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Javier Marías
Comme les amours
La narratrice apprécie ses petits déjeuners dans une cafétéria à cause de la présence d’un couple heureux et jovial qui la met de bonne humeur pour sa journée de travail à Madrid, dans une maison d’édition. Il s’agit de Miguel Desvern ou Deverne et Luisa Alday ; lui est poignardé à mort le jour de ses cinquante ans, par erreur, pratiquement par hasard, pour tout dire stupidement, par un indigent.
Habituel décri cocasse des auteurs, si prétentieux, exigeants, exaspérants :
« Il voulait passer pour anticonventionnel et transcontemporain, mais dans le fond il était comme Zola et quelques autres : il faisait l'impossible pour vivre ce qu'il imaginait, voilà pourquoi tout paraissait artificiel et travaillé dans ses livres. »
Le drame est inattendu, presque improbable.
« Toutes ces informations étaient réparties sur deux jours, les deux qui suivaient l'assassinat. Ensuite la nouvelle avait complètement disparu des journaux, comme c'est le cas pour toutes actuellement : les gens ne veulent pas savoir pourquoi les choses se passent, seulement ce qui se passe, et que le monde est plein d'imprudences, de dangers, de menaces et d'infortunes qui nous frôlent, mais en revanche atteignent et tuent nos semblables négligents, ou peut-être non choisis par le sort. Nous vivons ensemble sans problème avec mille mystères irrésolus qui nous occupent dix minutes le matin et que nous oublions ensuite sans qu'ils nous laissent d'irritation ni de trace. Nous avons besoin de ne rien approfondir, de ne pas nous attarder sur un fait ou sur une histoire quelle qu'elle soit, que notre attention passe d'une chose à l'autre et que les malheurs des autres se renouvellent, comme si après chacun d'eux nous pensions : "Eh bien, quelle horreur. Et qu'est-ce qu'il y a d'autre. À quelles autres horreurs avons-nous échappé. Chaque jour, par contraste, nous avons besoin de nous sentir survivants et immortels, alors racontez-nous d'autres atrocités, parce que celles d'hier nous les avons déjà épuisées." »
María Dolz, la narratrice, rencontre Luisa, puis Javier Díaz-Varela, ami du défunt qui lui a demandé de s’occuper de sa femme s’il décédait, et ce sont de longues considérations sur la mort et le deuil. Javier couche avec María, temporairement, en succédané de Luisa, tandis qu’elle garde son autre amant, Leopoldo, au cas où.
« Oui, nous sommes tous des succédanés de gens que nous n'avons presque jamais connus, des gens qui ne s'approchèrent pas ou qui passèrent sans s'arrêter dans la vie de ceux que nous aimons à présent, ou qui s'y arrêtèrent mais se lassèrent finalement et qui disparurent sans laisser de trace ou seulement la poussière que soulèvent leurs pieds dans la fuite, ou qui moururent causant à ceux que nous aimons une mortelle blessure qui presque toujours finit par se refermer. Nous ne pouvons prétendre être les premiers, ou les préférés, nous sommes tout simplement ce qui est disponible, les laissés-pour-compte, les survivants, ce qui désormais reste, les soldes, et c'est sur des bases si peu nobles que s'érigent les amours les plus grandes et que se fondent les meilleures familles, nous provenons tous de là, de ce produit du hasard et du conformisme, des rejets, des timidités et des échecs d'autrui, et même dans ces conditions nous donnerions parfois n'importe quoi pour continuer auprès de celui que nous avons un jour récupéré dans un grenier ou une brocante, que par chance nous avons gagné aux cartes ou qui nous ramassa parmi les déchets ; contre toute vraisemblance nous parvenons à nous convaincre de nos engouements hasardeux, et nombreux sont ceux qui croient voir la main du destin dans ce qui n'est autre qu'une tombola de village quand l'été agonise... »
« Bien entendu on pleure l'ami, comme j'ai moi-même pleuré Miguel, mais il y a là aussi une agréable sensation de survie et de meilleure perspective, d'être celui qui assiste à la mort de l'autre et non l'inverse, de pouvoir contempler le tableau achevé et de raconter son histoire à la fin, de prendre en charge les personnes qu'il laisse désemparées et de les consoler. À mesure que les amis meurent on se sent rapetissé et plus seul, et parallèlement on commence le compte à rebours. "Un de moins, un de moins, je sais ce qu'il en fut d'eux jusqu'au dernier instant, et je suis celui qui reste pour le relater. Moi, en revanche, personne parmi ceux pour qui je compte vraiment ne me verra mourir ni ne sera capable de me raconter totalement, ainsi dans un certain sens je serai toujours inachevé parce qu'ils n'auront pas la certitude que je ne continue pas à être éternellement vivant, s'ils ne m'ont pas vu tomber." »
Javier analyse Le Colonel Chabert de Balzac (Shakespeare est aussi beaucoup cité).
« --- Ce qui lui arrive est secondaire. C'est un roman, et ce qui se passe dans les romans n'a pas d'importance et on l'oublie, une fois qu'ils sont finis. Ce sont les possibilités et les idées qu'ils nous inoculent et nous apportent à travers leurs cas imaginaires qui sont intéressantes, on s'en souvient plus nettement que des événements réels et on en tient compte. »
Précises observations psychologiques et sociales.
« Admettons, peut-être son interlocuteur était-il l'un de ces hommes, ils sont légion, à qui l'on ne peut s'adresser qu'avec un vocabulaire déterminé, le leur, pas celui que l'on emploie normalement, à qui il vaut mieux toujours s'adapter pour qu'ils ne se défient pas de vous, ne se sentent pas mal à l'aise ou diminués. Je n'en fus pas du tout vexée, pour la plupart des types de la planète je ne serais qu'"une gonzesse". »
María surprend une conversation de Javier avec un certain Ruibérriz, d’où il ressort qu’ils sont complices dans l’assassinat de Miguel.
Elle évoque Athos et Milady dans Les Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas.
« Nous ne sommes plus dans ces temps reculés où tout devait être jugé ou du moins être su ; aujourd'hui les crimes jamais élucidés ni punis sont incalculables parce qu'on ignore qui peut les commettre --- il y en a tant qu'il n'y a pas assez d'yeux pour regarder à l'entour --- et l'on trouve rarement quelqu'un à mettre sur la sellette avec un peu de vraisemblance : attentats terroristes, assassinats de femmes au Guatemala ou à Ciudad Juárez, règlements de comptes entre trafiquants, massacres sans discrimination en Afrique, bombardements de civils par ces avions sans pilote et par conséquent sans visage... Encore plus nombreux sont ceux dont personne ne s'occupe et qui ne donnent même pas lieu à enquête, c'est considéré comme peine perdue et on les classe sitôt qu'ils ont eu lieu ; et plus encore ceux qui ne laissent pas de trace, qui ne sont pas enregistrés, qui ne sont jamais découverts, ceux qui sont inconnus. »
Javier explique à María comme, bien que commanditaire, il laissa une grande part d’incertitude dans l’enchaînement meurtrier, dégageant ainsi sa responsabilité personnelle.
« --- Oui, Luisa sortira de l'abîme, n'aie aucun doute là-dessus. En fait elle en sort déjà, un peu plus chaque jour qui passe, je le vois bien et il n'est pas de retour en arrière possible une fois commencé le processus d'adieu, le second et définitif, celui qui n'est que mental et qui nous donne mauvaise conscience parce qu'il nous semble que nous nous déchargeons du mort --- c'est ce qu'il nous semble et c'est bien le cas. Un recul ponctuel peut se produire, selon le cours de la vie de chacun ou en fonction d'un hasard quelconque, mais rien de plus. Les morts n'ont que la force que leur accordent les vivants, et si on la leur retire... Luisa se libérera de Miguel, dans une bien plus large mesure qu'elle ne pourrait se l'imaginer à cet instant, et cela il le savait parfaitement. Qui plus est, il décida de lui faciliter la tâche selon ses possibilités, ce fut en partie pour cette raison qu'il me fit sa demande. En partie seulement. Bien entendu il y avait une raison qui pesait davantage. »
Miguel aurait été condamné à court terme par un cancer généralisé, avec des étapes atroces à brève échéance.
« Les gens croient qu'ils ont droit à la vie. De plus, cela figure presque partout dans les religions et les lois, quand ce n'est pas dans les Constitutions, et cependant lui ne le voyait pas ainsi. Comment avoir droit à ce que l'on n'a ni construit ni mérité ? disait-il. Personne ne peut se plaindre de ne pas être né, ou de ne pas avoir été avant dans le monde, ou de ne pas y avoir toujours été, alors pourquoi faudrait-il se plaindre de mourir, ou de ne pas être après dans le monde, ou de ne pas toujours y rester ? L'une comme l'autre de ces assertions lui semblaient absurdes. Personne ne fait d'objection sur sa date de naissance, donc on ne devrait pas non plus en faire sur celle de sa mort, également due à un hasard. Même les morts violentes, même les suicides, sont dus à un hasard. Et si on a déjà été dans le néant, ou dans la non-existence, il n'est pas si étonnant ou si grave d'y retourner bien que nous ayons maintenant un point de comparaison et que nous connaissions la faculté de regretter. »
María est draguée par Ruibérriz, l’ami voyou de Javier, et obtient ainsi d’autres informations sur leur « homicide compassionnel ».
Le récit s’autocite et ratiocine, et vaut essentiellement pour les réflexions sur la place des morts, l’amour, ou encore l’impunité, qu’il explore dans un style précis.
\Mots-clés : #amitié #amour #contemporain #criminalite #mort #psychologique #relationdecouple #xxesiecle
- le Dim 19 Fév - 11:42
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- Sujet: Javier Marías
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Raymond Chandler
The Long Goodbye
C’est le sixième roman de Chandler où apparaît le célèbre (pour nous) détective privé Philip Marlowe, et que son auteur considérait comme son meilleur livre. J’ai tout de suite apprécié la réaction de Marlowe, qui aide gratuitement un pauvre type ivre, Terry Lennox, refusant même de s’intéresser à sa vie privée. Marlowe, personnage aussi tenace que taciturne, est le narrateur, précis et observateur.
« Pourquoi entrais-je à ce point dans les détails ? C’est que, dans une atmosphère aussi tendue, chaque geste devenait une performance, un acte d’une importance capitale. C’était un de ces moments cruciaux où tous les mouvements automatiques, bien qu’établis de longue date et consacrés par l’habitude, se muent en manifestations isolées de volonté. Vous êtes alors comme un homme qui réapprend à marcher après une polio. Rien de vous paraît aller de soi ; rien du tout. »
Plus conventionnellement, ce dur-à-cuire s’insurge contre la brutalité policière (là aussi, l’histoire récente peut donner du crédit à son point de vue).
« La loi n’est pas la justice. C’est un mécanisme très imparfait. Si vous appuyez exactement sur les boutons adéquats et qu’en plus vous avez de la chance, l’ombre de la justice peut apparaître dans la réponse. Jamais la loi n’a été conçue comme un mécanisme. »
Terry est un trentenaire aux cheveux blancs et au visage couturé, dont Marlowe décrit « le charme de sa faiblesse et son genre très particulier de fierté ».
« Je ne le jugeais pas, ne l’analysais pas, comme je ne lui avais jamais posé de questions sur l’origine de ses blessures ou sur les conditions dans lesquelles il s’était marié à une femme comme Sylvia. »
Terry se remarie avec Sylvia, belle et riche cadette du millionnaire Potter, qui mène une vie dissolue avant d’être massacrée. Terry est accusé de sa mort, ce qui est invraisemblable pour ; il se serait suicidé en laissant des aveux. Marlowe est inquiété par la police, qui comprend qu’il l’a aidé à fuir au Mexique, mais Potter étouffe l’enquête pour sauvegarder sa vie privée. Toutes les personnes proches de l’affaire conseillent à Marlowe de laisser tomber.
« Un mort est le bouc émissaire idéal. C’est pas lui qui pourrait vous contredire. »
Terry aurait été blessé à la guerre, sauvant deux compagnons devenus depuis des caïds, Mendy Menendez et Randy Starr, auxquels il n’a pas eu recours alors qu’il était dans la mélasse.
« Ce type avait été un homme impossible à détester. Combien en rencontre-t-on dans la vie dont on puisse en dire autant ? »
Roger Wade est un auteur à succès qui a un fort penchant pour l’alcool ; son éditeur, Spencer, demande à Marlowe de l’empêcher de boire pour qu’il puisse finir son roman en cours, et sa femme, la belle Eileen Howard aux yeux violets, de le retrouver car il a disparu en pleine phase éthylique.
Regard attentif sur les marges de la société.
« Tous les bureaux étaient occupés par divers charlatans, adeptes miteux de la Christian Science, avocats de l’espèce qu’on souhaiterait à ses adversaires, docteurs et dentistes dans la débine, maladroits, malpropres, attardés, trois dollars et payez l’infirmière, s’il vous plaît, des hommes fatigués, découragés, qui savent exactement à quoi s’en tenir sur eux-mêmes, à quel genre de patients ils peuvent s’attendre et combien ils peuvent leur soutirer. Prière de ne pas demander de crédit. Le docteur est là ; le docteur est absent. Vous avez une molaire bien branlante, madame Karinski. Maintenant, si vous voulez ce nouveau plombage en acrylique, ça vaut n’importe quel inlay en or. Je peux vous poser ça pour quatorze dollars. Pour la Novocaïne, ça fera deux dollars de plus, si vous voulez. Le docteur est là ; le docteur est absent. Ça fera trois dollars. Payez l’infirmière, s’il vous plaît.
Dans un immeuble pareil, il y aura toujours une poignée de gens pour se faire du fric mais ça ne se voit pas sur eux. Ils se fondent dans un anonymat grisâtre qui leur sert d’écran protecteur. Avocats marrons associés à des rackets de récupération de caution (deux pour cent en moyenne de tous les versements gagés sont récupérés). Avorteurs se faisant passer pour n’importe quels fricoteurs pour justifier la présence de leur matériel. Trafiquants de came qui se prétendent urologues, dermatologues ou toute autre branche de la médecine où le traitement peut être suivi et où l’usage répété des anesthésiques est normal. »
De nombreux personnages et situations pittoresques sont décrites, vie ordinaire d’un privé de L.A. ; Chandler a le talent des portraits lapidaires.
« Il était roux, les cheveux coupés court et son visage me fit l’effet d’un poumon vidé d’air. J’avais rarement vu un gazier aussi laid. »
On trouve aussi de la sociologie (datée, livre paru en 1953).
« Le téléphone est un objet tyrannique, envahissant. Le gadgetomane de notre époque l’adore, l’abhorre, le craint. Mais il le traite toujours avec respect, même quand il a bu. Le téléphone est un fétiche. »
Marlowe récupère Wade chez un médecin charlatan ; il rencontre Linda Loring, sœur de Sylvia et épouse du docteur d’Eileen.
« Il croit avoir un secret enfoui dans sa mémoire et il ne peut pas y accéder. Peut-être est-ce une forme de culpabilité vis-à-vis de lui-même, peut-être vis-à-vis de quelqu’un d’autre. Il croit que c’est ce qui le pousse à boire parce que, précisément, il n’arrive pas à élucider ce mystère. Il s’imagine sans doute que quoiqu’il ait pu se passer, c’est arrivé quand il était ivre et il se figure qu’en buvant il finira par voir clair. C’est un cas qui relève du psychiatre. Bon, si je me trompe, alors il se soûle parce qu’il en a envie ou ne peut s’en empêcher et cette histoire de secret n’est qu’une mauvaise excuse. Il ne peut pas écrire son livre ou, du moins, le terminer. Parce qu’il boit. Je veux dire qu’apparemment il est incapable de finir son livre parce qu’il se soûle à mort. »
Considérations sur l’écriture, solipsiste, via Wade.
« Ce monde, c’est toi qui l’as fait toi-même et le peu de secours que tu as reçu du dehors tu en es aussi l’auteur. Alors, cesse de prier, tocard. Lève-toi et bois ce verre. Il est maintenant trop tard pour quoi que ce soit d’autre. »
Wade se suicide, selon toutes apparences ; Marlowe, à proximité lors des faits, est innocenté, toujours grâce à l’influence de Potter. Il a affaire à Bernie Ohls, un lieutenant de police qu’il connaît depuis longtemps.
« – Il n’existe aucun moyen pour faire cent millions de dollars honnêtement, dit Ohls. Le grand chef se figure peut-être qu’il a les mains propres, mais sur le trajet, il y a des gars qui se font arnaquer jusqu’à l’os, de bonnes petites affaires peinardes qui sont liquidées et vendues pour trois sous, des types tout ce qu’il y a de réglos qui perdent leur boulot, des stocks de marchandises rayés du marché, des prête-noms achetés au rabais et de grands cabinets juridiques payés des fortunes pour tourner des lois dont se réclament le commun des mortels mais qui dérangent les riches parce qu’elles leur rognent leurs bénéfices. La grosse galette donne le pouvoir et le pouvoir on en fait pas bon usage. C’est le système qui veut ça. C’est peut-être pas possible d’en avoir un meilleur mais c’est pas encore la promotion de la blancheur Persil. »
« – Je suis un romantique, Bernie. J’entends des voix qui pleurent la nuit, et je ne peux pas m’empêcher d’aller voir ce qui se passe. On ne fait pas un rond comme ça. Si t’as un peu de jugeote, tu fermes tes fenêtres et tu augmentes le son de ta télé. Ou tu appuies sur le champignon et tu fous le camp au diable. Tu te mêles surtout pas des ennuis des autres. Tout ce que ça peut te rapporter, c’est d’être mal vu. La dernière fois que j’ai vu Terry Lennox, on a pris ensemble le café que j’avais préparé chez moi et on a fumé une cigarette. Alors, quand j’ai appris sa mort, je suis allé à la cuisine, j’ai fait du café, j’en ai servi une tasse pour lui, j’ai allumé une cigarette pour lui et quand le café a été froid et la cigarette consumée, je lui ai dit bonne nuit. On fait pas un rond comme ça, je te dis. Tu ferais pas ça, toi, c’est pour ça que t’es un bon flic et que je suis privé. Eileen Wade s’inquiète pour son mari, alors je me mets en chasse et je le ramène chez lui. Une autre fois, il est dans le pétrin, il m’appelle, j’y vais, je le ramasse sur la pelouse, je le mets au lit et je ne me fais pas un rond. Zéro pour cent. Rien, sauf qu’à l’occasion je me fais casser la gueule, foutre au trou ou menacer par un malfrat comme Mendy Menendez. Mais pas d’argent, pas un centime. J’ai un billet de cinq mille dollars dans mon coffre mais jamais j’en dépenserai une miette. Parce que c’est par une combine louche que je l’ai reçu. Au début, ça m’a amusé, et je le sors encore de temps en temps pour le regarder. Mais c’est tout – ce fric-là ne se dépense pas. »
« On ne fait plus un boulot de policiers, on devient une branche du racket de la médecine. On les voit partout en taule, devant les tribunaux, dans les salles d’interrogatoire. Ils écrivent des rapports de quinze pages pour expliquer pourquoi un petit voyou a braqué un débit de boissons, violé une écolière ou refilé de la came aux élèves de terminale. Dans dix ans, les zèbres comme Hernandez et moi subiront les tests de Rorschach ou d’associations de mots au lieu de faire de la gym et de s’entraîner à la cible. Quand on partira sur un coup, en emportera des petits sacs de cuir noir avec des détecteurs de mensonge portatifs et des ampoules de sérum de vérité. »
« Tu t’imagines que dans leurs grosses boîtes de Las Vegas et de Reno, il n’y a que des types pleins aux as qui vont prendre des culottes pour se marrer ? Mais c’est pas ceux-là qui font marcher le racket, c’est la foule des pauvres pigeons qui paument régulièrement le peu de fric qu’ils peuvent mettre de côté. Le flambeur plein aux as perd quarante mille dollars, se marre et remet ça. Mais le flambeur plein aux as n’enrichit pas le racket. C’est les petites pièces, la mitraille, un demi-dollar par-ci, par-là, quelquefois même un billet de cinq qui grossissent le magot. Le fric du racket rentre comme l’eau coule dans les conduites de ta salle de bains sans jamais s’arrêter. Chaque fois qu’on veut avoir la peau d’un flambeur professionnel, c’est à moi de jouer. Et chaque fois que le gouvernement prend sa dîme sur le jeu en appelant ça des impôts, il contribue à la prospérité de la pègre. […]
— Tu es un flic épatant, Bernie, mais tu te goures complètement. En un sens, les flics sont tous pareils. Ils interviennent toujours à tort. Si un type perd sa chemise à la passe anglaise, interdisez le jeu. S’il se cuite, interdisez l’alcool, s’il tue quelqu’un dans un accident de voiture, arrêtez de fabriquer des bagnoles, s’il se fait pincer avec une nana dans une chambre d’hôtel, interdisez la baise. S’il tombe dans l’escalier, ne bâtissez plus de maisons.
– Ah, mets une sourdine !
– Une sourdine, naturellement. Je ne suis qu’un citoyen quelconque. Passe la main, Bernie. Si on a des truands, des mafiosi, des équipes de tueurs, ce n’est pas à cause des politiciens véreux et de leurs acolytes à l’hôtel de ville et dans les instances juridiques. Le crime n’est pas une maladie, c’est un symptôme. Les flics me font penser aux toubibs qui te refilent de l’aspirine pour une tumeur au cerveau, à part que les flics la soigneraient plutôt à la matraque. Nous formons une grande population riche, rude, sauvage et le crime représente le prix à payer en échange, et le crime organisé est le prix à payer pour l’organisation de cette société. Ça va encore durer comme ça un bon bout de temps. Le crime organisé n’est que le côté malpropre du dollar roi. »
L’intrigue est finement, longuement exposée, de façon circonstanciée, analytique ; dénouée, elle se prolonge, prenant aussi le temps de dénoncer le système de l’argent, tout comme de fouiller le personnage de Marlowe l’indépendant. L'alcoolisme est également décortiqué, sans doute basé sur l'expérience personnelle de Chandler.
C’est une sorte de classique du roman policier, apprécié par de nombreux écrivains, par forcément de la veine polar, comme Jim Harrison, et son influence marquera de nombreux auteurs ultérieurs.
Il est fort agréable de lire un polar de temps à autre : mais il y en a tant, encore faut-il en lire un bon – celui-ci en est un !
\Mots-clés : #polar #psychologique
- le Sam 18 Fév - 11:47
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- Sujet: Raymond Chandler
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Henry James
La Source sacrée
Le narrateur, lors du trajet en train vers une partie de campagne au domaine de Newmarch, rencontre Gilbert Long, une relation qui le snobait jusqu’alors et dont il avait une piètre estime (« le crétin prétentieux »), et Grace Brissenden, qu’il ne reconnaît d’abord pas tant elle paraît n’être plus laide et vieille. En aparté, Long lui dit qu’elle a rajeuni à cause de son mariage avec Guy (« Briss »), plus jeune qu’elle, et Grace lui dit que Long est devenu intelligent et distingué sous l’influence de lady John, son épouse (qui vient par le train suivant avec Guy).
Guy paraît fort vieilli au narrateur, qui observe la petite société (notamment, outre les deux couples et lui-même, le peintre Ford Obert et la ravissante May Server) et enquête sur ce secret, élaborant une théorie de transfert de jeunesse ou d’esprit par sacrifice amoureux, de vases communicants de la « source sacrée » dans une liaison entre deux personnes.
Un portrait représente un homme marqué comme par la mort, rappelant la face de « ce pauvre Briss », et qui tient un masque qu’on peut voir comme de vie, de beauté féminine. (Ce topos littéraire fait partie du registre fantastique qui crée d'abord une appréciation erronée du roman par le lecteur, une fausse piste qui signale aussi les différences de perception des divers personnages).
Grace suggère que Mrs Server, naguère si calme et devenue si nerveuse (et en quelque sorte imbécile), soit la partenaire mystérieuse de Guy ; Obert trouve cette dernière changée depuis qu’elle posa pour lui un an plus tôt. Le narrateur (empli de compassion pour ses proies, et qui en est peut-être une lui-même, si dogmatique et imbu de lui-même) est inquiet de l’avoir exposée aux soupçons avec ses spéculations confiées à Obert et Grace.
« Cette femme est aussi charmante que possible à chaque minute, et avec chaque homme. »
« La popularité est un abri et une sanctification... elle dispose le monde à s'accorder pour ne rien voir. »
« Je m'aperçus ainsi que la discrétion avait un très étrange effet, lorsqu'elle permettait simplement une plus grande prise morale sur une proie. »
« La simple mécanique de son expression, cette lanterne de papier qui oscillait, était maintenant tout ce qui restait sur son visage. »
« Splendide, profonde, involontaire, son exquise faiblesse révélait simplement des abîmes qu'elle aurait voulu cacher. Bref, c'était une tentative merveilleusement ratée de ne rien dire. Elle disait tout, et, au bout d'une minute, mon bavardage, bien audible, mais par là complètement déplacé, cessa par net effroi de ce qu'il avait provoqué. »
Dans le laboratoire de ce microcosme social de la gentry, dans la « cage de cristal » de Newmarch durant ce week-end, le narrateur braque la « torche de l’analogie » entre les personnages qu’il scrute pour échafauder ses déductions logiques, traquant la relation cachée, de même que font, à son instigation, Mrs Brissenden et Obert.
Une subtile impression d’irréel, de jubilatoire mise en scène ludique et d’incertitude sur le narrateur (sa santé mentale est même mise en doute) est savamment entretenue.
On retrouve dans ce roman l’énigme non révélée par l’auteur de Le Motif dans le tapis, qui m’a aussi ramentu Le point aveugle de Cercas.
Il m’a fallu quelques efforts pour m’y retrouver dans l’imbroglio des personnages et les circonvolutions d’un style splendide (assurément le dessein d’un auteur retors), mais cela valait la peine : c’est étonnant, brillant d’intelligence : du grand art !
\Mots-clés : #psychologique
- le Dim 5 Fév - 12:19
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- Sujet: Henry James
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John Williams
Stoner
William Stoner, fils unique de paysans assez misérables, va fortuitement à l’université du Missouri à Columbia (que fréquenta John Williams), s’y complaît et commence à y faire carrière dans l’enseignement lorsque la Première Guerre mondiale survient, intrusion du monde extérieur dont il est à l’abri dans ce sanctuaire du savoir et de la culture.
Gordon Finch vu par David Masters (collègues à l’université) :
« – Mais tu es assez malin, disons juste assez malin, pour pouvoir deviner ce qui t’arriverait une fois dehors : tu es un raté et tu le sais parfaitement. Tu es tout à fait capable de te comporter comme un salopard, mais tu n’es pas assez impitoyable pour l’être en permanence. De plus, et bien que tu ne sois pas exactement l’homme le plus honnête qu’il m’ait été donné de connaître, tu n’es pas non plus LE salaud magnifique. D’un côté, tu es capable de donner le change avec juste ce qu’il faut de fumisterie pour ne pas travailler autant que le monde pourrait l’exiger de toi, de l’autre, tu n’es pas encore assez malin pour pouvoir lui faire gober que tu es important… Et puis tu n’es pas chanceux… du moins pas vraiment. Tu n’as aucun charisme et tu as toujours l’air un peu niaiseux… Dehors, tu passerais toujours à – Masters écarta légèrement le pouce et l’index – ça du succès et ce sentiment d’échec te détruirait complètement. Donc tu as été choisi. Élu. La providence, dont le sens de l’humour m’enchantera toujours, t’a arraché aux cruelles mandibules de ce monde et t’a placé ici même, en sûreté, au milieu de tes frères… »
Archer Sloane, son professeur :
« Une guerre ne tue pas seulement quelques milliers ou quelques centaines de milliers de jeunes hommes, elle détruit aussi, chez un peuple, quelque chose qui ne pourra jamais être remplacé… Et si ce même peuple traverse plusieurs guerres successives, très vite, la seule chose qui demeure, c’est la brute. »
William étudie la littérature anglaise.
« L’intitulé du sujet de thèse avait été De l’influence de l’Antiquité grecque et romaine dans la poésie lyrique du Moyen Âge et il passa beaucoup de temps, cet été-là, à relire les poètes en latin classique et médiéval. Et plus particulièrement leurs écrits sur la mort. De nouveau, il admira la simplicité et l’élégance avec lesquelles les poètes romains en acceptaient l’idée. Comme si le néant qui les attendait n’était que le juste tribut à payer pour toute la richesse des années dont ils avaient pu jouir. »
Il rencontre puis épouse la pâle et délicate Edith Elaine Bostwick, de Saint-Louis, qui se révèle une conjointe distante, déconcertante, dans « leur intime inimitié ». Ils ont une fille, Grace, dont lui s’occupe.
Sloane décédé, le désinvolte et ambitieux Finch assure l’intérim régulièrement reconduit de sa présidence du département et Hollis Lomax est nommé maître de conférences à sa place ; c’est un infirme, lui aussi sauvé par les livres.
« Il comprit que Lomax avait eu une sorte de révélation – une appréhension du monde rendue possible par les mots, mais que les mots, justement, ne pouvaient traduire – semblable à celle qui l’avait saisi un matin d’hiver pendant l’un des cours d’Archer Sloane. »
À l’instigation d’Edith, Stoner a acquis une maison, dispendieuse au regard de ses maigres émoluments, mais où il a son bureau.
« En s’activant ainsi dans cette pièce qui commençait tout juste à prendre forme, il réalisa que pendant de très nombreuses années, il avait vécu avec une image cadenassée quelque part dans les méandres de son inconscient. Une image refoulée comme s’il s’était agi d’un secret honteux et qui prétendait se faire passer pour un lieu, mais qui, en réalité, n’était autre qu’une représentation de lui-même. Ainsi donc, c’était lui et lui seul qu’il essayait de circonscrire en aménageant ce bureau.
En ponçant ces vieilles planches pour les transformer en bibliothèques, il les sentait devenir plus douces sous sa paume. Il regardait disparaître la patine grisâtre du temps qui, éclat après éclat, laissait deviner l’essence du bois et la pureté de ses veines. En rafistolant ces vieux meubles, en les disposant du mieux qu’il pouvait, c’était lui qu’il façonnait lentement. C’était lui qu’il arrangeait, qu’il retapait et c’était à lui aussi qu’il offrait une seconde chance. »
Stoner s'adonne entièrement aux livres.
« Cet amour de la littérature, de la langue, du verbe, tous ces grands mystères de l’esprit et du cœur qui jaillissaient soudain au détour d’une page, ces combinaisons mystérieuses et toujours surprenantes de lettres et de mots enchâssés là, dans la plus froide et la plus noire des encres, et pourtant si vivants, cette passion dont il s’était toujours défendu comme si elle était illicite et dangereuse, il commença à l’afficher, prudemment d’abord, ensuite avec un peu plus d’audace et enfin… fièrement. […]
Voilà, se disait-il, je deviens un enseignant, un passeur, un homme dont la parole est juste et auquel on accorde un respect et une légitimité qui n’ont rien à voir avec ses carences, ses défaillances et sa fragilité de simple mortel. »
À la mort de son père banquier pendant la crise de 1929, Edith change de vie, écarte William de sa fille chérie, puis de son bureau où il écrivait un second livre.
Charles Walker, un étudiant protégé par Lomax, est un trublion d’une telle inaptitude que Stoner s’oppose à son maintien en cours, ce qui dresse contre lui Lomax ; devenu le nouveau doyen, et son ennemi, ne pouvant éliminer un titulaire, ce dernier use de toutes les brimades possibles.
« Il prenait une sorte de plaisir amer et jouissif à ressasser que le peu de connaissances qu’il avait réussi à acquérir jusque-là l’avait mené à cette seule et unique certitude : en définitive, tout, toute chose, et même ce magnifique savoir qui lui permettait de cogiter ainsi, était futile et vain et finirait par se dissoudre dans un néant qu’il avait été incapable ne serait-ce que d’égratigner. »
Stoner rencontre Katherine Driscoll, et c’est réciproquement l’amour, tant physique que spirituel, jusqu’à leur séparation, à cause de Lomax.
« Au cours de sa quarante-troisième année, William Stoner apprit ce que d’autres, bien plus jeunes, avaient compris avant lui : que la personne que l’on aime en premier n’est pas celle que l’on aime en dernier et que l’amour n’est pas une fin en soi, mais un cheminement grâce auquel un être humain apprend à en connaître un autre. »
Son désespoir existentiel s’approfondit, mais il inflige un revers à Lomax et devient une vedette pour ses étudiants ; il est maintenant sans prise dans son « armure d’indifférence » pour la malveillante Edith, qui se replie sur elle-même.
« Enfin, de guerre lasse, épuisée et presque reconnaissante, elle finit par accepter sa défaite. Les crises se firent plus rares et moins bruyantes jusqu’à devenir aussi convenues que l’intérêt qu’il leur portait et ses longs silences devinrent autant de replis dans une intimité dont il ne s’émouvait plus guère plutôt qu’une attitude de reproche à son égard.
À quarante ans, Edith Stoner était aussi mince qu’elle l’était jeune fille, mais avec une dureté et une friabilité que l’on pouvait imputer à une sorte d’extrême raideur. Comme un corset qui n’aurait pas été taillé à sa mesure et qui, à force d’entraver ses mouvements, avait fini par la blesser. La peau de son visage émacié semblait tendue sur ses pommettes comme une toile sur un châssis et tout en elle n’était qu’angles, arêtes et douleur.
Chaque matin, elle usait de tant de fards et de poudre qu’on avait l’impression qu’elle se composait un visage sur un masque blanc. Ses mains étaient extrêmement maigres, comme si un squelette avait enfilé des gants de peau sèche et puis elles remuaient sans cesse. Se tordant, s’ouvrant, se refermant et se crispant, même dans les moments les plus tranquilles. »
Grace tombe enceinte avec détachement, en fait par fuite. La Seconde Guerre mondiale survient, et son mari y meurt ; elle s’adonne à l’alcool.
« Comme beaucoup d’autres qui avaient déjà vécu une époque similaire, il était… hébété. Ce malaise sans nom tentait de se faire passer pour une sorte de torpeur, seulement lui savait. Il savait que c’était un sentiment dû à des émotions tellement profondes et tellement terribles que l’on s’interdisait de les admettre pour la seule et bonne raison qu’il était impossible de vivre avec. C’était, pensait-il, la force des grandes tragédies. Elles jetaient sur l’humanité une telle chape de malheur qu’elles replaçaient aussitôt nos petites misères dans une tout autre perspective. Les petites histoires se fondaient dans la grande et le fait même qu’elles soient ainsi emportées dans une sorte de maelström qui les dépassait les rendait plus émouvantes encore. Comme une tombe paraît d’autant plus poignante qu’elle a été creusée au milieu de nulle part… »
« Il avait vu la folie du monde et des siens dans les années qui avaient suivi la Grande Guerre. Il avait vu la haine et la méfiance devenir une sorte d’aliénation qui avait gangrené tout le pays aussi sûrement qu’une peste noire. Il avait vu des jeunes gens, des garçons, repartir faire la guerre, piaffer d’impatience et marcher gaiement vers un destin qui n’avait aucun sens. Le chagrin et la pitié qu’il en concevait étaient si absolus et si profondément ancrés en lui que rien ne semblait plus pouvoir l’atteindre… »
Stoner meurt d’un cancer.
« Il laissa ses doigts courir sur le grain du papier et ressentit un léger picotement : ces mots… ils étaient vivants… Ce fourmillement remonta le long de ses poignets et vint se répercuter dans tout son corps. Il y fut très attentif, guetta leur cheminement et attendit d’en être tout entier embrasé. Que cette passion de toujours, cette ardeur, qui avait été comme un affolement, l’épinglât là où il se trouvait étendu. Pourtant il ne pouvait pas lire ce qu’il avait écrit un jour : un rayon de soleil dansait dessus.
Un bruit sourd vint troubler le silence.
Il avait lâché prise et son livre en tombant s’en trouva refermé. »
Ce roman, classiquement chronologique, est rédigé dans un style académique qui lui donne une sorte de pureté détachée ; il est empreint d’une distance partiellement due à l’austère retenue tant de Stoner que de l’auteur, à l’indécision sur les motivations des personnages (malgré une description approfondie par le narrateur omniscient), à l’impression de rendu d’évènements réels dans leur incohérence caractéristique, et au manque avoué d’une représentation nette de cet univers de la littérature illuminant Stoner, passion vitale où il alterne étude et enseignement. Car c’est aussi ce métier qui est le thème du livre (dans la lignée des Coe, Lodge, Philip Roth, Cercas et tutti quanti), et encore le cours du XXe siècle avec ses guerres sidérantes. Mais la matière principale demeure ces solitudes, voire amertumes juxtaposées dans l’insignifiance résignée.
\Mots-clés : #psychologique #xxesiecle
- le Ven 30 Déc - 12:48
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Albert Cossery
Une ambition dans le désert
Au début, sensation de déjà lu tant la situation rappelle celle d’Un complot de saltimbanques : à « Dofa », la capitale d’un petit l’émirat « du golfe », Samantar (au lit avec Gawhara, quinze ans) s’inquiète des récents attentats à la bombe revendiqués par des tracts maladroits, qu’il considère comme une mystification risquant de déclencher la répression du régime autoritaire de cet État pauvre jusque-là épargné par les puissances impérialistes, étant dépourvu de ressources pétrolières.
« La révolution ? Cela ne me paraît pas d’une nécessité vitale dans cette région, ni en ce moment. Même un enfant saurait que la puissance impérialiste qui protège nos richissimes voisins ne laisserait pas sans bouger un mouvement subversif s’implanter dans une partie de la péninsule. »
Il décide d’enquêter avec Hicham, le populaire joueur de tabla (père de la petite Nejma), et effectivement, le peuple, certes pauvre, ne s’intéresse pas à ces signes de révolution. Il retrouve Shaat, son ami d’enfance, à la fois enthousiaste et lucide, inopinément libéré par anticipation de prison pour fraude grâce à un certain Higazi.
« Shaat accueillait toujours avec la même ferveur tous les événements que le hasard pouvait accumuler sur son chemin. Pour lui il n’y avait pas de bonnes et de mauvaises situations. Toutes les situations méritaient d’être vécues avec délectation, car il y avait dans chacune d’elles cette parcelle d’humour qui sauvait l’homme de la dégénérescence et de la mort. Sa nouvelle fonction n’avait en aucune manière changé son caractère éminemment futile. Diriger une révolution n’impliquait nullement de sa part un renoncement à la lucidité. Son analyse des valeurs et des principes qui depuis des millénaires régissaient la terre des hommes n’avait subi aucune altération du fait de son engagement politique. Il restait toujours convaincu de la bêtise fondamentale du monde et n’éprouvait aucune envie de le réformer. D’ailleurs on n’avait pas exigé de lui la foi d’un justicier luttant pour une meilleure répartition des biens terrestres. Tout cela avait plutôt l’air d’un jeu stupide. Fabriquer des bombes et les faire poser par des complices dûment appointés dans différents points de la ville était une occupation surprenante, certes, mais pas plus répréhensible que celle d’un chef d’État faisant bombarder par ses avions une population sans défense. Au moins, ses bombes à lui ne faisaient pas de victimes. Shaat se sentait dans une situation sans équivalent dans les annales révolutionnaires. Participer à une révolution sans être concerné par son triomphe ou son insuccès c’était tout de même quelque chose d’étonnant et qui concrétisait dans une certaine mesure un rêve d’enfance qu’il avait partagé avec Samantar. C’était le rêve merveilleux de tous les enfants intelligents : fabriquer une arme magique capable d’anéantir à jamais le monde ennuyeux des adultes. Malheureusement Samantar avait trahi son rêve d’enfant ; il ne recherchait plus que la paix. Une paix que Shaat, obéissant aux caprices de sa destinée, était en train de saper avec une touchante bonne conscience. »
Un jeune poseur de bombes (Mohi) :
« C’est vrai, il n’y a pas plus débilitant qu’un homme sincère. Mais celui-là ne nous causera aucun ennui. Il approuve tout ce qui peut démanteler le pouvoir, n’importe quel pouvoir. Il hait le monde entier et si je lui en donnais l’ordre, il ferait un carnage. Je ne sais pas ce qu’on lui a fait, mais tu peux compter sur lui pour faire sauter la ville. De toute ma vie je n’ai rencontré quelqu’un trimbalant une haine aussi farouche. »
Le but des attentats n’est pas dans l’émirat, mais chez ses voisins corrompus :
« L’argent du pétrole qui s’accumule entre les mains de quelques potentats, tandis que la majorité du peuple vit dans l’indigence, rend ce dernier plus sensible à l’injustice sociale. Il y a des millions de mécontents à nos frontières. Il suffit d’une étincelle pour qu’ils se soulèvent. Notre action sera pour eux exemplaire. Le partage des biens est une utopie toujours d’actualité et qui fait encore rêver les foules. »
Le cheikh Ben Kadem, Premier ministre de l’émirat, en est le vrai maître, et ambitionne de devenir celui de toute la péninsule, étant farouchement opposé à l’impérialisme étranger ; Samantar, son cousin, anarchisant uniquement préoccupé de plaisirs (femmes, haschisch), est aussi son « conseiller clandestin » à cause de sa perspicacité, même si tout les oppose. Cossery nous fait vite comprendre que c’est le rigoureux Ben Kadem, cette « ambition dans le désert », qui est l’instigateur de ces attentats, comptant sur la « solidarité prolétarienne » internationale pour financer son projet.
« À force de discuter pendant des nuits entières avec son jeune parent Samantar (cet esprit foncièrement contestataire, mais pour qui l’action était une chose dérisoire), il avait fini par admettre que seule une révolution populaire, par l’impact qu’elle aurait dans les autres États du golfe, parviendrait à remuer ces masses amorphes et ferait éclater cet ordre granitique qui s’opposait à son ambition. Cette arme suprême des pauvres lui apparut comme un don de la providence à la pureté de son idéal patriotique. »
« Ben Kadem n’était pas mécontent d’avoir mis en pratique un principe – fondement d’une philosophie cynique – que son jeune parent Samantar avait toujours soutenu devant lui : à savoir que toutes les institutions humaines étaient basées sur une imposture. »
Cossery montre la manipulation et récupération des révolutionnaires avec leur « ordinaire stupidité ».
« Une révolution crédible se fait surtout avec du bruit. »
Une seconde vague d’attentats terroristes, visant clairement les possédants, fait sauter la banque et l’agence d’import-export ; ce n’est plus une farce, et les déshérités craignent pour leurs rares biens ! Gawhara :
« La jeune fille portait son tablier d’écolière et agitait à bout de bras son cartable comme si elle se défendait contre une meute de chiens lancée à sa poursuite. Avec ses sandales en cuir rouge éclaboussées de soleil, elle semblait, dans sa ruée trépidante, répandre son sang sur la pierraille. […]
Pourquoi ne pas partir ?
– Parce que c’est ici que j’aime vivre.
– Il n’y a pas un autre désert comme celui-ci ?
– Non, c’est le dernier. Tous les déserts environnants sont pollués par le pétrole et les marchands du monde entier. Les fiers nomades portent désormais l’uniforme de l’infamie et travaillent tous dans les industries pétrolières. La vue de ces esclaves ternirait notre amour. »
« – Je comprends et même j’admire volontiers la violence contre toutes les formes de l’oppression. Mais nous sommes ici loin de toute tyrannie. Ceux qui à Dofa prônent la violence, il me semble qu’ils s’amusent à instaurer la tyrannie, mais sans doute sont-ils trop bêtes pour s’en soucier.
– Pourtant ces gens sacrifient leur vie pour une juste cause.
– Tu es trop bon pour le croire. Laisse-moi te dire que personne ne fait don de sa vie à une cause, fût-elle juste ou injuste, mais seulement pour obéir à une pulsion intérieure plus forte que l’attachement à la vie. »
« Là où il n’y a rien à partager la révolution est déjà pratiquement accomplie. Alors je me demande si ce chef n’a pas d’autres objectifs plus lointains, plus grandioses que la conquête de ce misérable royaume. Aussi je soupçonne derrière cette macabre exhibition l’ambition d’un homme. »
Mohi ayant explosé avec la bombe qu’il allait placer au palais du Premier ministre en outrepassant les ordres, Shaat avoue à Samantar la part qu’il eut dans le faux mouvement insurrectionnel et la première vague d’attentats, ainsi que l’identité de son promoteur, Ben Kadem. Mohi était le fils secret de ce dernier, qu’il haïssait, et qui renonce à son projet. Tareq, le simple d’esprit aux discours subversifs qui fait la joie des enfants, apparaissant peu à peu comme un simulateur utilisant l’arme de la dérision, n’est en fait pas fou, mais à l’origine de la seconde vague d’attentats, destinés à supprimer les ressources financières du premier mouvement.
« C’est très jeune que j’ai décidé de devenir fou, comme on décide de devenir médecin ou avocat. Les fous jouissent de circonstances atténuantes et il leur est permis de s’exprimer en toute liberté. Et je voulais – c’était ma seule ambition – pouvoir dire au monde tout mon dégoût et ma haine sans encourir de représailles. »
C’est habilement structuré et remarquablement observé, même si le ton guindé de Cossery est parfois laborieux. Outre de beaux personnages (où on devine des positions de l’auteur, portant toujours les valeurs du dénuement et de l’inaction), j’ai trouvé cet ouvrage particulièrement révélateur de la mentalité moyen-orientale, singulièrement au vu de l’histoire récente (livre publié en 1984).
\Mots-clés : #insurrection #politique #psychologique #revolution
- le Dim 25 Déc - 10:49
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Daniel Keyes
Des fleurs pour Algernon
Charlie Gordon est un attardé mental de trente-deux ans qui travaille dans la boulangerie Donner (recueilli par charité, afin de lui éviter l’asile), et suit les cours de lecture et d’écriture de Miss Kinnian. Il est motivé et s’efforce d’apprendre ; l’examinateur Burt Selden lui fait passer des tests psychologiques dans le cadre desquels il doit écrire des comptes rendus.
« Je veu devenir un télijen si ils peuvent men donné la posibilité. »
« Si on est intelligent on peut avoir des tas d’amis pour parler et on ne se sans plus tout seul tout le temp. »
Il rencontre à cette occasion Algernon, une souris de laboratoire qui lui montre comment passer un labyrinthe… Algernon a été opérée, et Charlie l’est à son tour par l’équipe des Pr Nemur, psychologue, et Dr Strauss, chirurgien neuropsychiatre.
Il fait alors des progrès en orthographe (?!), s’agace de ne pas constater d’amélioration de son intelligence, de devoir écrire ses comptes rendus, d’être toujours battu à la course par Algernon. Il commence à se rappeler ses rêves et à apprendre, sans en prendre conscience.
« 6 avril. Aujourd’hui, j’ai appris la virgule, qui est, virgule (,) un point avec, une queue, Miss Kinnian, dit qu’elle, est importante, parce qu’elle permet, de mieux écrire, et elle dit, quelqu’un pourrait perdre, beaucoup d’argent, si une virgule, n’est pas, à la, bonne, place. J’ai un peu d’argent, que j’ai, économisé, sur mon salaire, et sur ce que, la Fondation me paie, mais pas beaucoup et, je ne vois pas comment, une virgule, m’empêche, de le perdre.
Mais, dit-elle, tout le monde, se sert des virgules, alors, je m’en servirai, aussi. »
Il réalise que ses collègues de travail, qu’il croyait ses amis, se moquent de lui.
« C’est parce que je suis si bête et que je ne sais même pas quand je fais quelque chose de bête. Les gens pensent que c’est amusant quand une personne pas intelligente ne peut pas faire des choses comme eux ils peuvent. »
Le docteur Strauss :
« Plus tu deviendras intelligent, plus tu auras de problèmes, Charlie. Ta croissance mentale va dépasser ta croissance émotionnelle. »
« Il dit qu’un Q.I. indique jusqu’où peut aller votre intelligence comme les chiffres sur un verre à mesurer. Encore faut-il emplir le verre avec quelque chose. »
« Le Dr Strauss dit que cela signifie que j’ai atteint un point où mon subconscient tente de bloquer mon conscient pour l’empêcher de se rappeler. C’est un mur entre le présent et le passé. Parfois le mur résiste et parfois il s’effondre et je peux me souvenir de ce qui est derrière lui. »
Des souvenirs de son enfance traumatique reviennent à Charlie, notamment sur l’autre sexe ; mais les personnes, comme ses parents, y apparaissent avec un « visage [qui] n’est qu’un masque vide ».
« J’avais franchi un nouveau stade, et la colère et les soupçons étaient mes premières réactions au monde qui m’entourait. »
Il repasse le test de Rorschach, et au lieu d’y chercher des images ou de refuser de dire des mensonges, il imagine.
Son entourage, qui constate son évolution sans en connaître la cause, éprouve de l’inquiétude, et même du ressentiment à son égard.
« Tout le monde semble avoir un peu peur de moi. »
Parallèlement à son trouble vis-à-vis des femmes, il devient pudique par rapport à son intimité en songeant que ses comptes rendus sont lus par d’autres. Son entendement comme sa sensibilité s’affinent.
« Maintenant, je comprends que l’une des grandes raisons d’aller au collège et de s’instruire, c’est d’apprendre que les choses auxquelles on a cru toute sa vie ne sont pas vraies, et que rien n’est ce qu’il paraît être. »
« Même dans les contes de fées, il faut qu’il y ait des règles. Les détails doivent être cohérents et s’articuler entre eux. Ce genre de film est mensonger. Les scènes ne s’enchaînent qu’arbitrairement parce que le scénariste, ou le réalisateur, ou je ne sais qui, a voulu y introduire quelque chose qui ne va pas avec le reste. Et cela n’a pas de sens. »
Charlie commence à remettre en cause les diverses formes d’autorité. Alice Kinnian l’aide dans son éveil moral (il est révolté par la malhonnêteté), l’amène à prendre une décision par lui-même et à avoir confiance en soi ; il en est amoureux, avec une grande part d’immaturité.
Il lit énormément, pratique tout spécialement la libre association d’idées, et trouve dorénavant rudimentaires les étudiants qu’il enviait… Bientôt, il ne trouve plus d’interlocuteurs valables, même parmi les professeurs.
« Les sujets qui m’absorbent le plus, en ce moment, sont l’étymologie des langues anciennes, les ouvrages les plus récents sur le calcul des variations et l’histoire hindoue. C’est étonnant, la manière dont des choses sans lien apparent, s’enchaînent. J’ai atteint un autre « plateau » et maintenant les courants des diverses disciplines semblent s’être rapprochés comme s’ils jaillissaient d’une source unique.
C’est étrange, mais lorsque je suis dans la cafétéria du collège et que j’entends les étudiants discuter d’histoire, de politique ou de religion, tout cela me semble terriblement puéril.
Je n’ai plus aucun plaisir à débattre sur un plan aussi élémentaire. Les gens se froissent quand on leur montre qu’ils n’abordent pas les complexités du problème, ils ne savent pas ce qui existe au-delà des apparences superficielles. Il en est de même au niveau supérieur et j’ai renoncé à toute tentative de discuter de ces choses avec les professeurs de Beekman. »
Parvenu « à ce stade de l’adolescence où le fait d’être près d’une femme, de penser à l’amour sexuel, provoque l’anxiété, la panique et même des hallucinations », il mesure son attardement émotionnel.
Il suscite la peur et la haine chez ses collègues qui se sentent maintenant inférieurs à lui, et Donner doit le renvoyer de la boulangerie où il se sentait chez lui : il est devenu étrange, « pas normal ». Il n’est plus chaleureux, n’étant plus docile ; il devient impatient, voire condescendant, et vraiment hors du commun. On doit même l’inciter à employer un langage simple (accessible) dans ses comptes rendus (afin qu’ils soient compris) …
« Il m’a rappelé que le langage est parfois un obstacle au lieu d’un moyen de communication. Il y a quelque ironie à me retrouver ainsi de l’autre côté de la barrière intellectuelle. »
Terrifié par un vol aérien qui l’emmène à Chicago pour être présenté au congrès de l’International Psychological Association, il a un flashback qui lui apprend que sa motivation pour devenir intelligent lui vient de sa mère, qui n'a jamais accepté son handicap et le livrait à divers médecins (et charlatans). Il s’insurge contre le Pr Nemur, qui le considère comme un cobaye et sa créature (et promeut la génération d’un être humain supérieur) : il a toujours été un être humain, même s’il est devenu en trois mois un génie plein de savoir, qui surpasse les autres (il parle une multitude langues, ce qui lui permet de lire ce qui n’est pas encore traduit).
« Suis-je un génie ? Je ne le pense pas. Pas encore en tout cas. Comme dirait Burt, en parodiant les euphémismes du jargon des éducateurs, je suis exceptionnel – terme démocratique utilisé pour éviter les étiquettes infamantes de doué ou de faible (qui signifièrent brillant ou attardé), mais dès qu’exceptionnel commencera à avoir quelque signification pour quelqu’un, on le changera. Il semble que la règle soit de n’utiliser une expression que tant qu’elle ne signifie rien pour personne. Exceptionnel s’entend aussi bien pour un extrême que pour l’autre, si bien que j’ai été exceptionnel toute ma vie. »
Lors de la conférence, Charlie est le seul à percevoir l’erreur des chercheurs :
« Les conclusions de Nemur étaient donc prématurées. Car aussi bien pour Algernon que pour moi, il faudrait davantage de temps pour savoir si la modification persisterait. »
Il s’enfuit avec Algernon. Il se sent observé par (l’autre) Charlie qui existe toujours, dans son passé, et son présent (dissociation grandissante) ; mais il parvient à surmonter sa peur des femmes avec Fay, une peintre vive, ouverte et indépendante ; ils sortent ensemble danser et boire, bien qu’il soit pris par le temps : Algernon montre de plus en plus les signes d’un comportement « désordonné » … De retour au labo, où dorénavant il poursuit les recherches sur cette régression, Charlie visite l’asile Warren, où il pourrait terminer ses jours. Il découvre la faille dans l’hypothèse de travail de Nemur et Strauss ; de plus en plus seul, il observe ses premiers signes d’instabilité émotionnelle et de perte de mémoire. Algernon meurt, et à la dissection elle révèle une dégénérescence cérébrale ; il l’enterre, et dépose des fleurs sur sa tombe. Scène poignante lorsqu’il revoit sa mère et sa jeune sœur. Il cesse psychothérapie et tests, ne poursuivant que son journal, documentant jusqu’au bout son processus de désagrégation mentale.
« C’est le déclin. J’ai des envies de suicide pour en finir avec tout maintenant que j’ai encore le contrôle de moi-même et conscience du monde qui m’entoure. Mais alors, je pense à Charlie qui attend à la fenêtre. Je n’ai pas le droit de lui enlever sa vie, je ne l’ai qu’empruntée pour un moment et maintenant, je dois la lui rendre. »
« J’ai fini de courir dans le labyrinthe. »
Il ne comprend plus les livres qu’il a aimés. Irritation, progressive perte de l’attention. Alice, qu’il avait dépassée, est de nouveau à son niveau, et ils parviennent à s’aimer – pour un temps. Soucis de coordination, fatigue et paresse. Télévision :
« Pourquoi est-ce que je regarde toujours la vie à travers une fenêtre ?
Et quand tout est fini, je suis écœuré de moi-même ; il me reste si peu de temps pour lire, écrire et réfléchir, et je devrais éviter de m’intoxiquer le cerveau avec ces niaiseries malsaines qui visent l’enfant en moi. Surtout quand l’enfant qui est en moi reconquiert mon cerveau. »
Il accuse la malchance, et recourt de nouveau à une patte de lapin (je me souvenais curieusement de ce retour de superstition à près d’un demi-siècle de ma première lecture de ce livre). Il refuse qu’on ait pitié de lui comme il a souffert qu’on rie de lui.
Il revient travailler chez Donner, et retrouve ses amis. Puis il suit sa résolution de retourner à l'asile Warren. Excipit :
« P. S. : Si par hazar vous pouvez mettez quelques fleurs si vous plait sur la tombe d’Algernon dans la cour. »
Sans conjecturer sur la validité scientifique des fines observations psychologiques de Keyes (y compris concernant les personnages autres que Charlie), ce livre déjà lu adolescent demeure pour moi une formidable leçon d’empathie et d’humanité.
\Mots-clés : #psychologique
- le Lun 5 Déc - 12:42
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Anita Brookner
Regardez-moi
Trouvé en boite à livres, je vois qu'il n'est pas référencé ici, et je me lance dans sa lecture tout à fait vierge : ça a été une claque. J'ai trouvé surtout très subtil l'objet du roman. Très difficile de cerner ce qui se passe réellement, sentiment que précisément c'est une tentative de description de ce qui se passe parfois quand "rien n'est à propos". Enfin , difficile d'en rendre compte, en tous cas : une lecture pas marrante, mais une écriture très proche de ses ressources.
Un livre qui dit quelque chose.
J'ai été assez attirée par ce livre, puis sa lecture parce que jeune fille j'ai eue une certaine propension à être happée par le charisme d'autrui, et à vivre une dichotomie entre mon altruisme spontané et les absences d'éthique que je trouvais à des personnes par ailleurs "irrésistibles". Cette forme de passivité et de contradiction dans mes comportements amicaux me causait beaucoup de cas de conscience, et c'est cette espèce d'insécurité masochiste que décrit l'auteur. En fait je n'avais jamais lu sur ces situations de manière aussi subtile.
Je suis sortie de cette lecture très impressionnée, bien persuadée d'avoir touché du doigt l'une de mes malfaçons. Et bien convaincue d'avoir lu un auteur très virtuose.
Le paradoxe est que c'est pas une lecture très agréable parce que c'est plein de cruauté, c'est un tableau de la sidération, de l'impuissance, enfin tout à fait déprimant. Et impressionnant.
Les lecteurs qui n'aiment pas le "psycho-psychy" s'abstiendront, la ratiocination est reine dans ce roman.
Intriguée par la personnalité de l'auteur j'ai peu trouvé sur elle, en français.
Sur le portail Cairn info j'ai trouvé un article de psychanalyse qui s'ancre sur un cas clinique, c'est là que j'ai copié les deux extraits ci-dessous. Le chercheur de l'article conclue en disant "la dépendance s’arrime à la douleur – morale et physique – parce que cette douleur, en dépit du déni qui porte sur elle, est la seule trace acceptable du lien aux objets originaires. La haine contre l’objet se confond avec la haine contre le moi, parce que l’objet, par essence, s’est révélé décevant, traître, et que cette révélation reste inadmissible. C’est cette intolérable déception qui entraîne le rejet radical, ou la destruction, de l’objet et par l’objet." ça doit être ça. (l'article )
J'ai lu cet article sur Anita Brookner, une interview de Julian Barnes à son propos, très intéressante, aussi.
article en anglais "Julian Barnes revient sur son amie Anita Brookner

Les hasards.
Regardez moi a écrit:« Écrire est le moyen de me faire entendre. De rappeler aux autres que je suis là. Et quand j’ai disposé mes personnages, pillé mes réserves d’images, et que j’ai dépouillé les uns et les autres de toute la tristesse que je peux ressentir, alors il m’est possible de brancher le courant qui me permet, quand je m’y mets, d’écrire si facilement et de faire rire les gens. (...) Si j’étais davantage aidée par mon aspect extérieur et ma manière d’être, je communiquerais le message personnellement. Je dirais : “Et moi ?... Et moi ?” »
Regardez moi a écrit:« La première fois que j’ai vu Nick et Alix ensemble, j’ai eu l’impression d’assister au triomphe des théories du XIXe siècle sur la sélection naturelle (...). Leur présence physique, on pourrait presque dire leur gloire physique, était tellement suffocante que je me suis immédiatement sentie faible et pâle, pas décadente, mais sous-alimentée, privée des forces les plus puissantes de la vie, condamnée aux pièces sombres, aux repas frugaux et à une existence rampante, appropriée à ma condition de faiblesse, qui me permettrait de décliner doucement jusqu’à l’extinction. »
\Mots-clés : #psychologique
- le Ven 11 Nov - 10:59
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John Le Carré
Un homme très recherché
Peu après le 11 septembre, Issa Karpov, le mystérieux fils tchétchène d’un colonel de l’Armée rouge décédé, arrive clandestinement à Hambourg (port cosmopolite qui abrita une cellule islamiste impliquée dans l’attentat) ; il a été torturé en Russie et en Turquie, et prétend étudier la médecine, envoyé par Allah. Annabel Richter, une jeune avocate idéaliste de gauche, le met en rapport avec Tommy Brue, un banquier dont le père a créé un compte d’argent blanchi pour son père, associé à la mafia et au massacre des musulmans russes ; les services secrets s’intéressent à lui.
« En fac de droit, on discutait beaucoup de la primauté de la loi sur la vie. C’est un principe fondamental qui traverse toute l’histoire de l’Allemagne : la loi n’est pas faite pour protéger la vie, mais pour l’étouffer. Nous l’avons appliqué aux Juifs. Adapté à l’Amérique d’aujourd’hui, ce même principe autorise la torture et l’enlèvement politique. »
À son habitude, Le Carré dépeint de beaux portraits de ses personnages (notamment des agents secrets), ainsi qu'un contexte géopolitique international occulte, et crédible.
« S’il existe en ce monde des gens prédestinés à l’espionnage, Bachmann était de ceux-là. Rejeton polyglotte d’une extravagante Germano-Ukrainienne ayant contracté une série de mariages mixtes, unique officier de son service censé n’avoir rien réussi à l’école si ce n’est se faire renvoyer définitivement du lycée, avant l’âge de trente ans Bachmann avait bourlingué sur toutes les mers du globe, fait du trekking dans l’Hindou Kouch et de la prison en Colombie, et écrit un roman impubliable d’un millier de pages.
Pourtant, au fil de ces expériences invraisemblables, il avait découvert son patriotisme et sa vraie vocation, d’abord en tant qu’auxiliaire irrégulier d’un lointain avant-poste allemand, puis en tant qu’agent expatrié sans couverture diplomatique à Varsovie pour sa connaissance du polonais, à Aden, Beyrouth, Bagdad et Mogadiscio pour son arabe, et enfin à Berlin pour ses péchés, condamné à y végéter après avoir engendré un scandale quasi épique dont seuls quelques détails avaient atteint le moulin à ragots : un excès de zèle, dirent les rumeurs, une tentative de chantage malavisée, un suicide, un ambassadeur allemand rappelé en hâte. »
Sont particulièrement intéressants les discours manipulateurs des agents de renseignement et surtout des officiers traitants.
« Pas étonnant qu’elle n’arrive pas à dormir. Il lui suffisait de poser la tête sur l’oreiller pour revivre avec un réalisme criant ses nombreuses et diverses prestations de la journée. Ai-je outré mon intérêt pour le bébé malade de la standardiste du Sanctuaire ? Quelle image ai-je projetée quand Ursula a suggéré qu’il était temps pour moi de prendre des vacances ? Et pourquoi l’a-t-elle suggéré d’ailleurs, alors que je me terre derrière ma porte close pour donner l’impression que je remplis diligemment mes fonctions ? Et pourquoi en suis-je venue à me considérer comme le légendaire papillon d’Australie dont le battement d’ailes peut déclencher un tremblement de terre à l’autre bout de la planète ? »
« …] malgré tous les fabuleux joujoux d’espions high-tech qu’ils avaient en magasin, malgré tous les codes magiques qu’ils décryptaient et toutes les conversations suspectes qu’ils interceptaient et toutes les déductions brillantes qu’ils sortaient d’une pochette-surprise concernant les structures organisationnelles de l’ennemi ou l’absence desdites, malgré toutes les luttes intestines qu’ils se livraient, malgré tous les journalistes soumis qui se disputaient l’honneur d’échanger leurs scoops douteux contre des fuites calculées et un peu d’argent de poche, au bout du compte, ce sont toujours l’imam humilié, le messager secret malheureux en amour, le vénal chercheur travaillant pour la Défense pakistanaise, l’officier subalterne iranien oublié dans la promotion, l’agent dormant solitaire fatigué de dormir seul, qui à eux tous fournissent les renseignements concrets sans lesquels tout le reste n’est que du grain à moudre pour les manipulateurs de vérité, idéologues et politopathes qui mènent le monde à sa perte. »
« Nous ne sommes pas des policiers, nous sommes des espions. Nous n’arrêtons pas nos cibles. Nous les travaillons et nous les redirigeons contre des cibles plus importantes. Quand nous identifions un réseau, nous l’observons, nous l’écoutons, nous le pénétrons et nous en prenons peu à peu le contrôle. Les arrestations ont un impact négatif. Elles détruisent des acquis précieux. Elles nous renvoient à la case départ, elles nous obligent à chercher un autre réseau qui serait même deux fois moins bien que celui qu’on vient de foutre en l’air. »
Le Dr Abdullah est un érudit installé en Allemagne qui « représente beaucoup de grandes organisations caritatives musulmanes », et il est pressenti pour répartir pieusement l’argent « impur » de l’héritage d’Issa, car c’est un homme de bien – mais peut-être y a-t-il chez lui ne serait-ce que 5 % de mal ?
Cette histoire fait intervenir les services secrets allemands, anglais et américains, avec leurs guerres intestines, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme islamique, jusqu'au triomphe final des États-Unis et de leur puissant système de non-droit.
Le suspense m’est paru particulièrement bien mené. Je renvoie aux subtils commentaires de Marie et Shanidar.
\Mots-clés : #contemporain #discrimination #espionnage #immigration #justice #minoriteethnique #politique #psychologique #religion #terrorisme #xxesiecle
- le Ven 21 Oct - 13:04
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- Sujet: John Le Carré
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Marlen Haushofer
Le Mur invisible
Une femme écrit comment elle se retrouva seule dans un chalet de montagne en forêt autrichienne, soudainement isolée du reste du monde par un mur invisible. Avec pour toute compagnie un chien, puis une vache, et enfin une chatte (puis des chatons, puis un veau), elle raconte au jour le jour sa survie à l’écart du monde (mort ou plutôt pétrifié, peut-être par une guerre), avec comme ressources les équipements et vivres stockés là par le propriétaire de la maison forestière, un hypocondriaque. Elle plante pommes de terre et haricots, chasse (à contrecœur), explore un peu les limites de la réserve close par le mur invisible ; elle travaille dur, aussi pour ne pas se laisser aller à ses pensées.
« Ce n’est pas que je redoute de devenir un animal, cela ne serait pas si terrible, ce qui est terrible c’est qu’un homme ne peut jamais devenir un animal, il passe à côté de l’animalité pour sombrer dans l’abîme. »
Elle se conforme à l’esprit paysan, laborieux, opiniâtre et prévoyant, dépendant des saisons ; son rapport au temps évolue.
« Au moment où je revenais de la vallée, je n’avais pas encore compris que ma vie passée venait brusquement de prendre fin, ou plutôt ma tête seule le savait et c’est pourquoi je n’y croyais pas. Ce n’est que lorsque la connaissance d’une chose se répand lentement à travers le corps qu’on la sait vraiment. C’est ainsi que je n’ignore pas, comme tout un chacun, que je vais mourir, mais mes pieds, mes mains, mes entrailles l’ignorent encore et c’est pourquoi la mort me semble tellement irréelle. Beaucoup de temps s’est écoulé depuis ce jour de juin et je commence peu à peu à prendre conscience que je ne pourrai plus jamais revenir en arrière. »
« Je me demande où est passée l’heure exacte, depuis qu’il n’y a plus d’hommes. »
« Déjà, je ne suis plus qu’une fine pellicule recouvrant un amoncellement de souvenirs. »
« C’est depuis que j’ai ralenti mes mouvements que la forêt pour moi est devenue vivante. »
Son récit témoigne à un moment d’une certaine réserve vis-à-vis des hommes (ou de ses semblables) ; elle garde un bon souvenir de son défunt mari ; il me paraît excessif de considérer cet ouvrage comme "féministe" (si ce n’est qu’elle s’en sort au moins aussi bien qu’un homme).
« Je n’ai jamais eu peur la nuit dans la forêt alors qu’en ville je ne me suis jamais sentie tranquille. Pourquoi en est-il ainsi, je l’ignore, sans doute parce que dans la forêt je n’avais pas peur de rencontrer des hommes. »
« La possibilité de se décharger du travail doit être la grande tentation de tous les hommes. Et pourquoi un homme qui n’aurait plus à redouter la réprobation continuerait-il à travailler ? Non, il vaut mieux être seule. »
Elle est mentalement soutenue par la compagnie de ses bêtes, et son récit les évoque essentiellement, rapportant de fines observations.
« Quand je repense à ce premier été, il m’apparaît bien plus marqué par le souci que je me faisais pour mes bêtes que par la conscience du caractère désespéré de ma propre situation. La catastrophe ne m’avait déchargée d’une grande responsabilité que pour, sans que je le remarque, m’accabler d’un autre fardeau. Quand je pus enfin comprendre ce qui se passait, je n’étais plus en mesure d’y rien changer. Je ne crois pas qu’on puisse attribuer mon comportement à de la faiblesse ou de la sentimentalité, je ne faisais que suivre un penchant qui m’était inné et que je n’aurais pu combattre sans me détruire moi-même. C’est bien triste pour notre liberté. Il est vraisemblable qu’elle n’a jamais existé que sur le papier. Déjà on ne peut pas parler de liberté extérieure, mais je n’ai pas non plus rencontré d’homme qui ait été libre intérieurement. Et je n’ai pas éprouvé ce fait comme honteux. Je ne vois pas en quoi ce serait déshonorant de porter le fardeau imposé, comme n’importe quel animal, ni en fin de compte de mourir comme n’importe quel animal. »
Au bout d’un an, estivage à l’alpage, tandis que le monde extérieur est livré aux orties ; au-dessus de la vallée et sa forêt, elle éprouve le vaste espace, le silence et les étoiles.
« Le passé et le futur baignaient la petite île de l’ici et du maintenant. Je savais que ça ne pouvait pas durer, mais je ne me faisais aucun souci. Dans mon souvenir, l’été est assombri par des événements qui n’ont eu lieu que plus tard. Je ne sens plus combien tout a été beau, je le sais seulement. C’est une terrible différence. Pour cela, je ne parviens plus à retracer l’image de l’alpage. Mes sens se souviennent plus difficilement que mon cerveau et peut-être un jour cesseront-ils complètement de se souvenir. Avant que cela n’arrive, il faut que j’aie tout écrit. »
« Le temps passé à l’alpage avait été beau, plus beau qu’il ne le serait jamais ici, mais c’est le chalet de chasse qui était mon vrai foyer. »
Son évolution psychique est finement rendue, notamment sa confrontation directe à la réalité, ainsi hors de la société.
« Mon imagination n’était plus alimentée de l’extérieur et les désirs s’apaisaient lentement. J’étais déjà bien contente quand nous étions rassasiées, moi et mes bêtes, et quand nous n’avions pas à souffrir de la faim. »
« Depuis mon enfance, j’avais désappris à voir les choses avec mes propres yeux et j’avais oublié qu’un jour le monde avait été jeune, intact, très beau et terrible. »
(Le personnage de) Marlen Haushofer propose une intéressante définition de la littérature comme parole adressée non plus à l’autre, mais à soi-même.
« Ce qui importe c’est d’écrire et puisqu’il n’y a plus de conversation possible, je dois m’efforcer de continuer ce monologue sans fin. »
Puis c’est de nouveau l’hiver, toujours les corvées (bois, etc.), de nouvelles souffrances (fatigue, maladie), de nouvelles pertes d’animaux familiers. De nouveau alpage et fenaison. Puis un drame, la mort de son chien étant annoncée depuis longtemps, juste avant que le papier ne manque pour poursuivre le récit ; on ne saura donc rien de la suite de cette aventure.
On pense évidemment au thème de départ et fil directeur de Robinson Crusoé : un individu se retrouve seul, confronté à la nature où il doit s’organiser pour survivre.
Quoique étant le seul élément irréel du livre, l’énigmatique mur invisible en fait un roman de science-fiction à part entière, même si on a trop tendance à écarter du genre les livres de valeur. Il me semble cependant que cette frontière aberrante a surtout pour fonction de délimiter de façon plus ou moins plausible la mise à l’écart du monde de la narratrice (même si elle joue de la menace atomique hantant les années soixante) ; mais elle peut aussi être vue comme une allégorie de la finitude individuelle.
L’approfondissement des rapports avec les animaux (surtout domestiques) et la "nature" d’une part, l’introspection psychologique dans cet isolement d’autre part, constituent les deux principaux intérêts de ce roman.
Si je m’avisais de conseiller, ce livre le serait…
\Mots-clés : #nature #psychologique #sciencefiction
- le Mer 19 Oct - 12:45
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Carson McCullers
La Ballade du café triste et autres nouvelles
La novella éponyme du recueil est racontée par un narrateur omniscient et moraliste, et s’apparente à un conte.
Le magasin de Miss Amelia Evans devint un café dans cette petite ville désolée. Elle est solitaire, d’apparence masculine, avec un léger strabisme, aime à faire des procès et à soigner gratuitement ; étonnamment, elle accueille Cousin Lymon, un bossu apparemment apparenté, et qui aime à attiser la discorde. Elle fut mariée à un tisserand nommé Marvin Macy, beau gars « hardi, intrépide et cruel », étrangement tombé amoureux d’elle et qui devint un bandit lorsqu’elle le chassa.
« Son mariage n’avait duré que dix jours. Et la ville éprouva cette satisfaction particulière qu’éprouvent les gens lorsqu’ils voient quelqu’un terrassé d’une abominable manière. »
Sorti de prison, Macy revient et la supplante dans l’esprit de Lymon, jusqu’à l’affrontement final. Ces personnages principaux sont ambivalents, avec des réactions inattendues, paradoxales et contradictoires, et ces amours bancals finissent mal.
« Ils attendaient, simplement, en silence, sans savoir eux-mêmes ce qu’ils attendaient. C’est exactement ce qui se passe à chaque période de tension, quand un grand événement se prépare : les hommes se rassemblent et attendent. Au bout d’un temps plus ou moins long, ils se mettent à agir tous ensemble. Sans qu’intervienne la réflexion ou la volonté de l’un d’entre eux. Comme si leurs instincts s’étaient fondus en un tout. La décision finale n’appartient plus alors à un seul, mais au groupe lui-même. À cet instant-là, plus personne n’hésite. Que cette action commune aboutisse au pillage, à la violence, au meurtre, c’est affaire de destin. »
« Celui qui est aimé ne sert souvent qu’à réveiller une immense force d’amour qui dormait jusque-là au fond du cœur de celui qui aime. En général, celui qui aime en est conscient. Il sait que son amour restera solitaire. Qu’il l’entraînera peu à peu vers une solitude nouvelle, plus étrange encore, et de le savoir le déchire. Aussi celui qui aime n’a-t-il qu’une chose à faire : dissimuler son amour aussi complètement et profondément que possible. Se construire un univers intérieur totalement neuf. Un étrange univers de passion, qui se suffira à lui-même. »
« La valeur, la qualité de l’amour, quel qu’il soit, dépend uniquement de celui qui aime. C’est pourquoi la plupart d’entre nous préfèrent aimer plutôt qu’être aimés. La plupart d’entre nous préfèrent être celui qui aime. Car, la stricte vérité, c’est que, d’une façon profondément secrète, pour la plupart d’entre nous, être aimé est insupportable. Celui qui est aimé a toutes les raisons de craindre et de haïr celui qui aime. Car celui qui aime est tellement affamé du moindre contact avec l’objet de son amour qu’il n’a de cesse de l’avoir dépouillé, dût-il n’y trouver que douleur. »
« Mais ce n’est pas seulement la chaleur, la gaieté, les divers ornements qui donnaient au café une importance si particulière et le rendaient si cher aux habitants de la ville. Il y avait une raison plus profonde – raison liée à un certain orgueil inconnu jusque-là dans le pays. Pour comprendre cet orgueil tout neuf, il faut avoir présent à l’esprit le manque de valeur de la vie humaine [« the cheapness of human life »]. Une foule de gens se rassemblait toujours autour d’une filature. Mais il était rare que chaque famille ait assez de nourriture, de vêtements et d’économies pour faire la fête. La vie devenait donc une lutte longue et confuse pour le strict nécessaire. Tout se complique alors : les choses nécessaires pour vivre ont toutes une valeur précise, il faut toutes les acheter contre de l’argent, car le monde est ainsi fait. Or vous connaissez, sans avoir besoin de le demander, le prix d’une balle de coton ou d’un litre de mélasse. Mais la vie humaine n’a pas de valeur précise. Elle nous est offerte sans rien payer, reprise sans rien payer. Quel est son prix ? Regardez autour de vous. Il risque de vous paraître dérisoire, peut-être nul. Alors, après beaucoup d’efforts et de sueur, et vu que rien ne change, vous sentez naître au fond de votre âme le sentiment que vous ne valez pas grand-chose. »
D’autres textes plus courts témoignent aussi chez Carson McCullers de son souci des plus faibles et déshérités (les Noirs, les Juifs, les enfants, les éclopés, les handicapés, les différents, etc.), de son sens des détails, et de ses connaissances de musicienne. Ce dernier point est notamment valable pour deux textes où s’ébauche Le cœur est un chasseur solitaire : Les Étrangers, histoire d’un Juif ayant fui l’Allemagne où montait le nazisme qui voyage en bus vers le Sud où il espère recréer un foyer pour lui et sa famille :
« Un chagrin de cet ordre (car le Juif était musicien) ressemble plutôt à un thème secondaire qui court avec insistance tout au long d’une partition d’orchestre – un thème qui revient toujours, à travers toutes les variations possibles de rythme, de structure sonore et de couleur tonale, nerveux parfois sous le léger pizzicato des cordes, mélancolique d’autres fois derrière la rêverie pastorale du cor anglais, éclatant soudain dans l’agressivité haletante et suraiguë des cuivres. Et ce thème reste le plus souvent indéchiffrable derrière tant de masques subtils, mais son insistance est si forte qu’il finit par avoir, sur l’ensemble de la partition, une influence beaucoup plus importante que la ligne de chant principale. Il arrive même qu’à un signal donné, ce thème trop longtemps contenu jaillisse tel un volcan en plein cœur de la partition, faisant voler en éclats les autres inventions musicales, et obligeant l’orchestre au grand complet à reprendre dans toute sa violence ce qui demeurait jusque-là étouffé. »
… et Histoire sans titre, où un jeune revient à sa famille après être parti trois ans plus tôt :
« Son passé, les dix-sept années qu’il avait passées chez lui, se tenaient devant lui comme une sombre et confuse arabesque. Le dessin en était incompréhensible au premier regard, semblable à un thème musical qui se développe en contrepoint, voix après voix, et qui ne devient clair qu’à l’instant où il se répète. »
« Tout le monde, un jour ou l’autre, a envie de s’en aller – et ça n’a rien à voir avec le fait qu’on s’entende ou qu’on ne s’entende pas avec sa famille. On éprouve le besoin de partir, poussé par quelque chose qu’on doit faire, ou qu’on a envie de faire, et certains même partent sans savoir exactement pourquoi. C’est comme une faim lancinante qui vous commande d’aller à la recherche de quelque chose. »
\Mots-clés : #amour #discrimination #famille #nouvelle #psychologique #social #solitude
- le Dim 16 Oct - 13:23
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Junichiro TANIZAKI
Le Pont flottant des songes
Tadasu, le narrateur, relate comme il en vint à confondre ses deux mères, la vraie, décédée comme il avait cinq ans, et sa belle-mère, qui la remplaça si exactement dès ses huit ans qu’il en vint à ne plus les distinguer.
« Je pus alors mesurer à quel point mon père avait non seulement songé à lui, mais à moi aussi. Car je dois dire que seuls les efforts d'un père extraordinairement déterminé pouvaient arriver, en coulant ma nouvelle maman dans le moule de l'ancienne, à me faire penser à elles comme à une seule et même personne, même s'il va sans dire qu'il fallait aussi que la nouvelle venue y mît du sien. »
À Tadasu, qui a tété jusque quatre ans, sa belle-mère offre encore le sein ; lorsqu’il a dix-neuf ans, ses parents ont un fils qu’ils relèguent dans une campagne éloignée, et elle lui donne de nouveau de son lait. Dans le même temps, son père, condamné par la maladie, lui demande de se marier, et la nourrice de Tadasu lui apprend les rumeurs qui courent sur le compte de sa belle-mère, qui serait une ancienne geisha, et son amante.
Dans l'Ermitage aux hérons à la claquante bascule à eau, dans ce retirement plein de raffinement traditionnel, un véritable bouquet d’implicite et d’informulé : du pur Tanizaki.
\Mots-clés : #nostalgie #psychologique #relationenfantparent #traditions
- le Lun 22 Aoû - 12:42
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Robert Musil
De la bêtise
Partant du jugement de goût en art, Musil tente de cerner la notion en pistant les emplois du terme. Il note que la bêtise est un « degré inférieur d'intelligence », à laquelle elle est opposée « par effet de miroir » ; qu’elle a un « facteur d'apaisement » en voilant cette intelligence face à un pouvoir dominateur ; souligne sa proximité fréquente avec la vanité ; explicite son renvoi ordinaire à une déficience, une inhabileté, une malséance ou vulgarité (en tant qu’« offense morale »).
Le kitsch comme jugement esthétique est étudié, et m’a ramentu les captivantes considérations à ce propos de Milan Kundera dans L'insoutenable légèreté de l'être.
« Puisque c'est en tant que marchandise inadaptée et impropre que “camelote” donne son sens au mot kitsch, et puisque par ailleurs l'inadaptation et l'impropriété forment le socle sur lequel repose l'emploi du terme “bête”, on force à peine le raisonnement en affirmant que tout ce qui ne convient pas à notre goût nous semble avoir “quelque chose de bête” – à plus forte raison quand nous feignons d'y voir l'expression d'un grand ou bel esprit ! »
Concernant les notions vagues comme bêtise et vulgarité, expressions émotives à la limite du langage juste avant la violence, le contexte historique de cette brève conférence prononcée à Vienne en 1937 résonne étrangement.
« Mesdames et Messieurs ! On ressasse aujourd'hui à l'envi l'idée d'une crise de confiance dans l'espèce humaine ; mais on pourrait tout aussi bien y voir un état de panique qui serait sur le point de supplanter la certitude que nous avons de pouvoir conduire nos affaires librement et de façon rationnelle. Et ne nous y trompons pas : liberté et raison, ces deux notions morales mais aussi artistiques, emblèmes de la dignité humaine héritées de l'époque classique du cosmopolitisme allemand, ne sont déjà plus tout à fait au meilleur de leur forme depuis le milieu, ou la fin peut-être, du dix-neuvième siècle. »
La conception psychologique de l’époque voit la bêtise comme une faiblesse de l’entendement, mêlant intelligence et affect.
Musil distingue « deux réalités au fond très différentes : la bêtise probe des simples, et l'autre, quelque peu paradoxale, qui est même un signe d'intelligence », et « défaillance et inaptitude, erreur et déraison, bêtise occasionnelle ou fonctionnelle d'une part, et chronique ou structurelle d'autre part. »
Il extrapole à la société, et demeure d’actualité.
« Une telle attention à l'essentiel est aux antipodes de la bêtise et de la brutalité, et le dérèglement par lequel les affects ligotent aujourd'hui la raison au lieu de lui donner des ailes s'évanouit devant elle. »
Musil propose finalement le remède de l’humilité, en évitant de juger prématurément et en corrigeant consciencieusement ses erreurs d’appréciation.
\Mots-clés : #philosophique #psychologique #social
- le Mer 18 Mai - 13:15
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Theodore Sturgeon
Les Plus qu'humains
L’Idiot est un jeune vagabond vivant au gré de ses instincts.
Évelyne est élevée recluse avec sa sœur ainée Alice par leur père, M. Kew, dans une atmosphère puritaine défiante du corps-mal.
L’Idiot ressent l’appel d’Évelyne, parvient à la rejoindre ; Kew les rosse à coups de fouet, sa fille en meurt, et il se tue ; Alice survit traumatisée.
Janie, cinq ans, a le pouvoir de déplacer les objets par sa seule volonté, et rencontre Bonnie et Beany, les petites jumelles qui elles savent se déplacer instantanément en tout lieu (on n’apprendra qu’elles sont noires qu’au travers du regard des adultes, ce qui est finement observé).
L’Idiot (dont le regard possède un étrange pouvoir) a été recueilli par de pauvres paysans, les Prodd, en attendant d’avoir leur propre enfant, un nourrisson qui se révèlera mongoloïde. Devenu Tousseul, il emporte ce dernier dans sa tanière, où ils vivront avec Janie, Bonnie et Beany.
« On ne peut vraiment pas dire qu’on appartient à une société quand cette société contient un élément disposé à vous exclure. »
Bébé est une sorte d’ordinateur vivant qui répond à toutes les questions. Janie traduit pour Tousseul :
« Il dit qu’il est une sorte de cerveau et moi le corps, et les jumelles sont les bras et les jambes et toi, toi, tu es la tête. Et que le tout, c’est Je. »
Ensemble, les enfants « mixollent » (« un mélange de mixte et de coller »).
Gerry, six ans, qui ne connait que la faim, le froid, la crainte à l’orphelinat, et ne ressent que haine et colère, s’enfuit et est recueilli par Tousseul.
« A six ans, Gerry était véritablement un homme. Ou, du moins, il possédait au plus haut point cette capacité d’adulte qui consiste à apprécier le plaisir grisâtre de simplement ne pas souffrir. »
Il se présente à Stern, un psychanalyste, pour se connaître lui-même, car il a tué Alice qui voulait les séparer, et parce qu’il doit remplacer Tousseul, mort par accident ; lui aussi est télépathe, mais a régressé dans un infantilisme pervers.
« Nous ne croyons jamais rien sans le vouloir. »
« Ce que nous pensons nous fait accomplir des choses curieuses. Certaines nous semblent tout à fait sans motifs, stupides, folles. Et, pourtant, il y a un fondement : dans tout ce que nous faisons, il existe une chaîne solide, inattaquable, une logique. Creusez à une profondeur suffisante et vous trouverez la cause et l’effet aussi clairement dans ce domaine que dans tous les autres. Attention : je dis logique, je n’ai pas dit justesse, justice ou rien de la sorte. Logique et vérité sont deux choses très différentes. Mais elles se confondent pour l’esprit qui est le créateur de cette logique… »
Retour en arrière : Alice recueillit les enfants, non sans réticence ; elle se souvient comme Tousseul l’utilisa pour explorer les livres, ce qui permet de mettre des noms sur les notions de télékinésie, téléportation, télépathie, symbiose, gestalt :
« Un groupe. Comme si c’était un traitement unique pour plusieurs maladies différentes. Comme plusieurs pensées exprimées en une phrase. L’ensemble est plus grand que la somme des parties. »
« Une partie qui va chercher. Une partie qui pense. Une partie qui trouve. Et une partie qui parle. »
Tousseul :
« Vous avez des gens qui peuvent bouger des choses avec leur tête. Vous avez des gens qui peuvent se faire bouger par l’esprit. Vous avez des gens qui peuvent calculer n’importe quoi si on le leur demande ; si on pense à leur demander. Ce que vous n’avez pas, c’est l’espèce de personne qui peut les mettre ensemble. Comme un cerveau réunit les parties qui poussent et les parties qui tirent et celles qui sentent la chaleur, et qui marchent, et pensent, et toutes les autres choses... Moi j’en suis un, dit-il pour finir. »
« Tout ce que je sais, c’est que je dois faire ce que je suis en train de faire exactement comme un oiseau doit faire son nid quand la saison vient. »
« Ce que je suis ?... Je vais vous le dire : le ganglion central d’un organisme complexe qui se compose, primo : de Bébé, cerveau électronique ; secundo et tertio : Bonnie et Beany : téléportation ; Janie, télékinésie, et moi-même, télépathie et contrôle central. »
Suit l’histoire de Hip Barrows, « enfant prodige », ingénieur contrarié devenu lieutenant, qui découvrit la première machine basée sur l’antigravitation (conçue par Bébé pour désembourber le camion de Prodd). Gerry le broie (ayant notamment pris l’apparence du docteur Thompson), mais Alice lui vient en aide, qui en quelque sorte se révolte contre la tête de l’organisme auquel elle appartient. Hip participera à ce nouveau stade de l’évolution de l’humanité, passage de l’Homo Sapiens à l’Homo Gestalt.
« Il doit exister un nom pour ce code, pour ce jeu de règles qui prévoient que, par sa manière de vivre, l’individu aide l’espèce à vivre. Quelque chose de distinct, de supérieur à la morale. Convenons d’appeler cela l’ethos ou si l’on préfère, l’éthique. C’est bien ce dont l’Homo Gestalt a besoin : non pas la morale, mais une éthique. »
Le rendu de la solitude intrinsèque de Tousseul (notamment), c'est-à-dire de l’innocent, du différent, du surdoué, m’a frappé au point que je recommande vivement cette lecture, de même que celle de Cristal qui songe, comme introduction ou complément à l’empathie pour l’autre, notamment l’enfant, prodige ou pas.
Malgré les références datées sur les pouvoirs paranormaux (et en psychologie ?), qui d’ailleurs peuvent se concevoir comme une parabole, c’est un chef-d’œuvre d’humanité et de sensibilité – sensitivité ! − (qui demanderait une nouvelle traduction ? Relu dans la même version, 1956, que ma première lecture).
Sinon, curieuse coïncidence, j’ai savouré de retrouver dans ce roman de science-fiction les mêmes thèmes que dans ma précédente lecture, Le rêve de d’Alembert, de Diderot (comme l’évolution des espèces, et jusqu’à la gestalt de l’essaim) !
\Mots-clés : #psychologique #sciencefiction
- le Sam 14 Mai - 14:23
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- Sujet: Theodore Sturgeon
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Junichiro TANIZAKI
Le Tatouage et autres récits
Le Tatouage
Seikichi, un jeune tatoueur réputé et cruel qui cherchait une jeune beauté selon son désir pour lui « instiller toute son âme », suborne une future geisha et lui montre deux peintures anciennes, une princesse contemplant un homme qui va être immolé, et une femme regardant un monceau de cadavres, lui disant que c’est sa propre image. D’abord terrifiée, elle se soumet, puis est révélée à elle-même par le tatouage.
Les Jeunes Garçons
Ei-chan, le narrateur, est invité par son condisciple, le timoré Shin.ichi, à jouer chez lui, où il se révèle dominateur, notamment avec Senkichi, pourtant chef de bande à l’école. Mitsuko, sa sœur, se mêle bientôt à eux, et c’est alors une succession de fantasmatiques jeux sadomasochistes.
Le Secret
Le narrateur décide de faire une retraite secrète à l’écart des turbulences de Tôkyô.
« Il ne peut pas ne pas y avoir, me disais-je, coincée au milieu de la cohue des rues populaires, quelque oasis de paix où ne passent qu’exceptionnellement des gens bien déterminés dans des circonstances bien déterminées ; exactement comme dans un torrent impétueux se forment ici et là des trous d’eau dormante. »
Il mène dès lors une existence clandestine, lisant romans policiers et histoires criminelles, se déguisant pour sortir, puis se travestissant en femme.
« Environ une semaine plus tard, un soir, un incident imprévu, un curieux concours de circonstances, furent le point de départ d’une aventure passant toutes les autres en étrangeté, en fantaisie, en mystère. »
Il croise une femme avec qui il eut une aventure, dont la beauté l’éclipse et qui le débusque.
« Vous trouvez sans doute singulière ma toilette de ce soir ; mais c’est qu’il n’est pas d’autre moyen que de changer ainsi de mise tous les jours si l’on veut dissimuler aux gens ce que l’on est réellement. »
Il fréquente de nouveau « la femme d’un songe, qui habite le pays des chimères » sans même connaître son adresse, emmené là en pousse-pousse les yeux bandés ; parvenu à découvrir le chemin de son domicile, il sera dégrisé au terme de ses déambulations dans les rues, dont il se demande depuis le commencement combien il ne connaît pas dans la ville (et ce texte constitue un beau morceau d'urbex)…
Tanizaki, écrivain de la sensualité hors-norme dans un style magnifique, dès ses premières œuvres.
\Mots-clés : #nouvelle #psychologique #sexualité #urbanité
- le Sam 30 Avr - 14:49
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- Sujet: Junichiro TANIZAKI
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Yukio Mishima
La lionne
Tôkyô dans l’après-guerre de Mandchourie, où les protagonistes vivaient avant la défaite. Shigeko, la lionne, qui a déjà envoyé à la mort son frère qu’elle haïssait, va être abandonnée par son mari Hisao, tombé amoureux de Tsuneko, la fille de son patron, l’exécrable Keisuke.
« Il ne s’agissait pas d’une simple jalousie, c’était la volonté qui la poussait à accomplir un acte de vengeance, entendant obtenir ainsi la preuve qu’elle existait. »
Mishima, narrateur omniscient et presque didactique, ne cache pas ses sentiments…
« C’était bien cette pensée du bonheur qui apporte la guerre en ce monde, la mauvaise espérance de faux lendemains, les chimères, les invasions dévastatrices. Shigeko se souciait du bonheur comme d’une guigne. En ce sens, il est possible qu’elle obéît à un ordre de sécurité supérieur. »
L’atmosphère de malheur et de tragédie est quasiment théâtrale.
« Puis il éructe un épais crachat sanglant, semblable à un bloc de bonté, avant de s’endormir. »
\Mots-clés : #psychologique
- le Dim 3 Avr - 12:53
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Junichiro TANIZAKI
Deux amours cruelles
L’histoire de Shunkin
À Osaka pendant l’ère Meiji, c'est-à-dire au XIXe siècle, Shunkin est déjà une musicienne prodige lorsqu’elle perd la vue à neuf ans. Nukui, son guide et serviteur, deviendra son disciple qu’elle traite durement.
« Autrefois, pour former les jeunes artistes, les professeurs se montraient d’une sévérité inimaginable, allant jusqu’aux châtiments corporels. »
Exigeante, voire capricieuse, à la fois éprise de luxe et avare, hautaine, cela lui vaut d’être défigurée dans une agression, et Nukui s’aveugle pour lui complaire en s’empêchant définitivement de voir son visage abîmé. Il lui donnera des enfants qu’ils abandonnent, avant de lui survivre vingt et un ans, toujours dans l’amour idéalisé de Shunkin.
« Les coups de la belle aveugle leur procuraient sans doute une étrange volupté ; il devait y avoir du Jean-Jacques Rousseau chez certains… »
Cette novella est typique du raffinement japonais tourné vers la beauté.
« Au Pont de Yodo, par les journées ensoleillées du printemps, les voisins de Shunkin voyaient souvent la musicienne aveugle lâcher son alouette dans le ciel. Sasuke se tenait toujours auprès d’elle, avec la femme de chambre chargée du soin de la cage. Shunkin donnait à sa servante l’ordre d’en ouvrir la porte. L’oiseau s’échappait joyeusement, volait de plus en plus haut, lançant ses trilles, jusqu’à disparaître dans la brume. La musicienne levait ses yeux aveugles comme pour suivre cet envol et tendait l’oreille pour percevoir la mélodie qui allait résonner dans les nuages.
Parfois d’autres amateurs se joignaient à elle avec leurs alouettes préférées et les voisins, alertés, apparaissaient sur leurs terrasses pour ne pas manquer ce spectacle. Parmi eux se trouvaient certes quelques curieux, plus désireux de voir la belle musicienne que les alouettes. Sa cécité leur semblait-elle un charme de plus ? Quand Sasuke la conduisait jusqu’à la demeure d’un élève, Shunkin, silencieuse, avait toujours un visage fermé. Mais quand elle lâchait ses alouettes, elle souriait, se mettait à parler avec vivacité et sa beauté prenait un éclat vivant et juvénile. C’est peut-être cette transformation que les curieux guettaient. »
C’est une histoire emblématique d’amour cruel, caractéristiquement japonaise jusque dans sa suave perversité.
Ashikari − Une coupe dans les roseaux (aussi publié sous le titre Le coupeur de roseaux)
Oyu, jeune veuve avec un enfant, doit traditionnellement rester fidèle à son mari décédé ; ne pouvant se remarier avec Serizawa qui l’aime et qu’elle aime, sa sœur cadette Oshizu épouse ce dernier, mariage blanc qui évite la séparation des deux amoureux, et en fait les rapproche.
L’histoire est racontée au narrateur par le (fantôme du) fils de Serizawa, revenu comme tous les ans épier Oyu qui célèbre en musique la pleine lune de septembre…
« "Le crêpe de soie n’est pas toujours de bonne qualité parce qu’il est souple, reprit mon père. Il faut l’apprécier d’après la finesse de ses plis. Quand on palpe un corps de femme à travers un tel crêpe, le grain de la peau est beaucoup plus sensible, et l’étoffe elle-même, quand elle recouvre un épiderme soyeux, se révèle très agréable au toucher. »
« Si mon père s’était entêté, il ne fût resté, pour Oyu-sama et pour lui, que la solution du double suicide. Plus d’une fois il y avait songé, m’avoua-t-il, mais il hésitait à la pensée d’abandonner Oshizu. Au fond de son cœur, il savait que ce serait une façon lamentable de lui témoigner sa gratitude et d’un autre côté, mon père répugnait à un triple suicide. »
Donc aussi une histoire d’amour étrange, de psychologie tordue, de dilemme cornélien, de tragédie grecque, vraiment… cruelle – et toujours d’une grande délicatesse, portée jusqu’au rituel nostalgique.
\Mots-clés : #amour #psychologique #traditions
- le Sam 19 Mar - 11:49
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Ian McEwan
Sur la plage de Chesil
Edward Mayhew et Florence Ponting, deux jeunes mariés encore vierges le soir de leur mariage dans la suite nuptiale d’un hôtel donnant sur la plage de Chesil, Dorset, dans le début des années 60. Quoiqu’amoureuse, elle est révulsée à la perspective des rapports sexuels.
La soirée commence assez mal.
« Ce n’était pas une période faste dans l’histoire de la cuisine anglaise, mais personne ne s’en souciait vraiment, sauf les visiteurs étrangers. Le dîner de noces commença, comme tant d’autres à l’époque, par une tranche de melon décorée d’une unique cerise confite. Dans le couloir, des plats en argent sur leurs chauffe-plats contenaient des tranches de rôti de bœuf dont la cuisson remontait à plusieurs heures, figées dans une épaisse sauce brune, des légumes bouillis et des pommes de terre bleuâtres. Le vin était français, même si l’étiquette, ornée d’une hirondelle solitaire s’envolant à tire-d’aile, ne mentionnait aucune appellation précise. »
McEwan revient sur l’histoire personnelle des deux jouvenceaux, lui d’un milieu modeste avec une mère « mentalement dérangée », passionné d’histoire et de lecture, elle de musique classique et tout particulièrement de violon. Tous deux avaient hâte de s’émanciper, « dans une sorte d’antichambre, attendant avec impatience que [leur] vraie vie commence ». La psychologie adolescente est remarquablement décrite, et on peut constater qu’il existe des invariants jusqu’à nos jours.
« L’URSS se battait et s’était toujours battue pour la libération des peuples opprimés, contre le fascisme et les ravages d’un capitalisme insatiable. »
La séance nuptiale : elle s’efforce, culpabilisée, de complaire à son mari, mais c’est le drame. Outre l’analyse très pointue des caractères, ce bref roman explicite la tragédie de l’ignorance avant la révolution sexuelle, source de malentendu et de gâchis.
Voir, toujours dans monde anglo-saxon, mais aussi français : https://www.franceculture.fr/emissions/et-maintenant/et-maintenant-du-mardi-08-mars-2022
\Mots-clés : #amour #education #psychologique #sexualité #social #xxesiecle
- le Dim 13 Mar - 12:57
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Michael Cunningham
Les Heures
Le prologue figure le suicide de Virginia Woolf.
Clarissa Vaughan, surnommée Mrs Dalloway par son ami Richard, cinquante-deux ans en cette fin du XXe à New-York, est une éditrice socialement engagée qui vit avec une autre femme, Sally, productrice de télévision ; elle est partie chercher des fleurs pour sa réception du soir.
Virginia Woolf, en 1923 à Richmond, s’apprête le matin à écrire Mrs Dalloway. Elle rêve de retourner vivre à Londres.
Laura Brown, en 1949 en Californie, commence à lire Mrs Dalloway, puis se résout à jouer son rôle de jeune mère enceinte, de femme au foyer.
La réception de Clarissa est destinée à Richard, célèbre écrivain atteint du sida et son ancien amant ; on apprendra qu’il est aussi le fils de Laura, et qu’il entend des voix, comme Virginia Woolf. D’autres proches gravitent autour des trois personnages féminins, tels Louis, ami de Richard et Clarissa, Julia la fille de cette dernière et son amie Mary, ou encore Nelly la cuisinière ; le mari de Virginia, sa sœur Vanessa et ses trois enfants ; le mari de Laura et leur voisine, Kitty.
Nombre de détails font coïncider les trois récits. Les thèmes récurrents se confirment : le vieillissement et la mort, notamment le suicide, l’homosexualité (qui concerne peut-être la moitié des personnages, si on inclut les bisexuels), l’accomplissement et a contrario la résignation à l’existence conventionnelle et bienséante de maîtresse de maison. La folie aussi : Laura s’efforce de réussir un gâteau, part dans une velléité de fuite parallèle à celle qui est décrite chez Virginia, pour lire dans un hôtel. Le roman varie sur le dédoublement de personnalité, de la personne elle-même et aussi de l’extérieur.
« Dans sa prime jeunesse, Clarissa Dalloway aimera une autre jeune fille, imagine Virginia ; Clarissa croira qu’un riche et tumultueux avenir s’ouvre devant elle, mais en fin de compte (comment, exactement, ce changement s’accomplira-t-il ?) elle reviendra à la raison, comme le font les jeunes femmes, et épousera un homme convenable. »
« Elle aurait pu, pense-t-elle, entrer dans un autre univers. Elle aurait pu avoir une vie aussi riche et dangereuse que la littérature. »
« Oui, Clarissa aura aimé une autre femme. Clarissa aura embrassé une femme, rien qu’une fois. Clarissa sera désespérée, profondément seule, mais elle ne mourra pas. Elle aimera trop la vie, et Londres. Virginia imagine quelqu’un d’autre, oui, quelqu’un plein de force physique mais fragile d’esprit ; quelqu’un qui possède une touche de génie, de poésie, broyé par les rouages du monde, par la guerre et l’administration, par les médecins ; une personne qui est, au sens technique, mentalement malade, parce qu’elle voit des significations partout, sait que les arbres sont des êtres sensibles et que les moineaux chantent en grec. Oui, quelqu’un de ce genre. »
\Mots-clés : #identitesexuelle #psychologique #universdulivre
- le Mar 15 Fév - 12:20
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- Sujet: Michael Cunningham
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Le One-shot des paresseux
Ruth Rendell, Les désarrois du Pr Sanders
L’inspecteur principal Reg Wexford et l’inspecteur Mike Burden enquêtent sur la strangulation de Gwen Robson, aide-ménagère à la retraite et commère notoire. Burden, qui porte bien son nom, quoiqu’il soit soi-disant expérimenté, s’acharne sur Clifford Sanders, déséquilibré qui est un suspect évident – et fait un transfert sur son interrogateur. Ce polar stigmatise la psychologie de comptoir des magazines féminins, étalant à l’avenant le même travers, mais malgré ses personnages un peu caricaturaux constitue une lecture intéressante (sous un titre démarqué de Musil).
« − Écrivez, mettez tout noir sur blanc, et les souvenirs ne viendront plus vous hanter. Ça ne guérit pas mais ça aide, en tout cas.
− "Seul l'écrivain est un homme libre", dit-on. »
« Que faisaient les gens avant que la télé existe ? L’idée même était inconcevable. »
\Mots-clés : #polar #psychologique
- le Jeu 3 Fév - 11:50
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- Sujet: Le One-shot des paresseux
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Theodore Sturgeon
Cristal qui songe
Horty (Horton) Bluett est un enfant trouvé de huit ans. Mal aimé à l’école (qui l’a renvoyé pour avoir mangé des fourmis) comme dans sa famille d’accueil, son seul ami est Junky, un cube de bois bariolé contenant un diablotin à ressort, jouet qu’il possède depuis l’orphelinat. Armand, son père adoptif, lui ayant écrasé trois doigts (ainsi que la tête de Junky), Horty fugue. Il est recueilli par des nains qui vivent en forains, travaillant pour le directeur de la troupe, le Cannibale, un médecin surdoué devenu un haineux misanthrope.
Ce dernier a découvert le « cristal », être vivant totalement étranger à notre perception du monde ; ils peuvent « copier les êtres vivants qui les entourent », mais involontairement, un peu comme une chanson est le sous-produit de l’amour qui fait chanter l’amoureuse :
« Leurs rêves ne sont pas des pensées, des ombres, des images, des sons, comme les nôtres. Ils sont faits de chair, de sève, de bois, d’os, de sang. »
Le Cannibale parvient à les contrôler, les contraignant par de torturantes ondes psychiques à créer des êtres vivants, parfois inachevés – des monstres.
Horty, devenu Hortense (ou Kiddo), s’épanouit dans la communauté du cirque, où sa maternelle amie Zena le chaperonne, déguisé en fillette ; guidé par cette dernière, il lit beaucoup, se souvenant de tout grâce à sa mémoire prodigieuse ; et sa main coupée repousse…
« Horty apprenait vite mais pensait lentement ; la mémoire eidétique est l’ennemie de la pensée logique. »
(Eidétique au sens d’une mémoire vive, détaillée, d'une netteté hallucinatoire, qui représente le réel tel qu'il se donne, d’après Le Robert.)
Bien qu’il lui soit difficile de prendre seul une décision, Horty devra s’enfuir pour échapper à la dangereuse curiosité du Cannibale.
« Fais les choses toi-même, ou passe-t’en. »
Une douzaine d’années plus tard, Kay, la seule camarade de classe d’Horty à lui avoir témoigné de la sympathie, est draguée par Armand, devenu veuf et juge, qui la fait chanter pour parvenir à ses fins…
Horty affrontera le Cannibale − cette histoire est un peu son roman d’apprentissage −, et il comprendra les cristaux mieux que lui.
« …] les cristaux ont un art à eux. Lorsqu’ils sont jeunes, lorsqu’ils se développent encore, ils s’exercent d’abord en copiant des modèles. Mais quand ils sont en âge de s’accoupler, si c’est vraiment là un accouplement, ils créent du neuf. Au lieu de copier, ils s’attachent à un être vivant et, cellule par cellule, ils le transforment en une image de la beauté, telle qu’ils se la représentent. »
Considéré comme un classique de l’étrange, ce roman humaniste a pour thème la différence, physique ou de capacités psychiques particulières, thème qui sera développé dans Les plus qu'humains.
« Les lois, les châtiments font souffrir : la puissance n’est, en fin de compte, que la capacité d’infliger de la souffrance à autrui. »
« Tout au cours de son histoire, ça a été le malheur de l’humanité de vouloir à tout prix que ce qu’elle savait déjà fût vrai et que ce qui différait des idées reçues fût faux. »
En cette époque où le souci de l’Autre devient peut-être de plus en plus important, cet auteur un peu oublié m’émeut toujours par son empathie pour l’enfant et le différent.
\Mots-clés : #enfance #fantastique #identite #initiatique #philosophique #psychologique #sciencefiction #solidarite
- le Jeu 9 Déc - 11:58
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- Sujet: Theodore Sturgeon
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