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Albert Cossery
Une ambition dans le désert
Au début, sensation de déjà lu tant la situation rappelle celle d’Un complot de saltimbanques : à « Dofa », la capitale d’un petit l’émirat « du golfe », Samantar (au lit avec Gawhara, quinze ans) s’inquiète des récents attentats à la bombe revendiqués par des tracts maladroits, qu’il considère comme une mystification risquant de déclencher la répression du régime autoritaire de cet État pauvre jusque-là épargné par les puissances impérialistes, étant dépourvu de ressources pétrolières.
« La révolution ? Cela ne me paraît pas d’une nécessité vitale dans cette région, ni en ce moment. Même un enfant saurait que la puissance impérialiste qui protège nos richissimes voisins ne laisserait pas sans bouger un mouvement subversif s’implanter dans une partie de la péninsule. »
Il décide d’enquêter avec Hicham, le populaire joueur de tabla (père de la petite Nejma), et effectivement, le peuple, certes pauvre, ne s’intéresse pas à ces signes de révolution. Il retrouve Shaat, son ami d’enfance, à la fois enthousiaste et lucide, inopinément libéré par anticipation de prison pour fraude grâce à un certain Higazi.
« Shaat accueillait toujours avec la même ferveur tous les événements que le hasard pouvait accumuler sur son chemin. Pour lui il n’y avait pas de bonnes et de mauvaises situations. Toutes les situations méritaient d’être vécues avec délectation, car il y avait dans chacune d’elles cette parcelle d’humour qui sauvait l’homme de la dégénérescence et de la mort. Sa nouvelle fonction n’avait en aucune manière changé son caractère éminemment futile. Diriger une révolution n’impliquait nullement de sa part un renoncement à la lucidité. Son analyse des valeurs et des principes qui depuis des millénaires régissaient la terre des hommes n’avait subi aucune altération du fait de son engagement politique. Il restait toujours convaincu de la bêtise fondamentale du monde et n’éprouvait aucune envie de le réformer. D’ailleurs on n’avait pas exigé de lui la foi d’un justicier luttant pour une meilleure répartition des biens terrestres. Tout cela avait plutôt l’air d’un jeu stupide. Fabriquer des bombes et les faire poser par des complices dûment appointés dans différents points de la ville était une occupation surprenante, certes, mais pas plus répréhensible que celle d’un chef d’État faisant bombarder par ses avions une population sans défense. Au moins, ses bombes à lui ne faisaient pas de victimes. Shaat se sentait dans une situation sans équivalent dans les annales révolutionnaires. Participer à une révolution sans être concerné par son triomphe ou son insuccès c’était tout de même quelque chose d’étonnant et qui concrétisait dans une certaine mesure un rêve d’enfance qu’il avait partagé avec Samantar. C’était le rêve merveilleux de tous les enfants intelligents : fabriquer une arme magique capable d’anéantir à jamais le monde ennuyeux des adultes. Malheureusement Samantar avait trahi son rêve d’enfant ; il ne recherchait plus que la paix. Une paix que Shaat, obéissant aux caprices de sa destinée, était en train de saper avec une touchante bonne conscience. »
Un jeune poseur de bombes (Mohi) :
« C’est vrai, il n’y a pas plus débilitant qu’un homme sincère. Mais celui-là ne nous causera aucun ennui. Il approuve tout ce qui peut démanteler le pouvoir, n’importe quel pouvoir. Il hait le monde entier et si je lui en donnais l’ordre, il ferait un carnage. Je ne sais pas ce qu’on lui a fait, mais tu peux compter sur lui pour faire sauter la ville. De toute ma vie je n’ai rencontré quelqu’un trimbalant une haine aussi farouche. »
Le but des attentats n’est pas dans l’émirat, mais chez ses voisins corrompus :
« L’argent du pétrole qui s’accumule entre les mains de quelques potentats, tandis que la majorité du peuple vit dans l’indigence, rend ce dernier plus sensible à l’injustice sociale. Il y a des millions de mécontents à nos frontières. Il suffit d’une étincelle pour qu’ils se soulèvent. Notre action sera pour eux exemplaire. Le partage des biens est une utopie toujours d’actualité et qui fait encore rêver les foules. »
Le cheikh Ben Kadem, Premier ministre de l’émirat, en est le vrai maître, et ambitionne de devenir celui de toute la péninsule, étant farouchement opposé à l’impérialisme étranger ; Samantar, son cousin, anarchisant uniquement préoccupé de plaisirs (femmes, haschisch), est aussi son « conseiller clandestin » à cause de sa perspicacité, même si tout les oppose. Cossery nous fait vite comprendre que c’est le rigoureux Ben Kadem, cette « ambition dans le désert », qui est l’instigateur de ces attentats, comptant sur la « solidarité prolétarienne » internationale pour financer son projet.
« À force de discuter pendant des nuits entières avec son jeune parent Samantar (cet esprit foncièrement contestataire, mais pour qui l’action était une chose dérisoire), il avait fini par admettre que seule une révolution populaire, par l’impact qu’elle aurait dans les autres États du golfe, parviendrait à remuer ces masses amorphes et ferait éclater cet ordre granitique qui s’opposait à son ambition. Cette arme suprême des pauvres lui apparut comme un don de la providence à la pureté de son idéal patriotique. »
« Ben Kadem n’était pas mécontent d’avoir mis en pratique un principe – fondement d’une philosophie cynique – que son jeune parent Samantar avait toujours soutenu devant lui : à savoir que toutes les institutions humaines étaient basées sur une imposture. »
Cossery montre la manipulation et récupération des révolutionnaires avec leur « ordinaire stupidité ».
« Une révolution crédible se fait surtout avec du bruit. »
Une seconde vague d’attentats terroristes, visant clairement les possédants, fait sauter la banque et l’agence d’import-export ; ce n’est plus une farce, et les déshérités craignent pour leurs rares biens ! Gawhara :
« La jeune fille portait son tablier d’écolière et agitait à bout de bras son cartable comme si elle se défendait contre une meute de chiens lancée à sa poursuite. Avec ses sandales en cuir rouge éclaboussées de soleil, elle semblait, dans sa ruée trépidante, répandre son sang sur la pierraille. […]
Pourquoi ne pas partir ?
– Parce que c’est ici que j’aime vivre.
– Il n’y a pas un autre désert comme celui-ci ?
– Non, c’est le dernier. Tous les déserts environnants sont pollués par le pétrole et les marchands du monde entier. Les fiers nomades portent désormais l’uniforme de l’infamie et travaillent tous dans les industries pétrolières. La vue de ces esclaves ternirait notre amour. »
« – Je comprends et même j’admire volontiers la violence contre toutes les formes de l’oppression. Mais nous sommes ici loin de toute tyrannie. Ceux qui à Dofa prônent la violence, il me semble qu’ils s’amusent à instaurer la tyrannie, mais sans doute sont-ils trop bêtes pour s’en soucier.
– Pourtant ces gens sacrifient leur vie pour une juste cause.
– Tu es trop bon pour le croire. Laisse-moi te dire que personne ne fait don de sa vie à une cause, fût-elle juste ou injuste, mais seulement pour obéir à une pulsion intérieure plus forte que l’attachement à la vie. »
« Là où il n’y a rien à partager la révolution est déjà pratiquement accomplie. Alors je me demande si ce chef n’a pas d’autres objectifs plus lointains, plus grandioses que la conquête de ce misérable royaume. Aussi je soupçonne derrière cette macabre exhibition l’ambition d’un homme. »
Mohi ayant explosé avec la bombe qu’il allait placer au palais du Premier ministre en outrepassant les ordres, Shaat avoue à Samantar la part qu’il eut dans le faux mouvement insurrectionnel et la première vague d’attentats, ainsi que l’identité de son promoteur, Ben Kadem. Mohi était le fils secret de ce dernier, qu’il haïssait, et qui renonce à son projet. Tareq, le simple d’esprit aux discours subversifs qui fait la joie des enfants, apparaissant peu à peu comme un simulateur utilisant l’arme de la dérision, n’est en fait pas fou, mais à l’origine de la seconde vague d’attentats, destinés à supprimer les ressources financières du premier mouvement.
« C’est très jeune que j’ai décidé de devenir fou, comme on décide de devenir médecin ou avocat. Les fous jouissent de circonstances atténuantes et il leur est permis de s’exprimer en toute liberté. Et je voulais – c’était ma seule ambition – pouvoir dire au monde tout mon dégoût et ma haine sans encourir de représailles. »
C’est habilement structuré et remarquablement observé, même si le ton guindé de Cossery est parfois laborieux. Outre de beaux personnages (où on devine des positions de l’auteur, portant toujours les valeurs du dénuement et de l’inaction), j’ai trouvé cet ouvrage particulièrement révélateur de la mentalité moyen-orientale, singulièrement au vu de l’histoire récente (livre publié en 1984).
\Mots-clés : #insurrection #politique #psychologique #revolution
- le Dim 25 Déc - 10:49
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Alejo Carpentier
Chasse à l'homme
I (un quart du livre)
Le caissier d’un théâtre où est jouée la Symphonie héroïque de Beethoven, un mélomane autodidacte méconnu et/ou aigri, se fait refiler un faux billet par un spectateur arrivé à la dernière minute (suivi de deux autres). Ce théâtre (de La Havane) est situé en face du vieux palais du Mirador où le caissier loge dans les combles et où semble se tenir une veillée funèbre.
Un spectateur assiste à l’exécution de la symphonie, pantelant et se sentant rejeté par le public.
« Les rôles sont distribués en ce Théâtre, et le dénouement prévu pour l’après − hoc erat in votis ! − de même qu’il y a la cendre dans le bois non encore allumé… »
(« hoc erat in votis », locution qu’on retrouve sur le fronton de l’Université havanaise, signifie « voilà ce que je désirais ».)
Avant la fin de la représentation, le caissier tente d’utiliser le faux billet pour coucher avec une prostituée, qui est trop occupée à ruminer la menace de la prison dont elle vient de faire l’objet, « une inquisition », et revient au théâtre pendant le finale.
II (de loin la plus longue partie du livre) :
Un jeune étudiant en architecture qui a délaissé ses études pour agir clandestinement contre le régime s’est réfugié sur la terrasse du Mirador, et veille une vieille dame à l’agonie. Il prie Dieu, attend « le résultat de la Démarche ». Peu à peu s’expliquent le faux billet, la prostituée. Il apparaît que le fugitif est traqué par des acolytes parce qu’il a trahi sous la torture. L’homme traqué erre dans l’ombre des colonnes et des arbres de la ville. Il se remémore son histoire, et nous la révèle ; il évoque les différentes factions de la révolution qui s’affrontent en violents règlements de comptes.
« Il crut voir en toutes choses une succession identique, un processus inéludable selon lequel elles recevaient leur énergie d’une autre chose ; un identique enchaînement des actes, qui cependant ne pouvait être indéfini. »
« On continuait à affirmer que c’était juste et nécessaire ; mais lorsque le chassé du Mirador, le condamné d’à présent, était de retour d’une expédition, il devait boire jusqu’à tomber ivre mort, afin de continuer à croire que ce qu’il avait fait était juste et nécessaire. »
Il a lui-même tué :
« Un peu plus tard, en apprenant que quelqu’un avait soudain tiré profit de cette mort, des doutes l’avaient assailli ; mais ceux qui, autour de lui, maniaient habilement les Mots qui justifiaient tout, les avaient vite dissipés. "La révolution, disaient-ils, n’est pas encore terminée." Et, de degré en degré, poussé par des mains toujours plus actives, il était tombé peu à peu dans la bureaucratie de l’horreur. La fureur des premiers temps, le serment de venger ceux qui étaient tombés, le HOC ERAT IN VOTIS invoqué devant les cadavres des condamnés se transformèrent en métier aux gains rapides, dispensateur de hautes protections. »
III (quelques pages) :
En brève coda, le dénouement de la tragédie.
Préface de l’auteur à l’édition française de 1958 :
« La dictature du président Machado (1925-1933), à Cuba, compte parmi les pires tyrannies qu’ait subies l’Amérique latine depuis le début de ce siècle. Renversé par une grève générale qui l’obligea à s’enfuir à l’étranger, il fut combattu non seulement par les masses de son pays mais également par des groupes terroristes, issus de l’université de La Havane, qui exercèrent leur action contre les chefs de la police répressive et quelques-uns des principaux collaborateurs de Machado − dont le président du Sénat −, mais ils échouèrent, plus d’une fois, dans l’organisation d’attentats contre le dictateur lui-même.
La fuite de Machado − longuement maintenu au pouvoir par le gouvernement des États-Unis − fut suivie d’une longue période de désordres, pendant laquelle certains groupes activistes de la première heure, dépourvus d’une idéologie valable, n’ayant plus de but précis, se transformèrent peu à peu en véritables gangsters politiques, vénaux et ambitieux, au service de tel ou tel leader qui se servait d’eux au nom de l’idéal révolutionnaire. Alors commencèrent les délations, les luttes intestines, les vendettas entre bandes ennemies, etc. Il arriva qu’un délateur fût exécuté par ses propres compagnons, comme le rapporte un chapitre entièrement véridique du présent livre.
Certains pays d’Amérique latine, situés dans ce qu’il est convenu d’appeler le "Cône Sud", assistent, en ce moment, à des événements fort semblables à ceux qui inspirèrent ce roman − événements qui lui confèrent une dramatique actualité.
L’action de Chasse à l’homme dure le temps d’une exécution traditionnelle de la Symphonie héroïque de Beethoven, soit à peu près quarante-six minutes. La structure du récit répond, en une certaine manière, à la forme d’une sonate en trois mouvements, dont le second présenterait une série de variations sur les trois thèmes-personnages du début. »
Ce récit présente plusieurs points communs avec la biographie d’Alejo Carpentier, étudiant à la Havane engagé à gauche, ce qui lui vaudra de la prison sous Machado, avant de s’exiler.
Le nouement maîtrisé de l’intrigue et la structure musicalisée de ce roman assez court exigent de la perspicacité de la part du lecteur (fort heureusement il est éclairé par l’auteur lui-même dans sa préface ci-dessus, qui ne retire rien au suspense ni à la qualité de l’ouvrage, l’enrichissant même en signalant ses perspectives).
\Mots-clés : #musique #regimeautoritaire #revolution
- le Sam 27 Aoû - 11:55
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- Sujet: Alejo Carpentier
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Evgueni Zamiatine
Nous
J’ai commencé dans la version Gallimard, Nous autres, et suis passé à celle d’Actes Sud quand j’ai réalisé que la première aurait été traduite du russe… à partir d'une traduction anglaise !
Il s’agit d’un roman de science-fiction, et même d’une dystopie, description d’un État totalitaire, et satire du régime soviétique. Il annonce Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley, 1984 de George Orwell et Un bonheur insoutenable d'Ira Levin.
Quarante notes rédigées par D-503, qui ne pense qu’en mathématicien rationaliste, dans un futur éloigné ; il se présente comme le Constructeur de l’Intégrale, un vaisseau spatial destiné à imposer dans le monde extraterrestre les valeurs de sa société de contrôle des personnes – une colonisation rhétorique dans un premier temps de propagande.
« Vous êtes destinés à soumettre au joug bienfaisant de la raison des êtres inconnus qui habitent d’autres planètes et sont peut-être encore en état de liberté primitive. S’ils refusent de comprendre que nous leur apportons un bonheur mathématiquement exact, notre devoir sera de les obliger à être heureux. Mais avant de recourir aux armes, nous essayons la parole.
Au nom du Bienfaiteur, à tous les Numéros de l’État Unitaire nous déclarons :
Que tous ceux qui s’en sentent capables composent des traités, des poèmes, des manifestes, des odes ou autres œuvres célébrant la beauté et la grandeur de l’État Unitaire. »
Les personnes sont devenues des numéros, désignées par un nombre matricule (une lettre et deux à quatre chiffres) marqués sur la plaque dorée qu’ils portent sur leur Tenue bleue ; ces dénominations chiffrées auraient été inspirées à Zamiatine par les numéros des pièces détachées du brise-glace Alexandre Nevski, dont il avait assuré le suivi du chantier lors de sa construction dans un chantier naval anglais pour le compte de la Russie. Et effectivement, les personnages sont les composants d’une grande machine au « rythme d’acier », « la victoire de “nous” sur “je”, du TOUT sur le UN… »
« Cela donne du courage : se voir comme la partie d’un tout énorme, puissant, unitaire. »
« Nous avançons – un seul corps à un million de têtes, et en chacun d’entre nous règne cette humble joie qui sans doute est celle des molécules, des atomes, des globules. Dans le monde ancien, seuls les chrétiens – nos seuls prédécesseurs (bien que fort imparfaits) – l’avaient compris : l’humilité est la vertu – l’orgueil est le mal ; “NOUS” vient de Dieu, “MOI” – du diable. »
À partie de l’image des « machines-outils : yeux fermés, oublieuses de tout, tournaient les boules des régulateurs », la métaphore des « boules rondes et lisses des têtes » court tout au long du roman.
Les Numéros vivent dans de transparentes cités de verre cernées par la Muraille verte de la nature sauvage, dont ne parviennent que les pollens sucrés du désir.
« L’homme a quitté l’état de bête sauvage quand il a construit le premier mur. »
Depuis longtemps toute propriété privée leur est interdite, y compris leur identité, et même l’organisation de leurs activités, régies dans les « Tables du Temps » d’un taylorisme généralisé : leur liberté est ouvertement supprimée, au profit d’un prétendu bonheur. Ainsi D-503 dispose d’un peu d’intimité prévue par ce planning avec O-90, sa partenaire sexuelle, « rose et ronde », qu’il partage (triangle) avec R-13, le poète aux « lèvres épaisses, africaines » (lui a des mains velues, « simiesques », dont il a honte) ; contrairement à lui, R aime plaisanter.
« Les plaisanteries ont toujours comme ressort secret le mensonge. »
Le régime est autoritaire, dans la main de pierre du Bienfaiteur secondé par la cohorte des Gardiens : les criminels sont éliminés lors de fêtes liturgiques, sous le verdict des « Poètes officiels ». Le « Jour de l’Unanimité », c’est celui des élections, ou plutôt celui de la réélection ! Les « membranes de rue » enregistrent les conversations pour le Bureau des Gardiens…
« Le seul moyen de libérer l’homme du crime, c’est de le priver de liberté. »
D-503 rencontre une inconnue (donc marquée d’un X !) : l’inquiétante I-330, qui le séduit, et se révèle être dissidente.
Et D-503, cette belle mécanique de logique euclidienne obéissant aux règles arithmétiques, dysfonctionne ; lui qui affiche un idéal de clarté se croit malade, anormal, a même un rêve, il commence à avoir de l’imagination, voire une âme − et son style est de plus en plus éclaté, décousu, embrouillé, délirant, riche en images et métaphores.
Les portraits sont caricaturaux et comiques, comme celui de S-4711 le Gardien, caractérisé par des yeux comme des forets, « des ailes-oreilles roses déployées », et « la courbe d’une nuque fléchie – un dos voûté – arc double – la lettre S. »
C’est une belle découverte que celle de ce livre, peut-être plus encore pour l’écriture, la construction de Zamiatine que pour son regard sur l’URSS obscurantiste et rigide, "fonctionnaire", en construction sous Lénine (parution en 1920). Zamiatine s’attache aux personnages, joue avec les mots et les couleurs : il m’a aussi ramentu Boulgakov.
« L’homme – c’est un roman : avant d’avoir lu la dernière page, on ne sait pas comment cela finira… Sinon à quoi bon lire… »
\Mots-clés : #regimeautoritaire #revolution #satirique #sciencefiction
- le Lun 6 Déc - 12:25
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- Sujet: Evgueni Zamiatine
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Marie Didier
Dans la nuit de Bicêtre
Jean-Baptiste Pussin a été une sorte de surveillant-chef à Bicêtre pendant la Révolution. Y étaient réunis des prisonniers (notamment politiques), des aliénés, des malades, des pauvres, unanimement réunis sous l’appellation de « fous », et tout ce qu’on voulait faire passer pour tel, dans des conditions que même l’imagination a du mal à concevoir.
C’est un homme qui a fui la misère de sa famille en Franche-Comté. Scrofuleux, il s’est retrouvé « hospitalisé » à Bicêtre, où son intelligente humanité est remarquée, et jugée possiblement utile. Il se retrouve ainsi « promu » à ce poste. Il y développe une empathie pour ces souffrants fort peu ordinaire déjà à l’époque, qui nourrit une approche intuitivement curatrice. Les mots « soin » et « protection » ont pour lui leur vrai sens. Il fait interdire les mauvais traitements, et par une simple attention humaine, et une perspicacité « psychothérapeutique », guérit des internés qui n’attendaient qu’un peu de dignité pour s’en sortir.
Il finit par faire supprimer les fers à Bicêtre, exploit longtemps attribué à Pinel, médecin-chef du lieu, dont moulte rues portent le nom, aujourd’hui encore, et dont Marie Didier ébauche un portrait humaniste, qui justifie pleinement son titre de « père de la psychiatrie ».
Charles Louis Müller (28 déc. 1815 - 9 janv. 1892)
Pinel faisant tomber les fers des aliénés de Bicêtre en 1792

Ceux et celles qui s’intéressent à la psychiatrie, ceux et celles qui s’intéressent à l’histoire, surtout quand elle est revisitée et remise sur les bon rails, ceux et celles qui s’intéressent tout simplement à l’humain qui est en chacun de nous, et peut nous donner un peu d’espoir, ne manqueront pas d’être hantés par ce récit dérangeant, où voisinent l’inhumanité ordinaire et l’humanité singulière de cet homme qui sut infiniment toucher Marie Didier.
(pour tristram : histoire vraie)
Mots-clés : #historique #medecine #revolution
- le Mar 2 Juin - 14:42
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Jack London
Le Talon de Fer
Écrit en 1906 par Jack London, ce livre donne la parole à Avis Everhard , laquelle écrit dans les années trente l’histoire d’une révolution socialiste dans les années 1914-18 emportée par son mari contre le Talon de Fer du grand capital promu au rang d’oligarchie ploutocratique. Ce manuscrit est publié au 27ème siècle accompagné de notes en bas de page.
Bon, c’est quand même le grand Jack London… mais je prends cependant la liberté de dire que je me suis un peu barbée. La narratrice est une mignonne jeune fille de la bourgeoisie initiée au socialisme puis à la révolution par son Ernest de mari. Elle en dresse un portrait si hagiographique qu’il en est un peu ridicule. Le coté démonstratif éloigne parfois de l’esprit romanesque, avec des explications politiques (discours et discussions de Ernest) souvent lourdes voire envahissantes.
Quand à l’astuce de la construction chronologique élaborée, on dirait que London a participe à un atelier de creative writing : si elle est audacieuse (astucieuse?), elle n’apporte pas grand chose au récit.
Au-delà de ces critiques, c’est toujours plaisant une dystopie, voir comment quelqu’un a réinventé l’avenir. Il serait sûrement intéressant de relire Une histoire populaire de États-Unis et Howard Zinn et de mettre les deux en parallèle.
Mots-clés : #politique #revolution #sciencefiction #social
- le Sam 9 Mai - 9:50
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Victor Hugo
Quatrevingt Treize
Roman, paru en 1874, un peu moins de 400 pages.
Peut se lire ici.
Quatrevingt Treize (il paraît qu'Hugo tenait à la majuscule à Treize, et à l'absence de trait d'union entre quatre et vingt) est une relecture, comme pour Les Chouans, mais la première lecture est encore plus ancienne, elle date des années lycée.
Livre divisé en trois parties distinctes.
La magnifique entame du roman (première partie) est un peu distendue par la grosse insertion descriptive du Paris de 1793 (deuxième partie), alors qu'on revient en Bretagne pour le dénouement, la troisième partie.
L'ouvrage perd en fluidité, mais gagne en dimension.
Roman plutôt situé vers le crépuscule de la carrière d'Hugo, tandis que Les Chouans étaient, pour Balzac, du côté de l'aube de celle-ci.
Ils se réunissent toutefois pour isoler, chacun à leur manière et tous deux avec de grandes libertés avec l'Histoire, une focale sur des évènements qu'ils situent autour de Fougères (Juliette Drouet était native de Fougères, Hugo s'est tellement balladé dans les alentours à son bras et en catimini d'Adèle - Madame Victor Hugo...) et par le fait que ces deux romans sont...deux drames sanglants.
La première partie est en mer, côté royalistes, et donne déjà le ton de l'âpreté, du sanguinaire, de l'héroïsme et du sacrifice.
La fameuse scène du canon ayant rompu ses liens sur la corvette et menaçant de ruine le navire est célèbre, à juste titre, comment ne pas raffoler de ce Hugo-là ?
- Extrait:
- Première partie Chapitre V, Vis et vir a écrit:Le canon allait et venait dans l’entre-pont. On eût dit le chariot vivant de l’Apocalypse. Le falot de marine, oscillant sous l’étrave de la batterie, ajoutait à cette vision un vertigineux balancement d’ombre et de lumière. La forme du canon s’effaçait dans la violence de sa course, et il apparaissait, tantôt noir dans la clarté, tantôt reflétant de vagues blancheurs dans l’obscurité.
Il continuait l’exécution du navire. Il avait déjà fracassé quatre autres pièces et fait dans la muraille deux crevasses heureusement au-dessus de la flottaison, mais par où l’eau entrerait, s’il survenait une bourrasque. Il se ruait frénétiquement sur la membrure ; les porques très robustes résistaient, les bois courbes ont une solidité particulière ; mais on entendait leurs craquements sous cette massue démesurée, frappant, avec une sorte d’ubiquité inouïe, de tous les côtés à la fois. Un grain de plomb secoué dans une bouteille n’a pas des percussions plus insensées et plus rapides. Les quatre roues passaient et repassaient sur les hommes tués, les coupaient, les dépeçaient et les déchiquetaient, et des cinq cadavres avaient fait vingt tronçons qui roulaient à travers la batterie ; les têtes mortes semblaient crier ; des ruisseaux de sang se tordaient sur le plancher selon les balancements du roulis. Le vaigrage, avarié en plusieurs endroits, commençait à s’entr’ouvrir. Tout le navire était plein d’un bruit monstrueux.
Le capitaine avait promptement repris son sang-froid, et sur son ordre on avait jeté par le carré, dans l’entrepont, tout ce qui pouvait amortir et entraver la course effrénée du canon, les matelas, les hamacs, les rechanges de voiles, les rouleaux de cordages, les sacs d’équipage, et les ballots de faux assignats dont la corvette avait tout un chargement, cette infamie anglaise étant regardée comme de bonne guerre.
Mais que pouvaient faire ces chiffons ? Personne n’osant descendre pour les disposer comme il eût fallu, en quelques minutes ce fut de la charpie.
Il y avait juste assez de mer pour que l’accident fût aussi complet que possible. Une tempête eût été désirable ; elle eût peut-être culbuté le canon, et, une fois les quatre roues en l’air, on eût pu s’en rendre maître.
Cependant le ravage s’aggravait. Il y avait des écorchures et même des fractures aux mâts, qui, emboîtés dans la charpente de la quille, traversent les étages des navires et y font comme de gros piliers ronds. Sous les frappements convulsifs du canon, le mât de misaine s’était lézardé, le grand mât lui-même était entamé. La batterie se disloquait. Dix pièces sur trente étaient hors de combat ; les brèches au bordage se multipliaient, et la corvette commençait à faire eau.
Le vieux passager descendu dans l’entre-pont semblait un homme de pierre au bas de l’escalier. Il jetait sur cette dévastation un œil sévère. Il ne bougeait point. Il paraissait impossible de faire un pas dans la batterie.
Chaque mouvement de la caronade en liberté ébauchait l’effondrement du navire. Encore quelques instants, et le naufrage était inévitable.
La seconde partie vaut sans doute par le souffle évocateur de cette année 1793, année-pivot pour Hugo, la lueur rouge sang qui précède l'aube pour les uns, la trahison des idéaux révolutionnaires premiers et des Lumières pour d'autres, le basculement dans un bain de sang et la Terreur pour tous.
Hugo dont le père a servi trois ans comme officier dans les guerres de Vendée... vous savez, celui dont il parle dans un de ces poèmes les plus connus:
Après la bataille a écrit:Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Hugo rend ce côté "implacable, mieux, inexorable" du cours des évènements.
Hugo qui isole le trio Robespierre - Danton - Marat pour un dîner fictif mais plausible, une quinzaine de jours avant l'assassinat de Marat par Charlotte Corday.
Hugo qui, par le détail des rues, des occupations, le pittoresque du temps, et par un procédé que d'aucuns jugeront roboratif (le lâcher-type litanie- de noms de membres de la Convention, etc...) essaie de nous figurer la respiration de l'époque, le côté massif, bloc, et dans le même temps soumis aux caprices des tempêtes que font souffler les meilleurs orateurs, toute la rhétorique de la Convention, ses bouillonnements.
Pour ma part je trouve ça plutôt réussi, mais qui d'autre qu'Hugo pour réussir un tel exercice sans s'embourber, sans enliser son roman (l'extrait ci-dessous est un bon exemple) ?
Sa recherche, la quête démonstrative hugolienne prête le flanc à ceci cependant:
Tout est occasion de grandeur, pris au pied de la lettre, ce qui est presque un peu gênant pour le lecteur.
Et la grandeur, c'est chez Marat qu'il en trouve le plus, en 1793, même si celui-ci n'en aura vécu qu'une demi-année.
Hugo, qui a réfléchi longuement à la période révolutionnaire, sent que la charnière est là, avec la guerre aux frontières et dans l'Ouest, les provinces plutôt acquises aux Girondins... La révolution ce fut Paris, c'est Paris et ce sera la Terreur, quelque part Hugo nous suggère que c'est sans "parce que", que c'est ainsi...
- Extrait:
- Deuxième partie II Magna testantur voce per umbra a écrit:(...)Et Danton se leva de nouveau.
Robespierre posa sa main froide sur le poing fiévreux de Danton.
– Danton, la Champagne n’était pas pour les Prussiens et la Bretagne est pour les Anglais. Reprendre Verdun,c’est de la guerre étrangère ; reprendre Vitré, c’est de la guerre civile.
Et Robespierre murmura avec un accent froid et profond :
– Sérieuse différence.
Il reprit :
– Rasseyez-vous, Danton, et regardez la carte au lieu de lui donner des coups de poing.
Mais Danton était tout à sa pensée.
– Voilà qui est fort ! s’écria-t-il, voir la catastrophe à l’ouest quand elle est à l’est. Robespierre, je vous accorde que l’Angleterre se dresse sur l’Océan ; mais l’Espagne se dresse aux Pyrénées, mais l’Italie se dresse aux Alpes, mais l’Allemagne se dresse sur le Rhin. Et le grand ours russe est au fond. Robespierre, le danger est un cercle et nous sommes dedans. À l’extérieur la coalition, à l’intérieur la trahison. Au midi Servant entre-bâille la porte de la France au roi d’Espagne. Au nord Dumouriez passe à l’ennemi. Au reste il avait toujours moins menacé la Hollande que Paris. Nerwinde efface Jemmapes et Valmy. Le philosophe Rabaut Saint-Etienne, traître comme un protestant qu’il est, correspond avec le courtisan Montesquiou. L’armée est décimée. Pas un bataillon qui ait maintenant plus de quatre cents hommes ; le vaillant régiment de Deux-Ponts est réduit à cent cinquante hommes ; le camp de Pamars est livré ; il ne reste plus à Givet que cinq cents sacs de farine ; nous rétrogradons sur Landau ; Wurmser presse Kléber ; Mayence succombe vaillamment, Condé lâchement.Valenciennes aussi. Ce qui n’empêche pas Chancel qui défend Valenciennes et le vieux Féraud qui défend Condé d’être deux héros,aussi bien que Meunier qui défendait Mayence. Mais tous les autres trahissent. Dharville trahit à Aix-la-Chapelle, Mouton trahit à Bruxelles, Valence trahit à Bréda, Neuilly trahit à Limbourg,Miranda trahit à Maëstricht ; Stengel, traître, Lanoue,traître, Ligonnier, traître, Menou, traître, Dillon, traître ;monnaie hideuse de Dumouriez. Il faut des exemples. Les contre-marches de Custine me sont suspectes ; je soupçonne Custine de préférer la prise lucrative de Francfort à la prise utile de Coblentz. Francfort peut payer quatre millions de contributions de guerre, soit. Qu’est-ce que cela à côté du nid des émigrés écrasé ? Trahison, dis-je. Meunier est mort le 13juin. Voilà Kléber seul. En attendant, Brunswick grossit et avance.Il arbore le drapeau allemand sur toutes les places françaises qu’il prend. Le margrave de Brandebourg est aujourd’hui l’arbitre de l’Europe ; il empoche nos provinces ; il s’adjugera la Belgique, vous verrez ; on dirait que c’est pour Berlin que nous travaillons ; si cela continue, et si nous n’y mettons ordre, la révolution française se sera faite au profit de Potsdam ; elle aura eu pour unique résultat d’agrandir le petit État de Frédéric II, et nous aurons tué le roi de France pourle roi de Prusse.
Et Danton, terrible, éclata de rire.
Le rire de Danton fit sourire Marat.
– Vous avez chacun votre dada ; vous, Danton, la Prusse ; vous, Robespierre, la Vendée. Je vais préciser, moi aussi. Vous ne voyez pas le vrai péril ; le voici : les cafés et les tripots. Le café de Choiseul est jacobin, le café Patin est royaliste, le café du Rendez-Vous attaque la garde nationale, le café de la Porte-Saint-Martin la défend, le café de la Régence est contre Brissot, le café Corazza est pour, le café Procope jure par Diderot, le café du Théâtre-Français jure par Voltaire, à la Rotonde on déchire les assignats, les cafés Saint-Marceau sont en fureur, le café Manouri agite la question des farines, au café de Foy tapages et gourmades,au Perron bourdonnement des frelons de finance. Voilà ce qui est sérieux.
Danton ne riait plus. Marat souriait toujours.Sourire de nain, pire qu’un rire de colosse.
– Vous moquez-vous, Marat ? gronda Danton.
Marat eut ce mouvement de hanche convulsif,qui était célèbre. Son sourire s’était effacé.
– Ah ! je vous retrouve, citoyen Danton. C’est bien vous qui en pleine Convention m’avez appelé« l’individu Marat ». Écoutez. Je vous pardonne. Nous traversons un moment imbécile. Ah ! je me moque ? En effet, quel homme suis-je ? J’ai dénoncé Chazot, j’ai dénoncé Pétion, j’ai dénoncé Kersaint, j’ai dénoncé Moreton, j’ai dénoncé Dufriche-Valazé, j’ai dénoncé Ligonnier, j’ai dénoncé Menou, j’ai dénoncé Banneville, j’ai dénoncé Gensonné, j’ai dénoncé Biron, j’ai dénoncé Lidon et Chambon ; ai-je eu tort ? je flaire la trahison dans le traître, et je trouve utile de dénoncer le criminel avant le crime. J’ai l’habitude de dire la veille ce que vous autres vous dites le lendemain. Je suis l’homme qui a proposé à l’Assemblée un plan complet de législation criminelle. Qu’ai-je fait jusqu’à présent ? J’ai demandé qu’on instruise les sections afin de les discipliner à la révolution, j’ai fait lever les scellés des trente-deux cartons, j’ai réclamé les diamants déposés dans les mains de Roland, j’ai prouvé que les Brissotins avaient donné au Comité de sûreté générale des mandats d’arrêt en blanc, j’ai signalé les omissions du rapport de Lindet sur les crimes de Capet, j’ai voté le supplice du tyran dans les vingt-quatre heures, j’ai défendu les bataillons le Mauconseil et le Républicain, j’ai empêché la lecture de la lettre de Narbonne et de Malouet, j’ai fait une motion pour les soldats blessés, j’ai fait supprimer la commission des six, j’ai pressenti dans l’affaire de Mons la trahison de Dumouriez, j’ai demandé qu’on prît cent mille parents d’émigrés comme otages pour les commissaires livrés à l’ennemi, j’ai proposé de déclarer traître tout représentant qui passerait les barrières, j’ai démasqué la faction rolandine dans les troubles de Marseille, j’ai insisté pour qu’on mît à prix la tête d’Égalité fils, j’ai défendu Bouchotte, j’ai voulu l’appel nominal pour chasser Isnard du fauteuil, j’ai fait déclarer que les Parisiens ont bien mérité de la patrie ; c’est pourquoi je suis traité de pantin par Louvet, le Finistère demande qu’on m’expulse, la ville de Loudun souhaite qu’on m’exile, la ville d’Amiens désire qu’on me mette une muselière, Cobourg veut qu’on m’arrête, et Lecointe-Puiraveau propose à la Convention de me décréter fou. Ah çà ! citoyen Danton, pourquoi m’avez-vous fait venir à votre conciliabule, si ce n’est pour avoir mon avis ? Est-ce que je vous demandais d’en être ? loin de là. Je n’ai aucun goût pour les tête-à-tête avec des contre-révolutionnaires tels que Robespierre et vous. Du reste, je devais m’y attendre, vous ne m’avez pas compris ; pas plus vous que Robespierre, pas plus Robespierre que vous. Il n’y a donc pas d’homme d’État ici ? Il faut donc vous faire épeler la politique, il faut donc vous mettre les points sur les i. Ce que je vous ai dit voulait dire ceci : vous vous trompez tous les deux. Le danger n’est ni à Londres, comme le croit Robespierre, ni à Berlin, comme le croit Danton ; il est à Paris. Il est dans l’absence d’unité, dans le droit qu’a chacun de tirer de son côté, à commencer par vous deux, dans la mise en poussière des esprits, dans l’anarchie des volontés…
– L’anarchie ! interrompit Danton, qui la fait, si ce n’est vous ?
Marat ne s’arrêta pas.
La troisième partie est celle de la mise en scène finale entre trois hommes, Le Marquis de Lantenac, à la tête des royalistes et fomentant un débarquement de la flotte anglaise, son propre neveu Gauvain, qui mène les républicains, et le représentant du Comité de Salut Public, ancien curé défroqué et ex-précepteur de Gauvain, Cimourdain.
- Extrait:
- Troisième partie IX Titans contre géants a écrit:Cela fut en effet épouvantable.
Ce corps-à-corps dépassa tout ce qu’on avait pu rêver.
Pour trouver quelque chose de pareil, il faudrait remonter aux grands duels d’Eschyle ou aux antiques tueries féodales ; à ces « attaques à armes courtes » qui ont duré jusqu’au XVIIe siècle, quand on pénétrait dans les places fortes par les fausses brayes ; assauts tragiques, où, dit le vieux sergent de la province d’Alentejo, « les fourneaux ayant fait leur effet, les assiégeants s’avanceront portant des planches couvertes de lames de fer-blanc, armés de rondaches et de mantelets, et fournis de quantité de grenades, faisant abandonner les retranchements ou retirades à ceux de la place, et s’en rendront maîtres, poussant vigoureusement les assiégés ».
Le lieu d’attaque était horrible ; c’était une de ces brèches qu’on appelle en langue du métier brèches sous voûte, c’est-à-dire, on se le rappelle, une crevasse traversant le mur de part en part et non une fracture évasée à ciel ouvert. La poudre avait agi comme une vrille. L’effet de la mine avait été si violent que la tour avait été fendue par l’explosion à plus de quarante pieds au-dessus du fourneau, mais ce n’était qu’une lézarde, et la déchirure praticable qui servait de brèche et donnait entrée dans la salle basse ressemblait plutôt au coup de lance qui perce qu’au coup de hache qui entaille.
C’était une ponction au flanc de la tour, une longue fracture pénétrante, quelque chose comme un puits couché à terre, un couloir serpentant et montant comme un intestin à travers une muraille de quinze pieds d’épaisseur, on ne sait quel informe cylindre encombré d’obstacles, de pièges, d’explosions, où l’on se heurtait le front aux granits, les pieds aux gravats, les yeux aux ténèbres.
Les assaillants avaient devant eux ce porche noir, bouche de gouffre ayant pour mâchoires, en bas et en haut, toutes les pierres de la muraille déchiquetée ; une gueule de requin n’a pas plus de dents que cet arrachement effroyable. Il fallait entrer dans ce trou, et en sortir.
Dedans éclatait la mitraille, dehors se dressait la retirade. Dehors, c’est-à-dire dans la salle basse du rez-de-chaussée.
Les rencontres de sapeurs dans les galeries couvertes quand la contre-mine vient couper la mine, les boucheries à la hache sous les entre-ponts des vaisseaux qui s’abordent dans les batailles navales, ont seules cette férocité. Se battre au fond d’une fosse, c’est le dernier degré de l’horreur. Il est affreux de s’entre-tuer avec un plafond sur la tête. Au moment où le premier flot des assiégeants entra, toute la retirade se couvrit d’éclairs, et ce fut quelque chose comme la foudre éclatant sous terre. Le tonnerre assaillant répliqua au tonnerre embusqué. Les détonations se ripostèrent ; le cri de Gauvain s’éleva : Fonçons ! Puis le cri de Lantenac : Faites ferme contre l’ennemi ! Puis le cri de l’Imânus : À moi les Mainiaux ! Puis des cliquetis, sabres contre sabres, et, coup sur coup, d’effroyables décharges tuant tout. La torche accrochée au mur éclairait vaguement toute cette épouvante. Impossible de rien distinguer ; on était dans une noirceur rougeâtre ; qui entrait là était subitement sourd et aveugle, sourd du bruit, aveugle de la fumée. Les hommes mis hors de combat gisaient parmi les décombres, on marchait sur des cadavres, on écrasait des plaies, on broyait des membres cassés d’où sortaient des hurlements, on avait les pieds mordus par des mourants. Par instants, il y avait des silences plus hideux que le bruit. On se colletait, on entendait l’effrayant souffle des bouches, puis des grincements, des râles, des imprécations, et le tonnerre recommençait. Un ruisseau de sang sortait de la tour par la brèche, et se répandait dans l’ombre. Cette flaque sombre fumait dehors dans l’herbe.
Comment mieux illustrer le côté fratricide de ces guerres civiles, ces abjections, ces atrocités ?
Hugo n'hésite pas à renvoyer dos-à-dos les héroïsmes, les grandeurs, les vertus comme les veuleries - c'est très différent de Balzac qui avait ses "bons", qui étaient dans le sens de l'Histoire, le camp bleu, et les autres, perdants et condamnés à s'adapter ou disparaître (en plus d'être parés de toutes les tares, scélératesses et défauts).
Son seul personnage féminin, une mater dolorosa, pauvre paysanne au mari exécuté, délogée d'un fourré par les Bleus au début du livre, puis fusillée, laissée pour morte mais rescapée et qui cherche ces trois très jeunes enfants que les soldats lui ont ôté à travers la guerre, pour les entr'apercevoir sur le point de brûler vifs lors de l'attaque finale du château de La Tourgue, après une longue quête misérable qui se compte en mois...
Là aussi du grand Hugo, pointure Les misérables...
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Au final ce n'était pas déplaisant, pas une mauvaise idée que cette double relecture, histoire de mettre en perspective les deux romans.
D'abord parce que ce sont de grandes plumes, et, quelque part, il faut parler de l'agrément de lecture.
Seul échec: même si j'ai une petite hypothèse personnelle derrière la tête, je n'ai pas vraiment dénoué le pourquoi du fait que Balzac, qui finira royaliste, enfonce à ce point ceux qui firent ces guerres côté blancs, tandis qu'Hugo est autrement magnanime et respectueux avec eux, bien qu'incontestablement républicain de toute sa fibre, attachement indéfectible qui le conduisit à la carrière politique, à l'exil et aux prises de position que l'on sait (mais, c'est une autre histoire...).
Mots-clés : #guerre #historique #mort #revolution
- le Mer 25 Mar - 19:27
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- Sujet: Victor Hugo
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Honoré de Balzac
Les chouans
ou: La Bretagne en 1799.
Roman, 1829, 310 pages environ
Peut être lu ici
Ah la la, le premier chapitre, intitulé L'embuscade

Balzac revisite sans doute la bataille de La Pellerine en 1796, sans se croire tenu à la moindre fidélité à l'histoire factuelle, laquelle est un décor et non un but à atteindre.
C'est vraiment ça que j'étais venu chercher dans cette relecture !
(Idem, d'ailleurs, pour les autres tableaux, comme La Vivetière ou l'attaque de Fougères, elle aussi empruntant à un épisode historique)
- Extrait:
- L'embuscade a écrit: Du sommet de La Pèlerine apparaît aux yeux du voyageur la grande vallée du Couësnon, dont l’un des points culminants est occupé à l’horizon par la ville de Fougères. Son château domine, en haut du rocher où il est bâti, trois ou quatre routes importantes, position qui la rendait jadis une des clés de la Bretagne.
De là les officiers découvrirent, dans toute son étendue, ce bassin aussi remarquable par la prodigieuse fertilité de son sol que par la variété de ses aspects. De toutes parts, des montagnes de schiste s’élèvent en amphithéâtre, elles déguisent leurs flancs rougeâtres sous des forêts de chênes, et recèlent dans leurs versants des vallons pleins de fraîcheur.
Ces rochers décrivent une vaste enceinte, circulaire en apparence, au fond de laquelle s’étend avec mollesse une immense prairie dessinée comme un jardin anglais. La multitude de haies vives qui entourent d’irréguliers et de nombreux héritages, tous plantés d’arbres, donnent à ce tapis de verdure une physionomie rare parmi les paysages de la France, et il enferme de féconds secrets de beauté dans ses contrastes multipliés dont les effets sont assez larges pour saisir les âmes les plus froides.
En ce moment, la vue de ce pays était animée de cet éclat fugitif par lequel la nature se plaît à rehausser parfois ses impérissables créations. Pendant que le détachement traversait la vallée, le soleil levant avait lentement dissipé ces vapeurs blanches et légères qui dans les matinées de septembre, voltigent sur les prairies.
À l’instant où les soldats se retournèrent, une invisible main semblait enlever à ce paysage le dernier des voiles dont elle l’aurait enveloppé, nuées fines, semblables à ce linceul de gaze diaphane qui couvre les bijoux précieux et à travers lequel ils excitent la curiosité.
Dans le vaste horizon que les officiers embrassèrent, le ciel n’offrait pas le plus léger nuage qui pût faire croire, par sa clarté d’argent, que cette immense voûte bleue fût le firmament.
La technique balzacienne d'écriture, entrelaçant description-digression-action-dialogue, avec à chaque fois un ingrédient -juste un infime détail parfois-, porteur d'information sur les pages à venir, manière de mettre la puce à l'oreille, est déjà bien rodée.
De même, sa façon de s'adresser à un tiers fictif lorsqu'il introduit une digression, d'ordre descriptif ou linguistique par exemple.
On est, dans ce drame, de plain-pied dans ce qui fera la marque de fabrique de la Comédie humaine, et Balzac fait montre dès ces Chouans d'un tournemain d'orfèvre.
Ainsi il peut sembler que ce cher Honoré en fait des tonnes inextricables sur la façon dont s'amène et se noue la relation Marie de Verneuil-Le Gars, et le lecteur de se dire que l'équivalent d'une petite dizaine de pages eusse pu être lipposucée, alors qu'il s'agit en fait de tresser fil à fil une trame qui ne se dévoilera qu'au final.
Vous ne serez pas étonnés non plus que Balzac s'en donne à cœur-joie dans sa future grande spécialité, la peinture de mœurs, étant donné que, dans ce livre, les rapports sont tous teintés de méfiance, de paraître, de jeux de masques, de double-jeu, d'attitudes, de choix valant implications, de volte-face, rupture de confiance, bras-de-fer, trahisons et chausse-trappes...
Le personnage principal n'est pas Le Gars (le marquis Alphonse de Montauran, le dernier Chouan en somme), il me semble, mais bel et bien Marie de Verneuil, caractère très fouillé, élaboré tout au long du roman, avec éclairage final.
Parmi les autres traits très Comédie humaine, la justesse du langage des dialogues, il serait sans doute nettement plus ardu de reconstituer ainsi celui-ci de nos jours, tandis qu'alors c'était assez frais pour limiter la déperdition.
Il en vaut de même pour les paysages, bourgades, moyens de transport, auberges, armement, etc...
Ce n'est pas un roman d'historien ni écrit pour les historiens, fussent-ils du langage, mais s'y dissimulent sans doute deux ou trois pépites valant témoignage.
Très Comédie Humaine aussi l'habile choix de la date de narration, servant la démonstration voulue par l'auteur; en 1799 c'étaient les ultimes soubresauts de ce qu'on a appelé les Guerres de l'Ouest (un titre éphémère de ce roman a d'ailleurs été Le dernier Chouan, avec référence évidente au Dernier des Mohicans, de Fenimore Cooper, paru trois ans plus tôt et traduit en français dès sa parution en langue originale):
La condamnation aux poubelles de l'Histoire du mouvement Chouan n'en est que facilitée, tacitement mise en démonstrative évidence.
Toujours s'agissant d'un ouvrage d'histoire récente au moment de son écriture (Balzac est né -coïncidence- en 1799), on apprécie le petit régal de la description d'un muscadin, plus exactement d'un incroyable d'ailleurs, peinture savoureuse d'un caractère (Corentin) qui s'avère être l'œil et l'oreille du pouvoir policier [de Fouché donc], d'une grande habileté à la manigance en sous-main et à la sale besogne discrète d'État.
Comme Corentin, bien des seconds rôles sont campés entre justesse, force et stéréotype, avec, c'est à souligner, un fréquent recours à des comparatifs de l'ordre du bestiaire, ainsi, outre Francine, au fidèle service de Marie, prenons par exemple:
- Hulot, le colonel vétéran de toutes les guerres de la révolution, au langage troupier d'époque et aux attitudes militaires toutes en rectitude, déjà inconditionnel de Bonaparte (lequel, pas encore Napoléon, est alors en Égypte).
- d'Orgemont, qui traverse le roman sans jouer un rôle prépondérant, symbolise, comme Corentin, une des facettes de cette nouvelle race d'hommes "modernes" issue de la révolution, roué, prenant des risques, entre l'avare classique des temps anciens et l'homme d'affaire qui s'adapte à tout et tire profit de tous les chaos sans être habité par la moindre doctrine, éthique ou soupçon d'état d'âme, rapace malfaisant plaçant confiance et ardeur dans l'ère nouvelle.
En fait, le véritable ennemi à combattre d'urgence pour les paysans bretons qui chouannent, ce serait lui, mais il est nettement plus invisible, comme dissous dans l'époque, qu'un soldat bleu menant tambour, cocarde et tricorne...
Ceux-ci, ces paysans, voire la Bretagne elle-même en tant que contrée sauvage et pauvre sont aussi inadaptés aux temps nouveaux que ne le sont, tels qu'ils sont dépeints, les principaux caractères dirigeants masculins de la chouannerie, comme féminin du reste (la Jument de Charette).
Nettement plus subtile est l'inadaptation de Marie de Verneuil à son temps.
- Extrait:
- Mademoiselle de Verneuil était occupée à contourner les branches de houx qu’elle avait cueillies, et disait :
— Je ne sais pas si ce houx sera bien joli dans les cheveux. Un visage aussi éclatant que le mien peut seul supporter une si sombre coiffure, qu’en dis-tu, Francine ?
Plusieurs propos semblables annoncèrent la plus grande liberté d’esprit chez cette singulière fille pendant qu’elle fit sa toilette. Qui l’eût écoutée, aurait difficilement cru à la gravité de ce moment où elle jouait sa vie. Une robe de mousseline des Indes, assez courte et semblable à un linge mouillé, révéla les contours délicats de ses formes ; puis elle mit un pardessus rouge dont les plis nombreux et graduellement plus allongés à mesure qu’ils tombaient sur le côté, dessinèrent le cintre gracieux des tuniques grecques. Ce voluptueux vêtement des prêtresses païennes rendit moins indécent ce costume que la mode de cette époque permettait aux femmes de porter. Pour atténuer l’impudeur de la mode, Marie couvrit d’une gaze ses blanches épaules que la tunique laissait à nu beaucoup trop bas. Elle tourna les longues nattes de ses cheveux de manière à leur faire former derrière la tête ce cône imparfait et aplati qui donne tant de grâce à la figure de quelques statues antiques par une prolongation factice de la tête, et quelques boucles réservées au-dessus du front retombèrent de chaque côté de son visage en longs rouleaux brillants. Ainsi vêtue, ainsi coiffée, elle offrit une ressemblance parfaite avec les plus illustres chefs-d’œuvre du ciseau grec. Quand elle eut, par un sourire, donné son approbation à cette coiffure dont les moindres dispositions faisaient ressortir les beautés de son visage, elle y posa la couronne de houx qu’elle avait préparée et dont les nombreuses baies rouges répétèrent heureusement dans ses cheveux la couleur de la tunique. Tout en tortillant quelques feuilles pour produire des oppositions capricieuses entre leur sens et le revers, mademoiselle de Verneuil regarda dans une glace l’ensemble de sa toilette pour juger de son effet.
— Je suis horrible ce soir ! dit-elle comme si elle eût été entourée de flatteurs. J’ai l’air d’une statue de la Liberté.
Elle plaça soigneusement son poignard au milieu de son corset en laissant passer les rubis qui en ornaient le bout et dont les reflets rougeâtres devaient attirer les yeux sur les trésors que sa rivale avait si indignement prostitués.
Il faut se souvenir sans doute que Balzac, lui, naît d'un père très homme nouveau, du progressisme que donne le couple argent-appartenance à la capitale, ayant fait fortune en se faufilant dans une carrière administrative centrale, sous la République puis l'Empire, et d'une mère d'une lignée de commerçants parisiens aisés. Ses parents le rêvaient notaire, c'est-à-dire un de ses points de rencontre et de confusion entre avoir et être, aisance, position sociale et titre de maître...
En opposition avec tout ceci donc, les personnages chouans, en premier lieu les nobles, sont un peu stéréotypés, avides de titres et de reconnaissance tarifée, se leurrant sur ce monde Directoire, qu'ils croient une péripétie fugace avant le retour du Trône Bourbon, Directoire d'où pourtant lève confusément le futur Empire.
Pis encore, les paysans chouans, toujours croqués en traits péjoratifs.
Comme Galope-Chopine, Pille-miche, Mène-à-bien ou Marche-à-terre, ils sont campés comme inhumains, pratiquant -comme dans toute guérilla- le pillage, les représailles envers la population neutre au conflit, la torture, les bassesses diverses.
Inhumains car abrutis, cupides, avides, crédules, violents, manipulés par leur clergé - ce dernier est, vous vous en doutiez, bien entendu illustré tout empli de fausseté, attisant les ardeurs à grands coups de mensonges idéologisés.
Mais inhumains aussi car campés, à trait forci, tels des humains-animaux mais aussi végétaux et minéraux, hommes-pays, au langage déprécié, à l'obscurantisme -par avance et sans recours blâmé- en étendard.
Le thème des manières, des façons, de l'éducation, de la bonne naissance -de la distinction- traverse, en opposition, l'ouvrage.
Au cas où nous serions durs de la comprenante sans doute, le soldat bleu "de base" est tout de suite peint en termes mélioratifs, "plus" - plus amène, plus drôle, plus franc, courtois et plus noble de façons.
Difficile, toutefois, Balzac l'admet, de voir en ces paysans-brigands les stipendiés de l'Angleterre de la propagande du Directoire.
Bref, ces Chouans de terrain sont les néandertaliens de l'histoire, condamnés à mourir ou se fondre, alternative qui est aussi celle du couple principal.
Mais se fondre dans quoi ?
Les menées politiques, sous-entendues impures et truquées (mais Balzac écrit aussi à la clarté des trente premières années du XIXème), ne proposent en guise de Lumières et de renversement de cet obscurantisme, que l'abandon de la langue, des mœurs, de la terre, d'une certaine façon rurale confinant au tribal - bref l'abandon des siens, de ses racines, d'un mode de vie prodigieusement simple et des mânes des ancêtres pour se précipiter dans le libéral règne de l'argent, d'une bourgeoisie naissante qui s'apprête à tirer tous les marrons du feu révolutionnaire - comme, plus tard, à traire les perfusions du sang populaire versé aux hégémoniques visées impériales.
Ce qui permet de faussement interroger, Balzac en illustrant la réponse dans ce livre:
À travers la peinture des personnages féminins principaux -et l'un est central- que sont Melle de Verneuil et Mme du Gua Saint-Cyr, la femme avait-elle plus sa place dans cette conception du monde nouveau, se targuant d'être révolutionnaire et abolissant le précédent, que ne l'avait le paysan de Bretagne ?
Mots-clés : #amour #conditionfeminine #guerre #historique #insurrection #politique #revolution #trahison
- le Sam 21 Mar - 16:14
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- Sujet: Honoré de Balzac
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Charles Plisnier

Faux passeports
Quatrième de couverture a écrit:Il y a des œuvres dont le temps révèle la vérité. Faux passeports est de celles-là. Ce roman rend compte, en effet, de la destruction d’une espérance collective dont l’éclatement de l’empire soviétique, plus de cinquante ans après, a illustré l’ampleur et la tragédie. Convaincu de trotskisme et exclu du Parti communiste lors du congrès d’Anvers en 1928, Charles Plisnier s’est inspiré de son itinéraire personnel pour écrire cette suite narrative dont les personnages – mus, torturés, divisés par le même idéal – prennent aujourd’hui un relief singulier, une étrange épaisseur.
espacenord.com
Des nouvelles réunies d'une part par leurs attaches autobiographiques : personnages rencontrés et "déception communiste" mais d'autre part et d'abord par leur tonalité partagée. Le narrateur "qui n'est pas je" mais cependant toujours le même et lui raconte la déception, le doute, l'inachèvement de l'engagement dans le combat politique. Mais c'est aussi une fascination pour le dépassement, le dévouement inhumain à la cause et aussi des faits très durs : assassinats, exécutions, tortures. Et le plus souvent des couples, des doubles, l'impossible mélange, conflictuel, de l'intime et du plus grand.
Sans complaisance, comme pour certains positionnements qu'il refuse si on peut dire, critique, combat (encore). Pour autant il n'est pas vengeur et derrière la distance nécessaire entretenue par une écriture classiquement travaillée il y a beaucoup d'empathie, d'effroi aussi, et de regrets devant une révolution qui plus que de l'avoir abandonné en route s'est d'abord perdue elle-même.
Assez dur, complexe, pas confortable mais sincère et hanté. On peut y lire un témoignage à peine déguisé et y trouver des perspectives historiques multiples mais ça serait mettre au second plan l'humanité et ses élans profonds. Enfin, pas simple à appréhender cette tranche d'histoire vivante et très personnelle.
Mots-clés : #autobiographie #identite #politique #revolution
- le Lun 2 Mar - 21:06
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- Sujet: Charles Plisnier
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Irène Nemirovsky
Le Vin de solitude. - Albin Michel
"Ou bien « Le Vin du souvenir » ? Le « Vin de solitude » ? Le Vin de solitude est un beau titre et il a de plus l’avantage certain de bien fixer ma pensée sur un point essentiel. En effet, je crois que ce qu’il faut montrer surtout, c’est cette enfant qui pousse ainsi, absolument seule. Bien mettre l’accent sur cette profonde et amère solitude, sur les fantasmagories qui peuplent sa vie, sur l’apparence monstrueuse que cette vie prend pour elle."
Irène Nemirowski
Le titre choisi finalement par Irène Nemirowski définit tout à fait le contenu du livre.
L'histoire d'une enfant puis d'une jeune fille seule. D'une ville à l'autre, de Kiev à Paris.
Le père, banquier, s'imagine compenser une enfance misérable en spéculant et en brassant de l'argent facile.
Absent la plupart du temps, il oublie sa fille qui l'adore.
La mère, -et c'est pire- est futile, égoiste, froide, sauf quand il s'agit de prendre un nouvel amant.
Elle n'aime pas sa fille et ne se prive pas de le lui dire. Ni de l'accabler de reproches méprisants.
Et elle ne lui épargnera jamais la vue de ses amants et de leurs coucheries.
La seule personne qui lui manifeste une vraie tendresse fut la gouvernante française. Mais quand la mère s'en appercevra, elle la chassera.
La guerre puis la révolution mettent la famille en fuite. D'abord à St Petesbourg, puis en Finlande, en Suède avant Paris où la mère a entraîné son dernier amant.
La jeune fille, décide alors de le séduire pour se venger de sa mère. Elle n'ira pas jusqu'au bout lorsque elle se rend compte qu'il ne l'aime plus et que la vengeance la plus cruelle est désormais le temps et l'age.
C'est d'ailleurs un élément fort que cette relation mère/fille.
Je ne me souviens pas avoir lu une relation à la mère aussi violente. Sinon celle de Jules Vallès.
On le sait à présent, le roman est en grande partie autobiographique, et cet antagonisme apparaît dans d'autres romans.
Le Vin de solitude est un travail de mémoire assez extraordinaire. Où il s'agit de restituer des situations, des atmosphère, d'essayer de reproduire ou de repenser des conversations.
Travail de mémoire aussi quand il s'agit de se remémorer les lieux où la famille vécut, le mode de vie où la richesse ne fait jamais oublier la négligence, le manque d’âme, la chaleur humaine.
Et aussi les bouleversements de la guerre et de la révolution bolchevik dont elle est témoin.
Ce qu'on retiendra avant tout, c'est le personnage qu'elle incarne, mélange de sensibilité frustrée, mais aussi d'intelligence, de lucidité, de volonté.
Toute sa vie le manque d'affection constituera une blessure permanente.
Et c'est sans doute pourquoi ce qu' elle a vécu se reflète dans un style incisif, précis, cruel.
Ce roman, au moment où il parut (en 1934) constituait un roman d'apprentissage au féminin, ce qui n'était pas encore très courant à l'époque. Si l'on excepte Colette à qui l'on pense parfois.
Mais Colette, elle, avait une mère qu'elle adorait et c'est déjà une grande différence.
Mots-clés : #autobiographie #exil #famille #premiereguerre #revolution #solitude
- le Mer 31 Juil - 17:59
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LU Xun

La Véritable Histoire de Ah Q
C'est une longue nouvelle, moderne et au ton humoristique ou plutôt satirique. Ah Q est une sorte d'idiot du village, à cela prêt que l'idiot du village est généralement plutôt gentil. Ah Q n'est pas gentil, envieux, pas doué mais méchant, aussi bête que rusé... Finalement il ressemble beaucoup à ses congénères à la différence qu'il a moins de sous dans la poche.
Au fil des chapitres on découvre le village, les influences extérieures et les mouvements politiques... Un joli paysage-portrait de communauté ouvertement grinçant mais vivifiant. Surtout ça arrive à ne pas sonner vache, ça touche mais sans donner l'impression d'un coup bas.
Il va falloir que je trouve autre chose de Lu Xun à lire !
Mots-clés : #contemythe #nouvelle #revolution #satirique
- le Sam 23 Mar - 21:34
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- Sujet: LU Xun
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Emmanuel Dongala
Un fusil dans la main, un poème dans la poche (1973) :


Premier roman d'Emmanuel Dongala, il s'agit d'une fiction qui se déroule à l'époque des indépendances africaines. On suit le parcours d'un jeune africain nourri des influences anti-colonialistes telles que Fanon, Anta Diop, de grandes figures de la lutte : Mandela, Lumumba, Cabral, et des révolutionnaires marxistes comme le Che. Depuis la France qu'il quitte, des maquis d'Afrique Australe jusqu'à son retour dans son pays, où il finit par prendre le pouvoir.
Mais une fois qu'on a renversé la table ... Que faire ? L'idéalisme se confronte aux forces du terrain, intérieures et extérieures.
Nous sommes toujours les coucous de l'histoire. Nous courons toujours derrière le miroir aux nègres que nous tendent l'Europe et l'Amérique ... Ainsi, quand nous atteindrons le niveau de la société de consommation occidentale, les problèmes qui se poseront alors à nous seront des problèmes qui auront déjà été résolus ; nous nous tourneront encore vers eux pour y chercher la réponse : coucous une fois une fois de plus. Non ! là n'est pas la voie.
Aie le courage de reconnaître que, peut-être, je dis bien peut-être, l'esclavage n'aurait pas pris cet essor sans la cupidité de certains potentats africains.
Sans concession, et dans une belle écriture fluide, Dongala est lucide sur l'Afrique de cette époque, et sur ce qu'il en adviendra. Comment transcender ce passé colonial, cette intériorité du colonisé qui demeure, et comment s'en sortir face aux puissantes nations capitalistes et impérialistes qui ne souhaitent que son échec. Et comment ne pas tomber dans les travers d'une gouvernance populiste quand on se dit révolutionnaire qui veut le bien du peuple.
Il n'y a pas d'acte qui soit tout à fait gratuit ; même pas le don de soi-même.
Mais Pontardier, pris dans son envolée, continuait :
- Vous comprenez, n'est-ce pas, mon cher Mayéla, pourquoi on dit que l'Afrique est mal partie.
Alors Mayéla ne sut plus se contenir.
- Ecoutez, monsieur l'expert, j'en ai assez d'entendre que l'Afrique est mal partie, surtout de votre bouche, vous qui n'avez aucun droit moral à nous donner des leçons. A l'"indépendance", vous vous êtes arrangés pour balkaniser l'Afrique et pour créer des structures facilitant votre mainmise sur les nouveaux Etats où vous avez placés de nouveaux rois nègres à votre service, après avoir éliminé les vrais nationalistes. Et pour camoufler tout cela, vous nous jetez aux yeux la poudre de l'"aide et de la coopération". Et vous faites semblant de vous indigner quand vous savez bien que ce que vous appelez de l'argent gaspillé retourne chez vous, bénéfices en plus !
Vous poussez la malhonnêteté jusqu'à dire à vos concitoyens que si rien ne va plus chez vous dans le domaine social, c'est parce que tout l'argent s'envole en Afrique, où la France est en train de construire un système de tout-à-l'égout dans tous les petits villages !
Il fallait sûrement une nouvelle révolution. Mais de révolution en révolution, atteindrons-nous jamais ce que nous cherchons ?
mots-clés : {#}independance{/#} {#}revolution{/#}
- le Sam 8 Déc - 14:01
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- Sujet: Emmanuel Dongala
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Emmanuel Dongala

La sonate à Bridgetower
"Au début de l’année 1789 débarquent à Paris le violoniste prodige George Bridgetower, neuf ans, et son père, un Noir de la Barbade qui se fait passer pour un prince d’Abyssinie. Arrivant d’Autriche, où George a suivi l’enseignement de Haydn, ils sont venus chercher l’or et la gloire que devrait leur assurer le talent du garçon."
Emmanuel Dongala nous raconte l'arrivée d'un fils et son père, à Paris, à la veille de la révolution, puis leur départ précipité à Londres. Ces personnages auquels il redonne vie ont existé, le jeune enfant a marqué son temps par son talent, et ce roman , tout en restituant, sans doute très soigneusement, une époque, nous permet de mesurer la chance de ce destin individuel , au coeur des usages esclavagistes que l'occident pratique alors. Il nous y introduit via le regard paternel, puis dans une seconde partie, via le regard de l'enfant devenu jeune homme. Ce procédé donne la primauté à un ton doux, simple.
La langue de Dongala est empreinte d'une sorte de fausse naïveté qui m'a rappelé les tons de lecture de mon adolescence, un roman à conseiller , donc, dés un jeune âge adulte.
Le plaisir musical accompagne la lecture, mais c'est je crois surtout l'aspect historique , bien planté, qui apportera aux lecteurs. En restant très concentré sur le parcours du duo familial, on apprend beaucoup pourtant, on imagine, en fait, très bien. Dongala sait planter l'image , en modeste manière, mais sûre. Il nous rappelle aussi que la société occidentale a su accueillir l'altérité culturelle, déjà à l'époque, et malgré l'omniprésence des à prioris, et rend hommage, aussi , au jeune Georges Bridgetower.
mots-clés : #creationartistique #esclavage #historique #revolution
- le Dim 22 Juil - 18:29
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Borislav Pekic

L'homme qui mangeait la mort
Si vous me demandez pourquoi j'ai décidé d'évoquer Jean-Louis Popier comme s'il avait bel et bien existé alors que je n'en ai pas de preuves, ou qu'elles sont, si j'en ai, si confuses et contradictoires qu'on ne saurait s'en contenter, je vous répondrai que rien ne prouve non lus qu'il n'a pas existé ou que, si de telles preuves existent, elles sont tout aussi confuses et contradictoires, bref, insuffisantes.
Si l'Histoire se nourrit de preuves et de gloire, ne retenant bien souvent que ses figures les plus flamboyantes, le romancier, quant à lui, a toutes les libertés. C'est donc Jean-Louis Popier et non Danton ou Robespierre que Borislav Pekic a décidé de faire revivre sous sa plume. Que Jean-Louis Popier ait réellement existé, ou non, qu'il soit une légende ou le fruit de l'imagination malicieuse de l'écrivain se jouant de l'Histoire et de son lecteur, après tout peu importe, Jean-Louis Popier est bel et bien le héros silencieux et presque transparent de ce livre.
Nous sommes en pleine Révolution, sous la Terreur, et Jean-Louis Popier, obscur greffier au tribunal, est chargé de consigner les noms des condamnés à mort que la justice révolutionnaire, insatiable, fournit quotidiennement par charrettes entières. Un jour, par un curieux concours de circonstances, il se retrouve littéralement obligé de manger l'une des condamnations afin de ne pas être pris en faute. Mais avant d'avaler le papier compromettant, Jean-Louis Popier a eu le temps de lire l'acte d'accusation, totalement ubuesque, comme tant d'autres à l'époque. Et il s'aperçoit très vite que d'avoir sauvé, même malgré lui, une pauvre fileuse accusée à tort, lui procure un sentiment de satisfaction intense et durable. C'est donc à ce moment précis que Jean-Louis Popier décide d'entamer une carrière de héros anonyme, en avalant une condamnation à mort par jour. Mais une seule, afin de ne pas être découvert. Et il n'est pas si facile de se substituer au destin... Parmi les centaines de condamnations injustes, laquelle choisir ? Jean-Louis Popier découvre les affres du doutes et des atermoiement, tandis que son estomac malmené se révolte... Néanmoins, quels que soient ses états d'âme, il poursuit méthodiquement son œuvre d'homme « qui mange la mort », tandis qu'en toile de fond la Terreur se dévore elle-même en envoyant peu à peu à l'échafaud tous les tribuns qui ont fait sa renommée...
Cette longue nouvelle de 70 pages, savoureuse et délicieusement écrite, fustige avec humour la foire aux vanités et l'incommensurable bêtise humaine, tout en se jouant du sort et de l'arbitraire. La Terreur et ses excès en tout genre sont un cadre idéal pour ce petit texte virtuose qu'il convient de déguster en gourmet, à l'image d'un Jean-Louis Popier se délectant de sa toute dernière condamnation...
Il est des gens dont la vie n'est qu'un rond dans l'eau. On ne les voit pas, on ne les entend pas, ils sont irréels, leurs pas ne s'impriment point sur le désert de sable de l'humanité. Nous ignorons d'où ils viennent et, lorsqu'ils disparaissent, où ils sont partis et pourquoi. Quand les dieux fréquentaient encore la terre, on les reconnaissait à cela. Depuis qu'ils nous ont quittés, le seul de leurs pouvoirs qu'ils ont légué aux hommes est cette faculté de vivre sans être.
mots-clés : #revolution
- le Mar 3 Juil - 16:17
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Emmanuel Carrère
Limonov
Biographie d’un personnage peu sympathique, surtout fasciné par la célébrité, envieux, narcissique, amoral, une sorte de quintessence de loser qui "réussit" ; il m’a paru déplaisant, même si on pense ou fait référence à Henry Miller, Bukowski ou Lou Reed. C’est un petit prolo, voyou, zonard, paumé et patriote, doublé d’une sorte de fier aventurier bourré d’énergie et prenant des risques à l’instinct pour échapper « à la misère et à l’anonymat. » (IV, 3) Il classe froidement les gens (y compris les femmes) ; l’échelle des valeurs va du misérable (qu’on méprise d’autant plus qu’on l’est soi-même) au succès social.
« Lui-même se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud : je suspends sur ce point mon jugement. » (Prologue, 4)
Cynique au pays des cyniques, Édouard Limonov est un brun-rouge, c'est-à-dire qu’il va du côté des forts, que ce soit la dictature fasciste ou le totalitarisme rouge. Il est devenu un va-t-en-guerre fasciné par l’héroïsme guerrier, en route pour rejoindre l’Histoire, et fonder le parti national-bolchevique (ou la rencontre des deux extrêmes, la contre-culture des parias) :
« Qui, des deux [Limonov et Douguine], a trouvé le nom du Parti national-bolchevik ? Plus tard, quand ils se sépareront, chacun le revendiquera. Encore plus tard, quand ils essayeront de devenir respectables, chacun en rejettera l’idée sur l’autre. En attendant, ils en sont enchantés tous les deux. Ils sont enchantés du titre qu’Édouard, nul ne le conteste, a trouvé pour leur futur journal : Limonka, la grenade. Pas celle qui se mange, bien sûr : celle qui explose. Ils sont enchantés, enfin, du drapeau qu’a dessiné sur une table de cuisine un peintre de leurs amis doux comme un agneau, spécialisé dans les paysages d’Ombrie et de Toscane. Ce drapeau, un cercle blanc sur fond rouge, évoque le drapeau nazi, sauf qu’en noir dans le cercle blanc, au lieu de la croix gammée, il y a la faucille et le marteau. » (VII, 3)
Un zek rescapé du Goulag comme Soljenitsyne ne mérite que mépris selon notre provocateur. À son sujet, on aimerait pouvoir croire Carrère lorsqu’il écrit :
« …] dès l’instant où un homme a le courage de la dire, personne ne peut plus rien contre la vérité. Peu de livres ont eu un tel retentissement, dans leur pays et dans le monde entier. Aucun, hormis dix ans plus tard L’Archipel du Goulag, n’a à ce point, et réellement, changé le cours de l’histoire. » (I, huit)
La vie de Limonov, beau spécimen d’adaptabilité, passe par toutes sortes d’expériences et de péripéties aux USA, en France et bien sûr en Eurasie, sans manquer la case "prison" (puis le bagne), où il trouve sa place, intégré comme chef de gang (son parti politique) et reconnaissant ses pairs les bandits, déployant enfin une certaine empathie, et s’accomplissant par la méditation.
Autrement, ce livre vaut, de mon point de vue, pour l’éclairage qu’il porte sur l’Histoire récente de l’Europe de l’Est, sur le choc de la disparation du parti communiste soviétique et de l’ouverture subséquente au marché (des oligarques). Aperçus du (des) peuple(s) laminé(s) par Staline :
« Ils [les démocrates] menaient un combat perdu d’avance dans un pays où l’on se soucie peu des libertés formelles pourvu que chacun ait le droit de s’enrichir. » (Prologue, 1)
« …] ça ne les empêchera pas de voter pour le parti au pouvoir parce qu’en Russie on vote, quand on a le droit de voter, pour le parti au pouvoir : c’est comme ça. » (VII, 6)
« Il est loin de chez lui, c’est la règle plutôt que l’exception en Union soviétique : déportations, exils, transferts massifs de populations, on ne cesse de déplacer les gens, les chances sont presque nulles de vivre et de mourir là où on est né. » (I, 1)
« Zapoï, c’est rester plusieurs jours sans dessoûler, errer d’un lieu à l’autre, monter dans des trains sans savoir où ils vont, confier ses secrets les plus intimes à des rencontres de hasard, oublier tout ce qu’on a dit et fait : une sorte de voyage. […]
…] ils ont dépassé les pentes ascendante et descendante typiques de la première journée d’ivresse, atteint cette plénitude sombre et têtue qui permet au zapoï de prendre son rythme de croisière. » (I, 4)
Aussi d’intéressantes réflexions sur le totalitarisme :
« Le privilège que saint Thomas d'Aquin déniait à Dieu, faire que n'ait pas eu lieu ce qui a eu lieu, le pouvoir soviétique se l'est arrogé, et ce n'est pas à Georges Orwell mais à un compagnon de Lénine, Piatakov, qu'on doit cette phrase extraordinaire : "Un vrai bolchevik, si le Parti l'exige, est prêt à croire que le noir est blanc et le blanc noir."
Le totalitarisme, que sur ce point décisif l'Union soviétique a poussé beaucoup plus loin que l'Allemagne national-socialiste, consiste, là où les gens voient noir, à leur dire que c'est blanc et à les obliger, non seulement à le répéter mais, à la longue, à le croire bel et bien. C'est de cet aspect-là que l'expérience soviétique tire cette qualité fantastique, à la fois monstrueuse et monstrueusement comique, que met en lumière toute la littérature souterraine, du Nous autres de Zamiatine aux Hauteurs béantes de Zinoviev en passant par Tchevengour de Platonov. C'est cet aspect-là qui fascine tous les écrivains capables, comme Philip K. Dick, comme Martin Amis ou comme moi, d'absorber des bibliothèques entières sur ce qui est arrivé à l'humanité en Russie au siècle dernier, et que résume ainsi un de mes préférés parmi les historiens, Martin Malia : "Le socialisme intégral n'est pas une attaque contre des abus spécifiques du capitalisme mais contre la réalité. C'est une tentative pour abroger le monde réel, tentative condamnée à long terme mais qui sur une certaine période réussit à créer un monde surréel défini par ce paradoxe : l'inefficacité, la pénurie et la violence y sont présentées comme le souverain bien."
L'abrogation du réel passe par celle de la mémoire. La collectivisation des terres et les millions de koulaks tués ou déportés, la famine organisée par Staline en Ukraine, les purges des années trente et les millions encore de tués ou de déportés de façon purement arbitraire : tout cela ne s'était jamais passé." » (IV, 4)
Pour faire bonne mesure, regard porté sur les fascistes :
« Douguine, sans complexe, se déclare fasciste, mais c’est un fasciste comme Édouard n’en a jamais rencontré. Ce qu’il connaissait sous cette enseigne, c’était soit des dandys parisiens qui, ayant un peu lu Drieu La Rochelle, trouvaient qu’être fasciste c’est chic et décadent, soit des brutes comme leur hôte du banquet, le général Prokhanov, dont il faut vraiment se forcer pour suivre la conversation, faite de paranoïa et de blagues antisémites. Il ignorait qu’entre petits cons poseurs et gros cons porcins il existe une troisième obédience, une variété de fascistes dont j’ai dans ma jeunesse connu quelques exemplaires : les fascistes intellectuels, garçons en général fiévreux, blafards, mal dans leur peau, réellement cultivés, fréquentant avec leurs gros cartables de petites librairies ésotéristes et développant des théories fumeuses sur les Templiers, l’Eurasie ou les Rose-Croix. Souvent, ils finissent par se convertir à l’islam. » (VII, 3)
Mais revenons à notre séduisant héros, avant que finalement l’auteur fasse un parallèle entre son destin avec celui de Poutine (mais qui, lui, a réussi) ‒ ce qui n’aide pas à le rendre fort sympathique :
« Est-ce qu’il ne vaut pas mieux mourir vivant que vivre mort ? » (I, 6)
« Édouard lui avoue un jour qu’il n’est pas certain d’en être capable [tuer un homme]. "Mais si, dit Porphyre, rassurant. Une fois au pied du mur, tu le feras comme tout le monde, ne t’inquiète pas." » (III, 2)
« Tuer un homme au corps-à-corps, dans sa philosophie, je pense que c’est comme se faire enculer : un truc à essayer au moins une fois. » (VII, 7)
« Écrire n’avait jamais été pour lui un but en soi mais le seul moyen à sa portée d’atteindre son vrai but, devenir riche et célèbre, surtout célèbre [… » (IV, 3)
D’une manière générale, je trouve que cette tendance contemporaine à se pencher sur la biographie de personnalités dérangeantes (et je pense à Javier Cercas et Juan Gabriel Vásquez, actuellement débattus sur le forum), cette mise en lumière discutable et déplaisante au premier abord, est en fait justifiée et même utile, dans la mesure où elle amorce la compréhension de l’autre, évite les jugements hâtifs, les discriminations et l’ostracisme. Il est judicieux d’étudier ce qui est masqué sous l’étiquette "infréquentable", de s’interroger sur ce qui est politiquement incorrect, de sortir de sa zone de confort pour avoir un regard plus ouvert.
Voici un (long) extrait sur ce questionnement et cette remise en question, ainsi que sur les tentatives de simplification par "camps" et autres qualificatifs ‒ où d’ailleurs l’auteur ne se présente pas à son avantage :
« Rétrospectivement, je me demande pourquoi je me suis privé d'un truc aussi romanesque et valorisant [la visite "organisée" de Sarajevo assiégée]. Un peu par trouille : j'y serais sans doute allé si je n'avais appris, au moment où on me le proposait, que Jean Hatzfeld venait d'être amputé d'une jambe après avoir reçu là-bas une rafale de kalachnikov. Mais je ne veux pas m'accabler : c'était aussi par circonspection. Je me méfiais, je me méfie toujours des unions sacrées ‒ même réduites au petit cercle qui m'entoure. Autant je me crois sincèrement incapable de violence gratuite, autant je m'imagine volontiers, peut-être trop, les raisons ou concours de circonstances qui auraient pu en d'autres temps me pousser vers la collaboration, le stalinisme ou la révolution culturelle. J'ai peut-être trop tendance aussi à me demander si, parmi les valeurs qui vont de soi dans mon milieu, celles que les gens de mon époque, de mon pays, de ma classe sociale, croient indépassables, éternelles et universelles, il ne s'en trouverait pas qui paraîtront un jour grotesques, scandaleuses ou tout simplement erronées. Quand des gens peu recommandables comme Limonov ou ses pareils disent que l'idéologie des droits de l'homme et de la démocratie, c'est exactement aujourd'hui l'équivalent du colonialisme catholique ‒ les mêmes bonnes intentions, la même bonne foi, la même certitude absolue d'apporter aux sauvages le vrai, le beau, le bien ‒, cet argument relativiste ne m'enchante pas, mais je n'ai rien de bien solide à lui opposer. Et comme je suis facilement, sur les questions politiques, de l'avis du dernier qui a parlé, je prêtais une oreille attentive aux esprits subtils expliquant qu'Izetbegović, présenté comme un apôtre de la tolérance, était en réalité un Musulman fondamentaliste, entouré de moudjahidines, résolu à instaurer à Sarajevo une république islamique et fortement intéressé, contrairement à Milošević, à ce que le siège et la guerre durent le plus longtemps possible. Que les Serbes, dans leur histoire, avaient assez subi le joug ottoman pour qu'on comprenne qu'ils n'aient pas envie d'y repiquer. Enfin, que sur toutes les photos publiées par la presse et montrant des victimes des Serbes, une sur deux si on regardait bien était une victime serbe. Je hochais la tête : oui, c'était plus compliqué que ça.
Là-dessus j’écoutais Bernard-Henri Lévy s’élever précisément contre cette formule et dire qu’elle justifiait toutes les lâchetés diplomatiques, toutes les démissions, tous les atermoiements. Répondre par ces mots : "C’est plus compliqué que ça", à ceux qui dénoncent le nettoyage ethnique de Milošević et sa clique, c’est exactement comme dire que oui, sans doute, les nazis ont exterminé les Juifs d’Europe, mais si on y regarde de plus près c’est plus compliqué que ça. Non, tempêtait BHL, ce n’est pas plus compliqué que ça, c’est au contraire tragiquement simple – et je hochais la tête aussi. » (VI, 3)
« Seulement, j’ai du mal à choisir entre deux versions de ce romantisme : le terrorisme et le réseau de résistance, Carlos et Jean Moulin ‒ il est vrai que tant que les jeux ne sont pas faits, la version officielle de l’histoire arrêtée, ça se ressemble. » (Prologue, 3)
Sur les motivations et l’éthique de reporters :
« Ni l’un ni l’autre [« les deux Jean : Rolin et Hatzfeld »], je pense, n’aimerait tenir dans ces pages le rôle de héros positif. Tant pis. J’admire leur courage, leur talent, et surtout que, comme leur modèle George Orwell, ils préfèrent la vérité à ce qu’ils aimeraient qu’elle soit. Pas plus que Limonov ils ne feignent d’ignorer que la guerre est quelque chose d’excitant et qu’on n’y va pas, quand on a le choix, par vertu mais par goût. Ils aiment l’adrénaline et le ramassis de cinglés qu’on rencontre sur toutes les lignes de front. Les souffrances des victimes les touchent quel que soit leur camp, et même les raisons qui animent les bourreaux, ils peuvent jusqu’à un certain point les comprendre. Curieux de la complexité du monde, s’ils observent un fait qui plaide contre leur opinion, au lieu de le cacher ils le monteront en épingle. Ainsi Jean Hatzfeld, qui croyait par réflexe manichéen avoir été pris en embuscade par des snipers serbes décidés à se payer un journaliste, est revenu après un an d’hôpital enquêter à Sarajevo, et la conclusion de cette enquête, c’est que les tirs qui lui ont coûté sa jambe provenaient, manque de pot, de miliciens bosniaques. Cette honnêteté m’impressionne d’autant plus qu’elle ne débouche pas sur le "tout-se-vaut" qui est la tentation des esprits subtils. Car un moment arrive où il faut choisir son camp, et en tout cas la place d’où on observera les événements. Lors du siège de Sarajevo, passé les premiers temps où, d’un coup d’accélérateur et au prix de grosses frayeurs, on pouvait tirer des bords d’un front à l’autre, le choix était de le suivre de la ville assiégée ou des positions assiégeantes. Même pour des hommes aussi réticents que les deux Jean à rallier le troupeau des belles âmes, ce choix s’imposait naturellement : quand il y a un plus faible et un plus fort, on met peut-être son point d’honneur à noter que le plus faible n’est pas tout blanc et le plus fort pas tout noir, mais on se place du côté du plus faible. On va là où tombent les obus, pas là d’où on les tire. Quand la situation se retourne, il y a certes un instant où on se surprend à éprouver, comme Jean Rolin, "une indéniable satisfaction à l’idée que pour une fois les Serbes étaient ceux qui prenaient tout cela sur la gueule." Mais cet instant ne dure pas, la roue tourne et, si on est ce genre d’homme, on se retrouve à dénoncer la partialité du Tribunal international de La Haye qui poursuit sans mollir les criminels de guerre serbes alors qu’il abandonne leurs homologues croates ou bosniaques à la prévisible mansuétude de leurs propres tribunaux. Ou encore on fait des reportages sur la condition horrible qui est aujourd’hui celle des Serbes vaincus dans leurs enclaves du Kosovo. C’est une règle sinistre mais rarement démentie que les rôles s’échangent entre bourreaux et victimes. Il faut s’adapter vite, et n’être pas facilement dégoûté, pour se tenir toujours du côté des secondes. » (VI, 3)
En conclusion :
« "L’homme qui se juge supérieur, inférieur ou même égal à un autre homme ne comprend pas la réalité" ‒ est le sommet de la sagesse et qu’une vie ne suffit pas à s’en imprégner, à la digérer, à se l’incorporer, en sorte qu’elle cesse d’être une idée pour informer le regard et l’action en toutes circonstances. Faire de livre, pour moi, est une façon bizarre d’y travailler. » (Sutra bouddhique, IV, 2)
mots-clés : #actualité #biographie #contemporain #guerre #politique #regimeautoritaire #revolution
- le Dim 25 Fév - 13:06
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Pierre Michon
Les Onzes
Quelle puissance narrative dans ce roman ! Michon nous narre l'exécution d'un tableau fictif par Corentin peintre assujetti aux oeuvres habituellement de David.
Les onzes, ce sont les onze membres du comité de salut public, le deuxième, non celui de Danton mais celui dirigé par Collot et Robespierre.
Le peintre a pour ordre de les représenter impérieux et grandioses.
Michon nous narre d'abord le vécu du peintre puis sa place lors de la commande. En mélangeant éléments historiques et éléments fictifs nous sommes transportés dans le récit qu'on prendrait pour vrai.
Le style de Michon est parfait, un vocabulaire richissime (malgré la répétition de certains qualificatifs) et la prose délicate avec néanmoins une causticité certaine. Il y a du caractère dans la douceur apparente du style. un caractère parfois énervant tant on peut déceler du conservatisme dans certains propos et un certain mépris. Michon est un auteur que je devrais détester mais c'est un génie au sens où son talent lui permet d'être aimé de tous. Et j'admire profondément cet auteur pour sa capacité à magnifier la langue française. L'histoire me laisse toujours un peu de côté mais lorsqu'on touche le firmament de notre langue maternelle, le reste est accessoire.
*****
mots-clés : #creationartistique #historique #revolution
- le Jeu 25 Jan - 9:02
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- Sujet: Pierre Michon
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Anatole France
Les Dieux ont soif
L’action se passe à Paris en 1793 – 1794, au moment de la Terreur. Evariste Gamelin est un jeune peintre, admirateur de David mais surtout de l’Antiquité gréco-romaine. Peut-on le qualifier de raté ? Du moins, il ne travaille pas beaucoup à ses œuvres qui demeurent à l’état d’esquisses. Aussi vit-il chichement avec sa mère. Il est attentionné, Evariste, c’est sans conteste une âme sensible, délicate et droite. Un modèle de vertu en somme.
Il n’en est pas de même de son voisin Brotteaux, noble réduit à la misère, amateur de belles choses, de belles femmes, féru de Lucrèce dont les œuvres ne quittent pas la poche de sa redingote, c’est probablement cet auteur qui l’aide à jeter un regard critique sur l’humanité dont il comprend les faiblesses.
Autour de ces deux personnages, gravitent des femmes, la mère de Gamelin, la voluptueuse Elodie, fille d’un marchand d’estampes et amoureuse d’Evariste, la non moins voluptueuse femme Rochemaure - j’ai l’impression que beaucoup de femmes sont voluptueuses chez France

« Les Dieux ont soif » montre comment une idéologie absolutiste peut mener aux pires atrocités. La Révolution s’emballe et dévore ses propres enfants. En ce sens, l’ouvrage est toujours d’actualité. Pensons, entre autres, au Kampuchéa démocratique.
Ce beau roman historique est servi par une écriture très claire qui se lit avec plaisir. Anatole France a le don de dresser par petites touches imagées et légères un tableau vraisemblable de Paris en ces années sanglantes, les métiers, les sentiments, le bruit de la ville, des passions, des prisons...
Quelques petits regrets : les personnages ont parfois tendance à être stéréotypés. Ainsi l’opposition entre Gamelin et Brotteaux est presque caricaturale. J’aurais aimé aussi entrer plus profondément dans la personnalité de Gamelin lorsqu’il envoie des fournées de condamnés à la mort. Le sujet est abordé mais discrètement. De même, l’auteur ne s’attarde pas sur cette fascination érotico morbide qu’éprouve Elodie pour son amant.
Mais ne boudons pas notre plaisir. Voici un excellent roman historique, qui se dévore (sans jeu de mots) et qui amène à la réflexion.
Merci à Animal qui m'a incité à relire cet ouvrage dont je me rappelais le sens mais non l'intrigue

mots-clés : #historique #justice #revolution #violence
- le Mar 26 Déc - 16:26
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Mikhaïl Boulgakov
Comment ne pas me joindre aux éloges pour „Le maître et Marguerite » ? L’auteur utilise largement les moyens de la satire, si repandus dans la littérature soviétique (et russe). C’est à se demander si ce n’est pas un moyen par excellence de parler de choses qu’on ne peut pas nommer ouvertement ?! Mais je vais me concentrer à présenter un peu plus:CONTENU :
C’est l’histoire fortement imprégnée par des traits autobiographiques de trois frères et sœurs (Alexandre, Hélène, Nikolka) en Décembre 1918. En Russie c’est la guerre civile et des restes de troupes allemandes et d’autres forces tiennent des larges parties de l’Ukraine. Kiev rassemble des gens venus de partout et de toutes les origines : des banquiers, des aristocrates, des gens douteux fuyant les forces bolchéviques. Sous l’assaut des troupes nationalistes de Petlioura les Allemands et leurs alliés, comme le « Hetman », prennent la fuite. Jusqu’à l’arrivée de l’Armée Rouge en Février 1919 s’écouleront seulement deux mois. L’histoire « personnelle » des trois figures principales est imbriquée dans la « grande Histoire » : Hélène va être abandonné par son mari « collaborateur et faisant confiance dans les Allemands. Alexandre (sous certains égards l’Alter Ego de Boulgakov) se met à disposition en sa qualité de médecin et sera blessé. Nikolka va s’engager dans les combats tandis que Hélène attend avec crainte à la maison.
IMPRESSIONS :
Des grandes confusions et mélanges, des combats sans fins, des changements de front marquaient la situation de ces années dans le pays de la révolution d’Octobre. Et on pressent fortement que les changements en Russie n’étaient pas le résultat d’un seul jour, mais que les conflits s’allongeaient, se compliquaient pendant des longues périodes (et au-delà par d’autres formes de résistance et de combats). Et quelques fois il y en avait bien plus que deux partis en questions, ainsi en Ukraine ! Je suis reconnaissant entre autre que ce livre fait connaître un peu de cette complexité des années révolutionnaires. Cela reste presque impensable, quel chaos ce pays a traversé…
Il me semble que ce livre n’est pas de la même veine si fortement satirique que d’autres livres de Boulgakov, même si aussi ici on trouvera l’une ou l’autre situation grotesque. Au centre de ce livre si marqué par les événements historiques est quand même l’individu, la personne, ces trois frères et sœurs Tourbine (nom de la famille maternelle de Boulgakov !) et leurs amis proches. C’est comme si pour le lecteur attentif on lit que l’individu n’est pas aboli. Au milieu de ces turbulences politiques ils continuent à chercher pour ce qu’on pourrait appeler un peu pathétiquement « le sens et la vraie vie ». Et en fait : au tout début paraît cette grande question universelle et typiquement russe à la fois : « Comment vivre ? » Cela me semble une vraie perspective de lire ce roman avec la question comment on peut bien survivre de tels temps de conflits et de désespoir. Qu’est-ce qui pourra nous sauver ? Ici c’est certainement le rôle de chacun, la contribution de chacun : ils prennent part actif à l’histoire…
mots-clés : #autobiographie #famille #historique #premiereguerre #revolution
- le Mer 13 Sep - 21:56
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Zoé Valdés

La Douleur du Dollar
Note de l'éditeur:
Voici l’histoire d’une femme, la Môme Cuca, abandonnée par l’homme de sa vie qui, pour tout souvenir, lui a laissé une fille et… un dollar. Mais c’est aussi — et surtout —, des années prérévolutionnaires à nos jours, de la nonchalance à l’exubérance, de l’espérance à l’incertitude puis à la résistance d’un peuple, l’histoire de La Havane — ville peinte ici dans toutes ses contradictions, sa violence et sa sensualité.
Composée dans l'exil, l'oeuvre de Zoé Valdès est sans doute le plus bel hommage que la romancière puisse rendre à son île, son pays perdu, tragique et tant aimé.
Résumé:
La jeune Cuca Martínez (surnommée Cuquita, « cocotte », Caruquita, ou la Niña, « la Môme »), issue d'un milieu très modeste, quitte à seize ans sa ville natale de Santa Clara et se rend, avec toute sa pudeur et ses principes, à la Havane chez une amie de sa marraine où elle travaillera comme femme de ménage. Elle partage sa chambre avec la Mechunga et la Puchunga, deux bisexuelles qui deviennent ses amies. Un jour qu'elles s’apprêtent à sortir au cabaret le Montmarte, elles habillent la timide Môme et l'emmènent avec elles; Cuca y fera la rencontre de Juan Pérez, dit le Ouane, avec qui elle échangera son premier baiser. Premier baiser qui va tellement l'ébranler qu'elle va se sauver en courant. Convaincue qu'il est l'homme de sa vie, Cuca va l'attendre fidèlement (alors qu'il ne connait même pas son adresse...) durant huit ans, jusqu'à ce que le hasard leurs permette de se retrouver de nouveau au Montmartre. Ils vivent un amour fulgurant mais la Révolution change les choses : Juan, qui travaille pour la mafia, doit quitter brusquement Cuca et Cuba pour rejoindre les USA. Avant son départ, il donne à la jeune femme, alors enceinte, un billet d'un dollar et lui demande de le conserver précieusement dans l'attente de son retour.
Cuca accouche d'une fille, María Regla, sans jamais perdre l'espoir d'un retour du Ouane. María Regla est une enfant de la révolution, nourrie à l'école de message de propagande : elle hait son père, devient journaliste pour le pouvoir castriste, et communique peu avec sa mère. Cuca, de son côté, vieillit tout en tentant de survivre dans sa misère à La Havane.
Dans les années 1990, Juan Pérez, devenu riche et ayant fondé une famille à Miami, est sommé par son chef mafieux de rendre le billet d'un dollar sous peine de voir sa famille américaine avoir de sérieux ennuis. Il revient donc à Cuba où il va retrouver Cuca toujours aussi amoureuse de lui et faire la connaissance de sa fille Maria Regla. Ensemble ils chercheront le billet….
Ce que j'en dis:
Le style de Zoé Valdès risque d'en déranger certains qui la targueront d'être vulgaire. C'est une erreur. Le langage est cru, réaliste, familier,c'est celui de la rue: c'est tranché, direct et sensuel. Il y a le sexe, les larmes et le rire. C'est le cri dans le tréfonds, c'est un amour avec toutes ses contradictions.Ce sont les yeux ouverts face au désespoir. Aucune niaiserie ni mièvrerie, on mord dans sa lèvre jusqu'au sang.
Par rapport à la structure du roman, dès le départ on sait que le narrateur est le cadavre
1ère phrase du roman: “Ce n'est pas moi qui ait écrit ce roman. Moi, c'est le cadavre.”
dont la “petite voix”, la Geminette Criquette vient parfois confirmer ou infirmer ce qui est écrit et ainsi caricaturer le politiquement correct.
La peinture est vive, au couteau pour dépeindre avec intransigeance les incompétences et la corruption des politiques, la misère, le délabrement.
Le rythme est soutenu, L'écriture agile, incisive et aussi terriblement poétique, car Zoé Valdès est aussi poète. De nombreux jeux de mots avec les sobriquets viennent agrémenter le côté sarcastique et ironique de certaines situations.
Je suis d'accord avec l'éditeur: c'est un bel hommage à Cuba.
Lisez Zoé !
Mon prochain roman sera le Néant Quotidien
mots-clés : #conditionfeminine #lieu #revolution #sexualité #violence
- le Lun 4 Sep - 14:42
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Joseph Conrad
Le flibustier
Titre original: The Rover.
Roman, écrit en 1922, publié en 1923, 275 pages environ.
Huile sur carton d'Élie Bernadac
Le dernier roman de Conrad, correspondant sans doute à son vieux projet caressé, au moins depuis 1902, d'un roman qui fût méditerranéen et napoléonien. Pour l'anecdote, son premier titre en traduction française fut "Le frère-de-la-côte", titre validé par Conrad, au cas où vous tomberiez sur une très ancienne édition.
Les nombreux amateurs de Conrad de ce forum le savent, le "on-dit" en vigueur prétend que le meilleur de Conrad fut écrit avant 1910, et je me rends tout à fait à cette opinion.
Du coup, les ouvrages postérieurs à 1910 sont parfois un peu laissés dans l'ombre.
On peut avoir quelques bonnes surprises, comme avec Le flibustier, que j'ai trouvé très plaisant, émouvant, et plutôt profond, riche en matière.
La note de postface précise que l'édition originale est truffée de gallicismes, et pas mal de mots, voire de phrases en français y figurent, ce qui doit être un peu crevant pour qui le lit en anglais: quant à rendre ces gallicismes...en français, les traducteurs ont dû s'en voir de belles, ça doit être à peu près impossible.
L'histoire ? Sans trop déflorer, ce livre fait, je crois, partie de ceux dans lesquels il faut entrer sans trop savoir ce qu'il y aura après la page de garde:
Un vieux coureur de mers, Peyrol, au passé plus que trouble, débarque à Marseille à bord d'un bateau pris à l'ennemi anglais, pendant la révolution française. Au lieu d'être accueilli en héros, il l'est fraîchement, les autorités se montrent soupçonneuses. Il part alors se faire oublier dans sa campagne natale, une presqu'île proche de Toulon, isolée par un marais...
Le rythme est un peu languide, il y a une touffeur toute méditerranéenne et estivale dans ces pages.
Le déroulé a une ou deux phases de confusion, curieux cela chez Conrad.
Les caractères sont lentement peints, et c'est très bien fait -toujours un peu contradictoires, les personnages Conradiens- peut-être quelques personnages, pourtant pas loin de compter parmi les principaux (Réal, Scevola, Michel, etc...) auraient mérité un traitement plus fouillé.
Une part d'autobiographie aussi, comme un retour (c'est là que Conrad débuta dans le métier de marin).
Le sort de la tartane, le sort de Peyrol, le sort de Conrad au soir de sa vie alors qu'il l'écrivait, tout ceci densifie ces pages, pourtant jamais empesées, même en cas de situations figées (observations, guet, etc...).
Le regard extérieur ("anglais", ou Conradien ?) sur la violence aveugle du lieu et de l'époque, couplé à la dimension historique (révolution française puis époque napoléonienne) servent particulièrement bien le rendu romanesque.
Les descriptions côtières, marines et de navigation sont un pur régal, servi par un virtuose (mais ça, vous vous en doutiez).
Et le final est époustouflant.
Bref: un Conrad assez original, qui m'a bien accroché...
mots-clés : #nature #revolution
- le Ven 17 Mar - 22:24
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Andreï Makine
Oui, Tristram, on remarquera même et aussi plus tard, un grand attachement à la France. Je pense au livre consacré au Lieutenant Schreiber ou "le pamphlet de ne pas oublier la France...On a déjà « bien » parlé des romans, partagés en admiration avec beaucoup. Mais « Un amour humain » ne semblait pas avoir plu autant chez les lecteurs?. D’accord: C’est sûr que Makine y change un peu l’univers, peut-être aussi de langage (?) et c’est peut-être toujours une tentation de notre part de le voir dans ses anciens sujets?! Moi de ma part, j’ai aussi aimé « Un amour humain » et je vais alors essayé de vous en parler :
CONTENU:
Un agent/journaliste russe raconte la vie de son ami Elias Almeida, un révolutionnaire de métier angolais: de ses expériences d’impuissance face à l’oppression et la souffrance dans l’Angola natale. Comme enfant il y a vécu et a rencontré d’autres résistants comme son père mais aussi un certain Ernesto (Che) au Zaïre. Puis il a une formation à Cuba, ensuite à Moscou pour après vivre des opérations en Afrique. Quelques expériences clés et particulièrement un amour « impossible » envers Anna, une Sibérienne vivant à Moscou ; marquent sa vie pour toujours.
REMARQUES:
D’un coté le livre me paraissait d’une certaine simplicité envoutante: de point de vue de langue et de certains énoncés. Mais à voir de plus près on y découvre des changements de perspectifs constants, des retours en arrière, des anticipations etc. A coté de la narration apparemment chronologique de la vie d’Elias, il y a toujours à nouveau l’apparition « concentrique » de certains motifs et sujets à l’intérieur du « rapport ». Au début j’y voyais une manque de finition, mais dans une remarque très belle l’auteur nous donne à travers le narrateur le début d’une réponse : l’essentiel dans nos vie est au bout du compte dans quelques gestes, rencontres, paroles, lesquels nous font vivre et nous nourrissent, nous accompagnent une vie durant.
On peut lire l’histoire sur des niveaux divers :
- comme la vie d’un agent et révolutionnaire professionnelle lequel nous accompagnons dans son cheminement du début d’une révolte envers des situations inacceptables en passant par sa formation jusqu’à ses opérations actives
- comme une histoire de la lutte de libération et de la guerre civile angolaises
- comme une analyse, un dialogue assez profonde de l’auteur des contradictions et limites du communisme (comme il s’est montré historiquement)
- comme une belle histoire d’amour
Et encore autrement.
Il était fascinant pour moi comment Makine présente le personnage central sans jugement hâtif et critique superficielle du système communiste, lui (Makine) qui a quand même vécu et connu l’Union soviétique de l’intérieur et aurait pu avoir une tendance de polémiquer. Mais non, il met Elias dans une tension très authentique et presque spirituelle entre l’idéalisme et la fidélité envers la révolution et puis, de l’autre coté, un désenchantement, l’expérience de mettre en question et soi-même et les données extérieures. Il pose la/une question centrale : est-ce qu’après la révolution les hommes et les femmes vont être autrement ? Est-ce qu’ils auront un autre comportement ? Et après un cheminement il va ajouter : est-ce qu’ils vont apprendre à (s’)aimer ?
Makine décrit certaines scènes de sexe et de violence assez, inmakinément me paraît-il, crument et puis, comme dans un contrepoint, on y trouve des passages d’une grande beauté, d’un vécu intense. Cela reflète bien le champ de tension dans lequel se meut Elias et, peut-être avec lui, nous autres.
mots-clés : #revolution #regimeautoritaire
- le Mer 21 Déc - 16:35
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