est encore dans la ligne du fameux Hautes Terres (Os Sertões) d’Euclides da Cunha, par la démesure de la contrée comme de ceux qui y errent. L’esprit épique m’a aussi ramentu Borges et son exaltation des brigands de la pampa.
Sans chapitres, ce récit est un fleuve formidable dont le cours parfois s’accélère dans les péripéties de l’action, parfois s’alentit dans les interrogations du conteur : flot de parole, fil de pensée, flux de conscience. Et il vaut beaucoup pour la narration de Riobaldo ou, autrement dit, pour le style (c’est la façon de dire) rosien.
Le texte m’a paru excellemment rendu par la traductrice (autant qu’on puisse en juger sans avoir recours à l’original) ; cependant, il semble être difficilement réductible à une traduction, compte tenu de la langue créée par Rosa, inspirée du parler local et fort inventive.

\Mots-clés : #amour #aventure #contemythe #criminalite #ecriture #guerre #historique #initiatique #lieu #mort #nature #philosophique #portrait #ruralité #spiritualité #voyage
par Tristram
le Ven 22 Sep - 13:06
 
Rechercher dans: Écrivains d'Amérique Centrale, du Sud et des Caraïbes
Sujet: João Guimarães Rosa
Réponses: 26
Vues: 1480

Paul Morand

L'homme pressé

Tag philosophique sur Des Choses à lire L_homm19

Pierre Nioxe est l’homme pressé, un antiquaire qui court sans cesse, incapable d’attendre, obsédé par le temps qui passe.
« Une malédiction veut que je sois lancé au galop dans un univers qui trottine. »

« La balle qui fuse hors du canon ne se demande pas si elle va trouer un carton ou fracasser un crâne ; Pierre non plus. À lire ceci, on pourrait le croire audacieux. « Voilà, dira-t-on, un homme assuré qui ne doit pas rater son coup. » Au contraire, Pierre est timide car sa hâte lui a valu beaucoup d’échecs alternant avec de foudroyants succès. Et ce sera la moralité de cette histoire que de montrer l’impatient plus souvent puni que récompensé. »

« Les secondes que tu gagnes, qu’en fais-tu ?
— J’en fais des minutes, grogna Pierre… »

« Je me croyais un homme comme les autres, doué seulement d’un peu plus de vivacité. Cette vivacité dont je suis fier est-elle la vitesse ? Ou bien une traînasserie déguisée, un moyen de temporiser, d’éluder les vraies réponses, de suspendre, grâce à des sautillements, le grand saut que chaque homme doit faire dans l’inconnu ? »

Nioxe constitue un peu le type de l’homme pressé dans la galerie de caractères où Oblomov serait son antithèse.
Avec son ami Placide, un chartiste, il file acheter in extremis le Mas Vieux de M. de Boisrosé, un créole. La femme de ce dernier, l’indolente Bonne toujours alitée, et ses filles, la blonde Angélique (vingt-quatre ans, mariée), la rousse Hedwige (vingt ans) et la brune Fromentine (dix-huit ans), vivent en cocon familial dans la région parisienne, et voudraient lui faire reconsidérer cet achat qui les dépossèdent. Surtout séduit par Hedwige, il entretient avec les trois belles des rapports distendus.
« Pierre chiffonnait avec grâce les objets de ses soins, les agaçait juste ce qu’il faut avec son agitation ; il avait l’embrassade franche, la bouche fraîche, la peau chaude. Il enchaînait bien, se précipitait sur elles, les dévorait sans les assimiler, disparaissait avant qu’elles aient eu le temps de dire ouf, en admettant qu’une femme pousse jamais ce cri-là. Il télescopait les situations, revenait classiquement à l’unité de temps, de lieu et d’action. Il confondait volontiers la déclaration avec l’enlèvement en taxi, le taxi avec la loge grillée, l’escalier avec le canapé, la main serrée avec la taille prise, le mouchoir avec le soutien-gorge, le premier rendez-vous avec le dernier, et les ménagements du début avec les délires de la fin. Tout cela avec si peu d’espace entre le point de départ et celui d’arrivée qu’elles croyaient recevoir un premier tribut de reconnaissance que déjà il leur offrait un cadeau d’adieu. »

Il épouse finalement Hedwige, travaillant à maîtriser sa hâte. Ils sont amoureux, et lui commence à apprécier le présent. Mais, Hedwige enceinte, l’avenir reprend place pour lui, tandis qu’elle retourne peu à peu au gynécée de « Mamicha ». Pierre s’impatiente, et sa précipitation, l’urgence permanente pour toujours aboutir au plus tôt, son impuissance à ralentir ou s’arrêter ne sont pas sans l’égocentrisme d’un maniaque tyrannique, ni provoquer le désordre.
« Attendre écrasait Pierre. Pour lui la lenteur se traduisait toujours en kilogrammes, en tonnes. Quand il lui fallait ralentir le pas dans la rue pour se laisser rattraper par le compagnon qu’il avait distancé de cent mètres sans s’en apercevoir et tout en continuant à lui parler, il se sentait soudain métamorphosé en un âne pliant sous le bât. Or, l’amour est d’un grand poids dans la vie des hommes ; c’est une surcharge. Rien d’écrasant comme les impondérables. Le cœur est un organe de plomb. Quand un homme et une femme se rencontrent, ils s’étudient moins qu’ils ne se soupèsent ; ils savent qu’un jour l’un des deux portera l’autre sur ses épaules. Car un couple, ce n’est pas un appareillage latéral, c’est un assemblage vertical. »

Il propose à Hedwige d’écourter sa grossesse de deux mois… et elle décide de la poursuivre chez sa mère.
« – C’est toi qui n’as pas compris, malheureux, combien c’est inhumain ce que tu proposes là ! Attendre cet enfant, mais c’est tout mon plaisir, toute ma vie !
Et je ne l’attends même pas ; il existe, ce petit être, aussi vivant que s’il était déjà parmi nous. »

Pierre s’est spécialisé dans la « haute époque », à l’époque où justement régnait la course au bel objet rare, plus ou moins honnêtement acquis ici ou là sur la planète. Il a découvert un cloître roman sur son nouveau domaine, et pour éviter l’afflux touristique, l’a fait démonter et l’a vendu aux États-Unis, où il se rend et apprécie d’abord la frénésie, qui rapidement le lasse.
« Je suis infatigable ; à peine installé dans cette rame, je m’envole déjà par la pensée dans l’auto qui m’attend. Que j’aime ce bruit du vent qui me siffle aux oreilles ! Ce que je fais m’échauffe et me presse ; je laisse tomber ce qui me retarde ; je suis satisfait d’être ainsi dans l’instant suivant. Je n’existe pas, je préexiste ; je suis un homme antidaté ; non, je ne suis pas un homme, je suis un moment ! »

« D’ailleurs, la ville [New York] et lui reposent sur rien, sont sans racines ; vacillants et faibles comme l’instant. »

« C’est vraiment curieux, pensait Pierre : j’ai pris successivement un omnibus, un express, une auto rapide et un avion dernier cri, c’est-à-dire que j’ai chaque fois augmenté l’allure et plus je file, plus les choses paraissent s’immobiliser. Nous faisons du cinq cents à l’heure, et il me semble que ça n’avance plus. Je suis ici suspendu en un arrêt total, détaché du monde ; tout devient sempiternel ; plus c’est grand, moins ça bouge ; le port glisse à peine sous mes yeux parce qu’il est énorme ; la mer se fige, à mesure qu’elle devient océan.
Sans doute ne voyais-je l’univers sous son aspect tumultueux que parce que j’avais le nez dessus. On ne va vite qu’à ras du sol. Dès que je prends du recul pour regarder ma vieille planète, elle me paraît morte. La vitesse, c’est un mot inventé par le ver de terre. »

Regencrantz, un cosmopolite médecin juif qui l’appelle le « Vélociférique », d’après Goethe, lui raconta l’histoire du commodore Swift, un coureur automobile américain qu’il a rencontré, attendant depuis quatre mois les conditions nécessaires à sa course, et l’image de l’homme pressé prend une dimension sociétale ambigüe ; le docteur lui apprend que son cœur est prêt à lâcher : le temps le quitte, et enfin il se ménage pour voir son enfant à naître – et même ce dernier regard sera vain.
Brillant, écrit tambour battant et avec un grand sens de la formule d’un style riche, j’ai trouvé cette analyse approfondie de la précipitation et de la fuite en avant un peu datée par un ton de vaudeville.
J’ai aussi vu le film tiré de ce roman par Molinaro (avec Darc et Delon), qui n’en retient que certains éléments.

\Mots-clés : #philosophique #psychologique #xxesiecle
par Tristram
le Lun 29 Mai - 12:40
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Paul Morand
Réponses: 23
Vues: 1450

Ernst Jünger

Le traité du rebelle ou le recours aux forêts suivi de Polarisations

Tag philosophique sur Des Choses à lire Le_tra11

Dans une note préliminaire le traducteur, Henri Plard, explicite le terme de « rebelle » employé pour « Waldgänger », mot emprunté à une coutume d'origine islandaise selon laquelle au Moyen Âge un proscrit s’exilait loin de la société.
Ce texte est un essai sur le vote (notamment des 2% de rebelles) sous une dictature.
« Nous vivons en des temps où nous interpellent sans cesse des pouvoirs inquisitoriaux. Et ces puissants ne sont pas uniquement animés d’une soif idéale de savoir. Lorsqu’ils s’approchent pour nous questionner, ils n’attendent pas de nous une contribution à la vérité objective, ni même à la solution de certaines difficultés. Peu leur importe notre solution ; c’est à notre réponse qu’ils tiennent. »

Au-delà de la statistique, cette minorité nécessaire justifie en quelque sorte le totalitarisme, et on reconnaît les échos de l'histoire bouleversée de la première partie du XXe.
« L’état pléthorique de la police, qui est en fait une véritable armée, a de quoi surprendre au premier abord, dans des empires où l’assentiment a pris cette puissance écrasante. Ce doit donc être le symptôme d’un accroissement du même ordre dans la force potentielle de la minorité. Et il en est bien ainsi. »

« L’espionnage introduit ses tentacules dans chaque pâté de maisons, dans chaque demeure. Il cherche même à pénétrer dans les familles et célèbre ses suprêmes triomphes lorsque les accusés requièrent contre eux-mêmes, au cours de procès pompeux : nous y voyons l’individu, devenu policier de soi-même, contribuer à sa propre perte. »

« Le choix des sphères qu’atteindra cette persécution demeure secondaire : il s’agira toujours de minorités qui tranchent par leur nature même sur le reste du peuple, ou que l’on définit tout exprès. Il va de soi que le péril s’étend à tous ceux qui se distinguent par leurs qualités héréditaires ou leurs talents. »

Écrit après-guerre, en pleine guerre froide, ce manifeste étrange, métaphorique, inspiré, confus, mêle mythologie, religion, métaphysique, arts (y compris de la guerre), et dénonce l’automatisme, la peur qui nous conduisent. Surtout, il promeut le « recours aux forêts » (refuge, « champ de sa bataille »), combat pour la liberté, individuel, voire élitiste.
« Or, avoir son destin propre, ou se laisser traiter comme un numéro : tel est le dilemme que chacun, certes, doit résoudre de nos jours, mais est seul à pouvoir trancher. »

« Nous vivons en des temps où la guerre et la paix ne sont plus guère discernables. »

Une remarque intéressante : c’est une sorte de regret de cette liberté qui fait qu’on « héroïse le malfaiteur ».
Agréablement difficile à rattacher à une tendance politique, ce discours de résistance à l’autorité et de défiance de l’État résonne pourtant toujours aujourd’hui.

Polarisations : dans cette brève mais brillante réflexion méditative, j’ai retrouvé le plaisir de lecture des Chasses subtiles, là aussi fondée sur l’observation naturaliste (voire ethnologique) revisitée par une expérience de pensée fort inventive.
« Une bouée de sauvetage, sur un grand navire, peut l’accompagner dans ses croisières des années durant, tout en restant fixée à la lisse. Puis on la met au rebut, sans qu’un homme en péril de noyade s’en soit jamais ceint. Des milliers de bouées naviguent ainsi sur toutes les mers et n’accèdent jamais à leur destination. Ce n’est pas une raison pour supprimer les bouées de sauvetage. La seule qui sauve réellement, quand le navire sombre, donne à toutes les autres leur sens.
Il faut ici se demander : en fait, donne-t-elle, cette unique bouée, leur sens à toutes les autres ? Ou le sens n’est-il pas bien plutôt replié en elles toutes, et l’autre, celle qui remplit son office, ne se borne-t-elle pas à le développer, à le confirmer, à le dégager ? »


\Mots-clés : #essai #philosophique #politique #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 27 Oct - 12:54
 
Rechercher dans: Écrivains européens de langue allemande
Sujet: Ernst Jünger
Réponses: 18
Vues: 2592

Umberto Eco

Construire l’ennemi et autres textes occasionnels

Tag philosophique sur Des Choses à lire Constr10

Dans Construire l’ennemi, Eco documente la stigmatisation de l’étranger, du laid, du juif, de l’hérétique, de la femme (notamment sorcière), du lépreux à travers les temps, en produisant nombre d’extraits édifiants (sans omettre les auteurs religieux).
« Il semble qu’il soit impossible de se passer de l’ennemi. La figure de l’ennemi ne peut être abolie par les procès de civilisation. Le besoin est inné même chez l’homme doux et ami de la paix. Simplement, dans ces cas, on déplace l’image de l’ennemi, d’un objet humain à une force naturelle ou sociale qui, peu ou prou, nous menace et doit être combattue, que ce soit l’exploitation du capitalisme, la faim dans le monde ou la pollution environnementale. Mais, même si ce sont là des cas « vertueux », Brecht nous rappelle que la haine de l’injustice déforme elle aussi le visage. »

« Essayer de comprendre l’autre, signifie détruire son cliché, sans nier ou effacer son altérité. »

Mention particulière à La paix indésirable ? Rapport sur l’utilité des guerres, effarante justification états-unienne (et orwellienne) de la nécessité de l’ennemi, notamment pour des raisons économiques (anonyme, préfacé par J. K. Galbraith).

Absolu et relatif nous entraîne dans un débat philosophique qui revient rapidement au problème de notre conception de la vérité (atteignable ou pas).

La flamme est belle est une réflexion sur le feu, qui n’oublie pas Bachelard, entr’autres.
« Les amis pleins de sollicitude brûlent, pour des raisons de moralité et de santé mentale, la bibliothèque romanesque de Don Quichotte. On brûle la bibliothèque d’Auto da fé d’Elias Canetti, en un bûcher qui rappelle le sacrifice d’Empédocle (« quand les flammes l’atteignent enfin, il rit à pleine voix comme il n’avait jamais ri de sa vie »). »

Délices fermentées est consacré à Piero Camporesi, auteur de L’Officine des sens et « gourmet de listes ».

« Hugo, hélas ! » La poétique de l’excès :
« Le goût de l’excès le conduit à décrire en procédant par énumérations interminables [… »

« La beauté n’a qu’un type, la laideur en a mille. »

Cela m’a ramentu cette phrase (souvenir scolaire – on a beau dire du mal de l’école…) :
« Si le poète doit choisir dans les choses (et il le doit), ce n’est pas le beau, mais le caractéristique. »

Astronomies imaginaires (mais pas astrologie, croyance ou tromperie).

Je suis Edmond Dantès ! sur le roman-feuilleton, et « l’agnition ou reconnaissance » (d’un lien de parenté entre personnages) ; le texte commence ainsi :
« Certains infortunés se sont initiés à la lecture en lisant, par exemple, du Robbe-Grillet. Illisible si l’on n’a pas compris les structures ancestrales de la narration, qu’il détourne. Pour savourer les inventions et déformations lexicales de Gadda, il faut connaître les règles de la langue italienne et s’être familiarisé au bon toscan avec Pinocchio. »

Il ne manquait plus qu’Ulysse. Époustouflant patchwork de critiques du livre de Joyce, où la bêtise le dispute à l’antisémitisme.

Pourquoi l’île n’est jamais trouvée. Incipit :
« Les pays de l’Utopie se trouvent (à de rares exceptions près, comme le royaume du Prêtre Jean) sur une île. »

Texte passionnant sur l’histoire de la (non-)découverte d’îles plus ou moins fabuleuses.
« C’est parce que, jusqu’au XVIIIe siècle, date à laquelle on a pu déterminer les longitudes, on pouvait découvrir une île par hasard et, à l’instar d’Ulysse, on pouvait même s’en échapper mais il était impossible de la retrouver. »

C’est l’argument de L’Île du jour d’avant, mais on découvre aussi l’« Ile Perdue, Insula Perdita », île des Bienheureux de saint Brendan, et même un décryptage de La Ballade de la mer salée d’Hugo Pratt.

Réflexions sur WikiLeaks
« Sur le plan des contenus, WikiLeaks s’est révélé être un scandale apparent, alors que sur le plan de la forme, il a été et sera quelque chose de plus, il a inauguré une nouvelle époque historique.
Un scandale est apparent quand il rend publique une chose que tout le monde savait en privé, et dont on parlait à mi-voix par pure hypocrisie (cf. les ragots sur un adultère). »

« Et cela ne fait que confirmer une autre chose que l’on sait pertinemment : chaque dossier élaboré pour un service secret (de quelque nation que ce soit) est constitué exclusivement de matériel qui est déjà dans le domaine public. Par exemple : dans une librairie consacrée à l’ésotérisme, on s’aperçoit que chaque nouvel ouvrage redit (sur le Graal, le mystère de Rennes-le-Château, les Templiers ou les Rose-Croix) exactement ce qui figurait dans les livres précédents. Et ce n’est pas que l’auteur de textes occultistes s’interdise de faire des recherches inédites (ou ignore comment chercher des informations sur l’inexistant), mais parce que les occultistes ne croient qu’à ce qu’ils savent déjà, et qui reconfirme ce qu’ils avaient déjà appris. C’est d’ailleurs là le mécanisme du succès de Dan Brown.
Idem pour les dossiers secrets. L’informateur est paresseux tout comme est paresseux, ou d’esprit limité, le chef des services secrets, qui ne croit que ce qu’il reconnaît.
Par conséquent, puisque, dans tous les pays, les services secrets ne servent pas à prévoir des cas comme l’attaque des Twins Towers et qu’ils n’archivent que ce qui est déjà connu de tous, il vaudrait mieux les éliminer. Mais, par les temps qui courent, supprimer encore des emplois serait vraiment insensé.
Si les États continuent à confier leurs communications et leurs archives confidentielles à Internet ou d’autres formes de mémoire électronique, aucun gouvernement au monde ne pourra plus nourrir des zones de secret, et pas seulement les États-Unis, mais même pas la République de Saint-Marin ou la principauté de Monaco (peut-être que seule Andorre sera épargnée). »

« Et même si la grande masse des citoyens n’est pas en mesure d’examiner et d’évaluer la quantité de matériel que le hacker capture et diffuse, la presse joue désormais un nouveau rôle (elle a déjà commencé à l’interpréter) : au lieu de relayer les nouvelles vraiment importantes – jadis, c’étaient les gouvernements qui décidaient des nouvelles vraiment importantes, en déclarant une guerre, en dévaluant une monnaie, en signant une alliance –, aujourd’hui c’est elle qui décide en toute autonomie des nouvelles qui doivent devenir importantes et de celles qui peuvent être passées sous silence, allant jusqu’à pactiser (cela est arrivé) avec le pouvoir politique pour savoir quels « secrets » dévoilés il convenait de révéler et ceux qu’il fallait taire.
Puisque tous les rapports secrets qui alimentent haines et amitiés d’un gouvernement proviennent d’articles publiés ou de confidences de journalistes à un attaché d’ambassade, la presse prend une autre fonction : jadis, elle épiait le monde des ambassades étrangères pour en connaître les trames occultes, désormais ce sont les ambassades qui épient la presse pour y apprendre des manifestations connues de tous. »

Tout le bref texte devrait être cité !
Et c’est toujours aussi délectable de se régaler de l’esprit d’Umberto Eco…

\Mots-clés : #complotisme #contemporain #discrimination #ecriture #espionnage #essai #guerre #humour #medias #philosophique #politique #social #universdulivre #xxesiecle
par Tristram
le Lun 24 Oct - 13:57
 
Rechercher dans: Écrivains Italiens et Grecs
Sujet: Umberto Eco
Réponses: 69
Vues: 8528

Claudio Magris

Une autre mer

Tag philosophique sur Des Choses à lire Une_au10

Enrico est un jeune étudiant en philologie de Gorizia en Autriche-Hongrie qui s’embarque à Trieste pour l’Argentine fin 1909, renonçant au bonheur avec son frère Nino et son ami Carlo, avec qui il pratiquait les philosophes grecs (notamment Platon), Schopenhauer, Ibsen, Tolstoï, Bouddha, Beethoven.
« Ce mélange de peuples et son agonie sont une grande leçon de civilisation et de mort ; une grande leçon de linguistique générale aussi, car la mort est spécialiste en matière de plus-que-parfait et de futur antérieur. »

« Sur ce bateau qui à présent file à travers l’Atlantique, Enrico est-il en train de courir pour courir ou bien pour arriver, pour avoir déjà couru et vécu ? À vrai dire, il reste immobile ; déjà les quelques pas qu’il fait entre sa cabine, le pont et la salle à manger lui semblent inconvenants dans la grande immobilité de la mer, égale et toujours à sa place autour du bateau qui prétend la labourer, alors que l’eau se retire un instant et se referme aussitôt. La terre supporte, maternelle, le soc de charrue qui la fend, mais la mer est un grand rire inaccessible ; rien n’y laisse de trace, les bras qui y nagent ne l’étreignent pas, ils l’éloignent et la perdent, elle ne se donne pas. »

Enrico devient éleveur en Patagonie, toujours en selle ; il est patient, détaché, libre, éprouvant dans l’instant la vie à laquelle il ne demande rien, refusant tout engagement professionnel, politique, sentimental ou familial.
« Une fois il se trouve face à un puma, son cheval s’emballe, il le fouette rageusement et même le mord, l’animal le désarçonne et le piétine ; pendant des mois il pisse du sang, jusqu’à ce que des Indiens lui fassent boire certaines décoctions d’écorces et que ça lui passe. »

« Il y a toujours du vent mais au bout d’un certain temps on apprend à distinguer ses tonalités diverses selon les heures et les saisons, un sifflement qui s’effiloche ou un coup sec comme une toux. Parfois il semble que le vent a des couleurs, il y a le vent jaune d’or entre les haies, le vent noir sur le plateau nu. »

« Enrico tire, le canard sauvage s’abat sur le sol, en un instant le vol héraldique est un déchet jeté par la fenêtre. La loi de la pesanteur est décidément un facteur de gaucherie dans la nature ; il n’y a que les mots qui en soient préservés, entre autres ceux imprimés dans les classiques grecs et latins de la collection Teubner de Leipzig. »

Venu de la mansarde de Nino dans Gorizia à une cabane de l’altiplano, fuyant le vacarme des villes (et la guerre), il correspond avec Carlo (qui est le philosophe Carlo Michelstaedter), jusqu’à ce que celui-ci se suicide après avoir rédigé La persuasion et la rhétorique. Cet essai théorise la persuasion comme « plénitude de l’être en accord avec la vie et l’instant », la rhétorique en tant que « tout ce qui nous fait désirer d’être ailleurs, plus tard, plus fort, tandis qu’irrévocablement s’écoule et s’enfuit notre vie véritable » (Gallimard). Enrico est l’incarnation du « persuadé ».
« Carlo est la conscience sensible du siècle et la mort n’a aucun pouvoir sur la conjugaison du verbe être, seulement sur l’avoir. Enrico a ses troupeaux, son cheval, quelques livres. »

« Carlo parlait de toi, il regardait ta vie comme la seule chose qui mérite de l’estime… ce que Carlo nous a donné tu le fais et le démontres dans chacun des actes de ta vie actuelle et tu ne le sais même pas… »

« Dans ces pages ultimes Carlo le représente comme l’homme libre à qui les choses disent « tu es » et qui jouit uniquement parce que sans rien demander ni craindre, ni la vie ni la mort, il est pleinement vivant toujours et à chaque instant, même au dernier. »

« Les hommes ne sont pas tristes parce qu’ils meurent, a dit Carlo, ils meurent parce qu’ils sont tristes. »

« Dans ces pages il y a la parole définitive, le diagnostic de la maladie qui ronge la civilisation. La persuasion, dit Carlo, c’est la possession au présent de sa propre vie et de sa propre personne, la capacité de vivre pleinement l’instant, sans le sacrifier à quelque chose qui est à venir ou dont on espère la venue prochaine, détruisant ainsi sa vie dans l’attente qu’elle passe le plus vite possible. Mais la civilisation est l’histoire des hommes incapables de vivre dans la persuasion, qui édifient l’énorme muraille de la rhétorique, l’organisation sociale du savoir et de l’agir, pour se cacher à eux-mêmes la vue et la conscience de leur propre vacuité. »

Enrico revient à Gorizia après la Grande Guerre ; l’empire austro-hongrois a éclaté. Il vit à Punta Salvore en Istrie, alors italienne, se marie, est quitté, demeure avec une autre femme. L’Istrie passe du régime fasciste au communisme (puis au titisme) en devenant part de la Yougoslavie après la Seconde Guerre mondiale. Il contemple toujours la mer, songeant à Carlo, de plus en plus hors du temps, à l’écart de la vie ; il montre peu à peu des signes de mesquinerie égoïste, puis meurt.
« Mais il ne peut en être autrement, les mots ne peuvent faire écho qu’à d’autres mots, pas à la vie. »

« …] le plaisir c’est de ne pas dépendre des choses qui ne sont pas absolument nécessaires, et même celles qui le sont doivent être accueillies avec indifférence. »

« Ce sont les esclaves qui ont toujours le mot droit à la bouche, ceux qui sont libres ont des devoirs. »

Magris a mis beaucoup de choses dans ce beau livre, qui m’a ramentu… Yourcenar !

\Mots-clés : #biographie #historique #philosophique #portrait #xxesiecle
par Tristram
le Ven 7 Oct - 12:33
 
Rechercher dans: Écrivains Italiens et Grecs
Sujet: Claudio Magris
Réponses: 17
Vues: 2290

Bruno Latour

Nous n'avons jamais été modernes Essai d'anthropologie symétrique

Tag philosophique sur Des Choses à lire Nous_n10

Bruno Latour parle d’entrée du trou de la couche d’ozone, crise mondiale peut-être un peu oubliée de nos jours, confrontés à de plus alarmantes encore : c’est que ce livre est initialement paru en 1991 ; mais l'objet de cet essai n’a rien perdu de son actualité, et son éclairage est probablement devenu encore plus pertinent.
« Les critiques ont développé trois répertoires distincts pour parler de notre monde : la naturalisation, la socialisation, la déconstruction. Disons, pour faire vite et avec quelque injustice, Changeux, Bourdieu, Derrida. »

Il faut avoir lu ces auteurs et nombre d’autres, comme Descola, Hobbes et Boyle (pas les Boyle qui ont un fil sur le forum), et les ouvrages de Latour sur la sociologie des sciences (et avoir compris, et garder une idée claire de leurs théories) pour déchiffrer cet essai ; c’est loin d’être mon cas, et je n’ai pu n’en saisir qu’une idée générale.
Le constat est le suivant :
« C’est qu’ils se multiplient, ces articles hybrides qui dessinent des imbroglios de science, de politique, d’économie, de droit, de religion, de technique, de fiction. »

« Le timon est rompu : à gauche la connaissance des choses, à droite l’intérêt, le pouvoir et la politique des hommes. »

Il s’agit de « renouer le nœud gordien » de
« …] la coupure qui sépare les connaissances exactes et l’exercice du pouvoir, disons la nature et la culture. Hybrides nous-mêmes, installés de guingois à l’intérieur des institutions scientifiques, mi-ingénieurs, mi-philosophes, tiers instruits sans le chercher, nous avons fait le choix de décrire les imbroglios où qu’ils nous mènent. Notre navette, c’est la notion de traduction ou de réseau. Plus souple que la notion de système, plus historique que celle de structure, plus empirique que celle de complexité, le réseau est le fil d’Ariane de ces histoires mélangées. »

Fatigué de mal suivre son exposé, conscient qu’un entendement trop vague ôte tout esprit critique, j’ai abandonné ma lecture au premier cinquième du livre. Je recommanderais à ceux qui voudraient en savoir plus de le lire eux-mêmes (et/ou sa notice sur Wikipédia) : c'est sûrement intéressant.

\Mots-clés : #essai #philosophique #science
par Tristram
le Ven 23 Sep - 12:53
 
Rechercher dans: Sciences humaines
Sujet: Bruno Latour
Réponses: 13
Vues: 1113

Robert Musil

De la bêtise

Tag philosophique sur Des Choses à lire De_la_10

Partant du jugement de goût en art, Musil tente de cerner la notion en pistant les emplois du terme. Il note que la bêtise est un « degré inférieur d'intelligence », à laquelle elle est opposée « par effet de miroir » ; qu’elle a un « facteur d'apaisement » en voilant cette intelligence face à un pouvoir dominateur ; souligne sa proximité fréquente avec la vanité ; explicite son renvoi ordinaire à une déficience, une inhabileté, une malséance ou vulgarité (en tant qu’« offense morale »).
Le kitsch comme jugement esthétique est étudié, et m’a ramentu les captivantes considérations à ce propos de Milan Kundera dans L'insoutenable légèreté de l'être.
« Puisque c'est en tant que marchandise inadaptée et impropre que “camelote” donne son sens au mot kitsch, et puisque par ailleurs l'inadaptation et l'impropriété forment le socle sur lequel repose l'emploi du terme “bête”, on force à peine le raisonnement en affirmant que tout ce qui ne convient pas à notre goût nous semble avoir “quelque chose de bête” – à plus forte raison quand nous feignons d'y voir l'expression d'un grand ou bel esprit ! »

Concernant les notions vagues comme bêtise et vulgarité, expressions émotives à la limite du langage juste avant la violence, le contexte historique de cette brève conférence prononcée à Vienne en 1937 résonne étrangement.
« Mesdames et Messieurs ! On ressasse aujourd'hui à l'envi l'idée d'une crise de confiance dans l'espèce humaine ; mais on pourrait tout aussi bien y voir un état de panique qui serait sur le point de supplanter la certitude que nous avons de pouvoir conduire nos affaires librement et de façon rationnelle. Et ne nous y trompons pas : liberté et raison, ces deux notions morales mais aussi artistiques, emblèmes de la dignité humaine héritées de l'époque classique du cosmopolitisme allemand, ne sont déjà plus tout à fait au meilleur de leur forme depuis le milieu, ou la fin peut-être, du dix-neuvième siècle. »

La conception psychologique de l’époque voit la bêtise comme une faiblesse de l’entendement, mêlant intelligence et affect.
Musil distingue « deux réalités au fond très différentes : la bêtise probe des simples, et l'autre, quelque peu paradoxale, qui est même un signe d'intelligence », et « défaillance et inaptitude, erreur et déraison, bêtise occasionnelle ou fonctionnelle d'une part, et chronique ou structurelle d'autre part. »
Il extrapole à la société, et demeure d’actualité.
« Une telle attention à l'essentiel est aux antipodes de la bêtise et de la brutalité, et le dérèglement par lequel les affects ligotent aujourd'hui la raison au lieu de lui donner des ailes s'évanouit devant elle. »

Musil propose finalement le remède de l’humilité, en évitant de juger prématurément et en corrigeant consciencieusement ses erreurs d’appréciation.

\Mots-clés : #philosophique #psychologique #social
par Tristram
le Mer 18 Mai - 13:15
 
Rechercher dans: Écrivains européens de langue allemande
Sujet: Robert Musil
Réponses: 35
Vues: 2465

Denis Diderot

Le Rêve de d'Alembert

Tag philosophique sur Des Choses à lire Le_rzo11

Relecture de ces trois dialogues imaginaires qui m’ont enthousiasmé à l’époque, La Suite d'un entretien entre M. d'Alembert et M. Diderot, Le Rêve de d'Alembert et Suite de l'entretien précédent. Cette fois j’ai lu une introduction de Colas Duflo, qui présente utilement la situation, dans la pensée du XVIIIe, des monisme et dualisme (existence d’une âme immatérielle), du vitalisme et surtout du matérialisme (sensibilité de la matière).
« …] un matérialisme nourri de la connaissance de la science et de la philosophie de son temps, avec ce qu'elles impliquent comme compréhension du vivant et de la nature en son ensemble [… »

Cette conception me paraît féconde à la lumière des découvertes ultérieures, notamment celle de l’évolution du vivant ; la question est le « passage de la matière inerte à la matière sensible », et de l’animal à l’homme, à la pensée.
Des notions puissantes, tel que la « grappe d’abeilles », l’essaim comme organisme (organisé !), et la conscience (de soi) qui repose sur la mémoire…
« C'est que tout tient dans la nature, et que celui qui suppose un nouveau phénomène, ou ramène un instant passé, recrée un nouveau monde. »

Cet extrait d'une belle méditation...
« Tout change. Tout passe. Il n'y a que le tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse. Il est à chaque instant à son commencement et à sa fin. Il n'en a jamais eu d'autre, et n'en aura jamais d'autre. »

... entre en résonance avec la lettre de Diderot à Sophie Volland le 15 octobre 1759 :
« Le sentiment et la vie sont éternels. Ce qui vit a toujours vécu et vivra sans fin. La seule différence que je connaisse entre la vie et la mort, c'est qu'à présent vous vivez en masse, et que dissous, épars en molécules, dans vingt ans d'ici vous vivrez en détail. »

… qui elle-même semble introduire celle-ci :
« La vie ? Une suite d'actions et de réactions… Vivant, j'agis et je réagis en masse… mort, j'agis et je réagis en molécules… Je ne meurs donc point… Non, sans doute, je ne meurs point en ce sens, ni moi, ni quoi que ce soit… Naître, vivre et passer, c'est changer de formes… Et qu'importe une forme ou une autre ? Chaque forme a le bonheur et le malheur qui lui est propre… »

L’Encyclopédie, le Supplément au Voyage de Bougainville, nombre d’auteurs anciens ou plus récents alimentent ces causeries exposant les idées de Diderot. Au-delà de l’intérêt historique ou épistémologique, et même incapable d’y démêler ce qui est dorénavant infirmé du possible, c’est une belle écriture, dont la lecture, comme celle de Lucrèce, Darwin (ou encore Hubert Reeves), enthousiasme l’esprit !

\Mots-clés : #nature #philosophique
par Tristram
le Ven 13 Mai - 12:59
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Denis Diderot
Réponses: 52
Vues: 1757

Michel Rio

Coupe réglée, Une non-enquête de Francis Malone

Tag philosophique sur Des Choses à lire Coupe_10

Bref roman d’action situé en Mandéland, petit pays imaginaire d’Afrique de l’Ouest (entre Libéria et Côte d’Ivoire), en guerre civile sous une dictature ; à la demande du chef rebelle, un ami d’université qui l’a imposé comme négociateur pour la France, Malone négocie la libération du vice-président de Totexel, multinationale pétrolière, et ancien ministre français. Scènes de guerre, nombreuses femmes de toute beauté, toutes plus ou moins sous le charme de Malone…
C’est aussi (et heureusement) l’occasion d’échanges de philosophie politique :
« La justice est davantage dans une pratique imparfaite et chaotique ici et maintenant que dans une utopie de la perfection toujours future. Mais l’utopie a une utilité fondamentale, de nature téléologique. C’est un remède à l’absurde et au désespoir. Une nécessité de la conscience.
– Une nécessité, en effet, dit Malone avec un léger ricanement. Pour transformer en nécessité simple la somme de trois hasards, hasard quantique, hasard astronomique, hasard biologique, qui ont préludé à l’apparition de la conscience, il faut que celle-ci se livre à un véritable coup de force contre les mathématiques, coup de force qui s’appelle Dieu. […]
Quand l’utopie, en l’occurrence la santé et la beauté de la planète, devient une nécessité concrète, et que la pratique démocratique, la liberté de produire, de se reproduire et de consommer de manière exponentielle, devient un péril et un obstacle à cette utopie nécessaire, non plus seulement pour l’esprit, mais pour le corps, d’où son urgence, qu’est-ce qu’on fait ? […]
Quant à cette pseudo-liberté de produire, se reproduire et consommer de manière exponentielle, ce n’est pas une pratique de la démocratie, c’est une escalade du marché, une fuite en avant de la croissance. Pas un libre arbitre de citoyen, mais un esclavage de consommateur. En somme, un mélange d’oligarchie et de populisme, l’oligarque payant de mots qui célèbrent une culture de l’ignorance et de la vulgarité les énormes profits qu’il retire du travail du peuple, faux héros médiatique et dindon de la farce économique. »

« Je partage ton idée que le visage moderne de la démocratie est presque toujours un masque honorable cachant la grimace de la timocratie et de l’oligarchie, c’est-à-dire la recherche de la gloire dans une civilisation médiatique populiste et la prise de pouvoir par l’argent. »


\Mots-clés : #philosophique #politique
par Tristram
le Sam 12 Fév - 12:43
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Michel Rio
Réponses: 27
Vues: 2385

Pascal Quignard

La Raison

Tag philosophique sur Des Choses à lire La_rai10

« Marcus Porcius Latron était né dans la cité de Cordoue en 696 de Rome (en - 57 de notre ère) dans une famille de rang équestre. »

C’est de sa vie que Quignard nous entretient. Impétueux, Porcius aimait par-dessus tout les forêts et la chasse. Il se rendit à Rome où, penseur provocateur et même insolent, il s’en prit au logos des Grecs (de l'influence desquels il dégagea sa réflexion), c'est-à-dire la ratio des Romains, la raison. Contempteur de la rationalité et déclamateur apprécié, il était doué d’une mémoire extraordinaire de ses nombreuses lectures.
« S'il doutait que la raison fût rationnelle, il contestait qu’elle fût même raisonnable. »

« Il est possible que les guerres européennes de 1914 et de 1940 aient rendu peu convaincante la distinction entre civilisation et non-civilisation. Elles ont en tout cas éteint la possibilité d’opposer rationalité et désordre meurtrier. »

Latron se retira au bord du Tibre, avant d’être exilé en Espagne et de s’y suicider.
« Il disait : "Cette eau jaune qui coule, ce peuplier, la grenouille qui saute, le chevesne qui chasse, un bruit lointain d’abois et d’enfants qui se mouillent en lançant des gouttes d’or sur l’ombre des feuillages, mon pied qui pénètre l’eau : quand le bonheur commence à venir, la phrase perd toute extrémité. Elle n’a pas plus de verbe que de fin". »

À travers ce bref récit Quignard fait découvrir une personnalité insolite et méconnue, et revivre un pan de notre héritage civilisationnel ; personnellement, j’apprécie aussi ses commentaires étymologiques.

\Mots-clés : #historique #philosophique
par Tristram
le Mar 14 Déc - 11:10
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Pascal Quignard
Réponses: 79
Vues: 11933

Theodore Sturgeon

Cristal qui songe

Tag philosophique sur Des Choses à lire Crista10

Horty (Horton) Bluett est un enfant trouvé de huit ans. Mal aimé à l’école (qui l’a renvoyé pour avoir mangé des fourmis) comme dans sa famille d’accueil, son seul ami est Junky, un cube de bois bariolé contenant un diablotin à ressort, jouet qu’il possède depuis l’orphelinat. Armand, son père adoptif, lui ayant écrasé trois doigts (ainsi que la tête de Junky), Horty fugue. Il est recueilli par des nains qui vivent en forains, travaillant pour le directeur de la troupe, le Cannibale, un médecin surdoué devenu un haineux misanthrope.
Ce dernier a découvert le « cristal », être vivant totalement étranger à notre perception du monde ; ils peuvent « copier les êtres vivants qui les entourent », mais involontairement, un peu comme une chanson est le sous-produit de l’amour qui fait chanter l’amoureuse :
« Leurs rêves ne sont pas des pensées, des ombres, des images, des sons, comme les nôtres. Ils sont faits de chair, de sève, de bois, d’os, de sang. »

Le Cannibale parvient à les contrôler, les contraignant par de torturantes ondes psychiques à créer des êtres vivants, parfois inachevés – des monstres.
Horty, devenu Hortense (ou Kiddo), s’épanouit dans la communauté du cirque, où sa maternelle amie Zena le chaperonne, déguisé en fillette ; guidé par cette dernière, il lit beaucoup, se souvenant de tout grâce à sa mémoire prodigieuse ; et sa main coupée repousse…
« Horty apprenait vite mais pensait lentement ; la mémoire eidétique est l’ennemie de la pensée logique. »

(Eidétique au sens d’une mémoire vive, détaillée, d'une netteté hallucinatoire, qui représente le réel tel qu'il se donne, d’après Le Robert.)
Bien qu’il lui soit difficile de prendre seul une décision, Horty devra s’enfuir pour échapper à la dangereuse curiosité du Cannibale.
« Fais les choses toi-même, ou passe-t’en. »

Une douzaine d’années plus tard, Kay, la seule camarade de classe d’Horty à lui avoir témoigné de la sympathie, est draguée par Armand, devenu veuf et juge, qui la fait chanter pour parvenir à ses fins…
Horty affrontera le Cannibale − cette histoire est un peu son roman d’apprentissage −, et il comprendra les cristaux mieux que lui.
« …] les cristaux ont un art à eux. Lorsqu’ils sont jeunes, lorsqu’ils se développent encore, ils s’exercent d’abord en copiant des modèles. Mais quand ils sont en âge de s’accoupler, si c’est vraiment là un accouplement, ils créent du neuf. Au lieu de copier, ils s’attachent à un être vivant et, cellule par cellule, ils le transforment en une image de la beauté, telle qu’ils se la représentent. »

Considéré comme un classique de l’étrange, ce roman humaniste a pour thème la différence, physique ou de capacités psychiques particulières, thème qui sera développé dans Les plus qu'humains.
« Les lois, les châtiments font souffrir : la puissance n’est, en fin de compte, que la capacité d’infliger de la souffrance à autrui. »

« Tout au cours de son histoire, ça a été le malheur de l’humanité de vouloir à tout prix que ce qu’elle savait déjà fût vrai et que ce qui différait des idées reçues fût faux. »

En cette époque où le souci de l’Autre devient peut-être de plus en plus important, cet auteur un peu oublié m’émeut toujours par son empathie pour l’enfant et le différent.

\Mots-clés : #enfance #fantastique #identite #initiatique #philosophique #psychologique #sciencefiction #solidarite
par Tristram
le Jeu 9 Déc - 11:58
 
Rechercher dans: Écrivains des États-Unis d'Amérique
Sujet: Theodore Sturgeon
Réponses: 9
Vues: 479

George Steiner

Dans le château de Barbe Bleue. Notes pour une Redéfinition de la Culture

Tag philosophique sur Des Choses à lire Dans_l15

Quatre conférences publiées en 1971, intitulées d’après les Notes pour la définition d’une culture de T. S. Eliot, et portant sur la crise de notre culture.
Le grand ennui
C’est le constat de notre état d’esprit civilisationnel après les années 1798 à 1815, la Révolution et l’Empire : le caractéristique spleen baudelairien post-espoir et post-épopée, une sorte de fin du progrès, de « malaise fondamental » dû aux « contraintes qu’impose une conduite civilisée aux instincts profonds, qui ne sont jamais satisfaits » :
« Je pense à un enchevêtrement d’exaspérations, à une sédimentation de désœuvrements. À l’usure des énergies dissipées dans la routine tandis que croît l’entropie. »

« L’union d’un intense dynamisme économique et technique et d’un immobilisme social rigoureux, fondant un siècle de civilisation bourgeoise et libérale, composait un mélange détonant. L’art et l’esprit lui opposaient des ripostes caractéristiques et, en dernière analyse, funestes. À mes yeux, celles-ci constituent la signification même du romantisme. C’est elles qui engendreront la nostalgie du désastre. »

Une saison en enfer
De 1915 à 1945, c’est l’hécatombe, puis l’holocauste, escalade dans l’inhumanité. Plusieurs explications sont évoquées, d’une revanche de la nietzschéenne mise à mort de Dieu à la freudienne mise en œuvre de l’enfer dantesque.
« Un mélange de puissance intellectuelle et physique, une mosaïque d’hybrides et de types nouveaux dont la richesse passe l’imagination, manqueront au maintien et au progrès de l’homme occidental et de ses institutions. Au sens biologique, nous contemplons déjà une culture diminuée, une "après-culture." »

« En tuant les juifs, la culture occidentale éliminerait ceux qui avaient "inventé" Dieu et s’étaient faits, même imparfaitement, même à leur corps défendant, les hérauts de son Insupportable Absence. L’holocauste est un réflexe, plus intense d’avoir été longtemps réprimé, de la sensibilité naturelle, des tendances polythéistes et animistes de l’instinct. »

« Exaspérant parce qu’"à part", acceptant la souffrance comme clause d’un pacte avec l’absolu, le juif se fit, pour ainsi dire, la "mauvaise conscience" de l’histoire occidentale. »

« Quiconque a essayé de lire Sade peut juger de l’obsédante monotonie de son œuvre ; le cœur vous en monte aux lèvres. Pourtant, cet automatisme, cette délirante répétition ont leur importance. Ils orientent notre attention vers une image ou, plutôt, un profil nouveau et bien particulier de la personne humaine. C’est chez Sade, et aussi chez Hogarth par certains détails, que le corps humain, pour la première fois, est soumis méthodiquement aux opérations de l’industrie.
On ne peut nier que, dans un sens, le camp de concentration reflète la vie de l’usine, que la "solution finale" est l’application aux êtres humains des techniques venues de la chaîne de montage et de l’entrepôt. »

Après-culture
« C’est comme si avait prévalu un puissant besoin d’oublier et de rebâtir, une espèce d’amnésie féconde. Il était choquant de survivre, plus encore de recommencer à prospérer entouré de la présence tangible d’un passé encore récent. Très souvent, en fait, c’est la totalité de la destruction qui a rendu possible la création d’installations industrielles entièrement modernes. Le miracle économique allemand est, par une ironie profonde, exactement proportionnel à l’étendue des ruines du Reich. »

Steiner montre comme l’époque classique éprise d’ordre et d’immortalité glorieuse est devenue la nôtre, défiante des hiérarchies et souvent collective dans la création d’œuvres où prime l’immédiat, l’unique et le transitoire.
« L’histoire n’est plus pour nous une progression. Il est maintenant trop de centres vitaux où nous sommes trop menacés, plus offerts à l’arbitraire de la servitude et de l’extermination que ne l’ont jamais été les hommes et femmes de l’Occident civilisé depuis la fin du seizième siècle. »

« Nous savons que la qualité de l’éducation dispensée et le nombre de gens qu’elle touche ne se traduisent pas nécessairement par une stabilité sociale ou une sagesse politique plus grandes. Les vertus évidentes du gymnase ou du lycée ne garantissent en rien le comportement électoral de la ville lors du prochain plébiscite. Nous comprenons maintenant que les sommets de l’hystérie collective et de la sauvagerie peuvent aller de pair avec le maintien, et même le renforcement, des institutions, de l’appareil et de l’éthique de la haute culture. En d’autres termes, les bibliothèques, musées, théâtres, universités et centres de recherche, qui perpétuent la vie des humanités et de la science, peuvent très bien prospérer à l’ombre des camps de concentration. »

« Est-il fortuit que tant de triomphes ostentatoires de la civilisation, l’Athènes de Périclès, la Florence des Médicis, l’Angleterre élisabéthaine, le Versailles du grand siècle et la Vienne de Mozart aient eu partie liée avec l’absolutisme, un système rigide de castes et la présence de masses asservies ? »

Demain
« Populisme et rigueur académique. Les deux situations s’impliquent mutuellement, et chacune polarise l’autre en une dialectique inéluctable. C’est entre elles que se déploie notre condition présente.
À nous de savoir s’il en a déjà été autrement. »

À partir de l’importance croissante de la musique et de l’image par rapport au verbe, et de celle des sciences et des mathématiques, Steiner essaie de se projeter dans le futur proche (bien vu pour l’informatique connectée, heureusement moins pour les manipulations biologiques).
« Ce passage d’un état de culture triomphant à une après-culture ou à une sous-culture se traduit par une universelle "retraite du mot". Considérée d’un point quelconque de l’histoire à venir, la civilisation occidentale, depuis ses origines gréco-hébraïques jusqu’à nos jours, apparaîtra sans doute comme saturée de verbe. »

« De plus en plus souvent, le mot sert de légende à l’image. »

« Nous privons de leur humanité ceux à qui nous refusons la parole. Nous les exposons nus, grotesques. D’où le désespoir et l’amertume qui marquent le conflit actuel entre les générations. C’est délibérément qu’on s’attaque aux liens élémentaires d’identité et de cohésion sociale créés par une langue commune. »

« Affirmer que "Shakespeare est le plus grand, le plus complet écrivain de l’humanité" est un défi à la logique, et presque à la grammaire. Ceci cependant provoque l’adhésion. Et même si le futur peut, par une aberration grossière, prétendre égaler Rembrandt ou Mozart, il ne les surpassera pas. Les arts sont régis en profondeur par un flot continu d’énergie et ignorent le progrès par accumulation qui gouverne les sciences. On n’y corrige pas d’erreurs, on n’y récuse pas de théorèmes. »

« Il tombe sous le sens que la science et la technologie ont provoqué d’irréparables dégradations de l’environnement, un déséquilibre économique et un relâchement moral. En termes d’écologie et d’idéaux, le coût des révolutions scientifiques et technologiques des quatre derniers siècles a été énorme. Pourtant, en dépit des critiques confuses et bucoliques d’écrivains comme Thoreau et Tolstoï, personne n’a sérieusement douté qu’il fallait en passer par là. Il entre dans cette attitude, le plus souvent irraisonnée, une part d’instinct mercantile aveugle, une soif démesurée de confort et de consommation. Mais aussi un mécanisme bien plus puissant : la conviction, ancrée au cœur de la personnalité occidentale, au moins depuis Athènes, que l’investigation intellectuelle doit aller de l’avant, qu’un tel élan est conforme à la nature et méritoire en soi, que l’homme est voué à la poursuite de la vérité ; le "taïaut" de Socrate acculant sa proie résonne à travers notre histoire. Nous ouvrons les portes en enfilade du château de Barbe-bleue parce qu’"elles sont là", parce que chacune mène à la suivante, selon le processus d’intensification par lequel l’esprit se définit à lui-même. »

« Souscrire, de façon toute superstitieuse, à la supériorité des faits sur les idées, voilà le mal dont souffre l’homme éclairé. »

C’est érudit, tant en références littéraires que scientifiques, mais d’une écriture remarquablement fluide et accessible. Réflexions fort intéressantes, qui ouvre de nombreuses pistes originales − même si j’ai regretté l’absence d’un appareil critique apte à éclairer certaines allégations.

\Mots-clés : #campsconcentration #deuxiemeguerre #essai #philosophique #premiereguerre #religion #xxesiecle
par Tristram
le Mar 9 Nov - 13:38
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: George Steiner
Réponses: 9
Vues: 1420

Baptiste Morizot

Manières d'être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous

Tag philosophique sur Des Choses à lire Extern48

Cinq « novellas philosophiques » voulant renouveler notre regard sur le monde.
L’introduction annonce clairement comment ces cinq textes s’articulent ; au final, ce qui les rattache est moins évident. J’ai surtout apprécié les premier et dernier textes, parlant de l’observation des loups par pistage et caméra thermique.
Sur recommandation de l’auteur :



Il y est donc question d’éthologie, d’écologie, voire d’anthropologie, mais peut-être plus de l’ordre de la réflexion hors cadre (scientifique) d’un naturaliste (amateur ?) sur le terrain. Il s’agit en tout cas de considérations intellectuellement stimulantes, parfois un peu creuses et, m’a-t-il semblé, pas dénuées de contresens ou de biais en matière d’évolutionnisme ; ainsi de la longue explication de ce que les nez ne sont pas faits que pour porter des lunettes, m’a paru enfoncer une porte ouverte : évidemment un organe n’a pas qu’une fonction, univoque et figée pour un seul usage.
Mais c’est toujours enrichissant lorsqu’on sort de son domaine de compétence (comme quand, de manière inverse, Pascal Picq se hasarde à philosopher dans La marche), mais rapidement se pose la question de la légitimité de certaines conclusions…
Le cœur du message déclaré, c’est l’interaction de tous les êtres vivants et la nécessité de leur cohabitation harmonieuse, comme en l’occurrence avec les loups, ces « aliens familiers », et ce en cherchant des modus vivendi dans une « diplomatie interespèces des interdépendances » par de multiples « égards ajustés » en permanence.
« C’est notre manière d’habiter qui est en crise. Et notamment par son aveuglement constitutif au fait qu’habiter, c’est toujours cohabiter, parmi d’autres formes de vie, parce que l’habitat d’un vivant n’est que le tissage des autres vivants. »

« Énigme parmi les énigmes, la manière humaine d’être vivant ne prend sens que si elle est tissée aux milliers d’autres manières d’être vivant que les animaux, végétaux, bactéries, écosystèmes, revendiquent autour de nous. »

Le constat est fait du fourvoiement de notre représentation du monde.
« Si nous ne voyons rien dans la “nature”, ce n’est pas seulement par ignorance de savoirs écologiques, éthologiques et évolutionnaires, mais parce que nous vivons dans une cosmologie dans laquelle il n’y aurait supposément rien à voir, c’est-à-dire ici rien à traduire : pas de sens à interpréter. »

D’où un point de vue original sur un des apex de notre philosophie moderne :
« Le sujet humain seul dans un univers absurde, entouré de pure matière à portée de main comme stock de ressources, ou sanctuaire pour se ressourcer spirituellement, est une invention fantasmatique de la modernité. De ce point de vue, les grands penseurs de l’émancipation qu’ont pu être Sartre ou Camus, et qui ont probablement infusé leurs idées en profondeur dans la tradition française, sont des alliés objectifs de l’extractivisme et de la crise écologique. »

… Et la préconisation d’une déconstruction de notre façon de penser.
« Les dualismes prétendent chaque fois cartographier la totalité des possibles, alors qu’ils ne sont jamais que l’avers et le revers d’une même pièce, dont le dehors est occulté, nié, interdit à la pensée elle-même.
Ce que cela exige de nous est assez vertigineux. Le dehors de chaque terme d’un dualisme, ce n’est jamais son terme opposé, c’est le dehors du dualisme lui-même. Sortir du Civilisé, ce n’est pas se jeter dans le Sauvage, pas plus que sortir du Progrès implique de céder à l’Effondrement : c’est sortir de l’opposition entre les deux. Faire effraction du monde pensé comme leur règne binaire et sans partage. C’est entrer dans un monde qui n’est pas organisé, structuré, tout entier rendu intelligible, à partir de ces catégories. »

Est avancée une mystérieuse survivance immémoriale − du type archétypes jungiens ?
« Dans l’approche inséparée du vivant défendue ici, la dynamique évolutive prend un autre visage que la seule “théorie de l’évolution” par variation-sélection. Elle devient la sédimentation de dispositifs dans le corps, produits par une histoire : des ascendances. »

Sont invoqués Descola, Despret, Barbara Cassin, Bruno Latour, Aldo Leopold, mais aussi Nietzsche, Foucault, Deleuze, et même Damasio (qui a écrit la postface), très proche de Morizot tant sur le fond que sur la forme ; j’ai aussi pensé à un Tout-monde glissantien à l’échelle cosmique. Encore une fois ce recueil constitue un excellent remue-méninge, bourré d’aperçus originaux.
« Je reprends ici l’approche deleuzienne suivant laquelle l’activité philosophique par excellence revient à créer des concepts. »

Morizot s’exprime à grand renfort de néologismes évocateurs (« panimal », « cosmopolitesse », etc.), d’expressions paradoxales et de métaphores hardies. Cela m’a paru bien écrit, brillant, trop peut-être même par moments (d’un lyrisme un peu soûlant, comme parfois Cyrulnik), en tout cas compréhensible pour un essai tout public (moins cependant que Pascal Picq, qu’il semble contredire quelquefois) ; bien sûr, cet essai demande une certaine assiduité, un minimum d’application de la part de son lecteur. Les éditeurs devraient peut-être apposer un Topocloscore, avec dans ce cas un Topoclo- ou Topoclo0, lecture à ne pas mettre dans les mains d’un enfant de moins de cinq ans.

\Mots-clés : #ecologie #essai #nature #philosophique
par Tristram
le Jeu 4 Nov - 12:06
 
Rechercher dans: Sciences humaines
Sujet: Baptiste Morizot
Réponses: 19
Vues: 1536

Patrick Chamoiseau

Le papillon et la lumière

Tag philosophique sur Des Choses à lire Le_pap10

Un jeune papillon fringant converse avec un vieux papillon mélancolique dans une ville la nuit, tandis que les lumières massacrent leurs semblables qui s’y précipitent.
Le vieux papillon ne s’est pas jeté dans la lumière, cette connaissance, ce qui lui a permis de survivre, mais sans avoir connu la vie ; son tour de pensée, plutôt circulaire, empêche le jeune de le suivre dans sa méditation philosophique virevoltant, papillonnant autour des possibles.
« – Donc, mourir n’est pas une affaire de vieillesse. »

« Et quand on pense avoir raison, on est très proche de la bêtise. »

« La moindre lumière vive est pour nous un haut degré d’impossible, d’impensable, d’inatteignable. »

« – Préciser, c’est toujours fatiguer ce que l’on a voulu dire. »

« …] l’observation est l’âme du silence. »

Là encore on est proche du conte oral créole.
« Le silence est le cœur de l’écoute et l’énergie de l’attention. »

Se dégage progressivement une conception presqu’intransmissible du sens de l’existence :
« – Qu’y a-t-il d’essentiel alors ?
– Tout est essentiel.
– Alors, où se trouve l’important ?
– L’important, c’est ta vie. C’est ce que tu en fais, ce que tu en exiges, la tension avec laquelle tu l’inclines au bon moment vers des moments sublimes.
– L’action juste ?
– L’action juste.
– Comment reconnaître le bon moment pour tenter l’action juste ?
– On ne peut pas le reconnaître. Le bon moment surgit au bout de la haute attention.
– Et c’est quoi, la haute attention ?
– Le grand désir de la beauté. Désir sans sueur ni volonté de besogneux, mais grand désir. Désir terrible ! »

Ça m'a un peu rappelé Paulo Coelho − mais en moins creux et fumeux. La puérilité est peut-être le tropisme du conte philosophique... mais là on n'y tombe pas.

\Mots-clés : #contemythe #philosophique
par Tristram
le Jeu 7 Oct - 15:47
 
Rechercher dans: Écrivains d'Amérique Centrale, du Sud et des Caraïbes
Sujet: Patrick Chamoiseau
Réponses: 39
Vues: 3983

Cees Nooteboom

L’histoire suivante

Tag philosophique sur Des Choses à lire L_hist10

Herman Mussert, rédacteur de guides touristiques (sous le pseudo de Strabon) féru de littérature latine et ressemblant à Socrate, subit une étrange expérience : il se réveille un matin à Lisbonne, alors qu’il s’est endormi la veille à Amsterdam. Et il évoque une histoire d’amour adultère qu’il y connut, les métamorphoses (ovidiennes) et le temps en une sorte de méditation non dénuée d’humour sur le dernier voyage :
« Voilà la différence entre les dieux et les hommes. Les dieux peuvent décider de leurs métamorphoses, les hommes ne font que les subir. »

« Et maintenant – ce mot imaginaire qui ne cesse de dérober un tapis sous nos pas – [… »

« Seul l’écrit existe, tout ce que l’on doit accomplir soi-même est informe, soumis à un hasard sans rime. »

« La grandeur de la tragédie grecque, c’est d’être exempte de ces idioties psychologisantes. Cela aussi, j’aurais voulu le lui dire, mais on sait bien que la conversation consiste essentiellement en choses qu’on ne dit pas. Nous sommes des épigones, nos vies ont abandonné l’ordre du mythe pour celui de la psychologie. Et nous savons toujours tout, nous formons notre propre chœur monophonique. »

Subitement, nous passons des souvenirs de cette passion d’un professeur de lettres à une croisière nocturne, avec recours fréquent à la mythique course en char solaire de Phaéton.
« − J’ignore où se trouve exactement ce lieu guéable du Ciel [référence au poète Qu Yuan], fit Debroka, mais il m’est souvent arrivé d’être le soir très loin à l’occident, alors que le matin, je m’étais levé en orient. »

« J'avais devant moi un millier de vies et je n'en ai pris qu'une. »

Tel est le leitmotiv autant de cet ouvrage que d’autres de Cees Nooteboom.
Ce dense roman court est une réussite, et j’envisage déjà de le relire (d’une traite cette fois).

\Mots-clés : #mort #philosophique
par Tristram
le Mer 15 Sep - 20:13
 
Rechercher dans: Écrivains européens de langue néerlandaise
Sujet: Cees Nooteboom
Réponses: 49
Vues: 10257

Patrick Chamoiseau

L’empreinte à Crusoé

Tag philosophique sur Des Choses à lire L_empr10


Ce conte est une variation sur le célèbre thème de Defoe (après celle de Michel Tournier dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, et aussi de Saint-John Perse dans Images à Crusoé) : un naufragé sur une île déserte a oublié son identité (Robinson Crusoé d’après le nom brodé sur le baudrier qu’il portait), et s’est organisé une civilisation cadrée par des rituels, un ensemble de constructions qu’il administre pour lui seul.
(Il n’y a pas de majuscule, notamment au début des phrases ; ces dernières se terminent par un point-virgule au lieu d’un point.)
« j’avais fini par me dissoudre dans cette image mentale ; et si je m’étais tenu si droit, affublé de ces peaux, parasolé, armé, soucieux de rituels intangibles, c’est que j’avais sans doute tenté d’instituer une forme à cette dénaturation croissante qui faisait de moi un élément parmi ceux de cette île ; »

Liste jouissive des objets qu’il récupère dans l’épave de la frégate :
« …] cordages, bouts de voile, bisaiguës, marteaux, clous, rabots, bonnets, bouts de chaînes, sabres, harpons, barriques de poudre, maillets, mousquetons, pistolets, huilier, branles, tente de grosse toile, ficelles, aiguilles, barriques de biscuits secs, burins, tonneaux de rhum, couteaux du chirurgien, flacons de graines diverses, salières, fourchettes, sabots, chausses, cantines, coffres et coffrets cadenassés... une telle accumulation d’objets me rassurait infiniment, comme si cela dressait entre moi et cette île un rempart bienfaisant ; je n’en finissais pas d’en rapporter frénétiquement, d’en amasser avec gourmandise, puis de contempler leur étalement baroque sur des dizaines de mètres en les égrenant un à un dans ma tête... poinçons, théières, sucriers, éponges, trousseaux de clés, équerres, longue-vue, soupière, boîtes à bijoux, quincailleries et ferrailles, brosses, petits boulets, cisailles, limes plates, arquebuses, chassepots, caissettes, limes rondes, boîtes à plomb, assiettes et gamelles, crucifix... ; »

Au bout de vingt ans, il découvre une empreinte de pas sur la plage, qui le commotionne. Il traque d’abord hostilement cet autre (qui deviendra l’Autre), puis veut s’en faire un ami.
« à force de poursuivre l’Autre-inatteignable fomenté par l’empreinte, et à force de le désirer, je lui avais conféré la densité d’une présence invisible − comme si j’avais créé une matière nouvelle, contagieuse, galopante, qui s’était mise à se répandre partout... ; »

Il se rend compte qu’il a régressé, tant physiquement que dans son langage écrit et parlé, et se reprend, dorénavant attentif à la nature qui lui paraissait jusque-là menaçante – occasion d’un lyrisme enchanteur :
« le vent jouait de mille manières, à différents rythmes, les branches, les sables et l’à-plat des savanes ; il se heurtait aux troncs, remontait les écorces, déclenchait des crécelles en provoquant parfois des cascades de feuilles mortes qui paraissaient m’offrir d’élémentaires acclamations ; les oiseaux me permettaient de déceler ses lignes de force, ils suivaient ses voltes ascendantes, s’égaillaient quand il se mettait à sillonner juste au niveau du sol... ; les abeilles et autres choses volantes grouillaient dans les souffles qu’il épandait partout, comme des cercles en extension sur une eau invisible ; la moindre plante se nourrissait de papillons, transformait ses fleurs en oiseaux-mouches, transmutait ses feuillages en des peuplades d’insectes... une instabilité vivante que le vent accentuait en augmentant les frissonnements, les sauts et les brusques envolées ; »

Un esprit holiste l’habite :
« et les choses empirèrent, seigneur ; une fièvre animiste me fit accroire que les apparences ne comptaient plus, qu’elles étaient interchangeables ; que dans des contractions de temps, d’espaces, de perceptions, on passait de l’une à l’autre dans une continuité d’existences ; ainsi, chaque existence était le tout et en même temps n’importe quel élément de ce tout ; ainsi, chaque mort était le lieu exact d’une renaissance qui nourrissait le tout ; ainsi, le tout n’était que l’intensité la plus vive de l’infini des variétés et des diversités ; »

Ensuite, ayant réalisé que c’était sa propre empreinte qu’il a découverte (bien qu’il ait rencontré l’étranger), il se crée un Autre, nommé Dimanche ; puis il perçoit des présences dans l’île, que dorénavant il aime pour elle-même, sans volonté d’en profiter ou de la fuir. Dans un mystérieux petit livre rescapé du naufrage, des fragments de Parménide et d’Héraclite, les deux voix alternent, « le vieux poète et son Autre ».
Un terrible tremblement de terre ravage l’île, et le plonge dans l’angoisse.
« une raréfaction d’existence ne leur [les animaux] autorisait qu’un fil d’expiration et des hoquets d’inspiration ; d’autant que la terre n’arrêtait pas de frissonner, ou d’éprouver des spasmes qui semaient à chaque fois une panique générale ; dans mon esprit secoué, les choses avaient du mal à retrouver leur place ; maintenant que j’avais vu les arbres se déplacer dans des charrois de terre, le sol se faire océanique, toute immobilité me paraissait suspecte ; l’herbe dissimulait des vertèbres de dragon prêtes à se torsader ; je soupçonnais les mornes d’être des crânes de gorgones enfouis sous une pelure de roche, attentifs au moment de surgir en sifflant ; j’avançais donc, comme sur un sable dont chaque grain serait une mâchoire potentielle, en assurant mes pas avec un grand souci, et prêt à me jeter au sol sitôt le moindre frisson ; les insectes se déplaçaient comme moi ; les oiseaux, sans doute par grande méfiance de l’air, sautillaient d’une ombre à l’autre comme pour anticiper un invisible bond de l’île tout entière... ; »

Lui qui fut « l’idiot puis la petite personne » (enfant, en créole), devient « artiste » exposé au « dehors » en retrouvant l’empreinte, pétrée, qui provoque ses multiples naissances.
« l’île n’avait existé que par moi et pour moi ; j’avais été ma propre et seule réalité ; lui, cet Autre inattendu, m’avait non seulement explosé avec sa seule empreinte, mais je le découvrais en train de faire exploser l’île tout entière en un vrac d’apparitions ahurissantes ; »

Le dénouement m’a surpris, même si un indice m’avait laissé deviner dès les premières pages que le navire était négrier, et que j’avais suspecté l’identité du naufragé ; je dirai simplement qu’elle implique Ogomtemmêli, le sage dogon dont Marcel Griaule rapporte les propos dans Dieu d’eau).
Suit L’atelier de l’empreinte, Chutes et notes, où l’auteur commente son travail, et l’« aventure fixe, immobile » du naufragé :
« La "situation Robinson" est un archétype de l’individuation, c’est en cela qu’elle est toujours fascinante pour nous, toujours inépuisable. »

« Le vivant nous apprend ceci : pas d’existence sans l’expérimentation permanente d’une infinité de possibles. »

« Renoncer à l’histoire et semer des possibles, infiniment. »

Dans sa postface, le philosophe Guillaume Pigeard de Gurbert (que Chamoiseau surnomme « l’Altesse ») invoque Deleuze et pose Chamoiseau en explorateur de « traces ».
Enfin, une annexe de ce dernier, L’artiste et l’impensable, précise la place de l’art, avec la pensée philosophique, devant cette source de vie.
Ce qui m’a le plus conquis, c’est le souffle, la démesure, le style baroque, les belles métaphores de Chamoiseau, comme celle du naufragé-perle enveloppée dans la chair de l’île. L’épisode où le naufragé batifole avec une multitude de tortues de mer m’a ramentu la sensualité de Grainville, et le panthéisme, Giono.

\Mots-clés : #insularite #philosophique #solitude
par Tristram
le Mer 16 Juin - 22:12
 
Rechercher dans: Écrivains d'Amérique Centrale, du Sud et des Caraïbes
Sujet: Patrick Chamoiseau
Réponses: 39
Vues: 3983

Umberto Eco

Art et beauté dans l'esthétique médiévale

Tag philosophique sur Des Choses à lire Art_et10

En spécialiste du Moyen Âge et de sémiotique, mais aussi de diffusion scientifique, Umberto Eco dresse un panorama passionnant des théories sur l’art et la beauté dans cette période de transition ; c’est un exposé historique chronologique, entre ethnologie des temps "primitifs" et antiquité classique d’une part, renaissance, classicisme et romantisme de l’autre, précisant un mode de pensée original et fascinant. Ce dernier est cependant loin d’être disparu de notre esprit : j’ai pensé à la postérité littéraire de la notion de symboles parlants dans la nature et du goût encyclopédique pour les classifications, collections et listes, à la croyance en une adéquation entre bien et beau, corollairement entre mauvais et laid, ou encore à l’intuition de la beauté nécessaire et inhérente à un concept juste et concis, qu’on retrouve chez de grands chercheurs modernes.
Je ne tenterai pas de rendre compte de l’ouvrage lui-même, n’étant pas assez compétent pour le faire, mais le signale chaudement aux amateurs éclairés.  

\Mots-clés : #essai #historique #moyenage #philosophique #religion
par Tristram
le Mer 26 Mai - 12:41
 
Rechercher dans: Écrivains Italiens et Grecs
Sujet: Umberto Eco
Réponses: 69
Vues: 8528

Arthur Koestler

Les Racines du hasard

Tag philosophique sur Des Choses à lire Les_ra12


Nota : j’ai lu (il y a longtemps malheureusement) L'Étreinte du crapaud, qui parle de Paul Kammerer, du lamarckisme, des caractères innés et acquis, des coïncidences en série et de la synchronicité junguienne (le dernier thème m’ayant passionné) ; Les Racines du hasard en constitue une suite (ou un complément).
Arthur Koestler assure que dans les années soixante l’existence des phénomènes parapsychiques, scientifiquement étudiés, est prouvée grâce aux statistiques.
Pour leur trouver un cadre théorique acceptable, il revient sur les étonnantes découvertes de la physique moderne dans les années trente, comme le Principe d’indétermination (ou Principe d’incertitude) d’Heisenberg :
« Plus le physicien peut déterminer avec exactitude la localisation d’un électron par exemple, plus la vitesse en devient incertaine ; et vice versa si l’on connaît la vitesse, la localisation de l’électron se brouille. Cette indétermination inhérente des événements infra-atomiques est due à la nature ambiguë et évasive des particules de matière, qui, en fait, ne sont pas du tout des particules, des "choses". Ce sont des entités à tête de Janus qui dans certaines circonstances se comportent comme de minuscules boulets et dans d’autres circonstances comme des ondes ou des vibrations propagées dans un milieu dénué de tout attribut physique. »

« "La tentative même de se faire une image [des particules élémentaires] et de les penser visuellement suffit à les fausser entièrement", écrivit Heisenberg. »

« "L’électron est à la fois un corpuscule et une onde", proclamait Broglie. C’est à ce dualisme, qui est fondamental pour la physique moderne, que Bohr donna le nom de "principe de complémentarité". La complémentarité devint une sorte de credo chez les théoriciens de l’école de Bohr − l’école de Copenhague, comme on disait. Et selon Heisenberg, pilier de cette école, "le concept de complémentarité a pour but de décrire une situation dans laquelle on peut regarder un seul et même événement dans deux systèmes de référence différents. Ces deux systèmes s’excluent mutuellement, mais en même temps ils se complètent, et seule la juxtaposition de ces systèmes contradictoires procure une vision exhaustive des apparences des phénomènes." »

« C’est ce qu’a résumé sir James Jeans dans un passage mémorable : "Aujourd’hui l’on considère généralement, et chez les physiciens presque à l’unanimité, que le courant de la connaissance nous achemine vers une réalité non mécanique ; l’univers commence à ressembler plus à une grande pensée qu’à une grande machine." »

Je suis toujours émerveillé par ces éblouissantes visions aux perspectives extraordinaires.
Puis Koestler revient sur Kammerer et ses « lois de la sérialité » :
« …] tandis que la gravitation agit sans discrimination sur l’ensemble des masses, cette autre force agit sélectivement sur la forme et la fonction pour unir les semblables dans l’espace et dans le temps ; elle relie par affinité. Par quels moyens cet agent a-causal fait intrusion dans l’ordre causal des événements − de manière dramatique ou banale − on ne peut le dire puisque, par hypothèse, il fonctionne en dehors des lois connues de la physique. Dans l’espace, il produit des événements concurrents reliés par affinité ; dans le temps des séries semblablement reliées. "Nous en arrivons ainsi à l’image d’une mosaïque universelle, d’un kaléidoscope cosmique qui, malgré des bouleversements et des réarrangements constants, prend soin de réunir les semblables." »

Il raconte comme Wolfgang Pauli s’associa à Carl Gustav Jung pour rapprocher leurs disciplines respectives, la physique quantique et la (para)psychologie, par l’a-causalité autour du concept de synchronicité.
« Le traité de Jung repose sur le concept de "synchronicité", qu’il définit comme "l’occurrence simultanée de deux événements liés par le sens et non par la cause" ou encore comme "une coïncidence dans le temps de deux événements ou plus, non liés causalement et ayant un sens identique ou semblable… de rang égal à la causalité comme principe d’explication". »

Puis il aborde la tendance à l’intégration qu’on retrouve(rait) dans les domaines de la mystique, de la biologie, du social, et reformule le concept envisagé en « événements confluents ».
C’est une sorte d’épistémologie partisane, à lire avec prudence, comme Le Matin des magiciens de Louis Pauwels et Jacques Bergier…

\Mots-clés : #essai #philosophique #psychologique #science
par Tristram
le Dim 23 Mai - 1:24
 
Rechercher dans: Écrivains d'Europe centrale et orientale
Sujet: Arthur Koestler
Réponses: 18
Vues: 2161

Valère Novarina

Le Jeu des Ombres

Tag philosophique sur Des Choses à lire Le_jeu11

Le Jeu c’est celui avec les mots (aussi en latin)…
« LA BOUCHE HÉLAS.
Avis aux Huminiâtres, aux Huminiacés ! Psaumes aux Théosaures, aux Penseurs Perpendiculaires, aux Anthropo-bisphoriques – et urbains de la même farine ! »

« LE CLAVIER.
Déchroniquons-le ! Mourons-y ! Tuons-le ! Mourons-y !
LE PHRASÉ.
Démourissons-le avant que nous y fûmes. »

… et les Ombres ce sont les morts, dans l’enfer mythologique de la Rome antique principalement (Hécate, Pluton, surtout Orphée et Eurydice), mais aussi le Dieu biblique, et même Mahomet chevauchant le Bourak.
« ORPHÉE.
"Les mots sont devenus dans les langues humaines comme autant de morts qui enterrent des morts, et qui souvent même enterrent des vivants. Ainsi l’homme s’enterre-t-il lui-même journellement avec ses propres mots altérés qui ont perdu tous leurs sens. Ainsi enterre-t-il journellement et continuellement la parole." »

Le discours est souvent de tendance métaphysique (le temps et l’espace, le jour/ lumière et la nuit).
« Je vais tracer au compas
La limite qui est invisible
Entre naître… et n’être pas
Entre n’être… et naître pas. »

« LE CONTRE-CHANTRE.
Tous les hommes sont des écriteaux égaux : homme et emmoh : égal est l’homme, légal le mot.
LE CHANTRE.
La parole est aux hennissements !
FLIPOTE.
Ôtez l’espace du lieu : rien ne reste. Prenez le temps, enlevez-lui chaque moment : l’instant est là. Ôtez-lui le mot : le temps file à vau-l’eau. »

« La nature est un jeu d’énergies, une phrase dite et respirée par toute la création, par toutes les créatures vivant ensemble : d’un souffle, en un geste pluriel, d’un seul tenant. Comme une donnée : l’apparition de tout. »

On pense tout de suite à Michaux, puis à Jarry, Audiberti, entr’autres.
Cette pièce est a minima une comédie bouffonne (avec des personnages comme l’Ambulancier Charon, Marcel-Moi-Même, etc.), où explose l’inventivité jubilatoire de Valère Novarina concernant la parole, du verbe, du langage.
« ANTIPERSONNE I.
Ce qui fait extrêmement peur, ce n’est pas le chaos d’ici, ni l’infini, ni le labyrinthe, ni la chair, ni le mystère de la matière – mais le rangement absolu de tout et l’apparition soudain de l’univers dans une langue ordonnée.
Ce n’est pas le chaos de la matière qui fait peur, c’est d’entendre un ordre dedans ; ce n’est pas une chose qui s’entend par la vue – puisque tout est désordre à voir, mais une chose que l’on entend dans l’ordre du souffle. Dans l’architecture du langage, nous entendons un ordre dans le langage. »

« Conclusion : Ceux qui ont tagué "La mort est nulle" au bord du canal de l’Ourcq ont bien fait.
Nous ne sommes pas du tout faits pour ça. Ce n’est pas une fin pour nous. Nous sommes dévorés par elle mais nous ne sommes pas ses sujets. »

Apparaissent une multitude de figures humaines ou mythologiques, dont de nombreux animaux, et des machines ; l’Huissier de Grâce annonce régulièrement l’entrée de nouveaux personnages, parfois en longues listes extraordinaires, comme celle qui clôt la pièce.
« L’HUISSIER DE GRÂCE.
Entrent Les Phases, Les Phrases, Les Ombres, Les Nombres, Les Âmes et Les Enfants Pariétaux. »

Des personnes réelles en font partie, dont nombre appartiennent au monde du spectacle.
« PIERRE BERTIN.
Je traversais ma mort à temps plein, et de plein jour comme en pleine nuit. Telles étaient mes scènes, qui n’avaient pas encore eu lieu à c’t’époque-là.
On ne voit ici dans la nuit noire plus que la nudité vraie de la lumière : sa force est écrasante tant elle se répand. Cependant le sol était là – et je continuais à vivre uniquement pour me venger d’exister. »

Il y a aussi des allusions littéraires, comme à Molière (Le vivant malgré lui, Le mort imaginaire), et une curieuse récurrence du chiffre huit, (qui rime avec nuit dans presque toutes les langues) et onze.
On retrouve la Dame autocéphale et le Valet de Carreau évoqués par Louvaluna dans sa lecture de L'Opérette imaginaire ; démonstration par l’inverse de ma méthode de lecture chronologique des auteurs, j’ai malencontreusement abordé Novarina par sa dernière pièce…

\Mots-clés : #absurde #contemythe #mort #philosophique #spiritualité #théâtre
par Tristram
le Mar 4 Mai - 20:35
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Valère Novarina
Réponses: 19
Vues: 1202

Revenir en haut

Page 1 sur 3 1, 2, 3  Suivant

Sauter vers: