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Patrick Leigh Fermor

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Message par Tristram Mar 16 Avr - 12:03

Patrick Leigh Fermor
(1915 – 2011)

Patrick Leigh Fermor Fermor10

Patrick Michael « Paddy » Leigh Fermor, né le 11 février 1915 à Londres et mort le 10 juin 2011 à Dumbleton, Gloucestershire est un écrivain voyageur et ancien officier du SOE en Grèce durant la Seconde Guerre mondiale.
Fils d’un géologue distingué installé en Inde, Sir Lewis Leigh Fermor (1880-1954), Patrick échoue à l’examen d’entrée au collège militaire royal de Sandhurst, après avoir été mis à la porte de nombreux établissements scolaires, dont la King's School de Canterbury. Il entame alors, en décembre 1933, un voyage à pied à travers l’Europe, jusqu’à Istanbul. Il atteint en quelques mois la cité turque puis parcourt l’archipel grec, fêtant son vingt-et-unième anniversaire au mont Athos.
Après avoir suivi une formation dans un peloton d’élève-officier (Officer Cadet Training Unit, 168th OCTU), il est nommé sous-lieutenant sans spécialité (General List) le 17 août 1940. Sa connaissance de l’Europe et ses dons pour les langues étrangères en font une recrue de choix pour le Special Operations Executive. Il participe à la retraite des Britanniques des Balkans et de Grèce en avril 1941.
En 1942, il est parachuté en Crète occupée et organise pendant deux ans et demi la résistance armée aux troupes allemandes qui occupent l'île. Le 14 octobre 1943, lieutenant (capitaine à titre temporaire), il est nommé officier de l'Ordre de l'Empire britannique.
L'enlèvement du général allemand Karl Kreipe (1895-1976), le 26 avril 1944, vaut au capitaine (commandant à titre temporaire) Leigh Fermor le Distinguished Service Order le 13 juillet 19446. Le commando réussit à traverser toute la Crète avec son otage, poursuivi par les troupes allemandes, et à l'embarquer à destination d'Alexandrie. L'enlèvement eut des répercussions sur la population locale. Le général Müller ordonna l'exécution de tout homme présent dans le village d'Anógia à la suite de plusieurs opérations de résistance, dont l'enlèvement du général Kreipe. Cette opération inspire en 1957 le film Intelligence Service (Ill met by moonlight) aux réalisateurs britanniques Michael Powell et Emeric Pressburger. Dirk Bogarde joue le rôle du commandant « Paddy » Leigh Fermor et David Oxley celui du capitaine William « Billy » Stanley Moss.
Leigh Fermor devient scénariste à Hollywood après la guerre. On lui doit le scénario du film de John Huston Les Racines du ciel (1958), tiré du roman de Romain Gary.
Patrick Leigh Fermor vivait la plus grande partie de l'année en Grèce, à Kardamýli. Ami de Bruce Chatwin dont les cendres ont été enterrées près de l'église de Kardamýli, il est comme lui un célèbre écrivain-voyageur dont les livres sont considérés outre-Manche comme des chefs-d’œuvre du genre. À ce titre, il fut l'invité du festival Étonnants voyageurs qui s'est tenu à Saint-Malo, en Bretagne, en mai 1991.
À l’occasion de son anoblissement en 2004, pour services rendus à la littérature et aux relations entre le Royaume-Uni et la Grèce, on pouvait lire : « Sir Patrick Leigh Fermor est un croisement entre Indiana Jones, James Bond et Graham Greene. »

Œuvres
• The Traveller's Tree, 1950
• The Violins of Saint-Jacques, 1953
• A Time to Keep Silence, 1957. Un temps pour se taire, traduit en français par Guillaume Villeneuve, Éditions Nevicata, Bruxelles 2015
• Mani - Travels in the Southern Peloponnese, 1958, traduit en français sous le titre Mani, voyages dans le sud du Péloponnèse, Payot, 1999
• Roumeli, 1966, Ed. John Murray
• A Time of Gifts (en), 1977. Traduction G. Villeneuve : Le Temps des Offrandes, Payot, 1991 Épuisé
• Between the Woods and the Water, 1986, traduit en français par Guillaume Villeneuve : Entre fleuve et forêt, Payot, 1992 Épuisé
• Three Letters from the Andes, 1991, Courrier des Andes, traduit par Gérard Piloquet Phébus, 1992
• Words of Mercury (2003), Artemis Cooper, 2003
• Traduction et préface de The Cretan Runner: His Story of the German Occupation de George Psychoundakis, Penguin Books (2e édition, 1998) consacré aux missions de Leigh Fermor en Crète
• Préface de Albanian Assignment du colonel David Smiley, Londres, 1984, consacré aux missions du SOE en Grèce et en Albanie
• The Broken Road, edited by Colin Thubron and Artemis Cooper, Londres 2013
• Dans la nuit et le vent (Le Temps des offrandes, Entre fleuve et forêt et La Route interrompue), Préface et traduction française entièrement revue et complétée de Guillaume Villeneuve, éditions Nevicata, Bruxelles 2014
• Abducting a General, John Murray, Londres 2014. Enlever un général, avant-propos de Roderick Bailey, traduit en français par Guillaume Villeneuve, éditions Nevicata, Bruxelles 2015

(Wikipédia)

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Message par Tristram Mar 16 Avr - 12:10

Un temps pour se taire

Patrick Leigh Fermor Un_tem10

Témoignage des expériences monacales de l’auteur, d’abord à l’abbaye bénédictine de Saint-Wandrille, plus brièvement Solesmes et la Grande Trappe cistercienne, et enfin les monastères rupestres de Cappadoce.
Leigh Fermor offre des rappels historiques, analyse la vie monastique contemplative, sans oublier le rôle de « gardiens de la littérature, des classiques, de l’érudition et des humanités », et le plain-chant grégorien. Il retrace aussi la psychologie à l’œuvre tant dans son expérience personnelle que chez les moines, et évoque Huysmans.
« Le chant alterné, issu des stalles, continuait d’ériger son invisible architecture musicale : un échafaudage qui projetait des colonnes de plain-chant, complétées par une antienne du chœur qui les coiffait comme un toit. »

« On tend en effet à voir la vie monastique comme un phénomène ayant toujours existé, puis à l’écarter de l’esprit sans l’analyser ni le commenter davantage ; c’est seulement en vivant quelque temps dans un monastère qu’on peut commencer à saisir les différences vertigineuses qui le séparent de nos vies ordinaires. Les deux modes de vie ne partagent pas un seul attribut ; non seulement les pensées, les ambitions, les bruits, la lumière, le temps et l’humeur entourant les occupants du cloître sont-ils tout à fait différents de ceux que nous connaissons, mais d’une manière étrange, ils semblent en être l’exact contraire. La période de récession des critères normaux et celle où le nouvel univers devient réalité est longue et d’abord intensément douloureuse. »

« Si mes premiers jours à l’abbaye avaient été une période de dépression, le processus de désaccoutumance, après mon départ, fut dix fois pire. L’abbaye avait d’abord été un cimetière ; le monde extérieur sembla ensuite, par contraste, un enfer de bruit et de vulgarité entièrement peuplé de goujats, de catins et de forbans. »

« Mais la défection, après la fin du long noviciat et la prise des vœux définitifs, est très exceptionnelle. Les monastères français sont un désert pour la chronique scandaleuse hebdomadaire qu’alimentent si libéralement les membres des clergés non soumis au célibat des divers autres pays. »

\Mots-clés : #historique #musique #religion #spiritualité #temoignage #traditions

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Message par Bédoulène Mar 16 Avr - 16:23

es-tu sorti facilement du livre, toi ? ou reste-t-il un peu de ta personnalité dans l'abbaye ?


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Message par Tristram Mar 16 Avr - 16:31

C'est vrai que j'ai été tenté, depuis très jeune, par une retraite en abbaye (mais pas par foi). Je vis également assez reclus (avec un chien et beaucoup de livres), et je pense que cette expérience doit être fort intéressante, de se débarrasser d'un tas de préoccupations finalement futiles, pas essentielles, de prendre le temps de méditer...

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Message par Bédoulène Mar 16 Avr - 16:45

les abbayes sont apaisantes en effet, mais je pense juste pour un certain temps !

j'aime assez me poser sur une hauteur et regarder l'horizon à perte de vue cette impression d'être seule au monde !

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Message par Tristram Mar 16 Avr - 17:05

Le monastère, c'est un peu la démarche inverse : on s'enterre...

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Message par Bédoulène Mar 16 Avr - 17:37

oui bien sur !

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Message par Tristram Sam 4 Mai - 13:20

Dans la nuit et le vent - À pied de Londres à Constantinople (1933 1935)
Volume 1 : Le Temps des offrandes - De la Corne de Hollande au moyen Danube

Patrick Leigh Fermor Dans_l10

En décembre 1933, Paddy, 18 ans, arrive par mer de Londres à Rotterdam, et commence son voyage à pied en solitaire vers Constantinople.
« À l’exception de cette église, la belle ville devait être totalement bombardée quelques années plus tard. Je m’y serais attardé si j’avais su. »

« L’adéquation de la peinture et de la réalité était si totale que, tout au long de ma route, d’innombrables après-midi passés à flâner dans les musées ressuscitaient. »
Après les lumineux Pays-Bas, c’est l’Allemagne nazie. Reçu comme un goliard, étudiant vagabond, c'est-à-dire avec hospitalité, il sympathise tant en levant le coude dans les tavernes qu’en usant de sa culture gréco-latine (il est doué pour les langues et sa mémoire paraît excellente). L’érudition tant littéraire et picturale qu’historique et géographique de Fermor est d’ailleurs un des charmes de son compte-rendu rédigé plus de quarante ans plus tard. Il y a aussi une valeur testimoniale dans ce récit, comme à propos des Stocknagel dont il orne son bâton de marche, ou des « scarifications tribales » des duels estudiantins.
« Une douzaine de visages étonnés me dévisagèrent, leurs cuillères suspendues ; leurs traits éclairés par une lanterne posée sur la table étaient aussi burinés et veinés que le bois lui-même. Leurs sabots se cachaient dans l’obscurité et la pénombre engloutissait le reste de la pièce à l’exception d’un crucifix sur le mur. Mon irruption extraordinaire brisait momentanément l’harmonie de la scène : un étranger ! Une hospitalité timide et éberluée se substitua aux premières réactions de frayeur et l’on m’eut vite installé sur le banc et procuré une cuillère. »
Le récit vaut beaucoup pour les détails rapidement notés ou croqués ; le Wanderer écrit et dessine (mais son journal, qui devait préparer un livre, lui sera dérobé avec tout son bagage par un autre errant, pendant son impressionnante immersion dans la Hofbräuhaus de Munich).
« Je pris des cigarettes dans un Dante en vélin du XVIIe siècle dont les pages étaient collées et évidées : c’était le seul livre à l’horizon. »

« Me souvenant du conseil que le maire de Bruchsal m’avait donné, je m’étais enquis du Bürgermeister dès mon arrivée dans ce petit village. Je l’avais trouvé dans le Gemeindeamt où il m’avait rempli un petit formulaire. Je le présentai à l’auberge : il me donnait droit à un dîner, une chope de bière, un lit pour la nuit, du pain et un bol de café au matin ; tout cela aux frais de la paroisse. Cela me paraît incroyable aujourd’hui mais c’est bien ainsi que les choses se passaient, sans qu’il y eût d’ailleurs la moindre honte à profiter de ces avantages ; on avait toujours droit à un accueil amical. Je ne sais plus très bien combien de fois je me servis de cette coutume généreuse et apparemment fort ancienne. Elle avait cours dans l’Allemagne et l’Autriche tout entières, survivance, peut-être, de quelque antique aumône faite aux vagants et aux pèlerins désormais étendue à tous les voyageurs pauvres. »
Montée du nazisme en Allemagne, nostalgie de l'empire en Autriche, Fermor garde son enthousiasme.
Des recommandations lui réservent parfois de luxueuses étapes.
« Après avoir salué mes hôtes, je regagnais ma chambre chargé de livres, parcourais un couloir ponctué de trophées puis un escalier de pierre en colimaçon ; difficile de croire que j’avais passé la nuit précédente dans une étable. Ce régime a du bon qui fait passer directement de la paille au lit à baldaquin et inversement. Bien au chaud dans mes draps de lin, bercé par l’odeur des bûches, de la cire et de la lavande, je restais pourtant éveillé pendant des heures, à me repaître de toutes ces délices en les comparant avec ravissement aux charmes désormais familiers des étables, des granges et des remises. Cette béatitude m’habitait encore au réveil quand j’allais regarder par la fenêtre. »
L’école du Danube, le morbide réalisme allemand, Wolf Huber, Grünewald, Altdorfer font l’objet d’une analyse approfondie.
L’un des charmes de ce type de voyage, ce sont les rencontres, et le séjour à Vienne sera également riche de ce point de vue.
« (Le style architectural devient une obsession dans cette capitale. Je dois dire qu’elle triomphait dans le cercle qui m’avait accueilli. On s’y livrait au jeu des analogies ; ainsi quelqu’un avait-il proposé le coquillage du murex, avec ses circonvolutions, son asymétrie centrifuge, ses surfaces floconneuses et friables comme le résumé du Rococo. De même, les orbes symétriques et les arabesques équilibrées du baroque pouvaient être symbolisés par le violon. Une crosse épiscopale traduisait à merveille la spirale de fougère et l’exubérance végétale du style flamboyant ; quant au gothique, ce pouvait être une mitre – s’agissant d’une cathédrale, de tout un concile de mitres, empilées comme château de cartes et disparaissant, effilées, dans les ombres du triforium où vide et solide permutent et se pétrifient.) »
Puis Tchécoslovaquie, Prague.
« Les Slovaques qui buvaient là étaient coiffés de chapeaux coniques en peau de mouton, enfoncés sur leurs cheveux blond filasse, vêtus de blousons de peau dont la laine était retournée vers l’intérieur, de mocassins en cuir de vache naturel. Ils avaient les jambes prises dans un entrecroisement de lanières non tannées qui retenaient un capitonnage de feutre qui ne serait déroulé qu’au printemps. C’étaient des hommes de marais et de conifères, aux visages indéfinissables comme la toundra, aux yeux aussi bleus et vagues que des lacs encore inconnus, embrumés par l’alcool de prune. Mais ils auraient tout aussi bien pu avaler de l’hydromel mille ans plus tôt, avant de suivre les traces fourchues des aurochs à travers quelque tourbière gelée de Transcarpatie.
La liqueur distillée de pêches ou de prunes, la fumée du charbon de bois, le paprika, l’ail, les graines de pavot – ces signaux adressés à la narine et à la langue étaient bientôt associés à ceux qui concernaient l’ouïe, doucement d’abord puis avec plus d’insistance : le friselis de légers marteaux sur les cordes d’une cithare, des glissandos de violons virevoltants qui décrivaient un lacis de motifs inouïs, et, une fois, les notes liquides d’une harpe. C’étaient là les fourriers d’une nouvelle musique, exotique, enivrante, qui ne donnerait toute sa mesure que du côté hongrois du Danube. »
Fermor approche de la Hongrie, longeant le Danube (on pense obligatoirement au Danube de Magris).
« Ça doit être terrible de voir son pays coupé en morceaux comme cela et de se retrouver du mauvais côté de la frontière. Le traité de Trianon, apparemment, a été une erreur gigantesque car tous les gens du cru, quoique hongrois, se retrouvent obligatoirement citoyens tchèques aujourd’hui. Les enfants doivent apprendre le tchèque ; le pouvoir espère en faire de fervents patriotes dans deux générations. Or les Hongrois haïssent les Tchèques, de même que les Roumains, et pour les mêmes raisons – ils sont moins virulents à l’égard des Serbes, j’ignore pourquoi – et entendent bien récupérer tout leur territoire perdu. Voici pourquoi la Hongrie reste une monarchie gouvernée par un régent. Le jour de son couronnement avec l’antique couronne de saint Étienne, le roi, à cheval, doit prêter serment de conserver intactes les anciennes frontières de la Hongrie ; cela explique l’hostilité de tous leurs voisins à l’égard de la monarchie hongroise. »

« La pâleur des constellations déclinantes ne résultait pas entièrement des vapeurs qui flottent sur l’horizon. Une pâleur concurrente montait de l’autre côté du ciel et fort rapidement. Derrière le papillotement des collines s’élevait la bordure d’un croissant de lune rouge sang. Il grandit jusqu’à atteindre son diamètre complet puis s’amenuisa : peu après, une énorme lune écarlate gravissait le ciel, passant à l’orange puis au jaune avant de se vider de toute couleur pour monter dans l’effulgence aérienne et arrogante de l’argent. Au cours de ma dernière heure de marche, le crépuscule et la pénombre avaient masqué l’attitude des collines. À présent, je voyais à la lueur de la lune qu’elles avaient reculé une fois encore et permis au Danube de s’étendre à son aise. Nous étions une semaine après l’équinoxe de printemps, à quelques heures de la pleine lune et comme c’est l’un des rares méandres où le fleuve coule plein est, la ligne du reflet lunaire se posait au milieu de l’eau, là où elle court le plus vite, frémissante et scintillante comme du mercure. Les écueils, les bancs de sable, les îlots et les bras morts jusqu’ici invisibles étaient découverts. Des étendues de fougère s’étendaient sur les deux rives et scintillaient comme des fragments de miroir là où ronces, laîches ou arbrisseaux tapissaient la terre. Tout était changé. La lumière aux ombres minces jetait un charme métamorphique : roseaux et iris se transformaient en métal mince ; les feuilles de peupliers devenaient une manière de monnaie sans poids ; une légèreté de feuille d’aluminium avait envahi les bois. Ce rayonnement gelé trichait avec les niveaux et les distances et je fus bientôt cerné par un rêve sans contours, sans consistance, qui pâlissait de seconde en seconde. Tandis que la lumière cherchait de plus en plus de surfaces liquides où se mirer, le ciel, où la lune approchait de son zénith, semblait à présent une étendue de poudre d’argent au grain d’une finesse indescriptible. Le silence transcendait les notes des butors et l’industrie des grenouilles. Le calme et l’immensité s’associaient dans une impression de tension qui, j’en étais sûr, présageait des heures de veille émerveillée. Je me trompais : peu après, mes yeux succombaient sous la marée montante du sommeil. »

\Mots-clés : #autobiographie #historique #voyage #xxesiecle

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Message par Bédoulène Dim 5 Mai - 10:36

je le lirai certainement ! merci Tristram

(du temps, du temps........)

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Message par Tristram Sam 25 Mai - 8:36

Entre fleuve et forêt – Du moyen Danube aux Portes de Fer


Après Budapest, la Grande Plaine hongroise, en partie parcourue à cheval.
« Malek, un bel alezan à l’ample crinière, à la belle queue, pourvu d’une chaussette blanche, d’une étoile et d’un assez net soupçon d’arabe sur le front, m’attendait près d’un bosquet d’acacias sur la route de Cegléd. […]
C’était le 13 avril [1934]. Les quelques nuages du ciel vaste et clair étaient si immobiles qu’on aurait pu les croire rivés à leurs ombres. La Grande Plaine hongroise – l’Alföld, en magyar – est la plus occidentale des steppes européennes, l’ultime avant-poste des terres gastes du Pont et de la Caspienne. »
Puis la Transylvanie, de nouveau la langue latine : Roumanie.
« Le rythme de mon voyage s’était ralenti, tout sentiment de durée s’était évanoui, et c’est seulement aujourd’hui, un demi-siècle trop tard, que j’éprouve des remords soudains et rétrospectifs d’avoir accepté si souvent l’hospitalité ; mais ils ne sont pas très vifs. La révolution industrielle avait épargné ces régions, et la cadence de la vie retardait de plusieurs décennies sur l’Ouest – cent ans, peut-être, lorsque les séjours à la campagne étaient aussi longs et oisifs qu’ils le sont dans les romans anglais et russes de cette période ; et dans cette province isolée où les Hongrois hospitaliers se sentaient coupés de la vie, on accueillait avec effusion les visiteurs occidentaux. »
Intéressant débat historique sur les origines hongroise ou valaque et moldave dans la population (la Dacie antique).
« Ces antiques incertitudes ne seraient prétexte qu’à débats érudits si d’amères rivalités n’étaient venues s’y greffer, qui continuent de les hanter. L’antériorité historique, si elle pouvait être prouvée, serait décisive et vitale dans cette querelle d’héritage ; et c’était là une donnée encore plus importante au début de ce siècle, avant que les considérations ethniques ne deviennent les facteurs déterminants qu’ils furent par la suite : la possession par droit de conquête, fondée sur une continuité historique, affermie par des traités, restait une justification valide et respectable. »

« Il va de soi que mon ignorance était presque totale à l’époque, mais comment aurais-je pu rester aveugle ? Lors des longs séjours que je fis par la suite en « vieille » Roumanie – le Regat ou Royaume, ainsi qu’on la désignait toujours en Transylvanie –, je compris plus ou moins la teneur de la conception roumaine, sans qu’on la développât à l’excès, car on eût difficilement trouvé personnes moins chauvines que la famille et les amis que je fréquentais en Moldavie – et je lus tout ce qui me tombait sous la main dans les deux camps. Les deux causes contraires étaient adroitement plaidées, et persuasives ; l’une et l’autre comportaient un infaillible enchaînement logique ; toutes les objections étaient prises en compte et réfutées ; et si, abandonnant un argument, j’examinai son contraire, le même phénomène se produisait toujours, me laissant échoué au milieu. Je suis à ma connaissance le seul qui ressente autant de sympathie pour l’un des plaignants retranché dans son camp que pour l’autre, et je souhaiterais avec ferveur qu’ils pussent se réconcilier. »

« Les histoires de corruption abondaient, et leur comportement vis-à-vis du nouvel État et de ses maîtres d’au-delà des Carpates n’était pas sans rappeler la méfiance et le mépris des planteurs du Sud pour les profiteurs du Nord dans l’Amérique d’après la guerre de Sécession. Assurément, certains faits ne plaidaient pas en faveur du nouveau pouvoir : un manque de tact et de scrupules se renforçait peut-être d’un désir de vengeance, après l’absolutisme hongrois d’autrefois. Car les Hongrois avaient longtemps traité avec une extrême brusquerie leurs sujets allogènes – et même leurs compatriotes en dessous d’un certain rang : dédain, oppression, féodalisme aveugle, absence totale de représentation dans toutes les instances, politique rigoureuse de magyarisation, toutes les erreurs avaient été commises. (Au cas où ces iniquités rassureraient la conscience de mon lecteur anglais, qu’il sache que l’attitude hongroise à l’égard de ses ilotes n’a pas meilleur équivalent que le comportement anglais en Irlande après la conquête cromwellienne, et la satire qu’en fit Swift.) L’abcès gonfla, s’envenima ; il crevait de temps en temps sous la forme de révoltes meurtrières suivies d’impitoyables châtiments. Un renversement eût-il placé les Hongrois sous suzeraineté roumaine pendant ces tristes siècles, je ne vois pas que le joug aurait été plus léger à porter : le pouvoir roumain s’était montré aussi asservissant et opprimant pour ses sujets que les Hongrois pour les leurs. Ce furent des temps douloureux en Europe de l’Est, et qui perdurent. »
Toujours ces observations et descriptions soigneusement saisies et rapportées :
« On tenait pour une négligence grossière, dans ce milieu, le fait de ne pas informer les nouveaux venus de la situation des gens qu’ils devaient rencontrer. La circonspection anglaise, l’imprécision calculée, n’étaient pas ici de mise, et encore moins une crainte de paraître snob ou impressionné par l’orgueil du blason ou la pompe du pouvoir. »

« Parfois, il [le fleuve Maros] faisait une ample boucle en arrière sur un ou deux milles, puis revenait, et les nuages de saules et de trembles qui marquaient ses méandres se piquetaient de peupliers, minces comme des fuseaux ou étalés comme des filets à papillons. Les femmes des champs portaient des fichus sur la tête, sous des chapeaux de paille tressée aussi larges que des roues de charrette ; des feuilles semblables à des sagaies brisées emplumaient les hautes tiges des maïs ; le blé s’inclinait parfois sous la brise ; les vignobles, tous enduits de sulfate de cuivre, s’étageaient en terrasses. »

« Il avait à peine fini de parler qu’une bourrasque s’enroula autour de la haute colline boisée. Nous avions été avertis par une rafale et un friselis prémonitoires. Alors, d’un seul coup, les branches s’entrechoquèrent, se frappant comme des boxeurs, la poussière et le pollen s’échappèrent des rameaux dans un nuage jaune et spiralé. L’herbe fut parcourue de tourbillons et de courants, tous les peupliers de la vallée se mirent à frissonner de bas en haut comme des kriss malais, et les meules de foin défaites vrillèrent. Bogues, balles, paille, pétales, jeunes rameaux, feuilles de l’année passée, petits bouquets s’éparpillant autour des pots sur les tombes, tout fut aspiré dans la rafale, qui malmenait les oiseaux échevelés. Les nuages avaient noirci, une salve de gouttes nous frappa ; avec l’organiste, nous cherchâmes un abri contre l’averse sous un boqueteau de marronniers. Elle cessa tout aussi brusquement et, tandis que se formait et se déformait l’arc-en-ciel, nous nous retrouvâmes dans ce mélange de soleil et de pluie que les campagnards anglais appellent un mariage de renards, en train de regarder, comme sous une loupe, ce monde de collines et de champs, l’éclat de la rivière et la tourmente des chaînes éloignées. Des caquetages et des pépiements outragés remplissaient les branches, et l’air respirait le pollen, les roses, le foin et la terre mouillée. »

« C’étaient les bois d’un cinq-cors : un merveilleux objet, depuis la base chantournée de la couronne jusqu’aux extrémités des andouillers aigus, aussi dures que de l’ivoire. Comment expliquer qu’un matériau nanti de rides d’apparence aussi antique ait une croissance aussi rapide, une durée de vie aussi brève ? Les bois percent le front du cerf au printemps comme des pensées jumelles sorties du crâne, grandissent et se ramifient avec la célérité des plantes, se fossilisent tout en croissant ; plus gros chaque année, plus férocement frayés, bientôt pris dans un fourreau de velours puis lacérés contre les arbres et les branches jusqu’à ce que le mâle dispose des armes qui lui permettront de débarrasser la forêt de ses rivaux ; tout cela pour retomber à la fin de l’hiver, comme des plumes après la mue. »
Fermor quitte l’Europe centrale par les Portes de Fer du Danube, entre Carpathes et Balkans.
« En tendant l’oreille, je saisissais mieux les caractéristiques du fleuve : les centaines de courants sous-marins l’abreuvant comme autant de donneurs anonymes ; le gravier charrié qui, à certains endroits, chante distinctement à travers la barrière du flot ; les millions de tonnes d’alluvions toujours en mouvement ; les blocs de pierre bondissant dans les trouées, et les fractures aspirant les courants dans les profondeurs avant de les repousser en spirales à la surface ; l’avancée péristaltique de la vase et la dégringolade invisible des débris le long du vaste escalier du fond ; le poids et la force du fleuve dans les goulets montagnards, toujours à gratter un passage plus profond, arracher d’énormes fragments de rochers, à les emporter dans l’ombre pour les laminer lentement, les réduire en galets, gravier, sable grossier puis sable fin. »
Rencontres avec des Bohémiens, des Juifs et bien d’autres peuples, avec des lettrés et quelques femmes… Ce deuxième volume de Dans la nuit et le vent, publié en 1985 (soit écrit une cinquantaine d'années après le voyage lui-même), parle beaucoup d’histoire, voire de politique, et je ne sais pas quelle valeur testimoniale peut lui être accordée.

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Message par Bédoulène Sam 25 Mai - 9:25

merci Tristram ! encore un qui me plairait bien je pense

parle-t-on des Magyars pour la Hongrie ?

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Message par Tristram Sam 25 Mai - 9:27

Oui, mais il y a trop de peuples abordés pour les citer tous !

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Message par Bédoulène Sam 25 Mai - 10:02

ok, reste à lire !

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Message par Tristram Mer 3 Juil - 13:16

La Route interrompue – Des Portes de Fer au Mont Athos


Nous retrouvons Paddy en Bulgarie (où il rencontre une certaine Nadejda, un certain Gatcho), et ses descriptions pittoresques de scènes de genre et paysages :
« Les boucheries exhibaient leur carnage habituel, une exposition de têtes sanguinolentes dignes de la Tour de Londres, de trophées aux yeux vitreux et aux incisives aussi proéminentes que celles des voyageurs anglais dans les dessins français satiriques : devant elles, les pavés étaient un lacis de ruisselets sanglants infestés de mouches. »

« Un voile indistinct assombrissait le ciel, au-dessus d’une échancrure à l’horizon : un large voile qui semblait presque solide au centre. Il s’amincissait sur les bords, effrangé d’innombrables taches mobiles, comme si le vent eût soufflé sur un vaste tas de poussière, ou de suie, ou sur des plumes tout juste invisibles. Passée l’épaule de la montagne, cette masse mobile, sans cesse renouvelée d’outre-mont, cessa d’être une silhouette de ce côté de la montagne, commença de s’étendre et d’évoquer davantage les plumes que la poussière ou la suie ; elle se faisait de plus en plus blanche. L’avant-garde s’élargit encore en descendant et grossissant, dansante, fluctuante, filant droit sur la partie de montagne où nous nous tenions, médusés, à la fixer. C’était une lente horde aérienne, énorme, impressionnante, composée de myriades d’oiseaux dont les guides se distinguaient à présent, voguant vers nous sur des ailes quasi immobiles, enfin identifiables à mesure qu’ils se dessinaient à nouveau sur le ciel. Des cigognes ! Bientôt, un groupe irrégulier de fourriers flotta juste au-dessus, longilignes comme des quilles de canoës, depuis l’extrémité du bec jusqu’à celle des pattes qui filaient derrière comme un sillage, équilibrés entre l’empan quasi immobile de leurs grandes ailes, et la lumière du soleil tombait dorée entre la relative transparence des plumes et le contour sombre, en forme de bobine, de leurs cous tendus. Seules palpitaient les rémiges extérieures. L’ample liséré noir des ailes s’étendait depuis le bout jusqu’à la jonction du corps, tel un sombre laticlave. Les guides nous eurent vite dépassés. Suivaient quelques oiseaux solitaires, puis, d’un seul coup, nous fûmes sous un toit d’ailes, haut et mobile, une flottille qui se muait en armada, jusqu’à ce que nos oreilles fussent pleines d’un puissant friselis, parfois altéré quand un oiseau changeait de position en ralentissant d’un ou deux battements, et emplies de cet étrange grincement de masse, comme de mille charnières délicates, d’une myriade d’articulations graciles. Elles hâtaient la nuit. Une ombre déchiquetée pommelait la montagne tout autour de nous. Un certain nombre d’oiseaux volaient sous le flot principal, croisant à leur ombre, d’autres, seuls ou en petits groupes, étaient rejetés de part et d’autre comme des outsiders sans système. L’un de ces oiseaux de basse altitude plongea vers la montagne à travers la pénombre flottante, sous le V inversé des ailes, et soudain posé, esquissa un ou deux pas maladroits sur ses échasses écarlates pliées, les ailes toujours tendues comme le balancier d’un funambule. Après avoir secoué sa tête au long bec une ou deux fois, il s’éleva dans l’air et rejoignit sans efforts, à lents coups d’aile, le pavillon de plumes qui glissait au firmament. Derrière, les taches continuaient de pleuvoir à l’horizon sans discontinuer, plongeaient légèrement au flanc de la montagne comme une puissante cascade et s’en éloignaient presque aussitôt pour survoler la vallée en courbe continue. Les éclaireurs, et bientôt les premiers membres de l’armée principale, venaient de plonger sous notre champ de vision : nous apercevions le soleil sur le dos et les ailes de leurs successeurs à mesure que s’allongeait la ligne. Cette masse irrégulière, imprécise, dansante et oblique, troublée par des remous vivants et par un tourbillon de frémissements sur ses marges, se déplaçait au-delà du grand gouffre d’air vide, entre la ligne de crête du Chipka Balkan, haute de 2 000 mètres, qu’elle venait de franchir, et les moindres altitudes du Karadja Dagh. Bientôt, les guides s’amenuisèrent en taches, puis tous s’agglomérèrent en une masse sombre, loin au-dessus de l’ombre longue et irrégulière qui les suivait un mille en contrebas, comme les ombres d’une escadre sur le lit de la mer. Peu à peu, les réserves s’amenuisèrent ; le cordeau d’oiseaux s’amincit, les groupes épars plus petits, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien qu’une arrière-garde disloquée qui filait vers l’est. »
Le Robert m’apprend que « fourrier » signifie dans ce contexte "avant-coureur" ; le vocabulaire dans (la traduction de Guillaume Villeneuve de) ce récit participe fortement à l’intérêt du lecteur intéressé par ces passé et contrées relativement proches. D’ailleurs Fermor est fort curieux des langues, des musiques et d’histoire.
« Une cinquantaine de gens étaient rassemblés là et au centre trois hommes, comme ceux que j’avais vus la veille, sans mocassins, ni lanières ni chausses, foulaient, tout giclants, jambes nues dans une cuve gigantesque. Chacun prenait son tour et la sensation des raisins explosant dans un bruit de succion sous les pieds était fantastique – dès que possible, je la revivrais plusieurs fois en Grèce et en Crète. La matière bouillonnait autour des chevilles, presque jusqu’aux genoux. C’était une réunion festive. Le nouveau moût avait commencé sa fermentation et les dames-jeannes dégorgeaient aujourd’hui le précédent, à flots. Des brochettes fumaient sur leurs longues broches et les fouleurs, la main posée sur l’épaule du voisin, martelaient la poussière, à présent détrempée sous les grappes tombées et le vin répandu, dans une danse titubante de jambes violines, accompagnée par un violon et un étrange instrument à cordes, ovale, au manche épais, grossièrement taillé dans une seule pièce de bois, tel un violon néolithique, tenu sous le menton ou droit devant le corps du joueur et frotté d’un court archet en demi-cercle. »

« De furieuses bouffées de poussière se gonflaient jusqu’à la cime des ormes, de minuscules silhouettes tout en bas se hâtaient de trouver un abri et soudain, rugissant, le vent nous frappa comme pour nous repousser telles des toupies au milieu des fresques, tailler en pièces l’antique église dont le porche nous abritait. Dans un sifflement, la colline poudreuse, chargée de ruines tout autour fut d’un coup tachée, en léopard, de gouttes géantes, éruption aussitôt densifiée en un scintillement mobile universel, puis en cent mares dansantes, en rivières kaki soudaines. Encore quelques instants et les gouttes de pluie se muèrent en grêle : les grêlons étaient gros comme du cassis ou des groseilles à maquereau, qui bondissaient, ricochaient au milieu des rochers, crépitaient au-dessus sur les tuiles slavo-byzantines dans un vacarme de mitrailleuse. Ils disparurent et un rideau continu de pluie perpendiculaire nous transporta dans une région sous-marine. »

« La nuit tombait de bonne heure, à présent – ces changements, bien qu’ils soient continus, nous deviennent brusquement perceptibles et font un moment figure de points fixes, comme l’enfant qui fait face en disant « Soleil ! » – mais les étapes de la fin de l’après-midi, du coucher de soleil et du crépuscule s’étiraient en une cérémonie plus longue et plus complexe grâce à la présence neuve des nuages : or, zinc, écarlate et carmin par-delà l’ondulation occidentale du Grand Balkan vers Plevna – des lieues de fil d’or, des bancs et des lagons, des vols déments de chérubins, des escadres en flammes et la destruction de Sodome au ralenti. »
Fermor quitte la Bulgarie pour la Roumanie, et Bucarest puis Varna.
« Je passais du monde slave au monde latin. »

« Rien n’y pousse que des chardons, lesquels se flétrissent et sont chassés à la surface de la steppe, s’agglomérant à d’autres jusqu’à former de grandes sphères de matière mobile, comme un duvet géant. Je ne l’ai traversée qu’une fois, en voiture, au cœur de l’été. Le vent pourchassait ces sphères et les rassemblait, gagnant en force, y mêlait la poussière environnante, tous les rameaux et détritus ayant pu tomber des charrettes qui parcourent l’endroit, avec quelques morceaux de planches pourries. Elles se tordaient en spirales tourbillonnantes de débris qui montaient et tournoyaient à une vitesse effrayante, se muaient en démons de poussière épais, hauts de près de cent mètres, noircis de tous les débris ramassés, dont les circonférences tournantes ne cessaient de varier, comme un sucre d’orge irrégulier, jusqu’à s’effriter à une altitude énorme. Tous les détritus happés par ce tourbillon et soulevé par ses tournoiements ascendants s’éparpillaient alors le long du vent. Trois autres tornades avaient jailli au même moment et toutes trois avançaient, essuyant, raclant la solitude dans un grand bruit d’ouragan, toutes penchées dans le même sens, et leurs têtes lâches, effilochées, dilatées, semblaient gesticuler follement. La plaine restait pleine de mirages : ces quatre piliers caracolaient sur un crépuscule que le manteau de poussière suspendu réfractait en un drame vaste et tragique d’orange, d’ambre, de rouge sang et de violet, pour se disloquer au loin. Des contes nous parlent de chariots entiers happés par ces démons tordus, leur attelage compris, avec des moutons et des buffles. Les paysans évoquent des bergers solitaires courant la plaine poursuivis par eux, rattrapés, enlevés tournoyants dans le ciel et retrouvés plus tard tels des épouvantails écrasés, mutilés. Rien d’étonnant à ce que ces phénomènes nourrissent les légendes ; s’il s’agit de légendes… »
Il n’y a pas que dans la prairie nord-américaine qu’on peut rencontrer virevoltants ou tumbleweeds, sans parler des tornadoes
« Le roumain abonde en mots exprimant les nuances de la tristesse ; le monosyllabe dor qui s’étire, désignant un mal-être et une nostalgie vagues, anxieux, sans objet, l’exprime exactement (bien que le même mot puisse désigner le triste désir de l’être aimé) : « mi e dor », « j’ai du dor », « je m’afflige, j’aspire à … » sans objet ni cause définis : le mot hante les lèvres des paysans. »
Voici donc la variante locale de la saudade portugaise, de la Sehnsucht allemande…
Les ressentis personnels ne manquent pas, y compris les circonstances de la rédaction de ce journal, et le bonheur du promeneur dans la Mitteleuropa de l’époque laisse rêveur.
« Comme les réveils quotidiens étaient agréables et excitants au cours de ce voyage ! Dans un cadre toujours neuf, fier possesseur – qui envoyait les spirales de fumée d’une première cigarette dans la chambre – de cet objet unique et imprévisible : le jour qui s’avançait, d’une facette à l’autre, d’une strate à l’autre. »
Puis voilà la mer Noire, le rivage pontique (et le pastourma de Roumélie), enfin Constantinople, Stamboul et la Corne d’Or.
Le Journal vert nous emmène ensuite au Mont Athos, dont il visite les monastères grâce à des lettres d’introduction. Fermor travaille, il tient ce journal, un des rares à avoir été préservé, et sa correspondance ; il lit beaucoup aussi (Byron en l’occurrence).
Quand l’Europe, culturelle, existait…

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Message par Bédoulène Jeu 4 Juil - 7:38

un voyage que je ferai ! merci Tristram

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