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Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est 27.04.24 15:01

48 résultats trouvés pour culpabilité

Philip Roth

Pastorale américaine

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Le romancier Nathan Zuckerman, la soixantaine, est contacté par l’idole de son enfance à Newark, Seymour Levov, « le Suédois », une star sportive, un Juif comme lui et son aîné de quelques années. Seymour est l’image-même de la réussite états-unienne, familiale, sociale, professionnelle. À ce propos, il a repris l’entreprise de son père, et dit avoir dû délocaliser son usine à regret, après les émeutes raciales de Newark de 1967, à cause de la situation sociale (violence et insécurité), pour former une main-d’œuvre compétente à l’étranger (ce qui constitue la succession inverse des faits telle qu’elle est souvent présentée). Seymour est vu comme un brave, gentil conformiste, dans le prolongement de sa jeunesse de « héros de lycée », « notre Kennedy ». Mais Nathan doit revoir son jugement :
« Le fait est que comprendre les autres n’est pas la règle, dans la vie. L’histoire de la vie, c’est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau. C’est même comme ça qu’on sait qu’on est vivant : on se trompe. »

Jerry, le frère de Seymour, apprend à Nathan que ce dernier vient de mourir d’un cancer, et surtout qu’il était dévasté par l’attentat à la bombe perpétré par sa fille de seize ans en 1968 contre la guerre au Vietnam.
« Or survient la fille perdue, la fille en cavale, cette Américaine de la quatrième génération censée reproduire en plus parfait encore l’image de son père, lui-même image du sien en plus parfait et ainsi de suite… survient la fille en colère, la malgracieuse, qui crache sur son monde et se fiche éperdument de prendre sa place dans la lignée Levov en pleine ascension sociale, sa fille, enfin, qui le débusque comme un fugitif, qui le pousse la première dans la transhumance d’une tout autre Amérique ; sa fille et ces années soixante qui font voler en éclats le type d’utopie qui lui est cher, à lui. Voilà la mort rouge qui contamine le château du Suédois, et personne n’en réchappe. Voilà sa fille qui l’exile de sa pastorale américaine tant désirée pour le précipiter dans un univers hostile qui en est le parfait contraire, dans la fureur, la violence, le désespoir d’un chaos infernal qui n’appartient qu’à l’Amérique. […]
Qui est fait pour la tragédie et la souffrance absurde ? Personne. La tragédie de l’homme qui n’était pas fait pour la tragédie, c’est la tragédie de tout homme. »

Meredith, dite Merry Levov, fait l’objet d’une « étiologie » (notamment psychiatrique) de son bégaiement de jeune adolescente révoltée qui se tourne vers l’extrémisme. Alors qu'elle est en cavale après l’attentat qu’elle a perpétré, Rita Cohen, qui s’avère être une terroriste communiste, prend contact avec Seymour.
Roth rend le calvaire de Seymour, lui si raisonnable, responsable.
« Telle est la vie extérieure, qu’il mène autant que faire se peut sans changement apparent. Mais elle se double d’une vie intérieure, d’une vie intérieure morbide, hantée par des obsessions tyranniques, des pulsions refoulées, des espoirs superstitieux, des imaginations effroyables, des conversations fantasmées, des questions insolubles. De nuit en nuit, insomnies, autopunition. Solitude colossale. […]
Et au quotidien rien à faire, sinon assumer cette imposture, continuer de vivre sous son identité, avec l’ignominie de se faire passer pour l’homme idéal. »

« S’il avait pu de nouveau fonctionner comme tout un chacun, redevenir tel qu’en lui-même, au lieu d’être ce charlatan à la sincérité schizophrène, lisse dehors, tourmenté dedans, stable aux yeux d’autrui, et pourtant le dos au mur en son for intérieur, puisque son personnage social détendu, souriant et factice servait de linceul au Suédois enterré vivant. S’il avait pu, si peu que ce fût, recouvrer son existence cohérente, indivise, qui lui avait donné son assurance physique, sa liberté d’allure avant d’engendrer une meurtrière présumée. »

Il décrit aussi la dépression de sa femme Dawn, une Irlandaise, ex-Miss New Jersey, musicienne, éleveuse de bétail, qui en est venue à le rendre responsable du drame ; il expose le métier de la ganterie transmis par son père à Seymour, ainsi que les valeurs de travail et d’excellence.
Puis Seymour retrouve Merry, devenue une adepte jaïn (« l’ahimsa, le respect systématique de la vie »), clandestine vivant dans des conditions sordides ; la terroriste a perdu son bégaiement, peut-être en se voilant pour ne pas tuer de petites vies. Fabricant des bombes, elle est la responsable directe de quatre morts (et a été victime de deux viols).
C’est tout le rêve américain fracassé qui est brossé, aboutissant dans la violence à une sorte de nihilisme dans un terrible conflit de génération.
« Trois générations. Toutes en ascension sociale. Le travail, l’épargne, la réussite. Trois générations en extase devant l’Amérique. Trois générations pour se fondre dans un peuple. Et maintenant, avec la quatrième, anéantissement des espoirs. Vandalisation totale de leur monde. »

« Il avait fait du mieux qu’un parent pouvait faire — il avait écouté tant et plus, alors même qu’il se retenait de toutes ses forces pour ne pas se lever de table et s’en aller en attendant qu’elle ait craché son venin. »

« Toujours dans la peau d’un personnage. Ce qui avait commencé de manière assez anodine du temps qu’elle jouait les Audrey Hepburn avait donc conduit en dix ans à ce mythe exotique de l’abnégation ? D’abord la niaise abnégation au nom du Peuple, maintenant la niaise abnégation de l’âme parachevée. Phase suivante, le crucifix de grand-mère Dwyer ? Est-ce qu’on allait revenir à l’abnégation suprême de l’éternelle chandelle et du Sacré-Cœur ? On était toujours dans l’irréalité grandiose, dans l’abstraction la plus lointaine — on ne s’occupait jamais de sa petite personne, alors là, jamais de la vie. Quelle imposture, quelle horreur inhumaine, cette abnégation ! »

« Tuer Conlon [le médecin victime collatérale de sa première bombe] n’avait fait que confirmer son ardeur de révolutionnaire idéaliste, qui n’hésitait pas à adopter les moyens, même impitoyables, de détruire un système injuste. »

Nombre de personnalités politiques états-uniennes sont évoquées, mais aussi Frantz Fanon, comme "influenceurs" de Merry. Jerry rabroue son frère à cause de son attitude envers le « monstre ». Puis Dawn décide de se refaire chirurgicalement une beauté, et de quitter la résidence rurale traditionnelle qui plaisait tant à Seymour (pleine de souvenirs) pour une maison lumineuse conçue par un architecte wasp (avec lequel elle trompe son mari – mais ce dernier a aussi fauté, avec Jessie, l’orthophoniste de Merry, qui accueillit celle-ci après son départ…). Cette confrontation avec ces amis, les Bill et Jessie Orcutt, les Barry et Marcia Umanoff, d’une certaine aristocratie ou élite intellectuelle établies, révèle (outre un fabuleux jeu de masques) un autre aspect social des États-Unis de la seconde moitié du XXe (et qui éclaire toujours la société contemporaine).
Des phrases comme celle-ci, en début de paragraphe, font d’avance sourire si on connaît un peu Roth :
« Au dîner la conversation roula sur le Watergate et sur Gorge profonde. »

Lou, le bavard père de Seymour, vieux has been, a des propos, certes décousus, mais pas forcément incohérents (il soutient aussi le fait que les délocalisations ont commencé avant les problèmes raciaux).
« C’est pas les syndicats à eux tout seuls qui nous ont cassés, cela dit. Les syndicats ont rien compris, mais certains industriels non plus. “Je veux pas payer ces fils de putes cinq cents de plus”, et le gars qui dit ça roule en Cadillac et passe l’hiver en Floride. Non, y a beaucoup d’industriels qui ont pas su réagir. Mais les syndicats n’ont jamais compris la concurrence d’outre-mer et, à mon avis, ils ont bel et bien accéléré la ruine de l’industrie du gant par leur intransigeance : on ne pouvait plus faire de bénéfices. »

Bill Orcutt :
« La permissivité. La perversion drapée dans les voiles de l’idéologie. La contestation perpétuelle. »

Roth évite de donner directement son avis en forçant le trait avec humour, en rapportant des points de vue erronés, des pensées attribuées à un personnage par le biais d’un autre (notamment son alter ego Zuckerman). Difficile de donner un résumé de ce livre sans être partial ; dans ce roman fouillé, qui compte près de 600 pages, Roth lance son lecteur sur de nombreuses pistes, le mène si bien qu’il le déroute souvent. Demeure cependant le constat d’un échec social, sociétal, voire civilisationnel d’une culture en pointe du monde occidental.
Au vu de son commentaire, ce n'est pas Topocl qui me contredira comme je recommande la lecture de ce livre.

\Mots-clés : #culpabilité #historique #humour #mondedutravail #politique #portrait #psychologique #relationenfantparent #satirique #social #solitude #terrorisme #xxesiecle
par Tristram
Aujourd'hui à 13:38
 
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Sujet: Philip Roth
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William Faulkner

Lumière d'août

Tag culpabilité sur Des Choses à lire Lumizo10

Lena Grove, enceinte, arrive d’Alabama à Jefferson à pied, croyant y retrouver à la scierie le père de l’enfant, Lucas Burch. De cette scierie Joe Christmas et Joe Brown (Lucas Burch) sont partis, bootleggers installés près de la maison de Joanna Burden, descendante d’une famille yankee abolitionniste. Lena ne trouve là que Byron Bunch, qu’elle pensait être son promis, et qui tombe amoureux d’elle ; dans le même temps, un incendie ravage la maison Burden : voilà comment Faulkner noue adroitement les destins.
Byron est la seule personne en contact avec le révérend Gail Hightower, presbytérien devenu un paria à cause du scandale de sa femme adultère et suicidée (et de sa fascination pour son grand-père confédéré mort à la guerre). Byron est aussi la voix de remarquables observations :
« L'homme sait si peu de chose sur son prochain. À nos yeux, hommes et femmes agissent toujours pour les mêmes motifs qui nous pousseraient nous-mêmes si nous étions assez fous pour agir comme eux. »

« Car la ville croyait que les dames savaient la vérité, car elle croyait aussi que, si les femmes coupables peuvent se laisser tromper en matière de péché, parce qu'elles passent une partie de leur temps à s'efforcer de n'être pas suspectes, les honnêtes femmes, au contraire, ne peuvent pas se tromper, car, étant honnêtes elles-mêmes, elles n'ont pas à s'inquiéter de leur propre honnêteté ni de celle des autres et, par suite, elles ont tout le temps de flairer le péché. C'est pourquoi, pensait-on, le bien peut les tromper presque toujours en leur faisant croire qu'il est le mal, mais le mal lui-même ne peut point les tromper. […]
Et la ville regretta alors d'être satisfaite, de même que les gens plaignent parfois ceux qu'ils ont forcé à faire ce qu'ils voulaient. »

« Mais, maintenant, je comprends la raison, pense Byron. C'est parce qu'un homme craint davantage ce qui pourrait lui arriver que les ennuis qu'il a déjà soufferts. Il se cramponne aux ennuis qu'il a déjà soufferts plutôt que de risquer un changement. Oui. Un homme parlera de son désir d'échapper aux vivants. Mais, ce sont les morts qui sont dangereux. C'est aux morts qu'il ne peut échapper, aux morts qui gisent tranquilles quelque part et n'essaient pas de le retenir. »

Brown dénonce Christmas : il a du sang noir, et c’est lui qui tua Miss Burden, avec qui il couchait.
On suit ensuite Christmas, avant le drame :
« Puis il se reconnut. Il ne s'était pas aperçu que la rue s'était mise à descendre et, brusquement, il se trouva dans Freedman Town, enveloppé par les odeurs d'été, les voix d'été de nègres invisibles. Elles semblaient l'enserrer comme des voix sans corps, chuchotant, parlant, riant dans un langage qui n'était pas le sien. Comme du fond noir d'un puits, il se vit enserré par des silhouettes de cases, vagues, éclairées au pétrole. Les réverbères eux-mêmes semblaient s'être espacés comme si la vie noire, le souffle noir composaient la substance respirable, de sorte que, non seulement les voix, mais les corps animés, la lumière elle-même semblaient s'être fluidifiés, agrégés lentement, particule par particule, avec la nuit maintenant pondérable, inséparable et une.
Immobile, debout, haletant, il regardait de tous côtés. Grâce à la lueur vague et fumeuse des lampes à pétrole, les cases, autour de lui, se détachaient sur les ténèbres. De tous côtés, même en lui-même, murmuraient les voix incorporelles, fécondes et moelleuses des femmes noires. C'était comme si lui-même et toute la vie mâle autour de lui étaient rentrés dans les ténèbres chaudes, les ténèbres humides de la Femelle originelle. […]
Il pouvait voir la rue par laquelle il était venu, et l'autre rue, celle qui l'avait presque trahi, et, plus loin, à angle droit, le rempart lointain et brillant de la ville elle-même, et, dans l'intervalle angulaire, le creux noir d'où il avait fui, le cœur battant et les lèvres en feu. Aucune lumière n'en venait, nul souffle, nulle odeur. Le creux était là, tout simplement, noir, impénétrable dans sa guirlande frissonnante de lumières d'août. On aurait pu prendre ce trou pour la carrière originelle, l'abîme même du néant. […]
Cependant, son sang se mit de nouveau à parler, parler. Il marchait vite, sur le même rythme. Avant même qu'ils se fussent détachés vaguement sur la poussière mourante, il semblait avoir compris que le groupe était formé de nègres, bien qu'il n'ait pu les distinguer ni les entendre. Ils étaient cinq ou six, égaillés et pourtant plus ou moins deux par deux ; et, de nouveau, dominant le bruit de son propre sang, il perçut le chaud murmure de voix féminines. »

Puis c’est l’enfance de Christmas qui est déroulée, de l’orphelinat pour enfants trouvés à la famille d’adoption, un presbytérien fort strict et rigide ; sa femme est bonne pour lui, mais il s’en défie. Puis c’est Bobbie, la serveuse avec qui il a une liaison, qui s’avère être une prostituée qui part lorsqu’il assomme son père adoptif et vole l’argent de sa mère adoptive ; il part à son tour pendant quinze ans, fuyant son sang noir, jusqu’à sa liaison ambigüe, une sorte de duel, avec Miss Burden. Celle-ci a un lourd passé (son grand-père et son demi-frère furent tué par le colonel Sartoris, esclavagiste), où la religion pèse aussi.
« De tout temps j'avais vu, j'avais connu des nègres. Pour moi, ils étaient quelque chose comme la pluie, les meubles, la nourriture, le sommeil. Mais, après cela, il me sembla les voir pour la première fois, non comme des gens, mais comme une chose, une ombre, dans laquelle je vivais, dans laquelle nous vivions, nous, les blancs, et tout le monde. Je pensais à tous les enfants qui venaient au monde, enfants blancs, menacés par cette ombre noire avant même qu'ils aient commencé à respirer. Et il me semblait voir l'ombre noire prendre la forme d'une croix. Et il me semblait voir les bébés des blancs lutter, avant même d'avoir pu respirer, lutter pour échapper à l'ombre qui était non seulement sur eux, mais sous eux, étendue comme l'étaient leurs bras, comme s'ils étaient cloués à la croix. Je voyais tous les petits enfants de ce monde, même ceux qui n'étaient pas encore nés, en longue file, les bras ouverts sur les croix noires. Je ne pouvais dire alors si je les voyais ou si je les rêvais, mais cela me terrifiait. Je criais la nuit. Je finis par le dire, par essayer de le dire à mon père. Je voulais lui dire que je mourrais si je ne pouvais échapper, sortir de dessous cette ombre. "C'est impossible, dit-il. Il faut lutter, s'élever. Mais tu ne peux t'élever qu'en élevant l'ombre avec toi. Et tu ne pourras jamais l'élever à ton niveau. Je vois cela maintenant. Je ne l'avais pas vu avant de venir ici. Mais, échapper, tu ne le pourras pas. La malédiction de la race noire vient de Dieu. Mais la malédiction de la race blanche c'est le noir qui, éternellement, sera l'élu de Dieu parce qu'un jour II l'a maudit." »

Beaucoup de phrases attribuées à Christmas peuvent, sorties de leur contexte, induire en erreur sur ce que pense profondément ou pas l’auteur (et même le personnage).
« Il savait par expérience que, faute d'un autre homme, les femmes finissent toujours par revenir. »

« Car Christmas savait qu'entre les mains d'un homme judicieux, un lâche peut, dans les limites de ses facultés, rendre parfois des services appréciables à tous, sauf à lui-même. »

Faulkner était-il misogyne, raciste ? Pas plus que misanthrope, et cette question me paraît susciter un mauvais débat (je n’ai pas vu de conviction énoncée en tant que telle chez lui). Les personnalités dépeintes sont assez particulières et fantasmagoriques, tout en étant frappantes, pour ne pas porter un message univoque et être incontestablement typifiées. Miss Burden et Christmas forment de grandes figures de caractère, où la psychologie et les convictions n’expliquent pas leur démesure. Leurs fanatisme, orgueil, perversité, violence, folie, fatalité, malédiction, sont shakespeariens, dostoïevskiens aussi. Leurs tares sont héréditaires, même semble-t-il le péché et la bigoterie puritaine.
Miss Burden se prétend enceinte, puis veut persuader Christmas de se consacrer aux noirs, de la remplacer auprès d’eux. Il l’égorge avec son rasoir, son seul bagage comme il s’enfuit. Entretemps, Byron a installé Lena dans sa case. Brown se démène afin de toucher la prime pour l’arrestation de son ancien compagnon.
Les vieux Hines vivent à Mottstown ; lui est un fanatique batailleur et un peu fou qui prêche aux noirs la supériorité blanche, et veut lyncher le « nègre blanc » qu’on vient d’arrêter.
« Du reste, ce qu'elle [la ville de Mottstown] pardonnait n'était peut-être pas le dévouement de l'homme au salut des noirs, mais l'ignorance publique du fait qu'il recevait la charité de la main des nègres, car une des plus heureuses facultés de l'esprit est de pouvoir rejeter ce que la conscience refuse d'assimiler.
Ainsi, pendant vingt-cinq ans, le vieux couple avait semblé n'avoir aucun moyen de subsistance. La ville fermait son œil collectif sur les négresses, leurs plats et leurs casseroles couvertes, d'autant plus que, vraisemblablement, beaucoup de ces plats et de ces casseroles arrivaient intacts des cuisines blanches où ces femmes étaient cuisinières. Peut-être était-ce là une partie de ce que l'esprit rejetait. Bref, la ville ne regardait pas, et il y avait vingt-cinq ans que tous les deux vivaient dans l'eau dormante de leur isolement solitaire, comme s'ils avaient été deux bisons musqués du Pôle Nord ou deux animaux égarés, restes attardés, antérieurs à la période glaciaire. »

Hightower revit l’office du dimanche soir :
« Les ondes de l'orgue s'élèvent, riches, sonores dans la nuit d'été. Dans l'entrelacs de leurs sonorités, il y a quelque chose d'abject et de sublime, comme si les voix elles-mêmes, libérées, prenaient la forme, l'attitude de crucifixions extatiques, solennelles et profondes, à mesure que s'enflent les crescendos. Et pourtant, même alors, la musique, comme toute musique protestante, garde toujours quelque chose de sévère, d'implacable, de déterminé. Les ondes sonores, avec moins de passion que d'immolation, demandent, implorent le refus de l'amour, le refus de la vie, les défendent aux autres, réclament la mort, comme si la mort était le plus grand des bienfaits. On eût dit que, ayant été façonnés par cela même que la musique louait et symbolisait, ceux qui l'acceptaient et en chantaient la louange, se servaient de cette louange elle-même pour se venger sur ce qui les avait fait ce qu'ils étaient. En écoutant, il lui semble percevoir l'apothéose de sa propre histoire, de son propre pays, de son propre sang : ces gens dont il est issu et parmi lesquels il vit et qui ne peuvent jamais goûter un plaisir ou souffrir une catastrophe, ni les éviter non plus, sans se mettre à en discuter. Plaisir, extase, ils semblent incapables de supporter cela. Pour s'en évader, ils ne connaissent que la violence, l'ivresse, les batailles, la prière. De même pour les catastrophes : une violence identique, et apparemment inévitable. Et, dans ces conditions, pourquoi leur religion ne les pousserait-elle pas à se crucifier eux-mêmes, à se crucifier mutuellement ? pense-t-il. »

Byron lui amène les Hines, qui sont les grands-parents de Christmas : lui a tué le prétendu Mexicain qui a engrossé sa fille, qu’il a laissé mourir en couches, puis, instrument choisi par Dieu, a surveillé pendant des années l’enfant de « l'abomination divine de la chair de femme ». Hightower refuse de prétendre que Christmas était chez lui lors du meurtre. C’est lui qui assiste Lena lorsqu’elle accouche.
Brown-Burch, un de ces exécrables personnages dont Faulkner a le secret (stupide, cupide, menteur, lâche, prétentieux) s’enfuit lorsqu’il est confronté à Lena et son fils.
Déchiré entre son sang noir et son sang blanc, Christmas tente de s’enfuir.
« Mais son sang ne voulait pas se taire, ne voulait pas être sauvé. Il ne voulait ni l'un ni l'autre, ni laisser le corps se sauver lui-même. »

Réfugié chez Hightower, il est abattu par Percy Grimm, un jeune patriote suprémaciste qui l’émascule. Percy avait organisé une milice pour faire respecter la loi, mais un « Joueur » l’a manipulé (le diable, ou Dieu ?)
Comme à chaque coucher de soleil, Hightower revoit sa vie marquée par le racisme, la guerre, la foi, d’échec, son grand-père abattu alors qu’il volait des poules après un combat, sa fascination pour Jefferson, son sentiment de culpabilité.
« Déjà, voici qu'il peut sentir que les instants vont entrer en contact : celui qui résume toute sa vie, qui se renouvelle chaque jour entre le crépuscule et la nuit noire, et la minute en suspens d'où va maintenant sortir le bientôt. »

Un homme raconte à sa femme comment il prit en auto-stop Lena et Byron partis à la recherche de Brown – mais peut-être Lena est-elle proche d’accepter la proposition de mariage de Byron.
On trouve sur Wikipédia un article détaillé sur ce roman riche en action, rebondissements et surprises ; le résumé n’est pas exempt d’erreurs, mais le livre aussi : de menues variations dans les détails rapportés semblent rendre le flou des témoignages, ce qui doit avoir été voulu par Faulkner quand on mesure sa cohérence structurale.
Langages parlés, narrativité, allusions symboliques (au moins deux Joseph (Joe), mais un seul Christ ?), dimensions existentielle et destinale : un chef-d’œuvre de plus, que seul Faulkner pouvait nouer ainsi.

\Mots-clés : #culpabilité #discrimination #esclavage #racisme #religion #ruralité #segregation #violence
par Tristram
le 08.04.24 12:14
 
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Sujet: William Faulkner
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Lawrence Block

Voilà, j'ai terminé
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Sujet : Une jeune fille Wendy Hanniford a été assassinée avec une arme tranchante, son colocataire Richie Van Derpoele est retrouvé errant dans la rue et s'accusant.  Matt Scudder est chargé par le père de la victime d'une enquête ; il veux "connaître" la personne qu'était devenue sa fille et sa vie,  alors qu'il ne la voyait plus depuis 3 ans.environ.

J'ai beaucoup apprécié ; l'écriture sobre mais malgré tout invitante.

Est-ce à cause de l'intéressant personnage déchiré qu'est Matt ancien flic qui a démissionné  (et qui porte toujours la culpabilité d'avoir tuer par ricochet, une fillette) mais qui a  conservé les valeurs de son ancien métier et consent à "rendre service" à ceux qui le réclame ; des  autres personnages sympathiques ou pas ; certainement, mais surtout pour la mentalité de Matt, sa persévérance à découvrir la vérité et s'il le faut à se procurer tous les éléments qui peuvent contribuer à prendre ou donner l'essentiel.

Tout meurtrier doit être puni, qu'importe la main qui agira, la parole qui livrera ou délivrera. Ce n'est que justice !

La force de Matt : sa psychologie, son honnêteté ; sa faiblesse : son alcoolisme et son humanité.

L'un de ses traits touchant, allume des cierges dans les églises pour la mémoire des victimes et coupables et faire un don dans tes troncs alors même qu'il avoue n'être pas croyant.

Un récit qui m'a emportée à la suite de Matt, à son rythme allègre, étourdie et curieuse.



Extraits :

"— L’instinct, sans doute. J’ai passé beaucoup d’années à regarder des gens décider jusqu’où ils voulaient aller dans la découverte de la vérité. Vous n’êtes pas obligé de me dire quoi que ce soit, mais…"

"— Je n’ai même jamais seulement envisagé la possibilité que Richard soit innocent. J’ai toujours pensé que c’était lui qui l’avait tuée. Si ce que vous croyez est vrai…

  — Ça l’est.

  — Alors… il est mort pour rien.

  — Il est mort pour vous, monsieur. L’agneau pour l’holocauste, c’est lui.

  — Vous ne pensez pas sérieusement que j’ai tué cette fille, si ?

  — De fait, je le sais."


"Les catholiques reçoivent plus d’argent de moi que tous les autres. Ce n’est pas que je les préfère, c’est simplement qu’ils restent ouverts plus longtemps. La plupart des protestants ferment boutique pendant la semaine.

  Cela dit, les catholiques ont un plus. Ils ont des cierges qu’on peut allumer. J’en allumai trois avant de sortir. Un pour Wendy Hanniford qui n’aurait jamais vingt-cinq ans et un autre pour Richard Vanderpœl qui, lui, n’en aurait jamais vingt et un. Et, bien sûr, j’en allumai un troisième pour Estrella Rivers qui, elle, n’en aurait jamais huit."

"À un moment donné, je lui dis :

  — Quelle que soit la culpabilité que vous décidiez de retenir à votre encontre, n’oubliez jamais ceci : Wendy était en train de devenir une fille bien. Je ne sais pas combien de temps il lui aurait fallu pour gagner sa vie un peu plus proprement, mais je doute fort que ç’ait dépassé une année."

"Parce que ce monde était de solitude et qu’elle y avait toujours vécu dans la seule compagnie du fantôme de son père. Les hommes qu’elle trouvait, ceux qui l’attiraient, appartenaient à d’autres femmes et rentraient chez eux pour les retrouver lorsqu’ils en avaient fini avec elle. Dans son appartement de Bethune Street, elle voulait quelqu’un qui n’essaie pas de coucher avec elle. Quelqu’un qui serait une compagnie de qualité. D’abord Marcia – et Wendy n’avait-elle pas été un peu déçue lorsqu’elle avait accepté de sortir avec ses hommes ? Je suis sûr que si, parce que au moment même où elle trouvait quelqu’un pour partager ses hommes, elle perdait une compagne qui n’appartenait pas à ce monde éclaté, mais avait encore cette innocence que Marcia avait reconnue en Wendy."

"Il m’arrive de penser que nous n’avons guère les moyens de changer notre destin. Nos existences se jouent selon un plan qui nous échappe. (Il eut un bref sourire.) C’est là une idée très réconfortante ou désespérante, monsieur Scudder.
  — Je le vois bien"


je continuerai la trilogie.


\Mots-clés : #criminalite #culpabilité #psychologique #sexualité
par Bédoulène
le 07.04.24 14:42
 
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Sujet: Lawrence Block
Réponses: 18
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Joseph Conrad

Jeunesse, Cœur des ténèbres, Au bout du rouleau

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Jeunesse
Marlow (dont c’est la première apparition dans l’œuvre de Conrad) raconte à ses compagnons marins (dont le narrateur) son premier voyage de lieutenant de la marine marchande, à bord de la « “Judée, Londres, Marche ou meurs.” », « vieille baille » sur laquelle il embarqua avec l’enthousiasme de ses vingt ans à destination de Bangkok. Le rafiot, qu’il chérit, est en si mauvais état qu’il doit revenir trois fois en Angleterre, changeant autant de fois d’équipage. Après avoir failli couler tant il faisait eau, c’est la combustion de sa cargaison de charbon qui l’enverra par le fond. Récit épique et aussi plein d’humour, avec de frappantes descriptions qui en font un chef-d’œuvre des aventures maritimes.

Cœur des ténèbres
C’est encore Charlie Marlow (et l’auteur) qui parle(nt), sensiblement dans les mêmes conditions que le texte précédent – en fait un monologue, d’abord méditatif sur les ténèbres et la lumière sur la Tamise au cours du temps, puis la narration de son expérience de marin d’eau douce sur un autre fleuve, cette fois au cœur du continent africain. L’idée lui en est venue de sa fascination pour les blancs des cartes de géographie ; Conrad a rapporté dans Du goût des voyages ce même enthousiasme cartographique à l’origine de ses voyages.
Marlow décrit son embauche par « la Compagnie » à Paris, « la ville sépulcrale », dans une atmosphère de malaise assez sinistre et inquiétante (des secrétaires-Parques tricotent une « laine noire », mise en abyme de ce récit sur le destin).
L’absurde et l’irréalité s’additionnent à la situation pratique tandis qu’il se rapproche de son commandement, un vapeur coulé qu’il remet en état près d’un comptoir d’ivoire. Cette histoire est le lieu de considérations sur la colonisation et le progrès civilisateur (depuis la conquête de l’Angleterre par les Romains ; dans le prolongement d’Un avant-poste du progrès), qui sont pour le moins remis en question (versus la « nature sauvage »).
Marlow entend beaucoup parler de Mr. Kurtz, le chef de la station de l’intérieur, le meilleur agent de la Société, et pour le rencontrer remonte le fleuve (façon L’odyssée de l’African Queen de Cecil Scott Forester) avec un équipage de coupeurs de bois pour la chaudière (noirs) et les « pèlerins » (blancs) avec à leur tête le directeur, homme ambitieux, mesquin et désagréable. Marlow rencontre un jeune Russe, en admiration devant Kurtz comme la tribu qui les assaille d’abord. Apparaît aussi la « femme barbare et magnifique », la « Promise » de Kurtz. Celui-ci est malade, mais son éloquence convainc toujours.
« Quelle voix ! Quelle voix ! Elle conserva sa profonde sonorité jusqu’à la fin. Elle survivait à sa force pour continuer de dissimuler sous les draperies magnifiques de l’éloquence les arides ténèbres de son cœur. »

Angoissé par « l’horreur », l’homme a encore de vastes projets, il fascine toujours, avec une puissance obscure, avide et parfois violente, explorant la contrée, accumulant l’ivoire ; sa tête a le teint de ce dernier (cf. Marlon Brando dans Apocalypse Now, film de Coppola tiré de cette novella). Il a toujours de l’ascendant, même devenu une « ombre ».
« Il était d’une noirceur impénétrable. »

Et cette cargaison est emportée par le vapeur lors d’un retour au cours duquel Kurtz meurt. Marlow, « fiévreux », demeure fidèle à la mémoire de « l’homme remarquable » qu’il a si peu connu, et devient le dépositaire de ses papiers personnels (mais apparemment pas de ceux qui traitent de ses découvertes).
Une fois encore je suis incapable de définir la nature exacte du personnage, et du cauchemar ; il me semble maintenant que cette ambiguïté fut peut-être plus sciemment voulue par Conrad que je ne le pensais jusqu’alors. Ce qui ne fait qu’ajouter à la profondeur de ce questionnement métaphysique, existentiel.

Au bout du rouleau
Le capitaine Whalley, soixante-sept ans, ne court plus l’aventure, mais cabote en Extrême-Orient. Ruiné, il n’a plus de bateau, mais a mis l’argent qu’il lui restait dans le Sofala, vieux vapeur du chef mécanicien-armateur Massy dont il devint ainsi le capitaine. Massy déborde de ressentiment, le second, Sterne, de malveillance au service de son ambition. Un petit Malais, le serang (pilote), semble inséparable du capitaine.
Mr. Van Wyk, un Hollandais qui vit retiré dans sa plantation sur une île, a sympathisé avec Whalley, qui lui apporte son courrier tous les mois. Ce dernier lui avoue qu’il devient aveugle, et qu’il en est réduit à cacher sa cécité grandissante pour préserver ce qui lui restera d’argent au terme d’un contrat de trois ans, au profit de sa fille dans le besoin. Massy a compris la situation, mais Van Wyk le circonvient ; Massy naufrage le navire.
L’intérêt de cette novella (où les évènements sont parfois à la limite de la plausibilité) réside essentiellement dans la psychologie des personnages (elle aussi assez tortue), et surtout l’imposante figure qu’est cet intègre et pathétique capitaine Whalley.
« Il n’avait plus rien à lui ; même son propre passé d’honneur, de vérité, de juste fierté, avait disparu. Toute son existence sans tache s’était effondrée dans l’abîme ; il lui avait dit son dernier adieu. Mais ce qui appartenait à sa fille, cela il voulait le sauver. Rien qu’un peu d’argent. Il le lui porterait lui-même, ce dernier don d’un homme qui avait trop duré. Et une immense et farouche impulsion, la passion même de la paternité, déchaîna dans toute la vigueur inextinguible de sa misérable vie, le désir de voir son visage. »

Trois délectables relectures, telles que rassemblées par l’auteur et publiées dans le Quarto Gallimard.

\Mots-clés : #aventure #colonisation #culpabilité #merlacriviere #portrait #psychologique #voyage
par Tristram
le 22.03.24 11:45
 
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Sujet: Joseph Conrad
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Ian McEwan

L'Enfant volé

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Angleterre, juste avant 1987 (date de parution du livre) : Kate, la fille de trois ans de Stephen Lewis, auteur à succès de livres pour enfants, est mystérieusement enlevée comme ils faisaient des courses. La dévastation du couple qu’il formait avec Julie est excellemment rendue.
« Il était père d’un enfant invisible. »

Charles Darke, son éditeur devenu un ami, s’est lancé dans la politique après une brillante carrière dans les affaires, choisissant cyniquement la droite au pouvoir.
Stephen rêvasse pendant les séances d’un comité gouvernemental en charge de la préparation d’un manuel de pédagogie (qui s’avèrera avoir écrit d’avance par les services du Premier ministre). Il voit en hallucination ses parents venus à bicyclette dans un pub avant sa naissance. Il leur rend visite, réchappe d’un accident de la circulation, répond à l’invitation de Charles et Thelma, son épouse enseignante en physique quantique, qui ont quitté la vie publique pour se retirer à la campagne (lui semble retombé en enfance). Puis Stephen retourne au whisky et aux émissions télévisées. Enfin il sort de sa catatonie et reprend des activités. Le Premier ministre l’invite, l’interroge sur Charles.
Charles, qui a rédigé le manuel pour ce dernier qui le désire, se laisse mourir de froid, déchiré entre son désir d’enfance et son existence sociale ambitieuse.
Stephen retrouve Julie qui, trois ans après la disparition de Kate, donne vie à un nouvel enfant.
« Tout l’art d’un mauvais gouvernement consistait à rompre le lien entre la politique adoptée dans le domaine public et le sens profond et instinctif de bonté et d’équité de l’individu. »

« Tous ces esprits prometteurs, cultivés, brûlants d’enthousiasme, après des études de littérature anglaise qui avaient inspiré leurs brefs slogans – L’énergie est une joie perpétuelle, à bas les contraintes, vive les étreintes –, tous avaient déferlé des bibliothèques au tournant des années soixante-dix, fermement résolus à entreprendre des voyages intérieurs, ou des voyages vers l’Orient dans des cars bariolés. Une fois le monde devenu moins vaste et plus sérieux, ils étaient rentrés au pays afin de se mettre au service de l’Éducation, carrière qui avait à présent perdu son envergure et son attrait ; les écoles étaient mises en vente sur le marché de l’investissement privé, et l’âge de scolarité obligatoire allait bientôt être abaissé. »

« Il donnait l’impression d’être raisonnable et tout à fait concerné, tout en préconisant la nécessité de laisser les pauvres se débrouiller tout seuls et d’encourager les riches. »

« Une minorité perturbatrice de l’humanité considérait tout voyage, aussi bref soit-il, comme l’occasion de faire de plaisantes rencontres. Il se trouvait des gens prêts à infliger des détails intimes à de parfaits inconnus. Des gens à éviter si vous faisiez partie de la majorité de ceux pour qui un voyage offre une opportunité de silence, de réflexion, de rêve. »

« Ils faisaient face à deux possibilités, de poids égal, en équilibre sur un pivot affilé. Dès l’instant où ils pencheraient en faveur de l’une, l’autre, tout en continuant à exister, disparaîtrait à tout jamais. Il pourrait se lever maintenant, et passer devant elle pour se rendre à la salle de bains en lui adressant un sourire plein d’affection. Il s’y enfermerait, sauvegardant son indépendance et sa fierté. Elle l’attendrait en bas, et ils reprendraient le fil de leur conversation prudente jusqu’à ce qu’il fût temps qu’il traverse le champ pour reprendre le train. Ou alors, il fallait risquer quelque chose, il voyait se déployer devant lui une vie différente dans laquelle son propre malheur pouvait redoubler ou disparaître. »

« Et il n’y avait pas de terrain plus propice aux spéculations péremptoirement maquillées en véritables faits que celui de l’éducation des enfants. »

Ce roman brillamment écrit part un peu dans tous les sens, mais vaut pour son regard sur la société (celle aussi des mendiants badgés), la politique (notamment thatchérienne) et même la science (surtout par rapport au temps), aussi par la psychologie des personnages (et l’humour de l’auteur).

\Mots-clés : #culpabilité #education #politique #psychologique #relationdecouple #social #xxesiecle
par Tristram
le 17.01.24 11:23
 
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Sujet: Ian McEwan
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Juan Gabriel Vásquez

Les Dénonciateurs

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Gabriel Santoro, journaliste, a publié il y a trois ans, en 1988, Une vie en exil, biographie de Sara Guterman, une vieille amie juive de la famille qui s’était réfugiée en Colombie en fuyant le nazisme dans les années 1930. Mais ce livre a suscité une vive critique de son père, professeur de rhétorique lui aussi nommé Gabriel Santoro, et ils ne se sont plus fréquentés jusqu’à ce qu’il fasse appel à son fils à l’occasion d’une opération cardiaque. Alors commence sa « seconde vie » : il devient l’amant d’Angelica, une femme plus jeune, mais meurt dans un accident de voiture six mois plus tard, et son fils écrit le livre que nous lisons. Sara raconte à Gabriel ce que son père ne lui a jamais dit, le suicide de Konrad, père d’Enrique/ Heinrich, son ami, qui s’était rebellé contre la langue maternelle, l’allemand, et tout ce qu’elle représentait sous le national-socialisme. Et que Gabriel père a dénoncé Konrad à l’époque.
« Enrique, pour la première fois, a confirmé ce qu’a toujours su ton père : chacun est ce qu’il dit, chacun est comme il le dit. »

Le contexte historique est celui des listes noires de délation et des camps de concentration des Allemands supposés nazis lorsque le président Santos a rompu les relations avec l’Axe fin 1941.
« La sensation qu’il y a un ordre dans le monde. Ou du moins qu’on peut y mettre de l’ordre. Tu prends le chaos d’un hôtel, par exemple, et tu le mets sur une liste. Peu importe si c’est une liste de choses à faire, de clients, d’employés. Elle contient tout ce qui doit être, et si une chose n’y est pas c’est qu’elle ne devait pas y être. Et on respire, on est sûr d’avoir tout fait comme il faut. Un contrôle. C’est ce que tu as avec une liste : un contrôle absolu. La liste commande. Une liste est un univers. Ce qui n’est pas dans la liste n’existe pour personne. »

« Pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qu’on appelait les listes noires du Département d’État des États-Unis avaient pour objectif de bloquer les fonds de l’Axe en Amérique latine. Mais partout, et pas seulement en Colombie, le système a connu des abus, et plus d’une fois des justes ont payé pour des pécheurs. »

Angelica dénonce son amant mort dans une interview, qui voulait rencontrer Enrique pour se faire pardonner de lui et l’aurait abandonnée. Et le fils poursuit son enquête…
Ce roman un peu embrouillé m’a ramentu ceux de Javier Cercas, et notamment L’imposteur que j’ai récemment lu, l’oubli ou pas de la trahison (quitte à trahir en la révélant ?), avec ce même lourd passé qui plombe le présent, qu’on le mette en lumière ou pas.

\Mots-clés : #antisémitisme #culpabilité #deuxiemeguerre #devoirdememoire #exil #historique #relationenfantparent #trahison #xxesiecle
par Tristram
le 02.11.23 11:26
 
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Kent Nerburn

Ni loup ni chien

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Grâce à ses précédents ouvrages sur les Indiens, Kent Nerburn est pressenti par Dan, un vieux Lakota, pour devenir son porte-parole.
« …] Indiens. Je n’avais jamais autant apprécié un peuple ni trouvé ailleurs un tel sens de l’humour et une telle modestie. En outre, j’avais ressenti chez eux une paix et une simplicité qui dépassaient les stéréotypes de sagesse et d’alcoolisme. Ils étaient tout simplement les personnes les plus terre à terre que j’avais rencontrées, dans le bon et le mauvais sens de la chose. Ils étaient différents des Blancs, des Noirs, différents de l’image qu’on m’en avait inculquée, différents de tout ce que j’avais croisé. Je me sentais heureux en leur compagnie, et honoré d’être à leur côté. »

Il le rejoint dans sa réserve des Grandes Plaines. Ils feront une « virée » en Buick avec Grover, l’ami de Dan, tandis qu’il enregistre les « petits discours » de ce dernier.
« Voilà ce qu’il y avait derrière cette idée d’Amérique comme nouveau pays de l’autre côté de l’océan : devenir propriétaire. […] Nous ne savions pas cela. Nous ne savions même pas ce que cela signifiait. Nous appartenions à la terre. Eux voulaient la posséder. »

« Un point important selon moi : votre religion ne venait pas de la terre, elle pouvait être transportée avec vous. Vous ne pouviez pas comprendre ce que ça signifiait pour nous que d’avoir notre religion ancrée dans la terre. Votre religion existait dans une coupelle et un morceau de pain, et elle pouvait être trimballée dans une boîte. Vos prêtres pouvaient sacraliser n’importe où. Vous ne pouviez pas comprendre que, pour nous, ce qui était sacré se trouvait là où nous vivions, parce que c’est là que les choses saintes s’étaient produites et que les esprits nous parlaient. »

« Pendant de nombreuses années, l’Amérique voulait simplement nous détruire. Aujourd’hui, tout d’un coup, on est le seul groupe que les gens essaient d’intégrer. Et pourquoi d’après toi ? […]
– Je pense, reprit-il, que c’est parce que les Blancs savent qu’on avait quelque chose de véritable, qu’on vivait de la manière dont le Créateur voulait que les humains vivent sur cette terre. Ils désirent ça. Ils savent que les Blancs font n’importe quoi. S’ils disent qu’ils sont en partie indiens, c’est pour faire partie de ce que nous avons. »

« Nos aînés nous ont appris que c’était la meilleure façon de faire avec les Blancs : sois silencieux jusqu’à ce qu’ils deviennent nerveux, et ils commenceront à parler. Ils continueront de parler, et si tu restes silencieux, ils en diront trop. Alors tu seras capable de voir dans leur cœur et de savoir ce qu’ils veulent vraiment. Et tu sauras quoi faire. »

« Si tu commences à parler, je ne t’interromps pas. Je t’écoute. Peut-être que j’arrête d’écouter si je n’aime pas ce que tu dis. Mais je ne t’interromps pas. Quand t’as fini, je prends ma décision sur ce que tu as dit, mais je ne t’expose pas mon désaccord, à moins que ça soit important. Autrement, je me tais et je m’en vais simplement. Tu m’as dit ce que j’avais besoin de savoir. Il n’y a rien de plus à ajouter. »

Des épaves de voiture jonchent la réserve :
« J’avais toujours été interloqué par l’acceptation des gens à vivre dans la saleté, quand un simple petit effort aurait suffi à rendre les choses propres. À la longue, j’en étais venu à accepter le vieux bobard sociologique qui racontait que cela reflétait un manque d’estime de soi et un certain accablement.
Mais, au fond de moi, je savais que c’était trop facile, une supposition trop médiocre. C’était cependant certainement préférable aux explications précédentes, selon lesquelles les gens qui vivaient comme cela étaient simplement paresseux ou apathiques. »

« Pour nous, chaque chose avait son utilité, puis retournait à la terre. On avait des bols et des coupelles en bois, ou des objets fabriqués en argile. On montait à cheval ou on marchait. On fabriquait des choses à partir de choses de la terre. Puis quand on n’en avait plus besoin, on les laissait y retourner.
Aujourd’hui, les choses ne retournent pas à la terre. Nos enfants jettent des canettes. On abandonne des vieilles voitures. Avant, ça aurait été des cuillères en os ou des tasses en corne, et les vieilles voitures auraient été des squelettes de chevaux ou de bisons. On aurait pu les brûler ou les laisser là, et elles seraient retournées à la terre. Maintenant, on ne peut plus.
On vit de la même manière, mais avec des choses différentes. On apprend vos manières, mais, tu vois, vous n’apprenez rien. Tout ce dont vous vous souciez vraiment, c’est de garder les choses propres. Vous ne vous souciez pas de ce qu’elles sont réellement, tant qu’elles sont propres. Quand vous voyez une canette au bord d’un chemin, vous trouvez ça pire qu’une énorme autoroute goudronnée qui est maintenue propre. Vous vous énervez davantage devant un sac-poubelle dans une forêt que devant un gros centre commercial tout impeccable et balayé. »

Une autre vision sociale :
« On n’évaluait pas les gens par la richesse ou la pauvreté. On ne savait pas faire cela. Quand les temps étaient bons, tout le monde était riche. Quand les temps étaient durs, tout le monde était pauvre. On évaluait les gens sur leur capacité à partager. »

Les wannabes, qui croient avoir une grand-mère cherokee, portent queue de cheval et bijoux indiens en turquoise et argent, sont particulièrement insupportables ; au cinéma :
« Peuvent plus mettre de sauvages, maintenant. Aujourd’hui, c’est l’Indien sage – tu sais, celui qui ne fait qu’un avec la terre et tout, et qui rend le Blanc meilleur en lui apprenant à vivre à l’indienne, pour qu’il ajoute des valeurs indiennes à sa blanchitude. »

« Nous savons que les Blancs ont une faim infinie. Ils veulent tout consommer et tout englober. Quand ils ne possèdent pas physiquement, ils veulent posséder spirituellement. C’est ce qui est en train de se passer avec les Indiens, aujourd’hui. Les Blancs veulent nous posséder spirituellement. Vous voulez nous avaler pour pouvoir dire que vous êtes nous. C’est quelque chose de nouveau. Avant, vous vouliez qu’on soit comme vous. Mais aujourd’hui, vous êtes malheureux avec vous-mêmes, donc vous voulez vous transformer en nous. Vous voulez nos cérémonies et nos façons de faire pour pouvoir dire que vous êtes spirituels. Vous essayez de devenir des Indiens blancs. »

La leçon tirée des traités non honorés :
« Écoute-moi. Nous, les Indiens, parlons peu au peuple blanc. Il en a toujours été ainsi. Il y a une raison. Les Blancs ne nous ont jamais écoutés quand nous avons pris la parole. Ils ont seulement entendu ce qu’ils voulaient entendre. Parfois ils prétendaient avoir entendu et faisaient des promesses. Puis ils les brisaient. Il n’y avait plus pour nous de raison de parler. Donc nous avons arrêté. Même aujourd’hui, nous disons à nos enfants : “Fais gaffe quand tu parles aux wasichus [hommes blancs en lakota]. Ils utiliseront tes mots contre toi.” »

Le regard de Dan est particulièrement aigu en ce qui concerne la société occidentale.
« Le monde blanc met tout le pouvoir au sommet, Nerburn. Lorsqu’une personne arrive au sommet, elle a le pouvoir de prendre ta liberté. Au début, quand les Blancs sont arrivés ici, c’était pour fuir ces personnes au sommet. Mais ils ont continué de raisonner de cette façon et très vite, il y a eu de nouvelles personnes au sommet dans ce nouveau pays. Parce que c’est comme ça qu’on vous a appris à penser.
Dans vos églises, il y a quelqu’un au sommet. Dans vos écoles aussi. Dans votre gouvernement. Dans vos métiers. Il y a toujours quelqu’un au sommet, et cette personne a le droit de dire si tu es bon ou mauvais.
Elle te possède.
Pas étonnant que les Américains se soucient autant de la liberté. Vous en avez quasiment aucune. Si vous la protégez pas, quelqu’un vous la prendra. Vous devez la surveiller à chaque seconde, comme un chien garde un os. »

« Quand vous êtes arrivés parmi nous, vous ne pouviez pas comprendre notre façon d’être. Vous vouliez trouver la personne au sommet. Vous vouliez trouver les barrières qui nous entouraient – jusqu’où notre terre allait, jusqu’où notre gouvernement allait. Votre monde était fait de cages et vous pensiez que le nôtre aussi. Quand bien même vous détestiez vos cages, vous croyiez en elles. Elles définissaient votre monde et vous aviez besoin d’elles pour définir le nôtre.
Nos anciens ont remarqué ça dès le début. Ils disaient que l’homme blanc vivait dans un monde de cages et que si nous ne nous méfiions pas, ils nous feraient aussi vivre dans un monde de cages.
Donc nous avons commencé à y prêter attention. Tout chez vous ressemblait à des cages. Vos habits se portaient comme des cages. Vos maisons ressemblaient à des cages. Vous mettiez des clôtures autour de vos jardins pour qu’ils ressemblent à des cages. Tout était une cage. Vous avez transformé la terre en cages. En petits carrés.
Puis, une fois que vous avez eu toutes ces cages, vous avez fait un gouvernement pour les protéger. Et ce gouvernement n’était que cages. Uniquement des lois sur ce qu’on ne pouvait pas faire. La seule liberté que vous aviez se trouvait dans votre cage. Puis vous vous êtes demandé pourquoi vous n’étiez pas heureux et pourquoi vous ne vous sentiez pas libres. Vous aviez créé toutes ces cages, puis vous vous êtes demandé pourquoi vous ne vous sentiez pas libres.
Nous les Indiens n’avons jamais pensé de cette façon. Tout le monde était libre. Nous ne faisions pas de cages, de lois, ni de pays. Nous croyions en l’honneur. Pour nous, l’homme blanc ressemblait à un homme aveugle en train de marcher, qui ne comprenait qu’il était sur le mauvais chemin que quand il butait contre les barreaux d’une des cages. Notre guide à nous était à l’intérieur, pas à l’extérieur. C’était l’honneur. Il était plus important pour nous de savoir ce qui était bien que de savoir ce qui était mauvais.
Nous regardions les animaux et voyions ce qui était bien. Nous voyions comment le cerf trompait les animaux les plus puissants et comment l’ours rendait ses enfants forts en les élevant sans pitié. Nous voyions comment le bison se tenait et observait jusqu’à ce qu’il comprenne. Nous voyions comment chaque animal était sage et nous essayions d’apprendre cette sagesse. Nous les regardions pour comprendre comment ils cohabitaient et comment ils élevaient leurs petits. Puis nous faisions comme eux. Nous ne cherchions pas ce qui était mauvais. Non, nous tendions toujours vers ce qui était bien. »

Dan livre ses convictions sur les meneurs « à l’indienne », comment Jésus fut imposé aux Indiens, puis comme l’espoir du messie leur fut refusé ; il développe les différences d’appréciation de l’histoire entre eux et les Blancs…
« Avant, je pensais que vous agissiez comme ça parce que vous étiez avides. Plus maintenant. Maintenant, je pense que ça fait juste partie de qui vous êtes et de ce que vous faites, tout comme écouter la terre fait partie de qui nous sommes et de ce que nous faisons. »

Les femmes, au travers de Dannie, petite-fille de Dan :
« C’est ce que je veux dire quand je dis que c’est notre tour à nous, les femmes indiennes. On a toujours été au centre. La famille indienne était comme un cercle, et la femme était au centre. […] On n’a pas besoin de se libérer. On a besoin de libérer nos hommes. »

Les métis :
« Tout ce qui comptait pour nous, c’était la façon dont ils étaient élevés et les personnes qu’ils devenaient. Vous, vous examiniez la couleur de leur peau et la couleur de leurs cheveux, et essayiez de calculer le pourcentage de blancheur qu’ils avaient à l’intérieur d’eux. Vous les appeliez des métis. Vous ne les laissiez être ni blancs ni indiens. »

Puis ils arrivent à Wounded Knee, là où, comme dans nombre d’autres lieux, enfants et vieillards furent massacrés – tout un peuple.
Outre des faits connus des familiers de lectures sur les Amérindiens, ce livre-témoignage développe une pensée originale (il s’agit de réflexions de Dan, plus que de révélations), qui permet aussi d’approfondir l’appréhension de la conception du monde chez les « Américains natifs ». Et c’est encore (et surtout ?) un récit profondément sensible, plein de colère et de douleur, également d’humour malicieux – humain.
J'ai beaucoup cité, mais il y a bien d'autres choses à retenir de ce livre qui sort de l'ordinaire sur le sujet.

\Mots-clés : #amérindiens #colonisation #culpabilité #discrimination #documentaire #identite #initiatique #racisme #segregation #spiritualité #temoignage #traditions
par Tristram
le 28.08.23 14:39
 
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John Le Carré

L'Héritage des espions

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Peter Guillam, un retraité du « Cirque » (le renseignement britannique) alors porté sur les femmes, est convoqué pour rendre compte de l’opération Windfall ayant eu lieu pendant la guerre froide, où moururent Alec Leamas et sa bonne amie Elizabeth Gold, dont les enfants attaquent le service en justice.
À la base de cette affaire se confrontèrent le « Pilotage » et les Opérations clandestines de George Smiley, son supérieur. C’est Pierre-Peter-Pete-Pierrot qui narre, toujours au présent, la (re)découverte de ce passé souvent effacé des archives consultées. Et c’est un récit complexe, bourré de suspense, et apparemment fort bien documenté.
On retrouve notamment Leamas, Mundt et Fiedler de L’espion qui venait du froid, dont ce roman constitue une sorte de reprise, près de trente ans plus tard (cinquante pour ce qui est de la parution des romans).
Désinformation est le maître-mot de cette page d’histoire, et on pourra apprécier comme cette activité a évolué tout en restant d’actualité. Ce roman est parcouru de mauvaise conscience, et de celle de la triste chétivité des individus dans la grande machine géopolitique.
« Nous n’étions pas sans pitié, Peter. Nous n’avons jamais été sans pitié. Nous étions pleins de la plus grande pitié. On pourra arguer qu’elle était mal placée. Elle était assurément futile. Nous le savons maintenant. Nous ne le savions pas à l’époque. »


\Mots-clés : #culpabilité #espionnage #xxesiecle
par Tristram
le 04.08.23 11:34
 
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Philip Kerr

Une douce flamme

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« Le navire était le SS Giovanni, ce qui semblait tout à fait approprié puisque trois au moins de ses passagers, moi y compris, avaient appartenu à la SS. »

Avec cet incipit, Bernhard (Bernie) Gunther, alias Doktor Carlos Hausner, nous apprend qu’il rejoint l’Argentine avec Herbert Kuhlmann et… Adolf Eichmann…
Nous sommes à Buenos Aires en 1950, et le roman s’y passe (ainsi qu’à Tucumán), mais aussi à Berlin en 1932, quand Gunther y vivait la chute de la République de Weimar avec son sergent Heinrich Grund. Ce dernier est alors un fervent partisan du parti national-socialiste, qui s’oppose au SPD, « Front de fer », le parti social-démocrate, et prend le pouvoir.
L’Argentine est le salut de nombre de « vieux camarades » dans l’après-guerre, quoique…
« À Buenos Aires, il vaut mieux tout savoir qu’en savoir trop »

Le Troisième Reich s’est effondré, mais ses rescapés survivent en exil et s’organisent sous le régime de Juan (et Evita) Perón, continuant à perpétrer leurs crimes, même s’ils ne sont plus de guerre.
« — Tous les journaux sont fascistes par nature, Bernie. Quel que soit le pays. Tous les rédacteurs en chef sont des dictateurs. Tout journalisme est autoritaire. Voilà pourquoi les gens s’en servent pour tapisser les cages à oiseaux. »

« Qu’est-ce que prétend Hitler ? demandai-je. Que la force réside non dans la défense mais dans l’attaque ? »

Gunther est recruté par le SIDE, les services de renseignement péronistes, et enquête sur la mort de jeunes adolescentes auxquelles on a enlevé l’appareil génital. Il rapproche ces crimes d’une affaire similaire non élucidée en 1932 ; il apparaît qu’ils furent perpétrés pour dissimuler des avortements ratés par des psychopathes ayant profité de l’aubaine constituée par le nazisme ; Bernie retrouvera notamment le Dr Hans Kammler (ingénieur responsable « de tous les grands projets de construction SS pendant la guerre », et Herr Doktor Mengele…
« Pour être un grand détective, il faut être aussi un protagoniste. Un personnage dynamique qui provoque les événements rien qu’en étant lui-même. Et je pense que vous appartenez à cette catégorie, Gunther. »

Il se confie aussi, bourrelé par sa mauvaise conscience, à Anna, son amante juive.
« Tous les Allemands portent en eux l’image d’Adolf Hitler, dis-je. Même ceux qui, comme moi, le haïssaient, lui et tout ce qu’il représentait. Ce visage, avec ses cheveux ébouriffés et sa moustache en timbre-poste, continue de nous hanter, aujourd’hui encore et à jamais, et, telle une douce flamme impossible à éteindre, brûle dans nos âmes. Les nazis parlaient d’un Reich de mille ans. Mais, parfois, je me dis qu’à cause de ce que nous avons fait, le nom de l’Allemagne et les Allemands sont couverts d’infamie pour mille ans. Qu’il faudra au reste du monde mille ans pour oublier. Vivrais-je un millier d’années que jamais je n’oublierais certaines des choses que j’ai vues. Et certaines de celles que j’ai commises. »

« J’en veux aux communistes d’avoir appelé en novembre 1932 à la grève générale qui a précipité la tenue d’élections. J’en veux à Hindenburg d’avoir été trop vieux pour se débarrasser de Hitler. J’en veux aux six millions de chômeurs – un tiers de la population active – d’avoir désiré un emploi à n’importe quel prix, même au prix d’Adolf Hitler. J’en veux à l’armée de ne pas avoir mis fin aux violences dans les rues pendant la République de Weimar et d’avoir soutenu Hitler en 1933. J’en veux aux Français. J’en veux à Schleicher. J’en veux aux Britanniques. J’en veux à Gœbbels et à tous ces hommes d’affaires bourrés de fric qui ont financé les nazis. J’en veux à Papen et à Rathenau, à Ebert et à Scheidemann, à Liebknecht et à Rosa Luxemburg. J’en veux aux spartakistes et aux Freikorps. J’en veux à la Grande Guerre d’avoir ôté toute valeur à la vie humaine. J’en veux à l’inflation, au Bauhaus, à Dada et à Max Reinhardt. J’en veux à Himmler, à Gœring, à Hitler et à la SS, à Weimar, aux putains et aux maquereaux. Mais, par-dessus tout, je m’en veux à moi-même. Je m’en veux de n’avoir rien fait. Ce qui est moins que ce que j’aurais dû faire. Ce qui est tout ce dont le nazisme avait besoin pour l’emporter. Je suis coupable, moi aussi. J’ai mis ma survie au-dessus de toute autre considération. C’est une évidence. Si j’étais vraiment innocent, je serais mort, Anna. Ce qui n’est pas le cas. »

« — Mon ange, s’il y a bien une chose qu’a montrée la dernière guerre, c’est que n’importe qui peut tuer n’importe qui. Tout ce qu’il faut, c’est un motif. Et une arme.
— Je n’y crois pas.
— Il n’y a pas de tueurs. Seulement des plombiers, des commerçants, et aussi des avocats. Chacun est parfaitement normal jusqu’à ce qu’il appuie sur la détente. Il n’en faut pas plus pour livrer une guerre. Des tas de gens ordinaires pour tuer des tas d’autres gens ordinaires. Rien de plus facile. »

Entr’autres lieux communs, on fera une petite virée au-dessus du Rio de la Plata avec des opposants de Perón, et on retrouvera même les ruines d’un camp d’extermination de Juifs dans la pampa, mais cette approche d’une Histoire si difficile à comprendre ne m’a pas paru vaine, même si elle peut sembler oiseuse, ou simpliste. Kerr donne quelques éclaircissements sur ses sources en fin d’ouvrage.

\Mots-clés : #antisémitisme #communautejuive #criminalite #culpabilité #deuxiemeguerre #exil #guerre #historique #politique #xxesiecle
par Tristram
le 31.07.23 15:06
 
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Sujet: Philip Kerr
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William H. Gass

Le Musée de l'inhumanité

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Les Skizzen, famille autrichienne de Graz apparemment de culture juive, fuient la montée du nazisme pour l’Angleterre, où ils subissent le Blitz. Le mari, Rudi, devient Yankel Fixel, puis Raymond Scofield, tandis que son épouse Nita est renommée Miriam, sa fille Dvorah, Deborah, et le jeune Yussel, né à Londres, Joseph.
« Être autrichien aujourd’hui est une calamité, et deviendra une malédiction. »

Le père disparaît, apparemment parti pour l’Amérique du Nord ; sa famille part s’installer à New York, puis Woodbine, Ohio. Joseph, parfois appelé Joey, joue du piano, improvisant beaucoup sous la direction de son professeur, le vieux Hirk. Il deviendra lui-même professeur de musique, avec son « musée de l’inhumanité » où il collectionne les atrocités et les crimes d’écocide découpés dans les journaux – où il module des variations sur une phrase (en caractères gras) qui évoque le passage de la crainte de ce que l’humanité ne pas perdure pas à celle qu’elle puisse survivre. État final :
« Skizzen s’attendait à voir l’humanité périr, mais finit par redouter qu’elle survive. »

« Avec un stylo et de l’encre, avant d’écrire, on pense, parce qu’on ne supporte pas la vue des corrections. Avec l’ordinateur, on écrit d’abord et on pense après, les corrections sont si faciles à apporter. Ce que je préfère, c’est la touche EFFACER ; elle a belle allure, dit Skizzen, en tapant furieusement. "Nous avons mangé notre portée et cru que c’était là une façon splendidement saine, voire succulente, de dîner." Joseph décida de laisser quelque chose derrière comme le ferait un animal pour signaler sa présence, aussi tapa-t-il : "Nous avons attendu avec impatience notre propre massacre, comme si nous recevions une récompense." »

Alternativement est évoquée la période où il travailla dans une boutique de disques, se spécialisant dans la musique classique, puis sa scolarité à Augsburg Community College, où il est organiste et lit, notamment Thomas Hardy, s’efforçant d’être « monsieur Passe-Partout », et se sentant toujours illégitime, « frauduleux », coupable – un « Im-pos-teur ».
« Bref, tout ce qui concernait Skizzen était schizo. »

« Augsburg, décida Joey, était soit une école bohème très progressive, soit un pénitencier éclairé.
Aussi n’avait-il jamais d’argent et menait-il, par conséquent, une bonne vie luthérienne. Sa naïveté l’empêchait de remarquer que c’étaient les élèves les plus pauvres qui gonflaient (eux seuls disaient « augsburgeaient ») leurs revenus en rendant des services aux mieux lotis, une autre façon qu’avait Augsburg de préparer ses étudiants au monde. »

Puis il devint bibliothécaire à Urichstown, chez miss Marjorie Bruss, dite « le Major » (encline aux hurlements), et miss Moss, qui répare les livres. Il y a aussi Portho le clodo qui se réfugie dans la bibliothèque, et miss Hérisson, Hazel Hawkins, « la Sorcière », contralto dans le gospel. Lui lit des biographies de musiciens.
« Les criminels sont trop intelligents pour vivre à Urichstown. On les y élève, mais ils ne restent pas. »

Joseph vit avec sa mère, qu’il a converti au jardinage des fleurs grâce à quelques graines subtilisées.
« Joseph Skizzen voyait la vie de sa mère s’épanouir à la semblance de ses plantes, tandis que la sienne – qui avait tracé si longtemps un trait lui aussi ascendant – s’enroulait autour de sa phrase obsessionnelle tel un lierre prédateur – les deux quêtes étant si évidemment reliées –, ajoutant quotidiennement à sa collection d’inhumanités. Mais son traitement des exactions n’engendrait rien d’admirable : s’il avait écrit à l’encre, il aurait fait un pâté ; s’il avait modelé de l’argile, cela aurait ressemblé à un étron ; s’il avait joué des notes, on aurait entendu une cacophonie ; s’il avait utilisé des ficelles, il aurait fait un nœud. Seule au sein de sa satanée collection, sa fierté finissait par sortir tel un rot. »

Autodidacte devenu professeur de musique moderne, il est confronté chez ses étudiants à la même atonie que la sienne à leur place.
« Joseph comprit que la religion s’attaquait à l’éducation libérale comme un assassin à la jugulaire. »

« Les rockers voudraient naturellement savoir ce qui se passait dans leur monde, mais ni leurs esprits ni leur monde n’étaient musicaux, un fait qu’ils ne comprenaient pas, et qui les agaçait. »

« Il boudait les exposés postulant que l’art neuf et le son nouveau étaient nés spontanément et ne savaient ni n’avaient besoin de désigner leurs parents. »

« Dans l’esprit de Joseph, la musique, à l’instar d’Orphée, se retournait, puis se retournait encore, de même que tous les compositeurs composaient avec d’antiques harmonies en tête [… »

À propos de la musique atonale (je n’ai pas été capable de suivre tous les développements musicaux) :
« C’est une musique qui doit passer par l’esprit avant de parvenir à l’oreille. Mais vous ne pouvez pas être un Américain pur jus et priser autant l’esprit. Les Américains n’ont pas de traditions dans lesquelles infuser comme le thé. Ils sont nés dans le Los Angeles de la Californie du Sud, ou à Cody dans le Wyoming, pas à Berlin ou à Vienne. Ils apprennent le piano avec de vieux décatis qui composent des chants pour oiseaux. Les Américains adorent la grosse caisse. La caisse est un instrument intentionnellement stupide. Les Américains jouent de tout de façon percussive sur des instruments intentionnellement stupides et jouent de la guitare comme s’ils tiraient avec un flingue. Mais je me suis laissé emporter par ma digression. Les digressions sont aussi agréables que les vacances, mais gare aux coups de soleil. »

« Seule sa folie progressait, ainsi que le musée qui était sa manifestation la plus convaincante. C’était un progrès qui naissait de l’accumulation, pas de la sélection, de la répétition et non de l’interconnexion ni – il le craignait – d’une plus profonde compréhension. »

Long et intéressant développement du thème du jardinage, catalogues compris.
« La musique, surtout, était ce qui attirait Joseph Skizzen dans le jardin, en particulier à cette époque de l’année, aussi croquante qu’un radis, quand les oiseaux établissaient leurs territoires. L’air semblait pressentir les graines et les graines pousser vers les chants des oiseaux. Joseph croyait connaître les plantes qui débusquaient les gazouilleurs, et celles qui se relevaient pour le roitelet, ou la fougère qui se tournait, non vers le soleil, mais vers le jacassement de la mésange, si vifs étaient les pétales de son chant, si nets si abondants si clairs, si ostentatoires dans leur symétrie, si soudains dans l’ombre. »

« Le professeur Skizzen détestait le mystère encore plus que Joey, surtout les mystères dont l’éclaircissement ne pouvait être agréable, comme des nuages se dissipant pour révéler la pluie. »

Myriam, outre le jardinage, cultive une cuisine nostalgique de l’Autriche.
« On ne peut pas avoir de courants d’air dans la cuisine quand on prépare les Krapfen. Ou des ustensiles froids – tu sais –, les bols doivent être aussi chauds que tes mains, des mains que tu as brûlées rapidement, et le plan de pâtisserie devrait être dans le même état, et non gris de la poussière des vieilles miches. Tu auras besoin de phalanges pour pétrir et aplatir ces plis d’air sournois, et tu devras donner à la pâte quelques gifles avec tes mains frottées. Chlac ! Comme tu giflerais un pinceur de fesses. La peau de la pâte se contractera. Et avoir du lard bien pâle à portée pour frire ton beignet, comme un saint – j’oublie – il exigeait – tu sais – il choisit l’huile qui fera de lui un martyr. »

La vieille voiture achetée à miss Hérisson, « la Balourde », occasionne un développement sur « le rêve américain – l’automobile ».
« Joey n’osait pas expliquer au président de la fac ou à ses collègues ou au doyen qu’il avait un but dans la vie qu’ils ne pouvaient sans doute pas comprendre mais que leurs soupçons ruinaient : c’était de traverser la vie en étant le moins complice possible des affaires humaines, des affaires où prédominent toujours… l’envie, la méchanceté, le meurtre, la jalousie, l’avidité, la trahison, la misère, l’égoïsme, la vengeance, la cruauté, la stupidité, et en général la gratuité. Mon père a fui les nazis avant qu’ils soient des nazis, parce qu’il connaissait notre nature. Il a essayé de se retirer du reproche, de la complicité. S’il ne l’avait pas fait, n’aurait-il pas été, à sa modeste façon, responsable de l’attitude de l’État autrichien, et accueilli leur petit et piètre Führer à son arrivée ? Je n’appartiens pas non plus à l’Amérique. Je suis sans nombre. Mon argent, le peu que j’en ai, ne peut être dépensé vilement. Je n’ai pas contribué aux entourloupes de la haute finance. Je vis simplement, à l’écart de l’ambition ou de la conspiration. Et donc, le professeur Skizzen, ce n’est pas moi. Je lui ai demandé de me représenter, pourrait-on dire, et d’être celui qui doit pactiser avec le diable. »

« Les croyances sont agitées par d’âpres exigences, mais les croyances, bien que stupides, absurdes ou bizarres, n’ont pas plus de corps matériel que Dieu lui-même. Elles ne peuvent être aisément détruites, et survivent toujours à leurs portefaix, ne serait-ce que dans les ouvrages désuets et les vieux volumes. Elles y végètent jusqu’à ce qu’un nigaud les ranime. »

C’est excellemment écrit, avec une vaste gamme de tons et un léger humour, même si le ton grince souvent. Dans ce portrait d'un homme qui veut s'effacer devant l'Histoire terrible, j'ai notamment pensé à l’Ulysse de Joyce.

\Mots-clés : #culpabilité #deuxiemeguerre #identite #initiatique #musique #xxesiecle
par Tristram
le 23.03.23 12:12
 
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Sujet: William H. Gass
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Mia Couto

L'Accordeur de silences

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À trois ans, à la mort de sa mère, Mwanito, le narrateur, fut emmené avec son frère aîné Ntunzi par son père, Silvestre Vitalício, à Jésusalem, ainsi qu’il baptise cette concession de chasse abandonnée (au Mozambique). Assez dément, utopique voire mystique et surtout fort autoritaire, le vieux prêche qu’ils sont les derniers survivants du monde disparu, « les uniques et derniers hommes » avec le domestique et ancien militaire Zacaria Kalash, du corps duquel ressortent les balles (l’écho de la guerre demeure constamment), et en périphérie Oncle Aproximado, le boiteux.
« Un jour, Dieu viendra nous demander pardon. »

« Des attentes. Voilà ce que ramène la route. Et ce sont les attentes qui font vieillir. »

Mwanito, qui n’a pas le droit de lire et d’écrire, est l’accordeur de silences.
« J’écris bien, silences, au pluriel. Oui, car il n’est pas de silence unique. Et chaque silence est une musique à l’état de gestation. »

Ntunzi, qui a gardé des souvenirs du monde et de Dordalma leur mère, rêve de fuite et se révolte contre le père, qu’il accuse de l’assassinat de cette dernière, père qui pourtant l’encourage « dans l’art de raconter des histoires ».
« Silvestre pensait qu’une bonne histoire était une arme plus puissante qu’un fusil ou un couteau. »

Saudade, lyrisme onirique et poétique, folie qui rappellent fortement le réalisme magique latino-américain, notamment dans sa proximité avec les morts toujours présents. Fantastique funèbre : il était impossible de creuser la tombe de Dordalma, que le vent remblayait sans cesse. Mais ce roman me ramentoit aussi, hélas, le salmigondis inspiré de Paolo Coelho…
« Les femmes sont comme des îles : toujours lointaines mais éclipsant toute la mer alentour. »

(Le statut de la femme est questionné, souvent maternelle ou vue comme « pute ».)
Jezibela, l’ânesse qu’aime (physiquement) Silvestre, donne le jour à un anon-zèbre, que ce dernier étouffera à la naissance.
Dans la grande maison, anciennement celle de l’administration et interdite d’accès depuis leur arrivée, survient un soir d’orage une Portugaise, Marta, sur les traces de son amour disparu en Afrique, son mari Marcelo ; c’est ce qu’apprend Mwanito en lisant son journal intime, pour qui c’est la première femme rencontrée. Elle l’attire comme une mère, et Ntunzi en tant que femme.
« Et il me raconta ce que disait notre oncle. Que dans ces pays on n’avait même pas besoin de travailler : les richesses étaient à disposition, il suffisait juste de remplir les bons formulaires.
– Je vais circuler en Europe, bras dessus bras dessous avec la femme blanche. »

« Tout cela, je le dois à ton père, Silvestre Vitalício. Je l’ai condamné pour vous avoir traîné dans un désert. Pourtant, la vérité, c’est qu’il a instauré son propre territoire. Ntunzi dirait que Jésusalem se fondait sur une supercherie créée par un malade. Oui, c’était un mensonge. Cependant, puisque nous devons vivre dans le mensonge, que ce soit dans notre propre mensonge. Finalement, le vieux Silvestre ne mentait pas tant que ça dans sa vision apocalyptique. Parce qu’il avait raison : le monde prend fin quand on n’est plus capable de l’aimer.
Et la folie n’est pas toujours une maladie. Parfois, c’est un acte de courage. Ton père, cher Mwanito, a eu ce courage qui nous manque. Quand tout était perdu, il a tout recommencé à nouveau. Quand bien même ce tout ne représentait rien pour les autres.
Voilà la leçon que j’ai apprise à Jésusalem : la vie n’a pas été faite pour être petite et brève. Et le monde pour être mesuré. »

Suivent divers rebondissements, dont l’apparition du personnage de Noci, amante de Marcello puis d’Aproximado (et enfin de Mwanito), ainsi que le départ de Jésusalem pour un retour en ville. Est révélée la fin de Dordalma, qui s’était enfuie le temps d’être victime d’un viol collectif et, ramenée par Silvestre, de se pendre ; Ntunzi, « ombre », est le fils de Zacaria.
« À la maison, Dordalma n’était jamais plus que de la cendre, éteinte et froide. Les années de solitude et de manque de confiance l’habilitèrent à n’être personne, simple indigène du silence. Infiniment de fois, cependant, elle se vengeait face au miroir. Et là, devant la coiffeuse, elle se gonflait d’apparences. On aurait dit, je ne sais pas, un cube de glace dans un verre. Disputant la surface, trônant à la première place jusqu’au moment de retourner à l’eau. »

Drame, absence, exil et culpabilité, passé et oubli, déni ou fuite, cet étrange et dense roman me laisse partagé quant à ses prodiges et son ton baroque.

\Mots-clés : #culpabilité #initiatique #lieu #mort #religion
par Tristram
le 21.11.22 10:22
 
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Alberto Manguel

Un retour

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Néstor Andrés Fabris est un Argentin antiquaire à Rome qui, convié par son filleul (qu’il n’a jamais rencontré) à son mariage, retourne à Buenos Aires après trente années d’exil, ville qu’il a quittée suite à une manifestation estudiantine rudement réprimée, abandonnant ainsi Marta, la mère de son filleul. Il erre dans la ville, évoquant le passé, rencontrant des amis d’alors, dans une atmosphère déroutante, de plus en plus étrange, comme il retrouve de moins en moins son chemin. De nombreuses allusions à l’antiquité sont présentes dans le texte, comme avec le livre Le Passé, de Norberto Grossman, son ancien professeur qui, devenu conducteur d’un bus vide, le mène dans une visite du genre de celle d’Énée ou Dante aux enfers.
« C'est la raison pour laquelle, à mon sens, le passé n'est qu'une construction de la mémoire en quête de permanence, construction que nous prenons pour quelque chose d'immuable. »

Cette novella, ou même nouvelle, allie culture classique et fantastique aux thèmes de l’exil et de la culpabilité.

\Mots-clés : #culpabilité #exil #fantastique #identite #jeunesse #regimeautoritaire
par Tristram
le 03.10.22 13:23
 
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Malcolm Lowry

Le voyage infini vers la mer Blanche

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Titre original: In ballast to the white sea. 2014 pour la parution en langue originale, 2015 pour la traduction française.

Le titre original sonne mieux, à mon humble avis !
Alors il est là, le fameux tapuscrit (copie carbone) d'un premier jet de ce que Lowry considérait comme devant être une maîtresse-œuvre de son vivant, du fameux projet The Voyage that Never Ends, qui devait grouper tous ses écrits, poèmes compris.
Le chantier de roman qu'il n'a pas pu sauver de l'incendie de leur baraque sur ponton à Dollarton, à la différence d'Under the Vulcano.

La première épouse de Lowry, Jan Gabrial, avait révélé en 2000 qu'elle possédait un jet de ce roman, un des tout premiers: on sait que Lowry n'en finissait jamais de réécrire ses ouvrages, Les Presses de l'Université d'Ottawa ont longtemps planché à grouper les feuillets, et à comprendre l'intention de l'auteur.

Au final, beaucoup de thèmes récurrents, qui hantent Lowry, s'y trouvent (l'éthylisme, la mer/le voyage en bateau, la paralysie devant l'action, la culpabilité sourde, prégnante et inommée, la part de fatalité, les actes manqués, les références littéraires abondantes -dont, fréquemment, Melville -, etc.); la connection est immédiate avec Ultramarine (il est d'ailleurs question du navire Œdipus Tyrannus et Sigbjørn Tarnmoor est Dana Hilliot).

Les deux frères Tarnmoor, Tor et Sigbjørn; le début du roman est primordial, norvégiens d'ascendance, devenus anglais, étudiants à Cambridge, il poursuivent une conversation, intellectuelle et familière. Sigbjørn ne décourage pas Tor de se suicider, tandis que Sigbjørn envisage, lui, de connaître à nouveau une traversée en mer, comme chauffeur (qui s'occupe de pelleter le charbon dans la machine, un des plus bas niveaux de la profession de matelot). Une femme est entre eux deux: Nina, qui va s'embarquer (sur un bateau de la compagnie Tarnmoor) pour New-York. Militante, aux limites de l'activisme, du Parti Communiste.

Puis s'ensuivent des lettres, inachevées et jamais postées, de Sigbjørn à un auteur norvégien, William Erikson, dans lesquelles Sigbjørn tente d'exprimer que celui-ci à écrit le livre que Sigbjørn portait en lui, d'une certaine manière a déjà peu ou prou vécu sa vie, et cherche à exprimer sa volonté de le rencontrer, pointant combien cette coïncidence est remarquable (cet autre moi est-il à rapprocher de feu Tor ?).

Le père des frères Tarnmoor.
Un armateur, ayant perdu il y a longtemps son épouse norvégienne, miné par des naufrages sur fond de scandale, qui font la une de la presse, et dans lesquels sa responsabilité pourrait être engagée - sans compter qu'ils signifient la fin proche et rapide, croit-on, de la compagnie Tarnmoor - Tor a choisi un bien mauvais moment pour son philosophique suicide.

Lowry fait tourner la parole, dans des dialogues non dégraissés, mais qui, même tels quels, percutent. Que ce soit entre les frères Tarnmoor, entre Nina et Sigbjørn, entre Sigbjørn et son père, entre le capitaine et Sigbjørn, on sent toute l'obscure profondeur tourmentée de Lowry.

ne pas lire si vous comptez ouvrir le livre:


Mais ménageons l'intérêt de ce remarquable brouillon: je serais bien étonné si l'ouvrage n'est pas bien reçu parmi les fervents de Lowry, ceci-dit, on n'ose imaginer dix années de travail de plus (c'est-à-dire l'état d'avancement dans lequel il devait se trouver quand la cabane du ponton de Dollarton a brûlée, ni plus ni moins)...

Chapitre III a écrit:
Voici qu'un navire entre au port, les petites embarcations à l'ancre piquent du nez pour lui souhaiter la bienvenue, un matelot debout entend le bruit sec des cordages et attend l'appel du maître d'équipage, la bordée de chauffeurs de quart entre minuit et quatre heures monte sur le pont, les mâts de charge sont lentement hissés en vue de l'accostage.

 Loin, tès loin vers le nord, le berger qui sort ses troupeaux croise son comparse qui les ramène au bercail pour la nuit.
 L'aiguille traite à égalité chaque point de la boussole.

  - C'est injuste qu'elle soit morte, finit par dire Tor. Elle nous aurait compris en ce moment, elle nous aurait donné le courage de nous rebiffer, de sauter par-dessus le mur de la prison de Van Gogh.
  - Je me le demande.
  - Il y avait le même conflit entre père et elle qu'entre...
  - Ou celui que tu as créé...
  - Et qui existera toujours entre un homme et une femme, s'exclama Tor, ainsi qu'entre deux hommes, celui qui oppose la revendication d'ésotérisme spirituel à celle d'émancipation physique. Tu ne crois tout de même pas que s'ils n'avaient pas eu de telles prétentions, que si leur relation avait été vraie, ils se seraient détruits de la sorte; non, s'ils avaient eu l'un et l'autre quelque consistance, ils se seraient soit vraiment séparés, soit unis indissolublement pour ne faire qu'un.
  - Ils auraient pu également renoncer à leurs prétentions à la vérité, dit Sigbjørn. Mais je suis moi-même d'un tempérament suffisamment obsessionnel pour savoir combien c'est diffcile. Heureusement en mer, on ne s'attend pas à ce que l'on ait des prétentions.
  - Te souviens-tu du jour où elle est morte ? disait Tor. Juste avant que nous ne quittions Oslo.


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V. Van Gogh, Cour de prison, 1890.




Mots-clés : #culpabilité #fratrie #psychologique #voyage #xxesiecle
par Aventin
le 06.09.21 21:47
 
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Sujet: Malcolm Lowry
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Littérature et alpinisme

Charlie Buffet

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Charlie Buffet a commencé en montagne un voyage en écriture qui l’a conduit dans deux quotidiens (Libération, Le Monde), des magazines spécialisés (Montagnes Magazine, Vertical, AlpiRando, La Montagne et alpinisme) et quelques revues (XXI, Portrait…). À la rencontre du réel, il a découvert la puissance romanesque des aventures en montagne, que jamais la fiction n’égalera.

Avec une dizaine d’ouvrages publiés, il tente depuis une quinzaine d’années d’explorer la démesure et la passion des vies d’alpinistes et des aventuriers de tout poil. Il est aujourd’hui écrivain, traducteur (anglais, italien) et éditeur : il est membre du comité éditorial de la collection Guérin aux Éditions Paulsen. En 2015, il a joué les chefs d’orchestre pour 100 Alpinistes, l’encyclopédie anniversaire des vingt ans des éditions Guérin
(Source: éditions Paulsen)


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Erhard Loretan
Une vie suspendue

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Récit à vocation biographique, écrit par Charlie Buffet, Collection Guérin "rouge", éditions Paulsen 2013, 230 pages environ dont portfolios photo.

Voilà un exercice difficile: Charlie Buffet, qui n'a interviewé qu'une fois Erhard Loretan de son vivant (NB: Loretan est mort le 28 avril 2011, au Grünhorn, un 4000 des Alpes bernoises), se lance dans une aventure d'enquête équilibriste, recueillant des témoignages de ses proches, pour tenter de constituer une bio pas à la façon comptable, type compilation de données, ni pêchant par empilage de factuel.
C'est un des plus grands alpinistes de tous les temps, le troisième à réussir les quatorze "8000" de la planète, mais -un "mais" de taille !- rarement par la voie normale, jamais au sein d'une grosse expédition constituée, et le plus souvent dans des temps records.

Loretan avait publié sa propre bio de son vivant, Les 8000 rugissants, en collaboration avec le journaliste Jean Ammann, récidivé avec "Himalaya Regards" (les deux aux éditions La Sarine, 1996 et 1998), et le risque était de rendre l'addition de 230 pages indigeste, un goût de déjà-vu, déjà-dit, voire même de se voir reprocher la tentation du requin de maison d'édition: on y va, deux ans après sa mort, ça doit être vendable, 'faut surfer sur la vague avant l'oubli...

Depuis, la famille du défunt a fait don de quelques 30000 documents et items variés, carnets de courses, vidéos, coupures de presse, carnets de travail, matériel, vêtements d'alpinisme (etc.) au Musée Alpin Suisse, à Berne, donc on pense que tout est raclé/bouclé, à quoi bon publier encore ?



Buffet, une plume sensible, empreinte de pudeur, de tact, insiste un peu sur l'enfance, le devenir-alpiniste à l'adolescence, les compagnes d'Erhard. Il reste un peu en retrait, à mon goût, sur le protagoniste quasi-principal, son compagnon de cordée en Himalaya, Jean Troillet: la cordée Loretan-Troillet, supersonique, a tellement fait rêver ma génération, on les croyait (et je les crois toujours) tellement hors-normes, d'un standing impérial, sans la moindre fausse note tant dans leurs choix d'ascensions que dans la manière, novatrice, de les réaliser:
Songez qu'ils partaient légers, tellement légers ("avec rien") dans des faces à 8000 parfois jamais encore parcourues, tout en signant des temps canon ("des avions", dira-t-on), le tout en bon style alpin, prouvant que l'époque de conquête et des expéditions lourdes à organisation hiérarchisée, à trace faite, oxygène et cordes fixes plus bataillon de sherpas et de porteurs était définitivement révolue, nous en badions d'étonnement à la lecture de la presse spécialisée, ne trouvant pas les mots.

Mais, là ou Charlie Buffet insiste, ce n'est pas dans tout ceci, mieux narré par Loretan que ne pourra le faire quiconque à l'exception de Jean Troillet peut-être, c'est sur ce qu'il est advenu d'Erhard Loretan entre 1996 et 2011.
C'est vite prenant.

S'attardant sans s'appesantir sur ses trois compagnes, dont Nicole Niquille - qui fut de sa "bande" grimpante dans les années ado et est devenue, outre son premier grand amour, la première femme en Suisse à être Guide de Haute-Montagne diplômée. Les carnets de celle-ci (une vie incroyable, soit dit en passant), très bien tenus, sont touchants sur leur relation, avec des envois simples, presque lapidaires mais exhaustifs, du type: "Les escalades avec Erhard recommencent, la vie est belle ! (Mai 1981)". Elle sera de l'expé au K2 en 1985, mais devra renoncer au sommet, pas en état...

Puis vint Chantal, avec laquelle Erhard deviendra père d'un petit Evan, et ce fut le fameux drame du 23 décembre 2001: Gardant seul Evan en pleurs au chalet familial tandis que Chantal skiait, et ne sachant s'y prendre pour arrêter ses larmes, il le prend dans ses bras, le secoue...
Evan décèdera quelques heures plus tard de ses lésions typiques du SBS (ou syndrome du bébé secoué).

Au juge qui lui propose l'anonymat tant est gréande sa notoriété (il était en lice pour le titre honorifique de sportif romand du siècle) Erhard Loretan répond, peut-être aidé par le lucide courage analytique de l'alpiniste de top niveau, que tout au contraire, il faut que son nom soit lâché en pâture le plus possible, surtout ne rien cacher, afin d'attirer l'attention sur le SBS et -qui sait ?- aider un tant soit peu ainsi à la prévention.

Condamné pour homicide, après avoir purgé sa peine il reprend peu à peu sa vie de guide haute-montagne, mais il "porte" la mort d'Evan où qu'aillent ses pas, vivant jusqu'à la fin avec ce poids terrible.
Toutefois il a l'idée, pour les 71 ans de son père, de réunir celui-ci en compagnie de Daniel (frère d'Erhard) et de Christian (demi-frère d'Erhard).  
Objectif de la cordée familiale (qui ne s'était jamais même trouvée tous ensemble dans une pièce, réunis) !): la Dent Blanche, un sommet à rien moins que 4357 mètres, dans les Alpes valaisannes.

Un guide et sa cliente, qu'ils ont dépassé pendant l'ascension, les rejoignent au sommet. La femme porte un casque rouge e une veste jaune, elle photographie les quatre Loretan devant la croix. Au sommet de la Dent Blanche, Erhard, son frère, son père et son demi-frère sont réunis pour la première fois dans un même cadre.


Cette femme au casque rouge et à la veste jaune, c'est Xenia Minder.

Ce jour-là Xenia suivait un guide un peu raide, qui lui faisait perdre confiance.
Derrière elle, Erhard, qui arborait l'insigne de guide ainsi qu'un incongru bonnet péruvien, l'encourage, la rassure, la suit. Le soir, Xenia, au refuge, apprend qu'il s'agit du célèbre Erhard Loretan: "La gloire nationale de la Suisse; Je n'en avais jamais entendu parler" ajoute Xenia, qui exerce le métier de juge au tribunal de Genève.  

Deux ans plus tard, au moment de choisir un guide de haute montagne pour un autre projet, elle se souvient d'Erhard, trouve son numéro et l'appelle: ensuite, ils ne se sont plus beaucoup quittés, emménagent ensemble, et c'est encordé avec Xenia qu'Erhard fera sa chute mortelle, en cours d'ascension du Grünhorn (sommet dans Alpes bernoises, 4044 m. d'altitude).

Pendant toutes ces années-là Xenia adopte la méthode montagnarde Loretan: "Il ne mangeait pas, il ne s'arrêtait pas, ne parlait pas, ne buvait pas, ne pissait pas...J'ai décidé que je ferais pareil".

Charlie Buffet a écrit:Elle dit calmement: je suis une survivante. Je ne veux pas vivre, j'ai horreur de ce corps qui a survécu".
C'est elle [Xenia]qui a pris l'initiative de notre rencontre en me contactant un mois après la mort d'Erhard. Elle se débattait avec un violent sentiment de culpabilité. Elle disait vivre son accident comme Loretan avait vécu son accident avec son fils:
"C'est la même chose. Tu concours à la disparition de l'être auquel tu tiens le plus".
Elle ajoutait:
"L'ironie, c'est que je suis juge. Au niveau juridique, dans son cas c'est un homicide par négligence, dans le mien c'est un accident. La société le condamne, la société m'absout. Pourquoi ?"
Elle s'indiganit que l'enquête de police, ouverte comme après tout accident de montagne, ait été close sans qu'on l'ait entendue. En fait, un policier avait bien enregistré sa déposition, avec sa signature tremblante au bas des cinq pages. Elle n'en avait aucun souvenir. Après un état de choc, les épisodes d'amnésie mettent longtemps à se dissiper.
"Ce passage de repli sur soi... Je dois prendre exemple sur Erhard pour ne pas le vivre comme lui, dit-elle. Il faut s'accepter soi-même, avec sa culpabilité.".      







(NB: une petite vidéo montrant Erhard Loretan se trouve en page 6 du fil "Que la montagne...")

Mots-clés : #alpinisme #culpabilité
par Aventin
le 30.08.21 19:19
 
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Sujet: Littérature et alpinisme
Réponses: 78
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William Faulkner

Requiem pour une nonne

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Titre original: Requiem for a Nun, a paru en 1951, genre: théâtre enchâssé dans un roman (??).

Où l'on retrouve, huit années après Sanctuaire, les caractères de Temple Drake, Gavin Stevens l'avocat, Gowan Stevens son neveu, ex-lâche de bonne famille devenu, depuis, le mari de Temple.
Alors bien sûr, Sanctuaire est un tel chef d'œuvre qu'on ne peut que se réjouir a priori de retrouver ces personnages, mais, il y a un mais.

Si la distance dans le temps entre les deux fictions est de huit ans en ce qui concerne les protagonistes et l'action, elle est de vingt ans entre les dates d'écriture.
Ce qui nous amène après le Nobel de littérature de 1949, et concomitamment à la réception du second National Book Award jamais décerné: entretemps Faulkner est devenu une étoile [en provenance du Dixie Flag], un incontournable de la littérature mondiale.

L'ensemble laisse un drôle de goût.
Brouillon, décousu, bavard tendant vers la logorrhée, laissant le lecteur sonné de ces infinissables ensembles massifs.
Je crois (et j'aimerai échanger sur le sujet !), par hypothèse, que Faulkner s'est permis.
À présent installé, l'âge légèrement mûrissant, ayant prouvé, détenant la notoriété, n'a-t-il pas eu envie de se permettre ?
De lâcher du narratif épais comme une lave et brodant sur un thème, avec le côté brouillon, distendu du premier jet -celui, d'ordinaire, de la garniture de corbeille à papiers- intact, restitué dans toute sa force. 
Et de donner une profondeur bien dans l'air du temps de ces années 1950: une dimension existentialiste (au reste, c'est Albert Camus qui montera la pièce pour le théâtre, ça ne doit pas être un hasard, si ?).

La longue préparation (dite Acte premier, intitulé: Le Tribunal, sous-titré: Un nom pour la ville) nous donne son lot de causerie narrative interminable, à la sudiste US, tenant en haleine en dépit d'un style plutôt décousu, composite: exposé à tiroirs, paragraphes non aérés, bribes de retours et de redites, bouts dialogués, phrases d'une demi-page voire d'une page, etc...  

Mais l'ensemble reste imprégnant, et l'on finit par mordre à l'hameçon.
Merci.
La scène 2 nous fait entrer de plain-pied dans la partie théâtre proprement dite, bien plus vive et concise.
Le même procédé de nappage préalable avec de denses descriptions inénarrables avant la partie théâtre est repris à l'acte Deux, puis à l'acte Trois.

L'idée directrice (pour aller vite) est que Temple Drake, devenue depuis Mrs Stevens, qui fut mise au bordel par Popeye l'impuissant gangster psychopathe de Sanctuaire (enfin, je ne vais pas vous raconter Sanctuaire !) est devenue la haute-bourgeoise comme-il-sied à son mari, Gowan Stevens, lequel est responsable de l'infamie perpétrée sur Temple et donne l'impression de racheter en quelque sorte sa faute en épousant Temple.
Le couple a deux enfants en bas âge.

Le frère de l'homme de main que Popeye choisissait pour honorer Temple à sa place et en sa présence (celui-là est décédé) a retrouvé un paquet de lettres et menace de chantage Temple, notamment en ce qui concerne la paternité de l'aîné du couple, dont le père aurait toutes les chances de ne pas être Gowan.

Temple, de son côté, a recruté en nounou et personnel de maison une jeune noire, Nancy, sortie du bordel et du ruisseau, qui est aussi sa confidente et, quelque part, sa consœur dans la confrérie de l'infamie, des maisons closes et de la fréquentation des truands.

Nancy, alors que Temple est quasi-prête à suivre le maître-chanteur et à tout plaquer, fortune et situation, afin de retourner à une vie marginale, aventureuse, violente, illégale et risquée, assassine l'un des deux enfants du couple, afin de sauver la situation, se sacrifiant du coup.
L'Acte premier scène 2 s'ouvre, justement, sur son jugement au tribunal, elle est défendue (bien sûr !) par Gavin Stevens, oncle de Gowan et protagoniste de Sanctuaire...

Extrait, comprenant une des plus fameuses citations de Faulkner:
The past is never dead. It's not even past.


Stevens

L'immunité est une chose qui n'existe pa.

Gowan

Contre le passé...ma folie...mon alcoolisme. Ma lâcheté, si vous préférez.

Stevens

Le passé n'existe pas non plus.

Gowan

Là encore il y a matière à rire. Mais pas si fort, n'est-ce pas ? Ça pourrait troubler les dames - déranger Miss Drake - Miss Temple Drake - Bien sûr, pourquoi pas la lâcheté ? L'excès d'entraînement plutôt, ça sonne mieux: Gowan Stevens, entraîné à l'Université de Virginie, à boire comme un gentleman, emmène une étudiante d'un petit collège, une jeune fille vierge, peut-être - sait-on jamais ? - en automobile à un match de base-ball dans un autre petit collège à la campagne. Il se saoule comme dix gentlemen, se trompe de route, continue à boire comme quarante gentlemen, fout sa voiture dans le fossé, dépasse à présent les quatre-vingts gentlemen, tombe ivre-mort, et la jeune fille, la jeune fille vierge, est enlevée et emmenée dans un bordel de Memphis...
(il murmure des mots incompréhensibles)
 

Stevens

Quoi ?

Gowan

Mais parfaitement, de la lâcheté. Appelez ça de la lâcheté. Qu'importe l'euphonie entre de vieux époux ?

Stevens

En tous cas, tu ne pourras pas dire ça du mariage qui a suivi. Qu'est-ce que...

Gowan

Mais si. Ce mariage était dans la plus pure des vieilles traditions virginiennes. Les cent soixante gentlemen, sans l'ombre d'un doute.

Stevens

L'intention était pure, et d'après tous les codes. Prisonnière dans un bordel; je n'ai pas très bien entendu...

Gowan (rapidement: en avançant la main)

Où est votre verre ? Jetez-moi cette cochonnerie - ici.

Stevens (son verre à la main)

Celui-ci me suffit. Qu'est-ce que tu as voulu dire quand tu as parlé de prisonnière dans un bordel ?

Gowan (rudement)

Tout simplement cela. Vous avez entendu.

Stevens

Tu as dit: "et y a trouvé le plus grand plaisir" (Ils se dévisagent) C'est donc cela que tu n'as jamais pu lui pardonner ? - non qu'elle ait été l'instrument créateur de ce moment de ta vie que tu ne peux jamais évoquer, ni oublier, ni expliquer, ni condamner, auquel tu ne peux même pas t'empêcher de penser, mais le fait que non seulement elle n'en a pas souffert mais qu'elle y a trouvé du plaisir - ce mois, ces quelques semaines qui rappellent l'épisode du vieux film où la femme blanche est gardée prisonnière dans la caverne du prince arabe - le fait que tuas été contraint de perdre non seulement ton indépendance de célibataire, mais ton amour-propre d'homme attaché à la chasteté de sa femme, et ton enfant par surcroît, comme prix de quelque chose que ta femme n'avait même pas perdu, ne regrettait même pas, dont elle ignorait même l'absence. C'est donc pour cela que cette pauvre négresse perdue, condamnée, folle, doit mourir ?






\Mots-clés : #addiction #conditionfeminine #criminalite #culpabilité #justice #relationdecouple #théâtre #xxesiecle
par Aventin
le 19.05.21 22:05
 
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Chiyo Uno

Ohan

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Le narrateur de ce bref récit, Kanô, vit entretenu par une geisha, Okayo, dans la maison de thé de celle-ci. Il a abandonné pour elle son épouse Ohan il y a sept ans, et il a un fils du même âge, Satoru, qu’il découvre comme il revoit sa femme. Cette dernière et l’enfant souffrent de la situation comme il projette de reformer leur famille, tout en ne parvenant pas à l’annoncer à Okayo.
Kanô, bourrelé de remords quant à sa faiblesse et les souffrances qu’il occasionne, nous parle tel que si nous étions des connaissances du voisinage, jusqu’au drame.
« Ce temps aussi bref que la journée d’un éphémère, ce temps vécu par moi comme dans un rêve, resurgit à présent dans tout son éclat devant mes yeux. »

Cette histoire simple, presque simpliste, m’a pourtant ému. En tout cas une saisissante incarnation de l’irrésolution, de l’irresponsabilité et de leurs conséquences.
L’auteure est louée pour ses personnages de l’autre sexe, mais je me demande si elle ne se projetait pas dans ces figures masculines.

\Mots-clés : #culpabilité #relationdecouple #relationenfantparent
par Tristram
le 09.05.21 22:23
 
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Willy Vlautin

Plein Nord

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Allison et Jimmy, ils sortent ensemble, ils travaillent,  s'aiment, écoute de la musique : Johnny Cash, Hank Williams, Chet Atkins, Faith Hill... Tous deux boivent comme tout le monde,  mais Jimmy prend du « speed » et elle boit encore plus au point de s’évanouir.

« Debout au pied du lit, Jimmy contemplait Allison. Il retourna près de la gazinière, retira la poêle du brûleur, et il la posa sur la table appuyée tout contre le mur. Il marcha jusqu’à l’armoire, en sortit une paire de menottes. Il revint vers elle, empoigna son bras gauche et referma sur le poignet une extrémité des menottes, fixant l’autre à l’armature du lit.
Voilà ce que c’est d’être avec toi. Hier soir, c’était comme être menotté à un putain de pieu. Imagine-toi un peu en train de traverser le Circus Circus, avec les vigiles et tous les clients qui te matent, puis jusqu’à la voiture devant un tas d’autres gens, et pendant tout ce temps-là tu te trimballes ce foutu lit. Être avec toi, ça ressemble à ça.
Sans ajouter un mot, il arracha la couverture. Allongée nue, la jeune femme éclata en sanglots. Jimmy prit une assiette dans le placard, il y versa les œufs et le bacon, mais il n’avait pas faim. Sans avoir touché à son assiette, il se versa une tasse de café, puis sortit. »


Lui, Jimmy fait partie d’une bande de jeunes « suprémacistes  blancs » mais un jour qu’avec Allison ils sont ensemble à une fête de « skinheads » et devant leur comportement il prend conscience que  leur idéal n’est pas le sien, bien qu’il soit raciste.

« Et Hitler, alors ? Je veux dire, combien de personnes il a tuées, des gens de son propre peuple, en déclarant la guerre ? Il aurait dû se contenter de verrouiller l’Allemagne, bien hermétiquement, et de montrer l’exemple. De foutre les Juifs dehors, s’il les détestait tant que ça, mais pas de les tuer. Ça foire toujours quand on fait ça. Les autres finissent toujours par vous tomber dessus. Et puis, si tu écoutes les suprémacistes blancs, ils prétendent que l’Holocauste n’a jamais existé, que c’est rien qu’un mensonge inventé par les Juifs. Ils affirment que c’est impossible, que six millions de personnes n’ont pas pu être tuées. Moi je vois pas comment les Juifs auraient pu convaincre le monde entier qu’il y a eu six millions de victimes, si c’était pas le cas. Je veux dire, ils s’y prendraient comment ? Leur pouvoir n’est pas si énorme, pas vrai ? Quelqu’un finirait forcément par découvrir la vérité, un historien prouverait que les morts n’étaient pas si nombreux. Quelqu’un trouverait, un historien, un journaliste, parce que c’est leur job de découvrir la vérité. Et puis d’ailleurs, pourquoi s’en prendre aux Juifs ? Pourquoi, au juste ? Je pige pas. Ils ne détruisent pas les quartiers, ils ne forment pas des gangs, pas vrai ? Hitler était un taré. Comment peut-on encore le prendre pour modèle ? On sait qu’il a envoyé des gamins à la guerre, qu’il a effectivement mené des expériences sur les prisonniers juifs. Des trucs horribles. Des injections de produits atroces, des opérations abominables. Changement de sexe, amputations, ils leur enlevaient même des organes. Et tout ça sans aucune raison. Rien que pour l’expérience. Ils violaient les femmes avant de les tuer. Je comprends pas comment on peut pardonner le viol. Comment ce type peut-il encore être considéré comme un héros ? Moi je veux pas des Nègres ni des Mexicains parce qu’ils foutent rien, à part tout détruire, mais je dis : foutons-les dehors, ces enculés. Ne vous y prenez pas en cassant la gueule d’un pauvre vieux bouffeur de haricots ou en plantant une croix sur la pelouse d’un Black. Ni en portant des cagoules blanches, bon Dieu. C’est la bande de débiles les plus paresseux que j’ai jamais vus. Et dire que je t’ai fait tatouer une croix gammée dans le dos… Je regrette. Vraiment. Je paierai pour qu’on te l’enlève. Je suis tellement con, des fois. »

Allison, sa mère et sa sœur aiment l’acteur Paul Newman, elle regarde tous ses films, encore et encore. Mais Allison elle l’adore au point qu’elle le « voit », elle discute avec lui de ses soucis de boisson, de ses rapports avec Jimmy qu’elle souhaite quitter, alors même qu’elle est enceinte. Paul Newman, c’est son confesseur, son ami, elle a besoin de lui. Il surgit dès qu’elle a besoin de son aide.

« Même si c’est bien triste à admettre, il est sans doute la meilleure chose qui me soit jamais arrivée.
— Qui, Paul Newman ?
— Dès que j’ai des soucis ou une crise d’angoisse, je pense à lui. Parfois c’est dur de le faire venir, mais la plupart du temps il se pointe. Depuis cet été-là, j’ai toujours fait comme ça »


Jimmy l’emmène à une fête, mais Allison se sauve et revient chez sa mère, elle refuse de le voir, de lui parler. Elle part sans dire où à personne. Elle part pour Reno où les femmes dans son état et qui veulent faire adopter leur enfant sont dirigées par le service d’assistance.

Après l’accouchement et l’adoption Allison reste à Reno, elle pense à son enfant et elle regrettera de plus en plus de l’avoir abandonné, fait des cauchemards. Paul Newman l’écoutera avec attention, il la confortera dans sa décision de ne plus revoir Jimmy.

Elle trouve une place de serveuse dans un bar/restaurant, elle boit encore trop, jusqu’à s’évanouir trois fois de suite dans la même journée.

« Allison parcourut quelques rayons encore, elle posa son panier devant la porte des toilettes. Planquée dans une cabine, elle ouvrit la bouteille et elle but au goulot »

Bien que Jimmy cherche à la retrouver, lui écrit des lettres par l’entremise de sa mère Allison ne cède pas, elle ne veut plus de quelqu’un qui lui en impose. Aussi lorsqu’elle rencontre un habitué du bar où elle travaille, un homme diminué (suite à une grave agression) que les gens effraient, qui s’intéresse à elle, qui ne sera pas un dominant pour elle, elle accepte son amitié ; elle l’apprécie.

« Dan Mahony était incapable de la dominer, pensa Allison, il avait déjà bien du mal à se dominer lui-même. Alors, comme elle marchait, elle se sentit bien avec lui. Leurs mains se frôlaient, elle prit celle de Dan dans la sienne et la serra fort. »

« Allison se tourna vers les gens, et alors, l’espace d’un instant, elle aperçut un homme qui, de dos, ressemblait à Jimmy Bodie. […] Elle fut prise de panique et elle resta figée, incapable du moindre geste. Puis l’homme fit volte-face, elle vit que ce n’était pas lui.
Elle ferma les yeux et se dit à elle-même : « je t’en prie, ne le laisse pas me retrouver. Je t’en prie, je t’en prie, t’en prie, t’en prie… » Elle le répéta encore et encore, jusqu’à ce que Dan lui parle, et alors elle ouvrit les yeux. Elle le prit par la main, lui donna un baiser. Un baiser désespéré. Un baiser rempli de peur, d’espoir et d’incertitude. Et, par faiblesse, elle s’en remit totalement à lui, en cet instant, à cet endroit, parmi les gens et les vieux immeubles effondrés. »


Peut-être une chance de s’en sortir ?



J’ai apprécié cette lecture.

L’auteur a bien démontré avec ce jeune couple, puis en suivant Allison l’instabilité à vivre pour la jeunesse, à trouver sa place, dans la société comme en couple ;  mais c’est je pense toujours ainsi. Jimmy et Allison sont tous deux cabossés par la vie mais Alison a le courage malgré ses crises de panique de vouloir s'en sortir.
Avoir intégré les "visions" de Paul Newman dans l'esprit d'Allison renforce le sentiment de l'aide dont la jeune fille a besoin.

La cohabitation difficile avec les Mexicains qui se sont implantés dans la ville de Las Vegas et la nombreuse présence des Noirs, le racisme,  sont bien visibles dans ce livre.

Le fait aussi que les gens boivent trop, que c’était une période (dans les années 80) où s’imposaient parmi la jeunesse, les suprémacistes blancs, que le speed circulait facilement.

Une écriture maîtrisée qui m’a beaucoup plus


Mots-clés : #addiction #amitié #amour #culpabilité #social
par Bédoulène
le 24.02.21 10:44
 
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Joseph Conrad

Sous les yeux de l'Occident

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Roman, titre original: Under Western Eyes, paru en langue originale en 1911, 350 pages environ

Spoiler:


Un roman de Conrad de plus composé avec une gestation et un accouchement dans la douleur - deux ans et demi de labeur avec des périodes de plusieurs semaines sans parvenir à aligner deux mots, puis un manuscrit-fleuve de 1350 pages à peu près, retaillé façon bonzaï, puis ré-écrit, calibré pour une parution en feuilleton, et, au bout, Conrad tombe malade et sans le sou, ce qui obéra les dernières révisions et corrections, puis le roman fait un bide à la parution...

[Encore un] grand Conrad, pourtant.
Pessimiste dans sa vision de l'humanité (comme d'habitude), et enfourchant un dada déjà rencontré chez lui (le thème du devoir et de la faute, est-ce assez Lord Jim ?). "Sous les yeux de l'occident" certes, mais Conrad n'a pas la dent moins dure envers la Suisse démocratique qu'envers la Russie tsariste, ni non plus envers l'empire britannique, lequel apparaît sous les traits du narrateur (NB: le "je" d'écriture n'est pas Conrad).  

Saint Pétersbourg, début XXème.
L'autocratie des Romanov, la police politique, le fait de se surveiller en permanence, de prendre toutes les précautions oratoires et comportementales.
Un jeune étudiant, Kirylo Sidorovitch Razumov pioche et bachotte afin de réussir ses études, qui promettent d'être brillantes. Il est orphelin, se soupçonne (c'est une quasi-certitude) bâtard d'un grand de la Cour qui se serait mésallié.
Solitaire, peu bavard, vie sobre.
Un soir, en rentrant chez lui, il y trouve Harlin, un étudiant qu'il connaît vaguement, qui lui déclare avoir commis un attentat terroriste, et le somme de faire pour lui une commission, ce qui bien évidemment compromet notre brillant étudiant, qui risque le pire s'il obtempère.
Que faire ?

Le roman se déroule ensuite en Suisse avant de faire un bref retour en Russie à la fin. Razumov, toujours solitaire mais à présent auréolé de prestige, est en exil dans le quartier russe de Genève, où ses fréquentations révolutionnaires ont pour lui un immense respect. Mais il rencontre la sœur et la mère de Harlin...



Après "tu ne connaîtras jamais les Mayas" d'Apollinaire, "tu ne connaîtras jamais les Russes" de Conrad ?

Roman brillant, dense, sur faux-rythme souvent, faisant passer le chaud et le froid. Les personnages sont campés fortement - et non juste crayonnés pro commoditate au service de l'histoire - et, roulement de caisse claire et coup de cymbales, Conrad -je le note !- nous gratifie (enfin) de quelques caractères féminins [réussis] - au moins quatre, mazette !

Conrad module à merveille l'intensité, joue à saute-chronologie, amène joliment les temps forts du roman, je ne vais pas trop en dire afin de ne pas déflorer l'histoire.
C'est un livre qui m'a laissé méditatif, qui "fait réfléchir" comme on dit bêtement communément.

Troisième partie, chapitre 2 a écrit: Il s'assit. Vus de près, les pommettes fardées, les rides, les petits sillons de chaque côté des lèvres trop rouges le stupéfièrent. Il fut accueilli gracieusement, par un sourire de tête de mort grimaçante:
- Il y a quelque temps que nous entendons parler de vous.

Il ne sut que dire et murmura des syllabes incohérentes. L'effet tête de mort disparut.
- Et savez-vous que tout le monde se plaint de votre réserve excessive ?

Razumov garda un instant le silence, réfléchissant à ce qu'il allait répondre.
- Je ne suis pas un homme d'action, voyez-vous, dit-il d'un air ténébreux, le regard levé vers le plafond.

 Piotr Ivanovitch attendait dans un silence menaçant, à côté de son fauteuil. Razumov se sentit légèrement nauséeux. Quels pouvaient être les liens qui unissaient ces deux êtres ?  Elle, semblable à un cadavre galvanisé issu des Contes d'Hoffman; lui, le prédicateur de l'évangile féministe dans le monde entier, et de plus un ultra-révolutionnaire ! Cette vieille momie peinte aux yeux insondables, et cet homme massif, déférent, au cou de taureau ? ... Qu'est-ce que c'était ? De la sorcellerie, de la fascination ? ..."C'est pour son argent, pensa-t-il. Elle possède des millions !"

les murs et le sol du salon étaient nus comme ceux d'une grange. Les quelques meubles qu'il contenait avaient été dénichés sous les combles et descendus sans même avoir été bien dépoussiérés. C'était le rebut laissé par la veuve du banquier. Les fenêtres, sans rideaux, avaient un aspect indigent, générateur d'insomnies. Deux d'entre elles étaient aveuglées par des stores fripés, d'un blanc jaunâtre. Tout ceci suggérait non la pauvreté mais une avarice sordide.




Mots-clés : #culpabilité #espionnage #exil #politique #regimeautoritaire #terrorisme #trahison #violence #xxesiecle
par Aventin
le 15.02.21 19:48
 
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Sujet: Joseph Conrad
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Gunnar Gunnarsson

Oiseaux noirs
(NB: se trouve parfois au singulier selon les éditions et traductions, L'oiseau noir).

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Titre original: Svartfugl. Écrit en Danois, parution en 1929. Sera traduit en Islandais en 1938 seulement.

Roman noir, donc.
Que de morts, et j'ajoute: que d'innocents morts de mort violente, enfants compris !
Je refuse à tenir le compte exact des cadavres qu'empile Gunnarsson. Et pourtant nous ne sommes pas dans la surenchère de violence et d'hémoglobine, telle qu'elle envahit nos écrans pour la plus grande délectation des populations contemporaines.
Tout, ici, est plus sourd.

Au niveau du genre, je souscris à peine à policier, même s'il y a beaucoup de thrill, et pas mal de suspense, une enquête, un jugement. Plutôt une mise en évidence de la condition humaine, beyond evil and good, au-delà du mal et du bien. Avec de belles pistes de réflexions sur la justice divine mise en vis-à-vis de la justice humaine.
Et, toujours, par petites touches, ces somptueuses descriptions de paysages islandais, de la vie rurale, et cet extraordinaire talent de portraitiste, où l'on retrouve le Gunnarsson de "Vaisseaux" et des "Brins", dans une entreprise romanesque complètement d'un autre ordre, d'un autre genre...

Pour un policier -si tant est que ce soit un polar- Gunnarsson n'use pas de développements digressifs, destinés, par exemple, à amener le lecteur à considérer certaines pistes comme possible. Même ce qui nous paraît éloigné du sujet finit par se retrouver, porteur de sens, de signification, à un moment donné de l'histoire.

Ainsi, le roman s'ouvre sur un chapelain, futur Pasteur, fraîchement nommé, le héros principal (Eyjolfur), du moins celui par (ou plutôt pour) qui l'histoire est écrite au "je" (voir post de Marko plus haut dans le fil).
Le prêche que vous lisez partiellement dans le post de Marko se rapporte à la mort (péri noyé en mer) du fils d'Amor Jonsson, Hilarius. Le héros épousera sa nièce, l"achètera" selon les termes utilisés par lui-même. Alors qu'elle préférait le propre frère du chapelain, Pall, avec qui elle flirtait, qui vit avec ledit chapelain et est, ni plus ni moins, son employé, son fermier:
Eyjolfur est là par une histoire d'héritage combinée à sa réussite scolaire. Mais sa vocation est sincère:
Chapitre I a écrit:Lorsque, après de longues études, je devins pasteur, ce ne fut pas seulement parce que j'avais émis le vœu de me consacrer à ce vieux sanctuaire qu'un vague parent m'avait laissé en héritage. J'ai voulu servir cette maison de prières, aussi bien par mes paroles que par mes actes.



Ainsi, on trouve le bloc mort-amour-argent-communauté de destinée-spiritualité déjà en cours d'échafaudage.


Au chapitre II entre Bjarni, peut-être le vrai héros, le personnage principal de cette histoire. Et quelle entrée, voyez plutôt:
Chapitre II a écrit:- Quel étrange cercueil ! criai-je brusquement, comme le ferait un gamin et non une soutane.
Le paysan me regarda attentivement et demanda:
- C'est vous, notre nouveau chapelain ? Quel est votre nom ?
Je fis semblant de ne pas avoir entendu.
- Qu'avez-vous dans ce cercueil ? dis-je d'un ton solennel. Peut-être était-ce la dépouille d'un homme voûté par l'âge et la misère, peut-être était-ce une de mes ouailles dont il n'avait pu étendre décemment le cadavre dans le cercueil, peut-être était-ce un malheureux estropié, un pauvre homme sans jambes. Mais aucune de ces suppositions n'expliquent pourquoi ce grand et solide paysan se montrait d'une telle avarice pour choisir ce cercueil.
Le g'ant à la barbe dorée hésita un moment.
- Je m'appelle Bjarni Bjarnason, fermier de Sjöundaà, de votre paroisse, dit-il avec grandiloquence.
Il avait déposé le cercueil sur le gazon d'une tombe toute proche.
- Dans ce cercueil se trouvent mes petits paysans...Oui je les appelais ainsi, Bjarni et Egill - ils avaient sept et huit ans. Ils ont commencé à tousser...comme ma femme a toujours toussé depuis que nous sommes mariés, il y a douze ans. Mais ces petits m'ont quitté brutalement. Des enfants, comprenez-vous...Ils n'ont pas pu résister au mal. Ne croyez surtout pas que c'est par avarice que je les ai mis dans le même cercueil...Est-ce qu'il y a du mal à ça ?
- Pas du tout, dis-je, honteux.


Sur le lieu, à présent, la toute petite paroisse de Raudasandur. La description est prestement menée et est somptueuse, vraiment la plume de Gunnarsson est exceptionnelle de puissance évocatrice concise:

Chapitre IV a écrit:De ma vie, je n'oublierai ce dimanche. Un soleil fatigué disparaissait derrière le fjord et la grève, jetant une lueur rougeâtre sur la blanche écume des vagues. Nous étions assis non loin du pré où je l'avais suivi, tandis que sa monture broutait l'herbe à nos pieds.
- Pourquoi t'évertuer à persuader les gens de Rausandur qu'une maison ne peut se construire sur le sable, me dit Amor Jonsson en riant. Nous avons douze fermes ici, et il y en a onze, y compris la tienne - avec l'église et son cimetière - qui sont bâties sur le sable rocailleux que le Bredefjord a jeté au rivage: c'est ainsi que cette terre s'est formée. Bjarni de Sjöundaà est le seul paysan de cette paroisse dont la maison fut bâtie sur la roche. Une maison qui se cache, solitaire, derrière le versant de Skor. Oui, cachée et solitaire. Et Dieu est seul à savoir si cette ferme est plus solide que les autres.
Sa voix le parut sombre et hallucinée, comme un feu couvant sous la cendre. Et je me souvins tout à coup qu'Amor Jonsson regardait souvent Bjarni mais ne parlait jamais avec lui. Oui, il le regardait d'un air attentif, presque curieux mais sans hostilité. Et lorsque je rapprochai cette attitude de ce qu'il m'avait dit à propos de la situation solitaire de la ferme, je frissonnai.
- Ce sont les loups marins qui, en mâchant, ont jeté, grain à grain, la base de Raudasandur, continua Amor Jonsson. Et si j'étais le pasteur, le prêche serait pour moi une excellente occasion de bénir leur éternel appétit. Regarde-les. Ils forment d'interminables files, ces loups qui mâchent leurs algues en regardant la terre. Leurs gueules mâchonnantes ressemblent à des lettres noires et prophétiques écrites sur l'abîme..gueules sombres, changeantes.
Il y eut un silence.
- Mais souviens-toi, mon fils, que sans les dents des loups, sans la rocaille des moules et leur éternel appétit, on ne parlerait point de Raudasandur. Et, se levant: dois-je emporter tes compliments vers Keflavik ?
Il parla ainsi, sans me regarder, et il n'attendit pas ma réponse. Les sabots résonnèrent sur le sol dur des champs, puis leur bruit s'adoucit et mourut dans l'ombre de la nuit.
Je regagnai la maison, mais je sentais mon âme rongée par des vers dont j'ignorais la provenance: sombres pressentiments, désirs assoupis, peur incertaine, haine mais surtout un amour jeune et sans limites.


La clef du titre nous est offerte dans le chapitre VIII (on vient d'enterrer Gudrun, l'épouse de Bjarni).
Chapitre VIII a écrit:Nous étions seuls, Bjarni et moi, car, lorsque Pall avait vu l'emplacement de la nouvelle tombe, ses yeux s'étaient troublés et il nous avait quittés brusquement.
- Deux ans ont déjà passés, Bjarni...
- Oui...deux années bien longues, murmura t-il sans me regarder. Puis il y eut un silence.
Après quelque temps, il s'épongea le front, se redressa et me regarda de ses yeux bleus et clairs.
- Tu te souviens de l'été passé, dans la "falaise des oiseaux" ? me dit-il en souriant. Tu te rappelles qu'un morceau de la roche s'est détaché et qu'il ne me restait plus qu'une main pour se cramponner à la paroi ? J'ai bien cru, alors, que s'en était fait de moi, et que ce serait mon cadavre qu'on ensevelirait ici, à côté de mes petits paysans.
Bjarni reprit son travail et dégagea de grandes mottes dures du sol gelé.
- Mais ce n'était pas mon destin...
Je me rappelais parfaitement la journée dont parlait Bjarni. La haute paroi de la montagne surplombant les vagues clapotantes. D'en bas, on eût dit que cette paroi se perdait dans le ciel. Et cette masse bruyante d'oiseaux, cette mosaïque mobile et étincelante d'oiseaux noirs nichant dans les falaises, papillonnant, voletant vers les roches pour aller s'évanouir dans la brume des hauteurs.
J'étais encore un gosse quand j'admirai ce spectacle pour la première fois. J'étais persuadé, alors, que de sombres esprits marins lançaient ces oiseaux contre la montagne. L'année précédente, j'avais de nouveau frissonné en revoyant ces falaises grouiller d'une vie impitoyable, cette mêlée ardente où la vie triomphait dans le vacarme et la puanteur, une vie jeune, fraîche et impétueuse à l'assaut d'une triste falaise.
Non, je n'avais pas oublié cette journée, et je me souvenais très bien de Bjarni et des autres chasseurs, groupe de petits insectes que je voyais ramper le long des rochers. Je me souvenais de la chute vertigineuse du grand bloc qui s'était détaché du rocher. Et de Bjarni, agrippé d'une seule main à la paroi, qui se balançait dans le vide...
Il avait donc songé à ses petits paysans à ce moment terrible ! Evidemment, il ne pouvait songer qu'à eux.
- T'a-t-on déjà parlé de l'oiseau noir, l'oiseau porte-malheur qu'on a vu au-dessus du village ? lui demandai-je.

Ne pas lire si vous comptez vous plonger dans ce roman:


Il y a quelque chose de l'univers Shakespearien dans ce roman. Je le ressens sans être capable de le qualifier. Il faudra que j'y repense.
Surtout je ne voudrais pas avoir suggéré un roman "no-futuriste", d'une noirceur extrême, macabre, morbide et même morbide aggravé d'un "s": sordide, donc.
Ni un roman traitant d'un monde médiéval ou quasi, et révolu.
Parce que c'est bien au-delà de ces considérations-là.
Et les problématiques, questions, pistes etc...soulevées sont contemporaines, puiqu'elles sont intemporelles.

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Décongelé et lié de deux messages sur Parfum des 9 et 11 juin 2013.



Mots-clés : #culpabilité #insularite #mort #ruralité #social #violence
par Aventin
le 14.12.20 18:19
 
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Sujet: Gunnar Gunnarsson
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Yukio Mishima

Neige de printemps

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Roman, 1969, 360 pages environ, titre original 春の雪.



Difficile de passer après le magnifique commentaire d'Églantine !
Et combien mes craintes étaient similaires aux siennes, on tique à l'idée de lire une traduction depuis...la traduction anglaise (tout de même, pour un auteur de la portée de Mishima...), au final ça passe bien, et comme nous ne sommes pas armés pour évaluer la déperdition (Gnocchi, si tu passes par là ?), on s'en contentera !

Mais, passons.

Ce premier volume de la tétralogie La mer de la fertilité est, de bout en bout, une splendeur.
Beaucoup de souplesse stylistique et de raffinements, de légèreté sans vacuité, de justesse descriptive sans pesanteurs.

Une prosodie chatoyante transparaît de ces pages, quant à l'histoire, nous sommes embarqués dans un Japon du début des années 1910, époque antérieure à la naissance de l'auteur et de peu postérieure à la guerre russo-japonaise en Mandchourie, sans doute la première guerre "moderne" par les moyens employés, et "terrible" par le nombre des victimes, d'entre les conflits militaires du XXème siècle. C'est aussi l'extrême fin de l'Ère Meiji, à laquelle il est souvent fait allusion dans le roman, ainsi qu'en filigrane l'Ère Edo (voir par ex. le second extrait), l'histoire devant s'achever aux alentours des années 1920.

Un Japon que Mishima campe entre modernité et traditions, s'européanisant, pour une mise en scène des hautes classes nobles et riches, en orchestrant son roman autour de deux beaux jeunes gens, Satoko Ayakura et Kiyoaki Matsugae.  
Histoire d'amour, non seulement sentimentale mais passionnelle, non seulement forte mais dramatique.  

Fait remarquable, dans ce roman, que d'aucuns estimeront épais ou long (ou bien les deux), mais que je ressens surtout comme dense, les descriptions d'apparence externe ou de l'ordre du détail (nature, temple, jardins, animaux, portrait peint, photographie, mer, considérations d'ordre météorologique, incidents, intérieurs, etc.), de même que les personnages secondaires (particulièrement remarquables, ceux-ci) lorsque la narration s'attarde font toujours sens, tout un jeu de correspondances est mis en place, avec raffinement, doigté, et, je n'en doute pas une seconde, immense talent d'écrivain, ceci étant composé avec grâce, légèreté, d'une plume alerte.  

Chapitre 12 a écrit:Kiyoaki tournait et retournait ces pensées, assis dans le demi jour de l'étroit carré bringuebalant du pousse-pousse. Ne voulant pas regarder Satoko, il n'y avait rien d'autre à faire que de contempler la neige dont la clarté jaillissait par la minuscule fenêtre de celluloïd jauni. Pourtant, à la fin, il passa la main sous la couverture où celle de Satoko attendait, à l'étroit dans  la tiédeur du seul refuge disponilbe.
  Un flocon, en entrant, vint se loger dans un sourcil de Kiyoaki. Cela fit s'écrier Satoko et, sans y penser, Kiyoaki se tourna vers elle en sentant les gouttes froides sur sa paupière. Elle ferma les yeux brusquement. Kiyoaki considérait son visage aux paupières closes; on ne voyait luire dans la pénombre que ses lèvres légèrement empourprées, et à cause du balancement du pousse-pousse, ses traits se brouillaient un peu, telle une fleur qu'on tient entre des doigts qui tremblent.
  Le cœur de Kiyoaki battait sourdement. Il se sentait comme étouffé par le col haut et serré de sa tunique d'uniforme. Jamais il n'avait été en présence de rien d'aussi impénétrable que le visage blanc de Satoko, ses yeux clos, dans l'attente. Sous la couverture, il sentit que l'attirait une force douce mais irrésistible. Il pressa sur ses lèvres un baiser.
   L'instant d'après, une secousse du véhicule allait séparer leurs lèvres, mais Kiyoaki, d'instinct, résista au mouvement, si bien que tout son corps parut en équilibre sur ce baiser, et il eut la sensation qu'un vaste éventail invisble et parfumé se dépliait autour de leurs lèvres unies.
  En cet instant, si absorbé qu'il fût,  il n'en avait pas moins conscience d'être un très beau garçon. La beauté de Satoko et la sienne: il vit que c'était précisément leur étroite correspondance qui dissipait toute contrainte, les laissant s'écouler de concert et se confondre aussi aisément que mesures vif-argent. Tout ferment de désunion, tout désenchantement naissaient de choses étrangères à la beauté. Kiyoaki comprenait maintenant que vouloir à toute force rester complètement indépendant était maladie, non de la chair, mais de l'esprit.



Chapitre 39 a écrit:"Faire un enfant à la fiancée d'un prince impérial ! Voilà ce que j'appelle un exploit ! Combien de ces minets, à notre époque, se montreraient capables de rien de pareil ? Il n'y a pas de doute, Kiyoaki est bien le petit-fils de mon mari. Tu n'en auras nul regret, même si on te met en prison. En tous cas, il n'y a pas de danger qu'on t'exécute", dit-elle, prenant un plaisir visible. Les rides austères de sa bouche avaient disparu et une vive satisfaction semblait l'enflammer, comme si elle avait banni des décennies d'ombre étouffantes, dispersant d'un coup les vapeurs anémiantes qui enveloppaient la maison depuis que le présent marquis en était devenu le maître. D'ailleurs, elle ne rejetait pas le blâme sur son seul fils. À cette heure, elle parlait aussi en représailles contre tous ceux qui l'entouraient dans sa vieillesse et dont elle sentait la puissance perfide se refermer sur elle pour la broyer. Sa voix portait l'écho joyeux d'une autre ère, une ère de bouleversements, ère de violence que cette génération-ci avait oubliée, où la crainte de la prison et de la mort n'arrêtait personne, où cette double menace constituait la trame de la vie quotidienne. Elle appartenait à une génération de femmes qui tenaient pour rien de laver leurs assiettes dans un fleuve que l'on voyait charrier des cadavres. Ça, c'était vivre ! Et aujourd'hui, chose remarquable, voilà que ce petit-fils, à première vue tellement fin de race, ressuscitait sous ses yeux l'esprit d'un autre âge.
  Le regard de la vieille dame se perdit, quelque chose comme une ivresse se répandant sur ses traits. Le marquis et la marquise considéraient en silence, scandalisés, ce visage de vieille femme trop austère, trop pleine de rude beauté paysanne pour qu'on pût la présenter en public comme la maîtresse douairière de la maison du marquis.    





Mots-clés : #amitié #amour #culpabilité #education #traditions #xxesiecle
par Aventin
le 13.12.20 7:39
 
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