Lettres de lettrés

« 3 mars 1976

Cher Thomas Bernhard,
Je vous ai critiqué avec rudesse et vous vous êtes emporté là-dessus de façon tout à fait inconsidérée.
Vous savez fort bien en quelle estime je tiens votre travail et, tout récemment encore, comme je vous l’ai dit moi-même, j’ai été très impressionné par votre Perturbation. Et voilà à présent que vous me dites en face : "La mort est la meilleure chose que nous ayons." J’ai trouvé ce propos ignoblement cynique, venant de quelqu’un qui a échappé à la mort après l’avoir vue de si près. Personne ne sait mieux que vous à quel point nous sommes infectés par la mort. Que vous vous en fassiez l’avocat m’a rempli de méfiance envers votre œuvre. Je suis convaincu que cette disposition d’esprit est de nature à en affaiblir la portée et je tenais à vous le dire ouvertement.
Vous réagissez toujours à la critique avec une violence aveugle. Mais comme je ne suis pas un quelconque barbouilleur appointé, j’ai pensé qu’une bourrade un peu rude, donnée par quelqu’un que vous voyez en fait tout autrement que ne le laisse paraître votre tirade furibonde, pourrait éventuellement vous aider à reprendre vos esprits. Il n’y a personne autour de vous qui vous dise la vérité, vous serait-elle devenue indifférente ?

Votre Elias Canetti. »

Gif, mercredi 28 août 2007

Mon cher Jean-Paul,

J'ai rajeuni de quarante-deux ans. Tu n'en avais pas dix-huit, comme le croit Madel [leur ancien professeur de philosophie] dans sa tenace et touchante candeur, mais seize, encore et tu as demandé après une demi-heure, à peu près, de cours, ce qu'il convenait de penser des travaux de Martin Heidegger. Il faisait une arrière-saison radieuse. Je vois encore la clarté dorée, aux fenêtres de la salle 1. Mais c'était celle, aussi, de nos jeunes années. Je songeais aussi, aujourd'hui, que le professeur de philosophie était sans doute la seule personne de tout le département à pouvoir entendre les questions pressantes, sacrilèges, que tu faisais au monde d'alors, à ses habitants, à d'autres éventuels lendemains. Il n'était pas en mesure d'y répondre, pas plus qu'il ne semble prendre actuellement la mesure de ce que tu as cherché, voulu, accompli dans le droit fil de jadis. Pour que tel fût le cas, il faudrait qu'il n'ait pas troqué l'exercice éprouvant, amer, désespérant, de la pensée contre les routines de l'administration. Mais j'approuve ta piété filiale, ton rappel des heures nonpareilles - jamais avant, jamais plus après - que le temps, avant de nous jouer son tour de salaud, nous a prodiguées.
Oui, le nom que je porte est issu de la vergogne, celle, je crois, de ces pauvres qu'on disait « honteux » parce qu'ils préféraient crever de misère à l'humiliation de demander.
Je t'embrasse,
Pierre.

30 août 2007

Mon cher Pierre,

Touchant la verecundia, deux choses, ou trois.
1. La noblesse ne s'hérite pas. Elle se prouve.
2. Quant à la dérive qui établit le tolosan bergougnous dans l'usage, son chemin de sens est des plus limpides : ce nom signifie très exactement timide (modeste, réservé, humble, respectueux, marquant de l'embarras, etc.). Rien d'outrageant à cela, comme tu vois, - et je puis établir ce sens certain par son origine directe : le vergognoso italien. Voici ce que dit Palazzi : (se dit) « di persona, che non osa fare o dire alcunché per soggezione » : exemple : « è un ragazzo molto vergognoso » (i.e. : c'est un garçon très timide) - ce qui d'ailleurs marque peut-être un sobriquet donné originellement dans l'enfance.
3. Pour ce qui est des Bergounioux qu'il m'aura été donné de connaître ou d'entrevoir (cela fait au moins trois générations, et dans chaque génération plusieurs individus), je les ai toujours vus généreux et droits, discrets sans doute, mais assurément capables des audaces les plus signalées.
Tu peux dormir patronymiquement en paix - à toi seul tu aurais relevé la vieille malédiction de devoir s'excuser d'exister.
Je t'embrasse,
Jean-Paul

3 mai 2011

Mon cher Jean-Paul,

Comme tout s'ordonne et s'éclaire, quand il n'est plus temps. Le mot de Péguy, cité je ne sais où par Bachelard, me revient : « Un homme qui pourrait recommencer serait un dieu. » Ton portrait de Daniel complète les blancs que nos expériences respectives, limitées, y avaient laissés, pour moi. Qu'il fût, dès Objat, un buveur averti, je le savais. Mais non qu'il y avait pris, et toi aussi, un peu, le goût de l'escalade et de la spéléologie. Plus tard il entraînera Michon dans les entrailles de la terre, après s'être abondamment muni de bouteilles pour aider à la descente. Je vois Michon, à Guéret, lever le même sourcil épouvanté qu'à quarante ans de distance, lorsqu'il découvrait l'abîme, à ses pieds et Daniel, rigolard, comme au temps où il mettait un point d'honneur à prendre tous les risques (comme toi, d'ailleurs. Quelles têtes brûlées n'étais-je pas voué à fréquenter, moi, bénin, contemplatif et pessimiste ! Quelle aventure ! Quel bonheur !).
Il est terrible d'évoquer ensemble sa mémoire. Ce doit être ainsi. On se sépare quand tout commençait. Lorsqu'on se retrouve, c'est terminé.
Je t'embrasse, mélancoliquement.
Pierre