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Georges Arnaud

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Message par animal Lun 9 Oct - 22:03

Georges Arnaud
(1917-1987)

Georges Arnaud  Rubon910

Georges Arnaud est le nom de plume de l'écrivain, journaliste d'investigation et militant politique Henri Girard (1917-1987). Georges est son deuxième prénom, Arnaud le nom de jeune fille de sa mère.

Né le 16 juillet 1917 à Montpellier (Héraut), Henri Girard est un enfant passablement indiscipliné. Rêvant d'aventures et d'exotisme, il a neuf ans lorsque sa mère décède en 1929. Valentine Girard est emportée par la tuberculose, maladie dont Henri souffrira lui-même au cours de sa vie. Elève moyen, il est cependant doué pour les matières littéraires. Après l'obtention du baccalauréat, il étudie le droit à Toulouse puis à Paris. Licencié en droit, il suit également les cours de l’École libre des Sciences Politiques et commence à écrire.

...

suite et plus à la source : wikipedia.org

Bibliographie :
Le Salaire de la peur, 1950
Le Voyage du Mauvais Larron, 1951
Lumière de Soufre, 1952
Indiens des hauts plateaux, revue 9, no 8, décembre 1952
Prisons 53, 1953
Schtilibem 41 [archive], 1953
Les Oreilles sur le dos, 1953
Les Aveux les plus doux, 1954
Les Aveux les plus doux (scénario), 1954
La Sueur, 1955.
Indiens Pas Morts, 1956
Pour Djamila Bouhired, 1957
Maréchal P…, 1958
La Plus Grande Pente, 1961
Mon Procès, 1961
Préface au Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie, 1961
L’Affaire Peiper : plus qu’un fait divers,  1978
Chroniques du crime et de l’innocence, 1982
Juste avant l’Aube, en collaboration avec Jean Anglade, 1990

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Message par animal Lun 9 Oct - 22:17

Autant commencer par le plus connu ?

Georges Arnaud  Le-sal10

Le Salaire de la peur

Georges Arnaud est parti sous les tropiques et y a exercé entre autres le métier de trucker, de chauffeur de camions, la belle préface du recueil signé comme une dette d'amitié nous apprend d'ailleurs qu'il avait envisagé d'en faire son métier. La préface nous apprend d'autres choses (dont une que je garde pour la fin). Elle nous apprend ou nous rappelle les expériences de la prison de Georges Arnaud, son engagement politique (au côté de Jacques Vergès contre la torture et la guerre d'Algérie), son travail de journaliste...

un auteur personnage au parcours cabossé pour nous raconter des histoires... cabossées ? Oui. C'est déjà pas mal, et avec le salaire de la peur c'est ce qu'on a. Les personnages de cet histoire sont des tropical tramps :

(citation d'une autre nouvelle mais associée à la présentation du livre au complet, pas mal pour l'ambiance Smile

"Tropical Tramps. Vagabonds de la zone tropicale. Personnel de toutes les révolutions du continent. Hommes de main. Tous travaux lucratifs. Un sens de l'honneur exigeant, mais aux sinuosités déconcertantes. Brutes au coeur d'enfant. Colt .45 et bla-bla-bla. Une pensée à ma mère, ni Dieu ni maître, pas vu pas pris. Il faut tous ces mots français et encore bien d'autres pour commencer à traduire, même imparfaitement, ce titre américain qui, plus qu'une profession, désigne l'aptitude à les remplir toutes et la vocation du sublime étroitement mêlée à celle de l'ignoble."

Maintenant il faut rentrer dans le vif du sujet parce que ça ne traîne pas : l'explosion d'un forage de puits de pétrole au Guatemala, un étranger employé par une entreprise étrangère : des locaux qui meurent, l'étranger à peine mieux. Une solution pour arrêter l'incendie : nitroglycérine, beaucoup, à acheminer par camions.... des chauffeurs, des étrangers, des paumés qui ont juste désespérément besoin d'argent pour partir ailleurs.

ça sent l'alcool, la sueur et le désespoir, on ferait n'importe quoi pour empocher les milliers de bucks...

le héros de service, Gérard est retenu et fait équipe avec Johnny... ils sont le deuxième camion, les chauffeurs doivent se relayer et faire vite mais sans trop de secousses sinon c'est la mort.

les ficelles sont un peu grosses, quelques procédés sont appuyés comme l'assimilation des camions à de gros animaux... on peut bien chipoter, mais est-ce qu'on va cracher dans une bonne soupe pas trop claire ? certainement pas. Après tout, si on se tape bien parfois (avec délectation) des pages et des pages d'un désespoir abyssal et démesuré qui s'envolent pour se réfugier sur des branches surréalistes, on peut bien se taper des pages qui ne débordent pas, qui restent concrètes, resserrées sur les hommes, leur peur surtout, leur manière de vivre la peur, le désespoir la solitude. les tough guys craquent, ne soutiennent pas leur mythe... ils sont prêts à tout pour s'échapper de leur condition. Le meilleur et le pire, juste en même temps.

C'est l'incontestable point fort de ces 150 pages, l'homme qui penche vers le pire, très dur mais avec de l'humanité dans le regard... pas toujours assez. et quand il parle de leurs peurs c'est puissant, quand il parle de leur solitude c'est froid, ils sont dans la même cabine du même camion avec la même menace derrière eux, ils se parlent mais ils sont seuls. seuls aussi seuls qu'on peut l'être, coupés du monde par la peur qui les ronge et leur désillusion.

La nuit a égrené ses secondes une à une, bien lente, bien cruelle. Elle ne lui fait grâce de rien. Le sommeil a planté ses ongles dans ses paupières par le dedans et a tiré jusqu'à les déchirer. Mais rien n'a saigné. Peut-être qu'après tout, il n'avait plus de sang. Et ce cadavre à convoyer, qui de son vivant sentait déjà la gangrène... De plus en plus perfide aussi la danse des ombres, la danse du feu devant les roues. Du moins la femme n'est-elle pas revenue. Il était bien seul avec Johnny. Seul.


suspens et efficacité, une bonne dose de froid dans le dos, voir dans les os, au rythme du camion et de la route capricieuse. Pour parler camion et mécanique Georges Arnaud est très bon et le plaisir qu'il procure me permet de le ranger en pensée avec d'autres auteurs qui m'ont convaincus de leur sensibilité au phénomène : Buzzati, Modiano (si si en fait), voir Jack Kerouac pour sa virée en Cadillac. C'est technique, c'est puissant, c'est savant, c'est du savoir faire et du sang froid dans les passages difficiles... un sacré voyage qui vous prend aux tripes et vous fait agripper le bouquin.

J'ai lu la préface après coup. En plus du souvenir de Schtilibem 41, ça me fait sous le coude un livre (intégrale ? Omnibus) riche en promesses et en promesse de sensations fortes, un essai sincère de la recherche d'une part de la vérité de l'homme aussi.

Gérard, ça l'embêterait de mourir, c'est une peur un tout petit peu raisonnée, une peur précise qui laisse à l'esprit sa vivacité pour échapper au piège. Johnny, lui, a peur tout court. C'est cette forme de panique qui ne s'oublie pas. C'est d'avoir, peut-être même une seule fois, éprouvé cette peur-là que le vieux Jacques s'est transformé en cette loque désespérée.

J'ai un peu pensé au Vaisseau des morts de B. Traven. Pour parler à tous avec l'exemple de ceux qui ne sont pas les mieux engagés dans la vie.

La préface dit aussi que Le Salaire de la peur a été écrit pour être un succès. ça a marché, des fois ça se tient la volonté de faire quelque chose qui marche, qui se vend. c'est réussi et profitons en.

(Très) Bonne redécouverte qui me donne aussi envie de revoir le fameux film que je n'envisage pas dans mon souvenir comme aussi noir que le livre.

(Récupéré).

Mots-clés : #aventure

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Message par Chamaco Lun 9 Oct - 22:37

Merci Animal, tres beau livre, et le film était noir, vraiment noir, surtout la fin...
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Message par animal Lun 9 Oct - 22:39

J'aime bien le film aussi.

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Message par animal Dim 15 Oct - 20:49

On continue, je le relirais bien celui-ci un jour :

Georges Arnaud  87256310
SCHTILIBEM 41

quatrième de couverture a écrit:Schtilibem 41, drôle de titre.

Schtilibem, ça veut dire prison, en argot. et 41, pour 1941. C'est l'année où le futur auteur du Salaire de la peur découvre la prison, accusé d'un triple meurtre. Il sera innocenté, mais dix-neuf mois de captivité, en pleine guerre, cela laisse des traces.

Schtilibem 41 est le cri d'un homme meurtri, cassé. Et Georges Arnaud sait crier fort. Il se révolte en argot, la langue des irréguliers, des irréductibles, pour nous offrir un brûlot qui prend aux tripes.

Pierre Mac Orlan profite de la sortie du livre en 1953 pour faire paraître un article sur "les langues d'argot". Nous le publions en guise de préface.

Article/préface dans lequel ce texte Schtilibem 41 est appelé poème. Pas faux, ça résonne un comme un poème amer et effrayé sur dix très courts chapitres. Très sombre, déstabilisant voir choquant cela sonne bel et bien comme un cri du cœur...


C'est un prisonnier très enfermé, très surveillé. C'est un bandit endurci, un méchant, un toquard, à qui les gâffes foutent la paix. Il a moisi dans la prison depuis bien des années. Il y est entré, il a accroché son chapeau au mur, il a dit salut les hommes, et depuis c'est sa maison, où il reste on ne sait plus très bien pourquoi; lui non plus, mais il n'y a pas de fumée sans feu.

Dans son teint gris s'est incrustée, avec la poussière du sol de ciment, la patience des longs silences et des longues attentes et même depuis qu'il a cessé d'attendre, elle est restée la patience.

Ses yeux ankylosés, dépareillés, décolorés comme laitue; il a usé sa peau aux murs de son cachot, il a fondu ses os dans l'eau qui coule de ses murs, c'est un écorché triste, un pauvriste dont le bréchet c'est décharné, c'est un paumé à moitié fou, c'est moi.

C'est moi.

Mon dieu, mon dieu, vous qui n'existez pas, qu'est-ce que je fais là, pourquoi ? pourquoi ? Je suis vivant, moi, vivant parmi ces ombres acharnées à me cerner, parmi tous ces morts épars qui sans berceuse se sont endormis dans le noir, ces morts méchants qui vont se réveiller, me supplier, me menacer, que sais-je, m'assassiner, me regarder si l'on n'y met bon ordre.

Moi je ne sais plus. Toutes les nuits je fais un trou dans le mur gris de ma nuit, je m'y cache la tête, je m'y enfouis en retenant le souffle de mon cerveau.

- Il y a d'autres murs, moré mon frère, il y a d'autres murs durs autour de toi. Change de toit mon frère, change de toit avant qu'ils t'aient tué. La cavale, moré, la cavale...

bel objet en plus (ed Finitude).

(récup').

Une première étape pour ne pas limiter l'auteur à son Salaire de la peur ?

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Message par Bédoulène Dim 15 Oct - 21:17

je dois avoir le Salaire de la peur quelque part.

(dans mes numériques je me rends compte que j'ai un Georges-Jean Arnaud dont les livres me tente bien, tu connais ?)

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Message par animal Dim 15 Oct - 21:26

l'homonyme qui a écrit de la SF je crois ? connais pas !

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Message par Bédoulène Dim 15 Oct - 21:27

oui mais il a eu plusieurs prix, notamment pour des polars

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Message par animal Sam 16 Déc - 13:53

Mais c'est qu'il me restait extrait du Salaire de la peur :

Johnny démarra comme un débutant. C'est tout juste s'il ne secoua pas la berline d'un coup d'embrayage trop nerveux. Il semblait tâter les pédales comme du sable mouvant, et les vitesses lui brûlaient les doigts. Devant eux la piste se déroulait bien à plat, tentante comme une autostrade n'eussent été ces saletés de rigoles. Les phares balayaient sous leurs roues jusqu'à deux cents mètres devant. Au tableau que le Roumain avait allumé à éclairage réduit, l'aiguille oscillait entre quinze et vingt à l'heure. Les deux premières vitesses avaient bien passé. Il en restait encore trois...
Une bande sableuse s'amorça. Ca paraissait bien lisse, il faudrait un coup de volant sacrément maladroit pour risquer un coup de roulis, une de ces glissades de côté qui ne menacent que dans les courbes. Or la piste s'en allait tout droit jusqu'au fond de l'horizon. Même au-delà des phares, on la distinguait, plus claire que le reste de la nuit, courant devant soi jusqu'à l'extrême bord du plateau, finissant dans le ciel circulaire.
- Vas-y, vieux. C'est le moment. Mets la gomme.
Johnny n'avait pas l'air bien décidé. C'est mollement, avec réticence, qu'il chatouillait l'acélérateur. Trente-cinq, quarante. Sur la quatrième, à si bas régime, le moteur lui aussi rechignait. Si l'autre ne bourrait pas franchement sur les vitesses c'était raté.
- Tu comptes y passer la nuit, en quatrième ? Bourre et saute à la cinq, vieux. Il te reste dix secondes et c'est fichu.
C'était fichu. L'aiguille redescendit en trois secousses. Porté par son élan, le truck tint encore la quatrième sur sa lancée. La main de Johnny hésita deux fois autour du levier ; il fit une petite grimace. Son pied indécis imprima deux ou trois mouvements de faible amplitude à l'accélérateur. Puis il renonça, capitula. Gérard fit appel à tout son calme :
- Arrête-toi un moment.

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Message par Bédoulène Dim 17 Déc - 8:46

on voit bien la manoeuvre !

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Message par Tristram Jeu 20 Aoû - 14:04

Je m'aperçois avoir lu Le Voyage du mauvais larron :
« Il y a des tas de misères qui ne sont pas redoutables. S’asseoir à une table et dessiner ou écrire pour oublier sa faim n’est qu’un passe-temps. Ce qui est vraiment affreux, c’est de chercher du travail et de n’en point trouver. Capituler sans succès devant sa conscience. Un peu comme un traître qui ne trouverait personne à qui vendre sa patrie, la promènerait de porte en porte comme un mauvais marchand d’étoffes, de partout refusé, rebuté, chassé : un comble.
J’ai expérimenté l’avilissement : le désir de travailler, père de bien des vices. Je me suis roulé dans l’abjection des démarches polies, de la vague reconnaissance envers l’employeur, de l’appréhension : « pourvu que je m’en tire… », de l’amour de l’ouvrage bien faite, que sais-je ? J’ai toute honte bue, et pas entièrement recrachée, hélas. Me reste acquise une certaine patience en face de l’insulte, et une certitude paisible, solide, que le travail fait à lui seul plus de victimes que guerres, pestes, véroles et clergés réunis, ainsi que, payée à la sueur de mon front, la ferme résolution de ne plus travailler à l’avenir, ni de faire pénitence. »
D'aucuns apprécieront...

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« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
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Message par Bédoulène Jeu 20 Aoû - 14:48

j'apprécie ! Wink

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Message par animal Jeu 20 Aoû - 20:56

Pour la peine, récup :

Le voyage du mauvais larron

Même univers pour une histoire un peu différente. André est embarqué comme passager clandestin sur un cargo pourri qui retourne vers la France. Récit d'un voyage de stoway (c'est le mot) à la troisème personne, de l'attente et de la routine... et André à la première personne dans ses souvenirs, parti de Paris, se donnant deux ans avant de revenir pour une femme, Elisabeth, si possible avec un peu plus d'argent mais surtout l'impression de l'avoir méritée.

Deux ans en amérique du sud, petits boulots, chauffeurs de choses et d'autres, débrouille, violence... André n'est pas un tendre, ce n'est pas non plus un mauvais bougre. Il nous emmène d'aventures en aventures et de rencontre en rencontre à travers un monde et des payasges, inquiétants ou généreux. Le truc d'André c'est la fuite, fuite perpétuelle avec quelques moments de bonheur au contact des hommes et des femmes un peu cassés qu'il rencontre, et des paysages. André s'en sort pas si mal bien qu'il court de gros risques pour pas grand chose, il s'en sort avec ses histoires et avec humour... et il en a besoin de ses histoires et de son humour pour supporter la vie ou se supporter lui même, sa violence, pratique parfois.

Dépaysant, exaltant, amusant et un poil arrogant... assez sombre mais généreux, l'auteur nous invite à une sacré balade à l'autre bout du monde et de nous, de lui, même. Les artifices et la magie du quotidien mis en valeur par la dureté du milieu, si on veut. Il ne parle pas que de camion, d'armes, d'indiens et de prostituées... ou plutôt il en parle avec tout le reste, l'aspiration à un peu de "bien", de la littérature, de l'art.

De quoi se faire plaisir d'argot et de description de personnages souvent peu recommandables... j'ai bien aimé encore l'univers et la manière de Georges Arnaud, toujours plus dur que méprisant dans les plus mauvais moments. On devine tout ça une nouvelle fois fortement inspiré, dans le décor, la nostalgie, des deux années qu'il a lui même passées au Guatemala de 47 à 49. Pas si simple, pas creux, il y a des questions qui restent imprimées sur la violence, la peur, la fuite...

extraits :

Tout le long de ces routes où cette femme me manque, je lui raconte ce' que je vois, ce qui se passe, comme - si drôle d'idée - , comme si elle était assise tout ce temps-là à côté de moi, les yeux fermés. Ainsi ai-je choisi une plantation de cocotiers, la petite crique où ancrer une goélette de contre-bandiers, une chambre dans le clocher carré d'une église. Personne n'a protesté quand je t'en parlais sur l'air du Salve Regina. Sans doute étais-tu donc d'accord.
Tout ça, d'ailleurs, est en réserve, te sera raconté encore une fois quand je reviendrai. Bien sûr, ça ne sera pas tout à fait vrai. Mais la science enseigne que rien n'est jamais tout à fait arrivé à un homme avant qu'il n'ait commencé à se le mentir un peu.
Je me lève, je sors. Derrière moi, par terre, je laisse une boulette de papier, une feuille froissée, chiffonnée. C'est une lettre : "Paris, le deux mai. Mon bien-aimé, il y a déjà un an que tu es loin, n'attends plus, viens, reviens. Je n'en peux plus. Elisabeth."
Il y a une tache sur le "i" d'Elisabeth. Du reste, cette écriture, cette signature sont imitées. Ce billet est de ma main.

Je sortis de là squelettique et farouche, devenu, je n'y croyais pas, mais c'était vrai, devenu méchant. Le jour où je fis la connaissance de Françoise, on avait dû, peu d'heures avant, m'enlever des mains un mendiant importun que j'étais en train d'assomer de grand coeur. Ca représente pas mal de misère d'en arriver à ça.
Alors vint Françoise. Ce fut mon tour d'être sauvé, d'être libéré, pas des chaînes, je les avais cassées moi-même, mais des ombres. Il n'y a pas grand chose à dire de Françoise. Je n'aime pas à y penser. Je n'aime pas le regret.
Le bus cahote au long de son sentier de chamois, longe avec impassibilité des précipices où la chute serait inhumainement longue. Image pas très chère de la perfection, le chauffeur fait tout ce qu'il faut faire juste quand il le faut, ses mouvements arrivent à temps, il évolue aisément près de la mort qu'il n'éviterait pas faute d'être exactement parfait. C'est sans doute pour ça que les hommes de ce métier s'y attachent tant, l'aiment tant. Moi-même...
Le ciel devient morne, pas au dessus du bus, autour de lui ; il se vide de son soleil, et à force de perdre ses couleurs, démonstration de physique attristante, devient nuit. Pas de lumière, des nuages sans nuances, invisibles, opaques. Une grandeur désolée sur ces plateaux, le vent aride de la désolation même qui depuis une heure escorte cette course. Je ne sais pas pourquoi je m'impatiente, comme j'ai tort. Tu as bien le temps mon pote, t'énerve pa. On entre dans Pasto, ville frontière, à quarante kilomètres de l'Equateur. Le bus s'arrête sur la place du marché, où des hommes aux pélerines de laine rouge discutent sobrement.
Je siffle un taxi et me fais conduire à l'unique Palace de la ville, caravansérail pour Américains du Nord ; là on ne me demandera mon passeport que demain matin, et, demain matin, je serai parti. Le chauffeur du taxi justement est équatorien, il me passera pour pas cher. Je jette ma valise sur le lit d'une chambre d'hôtel des Alpes ; je ressors, je suis gelé, je vais acheter un chandail. Je le choisis avec soin, avec plaisir : retrouver le froid. Au moment où je paye, quelque chose d'étrange se passe entre mes yeux, ma tête et mon cœur. Pourtant j'étais bien sorti de ce bus. Pourquoi m'emmène-t-il dans ce trou, dans ce ravin dont le fond recule pendant qu'avance la chute ? Je crois crier. Je crache un paquet de sang.

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