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Andrei Platonov

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regimeautoritaire - Andrei Platonov Empty Andrei Platonov

Message par bix_229 Dim 22 Jan - 15:53

Andrei Platonov
(1899-1951)

regimeautoritaire - Andrei Platonov Platon10

 Ecrivain russe, Andrei Platonov fut l'un des tout premiers écrivains à émerger de la Révolution de 1917 et à tenter de mettre en littérature l'esprit de la révolution bolchévique. Il participa à la guerre civile. Alors qu'il était un communiste fervent, la plus grande part de son œuvre a été interdite de publication de son vivant en raison de son scepticisme tant envers la collectivisation qu'envers la politique stalinienne. Il estimait que la révolution libérerait l'esprit populaire.

Platonov publie tout d'abord des nouvelles, dont Les Écluses d'Épiphane et La Ville de Villegrad (1926), ou Jokh, le filou, de 1927.
Après 1933, ses écrits sont régulièrement confisqués. Seules publications de son vivant, quelques nouvelles de guerre qui se plient aux critères du réalisme socialiste1 en vigueur en URSS.

Dans ses livres, il s'interroge sur le prix du progrès et sur les sacrifices supportés par le peuple pour réaliser des objectifs absurdes. On trouve dans ses œuvres également une satire de la bureaucratie et un certain pessimisme. Pour lui c'est le peuple russe qui a fait la révolution mais il a également laissé échapper le pouvoir. Il revient ainsi à Andrei Platonov, écrivain contemporain des grands travaux de transformation de l’espace qu’a connus la période stalinienne, d’écrire sur ces chantiers. Certes, Les Écluses d'Épiphane est antérieur au percement du canal de la mer Blanche (le texte est écrit en 1927, le chantier débute en 1931), mais il est contemporain des chantiers de mise en valeur des régions septentrionales et orientales de l’Union soviétique à partir de 1929, et c’est le cas, à plus forte raison, du roman La Mer de Jouvence.

Il est mort le 5 janvier 1951 à Moscou et est enterré au cimetière arménien de Moscou.
source et suite : wikipedia.org

Bibliographie sélective :

- Tchevengour
- La Ville de Villegrad
- Les Ecluses d' Epiphane
- L' Homme essentiel
- Djann
- Makar pris de doute
- La Fouille

__________________________________________

regimeautoritaire - Andrei Platonov 51dbez11
Il y a bien longtemps, sur les conseils de la Quinzaine littéraire, je lus un livre au lyrisme fou, Les Herbes folles de Tchevengour d' Andrei Platonov. Ecrivain russe des années 20 et 30.

Un peu plus tard, je lus aussi un recueil de nouvelles, où, comme dans Tchevengour, on retrouvait un écrivaiin au ton unique.

Les lecteurs sont parfois oublieux et ingrats. Moi, en tout cas. J'avais d' autres livres de Platonov, mais dès que je les feuilletais, me sautaient aux yeux les mots peuples, ouvriers, paysans. Et comme ces écrits dataient des années 20, en pleine période du stalinisme, je me méfiais, craignant qu'il s' agisse d'ouvrages d'apologétique du communisme.

Les années passèrent et hier, je feuilletais un livre de Vassili Golovanov : Espace et labyrinthes, et je lus un article magnifique sur Platonov.
J'appris que Platonov avait  connu les pires atteintes de la critique stalinienne. Au point que son oeuvre fut confisquée, censurée et ne parut pas du vivant de Platonov. Golovanov explique l'importance de Platonov, n'hésitant pas à écrire qu'il était l'un des tous meilleurs écrivains russes de l'époque.
Un écrivain qui n'avait pas de réponses sur l'époque et qui ne savait même pas sur quels sentiers ses romans ses romans allaient cheminer. Platonov incarne le refus de la narration vue comme un fleuve. C'est dans l'obscurité du vivant et la profondeur du vivant qu'il va chercher les origines de son oeuvre.

Peu à peu, heureusement -trop tard pour Platonov, son oeuvre sortit enfin de l'obscurité et de l'oubli et firent le bonheur de toute une génération de lecteurs, impressionnés par son originalité littéraire et la foule de questions philosophiques, littéraires et humains que son oeuvre soulevait. Il y avait là une empathie bouleversante à une humanité bafouée, écrasée. Une sous-humanité plutôt, enfin c'est ainsi qu'on la traitait.

L'oeuvre de Platonov s'est révélée capitale pour des écrivains de la génération de Golovanov. Pour lui, Platonov avait écrit une oeuvre novatrice, sans aucun précédent. Et Golovanov note comment une oeuvre aussi puissante et novatrice comme celle de Platonov, et notammnent dans son oeuvre phare Tchevengour,  n'apporta rien à son auteur sinon des ennuis, des textes tronqués et l' oubli.

Pour Golovanov, l'oeuvre de Platonov s'inscrit parmi des oevures capitales de l'époque comme L'Envie : Iouri Olecha, Le Maitre et Marguerite : Boulgakakov et L'Invitation au supplice : Nabokov, et quelques autres. Tchevengour, c'est l' histoire d'une révolution des steppes dormantes; ignorant les théories du pouvoir soviétique. C'est aussi un livre d' une grande générosité, d'une liberté de ton étonnante. Bref, l'un des plus étonnants voyages littéraires de l' époque. Que Platonov, le bolchevik, l'ingénieur ait écrit un livre aussi novateur, même lui l'ignorait.

Quand j'ai lu moi-même ce livre je me suis trouvé plongé dans un territoire littéraire inconnu, animé d'une passion tangible, d'un enthousiasme lyrique absolument fou. A lire l'article de Golovanov, je me suis rendu compte que mon silence et mon refus de plonger  dans l'univers de Platonov était en partie du au malentendu qui, à le feuilleter négligemment, me faisait penser -à tort- qu'il s'agissait d'un ouvrage d'apologétique du régime.

A quel point, j'en étais loin, c'est ce dont je prends conscience en lisant le texte passionné, passionnant de Golovanov. Inutile de vous dire que je vais essayer de combler mes lacunes, oublier mes préjugés, mes aveuglements pour une réhabilitation personnelle qui me tient à cœur.

J'espère que l' oeuvre de ce fou de Platonov vous touchera aussi et je vous invite, sans plus tarder à vous plonger dans Tchevengour et aussi  toutes ses autres oeuvres qui ont eu tellement de mal à sortir de l'obscurité et de l'ostracisme qui les frappa.

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Message par bix_229 Dim 22 Jan - 16:01


Avant de vous parler de Moscou heureuse, voici une nouvelle supoerbe que j' ai du lire un peu par hasard à 16 ou 17 ans.
Platonov était alors quasiment inconnu en France.

La Vieille femme de fer. (Железная старуха)

"Les feuilles bruissaient sur l’arbre; le vent chantait, poursuivant sa randonnée à travers le monde. Le petit Egor, assis dans l’herbe, écoutait la voix des feuilles et le doux murmure de leurs paroles.
Egor voulait savoir ce que disait le vent, de quoi il lui parlait; tournant son visage vers lui, il demanda:
– Qui es-tu? Que me racontes-tu?
Le vent fit silence, comme si à cet instant, lui-même eût écouté le garçon, puis il se remit à chuchoter, faisant bouger les feuilles, recommançant sa chanson.
– Qui es-tu? demanda à nouveau Egor, qui ne voyait personne.
Mais il n’obtint pas de réponse. Le vent était parti et les feuilles s’endormirent. Egor attendit: qu’allait-il se passer? Alors, il vit seulement que le soir tombait. La lumière jaune d’un soleil tardif éclairait le vieil arbre qui avait pris les teintes de l’automne. La vie sembla soudain ennuyeuse. Il fallait rentrer à la maison, pour dîner et dormir dans l’obscurité. Egor n’aimait pas dormir. Il aimait vivre sans interruption, afin de voir tout ce qui existait en dehors de lui. Il regrettait qu’il faille fermer les yeux, la nuit, tandis que les étoiles scintillaient au firmament, sans qu’il y soit pour quelque chose.
Il souleva de terre un scarabée, qui se rendait, à travers les herbes, vers son trou, pour y passer la nuit. Il scruta la frêle tête immobile et les bons yeux noirs, qui, de leur côté, regardaient avec Egor le monde entier.
– Qui es-tu? demanda Egor au scarabée.
L’insecte ne répondait rien. Mais Egor comprenait que le scarabée savait quelque chose que lui, Egor, ne savait pas. Seulement, il faisait semblant d’être petit; il s’était changé exprès en scarabée et se taisait. En réalité, ce n’était pas une petite bête, mais quelqu’un d’autre, on ne savait qui.
– Tu mens, s’écria Egor, en retournant l’insecte ventre en l’air, afin de deviner le secret de son existence.
Mais le scarabée se taisait toujours; de toute la force de sa colère, il remuait ses pattes rigides, disputant sa vie au petit homme et refusant de le reconnaître. Le ferme courage de l’insecte étonnait Egor, et il se mit à l’aimer. Mais ce qui l’étonnait encore plus, c’est que ce n’était pas un scarabée, mais quelqu’un de plus important et de plus intelligent.
– Tu mens! Tu n’es pas un scarabée, chuchota Egor au visage même de l’insecte, en l’observant minutieusement. Ne te dissimule pas, j’arriverai bien à savoir qui tu es. Il vaut mieux pour toi que tu consentes tout de suite à me dire la vérité.
Le scarabée détendit toutes ses pattes à la fois vers Egor. Alors Egor cessa de se disputer avec lui.
– Quand je tomberai entre tes mains, je ne te raconterai rien, moi non plus.
Et il lâcha l’insecte afin qu’il pût s’envoler et vaquer à ses affaires.
Le scarabée commença par voler, puis il se posa sur le sol et continua à pied son chemin. Et Egor s’ennuya aussitôt de l’insecte. Il comprit qu’il ne le retrouverait plus jamais, car il y avait au village une multitude d’autres petites bêtes semblables. Quant à celle-ci, elle vivrait quelque part, puis elle mourrait et oublierait leur rencontre, seul Egor se souviendrait de cet insecte mystérieux.
Une feuille morte tomba de l’arbre. Il y a quelque temps, elle avait poussé sur l’arbre, provenant de la terre; elle avait longtemps regardé le ciel et, maintenant, voici qu’elle retournait du ciel à la terre, comme si elle revenait à la maison après un long voyage. Un vermisseau grisâtre, maigre et pâle, rampa sur la feuille.
– Qui donc est celui-ci? se demanda Egor, devenant rêveur devant le vermisseau. Il n’a ni yeux, ni tête. Avec quoi pense-t-il donc?
Egor le prit donc dans sa main et l’emporta chez lui.
Le soir était déjà tombé; les lumières étaient allumées dans les isbas. Tout le monde était rentré des champs, afin de vivre ensemble, car l’obscurité enveloppait tout.
A la maison, sa mère fit souper Egor, puis elle lui dit d’aller au lit et lui rabattit une couverture par-dessus la tête, afin qu’il n’eût pas peur de dormir et qu’il n’entendit pas les bruits effrayants qui retentissent parfois, au milieu de la nuit, dans les champs, dans les bois et dans les ravins. Egor s’enfouit sous la couverture et desserra la main gauche où il tenait toujours son petit vermisseau.
– Qui es-tu? demanda  Egor en approchant la petite bête tout près de son visage.
Le vermisseau sommeillait; il restait immobile dans la main grande ouverte. Il sentait bon la rivière, la terre fraîche et l’herbe. Il était minuscule, net et inoffensif. C’était probablement un enfançon, à moins que ce ne fût un maigre petit vieillard.
– Pourquoi vis-tu? interrogea Egor. Tu te sens bien? Oui ou non?
Le vermisseau se recroquevilla dans sa paume, sentant la nuit et aspirant au repos. Mais Egor n’avait pas envie de dormir; il voulait encore vivre, jouer avec n’importe qui; il souhaitait que ce soit déjà le matin derrière la fenêtre et qu’il pût sortir du lit.
Cependant, les fermes étaient plongées dans la nuit qui seulement commençait et qui durerait encore longtemps. On ne pouvait tout entière la vivre dans le sommeil. Même si l’on s’endormait, on se réveillerait avant l’aube, en ces instants terribles où tout repose: les hommes et les herbes. Celui qui s’éveillait alors vivait solitaire au monde; personne ne le voyait ni ne se souciait de lui.
Le vermisseau était toujours dans la main d’Egor.
– Veux-tu? je serai toi, et, toi, tu seras moi, lui proposa Egor. Alors je saurai qui tu es. Quant à toi, tu seras un homme, comme moi. Tu t’en trouveras mieux.
Le vermisseau n’accepta pas. Il dormait, vraisemblablement, sans penser à ce qu’était Egor.
– J’en ai assez d’être Egor et toujours Egor, chuchota le garçon. Je voudrais aussi être quelque chose d’autre. Réveille-toi, vermisseau. Viens bavarder avec moi; pense à moi; moi, je penserai à toi…
La mère entendit son fils parler et s’approcha de lui. Elle ne dormait pas encore. Elle s’affairait toujours dans l’isba, ayant à terminer les derniers travaux qu’elle n’avait pu achever au jour.
– Pourquoi ne dors-tu pas? Qu’as-tu à chuchoter? lui dit-elle, en bordant son lit. Dors. Sinon la vieille femme de fer, qui erre la nuit dans les champs à la recherche de ceux qui ne dorment pas, t’emportera avec elle.
– Maman, comment est cette vieille? demanda Egor.
– Elle est en fer. On ne la voit pas. Elle vit dans les ténèbres. Elle effraye les hommes; elle obscurcit leurs coeurs.
– Mais, qui est-elle?
– Qui peut le savoir, mon petit? Quant à toi, dors, fit la mère. N’aie pas peur d’elle. Il est possible qu’elle ne soit personne; à moins que ce ne soit une pauvre vieille…
– Et où habite-t-elle? interrogea Egor.
– Elle passe dans les ravins, cherche les herbes, grignote des os desséchés, et lorsque quelqu’un meurt, elle s’en réjouit. Elle veut rester seule sur terre et elle vit, elle vit, attendant que tout le monde meure et qu’elle soit seule à errer, cette vieille femme de fer. Eh bien! dors à présent; elle n’entre pas dans les isbas. Je vais fermer la porte.
Le mère s’éloigna de son fils. Egor cacha le vermisseau sous son oreiller, afin qu’il y dorme au chaud et qu’il ne craigne rien.
– Maman, et toi, qui es-tu? Demanda-t-il.
Pourtant la mère ne lui répondit rien. Elle estima qu’Egor parlerait encore un peu et qu’il s’endormirait ensuite, car on voyait qu’il avait déjà sommeil.
– Et moi, qui suis-je? pensa Egor, sans pouvoir trouver de réponse. Moi aussi, je suis bien quelque chose. Il est impossible que je ne sois rien.
Le silence emplit l’isba. La mère se coucha; le père, lui, dormait depuis longtemps. Egor prêta l’oreille. De temps en temps, la haie gémissait dans la cour. C’était un érable qui, dressé contre elle, l’agitait. Egor avait remarqué que même par le temps le plus calme l’érable se balançait légèrement, comme s’il tendait on ne savait vers quoi, voulant grandir plus vite ou bien bouger et partir, tandis que la haie craquait continuellement à cause de lui, se plaignant d’être dérangée. C’était certainement ennuyeux d’être arbre et de vivre toujours au même endroit.
– Maman, appela doucement Egor, en sortant la tête d’en dessous la couverture. Qu’est-ce qu’un érable?
Mais la mère s’était déjà endormie et nul ne répondit à Egor. Il essaya de pénétrer l’obscurité. La fenêtre qui donnait sur le champ de millet reflétait la lumière trouble de la nuit, comme si derrière elle s’étalait la profondeur d’une eau immobile. Egor se souleva dans son lit, pensant à ce qui se passait maintenant dans le champ obscur et à celui qui marchait solitairement sur la route lointaine, portant au dos une besace remplie de pain. Quelqu’un, certainement, marchait sans aucune crainte, sur la route déserte. Qui était-ce?
Au loin, quelqu’un soupire lentement, puis gémit et se tut. Egor se mit devant la fenêtre; l’éclat de la terre obscure éclairait toujours les vitres, mais le son triste comme un soupir se fit à nouveau entendre. Etait-ce une charrette qui passait dans le lointain, ou bien la vieille femme de fer qui allait par le ravin, souffrant de voir les hommes vivre et naître? Elle n’aurait jamais la patience d’attendre d’être seule au monde.
– J’irai et j’apprendrai tout, décida Egor. Que se passe-t-il la nuit? qui est cette vieille?
Il mit ses culottes et sortit pieds nus.
L’érable remuait ses branches, prêt à prendre la route; les pissenlits se frottaient contre la haie et la vache ruminait dans l’étable. Personne ne dormait dans la cour.
Les étoiles lumineuses scintillaient au ciel; il y en avait tant qu’elles semblaient proches; c’est pourquoi, la nuit, sous les étoiles on n’avait pas peur, tout comme en plein jour, parmi les fleurs des champs.
Egor longea le millet, passa devant les tournesols ensommeillés et murmurants et prit la route abandonnée et solitaire, se dirigeant vers le ravin.
Le ravin était vieux; l’eau ne le creusait plus et il était envahi de hautes herbes et de broussailles. Les vieux et les vieilles y venaient chercher de l’osier et, en hiver, ils en tressaient des corbeilles, dans leurs isbas.
Lorsque Egor fut passé, les herbes et les broussailles se refermèrent derrière lui. Quand il fut au fond du ravin, il vit qu’il y faisait plus calme et plus sombre qu’en haut de la terre. Aucun brin d’herbe, aucune feuille ne remuaient ici et il se prit à trésaillir.
– Etoiles, veillez sur moi, murmura Egor, car, seul, j’ai si peur!
Mais du ravin on ne pouvait apercevoir que trois étoiles, et celles-là ne scintillaient que faiblement à une hauteur vertigineuse, comme si elles s’étaient éloignées, obscurcies par les ténèbres.
Egor caressa l’herbe, aperçut un caillou, puis secoua une touffe de pissenlit, qui ressemblait à celle de la cour familière de sa ferme. Il se débarrassa de son angoisse, car il les sentait avec lui, eux, qui vivaient ici, sans éprouver de crainte. Bientôt, il découvrit une petite caverne, creusée au flanc du ravin, d’où l’on extrayait de l’argile; il s’y blottit. A présent, l’envie de dormir l’envahissait, car il s’était fatigué à vivre et à gambader toute la journée.
« Lorsque la vieille femme de fer passera, je l’appellerai », pensa Egor se recroquevillant pour se préserver de la fraîcheur nocturne. Il ferma les yeux.
Un calme complet enveloppait la terre; tout se taisait; le voile céleste cachait les étoiles, tandis que l’herbe baissait la tête, comme si elle mourait.
Un bruit lugubre retentit dans ces terres basses, comme eût passé le soupir de regret de tous les hommes morts. Egor ouvrit aussitôt les yeux, ayant entendu dans son sommeil ce bruit si triste. Au-dessus de lui, il vit un corps sombre, grand et trouble dans la nuit noire environnante, prêt à surgir et prêt à disparaître.
– Qui es-tu? demanda Egor. Es-tu la vieille?
– Oui, la vieille, répondit-on.
– Et tu es en fer? J’ai besoin de celle qui est en fer.
– A quoi te servirai-je? demanda la vieille femme de fer.
– Je voudrais te voir. Qui es-tu? A quoi sers-tu? interrogea Egor.
– Quand tu seras sur le point de mourir, alors je te le dirai, répondit la voix de la vieille.
– Si tu me le dis, alors je consens à mourir, accepta Egor, saisissant une motte de terre glaise, afin d’en aveugler la vieille pour la vaincre.
– Viens plus près; je vais te le dire à l’oreille.
Et, pour la première fois, la vieille bougea et de nouveau retentit le bruit habituel et lugubre du fer qui grinçait ou des os desséchés qui craquaient.
– Viens vers moi, je te raconterai tout, et alors tu mourras. Sinon, toi, qui es petit, tu as encore beaucoup à vivre et je devrai longtemps attendre ta mort. Aie pitié de moi, je suis vieille.
– Mais qui es-tu donc? Dis-le-moi, demanda Egor. N’aie pas peur de moi; vois, moi, je ne te crains pas.
La vieille se pencha vers Egor, se rapprochant de lui. Le garçon se blottit dos contre terre dans sa caverne et, les yeux grands ouverts, dévisagea la vieille femme de fer qui s’inclinait vers lui. Lorsqu’elle fut tout contre lui et qu’il n’y eut plus, entre eux, qu’un peu de ténèbres, Egor se mit à crier:
– Je sais, je sais qui tu es. Je n’ai pas besoin de toi. Je te tuerai.
Et il jeta à la face de la vieille une poignée d’argile. Lui-même perdit connaissance et se serra tout contre le sol.
Mais, même évanoui, et le visage collé au sol, Egor entendit encore la voix de la vieille femme de fer:
– Tu ne me connais pas; tu ne m’as pas bien regardée. Pourtant, toute ta vie, j’attendrai ta mort et je te tourmenterai parce que tu ne me crains pas.
– Mais si, j’ai eu un peu peur; mais je m’habituerai et je cesserai de te craindre, pensa Egor en retombant dans le sommeil.
Une sensation de chaleur familière le réveilla. De grandes mains douces le portaient. Il questionna:
– Qui es-tu? Tu n’es pas la vieille?
– Et toi? Qui es-tu? lui demanda sa mère.
Egor ouvrit les yeux, puis les referma: la lumière du soleil éclairait de nouveau tout le village, ainsi que l’érable dans la cour et la terre tout entière. Egor ouvrit encore les yeux et aperçut le cou de sa mère, tout contre sa tête.
– Pourquoi t’es-tu enfui dans le ravin? demanda la mère. Nous t’avons cherché dès le petit matin. Le père est parti, très inquiet, travailler dans les champs.
Egor raconta que, dans le ravin, il avait lutté avec la vieille femme de fer, mais qu’il n’avait pas eu le temps de bien voir son visage car il lui avait jeté de la glaise à la figure.
La mère se mit à réfléchir. Puis elle posa Egor à terre et le regarda comme s’il eût été un étranger.
– Marche sur tes propres pieds, lutteur… Tu as dû rêver…
– Non, je l’ai vue, en réalité, affirma Egor. Il existe des vieilles femmes de fer.
– Après tout, c’est possible qu’il en existe, consentit la mère en emmenant son fils vers la maison.
– Mère, qui est-elle donc?
– Moi, je ne sais pas. J’en ai entendu parler. Je ne l’ai jamais vue moi-même. Les gens disent que c’est notre destinée ou notre peine qui marche. Quand tu seras grand, tu l’apprendras bien par toi-même.
– Les destinée? prononça Egor. Je ne sais pas ce que cela veut dire. Je grandirai encore un peu, puis j’attraperai la vieille femme de fer…
– Attrape-la, attrape-la, mon petit, fit la mère. En attendant, je vais t’éplucher quelques pommes de terre et je te les ferai sauter…
– Ca, je veux bien, consentit Egor. Je commence à avoir faim. Il y a des vieilles qui sont fortes. Je me suis bien fatigué à combattre contre elle.
Ils entrèrent dans l’isba. Sur le plancher, rampait le petit vermisseau qui, sortant du lit d’Egor, rentrait chez lui, dans la terre.
– Rampe, être muet, murmura Egor. Eh quoi! Qui est-il donc? Il n’a pas voulu me le dire. Plus tard, je le saurai quand même. Et je devinerai aussi qui est la vieille. Quant à moi, je deviendrai un vieil homme de fer.
Egor s’arrêta sur le seuil et se mit à réfléchir:
– Je ferai exprès d’être en fer, afin de tant effrayer la vieille femme qu’elle en mourra. Et puis, je ne resterai plus en fer. Je ne le veux pas. Je redeviendrai petit garçon auprès de ma mère."

 Contes de ma patrie. - Paris : La Jeune parque. trad du russe par Maurice Metzel


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Dernière édition par bix_229 le Dim 22 Jan - 16:15, édité 1 fois
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Message par bix_229 Dim 22 Jan - 16:09

regimeautoritaire - Andrei Platonov Platon11

MOSCOU HEUREUSE

La jeune Moscou, (c'est une femme) est née pendant la "révolution d' Octobre". Orpheline, sans passé, elle garde pourtant de son enfance, des souvenirs épars, confus et obsédants.
Enfant vagabonde en quete de nourriture, elle est recueillie dans une maison d'enfants. La révolution lui a tout pris, mais lui a donné le gîte et le couvert, une instruction et un métier. Elle se sent donc redevable envers la société. Elle a l'impression d'être une femme émancipée, libérée.
Belle et charismatique, elle attire le regard des hommes, mais après un mariage précoce et raté elle adopte une ligne de conduite déconcertante.
Elle accompagne la vie de quelques uns pendant un bout de chemin. Des hommes honnêtes et idéalistes. A qui elle inspire des sentiments amoureux mais en conflit avec leurs idéaux sociaux.
La vie l'appelle ailleurs, toujours ailleurs. Rayonnante, obstinée, combattive, elle semble invincible. L'incarnation même d'un avenir nouveau.

Ainsi sont ces personnages qui, comme tous ceux dans l'œuvre de Platonov veulent contribuer au bien être de l'humanité. Des idéalistes aveuglés par eux-mêmes plus encore que par la situation réelle du pays ou par la propagande officielle.
Tous se perdent dans des espérances rêveuses, des illusions, des chimères. Qui les sauvent au moins un moment. Et d'ailleurs, les années 30 renforcent le pouvoir de la tyrannie de la bureaucratie stalinienne. Et la technique est impuissante à réchauffer l'humanité. Moins encore à la sauver.

Et Moscou se rend bien compte de l'omniprésence de la misère, de la souffrance, de la solitude. D'autant que ses aspirations profondes seraient d'aller vers l'égalité, le bien-être, la beauté.
Moscou observe les autres, toujours avec générosité. Parfois elle les envie, allant jusqu'à leur imaginer provisoirement une vie somme toute, où les attachements humains seraient bénéfiques.

"Moscou ne savait à quoi s' attacher, chez qui entrer, afin de vivre d'une vie heureuse et ordinaire. Il n'était pas pour elle de joie dans les maisons, elle ne trouvait pas de paix dans la chaleur des poêles ni la lumière des abat-jour. Elle aimait, certes, la flamme des bûches et l'électivité, mais comme si elle était elle-même la flamme et l' électricité, et non un être humain. Comme si elle était cette force en émoi, au service du monde et du bonheur terrestre." P. 115

Mais la vraie vie est ailleurs.
A force de se projeter dans un avenir abstrait, elle se découvre des frustrations qu'elle n'ose s'avouer. Et que le roman ne dit pas.

Ce livre est noir. Forcément. Plus encore que d'autres de Platonov, tels que le célèbre Tchevengour. Il est bien possible que son époque ait perçu Platonov comme un gêneur. Sans même parler de la hiérarchie bureaucratique.
Mais les lecteurs d'alors n'ont pas eu l'occasion de le juger. La censure était passée par là.

Platonov est inclassable. Il ne ressemble à aucun autre écrivain et c'est intrigant.
Platonov est un écrivain déroutant. Je ne peux en dire plus, il faut le lire, mais je souhaite que le lecteur surmonte l'obstacle.
Parmi les écrivains que j'aime et que j'admire, Platonov est l'un de ceux qui me touchent le plus.
Depuis sa réhabilitation, il ne cesse d'être admiré et commenté en Russie par des écrivains de premier plan comme Brodsky ou Golovanov.

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Message par Pinky Mer 16 Fév - 15:04

Tchevengour
regimeautoritaire - Andrei Platonov 41wlu610

Le livre rédigé entre 1926 et 1929 n'a jamais été publié du vivant de  l’auteur (1899-1951). Sa première publication intégrale date de 1988. A la lecture du manuscrit et pour répondre à Platonov qui se plaint des refus successifs qu'il essuie, Gorki lui écrit :  "Vous êtes un homme de talent, sans conteste, et vous avez une langue tout à fait originale. [...] l'obstacle est votre mentalité anarchiste".
Tchevengour n'est pas simple à présenter, plus de 420 pages sans un chapitre où s'entrecroisent, avènement du communisme, guerre civile, famine, destins de quelques personnages pour déboucher sur la vie à Tchevengour, cité utopique où, après avoir exterminé les bourgeois et détruit presque tous   les objets, les habitants doivent vivre du soleil et de la nature sans travailler et ainsi parvenir au parfait communisme. La langue est souvent allusive, elliptique, imagée et nécessiterait certainement une seconde lecture pour reconstituer le cheminement du récit où les personnages resurgissent presque à l'improviste.
Pour résumer le propos de manière synthétique, je reprendrai la quatrième de couverture  :
« Dvanov et son compagnon, Kopionkine, monté sur un cheval nommé Force du Prolétariat parcourent la Russie en quête de la "génération spontanée du socialisme". Leur errance les conduit à Tchevengour."Ici, c'est le communisme et vice et versa", leur annonce Tchepourny, responsable de la bourgade et apôtre d'une utopie nouvelle. Sans avoir jamais lu Marx, Tchepourny a conçu le plan d'une communauté idéale. Pour le réaliser, il a massacré les bourgeois et interdit le travail. A Tchevengour, seul le soleil travaille... »

Cette utopie "tchevengourienne" contraste avec l'obsession de la mécanique et en particulier du rail du début du livre. A Tchevengour, la chaleur humaine de l'entraide éclairée par le soleil qui réchauffe la Terre mère remplace le projet d'industrialisation et de rationalisation du nouveau régime.  Ce récit s'inscrit dans le contexte des famines de la guerre civile puis de la NEP (nouvelle politique économique) qui, à partir de 1921, assouplit le communisme de guerre, en particulier pour relancer la production agricole. Cet assouplissement s'accompagne d'une ouverture artistique et culturelle, au service de la révolution ; c'est l'époque des films d'Eisenstein, des "images nouvelles" de Chagall, Kandinsky, Malevitch. Lorsque  Tchevengour est terminé,  en 1929, le régime s'est durci à nouveau. Cependant, quelques années auparavant,  ce manifeste anarchiste aurait-il pu être accepté ?

Le début du livre aborde l'enfance de Sacha (Dvanov), orphelin d'abord recueilli par la famille de Prochka puis par Zakhar, pendant les années de famine.

C’est aussi une ode à la mécanisation, au rail et à  la locomotive qui en sont les symboles. On pense  alors au Train Zéro de Ouiri Bouïda.

" Zakhar Pavlovitch pensait de même et n'allait à la traîne  que dans le choix des mots indispensables, ce qui freinait ses réflexions de façon agaçante. Pour tous deux -pour le maître-mécanicien comme pour Zakhar Pavlovitch- la nature non touchée par l'homme semblait peu attrayante et morte : bête ou arbre. La bête ni l'arbre ne suscitaient en eux de sympathie envers leur existence, car aucun homme n'avait pris part à leur fabrication : en eux pas trace de coups ni d'exactitude virtuose.  Ils vivaient de façon autonome, à l'écart des yeux baissés de Zakhar Pavlovitch. Le moindre objet fabriqué - surtout de métal- bien au contraire, avait une existence animée et sa structure et sa force étaient plus intéressantes et mystérieuses que celles de l'homme. Zakhar Pavlovitch se délectait beaucoup d'une même et constante pensée : par quelle voie la force secrète et intime de l'homme se manifestait-elle soudain dans ces bouleversantes machines, tellement plus grandes que leurs ouvriers, tant par la dimension que par la signification ?
Et de fait c'était finalement bien ce que disait le maître mécanicien : dans le travail chaque homme se dépasse lui-même - il fabrique des objets supérieurs et plus durables que le sens de sa propre existence"

De nombreux passages évoquent la nature, celle que le gout de la mécanisation avait quasiment banni (citation précédente). Zakhar s’y convertit peu à peu et ne revient plus finalement vers ses « amours mécaniques »

"La route était envahie d'herbes sèches, vieillies par la poussière. Comme Zakhar Pavlovitch faisait halte et s'asseyait pour fumer, il vit sur le sol des forêts accueillantes, où l'herbe figurait des arbres : tout un petit monde habitable avec ses routes, sa chaleur et tout un équipement pour la satisfaction des besoins quotidiens de menues créatures affairées. S'oubliant à regarder les fourmis, Zakhar Pavlovitch devait ensuite les garder dans sa tête pendant quatre bonnes vestres de route et il finit par se dire : "Si on nous donnait la raison des fourmis ou des moustiques, nous pourrions d'un seul coup mettre au point une vie sans histoires - ces bestioles, ce sont de grands artistes en fait de vie commune : l'homme est bien loin de la fourmi si bonne ouvrière."

Le maître mécanicien meurt en confondant enfantement et ajustement écrou/contre-écrou

"Le maitre se souvint où il avait déjà vu cette ténèbre silencieuse et chaude - c'était le goulet au-dedans de sa mère, et le voici qui de nouveau s'insinuait entre ses os écartés, sans pouvoir forcer le passage à cause de sa taille de vieux, trop grande.
- Plus qu'à se mettre à l'ouvrage et fabriquer un homme nouveau...Un boulon, fripouille, tu en serais incapable, un homme c'est l'affaire d'un instant....
Là dessus le maitre inspira de l'air et ses lèvres se mirent à sucer quelque chose .On voyait qu'il suffoquait dans un endroit étroit, qu'il poussait des épaules et s'efforçait de trouver une place définitive.
- Enfoncez-moi plus avant dans le tuyau, murmura-t-il de ses lèvres boursouflées d'enfant. Ivan Sergueitch, appelle 8 filetage, qu'il me coince un contre-écrou.
Il vint trop tard avec la civière. Il n'y avait plus de raison de transporter le maitre mécanicien au bureau des entrées."

Changer de nom pour parvenir au vrai communisme : homme nouveau après un nouveau baptême :

"Ce boiteux s'appelait Fiodor Dostoïevski : c'est sous ce nom qu'il s'était fait enregistrer sur un acte disant qu'Ignati Mochonkov, mandataire du volrevkom, après avoir entendu la déclaration d'Ignati Mochonkov sur son changement de nom, en l'honneur de l'écrivain célèbre, en celui de Fiodor Dostoïevski, avait arrêté que le changement entrerait en vigueur après minuit du même jour et pour l'éternité et qu'il proposerait à tous les citoyens dorénavant de revoir leurs sobriquets pour savoir s'ils en étaient satisfaits, compte tenu de la nécessité d'être en conformité avec son nom nouveau. Fiodor Dostoïevski avait conçu cette campagne dans des vues d'autoperfectionnement civique : celui qui se ferait nommer Liebknecht devrait vivre à sa ressemblance, faute de quoi le nom glorieux lui serait retiré. Deux citoyens passèrent à ce titre sur le registre des changements de nom : Stepan Tchercher devint Christophe Colomb et le puisatier Piotr Groudine, Franz Mehring".

Les pérégrinations de Dvanov et Kopionkine sur leurs chevaux. Force Prolétarienne est plus qu’un cheval, tout au long du récit, il ou elle, on ne sait pas trop veille sur son maître avec une sollicitude quasi humaine :

Le trotteur de Mal-Fini cheminait aux côtés de Force Prolétarienne. Les deux cavaliers se sentirent plus légers lorsqu’ils sentirent une route les entraînant loin de la presse des lieux habités. Chacun, même au bout d’une journée sédentaire, sentait s’accumuler dans son cœur la puissance de la nostalgie ; aussi Dvanov et Kopionkine redoutaient-ils les plafonds bas des maisons et aspiraient-ils aux grandes routes qui suçaient l’excédent de sang de leur cœur.

Les réunions à Tchevengour : relation aux autorités supérieures et débat sur la politique des chiffres

« Il n’y avait qu’un point à l’ordre du jour – la nouvelle politique économique. Cela plongea aussitôt Gopner dans ses réflexions – il n’aimait ni la politique ni l’économie, estimant que le calcul est avantageux dans les machines, mais que dans la vie il n’y a que des différences et des nombres singuliers
Le secrétaire du comité de province, ancien technicien des chemins de fer, prenait mal les réunions – il n’y voyait que des formalités puisque l’homme de travail, de toute façon, n’a pas le temps de penser aussi vite qu’on parle ; chez le prolétaire la pensée agit dans le sentiment, pas sous un front dégarni. C’est pourquoi le secrétaire abrégeait ordinairement les orateurs.
…………..
Les informations, les comptes rendus, les bulletins et les circulaires commençaient à ruiner la santé du secrétaire ; quand il les emportait chez lui, il ne les rapportait pas et disait à l’administrateur : « Camarade Molelnikov, tu sais, mon fils les a brûlés sur la sole du poêle tandis que je dormais. Je me suis réveillé et il ne restait plus que de la cendre dans le poêle. Essayons de ne pas renvoyer les copies – on verra bien si cela entraîne oui ou non la contre-révolution. »

La nature a pris le pouvoir à Tchevengour. Les humains y sont réchauffés par « la chaleur du ciel »

Alexei Alexeievitch était immobile maintenant, pleinement conscient de soi, sensible à la chaleur du ciel, comme à son enfance et à la peau de sa mère, et aussi à ce qui, si lointain, s’était enfui dans une mémoire éternelle ensevelie pour tous les hommes, comme un sang filtré par le nombril maternel.
Ce soleil éclairerait pendant des siècles la prospérité de Tchevengour – ses vergers de pommiers, ses toits de zinc, sous lesquels les habitants nourrissaient leurs enfants jusqu’à la maturité, et les coupoles astiquées et brûlantes des églises, qui attiraient timidement l’homme de l’ombre des arbres vers le vide d’une éternité ronde.
Des arbres poussaient dans presque toutes les rues de Tchevengour et offraient leurs branches comme bâtons aux pèlerins qui traversaient la ville sans y passer la nuit. Dans les cours, prospéraient en quantité les herbes et celles-ci donnaient l’asile, la nourriture et une raison de vivre à des multitudes entières d’insectes, dans les bas-fonds de l’atmosphère, si bien que Tchevengour n’était que partiellement peuplé par les hommes – bien plus grouillants qu’eux vivaient de petits êtres agités, mais c’était chose dont les vieux Tchevengouriens ne tenaient point compte dans leur esprit.

Sacha l’éternel orphelin : Dvanov, le petit Sacha dont le père s’est suicidé en se noyant dans un lac, rêve :

« Ne comprenant pas sa séparation d’avec son père, le petit tâte la terre de la tombe, comme autrefois il avait palpé la chemise de son père, et il lui semble que la pluie a une odeur de sueur – odeur de vie coutumière dans les bras de son père sur le bord du lac de Moutevo ; cette vie, promise pour toujours ne revient pas maintenant, et le petit ne sait pas si c’est pour rire ou s’il convient de pleurer. Le petit laisse à son père son bâton, faute de se laisser lui-même- il l’enterre sous la butte de la tombe et pose par-dessus des feuilles qui viennent de mourir, pour que le père sache combien son fils languit de s’en aller tout seul et que d’où qu’il soit, il reviendra ici, rechercher son bâton et son père.
Davnov se sentit le cœur lourd et pleura dans son sommeil de n’être pas allé rechercher son bâton auprès de son père. Mais le père naviguait dans sa barque et souriait devant l’effroi de l’enfant las d’attendre.
……
Le père s’assit sur l’herbe et regarda en silence l’autre rive du lac. Cette fois, il n’avait pas embrassé son fils.
-Ne te tracasse pas, dit le père. Moi aussi, petit, je m’ennuie, couché comme je suis ici. Fais quelque chose à Tchevengour : pourquoi resté couché comme les morts ?...
…..
Alors le père tourna le visage de son fils vers le soleil, pour sécher ses larmes, mais le soleil vint chatouiller la vue scellée de l’enfant et il se réveilla. »

Peut-on brûler du pétrole la nuit à Tchevengour ?

Tchepourny reprit possession de lui-même et s’adressa à Kirei :
- Pourquoi brûler du pétrole en silence dans une ville vide alors que les bandits triomphent dans la steppe ? Pourquoi abandonner la ville à un destin d’orphelin alors que le prolétariat doit y entrer demain au pas de parade ? Dis-moi un peu !
Kirei se ressaisit et répondit :
- C’est que je dormais, camarade Tchepourny, et que je rêvais : je voyais tout Tchevengour comme du haut d’un arbre – tout était nu alentour et la ville était déserte …Quand on marche au pas, on ne voit guère les choses et le vent est là, comme un bandit qui te raconte des tas de trucs à l’oreille, tiens : on serait tenté de lui tirer dessus s’il avait un corps…
- Mais pourquoi user du gaz abruti fini ? lui demanda Tchepourny. Comment le prolétariat va-t-il s’éclairer quand il nous tombera dessus ? C’est que le prolétariat aime la lecture, tête d’abruti de communiste, toi tu lui as brûlé son pétrole !
- Moi, je ne peux pas m’endormir dans le noir sans musique, camarade Tchepourny, dit Kiréi d’un cœur sincère. J’aime dormir dans les endroits gais avec une lumière allumée…Une mouche me suffit à moi, pour peu qu’elle bourdonne…

Pour peupler Tchevengour, des « prolétaires » recrutés sur les routes sont accueillis dans la ville :

Attends un instant ! dit Tchepourny à Prokofi – et il s’adressa personnellement aux pauvres routards qui entouraient de leur masse les gens de Tchevengour : Camarades ! …Prokofi vous a nommés frères, famille, mais c’est un gros mensonge – depuis le début de notre vie beaucoup de nous sont franchement des sans-père. Nous ne sommes pas des frères, nous sommes des camarades, nous sommes les uns pour les autres, à la fois la marchandise et son prix, puisque nous n’avons pas d’autre réserve mobilière ou immobilière en matière de propriété…Ensuite…vous avez tort de ne pas arriver par l’autre côté de la ville, c’est là qu’est notre symbole où il est dit, on ne sait trop par qui : mieux vaut détruire le monde entier et sa belle organisation et s’avoir les uns les autres, crus et nus, et c’est pourquoi, prolétaires de tous les pays, unissez-vous, ça vaut mieux ! J’ai terminé et je vous transmets le salut du comité révolutionnaire de Tchevengour…

Iakov Titytch est un homme âgé qui raisonne, se pose des questions et n’accepte jamais sans discuter les discours de Tchepourny. Pour ne pas être seul, il a adopté un cafard qui lui tient compagnie !

«
Dehors, il faisait clair, dans le désert du ciel au-dessus de la terre, vide comme la steppe, la lune luisait d’une lumière délaissée et touchante, qui semblait changer à force de sommeil et de silence. Cette lumière pénétrait dans la forge de Tchevengour à travers les fissures antiques de la porte, encore encrassées d’une suie qui s’y était déposée en des temps plus laborieux. Des gens marchaient vers la forge, Iakov Titytch les avait rassemblés en un lieu et marchait derrière eux, grand, affligé, verger de ces bannis. Lorsqu’il levait la tête vers le ciel, il sentait son souffle faiblir dans sa poitrine, comme si la hauteur légère et illuminée au-dessus de lui suçait l’air de ses poumons afin de le rendre plus léger, et il se sentait capable de s’envoler là-haut « C’est bien d’être un ange, songeait IaKov Titytch, si seulement, ils existaient. L’homme s’ennuie parfois de n’être qu’avec des hommes.
………..

Les habitants de Tchevengour demandent des femmes et lorsqu’elles arrivent ; ce sont, comme les Tchevegouriens, des laissées pour compte qui ont affronté toutes sortes de malheur. L’auteur les traite avec tendresse, comme les habitants qui les accueilleront pour en faire leur épouse ou quasiment leur mère ; besoin d’affection et de chaleur humaine. Et Iakov Titytch qui se pose encore des questions sur l’avènement du communisme :

« -
Eh bien, faites donc, accepta d’emblée Tchepourny. Prokofi, pars des demain chercher des femmes !
Prokofi ajouta quelques conclusions sur le communisme : il finirait de toute façon par s’instaurer complètement, il fallait donc l’organiser d’avance pour n’avoir pas à souffrir ; les femmes, dès leur arrivée à Tchevengour multiplierait les foyers à la place de l’unique Tchevengour, actuellement habité par l’unique famille des orphelins, gens errants qui changeaient de gîte et finissaient par s’habituer les uns aux autres à force d’être collés les uns aux autres
- Tu nous dis que le communisme arrivera à la fin ! prononça Iakov Titytich. C’est-à-dire au plus court – car quand la fin est proche, c’est court ! Donc toute la durée de notre vie se passera sans communisme alors pourquoi dans ce cas on devrait le désirer de toutes nos tripes ? On aime mieux vivre dans l’erreur, du moment qu’elle est longue, tandis que la vérité est courte ! Tu devrais plus penser à ce qu’est l’homme.
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Message par Tristram Mer 16 Fév - 16:03

Beau commentaire bien documenté, qui décuple mon envie de trouver ce livre !
L'histoire du rail, au début, est valable pour l'Ouest nord-américain, et plus généralement des voies d'accès dans la forêt primaire en Amérique du Sud ou en Afrique centrale : c'était le moyen nécessaire pour coloniser de nouveaux territoires, la condition sine qua non pour les mettre en valeur d'un point de vue anthropique... avec les conséquences qu'on connaît aujourd'hui.
Et c'est toujours la technologie, qui multiplie la puissance de la main humaine, au détriment de beaucoup de choses, humaines ou pas...

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Message par Bédoulène Mer 16 Fév - 16:34

merci Pinky, moi aussi j'ai dans l'idée de lire ce livre depuis........

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Message par Pinky Mer 16 Fév - 16:57

Alors, il faut vous y mettre car j'aimerais bien avoir vos réactions de lecture...
En tous cas, Tristram et Bédoulène, merci pour vos encouragements
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