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117 résultats trouvés pour violence

Jean Giono

Le Chant du monde

Tag violence sur Des Choses à lire Le-cha10

Antonio, du fleuve (c’est un pêcheur qui vit sur l’île des geais), dit « bouche d’or », et Matelot, de la forêt (un ancien marin devenu bûcheron), partent à la recherche du besson, le dernier fils de ce dernier, parti dans le nord former un radeau de bois. Parvenus en pays Rebeillard, ils secourent une jeune aveugle, Clara « aux yeux de menthe », qui met au monde son fils seule dans la nuit, et la confient à « la mère de la route ». C’est le pays de Maudru, et ses bouviers traquent le besson.
Giono est toujours attentif à la nature.
« L’odeur des mousses se leva de son nid et élargit ses belles ailes d’anis. Une pie craqua en dormant comme une pomme de pin qu’on écrase. Une chouette de coton passa en silence, elle se posa dans le pin, elle alluma ses yeux. »

Ils cheminent vers Villevieille et ses tanneries, avec les malades d’une mystérieuse maladie (on pense à Le hussard sur le toit), et Médéric, le fils de la sœur de Maudru, que le « cheveu-rouge » (le besson) a blessé à mort. Ils retrouvent ce dernier chez monsieur Toussaint, le marchand d’almanachs (le guérisseur), qui est Jérôme, frère bossu de Junie, la femme de Matelot. Le dernier de deux jumeaux s'y est réfugié avec Gina, la fille de Maudru, qu’il a enlevée (et qui est déçue).
Médéric, donc Gina était la promise, meurt ; les Maudru les surveillent. Antonio rêve de Clara, Matelot de la mort qu’il voit comme un grand voilier blanc sur la montagne. Ce dernier meurt poignardé par les bouviers. Le besson et Antonio incendient Puberclaire, résidence de Maudru avec ses étables à taureaux.
Clara retrouvée par Antonio, les deux couples redescendent vers le sud pour y construire une nouvelle vie.
Le personnage du fleuve est sensible lorsqu’Antonio s’y baigne, et aussi lors de la débâcle printanière du renouveau de l’amour.
Ce roman est baigné d’une atmosphère légendaire, accentuée par certains vocables des lieux, et une faune fantastique, comme le congre d’eau douce et les houldres, mais aussi par des obscurités dans les dialogues et les péripéties.
« Il y avait une espèce d’oiseau qu’au pays Rebeillard on appelait les houldres. Ils étaient en jaquette couleur de fer avec une cravate d’or. »

C’est un univers apparemment symbolique, où j’ai reconnu des allusions mythologiques, mais sans qu’il semblât décryptable à la façon d’une parabole : c’est un fusionnement syncrétiste des humains avec les éléments et animaux et vice-versa, de l’homme-fleuve aux oiseaux qui parlent, tous participant d’une source de vie commune.

\Mots-clés : #amitié #amour #famille #jeunesse #merlacriviere #mort #nature #relationenfantparent #ruralité #violence
par Tristram
le Dim 19 Nov - 13:02
 
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Sujet: Jean Giono
Réponses: 188
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Henri Barbusse

Le Feu – Journal d’une escouade

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Témoignage sur l’existence des poilus pendant la Première Guerre mondiale, basé sur le carnet de guerre tenu vingt-deux mois de 1914 à 1915 par Henri Barbusse sur le front. L’auteur est le narrateur de ce récit paru en 1916, et il rapporte les propos de quelques compagnons d’escouade, dont certains suivis jusqu’à leur mort.
« Ils sont des hommes, des bonshommes quelconques arrachés brusquement à la vie. Comme des hommes quelconques pris dans la masse, ils sont ignorants, peu emballés, à vue bornée, pleins d’un gros bon sens, qui, parfois, déraille ; enclins à se laisser conduire et à faire ce qu’on leur dit de faire, résistants à la peine, capables de souffrir longtemps.
Ce sont de simples hommes qu’on a simplifiés encore, et dont, par la force des choses, les seuls instincts primordiaux s’accentuent : instinct de la conservation, égoïsme, espoir tenace de survivre toujours, joie de manger, de boire et de dormir. Par intermittences, des cris d’humanité, des frissons profonds, sortent du noir et du silence de leurs grandes âmes humaines. »

Barbusse reproduit le parler de ses camarades venus de diverses régions de France, et ce recueil d’argot populaire n’est pas le moindre intérêt du livre.
« – C’est aux oreilles. Une marmite — et un macavoué, mon ieux — qui a pété comme qui dirait là. Ma tête a passé, j’peux dire, entre les éclats, mais tout juste, rasibus, et les esgourdes ont pris.
– Si tu voyais ça, dit Fouillade, c’est dégueulasse, ces deux oreilles qui pend. On avait nos deux paquets de pansement et les brancos nous en ont encore balancé z’un. Ça fait trois pansements qu’il a enroulés autour de la bouillotte. »

C’est « la bonne blessure » (en fait elle ne sera pas suffisante) :
« – On va m’attacher une étiquette rouge à la capote, y a pas d’erreur, et m’ mener à l’arrière. J’ s’rai conduit, à c’ coup, par un type bien poli qui m’ dira : « C’est par ici, pis tourne par là. . . Na !. . . mon pauv’ ieux. » Pis l’ambulance, pis l’train sanitaire avec des chatteries des dames de la Croix-Rouge tout le long du chemin comme elles ont fait à Crapelet Jules, pis l’hôpitau de l’intérieur. Des lits avec des draps blancs, un poêle qui ronfle au milieu des hommes, des gens qui sont faits pour s’occuper de nous et qu’on regarde y faire, des savates réglementaires, mon ieux, et une table de nuit : du meuble ! Et dans les grands hôpitals, c’est là qu’on est bien logé comme nourriture ! J’y prendrai des bons repas, j’y prendrai des bains ; j’y prendrai tout c’que j’trouverai. Et des douceurs sans qu’on soit obligé pour en profiter, de s’battre avec les autres et de s’démerder jusqu’au sang. J’aurai sur le drap mes deux mains qui n’ficheront rien, comme des choses de luxe — comme des joujoux, quoi ! — et, d’ssous l’drap, les pattes chauffées à blanc du haut en bas et les arpions élargis en bouquets de violettes... »

Une semaine de répit à l’arrière :
« Après plusieurs haltes où on se laisse tomber sur son sac, au pied des faisceaux — qu’on forme, au coup de sifflet, avec une hâte fiévreuse et une lenteur désespérante à cause de l’aveuglement, dans l’atmosphère d’encre — l’aube s’indique, se délaie, s’empare de l’espace. Les murs de l’ombre, confusément, croulent. Une fois de plus nous subissons le grandiose spectacle de l’ouverture du jour sur la horde éternellement errante que nous sommes.
On sort enfin de cette nuit de marche, à travers, semble-t-il, des cycles concentriques, d’ombre moins intense, puis de pénombre, puis de lueur morne. Les jambes ont une raideur ligneuse, les dos sont engourdis, les épaules meurtries. Les figures demeurent grises et noires : on dirait qu’on s’arrache mal de la nuit ; on n’arrive plus jamais maintenant à s’en défaire tout à fait. »

Il y a un côté didactique dans le roman qui s’organise par thèmes (« embarquement », « permission », etc.), aidé en cela par le Cocon, un familier des chiffres. Ainsi l’amer dépit vis-à-vis de ceux de l’arrière.
« – Dis donc, petit, viens un peu ici, dit Cocon, en prenant le bambin entre ses genoux. Écoute bien. Ton papa i’ dit, n’est-ce pas : « Pourvu que la guerre continue ! » hé ?
– Pour sûr, dit l’enfant en hochant la tête, parce qu’on devient riche. Il a dit qu’à la fin d’mai on aura gagné cinquante mille francs.
– Cinquante mille francs ! C’est pas vrai !
– Si, si ! trépigne l’enfant. Il a dit ça avec maman. Papa voudrait qu’ça soit toujours comme ça. Maman, des fois, elle ne sait pas, parce que mon frère Adolphe est au front. Mais on va le faire mettre à l’arrière et, comme ça, la guerre pourra continuer. »

Barbusse dépeint avec vigueur scènes et figures, et pas que les tranchées, les combats et les cadavres :
« Dans un coin de cette sale petite maison encombrée de vieilleries, de débris poussiéreux de l’autre saison, emplie par la cendre de tant de soleils éteints, il y a, à côté des meubles et des ustensiles, quelque chose qui remue : un vieux bonhomme, muni d’un long cou pelé, raboteux et rose qui fait penser au cou d’une volaille déplumée par la maladie. Il a également un profil de poule : pas de menton et un long nez ; une plaque grise de barbe feutre sa joue rentrée, et on voit monter et descendre de grosses paupières rondes et cornées, comme des couvercles sur la verroterie dépolie de ses yeux. »

Puanteur, crasse, pluie, froid, atrocités, souffrances sont décrits "de l’intérieur", et avec puissance. Je ne m’étends pas sur les nombreuses scènes d’horreur naturalistes (qui ramentoivent parfois Curzio Malaparte)…
« Un nuage de pestilence commence à se balancer sur les restes de ces créatures avec lesquelles on a si étroitement vécu, si longtemps souffert. »

Les avis sur la guerre sont imprégnés de l’antimilitarisme pacifiste de Barbusse, sans plus occulter l’égoïsme que la solidarité qui règnent dans les rangs.
« Mais les conversations sur ce sujet se terminent toujours par un haussement d’épaules : on n’avertit jamais le soldat de ce qu’on va faire de lui ; on lui met sur les yeux un bandeau qu’on n’enlève qu’au dernier moment. Alors :
– On voira bien.
– Y a qu’à attendre ! »

L’attention est surtout portée au peuple, la chair à canon.
« Chacun sait qu’il va apporter sa tête, sa poitrine, son ventre, son corps tout entier, tout nu, aux fusils braqués d’avance, aux obus, aux grenades accumulées et prêtes, et surtout à la méthodique et presque infaillible mitrailleuse — à tout ce qui attend et se tait effroyablement là-bas — avant de trouver les autres soldats qu’il faudra tuer. Ils ne sont pas insouciants de leur vie comme des bandits, aveuglés de colère comme des sauvages. Malgré la propagande dont on les travaille, ils ne sont pas excités. Ils sont au-dessus de tout emportement instinctif. Ils ne sont pas ivres, ni matériellement, ni moralement. C’est en pleine conscience, comme en pleine force et en pleine santé, qu’ils se massent là, pour se jeter une fois de plus dans cette espèce de rôle de fou imposé à tout homme par la folie du genre humain. On voit ce qu’il y a de songe et de peur, et d’adieu dans leur silence, leur immobilité, dans le masque de calme qui leur étreint surhumainement le visage. Ce ne sont pas le genre de héros qu’on croit, mais leur sacrifice a plus de valeur que ceux qui ne les ont pas vus ne seront jamais capables de le comprendre. »

Un aperçu quand même du massacre, lissé déjà par le temps passé :
« En bas, parmi la multitude des immobiles, voici, reconnaissables à leur usure et leur effacement, des zouaves, des tirailleurs et des légionnaires de l’attaque de mai. L’extrême bord de nos lignes se trouvait alors au bois de Berthonval, à cinq ou six kilomètres d’ici. Dans cet assaut, qui a été un des plus formidables de la guerre et de toutes les guerres, ils étaient parvenus d’un seul élan, en courant, jusqu’ici. Ils formaient alors un point trop avancé sur l’onde d’attaque et ils ont été pris de flanc par les mitrailleuses qui se trouvaient à droite et à gauche des lignes dépassées. Il y a des mois que la mort leur a crevé les yeux et dévoré les joues — mais même dans leurs restes disséminés, dispersés par les intempéries et déjà presque en cendres, on reconnait les ravages des mitrailleuses qui les ont détruits, leur trouant le dos et les reins, les hachant en deux par le milieu. À côté de têtes noires et cireuses de momies égyptiennes, grumeleuses de larves et de débris d’insectes, où des blancheurs de dents pointent dans des creux ; à côté de pauvres moignons assombris qui pullulent là, comme un champ de racines dénudées, on découvre des crânes nettoyés, jaunes, coiffés de chéchias de drap rouge dont la housse grise s’effrite comme du papyrus. Des fémurs sortent d’amas de loques agglutinées par de la boue rougeâtre, ou bien, d’un trou d’étoffes effilochées et enduites d’une sorte de goudron, émerge un fragment de colonne vertébrale. Des côtes parsèment le sol comme de vieilles cages cassées, et, auprès, surnagent des cuirs mâchurés, des quarts et des gamelles transpercés et aplatis. Autour d’un sac haché, posé sur des ossements et sur une touffe de morceaux de drap et d’équipements, des points blancs sont régulièrement semés : en se baissant, on voit que ce sont les phalanges de ce qui, là, fut un cadavre. »

Cette fresque sans concession aide à saisir ce que fut cette boucherie de la Grande Guerre, et à mon sens ce récit participe pleinement au devoir de mémoire nécessaire pour ne pas oublier la Der des Ders…

\Mots-clés : #autobiographie #devoirdememoire #guerre #historique #mort #premiereguerre #violence #xxesiecle
par Tristram
le Mar 31 Oct - 11:21
 
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Sujet: Henri Barbusse
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Ernest Gaines

Colère en Louisiane

Tag violence sur Des Choses à lire Colzor10

Beau Boutan, un Cajun (les Cajuns ou Cadiens sont à l’origine les descendants des Acadiens déportés du Canada, des créoles francophones, certains étant devenus des planteurs esclavagistes), vient d’être abattu par Mathu, un vieux Noir, parce qu’il poursuivait chez lui Charlie (dont il est le Parrain) avec un fusil.
Candy Marshall, la propriétaire de la plantation, qui a été élevée par Miss Merle (une Blanche) et Mathu à la mort de ses parents, fait venir tous les vieux nègres et sang-mêlés des environs pour se déclarer coupables avec elle (A Gathering of Old Men, le titre originel). Le shérif Mapes a compris la situation, mais ne sait que faire : ce qu’il craint, comme tous les autres d’ailleurs, c’est que Fix, le père de Beau, ne rallie ses proches pour venir lyncher Mathu. Fix, déjà âgé, dépassé par le progrès social qui donne une place aux personnes de couleur dans une Louisiane conservatrice, rejette toute forme de justice officielle au nom de l’intérêt de sa famille, mais renonce finalement à aller dans les quartiers de la plantation.
« Protéger le nom et la terre. »

Mais les extrémistes du Klan se regroupent pour rendre leur justice par la violence
Dans ce roman, Gaines fait parler quelques-uns des témoins et participants pour narrer le déroulement des faits. La prise directe sur l’action au présent, en plus du suspense intense, constitue une inspiration évidente pour le cinéma. Au-delà d’un certain hiératisme dramatique (et très beau), ce récit relativement bref expose une palette fort riche de personnages et de situations divers : c’est magistralement composé, du chœur polyphonique aux "héros" tragiques.
Le nœud est bien sûr le racisme, décliné tous azimuts, dans toutes les nuances du blanc au noir (mulâtre, créole, etc.), et la ségrégation conséquente, et la spoliation des descendants d’esclaves, mais aussi la solidarité de vieillards qui courageusement, dignement, relèvent la tête pour la première fois.

\Mots-clés : #discrimination #esclavage #justice #racisme #romanchoral #segregation #vengeance #violence #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 26 Oct - 17:10
 
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Sujet: Ernest Gaines
Réponses: 18
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Tzvetan Todorov

La conquête de l'Amérique - La question de l'autre

Tag violence sur Des Choses à lire La_con11

Exergue :
« Le capitaine Alonso Lopez de Avila s'était emparé pendant la guerre d'une jeune Indienne, une femme belle et gracieuse. Elle avait promis à son mari craignant qu'on ne le tuât à la guerre de n'appartenir à aucun autre que lui, et ainsi nulle persuasion ne put l'empêcher de quitter la vie plutôt que de se laisser flétrir par un autre homme ; c'est pourquoi on la livra aux chiens.
Diego de Landa, Relation des choses de Yucatan, 32
Je dédie ce livre à la mémoire
d'une femme maya
dévorée par les chiens
. »

I Découvrir :
« Je veux parler de la découverte que le je fait de l'autre. »

Et tout particulièrement de la (non-)rencontre de Colon et des Indiens. Le premier est essentiellement finaliste, et découvre surtout ce qu’il s’attendait à découvrir.
« Les arbres sont les vraies sirènes de Colon. Devant eux, il oublie ses interprétations et sa recherche du profit, pour réitérer inlassablement ce qui ne sert à rien, ne conduit à rien, et qui donc ne peut être que répété : la beauté. « Il s'arrêtait plus qu'il ne voulait par le désir qu'il avait de voir et la délectation qu'il goûtait à regarder la beauté et la fraîcheur de ces terres n'importe où il entrait » (27.11.1492). Peut-être retrouve-t-il par là un mobile qui a animé tous les grands voyageurs, que ce soit à leur insu ou non.
L'observation attentive de la nature conduit donc dans trois directions différentes : à l'interprétation purement pragmatique et efficace, lorsqu'il s'agit d'affaires de navigation ; à l'interprétation finaliste, où les signes confirment les croyances et espoirs qu'on a, pour toute autre matière ; enfin à ce refus de l'interprétation qu'est l'admiration intransitive, la soumission absolue à la beauté, où l'on aime un arbre parce qu'il est beau, parce qu'il est, non parce qu'on pourrait s'en servir comme mât d'un bateau ou parce que sa présence promet des richesses. »

« L'attitude de Colon à l'égard des Indiens repose sur la perception qu'il en a. On pourrait en distinguer deux composantes, qu'on retrouvera au siècle suivant et, pratiquement, jusqu'à nos jours chez tout colonisateur dans son rapport au colonisé ; ces deux attitudes, on les avait déjà observées en germe dans le rapport de Colon à la langue de l'autre. Ou bien il pense les Indiens (sans pour autant se servir de ces termes) comme des êtres humains à part entière, ayant les mêmes droits que lui ; mais alors il les voit non seulement égaux mais aussi identiques, et ce comportement aboutit à l'assimilationnisme, à la projection de ses propres valeurs sur les autres. Ou bien il part de la différence ; mais celle-ci est immédiatement traduite en termes de supériorité et d'infériorité (dans son cas, évidemment, ce sont les Indiens qui sont inférieurs) : on refuse l'existence d'une substance humaine réellement autre, qui puisse ne pas être un simple état imparfait de soi. Ces deux figures élémentaires de l'expérience de l'altérité reposent toutes deux sur l'égocentrisme, sur l'identification de ses valeurs propres avec les valeurs en général, de son je avec l'univers ; sur la conviction que le monde est un. »

« C'est ainsi que par des glissements progressifs, Colon passera de l'assimilationnisme, qui impliquait une égalité de principe, à l'idéologie esclavagiste, et donc à l'affirmation de l'infériorité des Indiens. »

(Et Colon organisa effectivement une traite des Indiens, d’abord vus comme « bons sauvages », avec l’Espagne.)
« L'année 1492 symbolise déjà, dans l'histoire d'Espagne, ce double mouvement : en cette même année le pays répudie son Autre intérieur en remportant la victoire sur les Maures dans l'ultime bataille de Grenade et en forçant les juifs à quitter son territoire ; et il découvre l'Autre extérieur, toute cette Amérique qui deviendra latine. »

II Conquérir :
C’est celle du Mexique par Cortés, malgré un rapport numérique très déséquilibré des troupes. Todorov rappelle que les Aztèques étaient eux-mêmes de cruels conquérants, installés depuis relativement peu de temps.
Les Aztèques interprétaient les signes (prophéties des prêtres-devins) d’un monde surdéterminé dans une société fortement hiérarchisée, régie par l’ordre, avec « prééminence du social sur l'individuel ».
« Pris ensemble, ces récits, issus de populations fort éloignées les unes des autres, frappent par leur uniformité : l'arrivée des Espagnols est toujours précédée de présages, leur victoire est toujours annoncée comme certaine. »

« La première réaction, spontanée, à l'égard de l'étranger est de l'imaginer inférieur, puisque différent de nous : ce n'est même pas un homme, ou s'il l'est, c'est un barbare inférieur ; s'il ne parle pas notre langue, c'est qu'il n'en parle aucune, il ne sait pas parler, comme le pensait encore Colon. »

« Le chef de l'État lui-même est appelé tlatoani, ce qui veut dire, littéralement, « celui qui possède la parole » (un peu à la manière de notre « dictateur »), et la périphrase qui désigne le sage est « le possesseur de l'encre rouge et de l'encre noire », c'est-à-dire celui qui sait peindre et interpréter les manuscrits pictographiques. »

Les tergiversations de Moctezuma reflètent son désarroi devant une situation inédite, inattendue dans une société régie par le passé au sein d’un « temps cyclique, répétitif ».
Cortès, en vrai Machiavel, sait s’adapter et improviser, et manipule les Aztèques selon leurs croyances (mythe de Quetzalcoalt, etc.)
« …] l'intransigeance a toujours vaincu la tolérance. »

III Aimer :
« Si le mot génocide s'est jamais appliqué avec précision à un cas, c'est bien à celui-là. C'est un record, me semble-t-il, non seulement en termes relatifs (une destruction de l'ordre de 90 % et plus), mais aussi absolus, puisqu'on parle d'une diminution de la population estimée à 70 millions d'êtres humains. »

Pour s’enrichir rapidement, les conquistadors se laissent aller à toutes les cruautés ; ils massacrent sans compter, là où les Aztèques sacrifiaient.
« Le massacre, en revanche, révèle la faiblesse de ce même tissu social, la désuétude des principes moraux qui assuraient la cohésion du groupe ; du coup, il est accompli de préférence au loin, là où la loi a du mal à se faire respecter : pour les Espagnols, en Amérique, ou à la rigueur en Italie. Le massacre est donc intimement lié aux guerres coloniales, menées loin de la métropole. Plus les massacrés sont lointains et étrangers, mieux cela vaut : on les extermine sans remords, en les assimilant plus ou moins aux bêtes. L'identité individuelle du massacré est, par définition, non pertinente (sinon ce serait un meurtre) : on n'a ni le temps ni la curiosité de savoir qui on tue à ce moment. »

Des justifications de la guerre et de l’esclavage sont progressivement élaborées, les premières confinant au ridicule (comme le Requerimiento), jusqu’à la conférence de Valladolid, qui oppose la conception hiérarchique de Sepulveda et la conception égalitariste de Las Casas (Aristote versus le Christ). Mais le principe d’égalité chez Las Casas nie la différence :
« Le postulat d'égalité entraîne l'affirmation d'identité, et la seconde grande figure de l'altérité, même si elle est incontestablement plus aimable, nous conduit vers une connaissance de l'autre encore moindre que la première. »

Et le but reste la conversion à la « vraie foi » – et la soumission à la couronne espagnole : attitude colonialiste.

IV Connaître :
Cabeza de Vaca (ses « relations » forment un témoignage extraordinaire) constitue un bel exemple d’identification (relative). Le dominicain Diego Duran, farouche adversaire du syncrétisme religieux, étudie la religion aztèque, et forme involontairement un métissage culturel. Le franciscain Bernardino de Sahagun, enseignant et écrivain, outre son travail de prosélyte, a « le désir de connaître et de préserver la culture nahuatl ».

Épilogue :
Pour Todorov, « la connaissance de soi passe par celle de l'autre » (ethnologie) ; égalité et respect des différences doivent s’équilibrer.
« Le langage n'existe que par l'autre, non pas seulement parce qu'on s'adresse toujours à quelqu'un, mais aussi dans la mesure où il permet d'évoquer le tiers absent ; à la différence des animaux, les hommes connaissent la citation. »


\Mots-clés : #amérindiens #colonisation #esclavage #essai #genocide #historique #religion #spiritualité #traditions #violence #voyage
par Tristram
le Ven 29 Sep - 11:25
 
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Sujet: Tzvetan Todorov
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Vues: 277

Pierre de l'Estoile

Journal du règne de Henri III

Tag violence sur Des Choses à lire 20211110

« En ce registre que j’appelle le magasin de mes curiosités, on m’y verra, comme dit le sieur de Montaigne, en ses « Essais », parlant de soi, tout nu, et tel que je suis, mon naturel au jour, mon âme libre et toute mienne, accoutumée à se conduire à sa mode, non toutefois méchante ni maligne, mais trop portée à une vaine curiosité et liberté (dont je suis marri). »


Pour ne pas vous imposer un pensum trop long, je sépare en deux parties :

Partie I : le contexte

Pierre de l’Estoile débute son journal en 1574, à la mort du roi Charles IX et à l’avènement de son frère, Henri III, alors roi de Pologne. C’est un moment où le pouvoir royal est très affaibli après le bref règne de François II, puis celui de Charles IX dont la mémoire est entachée par le massacre de la saint Barthélemy survenu deux ans plus tôt.
Le pays est toujours déchiré par les querelles religieuses opposant catholiques et protestants. A l’extérieur, les nations allemandes, l’Angleterre, l’Espagne, soufflent sur les braises prêtes à se rallumer à tout instant. En réalité, trop souvent, le prétexte religieux sert de justificatif à l’ambition personnelle des princes : Condé, Guise, Mayenne, Montmorency … Les grands du royaume montent des expéditions composées en partie de mercenaires, peu ou mal payés, gens souvent sans foi ni loi :
« Au commencement d’avril, les huguenots firent contenance d’assiéger la ville de Nevers et la branquetèrent de trente mille francs, comme ils avaient auparavant branqueté ceux de la Limagne, d’Auvergne, de cent cinquante mille livres, et ceux de Berry de quarante mille livres. D’autre côté, les gens de pied et de cheval partisans du roi, épandus par tous les endroits du royaume, vivant sans conduite ou discipline militaire à discrétion, sous ombre qu’ils n’étaient pas payés, pillaient, brigandaient, ravageaient, saccageaient, tuaient, brûlaient, violaient et rançonnaient villages et leurs villageois, bourgs et bourgeois. Par ainsi le pauvre était pillé et ruiné, et le peuple mangé de tous les deux partis ; car si en l’un il y avait bien des larrons, il n’y avait pas faute de brigands en l’autre. »
Avril 1576

Ces razzias incessantes sont source de misère. Il suffit alors d’une mauvaise récolte pour déclencher la disette :
« En ce mois d’août, quasi par toute la France, les pauvres gens des champs, mourant de faim, allaient par troupes, couper sur les terre les épis de blé à demi mûrs et les manger à l’instant pour assouvir leur faim effrénée ; et ce, en dépit des laboureurs, et autres auxquels les blés pouvaient appartenir, si d’aventure ils ne se trouvaient les plus forts, même les menaçaient ces pauvres gens de les manger eux-mêmes s’ils ne leur permettaient de manger les épis de leur blé. »
Août 1586

« Le vendredi 22 juillet, aux halles de Paris, le peuple se mutina contre les boulangers, vendant leur pain trop chèrement à son gré, ravit leur dit pain à force ouverte, et furent tués deux bourgeois passant par là, qui ne pouvaient mais de la querelle, au contraire tâchaient de l’apaiser. Grand fut ce séditieux tumulte, jusqu’à forcer les maisons de quelques bourgeois, esquelles le peuple avait opinion que lesdits boulangers avaient retiré et caché leur pain. Toutes les hottes et charrettes desdits boulangers, qui se trouvèrent au marché, furent brûlées. »
Juillet 1587

Quant au roi, très décrié, il œuvre sincèrement à l’unité du pays, à limiter les désordres et à réformer les institutions. Par ailleurs, il cherche à redonner du prestige à la fonction royale. Moins porté que ses prédécesseurs  sur les valeurs chevaleresques traditionnelles, joutes et pratique intensive de la chasse, il est plutôt attiré par la danse, la musique, le théâtre, le raffinement des costumes, les fêtes. Ces goûts qu’il cultive jusqu’à la préciosité sont mal perçus par la population qui souffre de la dureté des temps :

Tag violence sur Des Choses à lire Henri_10

« Cependant le roi faisait tournois, joutes et ballets et force mascarades, où il se trouvait ordinairement habillé en femme, ouvrait son pourpoint et découvrait sa gorge, y portant un collier de perles et trois collets de toile, deux à fraise et un renversé, ainsi que lors portaient les dames de la cour ; et était bruit que, sans le décès de messire Nicolas de Lorraine, comte de Vaudémont, son beau-père, peu auparavant advenu, il eût dépendu au carnaval, en jeux et mascarades, cent ou deux cent mille francs, tant était le luxe enraciné au cœur de ce prince. »
24 février 1577

« En ce temps, le roi commença de porter un bilboquet à la main, même allant par les rues, et s’en jouait comme font les petits enfants. Et à son imitation, les ducs d’Epernon et de Joyeuse et plusieurs autres courtisans s’en accommodaient, qui étaient en ce suivis des gentilshommes, pages, laquais et jeunes gens de toutes sortes. Tant ont de poids et de conséquence (principalement en matière de folies) les actions et déportements des rois, princes et grands seigneurs ».
Août 1585

Le roi s’entoure de « mignons », ils forment une sorte de garde rapprochée et sont totalement fidèles au souverain. Les mignons sont hais du peuple pour leur mode de vie efféminé, leur luxe, leur morgue.
« Le dimanche 20 octobre, le roi arriva à Olainville en poste avec la troupe de ses jeunes mignons, fraisés et frisés avec les crêtes levées, les ratepennades en leurs têtes, un maintien fardé avec l’ostentation de même, peignés, diaprés et pulvérisés de poudres violettes et senteurs odorifantes, qui aromatisaient les rues, places et maisons où ils fréquentaient. »
Octobre 1577

« Ces beaux mignons portaient leurs cheveux onguets, frisés et refrisés par artifices, remontant par-dessus leurs petits bonnets de velours, comme font les putains du bordeau, et leur fraise de chemises de toile d’atour empesées et longues de demi-pied, de façon qu’à voir leur tête dessus leur fraise, il semblait que ce fût le chef de saint Jean dans un plat ; le reste de leurs habillements fait de même ; leurs exercices étaient de jouer, blasphémer, sauter, danser, volter, quereller et paillarder, et suivre le roi partout et en toutes compagnies, ne faire, ne dire rien que pour lui plaire ; peu soucieux en effet de Dieu et de la vertu, se contentant d’être en bonne grâce de leur maître qu’ils craignaient et honoraient plus que Dieu »
Juillet 1576

Pour ces mignons, le roi dépense des fortunes. En 1581, les noces du duc de Joyeuse prennent un caractère pharaonique et font gronder le peuple.

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« Les habillements du roi et du marié étaient semblables, tant couverts de broderie, perles et pierreries, qu’il était impossible de les estimer, car tel accoutrement y avait qui coûtait dix mille écus de façon ; et toutefois aux dix-sept festins qui de rang de jour à autre par l’ordonnance du roi depuis les noces, furent faits par les princes et seigneurs, parents de la mariée et autres des plus grands et apparents de la cour, tous les seigneurs et les dames changèrent d’accoutrement, dont la plupart étaient de toile et drap d’or et d’argent, enrichis de passements, guimpures, recanures et broderies d’or et d’argent, et de pierre et perles en grand nombre et de grand prix. La dépense y fut faite si grande, y compris les mascarades, combats à pied et à cheval, joutes, tournois, musiques, danses d’hommes et femmes, et chevaux, présents et livrées, que le bruit était que le roi n’en serait point quitte pour douze mille écus. ¬[…] Et était tout le monde ébahi d’un si grand luxe, et tant énorme et superflue dépense qui se faisait par le roi et par les autres de sa cour de son ordonnance et exprès commandement en un temps mêmement qui n’était des meilleurs du monde, ains fâcheux et dur pour le peuple, mangé et rongé jusqu’aux os en la campagne par les gens de guerre, et aux villes par nouveaux offices, impôts et subsides. »
Septembre 1581

Parfois ces mignons s’entretuent pour des questions de préséance, de femmes, d’honneur, de rivalité entre clans….

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« Le dimanche 27 avril, pour démêler une querelle née pour fort légère occasion, le jour précédent, en la cour du Louvre, entre le seigneur de Caylus, l’un des grands mignons du roi, et le jeune Entragues, qu’on appelait Entraguet, favori de la maison de Guise, ledit Caylus avec Maugiron et Livarot, et d’Entragues avec Ribérac et le jeune Schomberg, se trouvèrent, dès cinq heures du matin, au Marché-aux-chevaux (anciennement les Tournelles, près la Bastille Saint-Antoine), et là combattirent si furieusement que le beau Maugiron et le jeune Shomberg demeurèrent morts sur la place ; Ribérac, des coups qu’il y reçut, mourut le lendemain à midi ; Livarot, d’un grand coup qu’il eut sur la tête, fut six semaines malade et enfin réchappa ; Entraguet s’en alla sain et sauf avec un petit coup qui n’était qu’une égratignure au bras ; Caylus, auteur et agresseur de la noise, de dix-neuf coups qu’il y reçut, languit trente-trois jours et mourut le jeudi vingt-neuvième mai, en l’hôtel de Boisy où il fut porté du champ du combat comme lieu plus ami et plus voisin. »
Avril 1578

L’époque est violente : guet-apens, pistolades, arquebusades, coups de poitrinal, d’épée ou de dague sont légion :
« Le vendredi 29 mai, à six heures du soir, un gentilhomme de Berry, nommé Beaupré (qui se disait avoir été outragé par le seigneur d’Aramont, son voisin, allant à la chasse) accompagné de cinq autres, tous bien montés sur coursiers et chevaux d’Espagne, vint charger ledit seigneur d’Aramont, étant en un carrosse, près la porte Buci à Paris, avec le seigneur de Bouchemont et les dames maréchale de Retz et de la Bourdaisière, à grands coups de pistolets, et fut ledit seigneur d’Aramont blessé d’un coup de pistolet au bras droit, dont les balles lui froissèrent les os depuis le coude jusques à l’épaule […]. Le seigneur de Bouchemont, qui n’était point de la querelle, faisant contenance de vouloir sortir du carrosse, fut atteint de trois coups de pistolet en la tête et au corps, et mourut sur-le-champ. Le trompette du seigneur d’Aumont, le suivant à cheval, donna un coup d’épée au travers du corps d’un des assaillants, qui avait arrêté et blessé le cocher, lequel fuyant avec les autres, à quatre lieues de Paris, ne pouvant plus se soutenir, fut achevé par Beaupré et défiguré par le visage à coups de dague, afin qu’il ne fût reconnu ; et le lendemain fut son corps rapporté à Paris. »
Mai 1579

Il ne se passe pas de semaine sans exécutions dans la bonne ville de Paris, pour différents motifs :
" Le 11e jour de juillet, à Paris, devant l’hôtel de Bourbon, furent pendus un nommé Larondelle et un autre sien complice et compagnon, chacun d’eux âgé de soixante ans et plus, atteints et convaincus d’avoir l’un gravé les sceaux de la chancellerie du roi, et l’autre scellé plusieurs lettres d’importance, avec lesdits faux et contrefaits sceaux, desquels ils usaient avec telle dextérité que même le chancelier et les secrétaires d’Etat et autres, desquels ils contrefaisaient les seings et les sceaux, y étaient abusés, de mode que voyant lesdits sceaux et seings contrefaits, ils osaient assurer que c’étaient leurs seings et sceaux propres. »
Juillet 1584

« Le 15 juillet, Jeanne le Juge, fille d’un apothicaire épicier, demeurant en la rue Saint-Martin, prés Saint-Jacques de l’Hôpital , âgée de seize à dix-sept ans, par sentence du lieutenant-criminel, confirmée par arrêt de la cour, fut pendue et étranglée en Grève à Paris, et son corps ars sous la potence, pour avoir à son mari (avec lequel elle avait été mariée environ un an auparavant et ne l’aimait ni ne s’accordait aucunement avec lui), baillé de l’arsenic sublimé en un potage, dont il était mort trois ou quatre jours après.
Ce même jour, à Paris, devant l’hôtel de Bourbon, par sentence du prévôt de l’Hôtel, confirmée par arrêt du grand conseil, fut brûlé vif un quidam, suivant la cour, qui avait violé et gâté trois petites filles, dont la plus âgée n’avait pas atteint l’âge de dix ans. »
Juillet 1585

Autre condamnation d’un apprenti sorcier en explosifs qui invente une vraie machine infernale… :
« Le samedi 26 septembre, fut rompu et mis sur la roue, à Paris, un Normand nommé Chantepie, qui avait envoyé au seigneur de Meilhaud d’Alègre, par un laquais, une boîte artificieusement par lui composée, dans laquelle étaient arrangés trente-six canons de pistolets, chargés chacun de deux balles, et y était un ressort accommodé de façon qu’ouvrant la boîte, ce ressort lâchant faisait feu, lequel prenant à l’amorce à ce préparée, faisait à l’instant jouer les trente-six canons et jeter soixante-douze balles, dont à peine se pouvaient sauver ceux qui se trouvaient à l’environ. »
Septembre 1587

De son côté, le roi continue de s’amuser et, par repentance, se complait dans des manifestations ostentatoires de dévotion :
« Le jeudi saint 7 avril, sur les neuf heures du soir, la procession des Pénitents, où le roi était avec tous ses mignons, alla toute la nuit par les rues et aux églises, en grande magnificence de luminaire et musique excellente faux-bourdonnée. Et y en eut quelques-uns, même des mignons à ce qu’on disait, qui se fouettèrent en cette procession, auxquels on voyait le pauvre dos tout rouge des coups qu’ils se donnaient. »
Avril 1583

« Aux jours gras, le roi fait mascarades, ballets et festins aux dames, selon sa mode accoutumée, et se donne du plaisir et du bon temps tout son saoul ; et persévérant en ses dévotions (que beaucoup appelaient hypocrisie), le premier jour de carême se renferme aux Capucins, faisant ou feignant y faire pénitence avec ses mignons. »
Février 1587

Le roi fait venir des Feuillants de Toulouse, réputés pour leur sainteté. Certains ne tardent pas à se laisser corrompre :
« Quelques-uns des Feuillants se firent suivre et admirer en leurs prédications, entre autres un frère Bernard, gascon, âgé de vingt-un à vingt-deux ans, vivant (selon le bruit commun) fort saintement et austèrement, et disant bien jusques à miracle. Ce qui fut tant agréable aux dames de Paris, que l’allant voir souvent, elles lui changèrent son austérité en mignardise, lui envoyant si souvent de leurs confitures qu’elles lui firent enfin venir, comme l’on disait, l’appétit de la chair. »
Juillet 1587

Quant aux princes de l’église, il y aurait parfois à redire… Portrait d’Aimeric de Rochechouart, évêque de Sisteron :
« Remarquable fidèle de Bacchus et compagnon de Vénus, première gloire et première louange du troupeau d’Epicure, redoutable avant tout par la pointe de sa langue cynique, ardent à blesser Jupiter de sa bouche parjure, quant au reste pieux évêque, qui, large aux indigents, effaça ses lourdes fautes par ses aumônes et racheta ses débauches par autant de dons, toujours réjoui de nouveaux adultères, jamais il ne refusa ses propres ressources aux vierges consacrées de l’amour incestueux desquels il brûla. Sa mort fut semblable à sa vie ; la vie et la mort marchèrent du même pas. En effet, une proche le visitant alors qu’il était mourant, cette femme digne des plus grands amants lui dit : « Me voici, évêque, je me présente avec obligeance à celui qui me demande. Dis-moi donc si quelque chose de moi peut t’être de quelque douceur ? ». Et lui, mourant, répondit ainsi, sans tristesse : « Donne-moi ton con. Rien ne me plaît de toi que lui. Ce qui est cher aux vivants doit être cher aux mourants. » Dernières paroles, dignes d’un tel pontife. »
Décembre 1580

Sinon, à la cour, se sont les habituelles querelles ridicules de préséance (elles seront toujours de mise à l’époque de Saint-Simon) :
« Le 3 mai, au Louvre, au dîner du roi, y eut prise entre le comte de Saint-Paul, second fils de la maison de Longueville, et le duc de Nemours, sur ce que chacun d’eux prétendait être préférable à l’autre pour bailler la serviette au roi quand il lavait ; et montait leur débat en hautesse de paroles et grand querelle, quand le roi craignant pis, les accorda sur le champ, leur défendant très expressément de passer outre, et commandant que dès lors en avant un des gentilshommes servants lui baillât la serviette et non autre. »
Mai 1587

Les jeux d’esprit : une anecdote que le réalisateur Patrice Leconte a transposée au 18e siècle dans son film « Ridicule » :
« Le vendredi 25 de ce mois, advint au dîner du roi que monsieur Du Perron, grand discoureur et philosophe, et que le roi oioit volontiers, comme faisant cas de son esprit et de sa mémoire, fit un brave discours contre les athéistes et comme il y avait un Dieu, et le prouva par des raisons si claires, évidentes et à propos, qu’il semblait bien n’y avoir lieu aucun d’y contredire ; à quoi le roi montra qu’il avait pris plaisir et l’en loua. Mais Du Perron s’oubliant, comme font ceux de son humeur que le plus souvent la présomption et vaine gloire transportent et éblouissent, va dire au roi : « Sire, j’ai prouvé aujourd’hui, par raisons très bonnes et évidentes, qu’il y avait un Dieu ; demain, Sire, s’il plaît à Votre Majesté me donner encore audience, je vous montrerai et prouverai par raisons aussi bonnes et évidentes qu’il n’y a point du tout de Dieu. » Sur quoi le roi entrant en colère, chassa ledit Du Perron, et l’appela méchant, lui défendant de se plus trouver devant lui, ni comparoir en sa présence. »
Novembre 1583

Le roi ne manque pas d’esprit à certaines occasions :
« Le 14 juillet, le roi et la reine sa femme arrivèrent à Paris revenant du pays de Normandie, d’où ils rapportèrent grande quantité de guenons, perroquets et petits chiens achetés à Dieppe. Entre ces perroquets, la plupart, sifflés par les huguenots, jargonnaient mille fadaises et drôleries contre la messe, le Pape et cérémonies de l’Eglise romaine ; dont quelques-uns s’offensant, le dire au roi, qui fit réponse qu’il ne se mêlait point de la conscience des perroquets. »
Juillet 1576



\Mots-clés : #historique #violence
par ArenSor
le Lun 28 Aoû - 17:24
 
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Sujet: Pierre de l'Estoile
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Karine Tuil

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Résumé :

Les Farel forment un couple de pouvoir. Jean est un célèbre journaliste politique français ; son épouse Claire est connue pour ses engagements féministes. Ensemble, ils ont un fils, étudiant dans une prestigieuse université américaine. Tout semble leur réussir. Mais une accusation de viol va faire vaciller cette parfaite construction sociale

Le sexe et la tentation du saccage, le sexe et son impulsion sauvage sont au cœur de ce roman puissant dans lequel Karine Tuil interroge le monde contemporain, démonte la mécanique impitoyable de la machine judiciaire et nous confronte à nos propres peurs. Car qui est à l’abri de se retrouver un jour pris dans cet engrenage ?


source Babelio


Il s'agit avant tout d'une affaire de viol très médiatisée puisque l'accusé, Alexandre, est le fils d'un célèbre journaliste de télévision très populaire, Jean Farel, connu pour ses interviews de politiciens,  sa mère, Claire, étant elle-même une essayiste reconnue pour ses engagements féministes....son dernier article sur les nombreuses agressions sexuelles dont deux viols qui eurent lieu à Cologne lors des fêtes du Nouvel an en 2016 par de nombreux migrants va la mettre dans une zone de grande turbulence.

Alexandre, jeune homme plus fragile qu'il n'y paraît, élevé très sévèrement,  un père très exigeant, une mère peu présente.....

Evidemment, ce sont donc des personnages d'une certaine élite intellectuelle parisienne.

Karine Tuil  nous dépeint ici la classe de la réussite à tout prix, de la performance à atteindre quoiqu'il en coûte, donc plus dure sera la chute (relative). Même l'affaire de Monica Lewinsky et de Clinton est évoquée...tout comme celle de DSK. Karine Tuil s'appuie dans son roman sur une affaire réelle qui s'est déroulée dans une université aux Etats-Unis.

Ce roman m'a plu, m'a laissée perplexe aussi, la façon de démonter le processus d'un supposé viol, la mise à nu de la vie privée, l'influence énorme des réseaux sociaux qui, à eux seuls, font les coupables ou les innocents...tout ceci est bien vu. Les plaidoiries des deux avocats sont remarquables.

La définition d'un viol est analysée dans ses moindres détails, l'influence de "Me too "et de " balance ton porc"  joue un rôle indéniable dans le processus. Oui, comment définir un viol ?

J'aurais eu tendance à dire, un passage en force, des coups, de la violence, des menaces..et bien non...apparemment pas.

Très bien ce livre, mais un peu facile. Les personnes relativement caricaturaux, une certaine bourgeoisie, ça il ne s'agit pas d'une tournante dans une cave d'une cité... c'est clair.

Bien écrit, le mécanisme psychologique remarquablement analysé...la rage de réussir à tout prix... aucun frein, le sentiment de toute puissance...d'appartenance à une élite où tout est permis.

le viol existe, c'est indéniable, c'est réel, c'est terrible... malgré tout, j'aurais tendance à dire qu'une jeune femme qui suit de son plein gré un homme dans un endroit isolé après avoir bu et consommé de la drogue...ne doit pas s'attendre à ce qu'il lui joue du violon ou récite des poèmes. Elle se met en danger...c'est une évidence. Car, comme l'avait si bien compris Claire : La déflagration extrême, la combustion définitive, c'était le sexe, rien d'autre -fin de la mystification.

Bref..... je vous laisse le soin de découvrir tout ceci....la fin ne doit pas être loin de la réalité....triste monde.


\Mots-clés : #justice #sexualité #violence
par simla
le Sam 5 Aoû - 9:22
 
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Sujet: Karine Tuil
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William Faulkner

Descends, Moïse

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Sept récits paraissant indépendants de prime abord, qui mettent en scène des personnages du Sud des USA, blancs, nègres (et Indiens ; je respecte, comme j’ai coutume de le faire, l’orthographe de mon édition, exactitude encore permise je pense). Plus précisément, c’est la lignée des Mac Caslin, qui mêle blancs et noirs sur la terre qu’elle a conquise (les premiers émancipant les seconds). Oppositions raciale, mais aussi genrée sur un siècle, plus de quatre générations dans le Mississipi.
Le titre fait référence à des injonctions du Seigneur à Moïse sur le Sinaï, notamment dans l’Exode. Ce roman est dédicacé à la mammy de Faulkner enfant, née esclave.
Autre temps : apparition de Isaac Mac Caslin, « oncle Ike », et la poursuite burlesque d’un nègre enfui.

Le Feu et le Foyer : affrontement de Lucas Beauchamp et Edmonds, fils de Mac Caslin, qui a pris la femme du premier :
« – Ramasse ton rasoir, dit Edmonds.
– Quel rasoir ? » fit Lucas. Il leva la main, regarda le rasoir comme s’il ne savait pas qu’il l’avait, comme s’il ne l’avait encore jamais vu, et, d’un seul geste, il le jeta vers la fenêtre ouverte, la lame nue tournoyant avant de disparaître, presque couleur de sang dans le premier rayon cuivré du soleil. « J’ai point besoin de rasoir. Mes mains toutes seules suffiront. Maintenant, prenez le revolver sous votre oreiller. » »

« Alors Lucas fut près du lit. Il ne se rappela pas s’être déplacé. II était à genoux, leurs mains enlacées, se regardant face à face par-dessus le lit et le revolver : l’homme qu’il connaissait depuis sa petite enfance, avec lequel il avait vécu jusqu’à ce qu’ils fussent devenus grands, presque comme vivent deux frères. Ils avaient péché et chassé ensemble, appris à nager dans la même eau, mangé à la même table dans la cuisine du petit blanc et dans la case de la mère du petit nègre ; ils avaient dormi sous la même couverture devant le feu dans les bois. »

Péripéties autour d’alambics de whisky de contrebande, et de la recherche d’un trésor. Lucas, bien que noir, a plus de sang de la famille que Roth Edmonds, le blanc, que sa mère a élevé avec lui dès sa naissance. Le même schéma se reproduit de père en fils, si bien qu’on s’y perd, et qu’un arbre généalogique de la famille avec tous les protagonistes serait utile au lecteur (quoique ce flou entre générations soit vraisemblablement prémédité par Faulkner, de même que le doute sur la "couleur" de certains personnages, sans parler des phrases contorsionnées).
« Lucas n’était pas seulement le plus ancien des habitants du domaine, plus âgé même que ne l’aurait été le père d’Edmonds, il y avait ce quart de parenté, non seulement de sang blanc ni même du sang d’Edmonds, mais du vieux Carothers Mac Caslin lui-même de qui Lucas descendait non seulement en ligne masculine, mais aussi à la seconde génération, tandis qu’Edmonds descendait en ligne féminine et remontait à cinq générations ; même tout gamin, il remarquait que Lucas appelait toujours son père M. Edmonds, jamais Mister Zack comme le faisaient les autres nègres, et qu’il évitait avec une froide et délibérée préméditation de donner à un blanc quelque titre que ce fût en s’adressant à lui. »

« Ce n’était pas toutefois que Lucas tirât parti de son sang blanc ou même de son sang Mac Caslin, tout au contraire. On l’eût dit non seulement imperméable à ce sang, mais indifférent. Il n’avait pas même besoin de lutter contre lui. Il ne lui fallait pas même se donner le mal de le braver. Il lui résistait par le simple fait d’être le mélange des deux races qui l’avaient engendré, par le seul fait qu’il possédait ce sang. Au lieu d’être à la fois le champ de bataille et la victime de deux lignées, il était l’éprouvette permanente, anonyme, aseptique, dans laquelle toxines et antitoxines s’annulaient mutuellement, à froid et sans bruit, à l’air libre. Ils avaient été trois autrefois : James, puis une sœur nommée Fonsiba, puis Lucas, enfants de Tomey’ Turl, fils du vieux Carothers Mac Caslin et de Tennie Beauchamp, que le grand-oncle d’Edmonds, Amédée Mac Caslin, avait gagnée au poker à un voisin en 1859. »

« Il ressemble plus au vieux Carothers que nous tous réunis, y compris le vieux Carothers. Il est à la fois l’héritier et le prototype de toute la géographie, le climat, la biologie, qui ont engendré le vieux Carothers, nous tous et notre race, infinie, innombrable, sans visage, sans nom même, sauf lui qui s’est engendré lui-même, entier, parfait, dédaigneux, comme le vieux Carothers a dû l’être, de toute race, noire, blanche, jaune ou rouge, y compris la sienne propre. »

Bouffonnerie noire : Rider, un colosse noir, enterre sa femme et tue un blanc.

Gens de jadis : Sam Fathers, fils d’un chef indien et d’une esclave quarteronne, vendu avec sa mère par son père à Carothers Mac Caslin ; septuagénaire, il enseigne d’année en année la chasse à un jeune garçon, Isaac (Ike).
« L’enfant ne le questionnait jamais ; Sam ne répondait pas aux questions. Il se contentait d’attendre et d’écouter, et Sam se mettait à parler. Il parlait des anciens jours et de la famille qu’il n’avait jamais eu le temps de connaître et dont, par conséquent, il ne pouvait se souvenir (il ne se rappelait pas avoir jamais aperçu le visage de son père), et à la place de qui l’autre race à laquelle s’était heurtée la sienne pourvoyait à ses besoins sans se faire remplacer.
Et, lorsqu’il lui parlait de cet ancien temps et de ces gens, morts et disparus, d’une race différente des deux seules que connaissait l’enfant, peu à peu, pour celui-ci, cet autrefois cessait d’être l’autrefois et faisait partie de son présent à lui, non seulement comme si c’était arrivé hier, mais comme si cela n’avait jamais cessé d’arriver, les hommes qui l’avaient traversé continuaient, en vérité, de marcher, de respirer dans l’air, de projeter une ombre réelle sur la terre qu’ils n’avaient pas quittée. Et, qui plus est, comme si certains de ces événements ne s’étaient pas encore produits mais devaient se produire demain, au point que l’enfant finissait par avoir lui-même l’impression qu’il n’avait pas encore commencé d’exister, que personne de sa race ni de l’autre race sujette, qu’avaient introduite avec eux sur ces terres les gens de sa famille, n’y était encore arrivé, que, bien qu’elles eussent appartenu à son grand-père, puis à son père et à son oncle, qu’elles appartinssent à présent à son cousin et qu’elles dussent être un jour ses terres à lui, sur lesquelles ils chasseraient, Sam et lui, leur possession actuelle était pour ainsi dire anonyme et sans réalité, comme l’inscription ancienne et décolorée, dans le registre du cadastre de Jefferson, qui les leur avaient concédées, et que c’était lui, l’enfant, qui était en ces lieux l’invité, et la voix de Sam Fathers l’interprète de l’hôte qui l’y accueillait.
Jusqu’à il y avait trois ans de cela, ils avaient été deux, l’autre, un Chickasaw pur sang, encore plus incroyablement isolé dans un sens que Sam Fathers. Il se nommait Jobaker, comme si c’eût été un seul mot. Personne ne connaissait son histoire. C’était un ermite, il vivait dans une sordide petite cabane au tournant de la rivière, à cinq milles de la plantation et presque aussi loin de toute autre habitation. C’était un chasseur et un pêcheur consommé ; il ne fréquentait personne, blanc ou noir ; aucun nègre ne traversait même le sentier qui menait à sa demeure, et personne, excepté Sam, n’osait approcher de sa hutte. »

Jobaker décédé, Sam se retire au Grand Fond, et prépare l’enfant à son premier cerf :
« …] l’inoubliable impression qu’avaient faite sur lui les grands bois – non point le sentiment d’un danger, d’une hostilité particulière, mais de quelque chose de profond, de sensible, de gigantesque et de rêveur, au milieu de quoi il lui avait été permis de circuler en tous sens à son gré, impunément, sans qu’il sache pourquoi, mais comme un nain, et, jusqu’à ce qu’il eût versé honorablement un sang qui fût digne d’être versé, un étranger. »

« …] la brousse […] semblait se pencher, se baisser légèrement, les regarder, les écouter, non pas véritablement hostile, parce qu’ils étaient trop petits, même ceux comme Walter, le major de Spain et le vieux général Compson, qui avaient tué beaucoup de daims et d’ours, leur séjour trop bref et trop inoffensif pour l’y inciter, mais simplement pensive, secrète, énorme, presque indifférente. »

L’ours :
« Cette fois, il y avait un homme et aussi un chien. Deux bêtes, en comptant le vieux Ben, l’ours, et deux hommes, en comptant Boon Hogganbeck, dans les veines de qui coulait un peu du même sang que dans celles de Sam Fathers, bien que celui de Boon en fût une déviation plébéienne et que seul celui du vieux Ben et de Lion, le chien bâtard, fût sans tache et sans souillure. »

Cet incipit railleur de Faulkner dénote les conceptions de l’époque sur les races et la pureté du sang.
Ce récit et le précédent, dont il constitue une variante, une reprise et/ou une extension, sont un peu dans la même veine que London. Ils m’ont impressionné par la façon fort juste dont sont évoqués le wild, la wilderness, la forêt sauvage (la « brousse »), « la masse compacte quoique fluide qui les entourait, somnolente, sourde, presque obscure ». Ben, le vieil ours qui « s’était fait un nom » et qui est traqué, Sam et « le grand chien bleu » laisseront la vie dans l’ultime scène dramatique.
Puis Ike, devenu un chasseur et un homme, refuse la terre héritée de ses ancêtres, achetée comme les esclaves (depuis affranchis) ; se basant sur les registres familiaux, il discourt sur la malédiction divine marquant le pays.

Automne dans le Delta : Ike participe une fois encore à la traditionnelle partie de chasse de novembre dans la « brousse », qui a reculé avec le progrès états-unien, et il se confirme que Faulkner est, aussi, un grand auteur de nature writing.
« …] rivières Tallahatchie ou Sunflower, dont la réunion formait le Yazoo, la Rivière du Mort des anciens Choctaws – les eaux épaisses, lentes, noires, sans soleil, presque sans courant, qui, une fois l’an, cessaient complètement de couler, remontaient alors leur cours, s’étalant, noyant la terre fertile, puis se retiraient la laissant plus fertile encore. »

« Car c’était sa terre, bien qu’il n’en eût jamais possédé un pied carré. Il ne l’avait jamais désiré, pas même après avoir vu clairement son suprême destin, la regardant reculer d’année en année devant l’attaque de la hache, de la scie, des chemins de fer forestiers, de la dynamite et des charrues à tracteur, car elle n’appartenait à personne. Elle appartenait à tous : on devait seulement en user avec sagesse, humblement, fièrement. »

La chasse est centrale, avec son ancrage ancestral, son initiation, son folklore, son narratif, et son éthique (c’est le vieil Ike qui parle) :
« Le seul combat, en quelque lieu que ce soit, qui ait jamais eu quelque bénédiction divine, ça a été quand les hommes ont combattu pour protéger les biches et les faons. »

Descends, Moïse : mort d’un des derniers Beauchamp.

Les personnages fort typés mis en scène dans ce recueil se rattachent à la formidable galerie des figures faulknériennes ; ainsi apparaissent des Sartoris, des Compson, et même Sutpen d’Absalon ! Absalon !.
Ces épisodes d’apparence indépendants me semblent former, plus qu’un puzzle, un archipel des évènements émergents d’un sang dans la durée.

\Mots-clés : #colonisation #discrimination #esclavage #famille #identite #initiatique #lieu #nature #portrait #racisme #religion #ruralité #social #violence
par Tristram
le Mer 2 Aoû - 13:36
 
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Sujet: William Faulkner
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Hubert Haddad

Palestine

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Par un concours de circonstances imprévues, un soldat israélien est capturé par un commando palestinien à l’insu de Tsahal et survit (et en prime il a perdu la mémoire). Il est recueilli par Asmahane, une aveugle, et sa fille Falastìn ; il ressemble au fils et frère disparu, et elles le font passer pour lui.
Devenu Nessim, il erre dans Hébron et alentour, vivant l’abjecte oppression israélienne, ce qui donne un panorama assez approfondi de la condition palestinienne, avec des points de vue arabes mais aussi juifs (et un rejet assez consensuel des « internationaux »). Une étrange attirance mutuelle lie Nessim et Falastìn. Recueilli dans une faction combattante, grâce à un passeport israélien (le sien !) Nessim-Cham se rend à Jérusalem, où il est muni d’une ceinture explosive.
« Tu détisses chaque nuit le temps passé pour garder l’âge de ton amour, tu es comme la reine qui défait son métier. Personne ne reviendra, mais tu restes pareille à ton souvenir. Tes yeux usés de larmes ne voient plus que l’image ancienne… »

« Dans la lumière verticale, les champs d’oliviers ont un tremblement argenté évoquant une source répandue à l’infini. L’ombre manque à midi, sauf sous les arbres séculaires aux petites feuilles d’émeraude et d’argent, innombrables clochettes de lumière au vent soudain et qui tamisent le soleil mieux qu’une ombrelle de lin. À l’est d’Hébron, du côté des colonies et au sommet des collines, ils ont presque tous été arrachés, par milliers, mis en pièces ou confisqués, sous prétexte d’expropriation, de travaux, de châtiment. »

« C’est écrit, ma fille. L’occupant se retirera dans un proche avenir pour ne pas être occupé à son tour. Simple question de démographie. »

Ayant un peu fréquenté Israël, Cisjordanie et bande de Gaza, j’ai retrouvé dans ce livre cette Histoire en marche de nos jours, une colonisation qui ne cache même pas son nom. Et le destin de Nessim-Cham souligne peut-être le déchirement de peuples pourtant si proches, où la répression humiliante mène à la haine qui conduit aux pires extrémités.

\Mots-clés : #actualité #colonisation #conflitisraelopalestinien #contemporain #guerre #politique #segregation #terrorisme #violence #xxesiecle
par Tristram
le Ven 26 Mai - 12:48
 
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Taylor Brown

Le fleuve des rois

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Un an après le décès de leur père, vétéran du Vietnam et pêcheur de crevettes qui aurait été tué par le saut d’un esturgeon, ses deux fils Lawton et Hunter descendent en cinq jours de kayak l’Altamaha River pour disperser ses cendres dans l’estuaire, où se situe la ville de Darien, fondée au XVIIIe par les Écossais. Lawton, l’aîné, un commando de marine, décide d’enquêter sur la mort de leur père.
En parallèle de ce périple est rapporté ceux de Jacques Le Moyne de Morgues, illustrateur et cartographe luthérien du XVIe (des gravures tirées de son œuvre sont insérées dans le livre) et de l’interprète La Caille dans les expéditions de Laudonnière, qui fonde Fort Caroline en Nouvelle-France. Les Français sont « en porte-à-faux avec deux tribus en guerre », commandées par les chefs Saturiwa et Utina ; ils sont aussi en conflit avec les Espagnols (catholiques), et souffrent de la faim en attendant le ravitaillement devant venir d’Europe ; des désertions et une mutinerie les affaiblissent encore : ils rêvent de l’or des Appalaches, et de celui obtenu par les pirates dans les îles Caraïbes.
« Fais attention, Le Moyne. Un jour, tes dessins seront peut-être la seule chose qui restera de nous. Après tout, le Christ Lui-même continue à vivre dans un livre. »

Hiram Loggins, dont les tatouages le brûlent en cas de danger, récupère avec son chalutier les « mérous carrés », colis de marijuana colombienne, jusqu’à ce que son bateau soit saisi. Il se réfugie sur le fleuve, et a une liaison charnelle avec Annabelle Mackintosh, descendante des premiers immigrants écossais. Il s’avère que c’est le père de Lawton et Hunter ; et on le suit, perdant son nouveau chalutier dans un ouragan, et pensant trouver enfin un retour de fortune.
Le fleuve géorgien, resté sauvage, constitue le thème central des trois récits entrecroisés, d’autant qu’il serait le refuge d’un cryptide, l’Altamaha-ha, une sorte de dragon, grand serpent d’eau ou dinosaure déjà aperçu par les Indiens et Le Moyne. Un vieil homme illuminé, le révérend Uncle King, guette ce monstre avec un harpon. Il s’avèrera qu’il était ami d’enfance et frère de sang de Hiram.
Ce qui m’a retenu, c’est l’étonnante nature marécageuse, avec ses tupélos, gommiers et surtout les cyprès chauves, parfois multicentenaires, dont les pneumatophores émergent autour de la base du tronc comme des genoux ou des stalagmites, mais aussi ses poissons-chats, têtes-plates, brochets-crocodiles ou alligators et ses esturgeons, encore les bûcherons, radeliers et maisons flottantes du passé récent.
Mais je n’ai pas trop apprécié le ton du récit, un peu maladroit, didactique et compassé (aussi sensationnel thriller), à moins que ce ne soit dû à la traduction (qui n’évite pas mains « caleuses » pour calleuses et « chevrotine » pour grenaille).

\Mots-clés : #amérindiens #historique #merlacriviere #nature #violence
par Tristram
le Mer 3 Mai - 11:19
 
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Tommy Orange

Ici n'est plus ici

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Prologue :
« Nous sommes nombreux à être urbains, désormais. Moins parce que nous vivons en ville que parce que nous vivons sur Internet. Dans le gratte-ciel des multiples fenêtres de navigation. On nous traitait d’Indiens des rues. On nous traitait de réfugiés urbanisés, superficiels, inauthentiques, acculturés, on nous traitait de pommes. Une pomme est rouge à l’extérieur et blanche à l’intérieur. Mais nous sommes le résultat de ce qu’ont fait nos ancêtres. De leur survie. »

Dans la première partie, Reste, sont présentés quatre protagonistes :
Tony Loneman, Cheyenne de 21 ans, porte sur le visage le « Drome », syndrome d’alcoolisation fœtale. Avec sa grand-mère, Maxine, il vit à Oakland, et c’est sa terre. Et il projette le braquage d’un pow-wow…
Dene Oxendene, d’ascendance cheyenne et arapaho, projette quant à lui de recueillir les témoignages filmés d'Indiens urbains.
« Cette citation est importante pour Dene. Ce « là, là ». Il n’avait pas lu Gertrude Stein en dehors de cette citation. Mais pour les Autochtones de ce pays, partout aux Amériques, se sont développés sur une terre ancestrale enfouie le verre, le béton, le fer et l’acier, une mémoire ensevelie et irrécupérable. Il n’y a pas de là, là : ici n’est plus ici. »

There is no there there. » Le titre original du livre est There There).
Opale Viola Victoria Bear Shield, douze ans, son Teddy Bear Two Shoes, sa sœur aînée Jacquie et sa mère à Alcatraz, pendant l’occupation de l’île par des militants des Premières Nations en 1969-1971. La mère, qui semble faire référence à Storytelling, de Christian Salmon :
« Elle m’a dit que le monde était fait d’histoires et de rien d’autre, juste des histoires, et des histoires qui ont pour sujet d’autres histoires. »

Edwin Black est également un Indien-Américain, titulaire d’un master de littérature comparée dans le domaine de la littérature des Indiens d’Amérique. « Bébé trentenaire » obèse, il feuillette Internet à la recherche de son père, et lui aussi incarne le mal-être amérindien. Octavio lui montre son flingue imprimé en 3D, indétectable par les détecteurs de métaux.
Dans la seconde partie, Réclamation, voici d’autres personnes impliquées :
Bill Davis, beau-père d’Edwin, balaie le stade Coliseum, quand il avise un drone et tente de l’abattre.
« Il adorait Vol au-dessus d’un nid de coucou. Ça l’avait mis en rogne quand on en avait fait un film et que l’Autochtone, qui était le narrateur tout au long du livre, n’y tenait plus que le rôle de l’Indien taiseux, cinglé et stoïque qui balance le lavabo contre la baie vitrée à la fin. »

Calvin Johnson, pris dans une affaire de drogue et d’argent, est contraint de participer au braquage, avec notamment Octavio.
Jacquie Red Feather, sœur d’Opale, conseillère diplômée en toxicomanie et alcoolique en sevrage (l’alcool est omniprésent chez les Amérindiens, et la drogue est aussi fort présente chez ces "mal assimilés", généralement miséreux), participe à une conférence sur la prévention du suicide, fréquent chez les jeunes Indiens. Elle rencontre Harvey, qui l’a violée à Alcatraz, et dont elle a eu une fille qu’elle a placée. Son autre fille, héroïnomane, s’est suicidée, et elle a laissé les trois fils de celle-ci à sa sœur.
Orvil Red Feather est l’aîné des trois enfants. Il recherche son identité, car on ne lui a rien transmis, et témoigne devant Dene. Des pattes d’araignée sont sorties d’une grosseur qu’il a sur la jambe, et il va au pow-wow avec ses frères.
Dans Entracte, comme dans le prologue, Orange donne des précisions sur l’histoire des Premières Nations. Suivent deux autres actes de ce drame annoncé.
Puis la narration se resserre sur la préparation du « Grand Pow-Wow d’Oakland », qui réunit la plupart des protagonistes tandis que Tony introduit sur site les balles du pistolet en plastique – des pistolets, car il y en a cinq.
Opale s’est aussi sorti des pattes d’araignée de la jambe, lorsqu’elle était enfant (il y a de nombreuses références aux « médecines »).
« Un mot cheyenne : Veho. Il signifie « araignée », « escroc », et « homme blanc ». »

Le pow-wow, avec le tambour central dans le récit et la culture amérindienne, lieu de retrouvailles notamment familiales, culmine dans un massacre, en écho de l’Histoire de la conquête de l’Ouest.
Il y a quelque chose de viscéral (peut-être le sang) dans ce roman à la fois très dense et éclaté (comme les familles) qui parcourt les aspects particuliers aux Premières Nations, et où s’unissent des voix du présent comme du passé.

\Mots-clés : #amérindiens #colonisation #historique #minoriteethnique #romanchoral #social #traditions #violence #xxesiecle
par Tristram
le Ven 21 Avr - 13:06
 
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Sujet: Tommy Orange
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Cormac McCarthy

Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme

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Llewelyn Moss chasse l’antilope dans le désert du Texas près du Mexique quand il découvre la scène d’un massacre, une livraison de drogue qui a mal tourné ; les intervenants sont tous morts, sauf un à l’agonie. Il part avec une sacoche remplie d’argent, comprenant qu’il sera toujours poursuivi – et fait l’erreur de revenir pendant la nuit avec de l’eau pour le mourant (c’est là que j’ai compris avoir déjà lu le livre – ou vu le film) : il est pris à partie par des hommes armés, et parvient à s’enfuir.
Le shérif Bell, un vétéran désemparé devant les nouvelles formes de violence, suit l’enquête, et ses commentaires en apartés sont insérés en italiques.
« Il n’y a rien dans la Constitution du Texas sur les conditions à remplir pour devenir shérif. Pas la moindre disposition. Il n’y a même rien qui ressemble à un règlement au niveau des comtés. Pense à un poste où tu as pratiquement la même autorité que le bon Dieu. Et il n’y a aucune règle qui t’est imposée et tu es chargé de faire respecter des lois qui n’existent pas alors allez me dire si c’est bizarre ou pas. Parce que ça l’est pour moi. Est-ce que ça marche ? Oui. Dans quatre-vingt-dix pour cent des cas. Il faut très peu de chose pour administrer des braves gens. Très peu. Et les gens malhonnêtes de toute façon on ne peut pas les administrer. Ou si on le peut c’est la première nouvelle. »

On suit Moss, qui fuit, et sa femme Carla Jean, qu’il a envoyée chez sa mère à Odessa (en fait sa grand-mère, qui l’a élevée, et se meurt d’un cancer), ainsi que Chigurh, un tueur psychopathe qui laisse beaucoup de morts derrière lui, notamment éliminés avec son pistolet pneumatique d’abattoir… Il y a également d’autres malfrats à la recherche de l’argent, des Mexicains et des États-Uniens, qui embauchent Wells, un tueur connaissant Chigurh, pour abattre ce dernier. C’est un vétéran, comme les autres protagonistes, mais il sera vite tué par Chigurh. Celui-ci et Llewelyn se blessent mutuellement lors d’un nouveau massacre, ce qui n’entame guère leur détermination.
Bell tente d’aider Llewelyn, parce qu’il est de son comté, et qu’il pense qu’à ce titre il est de son devoir de le protéger. Ses méditations donnent leur sens à ce qui reste un formidable thriller, un polar très bien renseigné dans les détails (à ce propos, la traduction mélange chevrotines et balles, fusils et carabines, ce qui est malheureusement courant).
« Voici quelque temps j’ai lu dans le journal que des enseignants sont tombés sur un questionnaire qui avait été envoyé dans les années trente à un certain nombre d’établissements scolaires de tout le pays. Donc ils ont eu entre les mains ce questionnaire sur les problèmes rencontrés par les enseignants dans leur travail. Et ils ont retrouvé les formulaires qui avaient été remplis et renvoyés par des établissements de tout le pays en réponse au questionnaire. Et les plus gros problèmes signalés c’étaient des trucs comme parler en classe et courir dans les couloirs. Mâcher du chewing-gum. Copier en classe. Des trucs du même tabac. Alors les enseignants en question ont pris un formulaire vierge et en ont imprimé un paquet et ont envoyé les formulaires aux mêmes établissements. Quarante ans plus tard. Voici quelques-unes des réponses. Les viols, les incendies volontaires, les meurtres. La drogue. Les suicides. Alors ça m’a fait réfléchir. Parce que la plupart du temps chaque fois que je dis quelque chose sur le monde qui part à vau-l’eau on me regarde avec un sourire en coin et on me dit que je vieillis. Que c’est un des symptômes. Mais ce que je pense à ce sujet c’est que quelqu’un qui ne peut pas voir la différence entre violer et assassiner des gens et mâcher du chewing-gum a un problème autrement plus grave que le problème que j’ai moi. C’est pas tellement long non plus quarante ans. Peut-être que les quarante prochaines années sortiront certains de leur anesthésie. Si c’est pas trop tard. »

L’action est rapide, exactement rendue par le style factuel, efficace, à l’os, y compris pour les dialogues.
« Il la regarde. Au bout d’un moment il dit : Le problème c’est pas de savoir où on est. Le problème, c’est qu’on croit qu’on y est arrivé sans rien emporter avec soi. Cette idée que t’as de repartir à zéro. Que tout le monde a. On repart pas à zéro. C’est ça le problème. Chaque chose que tu fais tu la fais pour toujours. Tu ne peux pas l’effacer. Rien de ce que tu fais. Tu comprends ce que je veux dire ? »

Chigurh abat finalement Llewelyn, puis Carla Jean, et disparaît après avoir été blessé dans un accident de la circulation (et avoir rendu l’argent au trafiquant). Lors de son dernier meurtre (connu), il parle d’une sorte de déterminisme de l’existence à partir des choix personnels, qui l’obligerai à suivre sa règle implacable, une manière d’éthique professionnelle du tueur.
« Comment venir à bout de quelque chose dont on refuse d’admettre l’existence. »

Bell visite son oncle Ellis, « le vieil homme », et ils ont une conversation qui rappelle Au cœur des ténèbres, portant sur la difficulté à trouver et admettre un sens à l’existence. Fortement imprégnée de leur croyance enracinée en « le bon Dieu » (et le mal), il y est (de nouveau) question de devoir envers les morts, et ils s’inquiètent pour le futur de la société nord-américaine. Bell, qui a décidé de démissionner, confie comme il considère avoir failli en se repliant pendant la guerre, submergé par les Allemands, abandonnant ses hommes morts ou mourants.
« Mais quand tu vas au combat tu prêtes serment sur le sang de veiller sur les hommes qui sont avec toi et je ne sais pas pourquoi je ne l’ai pas fait. Je le voulais. Quand on a une mission comme celle-là on doit accepter qu’il faudra vivre avec les conséquences. Mais on ne sait pas ce que seront les conséquences. Au bout du compte on prend à sa charge un tas de choses auxquelles on n’était pas préparé. Si je devais mourir là-bas en faisant ce que j’avais donné ma parole de faire eh bien c’est ce que j’aurais dû faire. Tu peux tourner les choses de la manière que tu voudras mais c’est comme ça. C’est ce que j’aurais dû faire et que je n’ai pas fait. Et il y a une part de moi qui a toujours souhaité pouvoir revenir en arrière. Et je ne peux pas. Je ne savais pas qu’on pouvait voler sa propre vie. Et je ne savais pas que ça ne rapportait pas plus gros que n’importe quoi d’autre qu’on pourrait voler. Je crois que j’ai mené ma vie le mieux que je pouvais mais ce n’était quand même pas la mienne. Ça ne l’a jamais été. »

« Je crois que je sais où on va. On nous achète avec notre propre argent. Et ce n’est pas seulement la drogue. Il y a par ici des fortunes en train de s’accumuler dont personne n’a la moindre idée. Qu’est-ce qu’on imagine qui va sortir de cet argent ? »


\Mots-clés : #criminalite #polar #social #thriller #vieillesse #violence #xxesiecle
par Tristram
le Sam 8 Avr - 13:25
 
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Colin Niel

Entre fauves

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Trois narrateurs, aux récits croisés comme leurs destins : Martin, garde du parc national des Pyrénées (où le dernier ours, Cannellito, semble disparu) est aussi un ardent militant antichasseurs qui expose les chasseurs de trophées sur les réseaux sociaux. Apolline est une chasseuse à l’arc que son père emmène en Namibie. Kondjima est un jeune pasteur himba, dont Charles, un lion du désert solitaire, a massacré le cheptel de chèvres dans le bush en proie à la sécheresse. Le gouvernement a donné à un chasseur professionnel la mission de prélever cet « animal problématique » du Kaokoland, trophée destiné à Apolline, sur laquelle enquête Martin.
Ce thriller, avec ses rebondissements à la limite du vraisemblable, vise moins les excès de la chasse que ceux des « escrolos », et met en lumière notre atavisme de violence.
« Cet instinct qui, des millénaires après, continue de nous hanter, jamais vraiment éteint. »

Les titres des chapitres sont les dates où ont eu lieu les évènements rapportés, leur chronologie étant légèrement modifiée par l’ordre de lecture ; l’ouvrage est divisé en cinq parties, Identifier sa proie, L’approche, La traque, La mise à mort et Le rituel.
Apprécié le vocabulaire issu de l’occitan, comme cagner, ronquer, mouner (bouder ?), tute (grotte ?), arrèc, encore plus que le namibien.
Dans le même ordre d’idées, anti- et pro-chasse, je renvoie à Le Trophée de Gaea Schoeters, et surtout L'animal et la mort – Chasses, modernité et crise du sauvage de Charles Stépanoff (dont un commentaire est disponible sur votre forum préféré).

\Mots-clés : #ecologie #nature #thriller #violence
par Tristram
le Sam 25 Mar - 11:28
 
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William Gardner Smith

Le visage de pierre

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« Âgé d’un peu moins de trente ans, c’était un Noir et il s’appelait Simeon Brown. Il avait un seul œil valide ; une pièce de tissu noir recouvrait l’orbite de l’autre. »

Il vient de "fuir" les USA et le racisme pour le Quartier latin des années 60 ; journaliste et peintre amateur, il travaille à un portrait toujours recommencé, celui de « la tête massive d’un homme, ébauchée si rudement qu’on l’aurait dite taillée dans la pierre ».
Le roman évoque le milieu des jeunes « réfugiés » noirs américains comme lui :
« Il y a en Europe une nouvelle Génération perdue, plein de Noirauds américains qui vivent à Paris ou à Copenhague, à Amsterdam, Rome, Munich ou Barcelone, qui sont venus ici pour échapper à cette pression, si tu vois ce que je veux dire ? »

Il évoque aussi l’enfance du timide Simeon dans la violence de Philadelphie, la perte de son œil pour devenir un homme.
Dans les cafés de Paris, Simeon est un Blanc, les Algériens (vus par les Noirs américains comme des Blancs) sont les négros (livre paru en 1963).
Simeon et Maria, une actrice polonaise rescapée des camps d’extermination qui risque de devenir aveugle, sont épris l’un de l’autre. Maria est Juive, et à ce titre prise à partie par les Arabes.
Dès le départ Gardner Smith évoque la pulsion de meurtre-haine de Simeon, déjà évidemment aux USA (qu’il voulait fuir) mais aussi en France, où il retrouve le « visage de pierre ». Là, il a des contacts avec les Américains blancs, mais assez troubles. Il découvre la ségrégation des « bicots » et leurs bidonvilles, qu’il rapproche de Harlem ; son ami Ahmed, un étudiant, rejoint le FLN. Tandis qu’il se détache de Maria, prise par son métier, il réalise progressivement que sa voie est dans l’action. Il intervient contre la répression policière pendant la manifestation du 17 octobre 1961, puis repart aux USA.

\Mots-clés : #exil #racisme #temoignage #violence
par Tristram
le Lun 6 Mar - 11:47
 
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Antonio Lobo Antunes

Traité des passions de l'âme

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Le Juge d’instruction a été sommé de convaincre l’Homme, un membre d'une organisation terroriste, de renseigner la justice.
« Vous ne trouvez pas que c'est une aide généreuse, a-t-il demandé à l'Homme en lui tournant le dos et en lui présentant sous son costume des omoplates maigres d'ange inachevé. »

Le père du juge était le pauvre fermier (alcoolique) du grand-père du détenu, et les souvenirs de leur enfance commune s’entremêlent à leurs pensées tandis qu’ils s’entretiennent, en viennent à l’évoquer en se chamaillant, perturbant l’interrogatoire en s’y mélangeant inextricablement. Délirante, fantasmagorique et même farcesque, parfois nauséabonde, cette féroce peinture de mœurs dans un Portugal, un Lisbonne apparemment en ruine, est rendue dans une baroque profusion de détails.
« La villa, avec son toit d'ardoises noires, dégringolait comme une construction de dominos depuis les deux ou trois derniers hivers : le revêtement des angles se détachait par grandes plaques molles, une des vérandas en ruine inclinait ses planches vers les broussailles de la clôture, les rideaux se déchiraient à travers les losanges des fenêtres, les feux de navigation des fantômes défunts qui dérivaient de fenêtre en fenêtre devenaient de plus en plus dispersés et faibles et la musique titubait en hésitant sur les dénivellations des notes au bord d'une agonie douloureuse. Le gazon dévorait la clôture, maintenant complètement démolie, qui séparait la villa du bâtiment de l'école, les chats s'y recherchaient dans la frénésie du rut. Des oiseaux avec des pupilles démentes sortaient des fenêtres du vestibule dans un volettement de pages de dictionnaire et une silhouette claire se montrait de temps en temps à un appui de fenêtre pour contempler le fouillis de giroflées avec l'étonnement des statues de porcelaine. »

Dans cette villa vit le père de l’Homme (« António Antunes »), violoniste fou caché par ses parents-parents depuis la mort de sa mère…
Évocation de ses complices, « le Curé, l'Étudiant, l'Artiste, la Propriétaire de la maison de repos, l'Employé de banque », cellule marxiste enchaînant les sanglants assassinats mal ciblés. L’action se passe apparemment après la chute de Salazar, mais ce n’est pas toujours évident.
Le Monsieur de la Brigade spéciale annonce à Zé, le Magistrat, qu’il va servir d’appât pour les terroristes, actuellement occupés à éliminer les (faux) repentis et les infiltrés (c’est aussi un roman de trahisons croisées, de violence aveugle) ; l’Homme a rejoint la bande, renseignant la police qui lui a promis une exfiltration au Brésil.
Ce Monsieur, souvent occuper à reluquer la pédicure d’en face, ne dépare pas dans la galerie de grotesques salopards lubriques et corrompus issus de l’armée (exemple de la narration alternée).
« J'ai rangé ma serviette, mon canif en nacre, mon trousseau de clés et l'argent dans mon pantalon à côté d'une photo d'elle prise à Malaga l'été précédent et entourée d'un cadre en cuir à l'époque où elle s'était avisée de s'enticher d'un architecte italien à qui j'avais dû casser un coude pour le persuader poliment de rentrer bien tranquillement dans le pays de ses aïeux, et je me suis installé sur le pouf pour me battre avec mes lacets qui me désobéissent quand j'aurais le plus besoin qu'ils se défassent et avec mes souliers qui augmentent de taille comme ceux des clowns de cirque et qui m'obligent à avancer sur le parquet en levant exagérément les genoux, à l'instar des hommes-grenouilles chaussés de palmes qui se déplacent sur la plage comme s'ils évitaient à chaque pas des monticules de bouse invisible semés sur le sable par des vaches inexistantes. »
Petitesse de tous, qui vont et viennent entre le présent et le passé, souvent leurs souvenirs d’enfance.
En compagnie du cadavre de l’Artiste abattu par la police, les piètres terroristes retranchés dans un appartement avec leur quincaillerie achetée à des trafiquants africains tentent un attentat risible contre le Juge et la Judiciaire : du grand cirque.
« Les fruits du verger luisaient dans l'obscurité, des chandeliers sans but se promenaient derrière les stores de la villa, la constellation de Brandoa clignotait derrière les contours de la porcherie. Le chauffeur, la cuisinière, ma mère et moi, a pensé le Magistrat, nous glissions tous les quatre sur des racines, dans des rigoles d'irrigation, sur des pierres, des arbustes, des briques qui traînaient par terre, nous avons descendu mon père qui exhalait des vapeurs d'alambic, nous l'avons couché sur le lit que ma mère a recouvert de la nappe du dîner pour qu'il ne salisse pas les draps avec la boue de ses bottes et, un quart d'heure plus tard, après avoir enterré la chienne dans ce qui fut une plate-bande d'oignons et qui se transformait peu à peu en un parterre de mauvaises herbes, le chauffeur est revenu flanqué du pharmacien, dont la petite moustache filiforme semblait dessinée au crayon sur la lèvre supérieure, qui a examiné les pupilles de mon père avec une lanterne docte tout en lorgnant à la dérobée les jambes des bonnes, il a tâté sa carotide pour s'assurer du flux du sang, il a administré des coups de marteau sur ses rotules avec le bord de la main pour vérifier ses réflexes, il a souri à la cuisinière en se nettoyant les gencives avec la langue et il a annoncé à ma mère en projetant des ovales plus clairs sur les murs avec sa lampe, Pour moi, ça ne fait aucun doute, il a avalé son bulletin de naissance, si vous voulez, emmenez-le à l'hôpital Saint-Joseph par acquit de conscience, il faut qu'un médecin délivre le certificat de décès.
– Je lui ai fait comprendre que je le mettais dans un avion pour le Brésil, le type m'a pris au sérieux et c'est sur cette base qu'il a collaboré avec nous, a dit le Magistrat en regardant le Monsieur en face pour la première fois. Je lui ai affirmé qu'il n'aurait pas d'ennuis, et si vos hommes de main le descendent en arguant de la légitime défense ou de tout autre prétexte, je vous jure que je ferai un foin terrible dans les journaux.
– Mort ? s'est étonné le chauffeur en collant son oreille contre la bouche du fermier, puis se redressant et dansant sur ses souliers pointus vers le pharmacien qui examinait avec sa lampe la grimace jalouse de la cuisinière et les nichons des servantes. C'est drôle ça, j'ai vu des morts tant et plus quand je travaillais à la Miséricorde mais c'est bien le premier que j'entends ronfler.
– On se change, on prend une douche froide, on se met sur son trente et un, et après le dîner on se tire à Pedralvas, a proposé l'Homme qui se cramponnait au cèdre en essayant de se tenir sur ses genoux et ses chevilles gélatineuses. (Sa tête lui faisait mal comme une blessure ouverte, ses intestins semblaient sur le point d'expulser un hérisson par l'anus, le visage flou du Juge d'instruction le regardait derrière une rangée de narcisses.) Moi je me porte comme un charme, je pourrais aller jusqu'à Leiria au pas de course. »

L’Homme est en fuite, cerné par les forces armées (très présentes, ainsi que l’empreinte de la guerre d’Angola), et il appelle son ami d’enfance...
« Nous avons passé notre vie à nous faire mutuellement des crocs-en-jambe et quand des soldats encerclent votre maison, qui se souvient de son enfance ? »

Mais l’enfance revient toujours, avec le leitmotiv des cigognes. La justice impuissante et la révolte inepte sont en quelque sorte renvoyées dos à dos, s’engloutissant dans la violence brute, et l’état de fait ne change guère (après la révolution des Œillets).

\Mots-clés : #corruption #Enfance #famille #justice #politique #regimeautoritaire #terrorisme #trahison #violence #xxesiecle
par Tristram
le Mar 27 Déc - 11:37
 
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Cormac McCarthy

Des villes dans la plaine

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Dans ce troisième tome de la Trilogie des confins nous retrouvons John Grady Cole (De si jolis chevaux) et Billy Parham (Le grand passage), qui travaillent ensemble comme cow-boys dans un ranch au Nouveau-Mexique, à la frontière du Texas et du Mexique (région économiquement défavorisée et que l’armée va réquisitionner). On retrouve aussi les dialogues laconiques de rudes taiseux dans un récit où l’action est lente, et qui détaille les gestes du savoir-faire passionné des chevaux.
John Grady tombe amoureux d’une très jeune prostituée dans un bordel de Juárez (Mexique) : c’est la belle Magdalena, par ailleurs épileptique, aux mains de son proxénète, Eduardo, et de l’alcahuete (entremetteur) de ce dernier, Tiburcio. John Grady va jusqu’à vendre son cheval pour la racheter par l’entremise de Billy, qui rencontre Eduardo ; il rafistole une petite maison d’adobe en ruine dans la montagne.
Les temps changent ; le vieux M. Johnson :
« Au bout d’un moment le vieil homme dit : Le lendemain de mes cinquante ans en mars 1917 je suis allé à cheval jusqu’au puits de Wilde, là où était la maison du ranch dans le temps, et il y avait six loups morts suspendus à la clôture. J’ai longé la clôture en passant la main dans leur fourrure. Je regardais leurs yeux. Un trappeur de l’administration les avait apportés là la veille au soir. On les avait tués avec des appâts empoisonnés. De la strychnine. Ou autre chose. Là-haut dans les Sacramentos. Une semaine plus tard il en a encore apporté quatre. Je n’ai pas entendu de loups dans le pays depuis. Sans doute que c’est une bonne chose. Ils peuvent être terribles pour le bétail. Mais je crois que j’ai toujours été comme qui dirait superstitieux. Je n’étais pas quelqu’un de religieux, certainement pas. Et j’ai toujours pensé qu’une créature peut vivre et mourir mais que la sorte de créature qu’elle était serait toujours là. Je ne savais pas qu’on pouvait tuer ça avec du poison. Voilà plus de trente ans que je n’ai pas entendu le hurlement d’un loup. Je me demande où il faudrait aller pour en entendre un. Il n’existe peut-être plus d’endroit comme ça. »

Impressionnante chasse au lasso des chiens sauvages qui tuent les veaux dans le chaparral.
Considérations sur le Mexique où les gens sont extrêmement accueillants, où on est vite tué.
Un vieux maestro mexicain aveugle (celui de Le grand passage ?) sympathise avec John Grady, lui apprend qu’Eduardo est amoureux de Magdalena, et lui raconte l’histoire d’un mourant qui demanda à son ennemi de devenir le padrino (parrain) de son enfant.
Le plan de John Grady pour l’évasion de Magdalena échoue : elle est égorgée par Tiburcio. John Grady tue Eduardo qu’il a provoqué dans un duel au couteau, et meurt de ses blessures. Billy rapporte son corps aux États-Unis, comme autrefois celui de son frère.
Billy, soixante-dix-huit ans, est devenu un vagabond. Il rencontre un autre vagabond (métaphysicien) qui lui raconte son rêve d’un vagabond se réveillant de son propre rêve dans une sorte de cérémonie sacrificielle antique (et peut-être mésoaméricaine).
« Le narrateur eut un sourire mélancolique comme un homme qui se souvient de son enfance. Ces songes-là nous révèlent aussi le monde, dit-il. Nous nous souvenons à notre réveil des événements dont ils se composent alors que le récit est souvent fugace et difficile à retenir. C’est pourtant le récit qui donne vie au rêve alors que les événements eux-mêmes sont souvent interchangeables. D’un autre côté les événements qui se produisent quand nous sommes éveillés nous sont imposés et le récit est l’axe insoupçonné autour duquel leur trame doit être tissée. Il nous appartient de peser et de trier et d’ordonner ces événements. C’est nous qui les assemblons pour en faire l’histoire que nous sommes nous. Tout homme est le poète de sa propre existence. C’est ainsi qu’il se rattache au monde. Car s’il s’évade du monde qu’il a rêvé cette évasion est à la fois sa punition et sa récompense. […]
Aux heures de veille le désir qui nous pousse à façonner le monde à notre convenance conduit à toutes sortes de paradoxes et de difficultés. Les choses en notre pouvoir sont agitées de profondes turbulences. Mais dans les rêves nous nous trouvons dans cette vaste démocratie du possible et c’est là que nous devenons d’authentiques pèlerins. Que nous allons au-devant de ce que nous devons rencontrer. »


\Mots-clés : #amitié #amour #aventure #mort #nature #violence
par Tristram
le Sam 17 Sep - 14:09
 
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Cormac McCarthy

Le grand passage

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Dans le sud des États-Unis, à proximité de la frontière mexicaine, Billy Parham, seize ans, son frère Boyd, quatorze ans, et leur père Will tentent de piéger une louve solitaire. Remarquables observations sur la faune sauvage :
« Les éleveurs disaient que les loups traitaient le bétail avec une brutalité dont ils n’usaient pas envers les bêtes fauves. Comme si les vaches avaient éveillé en eux on ne savait quelle fureur. Comme s’ils s’étaient offensés d’on ne savait quelle violation d’un ordre ancien. D’anciens rites. D’anciens protocoles. »

« À la nuit elle descendait dans les plaines des Animas et traquait les antilopes sauvages, les regardant s’enfuir et volter dans la poussière de leur propre passage qui s’élevait du fond du bassin comme une fumée, regardant l’articulation si exactement dessinée de leurs membres et le balancement de leurs têtes et la lente contraction et la lente extension de leur foulée, guettant parmi les bêtes de la harde un signe quelconque lui désignant sa proie. »

« Elle passa près d’une heure à tourner autour du piège triant et répertoriant les diverses odeurs pour les classer dans un ordre chronologique et tenter de reconstituer les événements qui avaient eu lieu ici. »

Elle est finalement capturée par Billy, qui a recueilli les paroles d’un vieux trappeur renommé ; il décide de la ramener au Mexique d’où elle est venue. Péripéties western avec cowboy typiquement impavide, insondable. Il est généralement bien reçu quand il rencontre quelqu’un ; on lui offre un repas et il remercie ponctuellement. Aussi confirmation que l’imaginaire autour du loup est le même partout, y compris au Mexique, dont une esquisse est donnée.
« Ceux qui étaient trop soûls pour continuer à pied bénéficiaient de tous les égards et on leur trouvait une place parmi les bagages dans les charrettes. Comme si un malheur les eût frappés qui pouvait atteindre n’importe qui parmi ceux qui se trouvaient là. »

Billy préfère tuer lui-même la louve recrue dans un combat de chiens.
Puis il erre dans la sierra ; il y rencontre un vieux prêtre « hérétique » qui vit dans les ruines d’un tremblement de terre (le « terremoto » de 1887 ; il y a beaucoup de termes en espagnol/mexicain, et il vaut mieux avoir quelques notions et/ou un dictionnaire).
« Tout ce dont l’œil s’écarte menace de disparaître. »

« Si le monde n’est qu’un récit qui d’autre que le témoin peut lui donner vie ? »

« Alors que penser de cet homme qui prétend que si Dieu l’a sauvé non pas une mais deux fois des décombres de la terre c’est seulement pour produire un témoin qui dépose contre Lui ? »

Billy rentre chez lui, et découvre que ses parents ont été massacrés par deux voleurs de chevaux.
Il repart au Mexique avec Boyd. Les deux sont de très jeunes blonds (güero, güerito), et à ce titre sont généralement considérés avec sympathie ; ils deviendront vite renommés suite à leurs contacts avec alternativement de braves gens et des brigands.
« Une créature venue des plateaux sauvages, une créature surgie du passé. Déguenillée, sale, l’œil et le ventre affamé. Tout à fait inexplicable. En ce personnage incongru ils contemplaient ce qu’ils enviaient le plus au monde et ce qu’ils méprisaient le plus. Si leurs cœurs battaient pour lui, il n’en était pas moins vrai que pour le moindre motif ils auraient aussi bien pu le tuer. »

Ils récupèrent un de leurs chevaux, sauvent une jeune Mexicaine d’une tentative de viol, et l'emmènent avec eux. Ils rejoignent une troupe de saltimbanques, puis reprennent quelques autres chevaux. Boyd est gravement blessé par balle dans une escarmouche avec les voleurs.
Billy fait une autre rencontre d’importance, un aveugle, révolutionnaire victime d'affrontements avec l’armée.
« Il dit que les hommes qui avaient des yeux pouvaient choisir ce qu’ils voulaient voir mais qu’aux aveugles le monde ne se révélait que lorsqu’il avait choisi d’apparaître. Il dit que pour l’aveugle tout était brusquement à portée de main, rien n’annonçait jamais son approche. Origines et destinations devenaient des rumeurs. Se déplacer c’était buter contre le monde. Reste tranquillement assis à ta place et le monde disparaît. »

Boyd disparaît avec la jeune fille, Billy retourne un temps aux États-Unis, où il est refusé dans l’enrôlement de la Seconde Guerre mondiale à cause d’un souffle au cœur. Revenu au Mexique, il apprend que Boyd est mort (ainsi que sa fiancée).
« Le but de toute cérémonie est d’éviter que coule le sang. »

Considérations sur la mort, « la calavera ».
Un gitan, nouvelle rencontre marquante (il s’agit d’un véritable roman d’apprentissage), développe une théorie métaphysique sur la vérité et le mensonge à propos d’un avion de la Première Guerre mondiale qu’il rapporte au père d’un pilote américain.
« Chaque jour est fait de ce qu’il y a eu avant. Le monde lui-même est sans doute surpris de la forme de ce qui survient. Même Dieu peut-être. »

« Les noms des collines et des sierras et des déserts n’existent que sur les cartes. On leur donne des noms de peur de s’égarer en chemin. Mais c’est parce qu’on s’est déjà égaré qu’on leur a donné ces noms. Le monde ne peut pas se perdre. Mais nous, nous le pouvons. Et c’est parce que c’est nous qui leur avons donné ces noms et ces coordonnées qu’ils ne peuvent pas nous sauver. Et qu’ils ne peuvent pas nous aider à retrouver notre chemin. »

« Il dit que pour les gens de la route la réalité des choses avait toujours de l’importance. Il dit que le stratège ne confondait pas ses stratagèmes avec la réalité du monde car alors que deviendrait-il ? Il dit que le menteur devait d’abord savoir la vérité. »

« Il dit : ce que les hommes ne comprennent pas c’est que ce que les morts ont quitté n’est pas le monde lui-même mais seulement l’image du monde dans le cœur des hommes. Il dit qu’on ne peut pas quitter le monde car le monde sous toutes ses formes est éternel de même que toutes les choses qui y sont contenues. »

Intéressantes précisions sur le corrido, ballade épique ou romancée, poésie populaire évoquant l’amour, la politique, l’histoire (voir Wikipédia) :
« Le corrido est l’histoire du pauvre. Il ne reconnaît pas les vérités de l’histoire mais les vérités des hommes. Il raconte l’histoire de cet homme solitaire qui est tous les hommes. Il croit que lorsque deux hommes se rencontrent il peut arriver l’une ou l’autre de deux choses et aucune autre. L’une est un mensonge et l’autre la mort. Ça peut vouloir dire que la mort est la vérité. Oui. Ça veut dire que la mort est la vérité. »

Ce long roman bien documenté, qui m’a beaucoup plu, est avant tout un hymne assez traditionnel et pathétique du mythe fondateur des États-Unis, le poor lonesome cowboy et son existence rude et libre dans l’immense marge des confins.
Style factuel, congru à des personnages taiseux, pas de psychologie abordée mais des descriptions détaillées (équipement du cheval, confection des tortillas, médecin soignant Boyd, etc.) : en adéquation complète avec le contenu du discours.

\Mots-clés : #aventure #fratrie #independance #initiatique #jeunesse #mort #nature #solitude #violence #voyage
par Tristram
le Mer 13 Avr - 12:35
 
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Charles Stépanoff

L'animal et la mort – Chasses, modernité et crise du sauvage

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Essai anthropologique (et historique) portant sur les rapports à la nature dans la société occidentale actuelle.
Dans l’introduction :
« L’Occident moderne a inventé un mode d’exercice de la violence anthropique caractérisé par l’articulation de deux formes originales de relation au vivant : l’une s’est appelée l’amour de la nature, qui condamne et rejette la violence, et l’autre l’exploitation de la nature, qui fait de la violence conquérante un but et une valeur en tant que condition de l’abondance et du progrès. »

« Deux formes originales de traitement des animaux se sont ainsi généralisées à une époque récente. D’un côté, l’animal de rente, éloigné des habitations humaines, désocialisé dans des bâtiments industriels, est réduit à une fonction productive : tel est l’animal-matière. De l’autre, l’animal de compagnie est nourri, intégré à la famille humaine, toiletté, médicalisé, privé de vie sociale et sexuelle avec ses congénères, rendu éternellement immature par une castration généralisée : il est l’animal-enfant. »

« La sensibilité protectrice anime nos idéaux, tandis que l’exploitation productiviste nous nourrit : indissociables, elles sont l’âme et le corps de notre modernité. L’exploitation-protection – appelons-la exploitection – est le pendant écologique du binôme métaphysique nature-culture. »

« Ancré dans son propre monde, l’animal-gibier n’est ni sacralisé comme un animal-enfant ni transformé en animal-matière. »

« Conceptuellement, la chasse implique nécessairement une altérité qui résiste. Dans un monde totalement domestiqué et artificialisé, il n’y a plus de place pour la chasse. »

Abondamment documentée, l’étude repose sur « une enquête d’immersion menée entre 2018 et 2020 aux confins du Perche, de la Beauce et des Yvelines auprès d’habitants locaux pratiquant des modes de chasse qu’ils présentent eux-mêmes comme "paysans" ou appartenant à des équipages de chasse à courre, mais aussi auprès de militants hostiles à la chasse. »
« Aujourd’hui, les perceptions des chasseurs ruraux qui imprègnent de colorations affectives contrastées l’hirondelle, la perdrix, le coucou ou la buse restent marquées par une cosmologie prénaturaliste, ce qui permet de mieux comprendre leur antagonisme avec la sensibilité des militants écologistes. »

La disparition de la perdrix dans le bocage est prise en exemple, peut-être plus due à la dégradation du biotope qu’aux prélèvements des chasseurs, et aggravée par une politique gouvernementale qui a essayé de « faire mieux que la nature » en promouvant la réinsertion d’animaux domestiqués. La destruction des haies par le remembrement a considérablement accéléré cette tendance et appauvri la biodiversité.
« La haie est une immense lisière écologique et cosmologique entre les mondes. »

« Au total, on estime que la France a perdu 70 % de ses haies et 90 % de ses mares au cours du XXe siècle. »

Simultanément, la surface de forêt a augmenté, ainsi que le nombre de sangliers : la chasse paysanne au petit gibier disparaît, la chasse au gros gibier, géré et agrainé dans les bois, est économiquement rentable (sauf pour les agriculteurs à cause des dégâts), et réservée aux actionnaires. Pour ces derniers la chasse est un sport, et le gibier est marchandisé : il y a industrialisation rationnelle de la production de gibier.
Le gibier de la chasse populaire est cuisiné, partagé ; cela favorise aussi une autolimitation, et participe à une relative autonomie alimentaire, comme à la socialité.
« Manger ce que l’on tue est un principe fortement revendiqué, non seulement pour des raisons éthiques mais comme affirmation d’une identité collective [… »

« La chasse au petit gibier est une relation socio-écologique de réciprocité avec des espèces qui se sont adaptées aux biotopes agraires, qui se nourrissent de l’activité humaine et dont les humains se nourrissent à leur tour. »

« Dans les collectifs indigènes, le rapport à l’animal sauvage ne se résume jamais à l’acte de prédation. »

Stépanoff évoque le partage d’un territoire entre hommes et animaux sauvages, les rapports familiers avec le gibier, (dont des apprivoisements), et les (nouveaux) rituels.
« Ces apprivoisements ont été interprétés par l’anthropologue Philippe Descola comme une forme d’absorption sociale de l’altérité faisant pendant à l’absorption physique que représentent la chasse et la consommation. »

« On peut voir dans ces innovations rituelles une forme de réponse sans langage mais par les gestes aux stigmatisations des élites, la revendication collective d’un rapport à l’animal et au sauvage qui n’est fondé ni sur la production gestionnaire (l’exploitation de la nature) ni sur la protection dominatrice (l’amour de la nature), mais sur la circulation de la chair et du sang. Il s’agit d’exhiber avec une démesure scandaleuse ce que l’éthique et la pudeur modernes cherchent à dissimuler : la violence, la mort et la part sauvage d’une humanité qui, loin d’être autonome et fermée sur le sentiment de sa dignité et de son exceptionnalité, se nourrit, par incorporation physique, d’une altérité non humaine. »

On retrouve souvent l’opposition rural-citadin (et néorural), populaire-noble/ bourgeois, entre bien communautaire et chasse commerciale privée, de la « mosaïque de relations » à l’univocité du rejet.
La chasse à courre s’est en fait démocratisée au XXe siècle, surtout la petite vénerie à petite meute (lièvre), la plus répandue ; elle n’est plus élitiste. Là encore, ne connaissant pas personnellement ce dont il est question, je mesure comme la perception "hors-sol" est défectueuse :
« De façon pour le moins paradoxale, les statistiques indiquent que les cerfs survivent plus facilement à une chasse à courre qu’à un sauvetage. »

Les militants anti-chasse, souvent animalistes, généralement issus de la classe moyenne, sont dans l’émotion, à la base d’une (nouvelle) culture de l’empathie. Les affrontements ont lieu avec les suiveurs, qui forment une communauté populaire festive.
« Comment expliquer ces incidents à répétition ? Le conflit de valeurs s’incarne dans un conflit d’éthos [us et coutumes d’un groupe] qui crée une mécanique de l’incident. »

« Les militants s’introduisent avec leurs caméras dans ce monde d’habitués en se soustrayant au cérémoniel des salutations et en s’abstenant généralement de tout échange verbal avec les participants. »

Les lieux de passage séculaires des cervidés sont maintenant situés en milieu périurbain.
Je suis allé de découverte en découverte (rejoignant cependant des lectures, comme celles de Genevoix), tels les rituels et la dimension éthique de cette pratique.
« Pour les veneurs, quand le cerf se tient aux abois, immobile face aux chiens et aux hommes, et qu’il cesse définitivement de fuir, ce n’est pas qu’il est physiquement épuisé comme on le croit généralement. Si le cerf cesse de fuir, c’est qu’il admet que la partie est perdue et que, plutôt que de se traîner lamentablement, il préfère affronter la mort. »

« Selon les veneurs, les cerfs auraient les qualités nécessaires pour faire face à la poursuite de la meute puisqu’ils en réchappent dans la majorité des cas et qu’un même animal peut être chassé sans succès quatre ou cinq fois de suite. »

Conclusion :
« Au cours de cette enquête, il nous est apparu que l’enjeu véritable du conflit entre les veneurs et leurs détracteurs n’est pas tant la défense des cerfs ou de la forêt que l’affrontement de mises en scène différentes du rôle de l’homme dans la nature. La sensibilité animaliste promeut une attitude empathique fondée sur l’attention à la souffrance de chaque animal, individu unique et irremplaçable. De ce point de vue, la mort de tout animal revêt une dimension tragique qui interdit à l’humain, seul être de la nature conscient de cette tragédie, de la provoquer volontairement. L’homme se distingue du reste du vivant par cet impératif moral de protection et de sauvetage auquel ne sont pas tenues les autres espèces.
La sensibilité des adeptes de la vénerie met l’accent non sur l’individu, mais sur les relations éco-éthologiques entre les espèces vivantes, invoquant la réalité de la prédation et de la mort dans la nature. Ils envisagent l’humain comme un prédateur parmi d’autres, intégré à un grand cycle de vie et de mort. Ils s’opposent à une vision de la nature dont l’humain serait exclu, une menace pour le mode de vie rural selon eux. Militants et veneurs partagent bien plus qu’ils ne le croient : l’amour de la forêt et l’admiration pour la grande faune sauvage, mais ils sont séparés par des conceptions différentes des continuités et des discontinuités entre humanité et nature. La vénerie se heurte frontalement à la cosmologie moderne de deux manières : en introduisant au cœur du monde sauvage une tradition culturelle avec costumes, fanfares et cérémonies, elle contrevient à la séparation entre nature et culture. D’autre part en associant protection, identification morale et confrontation sanglante avec le cerf, elle entretient une zone trouble de relation à l’animal qui résiste à la séparation des êtres, des lieux et des attitudes entre les deux grands schèmes relationnels de l’amour protecteur et de l’exploitation extractive. »

Le veneur communique avec ses chiens par un « pidgin trans-espèces », et comprend leur « musique » ; Zoé, interrogée, confie : « Qu’attendre d’un maître qui vous appelle "chien d’imbécile" quand ce n’est pas "Belle-de-dos" ? Plus récemment, c’est devenu "Palafox", mais ch’sais pas c’que ça veut dire. »
« Le chien est le seul animal domestique présent dans toutes les sociétés humaines, sur tous les continents. En conséquence, aucune société ne peut être considérée comme composée exclusivement d’humains ; toutes sont hybrides, intégrant le chien dans leurs habitats, leur vie économique, religieuse et émotionnelle. »

« Une étude comportementale récente est pourtant venue souligner que la faculté d’accomplir librement des choix et d’utiliser ses capacités olfactives dans des tâches sont des dimensions essentielles de l’épanouissement mental et émotionnel du chien. Or l’étude observe que ces conditions trouvent difficilement satisfaction dans le mode de vie captif associé au statut d’animal de compagnie. »

Rien qu’un bref chapitre comme Vies de chiens à travers le monde est passionnant.
« L’intimité des liens entre les Inuit et leurs chiens se manifestait dans le fait qu’on leur donnait à manger le corps des défunts et à travers une relative tolérance pour les unions sexuelles d’hommes ou de femmes avec des chiens. »

Paradoxalement, le chasseur serait un « prédateur empathique » se mettant à la place de sa proie pour deviner ses ruses :
« Les chasses rurales impliquent une projection mentale dans l’espace et dans l’esprit des animaux chassés. »

… et Stépanoff y débusque des aptitudes remontant à notre préhistoire, depuis les chasseurs-collecteurs du paléolithique.
« Le scénario du divorce néolithique est la projection dans l’évolution sociale d’une division conceptuelle entre nature et culture : si le Paléolithique est l’âge de l’état de nature, l’homme aurait franchi le seuil de l’âge de la culture avec le Néolithique. Or cette division nature-culture n’est pas une réalité de la vie des paysans néolithiques, ni des éleveurs sibériens, ni des horticulteurs amazoniens, ni des paysans-chasseurs percherons, c’est une fiction mythique. »

« Le Néolithique est au contraire cet âge où, dans les économies, l’alimentation, l’habillement, les figurations artistiques, les paysages, se tisse un réseau inextricable d’hybridations entre ce qui est spontané et naturel et ce qui est artificiel et domestique. »

Chasses royales et privilèges régaliens depuis Assurbanipal (et jusque Giscard ?) :
« Dans les sociétés anciennes, la chasse relève également de la souveraineté en tant qu’expression d’un monopole sur la violence, au même titre que la guerre et la justice. »

« Entre le Néolithique et notre époque, une innovation majeure a lieu : la naissance de la ville et de l’État. »

Le loup, de conflits "individuels" à une guerre d’extermination :
« C’est bien la modernité et non l’ancienne société rurale qui voit dans le loup une sauvagerie à éradiquer de la face de la terre. »

« Le système d’indemnisation des pertes parmi les troupeaux attaqués, calqué sur le modèle des dégâts de sangliers dont nous avons vu l’invention dans les années 1960, tend à faire des éleveurs ovins des nourrisseurs de loups rémunérés par l’État, comme les cultivateurs sont devenus des éleveurs passifs de sangliers. Paradoxalement, le mythe du prédateur sauvage est peut-être en train de transformer le loup en animal domestique, protégé et nourri par la puissance publique. »

La part du corbeau dans le partage de la dépouille du gibier :
« De nombreux observateurs ont en effet constaté que les corbeaux peuvent indiquer aux prédateurs, qu’ils soient loups ou chasseurs, la présence de gibier en vue de prendre part au festin. »

Stépanoff voit des reliquats de pensée animiste dans les rituels des chasseurs français, leur confronte des observations qu’il a faites en Sibérie ; il dégage une convaincante « communion dans le sang sauvage qui fait un pendant forestier au sacrifice de la messe », une « mystique de l’incorporation physique de l’altérité » et même un mythe de régénération.
« À l’issue d’une curée, un vieux veneur m’approcha et me dit : "La curée, c’est très beau, c’est le triomphe de la vie sur la mort, une forme de résurrection. Eh bien, moi, quand je serai mort, je ne veux pas être incinéré ou enterré, je souhaite être mangé par mes chiens, comme le cerf." »

Le point de vue est souvent politique, reflétant une lutte des classes.
« Il est frappant de constater que, contrairement à la légende tenace qui veut que la Révolution ait accordé à tous le droit de chasser en tout lieu, la nouvelle législation transfère le privilège cynégétique des seigneurs suzerains aux propriétaires fonciers. La paysannerie pauvre perd en réalité des droits puisque sont rendues illégales les coutumes provinciales de chasse banale qui faisaient du gibier un bien communautaire. »

Avec Montaigne, chasseur plein de compassion pour les larmes du cerf, et la place des femmes dans la chasse, on (ré)apprend beaucoup de choses.
« Le fonds de protection de la faune WWF est l’œuvre de princes chasseurs [… »

L’historique du sentiment anti-chasse est particulièrement intéressant.
« …] alors que les animalistes défendent les animaux en tant qu’individus, les écologistes entendent préserver des espèces et des communautés. »

« L’historien Rémi Luglia a récemment noté à juste titre que, chez ces défenseurs de la nature, "seules les causes directes et surtout illégales de destruction sont envisagées, en négligeant les transformations des “milieux” (biotopes) et des pratiques culturales". »

Avec le cas exemplaire de la vache sacrée en Inde (« l’un des premiers producteurs mondiaux de viande bovine »), on mesure toute la posture d’évacuation des contacts directs avec la mort sur les « impurs » Intouchables.
« L’enjeu profond n’est pas dans l’existence de catégories telles que sauvage et domestique, nature et culture, car tous les collectifs humains produisent des catégories ; il est dans la nature des limites entre catégories : interfaces poreuses permettant de troubles circulations chez les non-modernes ; frontières à protéger des incursions étrangères pour les modernes. »

« La valorisation de l’idéal moral de bienveillance religieuse envers la vache en Inde n’a pas impliqué sa soustraction à l’exploitation et à la mort, mais a entraîné un déplacement de la violence : désocialisée et stigmatisée, elle se brutalise et s’amplifie, tout en réifiant les inégalités sociales dans une hiérarchie morale. »

Ce sujet qui nous divise (et sur lequel je m’interroge depuis longtemps sans parvenir à un avis tranché) apporte beaucoup d’éclairage sur nos relations avec l’animal, nos rapports actuels à la nature et à la mort – à la chasse comme mort socialisée. Il y une grande diversité de chasses et, une fois encore, toute généralisation est impossible, même si on peut distinguer par exemple les viandards et les chasseurs traditionnels. Ce livre permet de dépasser la fracture "culture identitaire" et "passéisme barbare" : il semble bien qu’il y ait quelque chose d’"atavique" dans la chasse, malheureusement trop souvent vue de loin, sans vraie connaissance de ses réalités et de ses "ressorts secrets".
Peut-être eut-il mieux valu étudier le savoir-faire de l’agriculteur retraité de 76 ans récemment condamné à de la prison ferme pour avoir braconné à la glu des petits oiseaux protégés ?
Toutefois, j’aimerais trouver confirmation (ou contestation) de certaines interprétations données dans ce livre.
L’ethnologie démontre une fois encore sa capacité à expliciter nos goûts et dégoûts dans un cadre social.
Un aperçu, en 23 minutes :
https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-vendredi-19-novembre-2021

\Mots-clés : #actualité #ecologie #essai #historique #mort #nature #ruralité #social #traditions #violence
par Tristram
le Jeu 3 Mar - 14:48
 
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Sujet: Charles Stépanoff
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Jean-Bernard Pouy

Nous avons brûlé une sainte

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Exergue a écrit:« … La légalité est IRRÉELLE et, seule, la clandestinité possède un pur goût de RÉEL. Tout ce qui se trouve entre elles est TRANSPARENT. Quant à DIEU… »
B. SPIGENSTEIN

Les catégories RÉEL, IRRÉEL et TRANSPARENCE marquent les épisodes selon que les personnages évoqués appartiennent respectivement aux terroristes, aux flics, ou aux autres…
Lesdits terroristes forment un petit noyau de jeunes agrégés dans la haine de la société, anglophobes se réclamant de Rimbaud et de Jeanne d’Arc soudés autour d’Anna, fascinante et véhémente albinos au genou broyé lors d’une tentative de viol par des touristes anglais : son frère, Gilles de Laval dit Gilles de Rais, et ses deux amours, Jean Poton dit Xaintrailles et Étienne de Vignoles, dit La Hire. Plaisamment foutraque et complaisamment amorale, la course à la mort des forcenés est rendue comme un hymne à la violence anarchique, voire une ode à Mesrine. Cependant, même si le style est rugueux (mais cinématographique), Pouy sait conter une histoire.
« OK, c’est de la littérature, mais c’est rigolo, ça a tout pour faire grandir le mythe, exacerber les intellos et paniquer les incultes. »


\Mots-clés : #polar #violence
par Tristram
le Mar 8 Fév - 11:04
 
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Sujet: Jean-Bernard Pouy
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Tash Aw

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Nous les survivants


Ad Hock,  est né dans un village de Malaise de parents chinois, milieu ultraprécaire où chaque espoir est contrecarré par le destin : le père émigre pour trouver du travail et ne revient jamais, sa mère croit trouver un certain salut auprès d’un concubin mais est chassée par la famille de celui-ci, la maison et le potager que sa mère et lui arrivent à mettre en place au prix d’efforts insensés est inondé plusieurs années de suite, la mère finit par décéder d’un cancer qu’elle ne peut soigner faute de moyens. Encore adolescent, il part en ville, découvre la violence du monde du travail : le déni de droit, la traite humaine, l’esclavagisme des migrants et la corruption.

Finalement arrivé à  un certain statut,  pris au piège de ses engagements, de son « honnêteté » dans un monde corrompu et de ses angoisses, il va finir par tuer un homme qui veut lui vendre des employés comme du bétail.

Malgré cet enchaînement de péripéties dramatiques, Tash Aw échappe au misérabilisme par le caractère informatif de son récit, et par une écriture très clinique, dont toute émotion est bannie.
Il présente son récit sous la forme de l’interview rétrospective de Ad Hock par une jeune sociologue. Malheureusement, non seulement cet aspect narratif n’apporte rien au roman, mais elle gêne puisque l’écriture ne fait preuve d’aucune oralité (en somme on est curieusement gênée par le fait que ce soit trop bien écrit)

Bref, j’ai trouvé ce roman m’a plus intéressée par son aspect documentaire que par son versant littéraire.


\Mots-clés : #corruption #mondedutravail #social #violence
par topocl
le Mer 12 Jan - 13:48
 
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Sujet: Tash Aw
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Mario Vargas Llosa

Conversation à La Catedral

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Titre original: Conversación en la Catedral, 1969, 610 pages environ.
Lu dans la seconde traduction, d'Albert Bensoussan et Anne-Marie Casès, Gallimard collection Du monde entier, 2015.


Au début un journaliste rentre chez lui, voit sa femme éplorée, on a subtilisé de force leur chien; le chroniqueur, Santiago Zavala, se rend à la fourrière canine afin de le récupérer (amener les chiens divagants à la fourrière rapporte quelques soles, et, quand ils ne divaguent pas...).

Là, après quelques saynètes et propos crus, Zavala tombe sur Ambrosio, ex-chauffeur de son père, et, sur proposition du premier et indication du dernier, ils vont se jeter quelques bières dans un boui-boui nommé La Catedral.
Les 600 pages sont la teneur de cette conversation, par séquences voire chapitres entiers très embrouillée, mâtinée de flashes-back, de réminiscences, d'évocations, de soliloques, de dialogues entremêlés, de bâtons rompus, bien que plus l'on avance, plus le propos soit formellement clarifié.

J'avais lâché cet embrouillamini indigeste et long il y a une quinzaine d'années, dans l'ancienne traduction.
Aujourd'hui c'est passé crème, le style narratif (parlé mais pas nécessairement ordonné) nécessite un peu d'accoutumance et le nombre des caractères ou personnages fait qu'on peut conseiller de le lire avec une relative célérité, du moins une linéarité.

In fine j'ai beaucoup apprécié cet apparent magma d'écriture faussement désinvolte, comme des micros qui captent toutes les bribes de conversations éparses, fissent-elles sens ou non, doublés de micros plus sophistiqués qui saisissent ce qui traverse les esprits, ce qui passe par les têtes:
N'est-ce pas plus proche de ce qui se passe dans la vie ?

Rendu on ne peut plus original donc, qui "classe" l'ouvrage dans un courant littéraire exploratoire. Techniquement, le rendu de ces interférences permanentes, de ces coqs-à-l'âne, couplé à la narration de style parlé permet beaucoup de choses: La légèreté sur un sujet et une époque qui réunissent pourtant tous les ingrédients pour que ce soit bien pesant, l'attention pseudo-détournée du lecteur, qui du coup en redemande à la lecture d'une saynète, sans trop savoir à quel moment du bouquin il va trouver la suite (ou ce qui précédait, via les flashes-back en nombre !).  

Le Pérou, époque dictature d'Odría, il y avait tout pour faire du livre un mélo, ce qu'il n'est pas. Vargas Llosa réalise un petit coup de maître en réussissant une fresque où rien ne semble manquer excepté la vie rurale. Mais nous avons des destins, certains humbles, d'autres de premier plan, la violence, la corruption, la répression, les "arrangements", les oligarques, les révoltés, l'intérieur des familles, les maîtres et les servants, la prostitution - de luxe ou de caniveau.
Et même une certaine chronologie de ces temps particulièrement troublés. Les mondes des casseurs, des petites frappes, des indics, du journalisme, de la nuit sont particulièrement gratinés, le tout servi dans un bouillonnement où mijotent les entrelacs des histoires.  

Certains personnages évoqués sont réels, Odría, Bustamante par ex. (mais la parole ne leur ait jamais laissée directement), la toponymie aussi, et les évènements narrés coïncident avec exactitude à l'histoire péruvienne de ces années-là.  

Le personnage de Santiago Zavala a du Mario Vargas Llosa en lui, on dira qu'il colle avec sa bio (quant au personnage d'Amalia, il est remarquablement troussé, à mon humble avis).

Ce curieux kaléidoscope est sans aucun doute un vrai grand livre, à placer -à mon humble avis, toujours- parmi les ouvrages incontournables de la littérature latino-américaine de la seconde moitié du XXème siècle.


Un exemple de superposition de plusieurs situations, plusieurs dialogues (deux, en l'occurence); on note le simple "dit" pour informer le lecteur de l'auteur de la prise de parole.
Jamais ce "dit", comme un invariable, n'est remplacé par un des équivalents habituels lorsqu'on écrit des dialogues, du type annonça, interféra, trancha, cria, coupa, affirma, etc.

Chapitre VII, Partie 1 a écrit:
- Fondamentalement, deux choses, dit maître Ferro. Primo, préserver l'unité de l'équipe qui a pris le pouvoir. Deuxio, poursuivre le nettoyage d'une main de fer. Universités, syndicats, administration.
Ensuite élections, et au travail pour le pays.
- Ce que j'aurais aimé être dans la vie, petit ? dit Ambrosio. Riche, pour sûr.
- Alors tu pars pour Lima demain, dit Trifulcio. Et pour faire quoi ?
- Et vous c'est être heureux, petit ? dit Ambrosio. Évidemment que moi aussi, sauf que riche et heureux, c'est la même chose.
- C'est une question d'emprunts et de crédits, dit Don Fermín. Les États-Unis sont disposés à aider un gouvernement d'ordre, c'est pour cela qu'ils ont soutenu la révolution. Maintenant ils veulent des élections et il faut leur faire plaisir.  
- Pour chercher du travail là-bas, dit Ambrosio. Dans la capitale on gagne plus.
- Les gringos sont formalistes, il faut les comprendre, dit Emilio Arévalo. Ils sont ravis d'avoir le général et demandent seulement qu'on observe les formes démocratiques. Qu'Odría soit élu, ils nous ouvriront les bras et nous donneront tous les crédits nécessaires.
- Et tu fais chauffeur depuis longtemps ? dit Trifulcio.
- Mais avant tout il faut impulser le Front patriotique national, ou Mouvement restaurateur, ou comme on voudra l'appeler, dit maître Ferro. Pour se faire, le programme est fondamental et c'est pourquoi j'insiste tant.
- Deux ans comme professionnel, dit Ambrosio. J'ai commencé comme assistant, en conduisant de temps en temps. Après j'ai été camionneur et jusqu'à maintenant chauffeur de bus, par ici, dans les districts.
- Un programme nationaliste et patriotique, qui regroupe toutes les forces vivves, dit Emilio Arévalo. Industrie, commerce, employés, agriculteurs. S'inspirant d'idées simples mais efficaces.
- Alors comme ça t'es un gars sérieux, un travailleur, dit Trifulcio. Elle avait raison Tomasa de pas vouloir qu'on te voie avec moi. Tu crois que tu vas trouver du travail à Lima ?
- Il nous faut quelque chose qui rappelle l'excellente formule du maréchal Benavides, dit maître Ferro. Ordre, Paix et Travail. J'ai pensé à Santé, Éducation, Travail. Qu'en pensez-vous ?  
- Vous vous rappelez Túmula la laitière, la fille qu'elle avait ? dit Ambrosio. Elle s'est mariée avec le fils du Vautour. Vous vous rappelez le Vautour ? C'est moi qui avait aidé son fils à enlever la petite.
- Naturellement, la candidature du général doit être lancée en grandes pompes, dit Emilio Arévalo. Tous les secteurs doivent s'y rallier de façon spontanée.
- Le Vautour, le prêteur sur gages, celui qu'a été maire ? dit Trifulcio. Je me le rappelle, oui.
- Ils s'y rallieront, don Emilio, dit le colonel Espina. Le général est de jour en jour plus populaire. Il n'a fallu que quelques mois aux gens pour constater la tranquillité qu'il y a maintenant et le chaos qu'était le pays avec les apristes et les communistes lâchés dans l'arène.
- Le fils du vautour est au gouvernement, il est devenu important, dit Ambrosio. Peut-être bien qu'il m'aidera à trouver du travail à Lima.


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par Aventin
le Lun 1 Nov - 10:28
 
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Sujet: Mario Vargas Llosa
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