Szymborska Wisława
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Re: Szymborska Wisława
Ô, combien perméables sont les frontières humaines !
Voyez tous ces nuages qui passent, impunément,
ces sables du désert filant d'un pays à l'autre,
ces cailloux des montagnes pénétrant chez l'ennemi
en d'insolents sursauts !
Est-il besoin de prendre un à un les oiseaux
qui volent ou qui se posent sur la barrière baissée ?
Mettons, rien qu'un moineau, et voilà que déjà
sa queue est limitrophe, et son bec indigène !
Et puis, qu'est-ce qu'il gigote !
Dans l'essaim des insectes je prendrai la fourmi
qui, entre le pied droit et gauche du douanier,
ne se sent pas tenue d'avouer ses vadrouilles.
Oh, saisir d'un regard cette immense confusion
sur tous les continents !
N'est-ce pas là le troène qui, de l'autre bord du fleuve,
passe en contrebande sa cent millième feuille ?
Et qui d'autre, pensez-vous, que la pieuvre aux longs bras
viole les sacro-saintes eaux territoriales ?
Comment peut-on parler d'ordre dans tout cela,
s'il n'est même pas possible d'écarter les étoiles
pour que l'on sache enfin laquelle brille pour qui ?
Et que dire du brouillard qui traîne où ça lui chante !
Et des poussières des steppes sur toute leur étendue,
comme si, en leur milieu, elles n'étaient pas coupées !
Et ces voix qui résonnent sur les ondes serviables,
pépiements séducteurs et allusifs glouglous !
Seul ce qui est humain peut nous être étranger.
Le reste c'est forêts mixtes, travail de taupe et vent.
– Wisława Szymborska, Grand Nombre (1976)
Louvaluna- Messages : 1682
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Re: Szymborska Wisława
Symborska aurait pu figurer sur la photo en compagnie de Anna Maria Ortese et d' Emily Dickinson.
bix_229- Messages : 15439
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Re: Szymborska Wisława
J'ai parcouru Babelio. Je suis revenu à Esprits nomades. J'attire votre attention sur ce poème :
«Certains comme de la poésie»
Écrivez-le. Écrire. Avec de l’encre ordinaire
sur du papier ordinaire: ils n’ont reçu aucune nourriture,
ils sont tous morts de faim. « Tous. Combien ?
C’est une grande prairie. Combien d’herbe pour chacun d’eux ? »
Écrire : Je ne sais pas.
L’histoire compte ses squelettes en chiffres ronds.
Mille et un reste un millier,
comme si l’un n’avait jamais existé :
un embryon imaginaire, un berceau vide,
un abécédaire jamais lu,
l’air qui rit, qui pleure, qui pousse,
le vide dévale vers le jardin,
personne ne se place en ligne.
Nous sommes dans la prairie où cela s’est fait chair,
et la prairie est muette comme un faux témoignage.
Ensoleillé. Vert. À proximité, une forêt
avec du bois pour la mastication et de l’eau sous l’écorce -
chaque jour une complète ration de la vue
jusqu’à ce que vous soyez aveugle. Tout au-dessus, un oiseau -
l’ombre de ses ailes donnant la vie
elles ont gratté leurs lèvres. Leurs mâchoires ouvertes.
Les dents claquent contre les dents.
La nuit, la faucille de lune brillait dans le ciel
et récoltait le blé pour leur pain.
Des mains sont venues flotter à partir des icônes noircies,
dans leurs doigts des tasses vides.
Sur une pointe de fils de fer barbelés,
un homme tournait.
Ils ont chanté avec leurs bouches pleines de terre.
« Une belle chanson de la façon dont la guerre frappe droit
au cœur ». Écrire: quel silence.
« Oui. ».
Adaptation personnelle à partir de l’anglais
Szymborska Wislawa a écrit quelque chose qui relevait du répertoire du témoignage en face des atrocités commises à l'égard des Juifs et en contexte de guerre... mais sa poésie revient à ce qui est philosophique et simple à la fois... dans le sens que c'est complexe, mais le revers de sa plume revient à expliquer les choses simplement et avec un certain humour.
Jack-Hubert Bukowski- Messages : 2490
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Re: Szymborska Wisława
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“Lire et aimer le roman d'un salaud n'est pas lui donner une quelconque absolution, partager ses convictions ou devenir son complice, c'est reconnaître son talent, pas sa moralité ou son idéal.”
― Le club des incorrigibles optimistes de Jean-Michel Guenassia
[/i]
"Il n'y a pas de mauvais livres. Ce qui est mauvais c'est de les craindre." L'homme de Kiev Malamud
Bédoulène- Messages : 21744
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Re: Szymborska Wisława
Jack-Hubert Bukowski- Messages : 2490
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Re: Szymborska Wisława
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« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
Tristram- Messages : 15964
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Re: Szymborska Wisława
Ca va sans titre
On en est arrivé là : je suis assise sous un arbre,
au bord d’une rivière,
un matin de soleil.
C’est un évènement anodin
que ne retiendra pas l’histoire.
Ni une bataille, ni un pacte
dont on sonde les motivations,
ni le meurtre mémorable d’un tyran.
Et pourtant me voilà assise, c’est un fait.
Et puisque je suis ici, près de la rivière,
je serai bien venue ici de quelque part,
sans dire qu’auparavant
j’aurai séjourné dans pas mal d’autres endroits.
Tout comme les grands conquérants
avant de monter à bord.
Le plus éphémère des instants possède un illustre passé,
son d’avant le samedi – vendredi,
son d’avant le mois de juin - mois de mai.
Ses horizons aussi vrais
que dans les jumelles du commandant en chef.
L’arbre est un peuplier enraciné depuis des lustres.
La rivière s’appelle Raba et ne coule pas d’hier.
Le sentier qui traverse les buissons,
ne fut pas frayé aujourd’hui.
Le vent qui chasse les nuages,
les aura amenés par ici.
Et bien que rien d’important ne se passe tout autour
le monde n’en est pas tout autant plus pauvre en détails,
ou privé de fondements, ou plus mal défini,
qu’à l’époque où l’emportaient les grandes migrations.
Les mystérieux complots n’ont pas l’exclusivité du silence.
On voit le cortège des raisons ailleurs qu’aux couronnements.
Les dates anniversaires peuvent être elles aussi bien rondes
mais pas davantage que ce défilé des cailloux sur le bord du fleuve.
Complexe et dense est la broderie des circonstances.
Le point de croix de la fourmi dans l’herbe.
L’herbe cousue dans la terre.
Le motif de la vague tissé par la branche.
Ainsi donc, par hasard, je suis et je regarde.
Au-dessus, un papillon blanc agite dans les airs,
ses ailes qui ne sont et ne seront qu’à lui,
et l’ombre qui soudain traverse mes deux mains
n’est pas une autre, ni quelconque, mais bien la sienne.
Voyant cela, je ne suis jamais sûre
que ce qui est important
l’est vraiment davantage que ce qui ne l’est pas.
Traduit du polonais par Piotr Kaminsky
In, « Wistawa Szymborska : De la mort sans exagérer /
O smierci bez presady »
Wydawnictwo literackie, Krakow ,(Poland), 1997
Jack-Hubert Bukowski- Messages : 2490
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Re: Szymborska Wisława
«Monologue pour Cassandre»
C’est moi, Cassandre.
Et voici ma cité recouverte de braises.
Et voici mon bâton, mes rubans de prophète.
Et voici ma tête pleine d’incertitudes.
C’est vrai, je triomphe.
Le feu de ma raison lèche la voûte céleste.
Seuls les prophètes que personne ne croît
jouissent de tels spectacles ;
seuls ceux qui s’y sont assez mal pris
pour que tout s’accomplisse aussi rapidement
comme s’ils n’avaient pas existé.
Je me souviens maintenant, très distinctement
de ceux qui, devant moi, arrêtaient de parler.
Rires qui s’étouffaient.
Mains qui se dénouaient.
Enfants qui couraient vers leurs mères.
Je n’ai même pas connu leurs noms si périssables.
Et cette chanson sur la petite feuille verte,
Personne ne l’achevait quand j’étais là.
Je les aimais.
Mais les aimait de haut.
Bien plus haut que la vie.
De l’avenir. Où il fait toujours vide.
D’où rien n’est plus facile qu’apercevoir la mort.
Je regrette maintenant que ma voix fût si dure.
Regardez-vous vous -mêmes depuis les étoiles, disais-je.
Regardez-vous vous -mêmes depuis les étoiles.
Ils m’entendaient, et baissaient les yeux.
Dans la vie ils vivaient.
Portés par le grand vent.
Déterminés,
dès leur naissance dans ces grands corps migratoires.
Mais il y avait en eux comme un espoir humide,
Une flamme nourrie de son propre grésillement.
Ils savaient mieux que moi ce que c’est un instant,
un seul au moins, unique ; n’importe lequel – Avant –
J’avais raison.
Seulement voilà, il n’en résulte rien.
Et voici ma chemise barbouillée par le feu.
Et voici ma quincaillerie de prophétesse.
Et voici mon visage tordu.
Visage qui n’a pas su qu’il pouvait être beau.
Traduit du polonais par Piotr Kamiński
In, « Wistawa Szymborska : De la mort sans exagérer /
O smierci bez presady »
Wydawnictwo literackie, Kraków (Poland), 1997
Jack-Hubert Bukowski- Messages : 2490
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Localisation : Montréal
Re: Szymborska Wisława
Pure horreur ! Dans quelles positions,
avec quelle simplicité scabreuse,
un esprit parvient à en féconder un autre !
Jusqu’au Kamasutra qui ignore ces postures.
Lors de ces saillies le thé seul est en chaleur.
On reste sur sa chaise, en remuant les lèvres.
On ne croise jamais que ces deux jambes à soi.
De cette manière un pied touche le sol
tandis que l’autre ballotte librement dans l’air.
De temps à autre seulement
quelqu’un se lève et va à la fenêtre,
et, par un trou dans le rideau
mate la rue
//Traduit du polonais par Piotr Kaminsky
bix_229- Messages : 15439
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Re: Szymborska Wisława
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Bédoulène- Messages : 21744
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Age : 79
Localisation : En Provence
Re: Szymborska Wisława
Sur la photo de la foule
ma tête est septième à droite
ou alors quatrième à gauche,
ou alors vingtième en partant du bas;
ma tête je ne sais laquelle,
plus toute seule, plus unique
déjà pareille aux semblables
pas plus mâle que femelle
(...)
in Cas où 1972
.........................................................
Acrobate
D'un trapèze à
à l'autre trapèze, dans le silence après
après le tambour soudain silencieux, à travaers
à travers l'air encore surpris, plus rapide que
que le poids du corps qui, à nouveau,
à nouveau, n'a pas eu le temps de tomber.
Seul. Ou alors moins encore que seul,
moins parce qu'infirme, parce qu'à défaut
à défaut d'ailes, défaut énorme,
défaut qui le contraint
aux survolées honteuses sur son attention nue,
son attention déplumée.
Laborieusement léger,
patiemment agile,
fruit d'une inspiration très calculée. Regarde
comme il s'est embusqué avant l'envol, sais-tu
à quel point il conspire de la tête jusqu'aux pieds
contre celui qu'il est, sais-tu, vois-tu comme
il se faufile, rusé, à travers son image,
et, pour reprendre en mains le monde qui se balance,
il tend ses bras neufs, tout juste nés du corps -
plus beaux que tout maintenant, en cet unique instant,
instant qui, par ailleurs, n'est déjà que du passé.
in Cent blagues 1967
Quelle blague
Et pourquoi pas bonheur pendant qu'il y est ?
Pourquoi pas vérité?
Ou bien éternité?
Voyez-vous ça!
A peine a-t-il séparé le rêve du réel,
à peine a-t-il subodoré que lui c'est lui,
à peine a-t-il taillé d'une Main, née Nageoire,
uns pierre à feu, une fusée,
si facile à noyer dans un verre d'océan,
pas assez drôle pour faire rigoler le néant,
il ne voit que des yeux,
n'entend que des oreilles,
le mieux qu'il trouve à dire c'est du conditionnel,
il use de raison pour juger la raison,
bref, presque personne,
mais piqué d'omniscience, de liberté, et d'être
affranchi de cette viande idiote,
voyez-vous ça !
Car il existe sans doute,
il a eu lieu vraiment,
sous une de ces étoiles tant soit peu provinciales.
Vivace à sa manière, et pas mal remuant.
Pour un piteux marmot du cristal primitif -
sérieusement étonné.
Malgré l'enfance pénible sous le joug du troupeau
pas mal singulier déjà.
Voyez-vous ça!
Pourvu que cela dure, que cela dure un peu,
ne serait-ce qu'un clin d'oeil d'une modeste galaxie !
Qu'on puisse savoir enfin, en gros, ce qu'ilsera,
puisqu'il Est.
Et il Est - oh oui, tenace.
Tenace, il faut bien l'avouer, à l'extrême.
Cet anneau dans le nez, cette toge, ce pull-over.
Quelle blague, quoi qu'on en dise.
Pauv'bébé.
Homme tout craché.
in Cent blagues 1967
bix_229- Messages : 15439
Date d'inscription : 06/12/2016
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Re: Szymborska Wisława
bix_229- Messages : 15439
Date d'inscription : 06/12/2016
Localisation : Lauragais
Re: Szymborska Wisława
Découverte
Je crois en une grande découverte.
Je crois en l’homme qui fera la découverte.
Je crois en l’effroi de l’homme qui fera la découverte.
Je crois en son visage livide,
en sa nausée, en la sueur sur sa lèvre.
Je crois en ses notes brûlées,
brûlées jusqu’aux cendres,
brûlées jusqu’à la dernière.
Je crois en la dispersion des chiffres,
leur dispersion sans regrets.
Je crois en la hâte de l’homme,
en la précision de ses gestes,
en son libre arbitre.
Je crois en la destruction des tables,
le déversement des liquides,
l’extinction du rayon.
J’affirme qu’on y parviendra,
qu’il ne sera pas trop tard,
et que la chose se fera sans témoins.
Personne n’en saura rien, j’en suis sûre,
ni la femme, ni le mur,
ni l’oiseau : sait-on jamais ce qu’il chante.
Je crois en la main suspendue,
je crois en la carrière brisée,
en des années de travail pour rien.
Je crois en un secret emporté dans la tombe.
Ces mots planent très haut au-dessus des formules.
Ne cherchent nul appui sur quelque exemple que ce soit.
Ma foi est forte, aveugle, et sans aucun fondement.
Wisława Szymborska in De la mort sans exagérer, 1957
Jack-Hubert Bukowski- Messages : 2490
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Re: Szymborska Wisława
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Bédoulène- Messages : 21744
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Localisation : En Provence
Re: Szymborska Wisława
«Photographie de la foule»
Sur la photo de la foule
ma tête est septième à droite
ou alors quatrième à gauche,
ou alors vingtième en partant du bas;
ma tête je ne sais laquelle,
plus toute seule, plus unique
déjà pareille aux semblables
pas plus mâle que femelle ;
les signes qu'elle m'envoie
pas particuliers du tout ;
si l'Esprit du Temps la voit,
il ne la regarde pas ;
ma tête toute statistique,
consommant acier et câble,
globalement, paisiblement,
sans honte d'être quelconque,
sans chagrin d'être échangeable ;
comme si je ne l'avais guère
pour moi, et à ma manière ;
comme dans un cimetière antique
plein de crânes anonymes,
tous assez bien conservés
malgré leur mortalité ;
comme si elle y était déjà,
pas à moi, universelle ;
où, si elle peut se souvenir,
c'est de son profond avenir.
dans De la mort sans exagérer. Poèmes 1957-2009
Jack-Hubert Bukowski- Messages : 2490
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