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Pierre Bergounioux
Carnet de notes 1980-1990Journal commencé à la trentaine, où Bergounioux note pour s’en souvenir les faits saillants de sa vie quotidienne (y compris la météo, à laquelle il est très sensible, étant plus rural qu’urbain) entre la Corrèze et la région parisienne, minéralogie, entomologie, pêche (à la truite), peinture, modelage, travail du bois puis de la ferraille, piano, archéologie préhistorique, descriptions (paysages, oiseaux), rêves nocturnes, ennuis de santé (lui et ses proches), famille et amis, son travail d’enseignant, et surtout ses copieuses lectures (et sa bibliophilie !), ses études qu’il prolonge ainsi, et ses souvenirs d’enfance (sa « vie antérieure », jusque dix-sept ans).
« Sur les zinnias voletaient Flambés et Machaons, ainsi que l’insaisissable Morosphinx. Jamais il ne se posait. Il oscillait dans l’air au-dessus du calice des fleurs, dans lequel il plongeait sa longue et fine trompe noire. Je n’ai jamais réussi, alors, à m’en emparer. J’en étais venu à le regarder comme une créature des rêves. Je percevais avec perplexité, avec dépit, l’existence de deux ordres, l’un que nos désirs édifient spontanément, l’autre, décevant, des choses effectivement accessibles, et l’impossibilité de franchir sans dommage ni perte la frontière. Est-ce que je m’en suis ouvert à quelqu’un ? Ai-je demandé des éclaircissements à ce sujet ? Peut-être. Papa aime à répéter, sardoniquement, que je fatiguais déjà tout le monde de questions. Mais je ne garde pas souvenir d’avoir obtenu la réponse. »
« Laver, nourrir, habiller les petits nous prend un temps infini. Comme la génération qui se forme pèse sur l’âge intermédiaire où nous sommes entrés, entre la dépendance à laquelle on est réduit, quand on commence, et celle où l’on va retomber avant de finir. »
« Ensuite, je peins – approches de la ville, avec, au premier plan, un canal, puis, sans l’avoir voulu, la façade de quelque château, flanqué de masures. À l’origine, c’était un pont sur l’eau à quoi j’ai fait faire un quart de tour. Quelque chose est apparu. Je ne parviens jamais de façon concertée à un résultat. Ce qui résulte d’un dessein arrêté est d’une banalité sans remède. C’est dans un angle mort, une dimension négligée, d’abord, d’un geste involontaire, que naissent la demeure des songes, la rive inconnue, la fête mystérieuse. »
« Toujours des soulèvements d’inquiétude, des éclairs d’angoisse, la crainte soudaine, panique, que le sursis qui me tient lieu de vie va prendre fin, que l’heure a sonné. Et ma réaction immédiate, indignée : qu’il est bien tôt, que j’ai beaucoup à faire, encore, qu’il me reste à connaître, à expérimenter, à aimer. »
« Tenté, au retour, de faire des essais de drapé avec du plâtre coulé dans un sac poubelle. J’avais été frappé, en avril, lors de la construction de la terrasse, des plis et volutes du ciment tombé, frais, dans la toile plastique froissée. Le résultat est décevant. Comment pourrait-il en aller autrement, au premier essai ? Et puis il faut que je revienne à ma lecture. Si j’excepte cette occupation dévorante, infinie, j’aurais bâclé ma vie, désireux que j’étais de répondre à l’appel de mille choses et conscient, tragiquement, qu’elle est trop brève pour pouvoir m’attarder plus qu’un court instant auprès de chacune d’elles. Comment étudier, pêcher, traquer les bêtes, chercher les pierres, les fossiles, peindre, modeler, menuiser, fondre, forger, rêver, respirer, regarder de tous ses yeux, être époux et père, professeur, fils et camarade, apprendre, avancer, ne pas oublier, ne jamais céder quand je suis sous la menace chronique d’être pris à la gorge sans rémission ? »
Début 1983, Bergounioux commence à écrire de la littérature.
« Malgré la fatigue, je reprends mon récit au commencement. J’essaie de le purger des approximations, des gaucheries. Je fais des phrases trop longues. C’est un de mes vices. Je me crois tenu, par mimétisme, d’envelopper une chose dans une seule et unique coulée syntaxique alors que, justement, le registre symbolique est autonome, relativement. »
Sa vie est partagée entre deux pôles, le travail dans l’Île-de-France, la nature pendant les vacances scolaires dans le Midi – et aussi le travail professionnel versus son « bureau » où il s’échine.
Ses phares sont Flaubert, Faulkner, Beckett, mais pas les seuls auteurs appréciés.
« Je lis les Chroniques italiennes de Stendhal avec un grand bonheur. Mais il a un âcre revers. Tout ce que je pourrais écrire s’en trouve terni. »
« Ensuite, j’extrais mes dernières lectures. Mais j’ai peu de preuves à présenter au tribunal qui siège en moi et me somme, le soir, d’expliquer, si je peux, ce que j’ai fait de ma journée. »
« Dans la même nuit, nous avons brisé le sortilège qui nous condamne à l’exil aux portes de Paris, traversé quatre cents kilomètres de ténèbres et de pluie, atteint le seuil de la seule existence que je sache, du seul monde qui lui fasse écho. »
« Je ne saurais lire puisque je suis parmi les choses. »
« Je regarde une émission de la série Histoires naturelles consacrée à la pêche au sandre. Les images du bord de l’eau, la lente marche du fleuve m’exaltent et m’accablent. J’aurais pu, moi aussi, passer des jours sur la rivière, dans l’oubli miséricordieux de tout. J’ai connu ce bonheur sans soupçonner qu’il me serait retiré bientôt. J’ai eu de ces heures, sur la Dordogne, et puis j’ai découvert, à dix-sept ans, qu’il semblait permis de comprendre ce qui nous arrivait, que cela se pouvait, et j’ai cessé de vivre. »
« J’esquisse un plan, jette, dirait-on, des grains de sable dans le vide, autour desquels pourraient se former des concrétions. Il me manque toujours l’arête. Je m’en remets sur l’avancée d’apporter ses propres rails, d’engendrer sa substance. Les mots, en revanche, tombent d’eux-mêmes, épousent la vision. »
« Je n’ai toujours pas pris mon parti de ne plus m’appartenir. »
« Paris excède la mesure de l’homme, la mienne, du moins. »
« La question est de savoir s’il est préférable de vivre ou de se retirer de la vie pour tenter d’y comprendre quelque chose, qui est encore une façon de vivre, mais combien désolée, amère, celle-ci. »
« Et comme je travaille de mes mains, et que je suis ici [les Bordes, en Corrèze], mes vieux compagnons, le noir souci, la contrariété, le désespoir chronique m’ont oublié. »
« Je songe aux profonds échos que la disparition de Mamie a soulevés, aux grandes profondeurs cachées sous la chatoyante et fragile surface des jours. J’y pensais, hier matin, dans la nuit noire, quand tout dormait, et j’y pense encore. Et c’est cela, peut-être, qu’il faudrait essayer de porter au jour. C’est le moment. Les figures tutélaires de mon enfance s’en vont, sans avoir seulement soupçonné, je suppose, ce qui s’est passé et les concernait, pourtant, au suprême degré. J’ai atteint l’âge où l’on peut tenter de comprendre, de porter dans l’ordre second, distinct, de l’écrit ce qu’on a confusément senti : la vie saisie à des moments successifs qui s’éclairent l’un l’autre, à l’occasion de ces subites et brutales retrouvailles que les naissances, les décès, surtout les décès, provoquent de loin en loin, les grandes permanences et le changement, l’œuvre fatidique, effrayante du temps. »
« Je reste un très long moment à me demander si j’ai bien de quoi remplir six autres chapitres, songe à croiser les voix, donc à modifier le poids, l’importance, le sens des choses qui commandent, à leur insu, parfois, mais parfois en conscience, les agissements des générations successives, la destinée unique, reprise par trois fois, de l’individu générique, supra-individuel auquel, sous le rapport de la longue durée, s’apparente celui, périssable, en qui nous consistons. »
« C’est à la faveur de ces instants limitrophes que m’apparaissent la hâte folle, la fureur concentrée qui m’emportent depuis ma dix-septième année et m’arrachent aux instants, aux lieux, aux êtres parmi lesquels nous aurons vécu, respiré. Toujours hors de moi, la tête ailleurs, l’esprit occupé de choses qui ne sont que dans les livres, ou alors du passé ou encore des éventualités redoutables, sans doute insurmontables, qui peuplent l’avenir. Et le seul bien véritable, le présent, ses authentiques et charmants habitants, je n’en aurai pas connu le goût, la douceur, la simple réalité. »
Bergounioux s’acharne, se force à écrire chaque jour – quand il en a le loisir.
« Je lance lessive sur lessive, range tout ce qui traîne partout, descends faire quelques achats, conduis Jean à sa dernière leçon de piano de l’année. Comment travailler ? Il ne me semble pas tant faire ce qu’il paraît, les courses, de la cuisine, prendre soin des petits, enseigner, etc. que combattre l’envahissement chronique de la vie, du métier, du chagrin, de tout, afin d’avoir un peu de temps pour la table de travail, méditer, endurer les affres sans nom de la réflexion, de l’explicitation. C’est un souci de chaque instant, une hantise vieille de vingt-deux ans et qui me ronge comme au premier jour. »
« Enfoncé dans la tâche d’écrire dont j’ai retrouvé, reconnu la rudesse, l’âpreté, le tempo – la facilité toute relative du matin, les lenteurs et les pesanteurs de l’après-midi, l’hébétude où je finis. C’est d’entrée de jeu qu’il faut emporter le morceau, arracher au vide rebelle, à l’opposition de la vie au retour réflexif, le sens de ce qui a eu lieu, le chiffre des heures passées. La violence du geste inaugural, et en vérité de cette occupation contre nature, dépasse de beaucoup celle que je mobilise, à l’atelier, contre les bois durs, l’acier. Que je relâche si peu que ce soit la pression à laquelle il faut soumettre la vapeur du souvenir, l’impalpable matière de la pensée, et la plume cesse de courir, le fil rompt. Je réussis à couvrir la deuxième page vers trois heures de l’après-midi après avoir douté, à chaque mot, d’extorquer le suivant, et un autre, encore, à l’inexpiable ennemi. C’est pur hasard, me semble-t-il, s’il a cédé. L’espoir s’est évanoui. On recommence, pourtant, puisque là est le chemin, et c’est ainsi qu’un autre terme vient, qu’on s’empresse, incrédule, d’ajouter au précédent. Et c’est à ce régime que je vais me trouver réduit pour des mois. »
« Je ne suis pas encore sorti de la voiture qu’un type à l’air malheureux, misérable, vient me demander une pièce. Il se passe des choses graves, que les rues soient pleines de gens qui mendient, qu’on soit partout et continuellement sollicité. »
« Les petits qui tournicotent sans rien faire m’irritent beaucoup. Mais c’est – j’essaie de me le rappeler – le privilège de l’âge où ils sont encore de n’avoir pas à compter, de dilapider les heures, les jours en petit nombre qui nous sont alloués. J’en ai usé, moi aussi, à leur âge, en très grand seigneur avant de me faire épicier. »
« Je me lève à six heures. Il s’agit de mordre sur le nouveau chapitre. Les premières lignes me coûtent mille maux. Je passe par toutes les couleurs de la désespérance. Partout, la muraille ou le puits, comme dans le conte d’Edgar Poe. Il doit être neuf heures lorsque les premiers mots apparaissent sur la page. Les mots d’Helvétius sur le malheur d’être et la fatigue de penser me reviennent. Dans l’intervalle, un jour clair et tiède s’est levé. C’est l’été de la Saint-Martin. Je m’acharne, gagne deux mots, trois autres un peu plus tard. À midi, j’aurai progressé d’une page. »
« La difficulté d’écrire se dresse, intacte, malgré les années. Je devine le grouillement obscur des possibles, l’enchevêtrement des thèmes, la confusion première, foncière, peut-être définitive de l’esprit aussi longtemps qu’il n’a pas fait retour sur lui-même, passé outre à l’interdit qui lui défend de se connaître, de porter en lui-même ordre et clarté. »
« Je lis La Psychologie des sentiments de Th. Ribot. Ce qu’il dit du sentiment esthétique est étrangement conforme à ce que j’ai toujours éprouvé, sous ce chef : un besoin aussi impérieux que la soif et la faim, plus impérieux, en vérité, plus violent, ab origine. »
« Je reprendrai plus tard la fin, qui est très insatisfaisante. Je reviens au début pour la première passe de rabotage. Il est deux heures et demie de l’après-midi lorsque j’ai grossièrement élagué le premier chapitre. La dialectique abstruse du deuxième m’arrête net et j’ai un accès de détresse. Jamais je ne serai content. Toujours mon esprit revient buter sur son insuffisance essentielle, son incurable infirmité. »
C’est une figure opiniâtre qui se dégage de ce journal, avec en filigrane un grand élan vers l’authenticité.
J’ai lu avec plaisir ces carnets, comme une histoire, tant le propos est bien énoncé, l’écriture agréable, la syntaxe soignée et riche le vocabulaire. Bien sûr cette lecture est laborieuse, puisqu’il s’agit d’un journal, donc non structuré, où abondent les récurrences des évocations de peines diverses ; mais les préoccupations de Bergounioux, les soucis qu’il consigne plus volontiers que les satisfactions, recoupent souvent les nôtres.
\Mots-clés : #autobiographie #creationartistique #ecriture #education #enfance #famille #journal #mort #nature #relationenfantparent #ruralité #urbanité #viequotidienne #xxesiecle
- le Jeu 14 Mar - 11:20
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Saul Bellow
RavelsteinChick, le narrateur, parle d’Abe Ravelstein à la requête de ce dernier. Son proche ami, qui devint riche en suivant son conseil de consigner dans un livre grand public sa philosophie politique (entre Moïse et Socrate en passant par Thucydide, Machiavel et Rousseau), est depuis détesté par les autres professeurs d’université. Ravelstein, élégant, intelligent, lucide, franc, polémique et passionné par autrui, est adulé par son cercle d’étudiants favoris ; ses anciens élèves sont parvenus à des postes importants, le consultent toujours et le tiennent averti des décisions politiques en temps réel (il est aussi amateur de commérages). Pour lui, « chaque âme était en quête de son autre singulier, désireuse de son complément », et il vit avec son compagnon Nikki, puis s’avère atteint du sida.
Après son divorce d’avec Vera, une physicienne d’origine slave, Chick vit avec Rosamund, une des jeunes étudiantes en « Grande Politique » de Ravelstein (qui est aussi une sorte d’entremetteur, mais fut là mis devant le fait accompli) ; ce dernier lui a demandé de dresser son portrait.
Entre Paris, Chicago et le Midwest, les deux hommes discutent et philosophent avec humour sur la judaïté, la marche du monde, et Chick relate leur relation non sans redites et allers-retours dans le temps, comme dans un premier jet ou une conversation.
« Mais, heureusement — ou peut-être pas trop heureusement —, nous sommes à l’ère de l’abondance, du trop-plein parmi toutes les nations civilisées. Jamais, du côté matériel, d’immenses populations n’ont mieux été protégées de la faim et la maladie. Et cette délivrance partielle de la lutte pour la survie rend les gens ingénus. Par là, je veux dire que leurs fantasmes s’expriment sans retenue. On se met, selon un accord implicite, à accepter les termes, invariablement falsifiés, sous lesquels les autres se présentent. On anéantit sa puissance critique. On étouffe son astuce. Avant même de s’en rendre compte, on paie une pension alimentaire colossale à une femme qui a plus d’une fois déclaré qu’elle était une innocente qui n’entendait rien aux questions d’argent. »
« Nous étions parfaitement francs l’un avec l’autre. Nous pouvions nous parler ouvertement sans nous offenser. D’un autre côté, rien n’était trop personnel, trop honteux pour être dit, rien n’était trop méchant ou trop criminel. Il me semblait parfois qu’il m’épargnait ses jugements les plus sévères si je n’étais pas encore prêt à les assumer. Je le ménageais, moi aussi. Mais c’était pour moi un immense soulagement d’être aussi net et carré avec lui que je l’aurais été avec moi-même devant les faiblesses ou les vices. Il me dépassait de très loin dans la compréhension de soi-même. Mais toute discussion personnelle virait finalement à la bonne vieille rigolade nihiliste. »
« Il exposait les défaillances du système dans lequel ils avaient été formés, la superficialité de leur historicisme, leur susceptibilité au nihilisme européen. Un résumé de sa thèse était que, si on pouvait acquérir une excellente formation technique aux USA, la formation générale s’était réduite au point de disparaître. Nous étions les esclaves de la technologie, qui avait métamorphosé le monde moderne. »
« Tout cela vous remettait en mémoire les manifestations de masse organisées et mises en scène par l’imprésario de Hitler, Albert Speer : rencontres sportives et grands rassemblements fascistes empruntaient les uns aux autres. »
« Ses élèves étaient devenus historiens, professeurs, journalistes, experts, hauts fonctionnaires, membres de cellules de réflexion. Ravelstein avait produit (endoctriné) trois ou quatre générations de diplômés. Qui plus est, ses jeunes gens devenaient fous de lui. Ils ne se limitaient pas à ses doctrines, ses interprétations, mais imitaient ses manières et essayaient de marcher et de parler comme lui — librement, furieusement, acerbement, avec un brio aussi proche du sien qu’il leur était possible. »
« J’avais découvert que, si l’on plaçait les gens sous un éclairage comique, ils devenaient plus sympathiques — si vous parliez de quelqu’un comme d’un brochet humain frustre, pétomane et strabique, vous vous entendiez d’autant mieux avec lui par la suite, en partie parce que vous aviez conscience d’être le sadique qui l’avait dépouillé de ses attributs humains. En outre, lui ayant infligé quelques violences métaphoriques, vous lui deviez une considération particulière. »
« Mais les Juifs pensent que le monde a été créé pour chacun d’entre nous, autant que nous sommes, et que détruire une vie humaine, c’est détruire un univers entier — l’univers tel qu’il existait pour cette personne. »
« — Bien sûr que c’est autour de ça que tourne la conversation — ce que cela signifie pour les Juifs que tant d’autres, des millions d’autres, aient voulu leur mort. Le reste de l’humanité les expulsait. Hitler aurait dit qu’une fois au pouvoir il ferait dresser des échafauds, des rangées entières, sur la Marienplatz à Munich et que tous les Juifs, jusqu’au dernier, y seraient pendus. Ce sont les Juifs qui ont été le marchepied de Hitler vers le pouvoir. Il n’avait pas d’autre programme, et n’en avait aucun besoin. Il est devenu chancelier en rassemblant l’Allemagne et une bonne part du reste de l’Europe contre les Juifs. »
« Il fallait penser ces centaines de milliers de millions détruits pour des motifs idéologiques — c’est-à-dire sous quelque prétexte habillé de rationalité. Un raisonnement présente une valeur considérable comme manifestation d’ordre ou de fermeté de propos. Mais les formes de nihilisme les plus folles sont les plus strictement allemandes et militarisées. »
Ravelstein décédé, c’est le narrateur (plus âgé que ce dernier) qui manque succomber à une ciguatera contractée à Saint-Martin.
« Je disais souvent à Rosamund que l’un des problèmes du vieillissement était l’accélération du temps. Les jours passaient « comme des stations de métro traversées par un express ». Je me référais souvent à La Mort d’Ivan Ilitch afin d’illustrer cela pour Rosamund. Les jours des enfants sont très longs, mais, dans le vieil âge, ils filent « plus vite que la navette du tisserand », comme dit Job. Et Ivan Ilitch mentionne aussi la lente ascension d’une pierre jetée en l’air. « Quand elle retourne à la terre, elle est accélérée de dix mètres par seconde. » Nous sommes régis par le magnétisme gravitationnel et l’univers tout entier est impliqué dans cette accélération de votre fin. Si seulement nous pouvions retrouver les journées pleines que nous connaissions étant enfants. Mais nous sommes devenus trop familiers avec les données de l’expérience, me semble-t-il. Notre manière d’organiser les données qui affluent sous forme de Gestalt — c’est-à-dire de manière de plus en plus abstraite — accélère les expériences en une dangereuse dégringolade de comédie. Notre précipitation élimine les détails qui enchantent, retiennent ou retardent les enfants. L’art est un moyen d’échapper à cette accélération chaotique. Le mètre en poésie, le tempo en musique, la forme et la couleur en peinture. Mais nous sentons bien que nous filons vers la terre, vers l’enfouissement de la tombe. "Si ce n’étaient que des mots, dis-je à Rosamund. Mais je le ressens tous les jours. Une méditation impuissante dévore elle-même ce qui reste de la vie..." »
« — Il me citait à moi-même. » Il avait déterré une déclaration que j’avais faite sur le désenchantement moderne. Sous les débris des idées modernes, le monde était toujours là, prêt à être redécouvert. Et sa manière de le présenter était que le filet gris de l’abstraction jeté sur le monde dans le but de le simplifier et de l’expliquer d’une manière adéquate à nos objectifs culturels était devenu le monde à nos yeux. Nous avions besoin de visions alternatives, d’une diversité de regards — et il parlait de regards qui ne soient pas régentés par des idées. Il y voyait une question de mots : « valeurs », « modes de vie », « relativisme ». J’étais d’accord, dans une certaine mesure. Nous avions besoin de savoir — mais notre besoin humain profond ne peut être comblé par ces termes. Nous ne pouvons nous échapper du fossé de la « culture » et des « idées » qui sont censées l’exprimer. Les mots justes seraient d’un grand secours. Mais, plus encore, un don pour lire la réalité — l’élan de tourner son visage aimant vers elle et de presser ses mains contre elle. »
Il s’agit d’un roman à clef (Ravelstein est le philosophe Allan Bloom, ami de l’auteur), en partie autobiographique (on y trouve des portraits de femmes de Saul Bellow), mais cette face cachée de l’œuvre m’échappe largement dans cette publication en français sans appareil critique (il semble y avoir de nombreuses allusions, comme avec le Bloomsbury Group). Sinon, c’est un roman du cercle universitaire (comme L'hiver du doyen), et de celui du passé plombé des juifs (qui augure de Philip Roth notamment), mais qui ne vaut pas Herzog à mes yeux.
\Mots-clés : #amitié #antisémitisme #autobiographie #biographie #communautejuive #mort #pathologie #portrait #vieillesse #xxesiecle
- le Dim 3 Mar - 11:21
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- Sujet: Saul Bellow
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Romain Gary
Adieu Gary CooperDeuxième et dernier tome de La Comédie américaine, après Les Mangeurs d'étoiles, et originellement paru en anglais sous le titre The Ski Bum.
Bug Moran héberge dans les Alpes suisses de jeunes vagabonds des neiges, les ski bums, « clochetons » américains fous de glisse, paumés fuyant le Vietnam, comme Lenny, qui « ressemblait à un très jeune Gary Cooper. »
« Son chalet, c’était un sanctuaire, il ramassait des paumés de tout poil, il paraît que les églises servaient à ça, jadis, quand elles servaient encore à quelque chose. »
« Ces coins vides étaient pleins de vraie vie. Il fallait simplement faire attention de ne pas se laisser aller à geler complètement, dans un moment de satisfaction. »
« C’est ainsi que se forment les légendes : quand personne ne vous voit. »
« La montagne blanche, c’est une vraie sirène. Ça vous appelle, ça vous promet. Les sommets. Le ciel. Pour un peu, on se mettrait à penser à Dieu. C’est une question d’altitude. »
« L’Amérique est un pays formidable, et vous n’avez aucune chance de vous en tirer, là-bas, mais alors aucune. »
« Tu veux que je te dise, Lenny ? C’est fini, Gary Cooper. Fini pour toujours. Fini, l’Américain tranquille, sûr de lui et de son droit, qui est contre les méchants, toujours pour la bonne cause, et qui fait triompher la justice et gagne toujours à la fin. Adieu l’Amérique des certitudes. Maintenant, c’est le Vietnam, les universités qui explosent, et les ghettos noirs. Ciao, Gary Cooper. »
« L’avocat lui parla de l’Amérique qu’il connaissait bien parce qu’il n’y était jamais allé, ce qui lui donnait de la perspective. L’Amérique, c’est un pays qu’on connaît sans y aller, parce que c’est entièrement exportable, on trouve cela dans tous les magasins. Lenny était d’accord : il avait pour principe d’être toujours d’accord, lorsqu’il n’était pas d’accord, parce qu’un gars qui exprime des opinions idiotes est toujours terriblement susceptible. Plus un type a des idées connes, et plus il faut se montrer de son avis. Bug disait que la plus grande force spirituelle de tous les temps, c’était la connerie. Il disait qu’il fallait se découvrir devant elle et la respecter, parce qu’on pouvait encore tout attendre d’elle. »
« Cela ne signifiait pas du tout que Lenny était contre la société. Au contraire, il était pour. Il la leur souhaitait de tout cœur. C’était bien fait pour leur gueule. »
« Il faut surtout pas aimer ton prochain comme toi-même, il est peut-être quand même un type bien. »
Vient l’été, la neige laisse la place à la terre, certains abandonnent.
« D’autres s’étaient simplement évanouis dans les airs, et on n’en entendrait plus parler jusqu’au jour où leurs corps gras et gonflés seraient découverts, flottant à la surface de quelque agence de publicité à Manhattan, achetant une maison à crédit, fondant une famille, pour couler enfin complètement et s’échouer dans la vase au fond de la démographie universelle. »
Ils savent « très bien qu’on ne peut pas bâtir un monde nouveau avec le monde. »
« Et ils étaient contre la révolution, parce que, dès qu’une révolution est réussie, cela veut dire qu’elle est foutue. »
Une note autobiographique (Gary a notamment été en poste en Suisse et aux États-Unis) ?
« Les idéalistes ne devraient pas avoir le droit de représenter leur pays à l’étranger : ils ne peuvent absorber que des doses très limitées de réalité, de préférence avec du gin. »
Jess, la fille du consul des U.S.A. à Genève, va chercher son père qui sort de cure de désintoxication.
« Le premier syndrome de sevrage, dès qu’ils vous coupent l’alcool, ce sont des hallucinations… C’est le premier contact avec la réalité. Cela en dit long sur quelque chose, je ne sais au juste sur quoi. »
« Vous voyez trop de réalité horrible autour de vous, sans qu’elle ait le droit de vous toucher, vous êtes en dehors de tout, sous votre cloche de verre, l’immunité diplomatique, et vous finissez par vous appeler au téléphone au milieu de la nuit pour vous assurer que vous avez encore une existence réelle, que vous êtes encore là. »
Lenny utilise l’immunité diplomatique de Jess, qui est tombée amoureuse de lui, pour faire passer la frontière française à de l’or, son job de cet été-là…
La question du « Rêve Américain » est centrale dans le roman :
« Sans parler que le Weltschmerz, le Sehnsucht, le mal du siècle, ça se pose un peu là, comme révolution culturelle. »
Le chapitre IX commence par la description d’un prestigieux restaurant conservateur qui résume brillamment l'entre-deux-guerres, non sans humour, voire cynisme. Mais Gary reste profondément mélancolique.
« On voyait par le hublot les mouettes qui s’agitaient dans la grisaille laiteuse d’un matin qui n’arrivait pas à se décider, je me lève, je me lève pas, et on entendait leurs cris aigres et bêtes, on croit toujours qu’elles en ont lourd sur le cœur, les mouettes, alors que ça ne veut rien dire du tout, c’est votre psychologie qui vous fait cet effet-là. On voit partout des trucs qui n’existent pas, c’est chez vous que ça se passe, on devient une espèce de ventriloque qui fait parler les choses, les mouettes, le ciel, le vent, tout, quoi. […] Vous montez au sommet du Scheidegg, la nuit, et vous regardez les étoiles et vous vous sentez bien, tout près de quelque chose ou de quelqu’un, mais les étoiles, elles sont même pas là, rien que des cartes postales qui vous arrivent de nulle part, la lumière les a plaquées il y a des millions d’années, grâce aux progrès de la science. Vous vous émerveillez, debout sur vos skis, appuyé sur vos bâtons, mais il y a rien, là-haut, c’est encore chez vous que ça se passe. La science, c’est un drôle de pistolet. Ça se charge de tout. Pan, pan ! Il reste plus rien. Alors, vous faites le ventriloque. Vous faites tout parler, le silence, le ciel, les mouettes. »
« "Il faut qu’on se mette tous ensemble et qu’on change le monde." Mais si on pouvait se mettre tous ensemble, le monde, on aurait plus besoin de le changer. Il serait déjà complètement différent. Seul, tu peux faire quelque chose. Tu peux changer ton monde à toi, tu peux pas changer celui des autres. »
Une remarque, que je trouve excellente, à propos de la langue :
« C’est un drôle de piège, le vocabulaire. C’est toujours quelqu’un d’autre qui parle, même quand c’est vous. »
À propos des Noirs Américains :
« Quand vous n’êtes que vingt millions, ça veut dire que vous êtes encore quelqu’un. Quand vous êtes deux cents millions, ça ne veut plus rien dire du tout, vous êtes plus que du magma. »
De courts poèmes, entre quatrains, limericks et haïkus, émaillent le texte. Les références à la Beat Generation, et notamment aux Clochards célestes de Jack Kerouac (paru en 1958), sont évidentes dans cette peinture d’une jeune génération assez inculte, déboussolée, désespérée, entre perte de l’idéal et soif d’absolu dans cette fuite de la société surpeuplée. Et je n'ai pas trouvé anodin que cette comédie "américaine" soit située... en Europe.
\Mots-clés : #jeunesse #xxesiecle
- le Mar 27 Fév - 11:06
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- Sujet: Romain Gary
- Réponses: 111
- Vues: 9280
Ken Liu
L'Homme qui mit fin à l'histoire : un documentaire« Evan Wei, un jeune spécialiste sino-américain du Japon de l’époque de Heian, et Akemi Kirino, une physicienne expérimentale nippo-américaine », mettent au point une exploration du passé en s’y rendant par un voyage dans le temps, mais avec la condition intrinsèque au processus de la destruction des preuves ramenées dudit passé.
« Un des paradoxes cruciaux de l’archéologie, c’est que, pour fouiller un site afin de l’étudier, il faut le détruire. Au sein de la profession, on débat à chaque site pour savoir s’il vaut mieux le fouiller ou le préserver in situ jusqu’à la mise au point de nouvelles techniques moins invasives. Mais sans des fouilles destructrices, comment mettra-t-on au point ces nouvelles techniques ?
Evan aurait sans doute dû lui aussi attendre qu’on invente un moyen d’enregistrer le passé sans l’effacer par la même occasion. Seulement, il aurait peut-être été trop tard pour les familles des victimes qui allaient bénéficier le plus de ces souvenirs. Il se débattait sans cesse entre les revendications antagonistes du passé et du présent. »
Le second propos est l’exposé des atrocités commises par les Japonais dans l’Unité 731 lors de la Seconde Guerre sino-japonaise (vivisections sans anesthésie, etc.).
« Ce même jour en 1931, près de Shenyang, ici en Mandchourie, éclatait la Seconde Guerre sino-japonaise. Pour les Chinois, il s’agissait du début de la Seconde Guerre mondiale, plus d’une décennie avant l’implication des États-Unis.
Nous sommes à la périphérie de Harbin, dans le district de Pingfang. Même si ce nom n’évoque rien à la plupart des Occidentaux, certains n’hésitent pas à surnommer ce lieu l’« Auschwitz d’Asie ». L’Unité 731 de l’Armée impériale japonaise y a mené durant la guerre d’atroces expériences sur des milliers de Chinois et Alliés captifs pour permettre au Japon de créer des armes biologiques et de conduire des recherches sur les limites de l’endurance humaine.
Dans ces locaux, des médecins militaires japonais ont tué des milliers de Chinois et d’Alliés par le biais d’expériences médicales, essais d’armements, vivisections, amputations et autres tortures systématiques. À la fin de la guerre, l’armée nippone qui battait en retraite a supprimé les derniers prisonniers et brûlé le complexe, ne laissant derrière elle que la carcasse du bâtiment administratif et les fosses utilisées pour élever des rats porteurs de maladies. Il n’y a eu aucun survivant.
Les historiens estiment qu’entre deux et cinq cent mille Chinois, presque tous des civils, ont été tués par les armes bactériologiques et chimiques mises au point ici et dans des laboratoires annexes : anthrax, choléra, peste bubonique. À l’issue de la guerre, le général MacArthur, commandant en chef des forces Alliées, a préservé les membres de l’Unité 731 de toute poursuite judiciaire pour crimes de guerre afin de récupérer les résultats de leurs expériences et de soustraire lesdites données à l’Union Soviétique. »
« Le 15 août 1945, nous avons appris que l’Empereur avait capitulé devant l’Amérique. Comme bien d’autres Japonais en Chine alors, mon unité a estimé qu’il serait plus facile de se rendre aux nationalistes chinois. On l’a incorporée dans une unité de l’armée nationaliste sous les ordres de Chiang Kaïchek, et j’ai continué de travailler en tant que médecin militaire pour aider les nationalistes contre les communistes dans la guerre civile. »
Est présentée ensuite l’attitude vis-à-vis de ces faits (de part et d’autre) : silence, oubli élusif, négationnisme, déni de responsabilité historique, opportunisme politique, etc. La question de leur validité en tant que documents historiques est aussi posée, ainsi que le problème du contrôle, de la maîtrise du passé.
« Aux premiers temps de la République populaire, de 1945 à 1956, l’approche idéologique des communistes consistait à tenir l’invasion pour une étape historique parmi d’autres de l’avancée irrésistible de l’humanité vers le socialisme. Tout en condamnant le militarisme japonais et en célébrant la résistance, ils essayaient de pardonner individuellement les Japonais si ces derniers montraient des signes de contrition – une attitude surprenante par son caractère confucéen et chrétien de la part d’un régime athée. Malgré l’atmosphère de zèle révolutionnaire, les prisonniers nippons étaient, pour la plupart, traités avec humanité. On leur donnait des cours de marxisme et on leur disait d’avouer leurs crimes par écrit (du fait de ces cours, le public japonais a pu croire que tout homme qui confessait des crimes horribles commis pendant la Guerre avait subi un lavage de cerveau de la part des communistes). Une fois qu’on les estimait repentis grâce à cette « rééducation », on les rendait au Japon. »
« Voisins sur le plan géographique, les deux pays l’ont été aussi dans leur réponse à la barbarie de la Seconde Guerre mondiale : l’oubli, au nom d’idéaux universels tels que « la paix » et « le socialisme », l’appariement des souvenirs de la Guerre au patriotisme, la déréalisation des victimes comme des bourreaux opérée pour les ramener pareillement à des symboles afin de servir l’État. Sous cet angle, la mémoire abstraite, partielle, fragmentaire en Chine et le silence au Japon ne sont plus que les deux faces de la même pièce. »
Cette novella très dense constitue un bel exemple de réflexion amenée par le biais de la science-fiction. Un assemblage de témoignages, interviews et autres déclarations parcourt les questions éthiques, juridiques, philosophiques portant sur un évènement historique difficile à assumer. Les dimensions personnelle et collective sont discutées.
« Tenter de rajouter l’empathie et l’émotion aux recherches historiques lui a valu l’opprobre de l’élite universitaire. Or, mêler à l’histoire la subjectivité du récit personnel renforce la vérité au lieu d’en détourner. Accepter notre fragilité et notre subjectivité n’est pas renoncer à notre responsabilité morale de dire la vérité, même, et surtout, si « la vérité », loin d’être unique, devient pluralité d’expériences partagées qui, ensemble, composent notre humanité. »
\Mots-clés : #campsconcentration #deuxiemeguerre #devoirdememoire #historique #sciencefiction #xxesiecle
- le Mar 13 Fév - 11:27
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Hubert Haddad
Opium PoppyCamir, Centre d’accueil des mineurs isolés et réfugiés : Alam l’Afghan de onze-douze ans est parmi les autres (dont Diwani, rescapée tutsie), et doit apprendre une nouvelle langue, une société autre.
« Grands et petits, ceux du Mali et du Congo, ceux du Pakistan, les Kurdes d’Anatolie, les réfugiés blêmes du Caucase, tous les élèves se dressent d’un seul bond, comme affranchis d’une chape d’indignité, et recouvrent dans les couloirs les allures flottantes du désarroi. »
Kandahar :
« Mais elles voulaient apprendre à lire et à calculer. Chaque jour, elles repartaient gaiement au lycée. Un matin, des garçons en moto leur ont coupé le chemin. Ils ont soulevé leurs voiles. Avec des pistolets à eau, comme pour jouer, ils ont arrosé leurs visages. Alam griffe la purée de sa fourchette. Il soupçonne avec effroi un vague lien entre son assiette et les dérives de son esprit. Les belles jeunes filles, il les imagine tête nue, les cheveux brûlés, la face sanguinolente et déformée comme un derrière de singe. Le vitriol efface d’un coup la rosée miraculeuse des visages. Il n’y a plus personne dans la maison du souvenir… »
Alam est en fait l’Évanoui (Alam le Borgne est son frère aîné) ; il a vécu au village de montagne, puis en ville.
« Sa vie jusque-là s’était partagée entre les maigres pâtures, les champs de pavots et son village à l’aspect de ruines exhumées ; tant que les insurgés se terraient dans leurs repaires, l’appel du muezzin et la traite des brebis suffisaient à rythmer les jours. »
Parvenu en France, il s’évade du Camir dans Paris, et côtoie les divers sans-abris et migrants.
« On part découragé, en lâche ou en héros, dans l’illusion d’une autre vie, mais il n’y a pas d’issue. L’exil est une prison. »
Une belle description des ruines urbaines de la zone des Vignes où se réfugient les marginaux, souvent délinquants.
« Une glaciale impression de déshérence s’étend sur cette zone où le piéton ne s’aventure qu’une fois fourvoyé, croyant couper les distances entre le canal de l’Ourcq, les gares à jamais hantées de Drancy et de Bobigny, et l’immense champ de morts de Pantin où les allées ont des noms d’arbre. Nulle part, serait-ce dans les pires îlots de La Courneuve ou de Clichy, la solitude n’arbore un tel aspect de coupe-gorge sans issue. »
Retour sur son enfance (récit alterné entre l’Afghanistan et la France, ses passé et présent), qui a lieu après la première prise de pouvoir des talibans.
Son frère ainé a rejoint le Djihad ; l’Évanoui le retrouvera par hasard, deviendra enfant-soldat, et le tuera comme on l’en enjoint car il aurait trahi, et parce qu’il lui apprend être de ceux qui ont vitriolé Malalaï, sa voisine qui fréquentait l’école et son seul rayon de bonheur.
« On égorgeait et massacrait sans haine, comme les moutons de l’Aïd el-Kebir, par sacrifice de soumission à la loi. Dieu se chargeait de remplacer les fils des hommes morts à la guerre par des béliers et des chèvres couchés sur le flanc gauche aux portes du paradis, dans la gloire de l’au-delà. »
Les talibans ont entraîné l’Évanoui au combat et au martyre.
« Ce dernier était plutôt disposé au sacrifice. Lorsque les balles remplacent les mots, l’instinct de vie s’étiole avec l’espérance. Le spectacle continu des corps en souffrance, des amputés, des exécutés pour l’exemple tourne vite à la farce. »
« Rien n’échappe à la violence ; le monde n’existe plus. On égorge l’agneau et l’enfant d’un même geste. Dès qu’une femme rit trop fort ou danse avec un autre, on l’attache et l’assomme de pierres aiguës. Chaque homme est trahi par son ombre. Une hallucination guide des somnambules aux mains sanglantes d’un cœur arraché à l’autre. »
Gravement blessé, l’Évanoui a été pris en charge par la coalition occidentale et le Croissant rouge dans un camp de réfugiés dont il s’enfuit. Au terme d’un périple via l’Iran, la Turquie puis la Bulgarie ou la Macédoine et l’Italie, il atteint Paris où il est plus ou moins recueilli par Yuko le Kosovar, caïd des trafics de drogue et d’armes du squat, qui le protège plus ou moins, ainsi que Poppy la junkie.
Rendu saisissant de l’existence de réfugiés en France, et dans leur pays d’origine, ainsi que d’une jeunesse "perdue".
\Mots-clés : #contemporain #enfance #exil #guerre #immigration #jeunesse #social #terrorisme #traditions #xxesiecle
- le Lun 5 Fév - 10:19
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Rachel Carson
Printemps silencieuxUn essai historique, ou comment un problème écologique grave et méconnu a été révélé et (partiellement) résolu grâce à un livre ; il reste d’une actualité intense et dramatique de nos jours (paru en 1962).
« Je prétends encore que nous avons laissé employer ces produits chimiques sans s’interroger outre mesure sur leurs effets sur le sol, sur l’eau, les animaux et plantes sauvages, sur l’homme lui-même. Les générations à venir nous reprocheront probablement de ne pas nous être souciés davantage du sort futur du monde naturel, duquel dépend toute vie. »
Ces produits chimiques détruisent la vie, l’équilibre naturel : pesticides, mais aussi herbicides.
« L’eau, le sol et le manteau végétal forment le monde qui soutient la vie animale de la Terre. Qu’il s’en souvienne ou pas, l’homme moderne ne pourrait exister sans les plantes qui captent l’énergie solaire et produisent les aliments de base nécessaires à sa subsistance. »
Carson explique comme un toxique se concentre dans la chaîne alimentaire. Tout est lié dans l’environnement. Elle souligne aussi les effets cumulatifs dans le temps des agents de pollution, et les risques induits par leurs interactions.
Des campagnes de pulvérisation illogiques (notamment pour tenter de sauver les ormes ; Carson parle essentiellement de l’Amérique du Nord) détruisent les insectes, et donc les oiseaux qui s’en nourrissent, ainsi que des mammifères. De plus, les facultés génésiques de cette faune sont détériorées par les insecticides. C’est valable également pour les poissons, les crustacés, etc. ; ces poisons se retrouvent jusque dans le lait des vaches.
« Lorsque les insectes réapparaissent – ce qui arrive presque toujours – les oiseaux ne sont plus là pour enrayer l’invasion. »
« Autrefois, ces substances étaient conservées dans des boîtes couvertes de têtes de morts et de tibias croisés, et lorsqu’on les employait – chose évidemment rare – on prenait grand soin de les appliquer où il convenait, et nulle part ailleurs. Mais l’apparition des insecticides organiques, jointe à l’abondance des avions en surplus de la Seconde Guerre mondiale, ont changé tout cela. Les poisons modernes ont beau être beaucoup plus dangereux que leurs prédécesseurs, on trouve normal de les jeter indistinctement du ciel. Les insectes ou les plantes visés, mais également tous les êtres du secteur – humains ou non humains – pourront entrer en contact avec le poison. On arrose les forêts et les champs, mais aussi bien les villes et les bourgs. »
« Nous sommes à l’âge du poison ; le premier venu peut acheter sans explications à tous les coins de rue des substances beaucoup plus dangereuses que les produits pour lesquels le pharmacien exige une ordonnance médicale. »
« En bref, admettre une tolérance, c’est autoriser la contamination des denrées alimentaires destinées au public dans le but d’accorder aux producteurs et aux industries de transformation le bénéfice d’un moindre prix de revient ; c’est aussi pénaliser le consommateur, en lui faisant payer l’entretien d’une police économique chargée de veiller à ce qu’on ne lui administre pas de doses mortelles de poison. Mais étant donné le volume et la toxicité des ingrédients agricoles actuels, ce travail de contrôle demanderait, pour être bien fait, des crédits que nulle assemblée n’osera jamais voter. En conséquence la police est médiocre, et le consommateur est à la fois pénalisé et empoisonné. »
« Notre grand sujet d’inquiétude est l’effet différé produit sur l’ensemble de la population par les absorptions répétées de petites quantités de ces pesticides invisibles qui contaminent notre globe. »
Les produits dénoncés sont surtout les hydrocarbures chlorurés et les phosphates organiques. Ils sont souvent carcinogènes. Et ils induisent une résistance chez les insectes ciblés qui s’y adaptent rapidement, d’autant plus que leurs prédateurs naturels sont également atteints par les pulvérisations. Les dégâts sont aussi économiques.
« Les pulvérisations d’insecticide dérangent les lois qui régissent la dynamique des populations chez les insectes. C’est pour cela qu’à chaque traitement les agriculteurs voient un mauvais insecte remplacé par un pire. »
« Nous voici maintenant à la croisée des chemins. Deux routes s’offrent à nous, mais elles ne sont pas également belles, comme dans le poème classique de Robert Frost. Celle qui prolonge la voie que nous avons déjà trop longtemps suivie est facile, trompeusement aisée ; c’est une autoroute, où toutes les vitesses sont permises, mais qui mène droit au désastre. L’autre, « le chemin moins battu », nous offre notre dernière, notre unique chance d’atteindre une destination qui garantit la préservation de notre terre. »
L’alternative est biologique, et non chimique : outre l’introduction de leurs prédateurs naturels lorsqu’ils manquent, sont proposés le lâchage d’insectes stérilisés, les leurres sélectifs (olfactifs ou acoustiques), insecticides bactériens et viraux.
La situation a certainement beaucoup évolué depuis, mais les principes demeurent.
\Mots-clés : #contemporain #ecologie #economie #essai #nature #pathologie #ruralité #xxesiecle
- le Lun 29 Jan - 11:09
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Eugène Dabit
L'Hôtel du NordJuste après-guerre, les Lecouvreur, Émile et Louise, un couple d’ouvriers avec un fils, Maurice, reprennent L'Hôtel du Nord, près du quai de Jemmapes sur le canal Saint-Martin.
« Au fil du canal, des péniches glissaient, lentes et gonflées comme du bétail. »
C’est un hôtel populaire, assez pauvre, où les « locataires » vivent presque en famille. La bonne, c’est Renée, qui vit là avec son amant, plutôt brutal.
« Elle l’avait rendu exigeant et difficile. La vie à deux use le cœur d’un homme. Pierre ne lui parlait plus jamais d’amour. »
Enceinte, Pierre la quitte ; les Lecouvreur la gardent, son fils en nourrice à la campagne meurt, des hommes la fréquentent, elle doit s’en aller.
Beaucoup d’histoires de couples, parfois drôles souvent tristes, ou sordides, comme autant d’épisodes en courts chapitres sur la clientèle : les anciens, les familles, les jeunes ouvriers, les gens de passage, et la « boutique » avec les joueurs de manille, les ivrognes, les « camionneurs » des écuries voisines, les pêcheurs…
Une autre évocation douce-amère de ce Paris populaire disparu.
\Mots-clés : #enfance #nostalgie #urbanité #viequotidienne #xxesiecle
- le Dim 28 Jan - 11:09
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Martin Walser
RessacHelmut Halm est convié pour quatre mois comme professeur d’allemand en Californie par son ami, le « géant » Rainer Mersjohann, poète et chairman à la Washington University d’Oakland (ils ne se sont pas vus depuis leurs études).
On vient de diagnostiquer un cancer incurable à la mère de sa femme, Sabine.
« Ou bien le visage de Sabine avait rétréci, ou bien ses yeux s’étaient agrandis. Son visage s’était arrêté comme une montre. »
Helmut et Sabine partent pour Berkeley avec une de leurs filles, Lena, qui émerge à peine d’un échec sentimental. Helmut est enthousiasmé par la clarté, le climat, le paysage, la société, le campus (et une de ses étudiantes, Fran). Son monologue dialogué avec lui-même tient la plus grande part du livre.
« Il y avait à présent partout des étudiants allongés dans la verdure, on aurait dit des statues. Quand, ayant brouté des heures d’affilée, les vaches s’installent pour ruminer, elles ressemblent à ces entassements de divinités. Tranquillité méridienne du campus, rendue plus profonde encore par les cloches sonnant au campanile. »
« Il regardait aussi longtemps que possible chacun des êtres qu’il rencontrait. »
Helmut se baigne dans l’océan, et se fait drosser par une déferlante (le ressac est terme qui revient fréquemment, de même que les références aux couples avec une grande différence d’âge entre les partenaires, et les miroirs où il n’aime pas se voir).
« Le bord de la falaise n’était marqué ni par des grillages ni par des panneaux, mais par le museau des voitures. Les gens étaient installés derrière les vitres, une boîte de fer-blanc à la main, et ils regardaient cet océan et buvaient le contenu de leur boîte. Et, comme ils restaient tous dans leur voiture pour admirer le Pacifique, on avait l’impression que les voitures, elles aussi, admiraient l’océan. Halm se rendait compte que son saisissement était plus lié au spectacle de ces gens contemplant l’océan qu’à celui de l’océan lui-même. Sabine ne quitta pas la chaussée, ne s’arrêta pas avec la Volvo à un ou deux mètres de l’abîme. Ils descendirent, s’avancèrent jusqu’au bord, regardèrent l’océan et les spectateurs. Les gens assis dans les voitures ne regardaient que l’océan. Voilà les vrais dévots, songea Halm. »
Rainer se révèle peu à peu alcoolique et teinté de paranoïa, en conflit avec son épouse Elissa ; il travaille à « La Compréhension des textes de Schubert ». Helmut (qui s’est vu refuser son ouvrage sur Nietzsche, et se penche dorénavant sur Heine), a régulièrement affaire à sa secrétaire, Carol, qui semble bien renseignée sur lui (elle est l’épouse de Kirk Elrod, romancier auteur d’Inspiration Inn, dont un résumé nous est donné).
Sabine doit retourner en Allemagne au chevet de son père, Lena se consacre entièrement à sa nouvelle amie, Elissa. Helmut est toujours plus poursuivi par Fran que l’inverse, et pourtant une rumeur de harcèlement le concerne bientôt), si bien qu’on se demande jusqu’à quel point il n’est pas victime d’un fantasme amoureux sans réciprocité ; parallèlement, il joue quotidiennement avec une petite chatte sauvage qu’il amadoue peu à peu. Rainer se suicide, qui forçait sa femme à des confidences sur ses expériences extraconjugales, et apparemment voulait la tuer, dans son sentiment de justice… Helmut danse avec Fran, ils tombent et se blessent. Il rentre comme convenu en Allemagne avec Lena. Une lettre de Carol lui apprend que Fran est morte, tombée d’une falaise dans le ressac. Son vieux chien Otto est tué par une voiture, il commence à se confier à Sabine.
« Trop ou trop peu citer, ou être cité — voilà à quoi se résume la vie intellectuelle. »
« Collecter des phrases de Heine. Pendant des semaines, uniquement collecter des phrases qui te fassent de l’effet. Puis relire sans cesse les phrases collectées, jusqu’au moment où tu devineras pourquoi ce sont justement ces phrases qui t’ont impressionné. Tout ce qu’il pouvait espérer, c’est que le titre, qu’il avait déjà dû communiquer à Rainer au téléphone, pourrait convenir. L'Émigration comme émancipation. »
« Il n’avait encore jamais pensé à la mort aussi nettement que maintenant, en ce moment précis. L’espace d’un instant, il lui avait été donné d’exacerber l’image de la mort. Le mouvement qui l’entraînait vers le bas avait été vraiment sensible. Plus sensible que jamais auparavant. Avant de contenir fût-ce une idée minime de ce qui se passera en réalité, il faut que cette image de la mort devienne des milliards de fois plus nette, plus violente, plus brutale. Il est impossible de s’en faire une image qui corresponde à la réalité. C’est la protection, la belle protection. L’effroi déclenché par l’extrême netteté de cette image de mouvement radical et impitoyable nous entraînant vers le bas demeurait un doux effroi. Avec la violence réelle, aucun dialogue ne sera plus possible. Il espère bien qu’il ne criera pas. Silencieuse, propre, rapide, voilà comment devrait être sa mort. Il dut détourner ses pensées de cette vision. Il fallait éviter de songer à l’instant infiniment long durant lequel le ressac l’avait roulé lui-même. Maintenant, il avait l’impression d’être paralysé, mais guéri. C’était fini. Trente ans. Il suffisait d’imaginer la chose une seule fois, et tout cessait, on était sauvé. »
« Depuis cette nuit-là, il était obsédé par l’idée que durant un acte S. non destiné à la reproduction, on n’était ni plus ni moins qu’un hamster sur son rouleau. On bougeait uniquement parce qu’il fallait faire quelque chose à quoi la nature attachait de l’importance. Mais, pour nous obliger à le faire réellement, tout est parfaitement bien organisé : les choses se passent comme si, au lieu de répondre à quelque mission, chacun obéissait à sa propre volonté. Comme si l’on ne souhaitait rien tant que cela. Comme s’il n’était rien qui nous fasse plus plaisir. Et l’on n’est cependant jamais qu’un fonctionnaire chargé de réaliser le programme. Halm avait l’impression de s’être fait posséder. Et tout ce méli-mélo de l’amour ! «... tel avalé, l’appât, exprès tendu pour mettre en rage qui l’a pris... ». Je voudrais bien qu’on m’explique en quoi l’esbroufe de l’acte S. se distingue de l’esbroufe d’un concours de tir. On fait des cartons en faisant semblant de croire qu’on tire sur des ours. »
« Le mieux à faire serait toujours de partir vers d’autres langues. En même temps que les mots pour le dire, on laisse le pire derrière soi. Il existe tant de langues. »
« [Le hameau de] Faulkner. C’était, dit-il, le livre qu’il lisait avec le plus de plaisir, sans le comprendre. Mais il reconnaissait que sans cesse, le besoin de comprendre revenait s’imposer. C’est qu’on a de la curiosité. »
J’ai été séduit par le style cursif, rempli d’ellipses et de raccourcis, fort musical, d’ailleurs noté (« presto agitato », etc.), composition qui va crescendo et decrescendo (le roman culmine ainsi dans une soirée de cartes entre hommes, où les « durs » se lâchent en buvant force « pisse d’étudiant », s’injurient et profèrent toutes les obscénités qu’ils ne peuvent employer en public).
Ce roman est une reprise du thème (couru) du professeur qui tombe amoureux d’une élève, également de ceux du milieu universitaire et de la confrontation Ancien et Nouveau Monde, revisités dans le flot des pensées du personnage principal.
\Mots-clés : #exil #social #xxesiecle
- le Ven 19 Jan - 12:06
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- Sujet: Martin Walser
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Ian McEwan
L'Enfant voléAngleterre, juste avant 1987 (date de parution du livre) : Kate, la fille de trois ans de Stephen Lewis, auteur à succès de livres pour enfants, est mystérieusement enlevée comme ils faisaient des courses. La dévastation du couple qu’il formait avec Julie est excellemment rendue.
« Il était père d’un enfant invisible. »
Charles Darke, son éditeur devenu un ami, s’est lancé dans la politique après une brillante carrière dans les affaires, choisissant cyniquement la droite au pouvoir.
Stephen rêvasse pendant les séances d’un comité gouvernemental en charge de la préparation d’un manuel de pédagogie (qui s’avèrera avoir écrit d’avance par les services du Premier ministre). Il voit en hallucination ses parents venus à bicyclette dans un pub avant sa naissance. Il leur rend visite, réchappe d’un accident de la circulation, répond à l’invitation de Charles et Thelma, son épouse enseignante en physique quantique, qui ont quitté la vie publique pour se retirer à la campagne (lui semble retombé en enfance). Puis Stephen retourne au whisky et aux émissions télévisées. Enfin il sort de sa catatonie et reprend des activités. Le Premier ministre l’invite, l’interroge sur Charles.
Charles, qui a rédigé le manuel pour ce dernier qui le désire, se laisse mourir de froid, déchiré entre son désir d’enfance et son existence sociale ambitieuse.
Stephen retrouve Julie qui, trois ans après la disparition de Kate, donne vie à un nouvel enfant.
« Tout l’art d’un mauvais gouvernement consistait à rompre le lien entre la politique adoptée dans le domaine public et le sens profond et instinctif de bonté et d’équité de l’individu. »
« Tous ces esprits prometteurs, cultivés, brûlants d’enthousiasme, après des études de littérature anglaise qui avaient inspiré leurs brefs slogans – L’énergie est une joie perpétuelle, à bas les contraintes, vive les étreintes –, tous avaient déferlé des bibliothèques au tournant des années soixante-dix, fermement résolus à entreprendre des voyages intérieurs, ou des voyages vers l’Orient dans des cars bariolés. Une fois le monde devenu moins vaste et plus sérieux, ils étaient rentrés au pays afin de se mettre au service de l’Éducation, carrière qui avait à présent perdu son envergure et son attrait ; les écoles étaient mises en vente sur le marché de l’investissement privé, et l’âge de scolarité obligatoire allait bientôt être abaissé. »
« Il donnait l’impression d’être raisonnable et tout à fait concerné, tout en préconisant la nécessité de laisser les pauvres se débrouiller tout seuls et d’encourager les riches. »
« Une minorité perturbatrice de l’humanité considérait tout voyage, aussi bref soit-il, comme l’occasion de faire de plaisantes rencontres. Il se trouvait des gens prêts à infliger des détails intimes à de parfaits inconnus. Des gens à éviter si vous faisiez partie de la majorité de ceux pour qui un voyage offre une opportunité de silence, de réflexion, de rêve. »
« Ils faisaient face à deux possibilités, de poids égal, en équilibre sur un pivot affilé. Dès l’instant où ils pencheraient en faveur de l’une, l’autre, tout en continuant à exister, disparaîtrait à tout jamais. Il pourrait se lever maintenant, et passer devant elle pour se rendre à la salle de bains en lui adressant un sourire plein d’affection. Il s’y enfermerait, sauvegardant son indépendance et sa fierté. Elle l’attendrait en bas, et ils reprendraient le fil de leur conversation prudente jusqu’à ce qu’il fût temps qu’il traverse le champ pour reprendre le train. Ou alors, il fallait risquer quelque chose, il voyait se déployer devant lui une vie différente dans laquelle son propre malheur pouvait redoubler ou disparaître. »
« Et il n’y avait pas de terrain plus propice aux spéculations péremptoirement maquillées en véritables faits que celui de l’éducation des enfants. »
Ce roman brillamment écrit part un peu dans tous les sens, mais vaut pour son regard sur la société (celle aussi des mendiants badgés), la politique (notamment thatchérienne) et même la science (surtout par rapport au temps), aussi par la psychologie des personnages (et l’humour de l’auteur).
\Mots-clés : #culpabilité #education #politique #psychologique #relationdecouple #social #xxesiecle
- le Mer 17 Jan - 11:23
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- Sujet: Ian McEwan
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Joseph Roth
Hôtel SavoyGabriel Dan, soldat austro-hongrois dans la Première Guerre mondiale et prisonnier en Sibérie, revient de trois ans de captivité à Łódź, où il loge à l'avant-dernier étage de l’hôtel Savoy, tenu par le mystérieux Kalegouropoulos. Pour continuer sa fuite vers l’Ouest, il espère une aide de son riche oncle Phébus Böhlaug.
« — Et tu n’y étais pas mal, n’est-ce pas ? Tous les gens disent qu’on est bien en captivité. »
« Je l’essaye dans la chambre d’Alexandre, devant la grande glace murale – il me va. Je me rends compte, mais oui, je me rends bien compte de la nécessité d’un costume bleu, « comme neuf », de la nécessité de cravates mouchetées de brun, d’un gilet marron, et, l’après-midi, je repars avec un carton à la main. Je reviendrai. Je me berce encore du léger espoir d’obtenir de l’argent pour le voyage.
— Maintenant, vois-tu, je l’ai équipé, dit Phébus à Régine. »
« J’avais été longtemps seul parmi des milliers. Maintenant, il y a des milliers de choses que je peux partager : la vue d’un pignon aux lignes courbes, un nid d’hirondelles dans les W.-C. de l’Hôtel Savoy, le regard irritant et les yeux couleur de bière du vieux garçon d’ascenseur, l’amertume qui règne au septième étage, l’étrangeté inquiétante d’un nom grec, d’une notion grammaticale brusquement rendue vivante, le triste rappel d’un aoriste plein de traîtrises, le souvenir de l’étroitesse de la maison paternelle, les ridicules de ce lourdaud de Phébus Böhlaug et Alex sauvé par le train des équipages. Les choses vivantes en devenaient plus vivantes, plus haïssables celles que tous condamnaient, plus proche le ciel et le monde asservi. »
« — Non, dis-je, je ne sais pas ce que je suis. Autrefois, je voulais devenir écrivain, mais je suis parti pour la guerre, et je crois qu’il ne sert à rien d’écrire. Je suis un homme solitaire et je ne peux pas écrire pour tous. »
Puis Gabriel, le narrateur, rencontre ses voisins dans le microcosme de l’hôtel, la danseuse Stasie, le clown Vladimir Santschin (qui meurt vite), Hirsch Fisch le vendeur de billets de loterie, Abel Glanz, l’étrange souffleur qui survit de change de devises, Taddeus Montag, le caricaturiste, et les autres pauvres de la ville (sale et d’apparence assez sinistre), comme les Juifs qui y errent. Alex, le fils de Phébus, épris de Stasie, lui propose de payer son voyage pour Paris en échange de sa chambre, mais il reste après avoir tergiversé. Les ouvriers de l’industriel Neuner sont en grève, on craint la révolution. Gabriel héberge Zwonimir Pansin, son frère d’armes, trublion, et même agitateur.
« L’auteur de l’article expliquait que tout le mal venait des prisonniers qui rentraient, car ils introduisaient « le bacille de la révolution » dans un pays sain. L’auteur était un pauvre type, il lançait de l’encre contre des avalanches, il construisait des digues de papier contre des raz de marée. »
Arrive l’Américain Bloomfield (Blumenfeld) (puis son coiffeur, Christophe Colomb), attendu par tous comme une manne financière, et Gabriel devient un de ses secrétaires, jusqu’à l’insurrection et l’incendie de l’hôtel Savoy.
« Douloureux est le sort des hommes, et leur souffrance élève devant eux un grand, un gigantesque mur. Pris dans la toile gris poussière de leurs soucis, ils se débattent comme des mouches prisonnières. Celui-ci manque de pain et celui-là le mange avec amertume. Celui-ci veut être rassasié et celui-là être libre. Là, un autre agite ses bras et croit que ce sont des ailes, croit qu’il va s’élever l’instant ou le mois, ou l’année d’après, au-dessus des bas-fonds de ce monde.
Douloureux était le sort des hommes. Leur destin, ils le préparaient eux-mêmes et croyaient qu’il venait de Dieu. Ils étaient prisonniers des traditions, leur cœur était retenu par des milliers de fils et leurs mains tissaient elles-mêmes ces fils. Sur toutes les voies de leur vie se dressaient les tables de la loi de leur Dieu, de leur police, de leurs rois, de leur classe. Ici, il était défendu d’aller plus loin et là de s’attarder. Et, après s’être ainsi débattus durant quelques décennies, après avoir erré, être restés désemparés, ils mouraient dans leur lit et léguaient leur misère à leurs descendants. »
À la fois désolé et teinté d’humour, ce roman rend subtilement le délitement de l’empire austro-hongrois et de la Mitteleuropa.
Et il s’ajoute en bonne place sur l’étagère des hôtels légendaires en littérature, comme le Lutetia de Pierre Assouline, qu’il m’a ramentu.
\Mots-clés : #exil #historique #lieu #premiereguerre #xxesiecle
- le Mar 26 Déc - 10:50
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Jorge Semprun
L'ÉvanouissementLe six août dix-neuf cent quarante-cinq, Manuel Mora s’évanouit et se blesse grièvement en tombant d’un train ; il a une perte de mémoire dans une « obsession confuse de neige et de lilas » ; voilà trois mois qu’il est revenu d’Allemagne, où il était prisonnier du camp de Buchenwald, et deux jours plus tard survient le bombardement d’Hiroshima.
Le coup sur la tête lui rappelle le début de son interrogatoire par la Gestapo, ses pensées sur la mort et celle de son professeur, Halbwachs (évoquée dans d’autres de ses livres, plus directement autobiographiques ; Mora est le personnage principal de son précédent et premier roman publié, Le Grand Voyage), et l’exécution de la femme qui dénonça aux Allemands son mari et son groupe de résistants.
Il analyse la douleur.
« À chaque instant, il fallait qu’il décide de prolonger sa douleur [en ne parlant pas], à l’infini, il fallait que de sa propre volonté la plus intime jaillisse cette liberté de s’aliéner le monde. »
« Il en reprenait possession [du monde] par l’angoisse de cette femme [l’interprète], par l’hébétude désespérée des types de la Gestapo, échouant dans leur propos de le faire parler, et devenant de plus en plus opaques, de plus en plus lointains, c’est-à-dire éloignés d’eux-mêmes, du sens de leur vie, de plus en plus projetés dans l’agonie de leur métier. »
Puis, venu de Paris (Laurence) à Ascona (Lorène), c’est son existentielle « étrangeté au monde » (et aux femmes) qui est évoquée.
« Peut-être le monde extérieur est-il vraiment incontestable, fermé sur lui-même et ouvert à tout regard, à la fois. Ce serait rassurant. »
Il retrouve l’origine de son souvenir, un Premier Mai à la Nation, six ans auparavant, comme il était venu à Paris à la fin de la guerre d’Espagne.
Hans, Michel, compagnons de lutte, reviennent aussi dans ses pensées, avec notamment la séquence d’un soldat allemand abattu pour récupérer ses armes.
Dans ce deuxième texte de Semprun est rendue sensible la difficulté à communiquer/ témoigner de l’expérience de la guerre, traumatisme et amnésie (et la difficulté d’en parler, d’écrire), où des femmes ont un rôle vital.
\Mots-clés : #campsconcentration #deuxiemeguerre #guerredespagne #xxesiecle
- le Ven 1 Déc - 11:04
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Juan Gabriel Vásquez
Les DénonciateursGabriel Santoro, journaliste, a publié il y a trois ans, en 1988, Une vie en exil, biographie de Sara Guterman, une vieille amie juive de la famille qui s’était réfugiée en Colombie en fuyant le nazisme dans les années 1930. Mais ce livre a suscité une vive critique de son père, professeur de rhétorique lui aussi nommé Gabriel Santoro, et ils ne se sont plus fréquentés jusqu’à ce qu’il fasse appel à son fils à l’occasion d’une opération cardiaque. Alors commence sa « seconde vie » : il devient l’amant d’Angelica, une femme plus jeune, mais meurt dans un accident de voiture six mois plus tard, et son fils écrit le livre que nous lisons. Sara raconte à Gabriel ce que son père ne lui a jamais dit, le suicide de Konrad, père d’Enrique/ Heinrich, son ami, qui s’était rebellé contre la langue maternelle, l’allemand, et tout ce qu’elle représentait sous le national-socialisme. Et que Gabriel père a dénoncé Konrad à l’époque.
« Enrique, pour la première fois, a confirmé ce qu’a toujours su ton père : chacun est ce qu’il dit, chacun est comme il le dit. »
Le contexte historique est celui des listes noires de délation et des camps de concentration des Allemands supposés nazis lorsque le président Santos a rompu les relations avec l’Axe fin 1941.
« La sensation qu’il y a un ordre dans le monde. Ou du moins qu’on peut y mettre de l’ordre. Tu prends le chaos d’un hôtel, par exemple, et tu le mets sur une liste. Peu importe si c’est une liste de choses à faire, de clients, d’employés. Elle contient tout ce qui doit être, et si une chose n’y est pas c’est qu’elle ne devait pas y être. Et on respire, on est sûr d’avoir tout fait comme il faut. Un contrôle. C’est ce que tu as avec une liste : un contrôle absolu. La liste commande. Une liste est un univers. Ce qui n’est pas dans la liste n’existe pour personne. »
« Pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qu’on appelait les listes noires du Département d’État des États-Unis avaient pour objectif de bloquer les fonds de l’Axe en Amérique latine. Mais partout, et pas seulement en Colombie, le système a connu des abus, et plus d’une fois des justes ont payé pour des pécheurs. »
Angelica dénonce son amant mort dans une interview, qui voulait rencontrer Enrique pour se faire pardonner de lui et l’aurait abandonnée. Et le fils poursuit son enquête…
Ce roman un peu embrouillé m’a ramentu ceux de Javier Cercas, et notamment L’imposteur que j’ai récemment lu, l’oubli ou pas de la trahison (quitte à trahir en la révélant ?), avec ce même lourd passé qui plombe le présent, qu’on le mette en lumière ou pas.
\Mots-clés : #antisémitisme #culpabilité #deuxiemeguerre #devoirdememoire #exil #historique #relationenfantparent #trahison #xxesiecle
- le Jeu 2 Nov - 11:26
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Henri Barbusse
Le Feu – Journal d’une escouadeTémoignage sur l’existence des poilus pendant la Première Guerre mondiale, basé sur le carnet de guerre tenu vingt-deux mois de 1914 à 1915 par Henri Barbusse sur le front. L’auteur est le narrateur de ce récit paru en 1916, et il rapporte les propos de quelques compagnons d’escouade, dont certains suivis jusqu’à leur mort.
« Ils sont des hommes, des bonshommes quelconques arrachés brusquement à la vie. Comme des hommes quelconques pris dans la masse, ils sont ignorants, peu emballés, à vue bornée, pleins d’un gros bon sens, qui, parfois, déraille ; enclins à se laisser conduire et à faire ce qu’on leur dit de faire, résistants à la peine, capables de souffrir longtemps.
Ce sont de simples hommes qu’on a simplifiés encore, et dont, par la force des choses, les seuls instincts primordiaux s’accentuent : instinct de la conservation, égoïsme, espoir tenace de survivre toujours, joie de manger, de boire et de dormir. Par intermittences, des cris d’humanité, des frissons profonds, sortent du noir et du silence de leurs grandes âmes humaines. »
Barbusse reproduit le parler de ses camarades venus de diverses régions de France, et ce recueil d’argot populaire n’est pas le moindre intérêt du livre.
« – C’est aux oreilles. Une marmite — et un macavoué, mon ieux — qui a pété comme qui dirait là. Ma tête a passé, j’peux dire, entre les éclats, mais tout juste, rasibus, et les esgourdes ont pris.
– Si tu voyais ça, dit Fouillade, c’est dégueulasse, ces deux oreilles qui pend. On avait nos deux paquets de pansement et les brancos nous en ont encore balancé z’un. Ça fait trois pansements qu’il a enroulés autour de la bouillotte. »
C’est « la bonne blessure » (en fait elle ne sera pas suffisante) :
« – On va m’attacher une étiquette rouge à la capote, y a pas d’erreur, et m’ mener à l’arrière. J’ s’rai conduit, à c’ coup, par un type bien poli qui m’ dira : « C’est par ici, pis tourne par là. . . Na !. . . mon pauv’ ieux. » Pis l’ambulance, pis l’train sanitaire avec des chatteries des dames de la Croix-Rouge tout le long du chemin comme elles ont fait à Crapelet Jules, pis l’hôpitau de l’intérieur. Des lits avec des draps blancs, un poêle qui ronfle au milieu des hommes, des gens qui sont faits pour s’occuper de nous et qu’on regarde y faire, des savates réglementaires, mon ieux, et une table de nuit : du meuble ! Et dans les grands hôpitals, c’est là qu’on est bien logé comme nourriture ! J’y prendrai des bons repas, j’y prendrai des bains ; j’y prendrai tout c’que j’trouverai. Et des douceurs sans qu’on soit obligé pour en profiter, de s’battre avec les autres et de s’démerder jusqu’au sang. J’aurai sur le drap mes deux mains qui n’ficheront rien, comme des choses de luxe — comme des joujoux, quoi ! — et, d’ssous l’drap, les pattes chauffées à blanc du haut en bas et les arpions élargis en bouquets de violettes... »
Une semaine de répit à l’arrière :
« Après plusieurs haltes où on se laisse tomber sur son sac, au pied des faisceaux — qu’on forme, au coup de sifflet, avec une hâte fiévreuse et une lenteur désespérante à cause de l’aveuglement, dans l’atmosphère d’encre — l’aube s’indique, se délaie, s’empare de l’espace. Les murs de l’ombre, confusément, croulent. Une fois de plus nous subissons le grandiose spectacle de l’ouverture du jour sur la horde éternellement errante que nous sommes.
On sort enfin de cette nuit de marche, à travers, semble-t-il, des cycles concentriques, d’ombre moins intense, puis de pénombre, puis de lueur morne. Les jambes ont une raideur ligneuse, les dos sont engourdis, les épaules meurtries. Les figures demeurent grises et noires : on dirait qu’on s’arrache mal de la nuit ; on n’arrive plus jamais maintenant à s’en défaire tout à fait. »
Il y a un côté didactique dans le roman qui s’organise par thèmes (« embarquement », « permission », etc.), aidé en cela par le Cocon, un familier des chiffres. Ainsi l’amer dépit vis-à-vis de ceux de l’arrière.
« – Dis donc, petit, viens un peu ici, dit Cocon, en prenant le bambin entre ses genoux. Écoute bien. Ton papa i’ dit, n’est-ce pas : « Pourvu que la guerre continue ! » hé ?
– Pour sûr, dit l’enfant en hochant la tête, parce qu’on devient riche. Il a dit qu’à la fin d’mai on aura gagné cinquante mille francs.
– Cinquante mille francs ! C’est pas vrai !
– Si, si ! trépigne l’enfant. Il a dit ça avec maman. Papa voudrait qu’ça soit toujours comme ça. Maman, des fois, elle ne sait pas, parce que mon frère Adolphe est au front. Mais on va le faire mettre à l’arrière et, comme ça, la guerre pourra continuer. »
Barbusse dépeint avec vigueur scènes et figures, et pas que les tranchées, les combats et les cadavres :
« Dans un coin de cette sale petite maison encombrée de vieilleries, de débris poussiéreux de l’autre saison, emplie par la cendre de tant de soleils éteints, il y a, à côté des meubles et des ustensiles, quelque chose qui remue : un vieux bonhomme, muni d’un long cou pelé, raboteux et rose qui fait penser au cou d’une volaille déplumée par la maladie. Il a également un profil de poule : pas de menton et un long nez ; une plaque grise de barbe feutre sa joue rentrée, et on voit monter et descendre de grosses paupières rondes et cornées, comme des couvercles sur la verroterie dépolie de ses yeux. »
Puanteur, crasse, pluie, froid, atrocités, souffrances sont décrits "de l’intérieur", et avec puissance. Je ne m’étends pas sur les nombreuses scènes d’horreur naturalistes (qui ramentoivent parfois Curzio Malaparte)…
« Un nuage de pestilence commence à se balancer sur les restes de ces créatures avec lesquelles on a si étroitement vécu, si longtemps souffert. »
Les avis sur la guerre sont imprégnés de l’antimilitarisme pacifiste de Barbusse, sans plus occulter l’égoïsme que la solidarité qui règnent dans les rangs.
« Mais les conversations sur ce sujet se terminent toujours par un haussement d’épaules : on n’avertit jamais le soldat de ce qu’on va faire de lui ; on lui met sur les yeux un bandeau qu’on n’enlève qu’au dernier moment. Alors :
– On voira bien.
– Y a qu’à attendre ! »
L’attention est surtout portée au peuple, la chair à canon.
« Chacun sait qu’il va apporter sa tête, sa poitrine, son ventre, son corps tout entier, tout nu, aux fusils braqués d’avance, aux obus, aux grenades accumulées et prêtes, et surtout à la méthodique et presque infaillible mitrailleuse — à tout ce qui attend et se tait effroyablement là-bas — avant de trouver les autres soldats qu’il faudra tuer. Ils ne sont pas insouciants de leur vie comme des bandits, aveuglés de colère comme des sauvages. Malgré la propagande dont on les travaille, ils ne sont pas excités. Ils sont au-dessus de tout emportement instinctif. Ils ne sont pas ivres, ni matériellement, ni moralement. C’est en pleine conscience, comme en pleine force et en pleine santé, qu’ils se massent là, pour se jeter une fois de plus dans cette espèce de rôle de fou imposé à tout homme par la folie du genre humain. On voit ce qu’il y a de songe et de peur, et d’adieu dans leur silence, leur immobilité, dans le masque de calme qui leur étreint surhumainement le visage. Ce ne sont pas le genre de héros qu’on croit, mais leur sacrifice a plus de valeur que ceux qui ne les ont pas vus ne seront jamais capables de le comprendre. »
Un aperçu quand même du massacre, lissé déjà par le temps passé :
« En bas, parmi la multitude des immobiles, voici, reconnaissables à leur usure et leur effacement, des zouaves, des tirailleurs et des légionnaires de l’attaque de mai. L’extrême bord de nos lignes se trouvait alors au bois de Berthonval, à cinq ou six kilomètres d’ici. Dans cet assaut, qui a été un des plus formidables de la guerre et de toutes les guerres, ils étaient parvenus d’un seul élan, en courant, jusqu’ici. Ils formaient alors un point trop avancé sur l’onde d’attaque et ils ont été pris de flanc par les mitrailleuses qui se trouvaient à droite et à gauche des lignes dépassées. Il y a des mois que la mort leur a crevé les yeux et dévoré les joues — mais même dans leurs restes disséminés, dispersés par les intempéries et déjà presque en cendres, on reconnait les ravages des mitrailleuses qui les ont détruits, leur trouant le dos et les reins, les hachant en deux par le milieu. À côté de têtes noires et cireuses de momies égyptiennes, grumeleuses de larves et de débris d’insectes, où des blancheurs de dents pointent dans des creux ; à côté de pauvres moignons assombris qui pullulent là, comme un champ de racines dénudées, on découvre des crânes nettoyés, jaunes, coiffés de chéchias de drap rouge dont la housse grise s’effrite comme du papyrus. Des fémurs sortent d’amas de loques agglutinées par de la boue rougeâtre, ou bien, d’un trou d’étoffes effilochées et enduites d’une sorte de goudron, émerge un fragment de colonne vertébrale. Des côtes parsèment le sol comme de vieilles cages cassées, et, auprès, surnagent des cuirs mâchurés, des quarts et des gamelles transpercés et aplatis. Autour d’un sac haché, posé sur des ossements et sur une touffe de morceaux de drap et d’équipements, des points blancs sont régulièrement semés : en se baissant, on voit que ce sont les phalanges de ce qui, là, fut un cadavre. »
Cette fresque sans concession aide à saisir ce que fut cette boucherie de la Grande Guerre, et à mon sens ce récit participe pleinement au devoir de mémoire nécessaire pour ne pas oublier la Der des Ders…
\Mots-clés : #autobiographie #devoirdememoire #guerre #historique #mort #premiereguerre #violence #xxesiecle
- le Mar 31 Oct - 11:21
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Ernest Gaines
Colère en LouisianeBeau Boutan, un Cajun (les Cajuns ou Cadiens sont à l’origine les descendants des Acadiens déportés du Canada, des créoles francophones, certains étant devenus des planteurs esclavagistes), vient d’être abattu par Mathu, un vieux Noir, parce qu’il poursuivait chez lui Charlie (dont il est le Parrain) avec un fusil.
Candy Marshall, la propriétaire de la plantation, qui a été élevée par Miss Merle (une Blanche) et Mathu à la mort de ses parents, fait venir tous les vieux nègres et sang-mêlés des environs pour se déclarer coupables avec elle (A Gathering of Old Men, le titre originel). Le shérif Mapes a compris la situation, mais ne sait que faire : ce qu’il craint, comme tous les autres d’ailleurs, c’est que Fix, le père de Beau, ne rallie ses proches pour venir lyncher Mathu. Fix, déjà âgé, dépassé par le progrès social qui donne une place aux personnes de couleur dans une Louisiane conservatrice, rejette toute forme de justice officielle au nom de l’intérêt de sa famille, mais renonce finalement à aller dans les quartiers de la plantation.
« Protéger le nom et la terre. »
Mais les extrémistes du Klan se regroupent pour rendre leur justice par la violence…
Dans ce roman, Gaines fait parler quelques-uns des témoins et participants pour narrer le déroulement des faits. La prise directe sur l’action au présent, en plus du suspense intense, constitue une inspiration évidente pour le cinéma. Au-delà d’un certain hiératisme dramatique (et très beau), ce récit relativement bref expose une palette fort riche de personnages et de situations divers : c’est magistralement composé, du chœur polyphonique aux "héros" tragiques.
Le nœud est bien sûr le racisme, décliné tous azimuts, dans toutes les nuances du blanc au noir (mulâtre, créole, etc.), et la ségrégation conséquente, et la spoliation des descendants d’esclaves, mais aussi la solidarité de vieillards qui courageusement, dignement, relèvent la tête pour la première fois.
\Mots-clés : #discrimination #esclavage #justice #racisme #romanchoral #segregation #vengeance #violence #xxesiecle
- le Jeu 26 Oct - 17:10
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Valerio Varesi
La Main de DieuSuivant la piste d’un cadavre, Soneri remonte la Parma vers les Apennins et s’installe dans un village de montagne « mutique et hostile », tant pour les besoins de l’enquête qu’à cause des conditions climatiques (on est en janvier, et la météo est prépondérante dans sa perception, entre redoux dû au sirocco et recrudescence du froid avec enneigement). Là tout est en voie d’abandon et de ruine dans une petite société en microcosme de la nôtre, avec une bande de chasseurs brutaux, le curé communiste révolté par l’époque, les Faunes, idéalistes qui vivent dans les bergeries des hauteurs, le garde forestier qui soigne la forêt pour le futur, de vieux sentiers de partisans et de vendeurs ambulants par lesquels des Marocains acheminent de la drogue, un destructeur projet de piste de ski, et surtout la forêt, notamment les hêtraies.
« C’est quoi un petit bout de vie comparé à cette forêt éternelle ? Nous manquons du sens des limites, à notre époque. Si vous l’avez, vous pensez à plus grand que vous. Si vous ne l’avez pas, vous restez un enfant qui veut tout. »
« On marche beaucoup, c’est le meilleur moyen de connaître les lieux. Il n’y a qu’en marchant qu’on les habite vraiment. »
Ce roman m’a ramentu un de ceux de Fred Vargas (peut-être Temps glaciaires). J’ai plusieurs fois constaté des tournures de phrases obscures (peut-être dues à la traduction). Et j’ai apprécié l’atmosphère de malaise en partie métaphysique (mais aussi politique et sociétal).
\Mots-clés : #actualité #huisclos #nature #polar #ruralité #xxesiecle
- le Jeu 19 Oct - 18:19
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Javier Cercas
L'imposteurCercas détaille comme, troublé par l'histoire d’Enric Marco, « le grand imposteur et le grand maudit » qui s'est fait passer pour un survivant des camps de concentration et est devenu une célébrité espagnole de la mémoire historique des horreurs nazies, il s’est finalement résolu à écrire ce roman non fictionnel. « Comprendre, est-ce justifier ? » N’est-il pas lui-même un imposteur ?
« La pensée et l’art, me disais-je, essaient d’explorer ce que nous sommes, ils révèlent notre infinie variété, ambiguë et contradictoire, ils cartographient ainsi notre nature : Shakespeare et Dostoïevski, me disais-je, éclairent les labyrinthes de la morale jusque dans leurs derniers recoins, ils démontrent que l’amour est capable de conduire à l’assassinat ou au suicide et ils réussissent à nous faire ressentir de la compassion pour les psychopathes et les scélérats ; c’est leur devoir, me disais-je, parce que le devoir de l’art (ou de la pensée) consiste à nous montrer la complexité de l’existence, afin de nous rendre plus complexes, à analyser les ressorts du mal pour pouvoir s’en éloigner, et même du bien, pour pouvoir peut-être l’apprendre. »
« Un génie ou presque. Car il est bien sûr difficile de se départir de l’idée que certaines faiblesses collectives ont rendu possible le triomphe de la bouffonnerie de Marco. Celui-ci, tout d’abord, a été le produit de deux prestiges parallèles et indépassables : le prestige de la victime et le prestige du témoin ; personne n’ose mettre en doute l’autorité de la victime, personne n’ose mettre en doute l’autorité du témoin : le retrait pusillanime devant cette double subornation – la première d’ordre moral, la seconde d’ordre intellectuel – a fait le lit de l’escroquerie de Marco. »
« Depuis un certain temps, la psychologie insiste sur le fait qu’on peut à peine vivre sans mentir, que l’homme est un animal qui ment : la vie en société exige cette dose de mensonge qu’on appelle éducation (et que seuls les hypocrites confondent avec l’hypocrisie) ; Marco a amplifié et a perverti monstrueusement cette nécessité humaine. En ce sens, il ressemble à Don Quichotte ou à Emma Bovary, deux autres grands menteurs qui, comme Marco, ne se sont pas résignés à la grisaille de leur vie réelle et qui se sont inventés et qui ont vécu une vie héroïque fictive ; en ce sens, il y a quelque chose dans le destin de Marco, comme dans celui de Don Quichotte et d’Emma Bovary, qui nous concerne profondément tous : nous jouons tous un rôle ; nous sommes tous qui nous ne sommes pas ; d’une certaine façon, nous sommes tous Enric Marco. »
Simultanément s’entrelace l’histoire de Marco depuis l’enfance, retiré nourrisson à sa mère enfermée à l’asile psychiatrique ; il aurait été maltraité par sa marâtre et ignoré par son père ouvrier libertaire, puis ballotté d’un foyer à l’autre, marqué par les évènements de la tentative d’indépendance catalane d’octobre 1934, juste avant que le putsch et la guerre civile éclatent. Cercas a longuement interviewé Marco, un vieillard fort dynamique, bavard et imbu de lui-même, criant à l’injustice parce qu’il aurait combattu pour une juste cause.
D’après Tzvetan Todorov :
« [Les victimes] n’ont pas à essayer de comprendre leurs bourreaux, disait Todorov, parce que la compréhension implique une identification avec eux, si partielle et provisoire qu’elle soit, et cela peut entraîner l’anéantissement de soi-même. Mais nous, les autres, nous ne pouvons pas faire l’économie de l’effort consistant à comprendre le mal, surtout le mal extrême, parce que, et c’était la conclusion de Todorov, “comprendre le mal ne signifie pas le justifier mais se doter des moyens pour empêcher son retour”. »
Militant anarcho-syndicaliste, Marco aurait combattu dans les rangs de la République, et Cercas analyse le « processus d’invention rétrospective de sa biographie glorieuse » chez ce dernier.
« Et je me suis dit, encore une fois, que tout grand mensonge se fabrique avec de petites vérités, en est pétri. Mais j’ai aussi pensé que, malgré la vérité documentée et imprévue qui venait de surgir, la plus grande partie de l’aventure guerrière de Marco était un mensonge, une invention de plus de son égocentrisme et de son insatiable désir de notoriété. »
Cercas ne ménage pas les redites, procédé (didactique ?) un peu lassant.
« Parce que le passé ne passe jamais, il n’est même pas le passé – c’est Faulkner qui l’a dit ; le passé n’est qu’une dimension du présent. »
« Mais nous savons déjà qu’on n’arrive pas à dépasser le passé ou qu’il est très difficile de le faire, que le passé ne passe jamais, qu’il n’est même pas le passé – c’est Faulkner qui l’a dit –, qu’il n’est qu’une dimension du présent. »
« La raison essentielle a été sa découverte du pouvoir du passé : il a découvert que le passé ne passe jamais ou que, du moins, son passé à lui et celui de son pays n’étaient pas passés, et il a découvert que celui qui a la maîtrise du passé a celle du présent et celle de l’avenir ; ainsi, en plus de changer de nouveau et radicalement tout ce qu’il avait changé pendant sa première grande réinvention (son métier, sa ville, sa femme, sa famille, jusqu’à son nom), il a également décidé de changer son passé. »
Cercas évoque De sang-froid de Truman Capote et L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, deux « chefs-d’œuvre » du « roman sans fiction » dont il juge le premier auteur atteint de « turpitude » pour avoir laissé espérer tout en souhaitant leur exécution les deux meurtriers condamnés à mort, et doute du procédé du second, présent à la première personne dans son récit peut-être pour se donner une légitimité morale fallacieuse.
Intéressantes questions du kitch du narcissique, et du mensonge (peut-il être légitime ? un roman est-il mensonge ?)
« Il y a deux mille quatre cents ans, Gorgias, cité par Plutarque, l’a dit de façon indépassable : “La poésie [c’est-à-dire, la fiction] est une tromperie où celui qui trompe est plus honnête que celui qui ne trompe pas et où celui qui se laisse tromper est plus sage que celui qui ne se laisse pas tromper.” »
En fait de déportation, Marco a été travailleur volontaire en Allemagne fin 1941, et emprisonné au bout de trois mois comme « volontaire communiste ». Revenu en Espagne, il a effectivement connu « les prisons franquistes, non comme prisonnier politique mais comme détenu de droit commun. » Il abandonne ses premiers femme et enfants, change de nom pour refaire sa vie (grand lecteur autodidacte, il suit des cours universitaires d’histoire) – et devenir le secrétaire général de la CNT, le syndicat anarchiste, puis président de l’Amicale de Mauthausen, l’association des anciens déportés espagnols. Il a toujours été un séducteur, un amuseur, un bouffon qui veut plus que tout qu’on l’aime et qu’on l’admire.
« …] de même, certaines qualités personnelles l’ont beaucoup aidé : ses dons exceptionnels d’orateur, son activisme frénétique, ses talents extraordinaires de comédien et son manque de convictions politiques sérieuses – en réalité, l’objectif principal de Marco était de faire la une et satisfaire ainsi sa médiapathie, son besoin d’être aimé et admiré et son désir d’être en toute occasion la vedette – de sorte qu’un jour il pouvait dire une chose et le lendemain son contraire, et surtout il pouvait dire aux uns et aux autres ce qu’ils voulaient entendre. »
« Le résultat du mélange d’une vérité et d’un mensonge est toujours un mensonge, sauf dans les romans où c’est une vérité. »
« Marco a fait un roman de sa vie. C’est pourquoi il nous paraît horrible : parce qu’il n’a pas accepté d’être ce qu’il était et qu’il a eu l’audace et l’insolence de s’inventer à coups de mensonges ; parce que les mensonges ne conviennent pas du tout à la vie, même s’ils conviennent très bien aux romans. Dans tous les romans, bien entendu, sauf dans un roman sans fiction ou dans un récit réel. Dans tous les livres, sauf dans celui-ci. »
Après la Transition de la dictature franquiste à la démocratie, la génération qui n’avait pas connu la guerre civile a plébiscité le concept de “mémoire historique”, qui devait reconnaître le statut des victimes.
« La démocratie espagnole s’est construite sur un grand mensonge, ou plutôt sur une longue série de petits mensonges individuels, parce que, et Marco le savait mieux que quiconque, dans la transition de la dictature à la démocratie, énormément de gens se sont construit un passé fictif, mentant sur le passé véritable ou le maquillant ou l’embellissant [… »
Cercas raconte ensuite comment l’historien Benito Bermejo a découvert l’imposture de Marco, alors devenu un héros national, et s’est résolu à la rendre publique (c’est loin d’être la seule du même genre). Marco tente depuis de se justifier par son réel travail de défense de la cause mémorielle. Cercas décrit ses rapports avec Marco partagé entre le désir d’être le personnage de son livre, et le dépit de ne pas pouvoir contrôler ce dernier.
« — S’il te plaît, laisse-moi quelque chose. »
Opiniâtre quant à la recherche de la vérité, outre ses pensées Cercas détaille son ressenti, qui va du dégoût initial à une certaine sympathie ; "donquichottesque", il pense même un temps à sauver Marco non pas en le réhabilitant, mais en le plaçant devant la vérité…
Manifestement basée sur une abondante documentation, cette étude approfondie, fouillée dans toutes ses ramifications tant historiques que psychologiques ou morales, évoque aussi le rôle de la fiction comme expression de la vérité.
\Mots-clés : #biographie #campsconcentration #devoirdememoire #ecriture #guerredespagne #historique #politique #psychologique #xxesiecle
- le Mar 17 Oct - 12:34
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Michael Connelly
Le PoèteLe narrateur, Jack McEvoy, chroniqueur policier, apprend que son frère jumeau, Sean, chef de la section des homicides de la police de Denver, s’est suicidé en laissant pour seul message « Hors de l’espace, hors du temps ». Sean était obsédé par une enquête sur le meurtre d'une étudiante dont le corps a été retrouvé coupé en deux trois mois plus tôt ; Jack reprend ses investigations, et découvre que le suicide était en fait un assassinat maquillé.
Parallèlement, on suit William Gladden, appréhendé comme il photographiait des enfants ; grâce à un réseau pédophile auquel il appartient via Internet, il est rapidement relâché.
Jack découvre que d’autres suicides d’officiers dans le pays sont en fait des meurtres, avec comme lien un extrait des vers d’Edgar Poe.
Le principal ressort de ce roman policier, c’est que l’enquête est menée par un journaliste (comme l’auteur), Jack étant impliqué tant personnellement que professionnellement, ce qui permet d’éclairer le monde de la presse, ce « Quatrième Pouvoir » :
« Les paroles de Glenn dévoilaient la vérité qui se cachait derrière une grande partie du journalisme contemporain. Il n’y était plus guère question d’altruisme, de service public et de droit à l’information. C’était devenu une question de concurrence, de rivalité et de publicité : quel journal avait publié l’article en premier, lequel était à la traîne ? Et qui décrocherait le prix Pulitzer à la fin de l’année ? C’était une vision plutôt sombre, mais après toutes ces années dans le métier, mon point de vue avait viré au cynisme. […]
Pendant que je faisais les cent pas dans ma chambre, je songeai moi aussi, je l’avoue, aux possibilités qui s’offraient. Je pensai à la célébrité que pouvait me valoir cet article. […] En voyant plus loin, j’envisageai même un contrat avec une maison d’édition. Il y a un marché énorme pour les histoires criminelles authentiques.
Mais je chassai toutes ces pensées, honteux. Une chance que personne ne puisse connaître nos pensées les plus secrètes. Nous apparaîtrions tels que nous sommes, à savoir des imbéciles manipulateurs et prétentieux. »
« J’aimerais que les médias aient une vision plus globale des choses, qu’ils prennent du recul, au lieu de rechercher en permanence la satisfaction immédiate. »
À propos, Jack se confronte à Rachel Walling, agent du FBI : l’identification du « Poète », l’assassin de six inspecteurs dans autant d’États différents, et qui travaillaient chacun sur un meurtre non résolu au moment de leur mort, serait compromise si Jack publiait ce qu’il a découvert ; il négocie de participer en tant qu’observateur à l’enquête qu’il a initiée, à condition de surseoir à la parution de ses articles.
Gladden, en qui on devine de plus en plus évidemment le Poète, est un multirécidiviste pédophile et serial killer ; il est aussi brillant en droit, ce qui lui a permis d’échapper à la justice.
L’entente entre le FBI et Jack ne dure guère (mais assez pour qu’une liaison entre ce dernier et Rachel s’établisse).
Il me semble qu'on peut ici comparer la soif de gloire chez les journalistes à l'égo démesuré chez les grands criminels.
Polar très bien ficelé, même si on peut avoir des doutes sur la véracité psychologique des personnages ; les rebondissements finaux sont également un peu trop invraisemblables.
\Mots-clés : #criminalite #polar #thriller #xxesiecle
- le Sam 7 Oct - 12:25
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René Maran
BatoualaDébut XXe, dans l’Oubangui-Chari (Centrafrique) : Maran nous fait assister au réveil de Batouala, grand mokoundji (chef) d’une tribu m’bi du groupe banda, près du poste de Grimari, entre les rivières Bamba et Pombo. Grand chasseur et guerrier, il est curieusement présenté d’entrée comme un fainéant, et les animaux de sa maisonnée le sont avec plus d’affection ; ses neuf femmes sont à peine évoquées, peut-être parce qu’elles dorment dans leur case personnelle, sauf sa favorite, Yassigui’nda.
Après celle de la basse-cour et du chien Djouma, belle observation d’une tempête de pluie :
« Tintements de sonnailles, chocs de pilons, cliquetis de sagaies, vomissements incoercibles, – discrets ou clairs, criards ou rauques, les coassements de toutes les sortes de crapauds et de toutes les espèces de grenouilles font « yangba » [la fête]. »
Batouala a organisé une yangba avec ses voisins. Tous se plaignent de l’impôt, des travaux d’exploitation du caoutchouc et du portage, imposés par les boundjous (les blancs), qu’ils ne comprennent pas et détestent.
« Et d’abord, non contents de s’appliquer à supprimer nos plus chères coutumes, ils n’ont eu de cesse qu’ils ne nous aient imposé les leurs. Ils n’y ont, à la longue, que trop bien réussi. Résultat : la plus morne tristesse règne, désormais, par tout le pays noir. Les blancs sont ainsi faits, que la joie de vivre disparaît des lieux où ils prennent quartiers.
Depuis que nous les subissons, plus le droit de jouer quelque argent que ce soit au « patara ». Plus le droit non plus de nous enivrer. Nos danses et nos chants troublent leur sommeil. Les danses et les chants sont pourtant toute notre vie. »
Puis sont décrites les danses, la cérémonie des ga’nzas (circoncisions et excisions des jeunes initiés), enfin la danse de l’amour, qui se termine par une orgie collective.
« Ivresse sexuelle, doublée d’ivresse alcoolique. Immense joie de brutes, exonérée de tout contrôle. Des injures retentirent. Du sang jaillit. Vainement. Le seul désir était maître. »
Le père de Batouala s’est éteint pendant la fête, et ses funérailles sont rapportées avec un souci quasi-ethnographique (exposition du corps pendant huit jours, avant qu’il ne soit « planté » dans une double fosse et que ses biens personnels ne soient détruits, sa case décapitée, son phallus totémique brisé). Est soulignée l’importance de la coutume, qui reflète la sagesse des anciens. De même, la mythologie est abordée, avec notamment Ipeu, la lune, qui chaque jour fait fuir Lolo, le soleil.
C’est la saison sèche, celle de la chasse aux filets, et des feux de brousse :
« Le grondement que produit le tam-tam sur la double enflure des li’nghas, l’appel des olifants ou des trompes, certains cris qui imitent à s’y méprendre ceux de certains oiseaux, les signaux de feu qu’on fait de hauteurs à hauteurs, l’herbe allongée au beau milieu du chemin, deux termitières placées l’une sur l’autre suivant une coutume invariable, des touffes de feuilles tressées d’une certaine manière, le morceau de bois que traverse un autre de part en part, – sonore, lumineux ou immobile, – voilà un langage vivant, d’une richesse innombrable ! »
Le jeune et beau Bissibi’ngui convoite Yassigui’nda (et réciproquement) ; Batouala a des soupçons, et se trament des projets d’assassinat du rival par empoisonnement ou par les armes (couteaux de jet, sagaie)…
D’une manière générale, ce roman vaut plus pour la description de la société indigène et de la brousse que par ses moments lyriques.
« Toucan », « caïman » (pour calao et crocodile), quelques inexactitudes, zoologiques notamment, trahissent les origines de Maran. À ce propos, je suis déconcerté par ce destin d’un homme vraisemblablement issu d’Afrique via l’esclavage (séculaire dans cette zone d’Afrique), qui retourne en quelque sorte à ses origines, dans les rangs des colonisateurs.
Est paru peu après le Voyage au Congo, carnet de route d’André Gide en cette même Afrique-Équatoriale française https://deschosesalire.forumactif.com/t1498-andre-gide#69983 ; de même que Batouala, ce livre ne remet pas en cause le colonialisme, mais ses excès.
Dans l’édition que j’ai lue, le roman est suivi par un conte animalier, Youmba, la mangouste.
« Il est des moments, dans la vie, où il faut suivre son nez où il a envie de vous conduire. Le monde ne révèle en général ses secrets qu’aux chercheurs. Toute connaissance se fonde peu ou prou sur la curiosité. Celle-ci constitue par ailleurs, en bien des cas, un des plus sûrs moyens de défense préventive dont on puisse disposer. Chercher à voir, c’est chercher à savoir, et, dans une certaine mesure, à prévoir. »
\Mots-clés : #colonisation #discrimination #traditions #xxesiecle
- le Jeu 5 Oct - 22:43
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W.G. Sebald
De la destruction comme élément de l'histoire naturelleSebald constate que la destruction des villes allemandes par les raids aériens à la fin de la Seconde Guerre mondiale n’a pas été mémorisée en Allemagne, leur reconstruction ayant occulté le souvenir du passé historique avec le présent miracle économique.
« L’aptitude des hommes à oublier ce qu’ils ne veulent pas savoir, à détourner le regard de ce qu’ils ont devant eux, a rarement été mise à l’épreuve comme dans l’Allemagne de cette époque. On se décide, dans un premier temps sous l’emprise de la panique à l’état pur, à continuer comme si rien ne s’était passé. […]
Par ailleurs, le moyen le plus naturel et le plus sûr de “raison garder”, comme l’on dit, était encore de passer outre aux catastrophes survenues et de renouer avec la routine quotidienne, que ce soit en confectionnant un gâteau au four ou en continuant d’observer les rituels. »
À preuve le peu de témoignages recueillis, et le silence presque complet de la littérature allemande d’après-guerre à ce propos, à part notamment L’effondrement d’Hans Erich Nossack et Le Silence de l’ange d’Heinrich Böll, publié quarante ans plus tard ; Sebald cite aussi Automne allemand de Stig Dagerman, voir https://deschosesalire.forumactif.com/t300-stig-dagerman).
Il évoque « les errances de millions de sans-abri », en « profonde léthargie » et comme insensibles dans les ruines, et considère que cet anéantissement a été aussi illégal et immoral qu’illogique et militairement vain.
Le rapprochement avec la réaction japonaise à une situation en partie similaire n’est qu’à peine esquissé.
L’essai comporte trois parties (la troisième répondant aux attaques suscitées par les premières), et est suivi de L’écrivain Alfred Andersch, article très critique sur cet auteur de l’après-guerre.
Ces questions sont taraudantes, tant de la destruction de cités de l'Axe que du rebond des vaincus de la Seconde Guerre mondiale, et cet ouvrage permet au moins de les exposer, voire de leur apporter des éléments de réponse.
\Mots-clés : #deuxiemeguerre #essai #historique #xxesiecle
- le Mer 27 Sep - 12:16
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- Sujet: W.G. Sebald
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Louise Erdrich
Love MedicineComme dans tout roman choral, il est difficile au lecteur de mémoriser les nombreux personnages (et ce malgré la présence d’une sorte d’arbre généalogique assez peu clair) – et encore plus difficile d’en rendre compte. De plus, il y a deux Nector, deux King, deux Henry… Mais ce mixte chaotique et profus d’enfants et de liaisons de parenté (avec ou sans mariage, catholique ou pas) est certainement volontaire chez Louise Erdrich.
À travers les interactions des membres de deux (ou trois) familles ayant des racines remontant jusqu’à six générations, c’est l’existence des Indiens de nos jours dans une réserve du Dakota du Nord qui est exposée, avec les drames de l’alcoolisme, du chômage, de la misère, de la prison, de la guerre du Vietnam, du désarroi entre Dieu, le Très-bas et les Manitous (Marie Lazarre Kashpaw) et la pure superstition (Lipsha Morrissey). C’est également une grande diversité d’attitudes individuelles, épisodes marquants de la vie des personnages présentés par eux-mêmes (tout en restant profondément rattachés à leurs histoires familiales et tribales). "Galerie de portraits hauts en couleur", ce poncif caractérise pourtant excellemment cette "fresque pittoresque"…
Ainsi, Moses Pillager, qui était nourrisson lors d’une épidémie :
« Ne voulant pas perdre son fils, elle décida de tromper les esprits en prétendant que Moses était déjà mort, un fantôme. Elle chanta son chant funèbre, bâtit sa tombe, déposa sur le sol la nourriture destinée aux esprits, lui enfila ses habits à l’envers. Sa famille parlait par-dessus sa tête. Personne ne prononçait jamais son vrai nom. Personne ne le voyait. Il était invisible, et il survécut. »
Moses devint windigo, se retira seul sur une île avec des chats, portant toujours ses habits à l’envers et marchant à reculons…
La joyeuse et vorace Lulu Nanapush Lamartine, qu’on pourrait désigner comme une femme facile, qui fait entrer « la beauté du monde » en elle avec constance et élève une ribambelle d’enfants, forme comme un pendant de Marie, opposition en miroir, et ces deux fortes personnalités font une image des femmes globalement plus puissante que celle des hommes.
« Elle déplia une courtepointe coupée et cousue dans des vêtements de laine trop déchirés pour être raccommodés. Chaque carré était maintenu en place avec un bout de fil noué. La courtepointe était marron, jaune moutarde, de tous les tons de vert. En la regardant, Marie reconnut le premier manteau qu’elle avait acheté à Gordie, une tache pâle, gris dur, et la couverture qu’il avait rapportée de l’armée. Il y avait l’écossais de la veste de son mari. Une grosse chemise. Une couverture de bébé à demi réduite en dentelle par les mites. Deux vieilles jambes de pantalon bleues. »
La situation tragique d’un peuple vaincu et en voie de déculturation reste bien sûr le thème nodal de ces destins croisés.
« Pour commencer, ils vous donnaient des terres qui ne valaient rien et puis ils vous les retiraient de sous les pieds. Ils vous prenaient vos gosses et leur fourraient la langue anglaise dans la bouche. Ils envoyaient votre frère en enfer, et vous le réexpédiaient totalement frit. Ils vous vendaient de la gnôle en échange de fourrures, et puis vous disaient de ne pas picoler. »
Dès ce premier roman, Louise Erdrich maîtrise l’art de la narration, tant en composition que dans le style, riche d’aperçus métaphoriques comme descriptifs. La traduction m’a paru bancale par endroits.
\Mots-clés : #amérindiens #discrimination #famille #identite #minoriteethnique #relationenfantparent #romanchoral #ruralité #social #temoignage #traditions #xxesiecle
- le Mer 20 Sep - 12:12
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