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Message par Tristram Dim 25 Sep 2022 - 12:54

Javier Marías
(1951 – 2022)

Javier Marías Javier10

Javier Marías, né le 20 septembre 1951 à Madrid en Espagne et mort le 11 septembre 2022 dans la même ville, est un écrivain, traducteur, éditeur et journaliste espagnol.
Fils du philosophe et sociologue Julián Marías Aguilera (1914-2005) et du professeur et écrivain Dolores Franco Manera (1912-1977), Javier Marías est le neveu du cinéaste Jesús Franco Manera et le cousin du cinéaste Ricardo Franco Rubio (1949-1998). Quatrième de cinq garçons, il passe une partie de son enfance dans le nord-est des États-Unis, où son père, interdit d’enseigner dans les universités de l’Espagne franquiste pour cause de divergences idéologiques, donne des conférences. Il se met à écrire dès l’âge de onze ans : « pour continuer à lire ce que j'aimais », dit-il.
Diplômé en philosophie et lettres en 1973, il part travailler à Barcelone en tant que conseiller littéraire dans une maison d'édition. Il publie des nouvelles, écrit des articles sous différents noms d’emprunt pour divers journaux et revues, et traduit Thomas Hardy en 1974.
En 1978, il sort son troisième roman, El monarca del tiempo, et publie des anthologies et une traduction remarquée du Tristram Shandy de Laurence Sterne. Cette année-là, il écrit ses premières chroniques pour le journal El País. Il traduit des poèmes de Robert Louis Stevenson en 1980 et Le Miroir de la mer de Joseph Conrad l’année suivante.
En septembre 1983, il part enseigner la littérature espagnole à l’université d'Oxford.
Il part ensuite vivre à Venise où il termine son cinquième roman, L'Homme sentimental (El hombre sentimental), qui, aussitôt paru, connaît le succès. Il se consacre à d’autres traductions, dont celles d'œuvres de William Faulkner et de Vladimir Nabokov.
Javier Marías collabore avec la revue El País semanal et publie des chroniques dans El País. Il s'installe depuis lors au cœur de la ville de Madrid et s’est imposé comme l’un des auteurs de langue espagnole les plus lus : ses œuvres ont été traduites dans 40 langues et publiées dans 50 pays.
Depuis 1999, il possède sa propre maison d'édition, Reino de Redonda (Royaume de Redonda).
En 2012, Marías reçoit le prix national de narration, mais le refuse, car il décline par principe tout prix à caractère officiel ou institutionnel remis par l'État espagnol.

Œuvre (romans et nouvelles uniquement)
Romans
• Los dominios del lobo (1971)
• Travesía del horizonte (1973)
• El monarca del tiempo (1978)
• El siglo (1983)
• El hombre sentimental (1986) L'Homme sentimental, traduit par Laure Bataillon, Paris/Marseille, Rivages, coll. « de littérature étrangère », 1988, 175 p.
• Todas las almas (1989) Le Roman d'Oxford, traduit par Anne-Marie et Alain Keruzoré, Paris, Rivages, coll. « de littérature étrangère », 1989, 244 p.
• Corazón tan blanco (1992) Un cœur si blanc, traduit par Anne-Marie et Alain Keruzoré, Paris, Rivages, coll. « de littérature étrangère », 1993, 280 p.
• Mañana en la batalla piensa en mí (1994) Demain dans la bataille pense à moi, traduit par Alain Keruzoré, Paris, Rivages, coll. « de littérature étrangère », 1996, 350 p.
• Negra espalda del tiempo (1998) Dans le dos noir du temps, traduit par Jean-Marie Saint-Lu, Paris, Payot & Rivages, coll. « de littérature étrangère », 2000, 342 p.
• Trilogie romanesque Ton visage demain (Tu rostro mañana) :
1. Fiebre y lanza (2002) Fièvre et Lance, traduit par Jean-Marie Saint-Lu, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2004, 414 p.
2. Baile y sueño (2004) Danse et Rêve, traduit par Jean-Marie Saint-Lu, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2007, 360 p.
3. Veneno y sombra y adiós (2007) Poison et Ombre et Adieu, traduit par Jean-Marie Saint-Lu, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 618
• Los enamoramientos (2011) Comme les amours, traduit par Anne-Marie Geninet, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2013, 372 p.
• Así empieza lo malo (2014) Si rude soit le début, traduit par Marie-Odile Fortier-Masek, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2017, 575 p.
• Berta Isla (2017) Berta Isla, traduit par Marie-Odile Fortier-Masek, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2019, 592 p.
• Tomás Nevinson (2021)

Nouvelles
• Mientras ellas duermen (1990) - anthologie de dix nouvelles écrites entre 1975 et 1990 Ce que dit le majordome, Paris, Rivages, traduit par Anne-Marie et Alain Keruzoré, Paris, Rivages, coll. « de littérature étrangère », 1991, 176 p.
• Cuando fui mortal (1996) - anthologie de dix nouvelles écrites entre 1991 et 1995 Quand j'étais mortel, traduit par Jean-Marie Saint-Lu, Paris, Payot & Rivages, coll. « de littérature étrangère », 1998, 188 p.
• Mala indole (1998)
• Mala Indole. Cuentos aceptados y aceptables (2012) - anthologie augmentée contenant trente nouvelles Mauvaise Nature, traduit par Anne-Marie Geninet, Alain Keruzoré, Charlotte Lemoine et Jean-Marie Saint-Lu, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2019

(Wikipédia)

_________________
« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
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Message par Tristram Dim 25 Sep 2022 - 13:17

L'Homme sentimental

Javier Marías L_homm15

Dans la préface de l'auteur :
« Il me faut aller à tâtons et rien ne m’ennuierait ou ne me découragerait davantage en commençant un roman que de savoir exactement ce qu’il va être, quels personnages vont l’habiter, quand et comment ils vont apparaître ou disparaître, à quoi ressemblera leur vie ou la partie de leur vie que je vais raconter. Tout cela arrive à mesure que le roman s’écrit et appartient au domaine de l’invention, en prenant le mot dans son sens étymologique de découverte, de trouvaille ; et même, il y a des moments où l’on s’arrête et où l’on sent deux voies ouvertes pour continuer le récit, à l’opposé l’une de l’autre. Une fois le livre fini – c’est-à-dire une fois terminée la découverte, une fois que le livre existe dans une forme déterminée que la publication rend définitive –, il semble impossible qu’il eût pu être différent de ce qu’il est. Et alors on croit qu’on peut parler du livre, et même qu’on peut l’expliquer, avec d’autres mots que les siens propres, comme si ceux-ci ne pouvaient en aucun cas suffire.
L’Homme sentimental est une histoire d’amour dans laquelle l’amour n’est ni montré ni vécu, mais annoncé ou remémoré.
Cela peut-il être ? Ce qui, comme l’amour, est toujours urgent et pressant, nécessite la présence, la consommation ou la destruction immédiates, peut-on l’annoncer quand il n’existe pas encore ou se le rappeler vraiment quand il n’existe plus ? Ou bien, est-ce que l’annonce elle-même ou le simple souvenir font partie, déjà et encore, de cet amour ? Je n’en sais rien, mais ce que je crois, c’est que l’amour est fondé pour une bonne part sur son projet et sur son souvenir. C’est le sentiment qui exige la plus forte dose d’imagination, pas seulement quand on le pressent, qu’on le voit venir et pas seulement lorsque celui qui l’a vécu et perdu éprouve le besoin de se l’expliquer, mais aussi quand l’amour même est en plein mouvement et en pleine vigueur. Disons que c’est un sentiment qui veut toujours du fictif en plus de ce que lui apporte la réalité. En d’autres termes, pour aussi tangible et réel que nous le croyons en un moment donné, l’amour a toujours une projection imaginaire. Il reste toujours à accomplir, il est le royaume du possible. Ou de ce qui eût pu être possible. »
Le narrateur raconte son rêve du matin, abordant des évènements survenus quatre ans plus tôt. Il avait alors remarqué dans son compartiment de train deux hommes et une femme. L’un lui parut être un « exploiteur », despote et sûr de lui, elle mélancolique. Lui-même est chanteur d’opéra, et voyage beaucoup, de ville en capitale, tel un voyageur de commerce. Il rencontra dans un hôtel de Madrid le second homme, Dato, « l’accompagnateur » du couple, Manur étant un banquier belge et Natalia sa femme. Le narrateur et celle-ci commencent à se fréquenter beaucoup, en présence de l’étrange chaperon.
La psychologie des personnages est rendue avec une grande finesse ; voici une phrase ou deux, qui permettent aussi d’apprécier son style :
« Mais ce sont ces actions ou ces détails, parfois beaucoup plus imperceptibles et insignifiants, parfois en contradiction avec ce qu’ils dévoilent, parfois délibérés et parfois involontaires, qui nous permettent toujours de connaître, sans preuves, la nature des relations entre deux personnes ; ainsi, le salut bref et tranchant, les mains qui ne savent comment se serrer (habituées à d’autres contacts qui ne sont pas civils, eux), l’échange de regards opaques (douloureusement censurés) entre deux amoureux clandestins qui se retrouvent dans une fête, accompagnés de leurs époux respectifs ; ainsi l’affabilité et la sollicitude craintive (une main qui n’ose pas presser affectueusement un bras et qui se pose légèrement sur lui en cédant le pas, un sourire à contretemps qui déplore et à la fois assume l’impossibilité de pallier l’offense ou de récupérer la confiance) avec lesquelles on traite celui à qui, sans animosité, on a fait du mal ; ainsi les mains qui soudain se referment, l’hésitation des pas et la détermination subite avec laquelle avancent, après s’être aperçus dans la rue, ceux qui se haïssent ou ceux qui ne se sont jamais oubliés ; ainsi l’index de Manur, levé et immobile pendant quelques secondes, avant de me serrer la main, le jour où nous nous sommes rencontrés par hasard et où Dato, toujours maître des situations, tint à nous présenter : ce fut un geste d’avertissement que Manur essaya de faire passer pour un moment d’hésitation peu vraisemblable à propos de mon nom qu’il connaissait, disait-il, pour l’avoir vu imprimé une ou deux fois (« je n’oublie jamais un nom qui m’est tombé sous les yeux », dit-il, « ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que je me rappelle à qui revient ce nom, mais simplement je me rappelle l’avoir vu »), il ne savait plus sur l’instant si c’était sur des affiches d’opéra, sur des disques ou même – et alors cela aurait voulu dire qu’il avait assisté à une de mes représentations (« mais, en revanche, les visages ne me rappellent presque jamais rien ; et par ailleurs, vous êtes tellement déguisés, tellement méconnaissables », dit-il) – sur un programme. C’était un doigt qui menaçait clairement et la menace n’était voilée que par la brièveté du geste, mais les gens menacés ne manquent jamais de comprendre ces signes, surtout s’ils découvrent en les percevant, ce qui fut mon cas, qu’ils sont en train, eux aussi, de menacer le menaçant. »
Natalia ne se confie guère. Le narrateur évoque également Berta, avec qui il vécut, quittée voici donc quatre ans de cela et morte depuis, et le souvenir de sa triste enfance madrilène, cette ville dont il juge « les rues sales, asphyxiées, vulgaires ». Puis vient une confrontation avec Manur, qui a « acheté » Natalia quinze ans plus tôt.
« Et ce fut à partir de la conversation de cette matinée que je compris mieux, de même qu’un homme qui écrit peut commencer à comprendre ce qu’il écrit à partir d’une phrase fortuite qui lui apprend – non pas d’un coup, mais insensiblement – le pourquoi de toutes les phrases précédentes, pourquoi elles furent écrites de cette façon (qui ne lui paraîtra pas encore délibérée, mais pas davantage fortuite) alors qu’il croyait n’être en train que de tâtonner, que de jouer avec l’encre et le papier pour tuer le temps, à cause d’une commande ou à cause du sens du devoir qu’éprouvent ceux qui n’ont aucun devoir. »
Natalia le rejoignit alors, Manur se tua, et elle vient de le quitter sans explication.
Avec sa narration assez étrange et non dénuée d’humour, étonnant roman d’une histoire d’amour où l’aimée demeure "en creux", absente même si nommée, remémorée de sa rencontre à son départ sans que soient guère évoqués leurs quatre ans de vie commune : juste un avant et un après − et aussi d’autres profondeurs à peine entrevues.

\Mots-clés : #amour

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Message par Bédoulène Lun 26 Sep 2022 - 8:48

tu recommandes ?

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Message par Tristram Lun 26 Sep 2022 - 11:36

Un roman d'amour qui (m')étonne, et bien écrit, ça vaut la lecture !

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Message par Bédoulène Lun 26 Sep 2022 - 17:02

Je note donc, puisque "(m')étonne" merci

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Message par Avadoro Lun 26 Sep 2022 - 23:56

Merci Tristram pour cet avis. Ce que j'ai lu de Marias (je me souviens de Comme les amours) m'avait parfois laissé perplexe tant il y avait une distance de regard dans le style, entre curiosité et étonnement. Avec l'impression d'être face à une trame brumeuse, entre rêve et réalité, dans laquelle il faut accepter de se perdre.
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Message par Tristram Mar 27 Sep 2022 - 0:31

Je comprends ton impression, Avadoro, là plutôt de vague désillusion. Je découvre l'auteur dans la triste circonstance de sa mort, mais j'ai bien l'intention de poursuivre la lecture de son oeuvre.

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Message par Tristram Dim 19 Fév 2023 - 11:42

Comme les amours

Javier Marías Comme_11

La narratrice apprécie ses petits déjeuners dans une cafétéria à cause de la présence d’un couple heureux et jovial qui la met de bonne humeur pour sa journée de travail à Madrid, dans une maison d’édition. Il s’agit de Miguel Desvern ou Deverne et Luisa Alday ; lui est poignardé à mort le jour de ses cinquante ans, par erreur, pratiquement par hasard, pour tout dire stupidement, par un indigent.
Habituel décri cocasse des auteurs, si prétentieux, exigeants, exaspérants :
« Il voulait passer pour anticonventionnel et transcontemporain, mais dans le fond il était comme Zola et quelques autres : il faisait l'impossible pour vivre ce qu'il imaginait, voilà pourquoi tout paraissait artificiel et travaillé dans ses livres. »
Le drame est inattendu, presque improbable.
« Toutes ces informations étaient réparties sur deux jours, les deux qui suivaient l'assassinat. Ensuite la nouvelle avait complètement disparu des journaux, comme c'est le cas pour toutes actuellement : les gens ne veulent pas savoir pourquoi les choses se passent, seulement ce qui se passe, et que le monde est plein d'imprudences, de dangers, de menaces et d'infortunes qui nous frôlent, mais en revanche atteignent et tuent nos semblables négligents, ou peut-être non choisis par le sort. Nous vivons ensemble sans problème avec mille mystères irrésolus qui nous occupent dix minutes le matin et que nous oublions ensuite sans qu'ils nous laissent d'irritation ni de trace. Nous avons besoin de ne rien approfondir, de ne pas nous attarder sur un fait ou sur une histoire quelle qu'elle soit, que notre attention passe d'une chose à l'autre et que les malheurs des autres se renouvellent, comme si après chacun d'eux nous pensions : "Eh bien, quelle horreur. Et qu'est-ce qu'il y a d'autre. À quelles autres horreurs avons-nous échappé. Chaque jour, par contraste, nous avons besoin de nous sentir survivants et immortels, alors racontez-nous d'autres atrocités, parce que celles d'hier nous les avons déjà épuisées." »
María Dolz, la narratrice, rencontre Luisa, puis Javier Díaz-Varela, ami du défunt qui lui a demandé de s’occuper de sa femme s’il décédait, et ce sont de longues considérations sur la mort et le deuil. Javier couche avec María, temporairement, en succédané de Luisa, tandis qu’elle garde son autre amant, Leopoldo, au cas où.
« Oui, nous sommes tous des succédanés de gens que nous n'avons presque jamais connus, des gens qui ne s'approchèrent pas ou qui passèrent sans s'arrêter dans la vie de ceux que nous aimons à présent, ou qui s'y arrêtèrent mais se lassèrent finalement et qui disparurent sans laisser de trace ou seulement la poussière que soulèvent leurs pieds dans la fuite, ou qui moururent causant à ceux que nous aimons une mortelle blessure qui presque toujours finit par se refermer. Nous ne pouvons prétendre être les premiers, ou les préférés, nous sommes tout simplement ce qui est disponible, les laissés-pour-compte, les survivants, ce qui désormais reste, les soldes, et c'est sur des bases si peu nobles que s'érigent les amours les plus grandes et que se fondent les meilleures familles, nous provenons tous de là, de ce produit du hasard et du conformisme, des rejets, des timidités et des échecs d'autrui, et même dans ces conditions nous donnerions parfois n'importe quoi pour continuer auprès de celui que nous avons un jour récupéré dans un grenier ou une brocante, que par chance nous avons gagné aux cartes ou qui nous ramassa parmi les déchets ; contre toute vraisemblance nous parvenons à nous convaincre de nos engouements hasardeux, et nombreux sont ceux qui croient voir la main du destin dans ce qui n'est autre qu'une tombola de village quand l'été agonise... »

« Bien entendu on pleure l'ami, comme j'ai moi-même pleuré Miguel, mais il y a là aussi une agréable sensation de survie et de meilleure perspective, d'être celui qui assiste à la mort de l'autre et non l'inverse, de pouvoir contempler le tableau achevé et de raconter son histoire à la fin, de prendre en charge les personnes qu'il laisse désemparées et de les consoler. À mesure que les amis meurent on se sent rapetissé et plus seul, et parallèlement on commence le compte à rebours. "Un de moins, un de moins, je sais ce qu'il en fut d'eux jusqu'au dernier instant, et je suis celui qui reste pour le relater. Moi, en revanche, personne parmi ceux pour qui je compte vraiment ne me verra mourir ni ne sera capable de me raconter totalement, ainsi dans un certain sens je serai toujours inachevé parce qu'ils n'auront pas la certitude que je ne continue pas à être éternellement vivant, s'ils ne m'ont pas vu tomber." »
Javier analyse Le Colonel Chabert de Balzac (Shakespeare est aussi beaucoup cité).
« --- Ce qui lui arrive est secondaire. C'est un roman, et ce qui se passe dans les romans n'a pas d'importance et on l'oublie, une fois qu'ils sont finis. Ce sont les possibilités et les idées qu'ils nous inoculent et nous apportent à travers leurs cas imaginaires qui sont intéressantes, on s'en souvient plus nettement que des événements réels et on en tient compte. »
Précises observations psychologiques et sociales.
« Admettons, peut-être son interlocuteur était-il l'un de ces hommes, ils sont légion, à qui l'on ne peut s'adresser qu'avec un vocabulaire déterminé, le leur, pas celui que l'on emploie normalement, à qui il vaut mieux toujours s'adapter pour qu'ils ne se défient pas de vous, ne se sentent pas mal à l'aise ou diminués. Je n'en fus pas du tout vexée, pour la plupart des types de la planète je ne serais qu'"une gonzesse". »
María surprend une conversation de Javier avec un certain Ruibérriz, d’où il ressort qu’ils sont complices dans l’assassinat de Miguel.
Elle évoque Athos et Milady dans Les Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas.
« Nous ne sommes plus dans ces temps reculés où tout devait être jugé ou du moins être su ; aujourd'hui les crimes jamais élucidés ni punis sont incalculables parce qu'on ignore qui peut les commettre --- il y en a tant qu'il n'y a pas assez d'yeux pour regarder à l'entour --- et l'on trouve rarement quelqu'un à mettre sur la sellette avec un peu de vraisemblance : attentats terroristes, assassinats de femmes au Guatemala ou à Ciudad Juárez, règlements de comptes entre trafiquants, massacres sans discrimination en Afrique, bombardements de civils par ces avions sans pilote et par conséquent sans visage... Encore plus nombreux sont ceux dont personne ne s'occupe et qui ne donnent même pas lieu à enquête, c'est considéré comme peine perdue et on les classe sitôt qu'ils ont eu lieu ; et plus encore ceux qui ne laissent pas de trace, qui ne sont pas enregistrés, qui ne sont jamais découverts, ceux qui sont inconnus. »
Javier explique à María comme, bien que commanditaire, il laissa une grande part d’incertitude dans l’enchaînement meurtrier, dégageant ainsi sa responsabilité personnelle.
« --- Oui, Luisa sortira de l'abîme, n'aie aucun doute là-dessus. En fait elle en sort déjà, un peu plus chaque jour qui passe, je le vois bien et il n'est pas de retour en arrière possible une fois commencé le processus d'adieu, le second et définitif, celui qui n'est que mental et qui nous donne mauvaise conscience parce qu'il nous semble que nous nous déchargeons du mort --- c'est ce qu'il nous semble et c'est bien le cas. Un recul ponctuel peut se produire, selon le cours de la vie de chacun ou en fonction d'un hasard quelconque, mais rien de plus. Les morts n'ont que la force que leur accordent les vivants, et si on la leur retire... Luisa se libérera de Miguel, dans une bien plus large mesure qu'elle ne pourrait se l'imaginer à cet instant, et cela il le savait parfaitement. Qui plus est, il décida de lui faciliter la tâche selon ses possibilités, ce fut en partie pour cette raison qu'il me fit sa demande. En partie seulement. Bien entendu il y avait une raison qui pesait davantage. »
Miguel aurait été condamné à court terme par un cancer généralisé, avec des étapes atroces à brève échéance.
« Les gens croient qu'ils ont droit à la vie. De plus, cela figure presque partout dans les religions et les lois, quand ce n'est pas dans les Constitutions, et cependant lui ne le voyait pas ainsi. Comment avoir droit à ce que l'on n'a ni construit ni mérité ? disait-il. Personne ne peut se plaindre de ne pas être né, ou de ne pas avoir été avant dans le monde, ou de ne pas y avoir toujours été, alors pourquoi faudrait-il se plaindre de mourir, ou de ne pas être après dans le monde, ou de ne pas toujours y rester ? L'une comme l'autre de ces assertions lui semblaient absurdes. Personne ne fait d'objection sur sa date de naissance, donc on ne devrait pas non plus en faire sur celle de sa mort, également due à un hasard. Même les morts violentes, même les suicides, sont dus à un hasard. Et si on a déjà été dans le néant, ou dans la non-existence, il n'est pas si étonnant ou si grave d'y retourner bien que nous ayons maintenant un point de comparaison et que nous connaissions la faculté de regretter. »
María est draguée par Ruibérriz, l’ami voyou de Javier, et obtient ainsi d’autres informations sur leur « homicide compassionnel ».
Le récit s’autocite et ratiocine, et vaut essentiellement pour les réflexions sur la place des morts, l’amour, ou encore l’impunité, qu’il explore dans un style précis.

\Mots-clés : #amitié #amour #contemporain #criminalite #mort #psychologique #relationdecouple #xxesiecle

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