Des Choses à lire
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Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Dim 26 Mar - 10:58

191 résultats trouvés pour initiatique

William H. Gass

Le Musée de l'inhumanité

Tag initiatique sur Des Choses à lire Le_mus10

Les Skizzen, famille autrichienne de Graz apparemment de culture juive, fuient la montée du nazisme pour l’Angleterre, où ils subissent le Blitz. Le mari, Rudi, devient Yankel Fixel, puis Raymond Scofield, tandis que son épouse Nita est renommée Miriam, sa fille Dvorah, Deborah, et le jeune Yussel, né à Londres, Joseph.
« Être autrichien aujourd’hui est une calamité, et deviendra une malédiction. »

Le père disparaît, apparemment parti pour l’Amérique du Nord ; sa famille part s’installer à New York, puis Woodbine, Ohio. Joseph, parfois appelé Joey, joue du piano, improvisant beaucoup sous la direction de son professeur, le vieux Hirk. Il deviendra lui-même professeur de musique, avec son « musée de l’inhumanité » où il collectionne les atrocités et les crimes d’écocide découpés dans les journaux – où il module des variations sur une phrase (en caractères gras) qui évoque le passage de la crainte de ce que l’humanité ne pas perdure pas à celle qu’elle puisse survivre. État final :
« Skizzen s’attendait à voir l’humanité périr, mais finit par redouter qu’elle survive. »

« Avec un stylo et de l’encre, avant d’écrire, on pense, parce qu’on ne supporte pas la vue des corrections. Avec l’ordinateur, on écrit d’abord et on pense après, les corrections sont si faciles à apporter. Ce que je préfère, c’est la touche EFFACER ; elle a belle allure, dit Skizzen, en tapant furieusement. "Nous avons mangé notre portée et cru que c’était là une façon splendidement saine, voire succulente, de dîner." Joseph décida de laisser quelque chose derrière comme le ferait un animal pour signaler sa présence, aussi tapa-t-il : "Nous avons attendu avec impatience notre propre massacre, comme si nous recevions une récompense." »

Alternativement est évoquée la période où il travailla dans une boutique de disques, se spécialisant dans la musique classique, puis sa scolarité à Augsburg Community College, où il est organiste et lit, notamment Thomas Hardy, s’efforçant d’être « monsieur Passe-Partout », et se sentant toujours illégitime, « frauduleux », coupable – un « Im-pos-teur ».
« Bref, tout ce qui concernait Skizzen était schizo. »

« Augsburg, décida Joey, était soit une école bohème très progressive, soit un pénitencier éclairé.
Aussi n’avait-il jamais d’argent et menait-il, par conséquent, une bonne vie luthérienne. Sa naïveté l’empêchait de remarquer que c’étaient les élèves les plus pauvres qui gonflaient (eux seuls disaient « augsburgeaient ») leurs revenus en rendant des services aux mieux lotis, une autre façon qu’avait Augsburg de préparer ses étudiants au monde. »

Puis il devint bibliothécaire à Urichstown, chez miss Marjorie Bruss, dite « le Major » (encline aux hurlements), et miss Moss, qui répare les livres. Il y a aussi Portho le clodo qui se réfugie dans la bibliothèque, et miss Hérisson, Hazel Hawkins, « la Sorcière », contralto dans le gospel. Lui lit des biographies de musiciens.
« Les criminels sont trop intelligents pour vivre à Urichstown. On les y élève, mais ils ne restent pas. »

Joseph vit avec sa mère, qu’il a converti au jardinage des fleurs grâce à quelques graines subtilisées.
« Joseph Skizzen voyait la vie de sa mère s’épanouir à la semblance de ses plantes, tandis que la sienne – qui avait tracé si longtemps un trait lui aussi ascendant – s’enroulait autour de sa phrase obsessionnelle tel un lierre prédateur – les deux quêtes étant si évidemment reliées –, ajoutant quotidiennement à sa collection d’inhumanités. Mais son traitement des exactions n’engendrait rien d’admirable : s’il avait écrit à l’encre, il aurait fait un pâté ; s’il avait modelé de l’argile, cela aurait ressemblé à un étron ; s’il avait joué des notes, on aurait entendu une cacophonie ; s’il avait utilisé des ficelles, il aurait fait un nœud. Seule au sein de sa satanée collection, sa fierté finissait par sortir tel un rot. »

Autodidacte devenu professeur de musique moderne, il est confronté chez ses étudiants à la même atonie que la sienne à leur place.
« Joseph comprit que la religion s’attaquait à l’éducation libérale comme un assassin à la jugulaire. »

« Les rockers voudraient naturellement savoir ce qui se passait dans leur monde, mais ni leurs esprits ni leur monde n’étaient musicaux, un fait qu’ils ne comprenaient pas, et qui les agaçait. »

« Il boudait les exposés postulant que l’art neuf et le son nouveau étaient nés spontanément et ne savaient ni n’avaient besoin de désigner leurs parents. »

« Dans l’esprit de Joseph, la musique, à l’instar d’Orphée, se retournait, puis se retournait encore, de même que tous les compositeurs composaient avec d’antiques harmonies en tête [… »

À propos de la musique atonale (je n’ai pas été capable de suivre tous les développements musicaux) :
« C’est une musique qui doit passer par l’esprit avant de parvenir à l’oreille. Mais vous ne pouvez pas être un Américain pur jus et priser autant l’esprit. Les Américains n’ont pas de traditions dans lesquelles infuser comme le thé. Ils sont nés dans le Los Angeles de la Californie du Sud, ou à Cody dans le Wyoming, pas à Berlin ou à Vienne. Ils apprennent le piano avec de vieux décatis qui composent des chants pour oiseaux. Les Américains adorent la grosse caisse. La caisse est un instrument intentionnellement stupide. Les Américains jouent de tout de façon percussive sur des instruments intentionnellement stupides et jouent de la guitare comme s’ils tiraient avec un flingue. Mais je me suis laissé emporter par ma digression. Les digressions sont aussi agréables que les vacances, mais gare aux coups de soleil. »

« Seule sa folie progressait, ainsi que le musée qui était sa manifestation la plus convaincante. C’était un progrès qui naissait de l’accumulation, pas de la sélection, de la répétition et non de l’interconnexion ni – il le craignait – d’une plus profonde compréhension. »

Long et intéressant développement du thème du jardinage, catalogues compris.
« La musique, surtout, était ce qui attirait Joseph Skizzen dans le jardin, en particulier à cette époque de l’année, aussi croquante qu’un radis, quand les oiseaux établissaient leurs territoires. L’air semblait pressentir les graines et les graines pousser vers les chants des oiseaux. Joseph croyait connaître les plantes qui débusquaient les gazouilleurs, et celles qui se relevaient pour le roitelet, ou la fougère qui se tournait, non vers le soleil, mais vers le jacassement de la mésange, si vifs étaient les pétales de son chant, si nets si abondants si clairs, si ostentatoires dans leur symétrie, si soudains dans l’ombre. »

« Le professeur Skizzen détestait le mystère encore plus que Joey, surtout les mystères dont l’éclaircissement ne pouvait être agréable, comme des nuages se dissipant pour révéler la pluie. »

Myriam, outre le jardinage, cultive une cuisine nostalgique de l’Autriche.
« On ne peut pas avoir de courants d’air dans la cuisine quand on prépare les Krapfen. Ou des ustensiles froids – tu sais –, les bols doivent être aussi chauds que tes mains, des mains que tu as brûlées rapidement, et le plan de pâtisserie devrait être dans le même état, et non gris de la poussière des vieilles miches. Tu auras besoin de phalanges pour pétrir et aplatir ces plis d’air sournois, et tu devras donner à la pâte quelques gifles avec tes mains frottées. Chlac ! Comme tu giflerais un pinceur de fesses. La peau de la pâte se contractera. Et avoir du lard bien pâle à portée pour frire ton beignet, comme un saint – j’oublie – il exigeait – tu sais – il choisit l’huile qui fera de lui un martyr. »

La vieille voiture achetée à miss Hérisson, « la Balourde », occasionne un développement sur « le rêve américain – l’automobile ».
« Joey n’osait pas expliquer au président de la fac ou à ses collègues ou au doyen qu’il avait un but dans la vie qu’ils ne pouvaient sans doute pas comprendre mais que leurs soupçons ruinaient : c’était de traverser la vie en étant le moins complice possible des affaires humaines, des affaires où prédominent toujours… l’envie, la méchanceté, le meurtre, la jalousie, l’avidité, la trahison, la misère, l’égoïsme, la vengeance, la cruauté, la stupidité, et en général la gratuité. Mon père a fui les nazis avant qu’ils soient des nazis, parce qu’il connaissait notre nature. Il a essayé de se retirer du reproche, de la complicité. S’il ne l’avait pas fait, n’aurait-il pas été, à sa modeste façon, responsable de l’attitude de l’État autrichien, et accueilli leur petit et piètre Führer à son arrivée ? Je n’appartiens pas non plus à l’Amérique. Je suis sans nombre. Mon argent, le peu que j’en ai, ne peut être dépensé vilement. Je n’ai pas contribué aux entourloupes de la haute finance. Je vis simplement, à l’écart de l’ambition ou de la conspiration. Et donc, le professeur Skizzen, ce n’est pas moi. Je lui ai demandé de me représenter, pourrait-on dire, et d’être celui qui doit pactiser avec le diable. »

« Les croyances sont agitées par d’âpres exigences, mais les croyances, bien que stupides, absurdes ou bizarres, n’ont pas plus de corps matériel que Dieu lui-même. Elles ne peuvent être aisément détruites, et survivent toujours à leurs portefaix, ne serait-ce que dans les ouvrages désuets et les vieux volumes. Elles y végètent jusqu’à ce qu’un nigaud les ranime. »

C’est excellemment écrit, avec une vaste gamme de tons et un léger humour, même si le ton grince souvent. Dans ce portrait d'un homme qui veut s'effacer devant l'Histoire terrible, j'ai notamment pensé à l’Ulysse de Joyce.

\Mots-clés : #culpabilité #deuxiemeguerre #identite #initiatique #musique #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 23 Mar - 12:12
 
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Sujet: William H. Gass
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Vues: 38

Romain Gary

Le Grand Vestiaire

Tag initiatique sur Des Choses à lire Le_gra12

Le narrateur, Luc Martin, quatorze ans au sortir de la Deuxième Guerre et à la mort de son père, devient pupille de la nation. Mais très vite il est recueilli par le vieux Vanderputte, un des nombreux escrocs dans le chaos de la Libération, et volontiers métaphysicien...
« Il rejeta sa casquette en arrière, remua rapidement sa moustache, et braqua sur moi son ongle sale, tout en regardant soigneusement de côté.
– Apprenez cela, jeune homme, dès aujourd'hui : dans la vie, il s'agit de ne pas être là au bon moment, voilà tout. Il faut se faufiler adroitement entre les années, le ventre rentré et sans faire de silhouette, pour ne pas se faire pincer. Voilà ce que c'est, la vie. Pour cela, naturellement, il faut être seul. Ab-so-lu-ment ! La vie, c'est comme l'assassinat, il ne faut pas avoir de complice. Ne jamais se laisser surprendre en flagrant délit de vie. Vous ne le croirez peut-être pas, jeune homme, mais il y a des millions de gens qui y arrivent. Ils passent inaperçus, mais à un point... ini-ma-gi-nable ! C'est simple : à eux, la destinée ne s'applique pas. Ils passent au travers. La condition humaine – vous connaissez cette expression ? – eh bien, elle coule sur eux, comme une eau un peu tiède. Elle ne les mouille même pas. Ils meurent de vieillesse, de décrépitude générale, dans leur sommeil, triomphalement. Ils ont roulé tout le monde. Ils ne se sont pas fait repérer. Pro-di-gieux ! C'est du grand art. Ne pas se faire repérer, jeune homme, apprenez cela dès ce soir. Rentrer la tête dans les épaules, écouter s'il pleut, avant de mettre le nez dehors. Se retourner trois fois, écouter si l'on ne marche pas derrière vous, se faire petit, petit, mais petit ! Être, dans le plein sens du terme, homme et poussière. Jeune homme, je suis persuadé qu'en faisant vraiment très attention, la mort elle-même ne vous remarque pas. Elle passe à côté. Elle vous loupe. C'est dur à repérer, un homme, lorsque ça se planque bien. On peut vivre très vieux et jouir de tout, naturellement, en cachette. La vie, jeune homme, apprenez-le dès maintenant, c'est uniquement une question de camouflage. Réalisez bien ceci et tous les espoirs vous sont permis. Pour commencer, tenez, un beau vieillard, c'est toujours quelqu'un qui a su éviter la jeunesse. C'est très dangereux ça, la jeunesse. Horriblement dangereux. Il est très difficile de l'éviter, mais on y arrive. Moi, par exemple, tel que vous me voyez, j'y suis arrivé. Avez-vous jamais réfléchi, jeune homme, au trésor de prudence et de circonspection qu'il faut dépenser pour durer, mettons, cinquante ans ? Moi, j'en ai soixante... Co-los-sal ! »

Venu du maquis du Véziers à Paris avec Roxane la chienne de son père instituteur tué dans la Résistance (et son « petit volume relié des Pensées de Pascal » qui lui reste hermétique), Luc le rat des champs se sent perdu parmi les rats des villes.
« Mon père aimait à me plonger ainsi dans une atmosphère de mystère et de conte de fées ; je me demande, aujourd'hui, si ce n'était pas pour brouiller les pistes, pour atténuer les contours des choses et adoucir les lumières trop crues, m'habituant ainsi à ne pas m'arrêter à la réalité et à chercher au-delà d'elle un mystère à la fois plus significatif et plus général. »

Intéressante vision du cinéma et de son influence :
« La beauté des femmes, la force des hommes, la violence de l'action [… »

« Je cherchais alors à bâtir toute ma personnalité autour d'une cigarette bien serrée entre les lèvres, ce qui me permettait de fermer à demi un œil et d'avancer un peu la lèvre inférieure dans une moue qui était censée donner à mon visage une expression extrêmement virile, derrière laquelle pouvait se cacher et passer inaperçue la petite bête inquiète et traquée que j'étais. »

Avec Léonce (et comme beaucoup de gosses), ils rêvent d’être adultes, d’aller en Amérique, de devenir gangsters et riches. Il est amoureux de Josette, la sœur de Léonce, mais fort embarrassé.
« – Quelquefois, ça se guérit, me consolait-elle. Il y a des médecins qui font ça, en Amérique. On te colle la glande d'un singe et du coup, tu deviens sentimental. »

Vanderputte, un destin misérable :
« Je posais pour un fabricant de cartes postales. Sujets de famille, uniquement. J'ai jamais voulu me faire photographier pour des cochonneries. On pouvait me mettre dans toutes les mains. »

« Cet amour instinctif qu'il avait pour les objets déchus, cette espèce de sollicitude fraternelle dont il les entourait, avaient je ne sais quoi de poignant et c'est lorsque je le vis pour la première fois s'arrêter dans la rue, ramasser un peigne édenté et le glisser dans sa poche, que je me rendis compte à quel point ce vieil homme était seul. Les antiquités, les beaux objets de valeur finement travaillés ne l'intéressaient pas : il ne s'attachait qu'aux épaves. Elles s'accumulaient dans sa chambre et la transformaient en une immense boîte à ordures, une sorte de maison de retraite pour vieilles fioles et vieux clous. »

Avec son ami l’Alsacien Kuhl (son antithèse, épris d’ordre et de propreté ; employé à la préfecture de police, il reçoit mensuellement une enveloppe de Vanderputte), les deux cultivent un humanisme sentimental, convaincus de la décadence civilisationnelle.
Galerie de portraits hauts en couleur, tel Sacha Darlington « grand acteur du muet » et travesti vivant reclus dans un bordel, ou M. Jourdain :
« Le fripier, un M. Jourdain, était un bonhomme âgé ; il portait sa belle tête de penseur barbu, une calotte de velours noir extrêmement sale ; il était l'éditeur, le rédacteur en chef et l'unique collaborateur d'une publication anarchiste violemment anticléricale, Le Jugement dernier, qu'il distribuait gratuitement tous les dimanches à la sortie des églises et qu'il envoyait régulièrement, depuis trente-cinq ans, au curé de Notre-Dame, avec lequel il était devenu ami. Il nous accueillit avec une mine sombre, se plaignit du manque de charbon – on était en juin – et à la question de Vanderputte, qui s'enquérait de l'état de ses organes, il se plaignit amèrement de la vessie, de la prostate et de l'Assemblée nationale, dont il décrivit le mauvais fonctionnement et le rôle néfaste en des termes profondément sentis. »

Vanderputte tombe fréquemment amoureux d’un vêtement miteux, tel celui d’un Gestard-Feluche, fonctionnaire médaillé, qui ira augmenter le grand vestiaire de sa chambre.
Dans une France en pleine pagaille (et dans la crainte du communisme, de la bombe atomique), Léonce et Luc passent du trafic de « médicaments patentés » au vol de voitures, et envisagent un gros coup.
Josette meurt de la tuberculose, et Luc s’interroge toujours sur la société.
« Où étaient-ils donc, ces fameux hommes, dont mon père m'avait parlé, dont tout le monde parlait tant ? Parfois, je quittais mon fauteuil, je m'approchais de la fenêtre et je les regardais. Ils marchaient sur les trottoirs, achetaient des journaux, prenaient l'autobus, petites solitudes ambulantes qui se saluent et s'évitent, petites îles désertes qui ne croient pas aux continents, mon père m'avait menti, les hommes n'existaient pas et ce que je voyais ainsi dans la rue, c'était seulement leur vestiaire, des dépouilles, des défroques – le monde était un immense Gestard-Feluche aux manches vides, d'où aucune main fraternelle ne se tendait vers moi. La rue était pleine de vestons et de pantalons, de chapeaux et de souliers, un immense vestiaire abandonné qui essaye de tromper le monde, de se parer d'un nom, d'une adresse, d'une idée. J'avais beau appuyer mon front brûlant contre la vitre, chercher ceux pour qui mon père était mort, je ne voyais que le vestiaire dérisoire et les milles visages qui imitaient, en la calomniant, la figure humaine. Le sang de mon père se réveillait en moi et battait à mes tempes, il me poussait à chercher un sens à mon aventure et personne n'était là pour me dire que l'on ne peut demander à la vie son sens, mais seulement lui en prêter un, que le vide autour de nous n'est que refus de combler et que toute la grandeur de notre aventure est dans cette vie qui vient vers nous les mains vides, mais qui peut nous quitter enrichie et transfigurée. J'étais un raton, un pauvre raton tapi dans le trou d'une époque rétrécie aux limites des sens et personne n'était là pour lever le couvercle et me libérer, en me disant simplement ceci : que la seule tragédie de l'homme n'est pas qu'il souffre et meurt, mais qu'il se donne sa propre souffrance et sa propre mort pour limites... »

Les « ratons » (vaut tantôt pour petits rats, tantôt pour Nord-Africains) entrent dans le monde des « dudules » (vaut apparemment plus pour adultes, individus, que pour idiots) : le « gang des adolescents » devient célèbre pour ses braquages de transports de fonds. Léonce est tué ; Luc se retrouve dans la peau de Vanderputte, qu‘il craint de devenir cinquante ans plus tard. Ce dernier est poursuivi : entré dans la Résistance et arrêté par les Allemands, il avait très vite collaboré et dénoncé, principalement des juifs. Luc s’enfuit avec lui, pris par la pitié, mais…

\Mots-clés : #corruption #criminalite #deuxiemeguerre #enfance #humour #initiatique #jeunesse #portrait #vieillesse #xxesiecle
par Tristram
le Ven 10 Mar - 11:56
 
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Sujet: Romain Gary
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Salman Rushdie

Quichotte

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M. Ismail Smile, vieil États-unien originaire de Bombay et voyageur de commerce, est si addict aux « programmes télévisés ineptes » qu’il a glissé dans cette « réalité irréelle », suite à un mystérieux « Événement Intérieur ».
« Des acteurs qui jouaient des rôles de président pouvaient devenir présidents. L’eau pouvait venir à manquer. Une femme pouvait être enceinte d’un enfant qui se révélait être un dieu revenant sur terre. Des mots pouvaient perdre leur sens et en acquérir de nouveaux. »

« À l’ère du Tout-Peut-Arriver », sous le pseudonyme de Quichotte il se lance dans la quête amoureuse d’une vedette de télé, Miss Salma R., elle aussi d'origine indienne.
Quichotte se crée un « petit Sancho », un fils né de Salma dans le futur, inspiré du garçon rondouillard qu’il fut avant de devenir un adulte grand et mince
Ce premier chapitre a été écrit par l’écrivain Sam DuChamp, dit Brother, auteur de romans d’espionnage aux tendances paranoïaques, qui trouve en Quichotte une grande similitude avec sa propre situation.
« Ils étaient à peu près du même âge, l’âge auquel pratiquement tout un chacun est orphelin et leur génération qui avait fait de la planète un formidable chaos était sur le point de tirer sa révérence. »

Situation des immigrants indiens :
« Puis, en 1965, un nouvel Immigration and Nationality Act ouvrit les frontières. Après quoi, retournement inattendu, il s’avéra que les Indiens n’allaient pas, après tout, devenir une cible majeure du racisme américain. Cet honneur continua à être réservé à la communauté afro-américaine et les immigrants indiens, dont beaucoup étaient habitués au racisme des Blancs britanniques en Afrique du Sud et en Afrique de l’Est tout comme en Inde et en Grande-Bretagne, se sentaient presque embarrassés de se retrouver exonérés de la violence et des attaques raciales, et embarqués dans un devenir de citoyens modèles. »

Dans ce roman, Rushdie met en scène (de nouveau) l’état du monde, politique, culturel, en faisant des allers-retours des sociétés d’Asie du Sud à celles d’Occident.
« Une remarque, au passage, cher lecteur, si vous le permettez : on pourrait défendre l’idée que les récits ne devraient pas s’étaler de la sorte, qu’ils devraient s’enraciner dans un endroit ou dans un autre, y enfoncer leurs racines et fleurir sur ce terreau particulier, mais beaucoup de récits contemporains sont, et doivent être, pluriels, à la manière des plantes vivaces rampantes, en raison d’une espèce de fission nucléaire qui s’est produite dans la vie et les relations humaines et qui a séparé les familles, fait voyager des millions et des millions d’entre nous aux quatre coins du globe (dont tout le monde admet qu’il est sphérique et n’a donc pas de coins), soit par nécessité soit par choix. De telles familles brisées pourraient bien être les meilleures lunettes pour observer notre monde brisé. Et, au sein de ces familles brisées, il y a des êtres brisés, par la défaite, la pauvreté, les mauvais traitements, les échecs, l’âge, la maladie, la souffrance et la haine, et qui s’efforcent pourtant, envers et contre tout, de se raccrocher à l’espoir et à l’amour, et il se pourrait bien que ces gens brisés – nous, le peuple brisé ! – soient les plus fidèles miroirs de notre époque, brillants éclats reflétant la vérité, quel que soit l’endroit où nous voyageons, échouons, vivons. Car nous autres, les immigrants, nous sommes devenus telles les spores emportées dans les airs et regardez, la brise nous entraîne où elle veut jusqu’à ce que nous nous installions sur un sol étranger où, très souvent, comme c’est le cas par exemple à présent en Angleterre avec sa violente nostalgie d’un âge d’or imaginaire où toutes les attitudes étaient anglo-saxonnes et où tous les Anglais avaient la peau blanche, on nous fait sentir que nous ne sommes pas les bienvenus, quelle que soit la beauté des fruits que portent les branches des vergers de fruitiers que nous sommes devenus. »

À Londres, Sister (sœur de… Brother avec qui elle est brouillée), est une coléreuse « avocate réputée, s’intéressant tout particulièrement aux questions des droits civiques et aux droits de l’homme ».
« Sister était idéaliste. Elle pensait que l’État de droit était l’un des deux fondements d’une société libre, au même titre que la liberté d’expression. »

Le Dr R. K. Smile, riche industriel pharmaceutique cousin et employeur d’Ismail, se révèle être un escroc, distribuant fort largement ses produits opiacés.
Sancho Smile est une créature au second degré (imaginé par Quichotte imaginé par Brother) qui s’interroge sur son identité.
« Il y a un nom pour cela. Pour la personne qui est derrière l’histoire. Le vieux bonhomme, papa, dispose de plein d’éléments sur cette question. Il n’a pas l’air de croire en une telle entité, n’a pas l’air de sentir sa présence comme moi mais sa tête est tout de même remplie de pensées sur cette entité. Sa tête et par conséquent la mienne aussi. Il faut que je réfléchisse à cela dès maintenant. Je vais le dire ouvertement : Dieu. Peut-être lui et moi, Dieu et moi, pouvons-nous nous comprendre ? Peut-être pourrions-nous avoir une bonne discussion ensemble, puisque, vous savez, nous sommes tous deux imaginaires. »

« C’est simplement lui, papa, qui se dédouble en un écho de lui-même. C’est tout. Je vais me contenter de cela. Au-delà, on ne peut que sombrer dans la folie, autrement dit devenir croyant. »

« Il y a trois crimes que l’on peut commettre dans un pensionnat anglais. Être étranger, c’est le premier. Être intelligent, c’est le deuxième. Être mauvais en sports, c’est le troisième coup, vous êtes éliminé. On peut s’en sortir avec deux des trois défauts mais pas avec les trois à la fois. »

« Il y a des gens qui ont besoin de donner par la force une forme au caractère informe de la vie. Pour eux, l’histoire d’une quête est toujours très attirante. Elle les empêche de souffrir les affres de la sensation, comment dit-on, d’incohérence. »

Sancho est aussi un personnage (fictif) qui rêve d’émancipation, ombre de Quichotte et qui ne veut plus en être esclave. Tout ce chapitre 6 où il parle forme un morceau d’anthologie sur le sens de l’existence et de la littérature, via l’intertextualité. Ainsi, en référence à Pinocchio :
« “Grillo Parlante, à ton service, dit le criquet. C’est vrai, je suis d’origine italienne. Mais tu peux m’appeler Jiminy si tu veux. […]
Je suis une projection de ton esprit, exactement comme tu as commencé toi-même par être une projection du sien. Il semble que tu devrais bientôt avoir une insula. »

Salma, bipolaire issue d’une lignée féminine de belles vedettes devenues folles, est dorénavant superstar dans son talk-show (en référence assumée à Oprah Winfrey) ; elle s’adonne à « l’automédication » avec des « opiacés récréatifs ».
« Elle était une femme privilégiée qui se plaignait de soucis mineurs. Une femme dont la vie se déroulait à la surface des choses et qui, ayant choisi le superficiel, n’avait pas le droit de se plaindre de l’absence de profondeur. »

Road-trip où le confiant, souriant et bavard Quichotte emmène Sancho, qui découvre la réalité, les USA, la télé :
« Nous sommes sous-éduqués et suralimentés. Nous sommes très fiers de qui vous savez. Nous fonçons aux urgences et nous envoyons Grand-Mère nous chercher des armes et des cigarettes. Nous n’avons besoin d’aucun allié pourri parce que nous sommes stupides et vous pouvez bien nous sucer la bite. Nous sommes Beavis et Butt-Head sous stéroïdes. Nous buvons le Roundup directement à la canette. Notre président a l’air d’un jambon de Noël et il parle comme Chucky. C’est nous l’Amérique, bordel. Zap. Les immigrants violent nos femmes tous les jours. Nous avons besoin d’une force spatiale à cause de Daech. Zap. […]
“Le normal ne me paraît pas très normal, lui dis-je.
– C’est normal de penser cela”, répond-il. […]
Chaque émission sur chaque chaîne dit la même chose : d’après une histoire vraie. Mais cela non plus ce n’est pas vrai. La vérité, c’est qu’il n’y a plus d’histoires vraies. Il n’existe plus de vérité sur laquelle tout le monde peut s’accorder. »

… et la vie en motels, qui nous vaut cette belle énumération d’images :
« Ce qu’il y a, surtout, ce sont des ronflements. La musique des narines américaines a de quoi vous impressionner. La mitrailleuse, le pivert, le lion de la MGM, le solo de batterie, l’aboiement du chien, le jappement du chien, le sifflet, le moteur de voiture au ralenti, le turbo d’une voiture de course, le hoquet, les grognements en forme de SOS, trois courts, trois longs, trois courts, le long grondement de la vague, le fracas plus menaçant des roulements de tonnerre, la brève explosion d’un éternuement en plein sommeil, le grognement sur deux tons du joueur de tennis, la simple inspiration/expiration ordinaire ou ronflement classique, le ronflement irrégulier, toujours surprenant, avec, de temps en temps, des pauses imprévisibles, la moto, la tondeuse à gazon, le marteau-piqueur, la poêle grésillante, le feu de bois, le stand de tir, la zone de guerre, le coq matinal, le rossignol, le feu d’artifice, le tunnel à l’heure de pointe, l’embouteillage, Alban Berg, Schoenberg, Webern, Philip Glass, Steve Reich, le retour en boucle de l’écho, le bruit d’une radio mal réglée, le serpent à sonnette, le râle d’agonie, les castagnettes, la planche à laver musicale, le bourdonnement. »

« En fait, voilà : quand je m’éveille le matin et que j’ouvre la porte de la chambre, je ne sais pas quelle ville je vais découvrir dehors, ni quel jour de la semaine, du mois ou de l’année on sera. Je ne sais même pas dans quel État nous allons nous trouver, même si cela me met dans tous mes états, merci bien. C’est comme si nous demeurions immobiles et que le monde nous dépassait. À moins que le monde ne soit une sorte de télévision, mais je ne sais pas qui détient la télécommande. Et s’il y avait un Dieu ? Serait-ce la troisième personne présente ? Un Dieu qui, au demeurant, nous baise, moi, les autres, en changeant arbitrairement les règles ? Et moi qui croyais qu’il y avait des règles pour changer les règles. Je pensais, même si j’accepte l’idée que quelqu’un virgule quelque chose a créé tout ceci, ce quelque chose virgule ce quelqu’un n’est-il, virgule ou n’est-elle, pas lié.e par les lois de la création une fois qu’il, ou elle, l’a achevée ? Ou peut-il virgule, peut-elle hausser les épaules et déclarer finie la gravité, et adieu, et nous voici flottant tous dans le vide ? Et si cette entité, appelons-la Dieu, pourquoi pas, c’est la tradition, peut réellement changer les règles tout simplement parce qu’elle est d’humeur à le faire, essayons de comprendre précisément quelle est la règle qui est changée en l’occurrence. »

Ils arrivent à New-York.
« Il y a deux villes, dit Quichotte. Celle que tu vois, les trottoirs défoncés de la ville ancienne et les squelettes d’acier de la nouvelle, des lumières dans le ciel, des ordures dans les caniveaux, la musique des sirènes et des marteaux-piqueurs, un vieil homme qui fait la manche en dansant des claquettes, dont les pieds disent, j’ai été quelqu’un, dans le temps, mais dont les yeux disent, c’est fini, mon gars, bien fini. La circulation sur les avenues et les rues embouteillées. Une souris qui fait de la voile sur une mare dans le parc. Un type avec une crête d’Iroquois qui hurle en direction d’un taxi jaune. Des mafieux affranchis avec une serviette coincée sous le menton dans une gargote italienne de Harlem. Des gars de Wall Street qui ont tombé la veste et se commandent des bouteilles d’alcool dans des night-clubs ou se prennent des shots de tequila et se jettent sur les femmes comme sur des billets de banque. De grandes femmes et de petits gars chauves, des restaurants à steaks et des boîtes de strip-tease. Des vitrines vides, des soldes définitifs, tout-doit-disparaître, un sourire auquel manquent quelques-unes de ses meilleures dents. Des travaux partout mais les conduites de vapeur continuent à exploser. Des hommes qui portent des anglaises avec un million de dollars en diamants dans la poche de leur long manteau noir. Ferronnerie. Grès rouge. Musique. Nourriture. Drogues. Sans-abris. Chasse-neige, baseball, véhicules de police labellisés CPR – courtoisie, professionnalisme, respect –, que-voulez-vous-que-je-vous-dise, ils-ne-manquent-pas-d’humour. Toutes les langues de la Terre, le russe, le panjabi, le taishanais, le créole, le yiddish, le kru. Et sans oublier le cœur battant de l’industrie de la télévision, Colbert au Ed Sullivan Theater, Noah dans Hell’s Kitchen, The View, The Chew, Seth Meyers, Fallon, tout le monde. Des avocats souriants sur les chaînes du câble qui promettent de vous faire gagner une fortune s’il vous arrive un accident. Rock Center, CNN, Fox. L’entrepôt du centre-ville où est tourné le show Salma. Les rues où elle marche, la voiture qu’elle prend pour rentrer chez elle, l’ascenseur vers son appartement en terrasse, les restaurants d’où elle fait venir ses repas, les endroits qu’elle connaît, ceux qu’elle fréquente, les gens qui ont son numéro de téléphone, les choses qu’elle aime. La ville tout entière belle et laide, belle dans sa laideur, jolie-laide, c’est français, comme la statue dans le port. Tout ce qu’on peut voir ici.
– Et l’autre ville ? demanda Sancho, sourcils froncés. Parce que ça fait déjà pas mal, tout ça.
– L’autre ville est invisible, répondit Quichotte, c’est la cité interdite, avec ses hauts murs menaçants bâtis de richesse et de pouvoir, et c’est là que se trouve la réalité. Ils sont très peu à détenir la clef qui permet d’accéder à cet espace sacré. »

Après avoir « renoncé à la croyance, à l’incroyance, à la raison et à la connaissance », ils doivent parvenir dans la « quatrième vallée » au détachement, là où « ce qu’on appelle communément « la réalité », qui est en réalité l’irréel, comme nous le montre la télévision, cessera d’exister. »
Quichotte envoie des lettres à Salma, puis sa photo, qui rappelle à celle-ci Babajan, son « grand-père pédophile ».
« Ma chère Miss Salma,

Dans une histoire que j’ai lue, enfant, et que, par une chance inespérée, vous pouvez voir aujourd’hui portée à l’écran sur Amazon Prime, un monastère tibétain fait l’acquisition du super-ordinateur le plus puissant du monde parce que les moines sont convaincus que la mission de leur ordre est de dresser la liste des neuf milliards de noms de Dieu et que l’ordinateur pourrait les aider à y parvenir rapidement et avec précision. Mais apparemment, il ne relevait pas de la seule mission de leur ordre d’accomplir cet acte héroïque d’énumération. La mission relevait également de l’univers lui-même, si bien que, lorsque l’ordinateur eut accompli sa tâche, les étoiles, tout doucement et sans tapage aucun, se mirent à disparaître. Mes sentiments à votre égard sont tels que je suis persuadé que tout l’objectif de l’univers jusqu’à présent a été de faire advenir cet instant où nous serons, vous et moi, réunis dans les délices éternelles et que, quand nous y serons parvenus, le cosmos, ayant atteint son but, cessera paisiblement d’exister et que, ensemble, nous entamerons alors notre ascension au-delà de l’annihilation pour pénétrer dans la sphère de l’Intemporel
. »

« Autrefois, les gens croyaient vivre dans de petites boîtes, des boîtes qui contenaient la totalité de leur histoire et ils jugeaient inutile de se préoccuper de ce que faisaient les autres dans leurs autres petites boîtes, qu’elles soient proches ou lointaines. Les histoires des autres n’avaient rien à voir avec les leurs. Mais le monde a rétréci et toutes les boîtes se sont trouvées bousculées les unes contre les autres et elles se sont ouvertes et à présent que toutes les boîtes sont reliées les unes aux autres il nous faut admettre que nous devons comprendre ce qui se passe dans les boîtes où nous ne sommes pas, faute de quoi nous ne comprenons plus la raison de ce qui se passe dans nos propres boîtes. Tout est connecté. »

Quichotte a (comme Brother) une demi-sœur, « Trampoline », avec qui il s’est brouillé en l’accusant de détournement de leur héritage, devenue une défenderesse des démunis, et dont il voudrait maintenant se faire pardonner.
« Il n’accordait guère de temps aux chaînes d’actualités et d’informations, mais quand il les regardait distraitement il voyait bien qu’elles aussi imposaient un sens au tourbillon des événements et cela le réconfortait. »

Son, le fils de Brother, s’est aussi éloigné de ce dernier depuis des années, « passant tout son temps, jour et nuit, perdu quelque part dans son ordinateur, à s’immerger dans des vidéos musicales, jouer aux échecs en ligne ou mater du porno, ou Dieu sait quoi. »
Un agent secret (nippo-américain) apprend à Brother que son fils serait le mystérieux Marcel DuChamp, cyberterroriste qui porte le masque de L’Homme de la Manche, et l’engage à le convertir à servir les USA dans cette « Troisième Guerre mondiale ».
« Je ne suis pas critique littéraire mais je pense que vous expliquez au lecteur que le surréel, voire l’absurde, sont potentiellement devenus la meilleure façon de décrire la vraie vie. Le message est intéressant même s’il exige parfois, pour y adhérer, un considérable renoncement à l’incrédulité. »

Le destin d’Ignatius Sancho, esclave devenu abolitionniste, écrivain et compositeur en Grande-Bretagne, est évoqué à propos.
« Les réseaux sociaux n’ont pas de mémoire. Aujourd’hui, le scandale se suffisait à lui-même. L’engagement de Sister, toute une vie durant, contre le racisme, c’était comme s’il n’avait jamais existé. Différentes personnes qui se posaient en chefs de la communauté étaient prêtes à la dénoncer, comme si faire de la musique à fond tard le soir était une caractéristique indéniable de la culture afro-caribéenne et que toute critique à son égard ne pouvait relever que du préjugé, comme si personne n’avait pris la peine de remarquer que la grande majorité des jeunes buveurs nocturnes, ceux qui faisaient du scandale ou déclenchaient des bagarres, étaient blancs et aisés. »

« Mais aujourd’hui c’était le règne de la discontinuité. Hier ne signifiait plus rien et ne pouvait pas nous aider à comprendre demain. La vie était devenue une suite de clichés disparaissant les uns après les autres, un nouveau posté chaque jour et remplaçant le précédent. On n’avait plus d’histoire. Les personnages, le récit, l’histoire, tout cela avait disparu. Seule demeurait la plate caricature de l’instant et c’est là-dessus qu’on était jugé. Avoir vécu assez longtemps pour assister au remplacement, par sa simple surface, de la profonde culture du monde qu’elle s’était choisi était une bien triste chose. »

Trampoline est passée par un cancer qui lui a valu une double mastectomie, et elle recouvrit confiance en elle grâce à Evel Cent (Evil Scent, « mauvaise odeur » – Elon Musk !), un techno-milliardaire qui prétend sauver l’humanité en lui faisant quitter notre planète dans un monde en voie de désintégration ; Quichotte la brouilla avec lui, actuellement invité de Salma dans son talk-show. Trampoline révèle à Sancho que son « Événement Intérieur » fut une attaque cérébrale, et Quichotte obtient le pardon de ses offenses envers elle, rétablissant ainsi l’harmonie, prêt pour la sixième vallée, celle de l’Émerveillement.
« La mort de Don Quichotte ressemblait à l’extinction, en chacun d’entre nous, d’une forme particulière de folie magnifique, une grandeur innocente, une chose qui n’a plus sa place ici-bas, mais qu’on pourrait appeler l’humanité. Le marginal, l’homme dont on ridiculise la déconnexion d’avec la réalité, le décalage radical et l’incontestable démence, se révèle, au moment de sa mort, être l’homme le plus précieux d’entre tous et celui dont il faut déplorer la perte le plus profondément. Retenez bien cela. Gardez-le à l’esprit plus que tout. »

Brother retrouve Sister à Londres, qui se meurt d’un cancer (elle aussi), pour présenter ses excuses alors qu’il n’a pas souvenir de ses torts. Elle lui apprend que leur père avait abusé d’elle.
« C’était déconcertant à un âge aussi avancé de découvrir que votre récit familial, celui que vous aviez porté en vous, celui dans lequel, dans un sens, vous aviez vécu, était faux, ou, à tout le moins, que vous en aviez ignoré la vérité la plus essentielle, qu’elle vous avait été cachée. Si l’on ne vous dit pas toute la vérité, et Sister avec son expérience de la justice le savait parfaitement bien, c’est comme si on vous racontait un mensonge. Ce mensonge avait constitué sa vérité à lui. C’était peut-être cela la condition humaine : vivre dans des fictions créées par des contre-vérités ou par la dissimulation des vérités réelles. Peut-être la vie humaine était-elle dans ce sens véritablement fictive, car ceux qui la vivaient ne savaient pas qu’elle était irréelle.
Et puis il avait écrit sur une gamine imaginaire dans une famille imaginaire et il l’avait dotée d’un destin très proche de celui de sa sœur, sans même savoir à quel point il s’était approché de la vérité. Avait-il, quand il était enfant, soupçonné quelque chose, puis, effrayé de ce qu’il avait deviné, avait-il enfoui cette intuition si profondément qu’il n’en gardait aucun souvenir ? Et est-ce que les livres, certains livres, pouvaient accéder à ces chambres secrètes et faire usage de ce qu’ils y trouvaient ? Il était assis au chevet de Sister rendu sourd par l’écho entre la fiction qu’il avait inventée et celle dans laquelle on l’avait fait vivre. »

Sister et son mari (un juge qui aime s’habiller en robe de soirée) se suicident ensemble avec le « spray InSmileTM » qu’il a apporté à sa demande. Le Dr R. K. Smile charge Quichotte d’une livraison du même produit pour… Salma !
« …] elle passait à la télévision, sur le mode agressif, son monologue introductif portant le titre de “Errorisme en Amérique” ce qui lui permettait à elle et à son équipe de scénaristes de s’en prendre à tous les ennemis de la réalité contemporaine : les adversaires de la vaccination, les fondus du changement climatique, les nouveaux paranoïaques, les spécialistes des soucoupes volantes, le président, les fanatiques religieux, ceux qui affirment que Barack Obama n’est pas né en Amérique, ceux qui soutiennent que la Terre est plate, les jeunes prêts à tout censurer, les vieux cupides, les trolls, les clochards bouddhistes, les négationnistes, les fumeurs d’herbe, les amoureux des chiens (elle détestait qu’on domestique les animaux) et la chaîne Fox. “La vérité, déclamait-elle, est toujours là, elle respire encore, ensevelie sous les gravats des bombes de la bêtise. »

Des troubles visuels et d’autres signes rappellent la théorie de l’effilochement de la réalité dans un cosmos en amorce de désagrégation.
Le nouveau Galaad rencontre Salma pour lui remettre cette « potion » qui devait la rendre amoureuse de lui ; son message d’amour ne passe pas, et Salma fait une overdose avec le produit du Dr R. K. Smile, qui est arrêté pour trafic de stupéfiants (bizarrement, se greffe un chef d’inculpation portant sur son comportement incorrect avec les femmes…).
Maintenant, la télévision s’adresse directement à Quichotte, et son pistolet lui conseille de tuer Salma, sortie de l’hôpital mais dorénavant inatteignable. Sancho, qui lui aussi s’est trouvé une dulcinée et s’émancipe de plus en plus, agresse sa tante pour la voler ; il a changé depuis qu’il a été victime d’une agression raciste.
« Depuis qu’il avait été passé à tabac dans le parc, Sancho avait eu l’impression que quelque chose n’allait pas en lui, rien de physique, plutôt un trouble d’ordre existentiel. Quand vous avez été sévèrement battu, la part essentielle de vous-même, celle qui fait de vous un être humain, peut se détacher du monde comme si le moi était un petit bateau et que l’amarre le rattachant au quai avait glissé de son taquet laissant le canot dériver inéluctablement vers le milieu du plan d’eau, ou comme si un grand bateau, un navire marchand, par exemple, se mettait, sous l’effet d’un courant puissant, à chasser sur son ancre et courait le risque d’entrer en collision avec d’autres navires ou de s’échouer de manière désastreuse. Il comprenait à présent que ce relâchement n’était peut-être pas seulement d’ordre physique mais aussi éthique, que, lorsqu’on soumettait quelqu’un à la violence, la violence entrait dans la catégorie de ce que cette personne, jusque-là pacifique et respectueuse des lois, allait inclure ensuite dans l’éventail des possibilités. La violence devenait une option. »

Des « ruptures dans le réel » et autres « trous dans l’espace-temps » signalent de plus en plus l’imminente fin du monde.
Dans des propos tenus à son fils Son, « l’Auteur » met en abyme dans la fiction le projet de l’auteur.
« “Tant de grands écrivains m’ont guidé dans cette voie”, dit-il ; et il cita aussi Cervantès et Arthur C. Clarke. “C’est normal de faire ça ? demanda Son, ce genre d’emprunt ?” Il avait répondu en citant Newton, lequel avait déclaré que s’il avait été capable de voir plus loin c’était parce qu’il s’était tenu sur les épaules de géants. »

« Il essaya de lui expliquer la tradition picaresque, son fonctionnement par épisodes, et comment les épisodes d’une œuvre de ce genre pouvaient adopter des styles divers, relevé ou ordinaire, imaginatif ou banal, comment elle pouvait être à la fois parodique et originale et ainsi, au moyen de ses métamorphoses impertinentes, mettre en évidence et englober la diversité de la vie humaine. »

« Je pense qu’il est légitime pour une œuvre d’art contemporaine de dire que nous sommes paralysés par la culture que nous avons produite, surtout par ses éléments les plus populaires, répondit-il. Et par la stupidité, l’ignorance et le sectarisme, oui. »

Dans la septième vallée, celle de l’annihilation d’un monde apocalyptique livré aux vides, Quichotte (et son pistolet) convainc Salma d’aller avec lui au portail d’Evel Cent en Californie pour fuir dans la Terre voisine : celle de l’Auteur.

C’est excellemment conté, plutôt foutraque et avec humour, mais en jouant de tous les registres de la poésie au polar en passant par le picaresque ; relativement facile à suivre, quoique les références, notamment au show business, soient parfois difficiles à saisir pour un lecteur français. Beaucoup de personnages et d’imbroglios dans cette illustration de la complexité du monde. De nombreuses mises en abîme farfelues, comme l’histoire des mastodontes (dont certains se tenant sur les pattes arrière et portant un costume vert), perturbent chacun des deux fils parallèles en miroir (celui de Quichotte et celui de Brother), tout en les enrichissant. Récurrences (jeu d’échec, etc.), intertextualité (le « flétan », qui rappelle Günter Grass, etc.). J’ai aussi pensé à Umberto Eco, Philip K. Dick.

\Mots-clés : #Contemporain #ecriture #famille #Identite #immigration #initiatique #Mondialisation  #racisme #sciencefiction #XXeSiecle
par Tristram
le Sam 4 Mar - 12:51
 
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Sujet: Salman Rushdie
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Henri Bosco

Le Récif

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Le petit-fils de Didier-Markos de Moneval-Yssel, qui a hérité de sa demeure « aux confins de Camargue », publie le cahier où son aïeul raconte son aventure dans l’île grecque de Paros. Selon l’arrangement de son ami Manoulakis, il réside chez les Kariatidès, face au Récif. Une chapelle dédiée à Saint-Élie s’y élève, objet d’une malédiction qu’on attend de Markos de l’élucider en y rallumant les trois lampes ancestrales.
Nuit et mer, leurs profondeurs ; aussi les étoiles, et les phosphorescences sous-marines. Attente, songes, ombres inquiétantes, mystère ésotérique de la Bête, d’un demi-dieu « inavouable » de l’Antiquité en sommeil. Énigmatique coexistence des fois chrétienne et païenne.
Dans le prolongement des précédentes œuvres de Bosco :
« Office singulier qui me rappelait cette bizarre liturgie familiale célébrée jadis par les Balesta, mes parents, pour apaiser l’Anonyme Puissance qui exerçait pour eux et malgré eux une aveugle et cruelle justice contre les moindres ennemis de leur Maison, même s’ils avaient été pardonnés. On l’appelait le « don ». »

Un fantôme/ créature sort de la mer pour lui parler.
« "Gardez le silence !…" Sur quoi ?…
Je n’ai pas obéi.
Les vivants parlent. Je suis sorti vivant de ce drame, et je parle. »

Mais il ne garde aucun souvenir de sa descente aux abîmes, dans ses songes et les sortilèges, et c’est Manoulakis qui racontera son retour.
« Car, sous le mouvement des illusions qui s’élèvent des songes, ces songes que vous aviez faits, vos paroles nous envoûtaient, comme vous aviez été envoûté vous-même par ces dieux qui voulaient remonter sur la terre parce qu’ils étaient encore à demi vivants, mais qui peut-être, depuis lors ont fini par mourir au fond des mers. Et vous seul pouviez les sauver. Ils vous l’ont dit. »

Puis son descendant, Jérôme, part à Paros enquêter sur la noyade de son aïeul, et témoigne.
« Mettez-vous bien dans l’esprit cependant, qu’on ne trouve la sûreté, qu’on n’arrive au salut qu’au-dessus des abîmes. Notre vie, la vraie vie de l’homme — se vit en tragédie. Nous n’y sommes pour rien, nous avons une âme. Il suffit de savoir prier. »

Étrange famille Kariatidès, notamment « le petit Dïakos et l’étrange Eudoxie », de même la branche Mavromichalis sur Naxos : personnages de tragédie grecque !
Ressouvenir du même thème traité par Jean Ray dans Malpertuis, par Lovecraft dans une large partie de son œuvre, et incidemment évoqué par Giono.
Aussi appris ce que sont les claparèdes : de l'occitan clapareda, plaine caillouteuse, dérivé de clap/clapa (masculin et féminin) désignant l'éclat de roche, le caillou, le bloc rocheux. Il s'agit de terrains pierreux, difficiles à travailler, très souvent arides (Wikipédia).

\Mots-clés : #fantastique #initiatique #merlacriviere
par Tristram
le Dim 18 Déc - 11:46
 
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Sujet: Henri Bosco
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Mia Couto

L'Accordeur de silences

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À trois ans, à la mort de sa mère, Mwanito, le narrateur, fut emmené avec son frère aîné Ntunzi par son père, Silvestre Vitalício, à Jésusalem, ainsi qu’il baptise cette concession de chasse abandonnée (au Mozambique). Assez dément, utopique voire mystique et surtout fort autoritaire, le vieux prêche qu’ils sont les derniers survivants du monde disparu, « les uniques et derniers hommes » avec le domestique et ancien militaire Zacaria Kalash, du corps duquel ressortent les balles (l’écho de la guerre demeure constamment), et en périphérie Oncle Aproximado, le boiteux.
« Un jour, Dieu viendra nous demander pardon. »

« Des attentes. Voilà ce que ramène la route. Et ce sont les attentes qui font vieillir. »

Mwanito, qui n’a pas le droit de lire et d’écrire, est l’accordeur de silences.
« J’écris bien, silences, au pluriel. Oui, car il n’est pas de silence unique. Et chaque silence est une musique à l’état de gestation. »

Ntunzi, qui a gardé des souvenirs du monde et de Dordalma leur mère, rêve de fuite et se révolte contre le père, qu’il accuse de l’assassinat de cette dernière, père qui pourtant l’encourage « dans l’art de raconter des histoires ».
« Silvestre pensait qu’une bonne histoire était une arme plus puissante qu’un fusil ou un couteau. »

Saudade, lyrisme onirique et poétique, folie qui rappellent fortement le réalisme magique latino-américain, notamment dans sa proximité avec les morts toujours présents. Fantastique funèbre : il était impossible de creuser la tombe de Dordalma, que le vent remblayait sans cesse. Mais ce roman me ramentoit aussi, hélas, le salmigondis inspiré de Paolo Coelho…
« Les femmes sont comme des îles : toujours lointaines mais éclipsant toute la mer alentour. »

(Le statut de la femme est questionné, souvent maternelle ou vue comme « pute ».)
Jezibela, l’ânesse qu’aime (physiquement) Silvestre, donne le jour à un anon-zèbre, que ce dernier étouffera à la naissance.
Dans la grande maison, anciennement celle de l’administration et interdite d’accès depuis leur arrivée, survient un soir d’orage une Portugaise, Marta, sur les traces de son amour disparu en Afrique, son mari Marcelo ; c’est ce qu’apprend Mwanito en lisant son journal intime, pour qui c’est la première femme rencontrée. Elle l’attire comme une mère, et Ntunzi en tant que femme.
« Et il me raconta ce que disait notre oncle. Que dans ces pays on n’avait même pas besoin de travailler : les richesses étaient à disposition, il suffisait juste de remplir les bons formulaires.
– Je vais circuler en Europe, bras dessus bras dessous avec la femme blanche. »

« Tout cela, je le dois à ton père, Silvestre Vitalício. Je l’ai condamné pour vous avoir traîné dans un désert. Pourtant, la vérité, c’est qu’il a instauré son propre territoire. Ntunzi dirait que Jésusalem se fondait sur une supercherie créée par un malade. Oui, c’était un mensonge. Cependant, puisque nous devons vivre dans le mensonge, que ce soit dans notre propre mensonge. Finalement, le vieux Silvestre ne mentait pas tant que ça dans sa vision apocalyptique. Parce qu’il avait raison : le monde prend fin quand on n’est plus capable de l’aimer.
Et la folie n’est pas toujours une maladie. Parfois, c’est un acte de courage. Ton père, cher Mwanito, a eu ce courage qui nous manque. Quand tout était perdu, il a tout recommencé à nouveau. Quand bien même ce tout ne représentait rien pour les autres.
Voilà la leçon que j’ai apprise à Jésusalem : la vie n’a pas été faite pour être petite et brève. Et le monde pour être mesuré. »

Suivent divers rebondissements, dont l’apparition du personnage de Noci, amante de Marcello puis d’Aproximado (et enfin de Mwanito), ainsi que le départ de Jésusalem pour un retour en ville. Est révélée la fin de Dordalma, qui s’était enfuie le temps d’être victime d’un viol collectif et, ramenée par Silvestre, de se pendre ; Ntunzi, « ombre », est le fils de Zacaria.
« À la maison, Dordalma n’était jamais plus que de la cendre, éteinte et froide. Les années de solitude et de manque de confiance l’habilitèrent à n’être personne, simple indigène du silence. Infiniment de fois, cependant, elle se vengeait face au miroir. Et là, devant la coiffeuse, elle se gonflait d’apparences. On aurait dit, je ne sais pas, un cube de glace dans un verre. Disputant la surface, trônant à la première place jusqu’au moment de retourner à l’eau. »

Drame, absence, exil et culpabilité, passé et oubli, déni ou fuite, cet étrange et dense roman me laisse partagé quant à ses prodiges et son ton baroque.

\Mots-clés : #culpabilité #initiatique #lieu #mort #religion
par Tristram
le Lun 21 Nov - 10:22
 
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Sujet: Mia Couto
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Abdulrazak Gurnah

Paradis

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Yusuf, douze ans, est rehani, c'est-à-dire mis en gage par son père pour payer ses dettes au seyyid ("seigneur", titre honorifique des notables musulmans) Aziz, un important marchand (et trafiquant). Le jeune Mswahili de l’hinterland tanzanien est emmené par son « Oncle » sur la côte, où il travaille avec Khalil, son aîné dans la même situation ; il est attiré par le jardin clos de son maître.
Emmené dans une expédition commerciale chez les « sauvages », Yusuf, qui est beau et a dorénavant seize ans, échappe à Mohammed Abdalla, le mnyapara wa safari, guide « sodomite », en étant laissé chez le marchand Hamid, qui l’emmène dans la montagne (apparemment chez les Masaïs). L’année suivante, Yusuf est de l’expédition qui traverse le lac Tanganyika jusqu’aux Manyema (des Bantous du Congo), une sorte d’enfer aux « portes de flammes », et l’éprouvant voyage (initiatique) tourne au désastre ; il se révèle courageux, quoique hanté par des cauchemars.
De retour, il rencontre la Maîtresse, marquée par une tache sur le visage dont elle croit Yusuf, « béni », capable de l’en débarrasser ; elle est mentalement dérangée, et entreprenante ; il tombe amoureux de sa jeune servante, Amina, la sœur de Khalil (en fait une enfant raptée recueillie par son père et la seconde épouse d’Aziz, une rehani elle aussi). Il suivra finalement les askaris allemands comme la guerre éclate contre l’Angleterre.

L’esclavage existe depuis les premières incursions arabes, et même avant ; il est subi partout. Mzi Hamdani, le vieux jardinier taciturne plongé dans ses prières, est un esclave libéré par la Maîtresse lorsque la loi interdit l’esclavage, mais qui resta à son service ; il considère que personne n’a le pouvoir de prendre la liberté de quelqu’un d’autre, et donc de la lui rendre.
Le colonialisme européen constitue une toile de fond omniprésente, et croissante.
« Nous sommes des animaux pour eux, et il nous faudra longtemps pour les faire changer d’avis. Vous savez pourquoi ils sont si forts ? Parce que, depuis des siècles, ils exploitent le monde entier. »

« Nous allons tout perdre, et aussi notre manière de vivre. Les jeunes seront les grands perdants : il viendra un jour où les Européens les feront cracher sur tout ce que nous savons, et les obligeront à réciter leurs lois et leur histoire du monde comme si c’était la Parole sacrée. Quand, un jour, ils écriront sur nous, que diront-ils ? Que nous avions des esclaves… »

Ce qui m’a frappé, c’est le melting pot, Indiens, Arabes, Européens, sans compter les gens du cru, et les différentes ethnies de l’intérieur ; de même le pot-pourri des croyances. Syncrétisme ou opportunisme, l’islam est mêlé dans les affaires et les salamalecs, les rapports à l’alcool et l’herbe, derrière les plaisanteries scabreuses et les cruautés ; par contre, Hussein « l’ermite de Zanzibar » et même Aziz (personnage difficile à cerner) apparaissent comme des musulmans sincères, humains – et sagaces. La Bible semble constituer un socle commun (sur un fond de superstitions antérieures toujours vives) ; l’islam est abrahamique, et même un Sikh (pourquoi la majuscule ?) évoque (un) Noé. Gog et Magog reviennent souvent (désignant apparemment les païens, infidèles et autres chiens poilus), et Yusuf renvoie au Joseph tant hébraïque que coranique, vendu en esclavage. L’évocation du jardin d’Éden se présente fréquemment.
Le style est simple et rend la lecture fort aisée ; par ailleurs les péripéties de l’existence de Yusuf sont passionnantes.
N’étant pas familier de l’Afrique de l’Est et en l’absence de notes explicatives j’ai eu des difficultés à me retrouver entre les termes non traduits et l’histoire-géographie (présence coloniale omanaise, allemande, anglaise) ; c’est dommage, d’autant que les renseignements sont peu accessibles en ligne tant sur le livre que sur la région ; ainsi, l’aigle allemande, mais encore ? :
« À la gare, Yusuf vit qu’en plus du drapeau jaune orné du redoutable oiseau noir, il y en avait un autre où figurait une croix noire bordée d’argent. »

Abandon, exil, servitude, toute une misère humaine, intriquée en situations sociales inextricables, selon les lois du commerce.

\Mots-clés : #aventure #colonisation #discrimination #esclavage #exil #famille #initiatique #misere #religion #segregation #voyage
par Tristram
le Ven 18 Nov - 13:40
 
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Sujet: Abdulrazak Gurnah
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René Daumal

Le Mont Analogue − roman d'aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques

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Théodore, le narrateur est l’auteur d’une « fantaisie littéraire » parue dans la Revue des Fossiles, un article de spéculation sur « la signification symbolique de la montagne dans les anciennes mythologies », qui a été pris au sérieux par le père Pierre Sogol, un étonnant professeur d'alpinisme, mais aussi chercheur dans les sciences les plus diverses, « un Mirandole du XXe siècle ».
« "Pour qu'une montagne puisse jouer le rôle de Mont Analogue, concluais-je, il faut que son sommet soit inaccessible, mais sa base accessible aux êtres humains tels que la nature les a faits. Elle doit être unique et elle doit exister géographiquement. La porte de l'invisible doit être visible." »

Sogol détermine que cette montagne doit exister, qu’elle est invisible à cause d’une courbure de l'espace et qu’elle est située sur une île du Pacifique sud, en contrepoids de la masse continentale émergée et connue de la planète. Une expédition est décidée, avec huit membres (plus quatre hommes d’équipage), et Théodore devient le rédacteur de son journal lorsqu’ils parviennent au pied du Mont Analogue.
« Les explorateurs emportent en général avec eux, comme moyen d'échange avec d'éventuels "sauvages" et "indigènes", toute sorte de camelote et de pacotille, canifs, miroirs, articles de Paris, rebuts du concours Lépine, bretelles à poulies et fixe-chaussettes perfectionnés, colifichets, cretonnes, savonnettes, eau-de-vie, vieux fusils, munitions anodines, saccharine, képis, peignes, tabac, pipes, médailles et grands cordons, − et je ne parle pas des articles de piété. »

Ce continent "inconnu" est sous l’autorité de guides de haute montagne, et l’équivalent de l’étalon-or de la contrée est un cristal courbe, le péradam
Au fil du récit sont insérés des contes, comme Histoire des hommes-creux et de la Rose-amère
« Ils ne mangent que du vide, ils mangent la forme des cadavres, ils s'enivrent de mots vides, de toutes les paroles vides que nous autres nous prononçons. Certaines gens disent qu'ils furent toujours et seront toujours. D'autres disent qu'ils sont des morts. Et d'autres disent que chaque homme vivant a dans la montagne son homme-creux, comme l'épée a son fourreau, comme le pied a son empreinte, et qu'à la mort ils se rejoignent. »

… des mythes…
« Au commencement, la Sphère et le Tétraèdre étaient unis en une seule Forme impensable, inimaginable. Concentration et Expansion mystérieusement unies en une seule Volonté qui ne voulait que soi. »

… des descriptions de flore et faune locale…
« Parmi celles-ci, les plus curieuses sont un liseron arborescent, dont la puissance de germination et de croissance est telle qu'on l'emploie − comme une dynamite lente − pour disloquer les rochers en vue de travaux de terrassement ; le lycoperdon incendiaire, grosse vesse-de-loup qui éclate en projetant au loin ses spores mûres et, quelques heures après, par l'effet d'une intense fermentation, prend feu subitement ; le buisson parlant, assez rare, sorte de sensitive dont les fruits forment des caisses de résonance de figures diverses, capables de produire tous les sons de la voix humaine sous le frottement des feuilles, et qui répètent comme des perroquets les mots qu'on prononce dans leur voisinage ; l'iule-cerceau, myriapode de près de deux mètres de long, qui, se courbant en cercle, se plaît à rouler à toute vitesse du haut en bas des pentes d'éboulis ; le lézard-cyclope, ressemblant à un caméléon, mais avec un œil frontal bien ouvert, tandis que les deux autres sont atrophiés, animal entouré d'un grand respect malgré son air de vieil héraldiste ; et citons enfin, parmi d'autres, la chenille aéronaute, sorte de ver à soie qui, par beau temps, gonfle en quelques heures, des gaz légers produits dans son intestin, une bulle volumineuse qui l'emporte dans les airs ; elle ne parvient jamais à l'état adulte, et se reproduit tout bêtement par parthénogenèse larvale. »

… des considérations pseudo-ethnologiques, dialectiques, mathématiques, philosophiques, métaphysiques, ou plus générales :
« L'Animal, fermé à l'espace extérieur, se creuse et se ramifie intérieurement, poumons, intestins, pour recevoir la nourriture, se conserver et se perpétuer. La Plante, épanouie dans l'espace extérieur, se ramifie extérieurement pour pénétrer la nourriture, racines, feuillage. »

C’est donc une sorte de livre de science-fiction, entre Raymond Roussel et Jules Verne métissés de Poe, Vian et Jacques Abeille, et dans la lignée de Gestes et opinions du Dr Faustroll, pataphysicien (roman néo-scientifique), d'Alfred Jarry ; on pense même à Novalis !
On ne peut que déplorer que le récit reste inachevé, mais je pense aussi que d'autres histoires s’achèvent bien… platement, et que certaines gagnent à rester ouvertes.
À ce propos, l’allusion au titre du livre dans La Montagne de minuit de Jean-Marie Blas de Roblès faisait suite au dernier sourire de Bastien, à la vue d’une photo de mérou ; une allusion au mont Mérou des Hindous m’avait traversé l’esprit, mais je l’avais jugée trop capillotractée ! …
Car ce qui est prégnant dans ce livre, c'est surtout l'humour, même s'il est empreint d'alpinisme, de géométrie et de mysticisme, et que surtout il enflamme l'imagination.

\Mots-clés : #contemythe #humour #initiatique #lieu #spiritualité
par Tristram
le Jeu 18 Aoû - 13:03
 
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Sujet: René Daumal
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Jean-Marie Blas de Roblès

La Montagne de minuit

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Bastien Lhermine, gardien dans un établissement jésuite lyonnais, est mis d’office à la retraite (c'est-à-dire envoyé à l’hospice). Passionné de lamaïsme et de tantrisme, il fait la connaissance de sa voisine, Rose Sévère, et de son jeune fils, Paul. C’est ce dernier qui raconte l’histoire, soumettant son manuscrit à sa mère, historienne, qui le commente et le complète, enquêtant de son côté.
« Si vous vous intéressez un peu au Tibet, vous savez que les coïncidences n’existent pas, il n’y a que des rencontres nécessaires. »

« …] je suis parti tout seul au musée Guimet. C’est là, au détour d’un couloir, que j’ai rencontré mon premier mandala. Aujourd’hui, je dirais que c’est lui, en quelque sorte, qui m’a trouvé… mais je m’y suis perdu corps et âme jusqu’à l’heure de la fermeture, et il m’a fallu toute une vie pour comprendre que le centre d’un labyrinthe avait moins de valeur que nos errements pour y parvenir. »

Rose emmène Bastien à Lhassa, sur les traces d’Alexandre David-Néel et de bien d’autres, dans un pays où il n’est encore jamais allé.
Exotisme garanti, dépaysement complet, étrangetés diverses, comme les « pigeons à sifflet »…
« Les étals regorgent d’outres de beurre, de barates effilées comme des carquois, de quartiers de viande posés à terre sur des cartons gorgés de sang ; peaux de mouton, cuirs de yack, briques de thé séché débordent des sacs en jute. Dans les odeurs de tourbe et de beurre rance, un arracheur de dents chinois exerce son métier sur un apache, torsade amarante dans les cheveux, qui repousse la fraise pour mieux tirer sur son mégot. La tête enfouie dans une toque de fourrure géante, à croire qu’il a trois renards vivants entortillés sur le crâne, un Tibétain parcheminé vend sa camelote de faux jade. Ici, des petites pommes enrobées de caramel rouge, là des colliers de fromage en rondelles, dures comme de la pierre. Les sourds mugissements d’un groupe de moines avec cloches et tambourins à boules fouettantes dominent cette cohue. »

Au Potala, Bastien (qui a rêvé qu’il chevauchait un tigre en montagne, signe de mort) connaît une expérience mystique et tombe dans le coma en regardant la « Montagne de fer », le Chakpori, où se dressait un vénérable sanctuaire que les Chinois ont détruit et remplacé par une antenne de télévision (Blas de Roblès souligne l’occupation par l’armée chinoise, la « sinisation inéluctable du Tibet. ») Bastien meurt en prononçant « Le Mont Analogue » (titre d’un livre de René Daumal que je veux lire depuis des décennies, et qui sera ma prochaine lecture).
Or Bastien aurait appartenu aux « Brigades tibétaines de la SS », chargées de rien de moins que « de reconstituer la mémoire perdue de la race aryenne » !
Cette aventure prenante s’achève sur la dénonciation de l’amalgame conspirationniste entre occultisme, quête mystique et histoire trafiquée.
« − Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, dit-il en soupirant, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien, c’est qu’ils sont prêts à croire en tout… Une remarque de Chesterton, si j’ai bonne mémoire, mais qui résume assez bien ce que je viens de vous dire. »

« Un enfant attend tout d’un conte, sauf la réalité. Des histoires d’ogres, de sorcières, de petites filles dévorées par les loups, peu importe pourvu qu’on le détourne de ses propres angoisses. »

Ce bref roman aussi bien construit qu’écrit m’a un peu déçu dans son long épilogue – et m’a donné l’envie de retourner au musée Guimet, que je retrouverais sans doute fort changé, comme il en fut de celui de Cluny lors de mon récent passage à Paris.

\Mots-clés : #complotisme #initiatique #lieu #spiritualité #voyage
par Tristram
le Mer 17 Aoû - 13:32
 
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Sujet: Jean-Marie Blas de Roblès
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Doug Peacock

Une guerre dans la tête

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Doug Peacock évoque sans relâche son « vieil ami, l’écrivain anarchiste Edward Abbey », mentor paternel qu’il fréquenta vingt ans, jusqu’à sa mort comprise, et auteur de Le Gang de la Clef à Molette où Doug apparaît sous les traits de Hayduke.
Voilà un texte assez décousu qui mêle marches souvent solitaires dans différents paysages, évidemment les zones arides états-uniennes, mais aussi, en alternance, le Dhaulagiri au Thibet (sur les traces de la panthère des neiges, où il a une hémorragie dans la gorge, comme Abbey mortellement malade). Revient également de façon récurrente le souvenir traumatique du Vietnam, le vécu de son syndrome du vétéran, l’impression laissée par le massacre de My Lai. Toujours partagé entre son foyer et ses « moyens primitifs d’introspection – la marche, la solitude, le contact avec la nature − », Peacock se reconnaît (et est officiellement reconnu comme) asocial.
« Cela me convenait parfaitement : un paysage désert est un antidote au désespoir. »

« J’avais toujours vu dans la chasse la clef de voûte de l’évolution humaine. »

« Je crois que pour moi, les hélicoptères représentent le Mal en personne. Au Vietnam, ils semaient la mort à tout vent dans le ciel, en toute impunité. »

« D’avoir lâché prise, d’avoir chuté, m’avait calmé. La mort n’est pas l’adversaire de la vie, me dis-je, l’ennemie, c’est la peur d’appréhender la vérité, la crainte d’une véritable introspection. Ed m’avait appris cela, et ce soir-là j’éprouvai avec humilité la vérité de ses paroles. En fin de compte, il fallait lâcher prise, laisser aller la colère, le désir de possession et les attachements, laisser aller jusqu’au désir. »

« Je frôlai un genévrier et m’arrêtai soudain ; je sentais une odeur âcre de sécrétions félines, trop puissante pour provenir d’un simple chat sauvage. Je le savais d’expérience, car j’étais depuis longtemps familier de l’odeur des lynx, et j’avais un jour eu la bonne fortune de pouvoir sentir l’odeur fraîche d’un jaguar dans la Sierra Madré et, chose encore plus rare, celle d’un tigre de Sibérie, sur la rive d’un fleuve de l’Extrême-Orient russe. Cette région n’était pas une zone de jaguars, l’odeur provenait donc d’un couguar. La piste était toute fraîche. »

« La guerre est elle aussi un voyage initiatique. »

Considérations sur les vestiges indiens : les kivas (chambres cérémonielles des Indiens Pueblos, généralement de forme circulaire), les peintures rupestres avec Kokopelli, le joueur de flûte mythique ; évidemment rencontres avec des grizzlis ; fantasmes de félins.
On perçoit le désarroi de Peacock, où sourd aussi, parmi de déchirantes contradictions, une sorte d’élan mystique, ou plutôt un sens du sacré.

\Mots-clés : #amérindiens #ecologie #guerre #guerreduvietnam #initiatique #mort #nature
par Tristram
le Jeu 21 Avr - 12:31
 
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Cormac McCarthy

Le grand passage

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Dans le sud des États-Unis, à proximité de la frontière mexicaine, Billy Parham, seize ans, son frère Boyd, quatorze ans, et leur père Will tentent de piéger une louve solitaire. Remarquables observations sur la faune sauvage :
« Les éleveurs disaient que les loups traitaient le bétail avec une brutalité dont ils n’usaient pas envers les bêtes fauves. Comme si les vaches avaient éveillé en eux on ne savait quelle fureur. Comme s’ils s’étaient offensés d’on ne savait quelle violation d’un ordre ancien. D’anciens rites. D’anciens protocoles. »

« À la nuit elle descendait dans les plaines des Animas et traquait les antilopes sauvages, les regardant s’enfuir et volter dans la poussière de leur propre passage qui s’élevait du fond du bassin comme une fumée, regardant l’articulation si exactement dessinée de leurs membres et le balancement de leurs têtes et la lente contraction et la lente extension de leur foulée, guettant parmi les bêtes de la harde un signe quelconque lui désignant sa proie. »

« Elle passa près d’une heure à tourner autour du piège triant et répertoriant les diverses odeurs pour les classer dans un ordre chronologique et tenter de reconstituer les événements qui avaient eu lieu ici. »

Elle est finalement capturée par Billy, qui a recueilli les paroles d’un vieux trappeur renommé ; il décide de la ramener au Mexique d’où elle est venue. Péripéties western avec cowboy typiquement impavide, insondable. Il est généralement bien reçu quand il rencontre quelqu’un ; on lui offre un repas et il remercie ponctuellement. Aussi confirmation que l’imaginaire autour du loup est le même partout, y compris au Mexique, dont une esquisse est donnée.
« Ceux qui étaient trop soûls pour continuer à pied bénéficiaient de tous les égards et on leur trouvait une place parmi les bagages dans les charrettes. Comme si un malheur les eût frappés qui pouvait atteindre n’importe qui parmi ceux qui se trouvaient là. »

Billy préfère tuer lui-même la louve recrue dans un combat de chiens.
Puis il erre dans la sierra ; il y rencontre un vieux prêtre « hérétique » qui vit dans les ruines d’un tremblement de terre (le « terremoto » de 1887 ; il y a beaucoup de termes en espagnol/mexicain, et il vaut mieux avoir quelques notions et/ou un dictionnaire).
« Tout ce dont l’œil s’écarte menace de disparaître. »

« Si le monde n’est qu’un récit qui d’autre que le témoin peut lui donner vie ? »

« Alors que penser de cet homme qui prétend que si Dieu l’a sauvé non pas une mais deux fois des décombres de la terre c’est seulement pour produire un témoin qui dépose contre Lui ? »

Billy rentre chez lui, et découvre que ses parents ont été massacrés par deux voleurs de chevaux.
Il repart au Mexique avec Boyd. Les deux sont de très jeunes blonds (güero, güerito), et à ce titre sont généralement considérés avec sympathie ; ils deviendront vite renommés suite à leurs contacts avec alternativement de braves gens et des brigands.
« Une créature venue des plateaux sauvages, une créature surgie du passé. Déguenillée, sale, l’œil et le ventre affamé. Tout à fait inexplicable. En ce personnage incongru ils contemplaient ce qu’ils enviaient le plus au monde et ce qu’ils méprisaient le plus. Si leurs cœurs battaient pour lui, il n’en était pas moins vrai que pour le moindre motif ils auraient aussi bien pu le tuer. »

Ils récupèrent un de leurs chevaux, sauvent une jeune Mexicaine d’une tentative de viol, et l'emmènent avec eux. Ils rejoignent une troupe de saltimbanques, puis reprennent quelques autres chevaux. Boyd est gravement blessé par balle dans une escarmouche avec les voleurs.
Billy fait une autre rencontre d’importance, un aveugle, révolutionnaire victime d'affrontements avec l’armée.
« Il dit que les hommes qui avaient des yeux pouvaient choisir ce qu’ils voulaient voir mais qu’aux aveugles le monde ne se révélait que lorsqu’il avait choisi d’apparaître. Il dit que pour l’aveugle tout était brusquement à portée de main, rien n’annonçait jamais son approche. Origines et destinations devenaient des rumeurs. Se déplacer c’était buter contre le monde. Reste tranquillement assis à ta place et le monde disparaît. »

Boyd disparaît avec la jeune fille, Billy retourne un temps aux États-Unis, où il est refusé dans l’enrôlement de la Seconde Guerre mondiale à cause d’un souffle au cœur. Revenu au Mexique, il apprend que Boyd est mort (ainsi que sa fiancée).
« Le but de toute cérémonie est d’éviter que coule le sang. »

Considérations sur la mort, « la calavera ».
Un gitan, nouvelle rencontre marquante (il s’agit d’un véritable roman d’apprentissage), développe une théorie métaphysique sur la vérité et le mensonge à propos d’un avion de la Première Guerre mondiale qu’il rapporte au père d’un pilote américain.
« Chaque jour est fait de ce qu’il y a eu avant. Le monde lui-même est sans doute surpris de la forme de ce qui survient. Même Dieu peut-être. »

« Les noms des collines et des sierras et des déserts n’existent que sur les cartes. On leur donne des noms de peur de s’égarer en chemin. Mais c’est parce qu’on s’est déjà égaré qu’on leur a donné ces noms. Le monde ne peut pas se perdre. Mais nous, nous le pouvons. Et c’est parce que c’est nous qui leur avons donné ces noms et ces coordonnées qu’ils ne peuvent pas nous sauver. Et qu’ils ne peuvent pas nous aider à retrouver notre chemin. »

« Il dit que pour les gens de la route la réalité des choses avait toujours de l’importance. Il dit que le stratège ne confondait pas ses stratagèmes avec la réalité du monde car alors que deviendrait-il ? Il dit que le menteur devait d’abord savoir la vérité. »

« Il dit : ce que les hommes ne comprennent pas c’est que ce que les morts ont quitté n’est pas le monde lui-même mais seulement l’image du monde dans le cœur des hommes. Il dit qu’on ne peut pas quitter le monde car le monde sous toutes ses formes est éternel de même que toutes les choses qui y sont contenues. »

Intéressantes précisions sur le corrido, ballade épique ou romancée, poésie populaire évoquant l’amour, la politique, l’histoire (voir Wikipédia) :
« Le corrido est l’histoire du pauvre. Il ne reconnaît pas les vérités de l’histoire mais les vérités des hommes. Il raconte l’histoire de cet homme solitaire qui est tous les hommes. Il croit que lorsque deux hommes se rencontrent il peut arriver l’une ou l’autre de deux choses et aucune autre. L’une est un mensonge et l’autre la mort. Ça peut vouloir dire que la mort est la vérité. Oui. Ça veut dire que la mort est la vérité. »

Ce long roman bien documenté, qui m’a beaucoup plu, est avant tout un hymne assez traditionnel et pathétique du mythe fondateur des États-Unis, le poor lonesome cowboy et son existence rude et libre dans l’immense marge des confins.
Style factuel, congru à des personnages taiseux, pas de psychologie abordée mais des descriptions détaillées (équipement du cheval, confection des tortillas, médecin soignant Boyd, etc.) : en adéquation complète avec le contenu du discours.

\Mots-clés : #aventure #fratrie #independance #initiatique #jeunesse #mort #nature #solitude #violence #voyage
par Tristram
le Mer 13 Avr - 12:35
 
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Sujet: Cormac McCarthy
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Véronique Olmi

Tag initiatique sur Des Choses à lire Bm_CVT_La-promenade-des-Russes_5244

La promenade des Russes


"Je marchais dans les rues de Nice, ma Babouchka accrochée à mon bras. Elle venait de poster sa vingtième lettre au directeur d'Historia. Il faisait chaud, je me demandais si Suzanne viendrait à la plage, si ma mère réapparaîtrait un jour, si Anastasia Romanov était toujours vivante et rôdait dans les parages...j'avais treize ans. Peu de certitudes. Et beaucoup d'imagination...."

Très, très sympa ce court roman de Véronique Olmi que je ne connaissais pas du tout..mais que j'ai découverte à la Grande Librairie pour son dernier roman "Le gosse".

Donc, voici une très jeune fille, Sonietchka, qui vit avec sa grand-mère russe, exilée, qui a trouvé refuge avec toute sa famille après la révolution Russe à Nice...comme beaucoup de ceux-ci (ce que j'ignorais je dois dire ) encore imprégnée du passé tumultueux de l'éternelle Russie, les rouges d'un côté, les blancs de l'autre...et obsédée par le triste sort réservé à la famille Romanov, dont une des filles Anastasia, aurait réchappé au massacre perpétré par les bolchéviks..comme chacun le sait, la famille au complet, enfants, parents et même domestiques ont été exécutés par ceux-ci.....Toutefois, un mystère subsiste au sujet d'Anastasia....une rumeur court selon laquelle elle en aurait réchappé.....

Babouchka dit détenir la vérité sur le destin d'Anastasia, et écrit régulièrement au responsable d'Historia, le magazine spécialisé dans l'Histoire et espère vainement semaine après semaine une réponse de celui-ci...  

Les parents de Sonia, séparés, ont donc confié leur fille à sa grand-mère maternelle, Babouchka.... veuve ... ce tête-à-tête se passe plutôt bien, même si Sonia aimerait échapper à l'obsession Anastasia et vivre la vie normale d'une jeune fille de son âge...

La terreur de Babouchka est, vu son âge, de tomber dans la rue, signe définitif pour elle, de la terrible déchéance vers la vieillesse.....

"Ca m'a gênée de la voir dans la salle de bains avec sa combinaison rose. Ma grand-mère est fripée, mon Dieu ! comment est-ce qu'on peut être aussi fripée et tenir debout ? Le pire c'est que elle, elle n'avait pas l'air gênée, elle était habituée faut croire, elle trouvait ça normal. Je me suis demandé à partir de quand on trouvait ça normal d'être fripé....Babouchka était terrifiante dans sa combinaison rose qui laissait voir ses genoux, je ne savais plus où regarder, alors j'ai fixé ses yeux bleus qui n'ont pas bougé depuis sa naissance, même si sans lunettes ils ne servent plus à grand chose."

Le pire arrive...Babouchka tombe.....

" C'était le même grand calme que lorsque le train a quitté le quai. Un calme froid qui faisait qu'on entendait le silence et quelque chose de pas normal flottait dans l'air. Alors Babouchka a soulevé un tout petit peu le bas de sa jupe. Elle a fait "Aïe...Oh là là...Aïe ..." et j'ai regardé. Sa jambe avait un gros trou rouge et plein de bouts de peau pendaient tout autour. J'ai eu mal au coeur, mais dans ma tête une petite voix disait " Regarde en face Sonia, regarde bien en face", j'avais du mal à respirer et froid dans mes habits mouillés.

----------------------

J'ai dit ""Excuse-moi". Et j'ai regardé la chambre encore. Sur le haut de l'armoire il y avait deux énormes valises marron. Des vieilles valises démodées. Une petite étiquette accrochée aux poignées. J'ai imaginé la main gantée de ma grand-mère quittant la Russie. Et celle de mon grand-père qui regrettait de fuir avant même que le train soit parti. J'ai imaginé leurs noms sur les étiquettes, écrits avec l'alphabet latin, pour pouvoir passer les frontières. J'ai imaginé le bébé emmitouflé qui était ma mère. Tout ce long chemin qui les avait menés jusqu'à moi.

Et j'ai entendu :
- Sonietchka....
Je me suis tournée vers elle, elle gardait les yeux fermés.
- Oui, Babouchka ?

Elle a laissé passer un long temps et puis d 'une voix très grave, presque une voix d'homme, elle a murmuré :

- Je suis tombée dans la rue
 

Un roman assez émouvant, que j'ai beaucoup apprécié..... Smile


\Mots-clés : #exil #famille #initiatique
par simla
le Jeu 10 Mar - 0:50
 
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Henri Bosco

Mon compagnon de songes

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Récit sur l’adolescence (et un peu celle de l’auteur), suite peut-être de trois livres sur l’enfance, dont Le chien Barboche, et aussi L’Enfant et la rivière.
Pascalet, quinze ans, part pour la première fois seul en voyage pour séjourner chez un cousin éloigné du triste bourg de Vénoves. Très vite son aventure y devient légèrement irréelle, avec la touche personnelle de Bosco pour le fantastique et le mystère ; les arbres, les maisons et même un vieux mur, ont une personnalité, une sorte d’humanité qui évoque une vision animiste du monde vivant. Le silence est analysé dans ses différentes variantes (voir aussi pp. 250-251 et p. 276 de l’édition princeps) :
« C’était sans doute, quand j’y pense, l’être même du vrai silence, caché derrière le voile trompeur des choses qui se taisent, mais qui ont parlé et qui parleront. Elles sont encore vibrantes des bruits, des mots, des souffles dont en nous les échos se prolongent à l’infini. Le souvenir des sons qui ont ému les airs ne cesse de hanter les plus silencieuses solitudes. »

Eustache Lopy, le cousin, est un nanti bestial et craint de ses trois sœurs, Clémence, Benoîte et Clélie, ainsi que de Balbine, la servante, si laide et vive d’esprit, « un cœur pur ». Pascalet réside dans la triste maison du tyran domestique à l’insu de ce dernier, où survit le sombre souvenir d’Hortense, la sœur qu’il y séquestra jusqu’à ce qu’elle meure… la maison qui ensevelissait le passé qui revient. Or, en arrivant à Vénoves, Pascalet rencontra Mathias, l’ancien amoureux éconduit d’Hortense, revenu incognito pour se venger.
Pascalet en est à peine sorti qu’il regrette déjà le « Jardin perdu » de l’enfance ; il vit d’imagination − et note un « mémento » à la base de sa rédaction d’adulte.
« Car en moi, sans moi, tout s’invente, tout devient et tout change quelquefois sur le coup, quelquefois lentement au gré d’une fantaisie toujours en éveil. »

« Par nature, j’aime mieux regarder que réfléchir. Un regard me tient lieu de pensée. »

« Ce que je dis là pourrais-je le dire comme je me dis, si je n’évoquais rien qu’un souvenir ?... Mais je n’évoque pas, je revis. »

« Je le sais, j’en parle après coup, comme à mon âge on peut parler de ces vestiges devenus inutiles et quand même obstinés à vivre. Lorsqu’on a acquis peu à peu, grâce à un long usage, l’habitude de commenter les images qu’a rencontrées notre jeunesse et les émotions dont alors nos cœurs ont battu, on se console avec des mots. […]
Je ne pensais pas avec un esprit séparé du monde. C’est le monde qui pensait en moi tout entier. »

La Clef des songes, livre de Tante Martine, puis de l’étrange pythonisse qui trône au café de la gare, est un signe du monde des rêves.
« Votre destinée n’est pas mûre…Elle n’en est qu’à ses racines, et ce ne sont pas les racines qui parlent. Ce sont les branches et les feuilles… L’arbre commence à peine à se gonfler… Je dis bien l’arbre… Car en nous il y a un arbre, chacun a le sien, et l’âme s’y plaît… Les âmes depuis très longtemps aiment les arbres… »

Cette belle métaphore est filée plus loin :
« …] la première enfance où le contact des choses et des créatures est nécessaire à une vie qui déploie une à une ses premières feuilles…
Peut-être dans l’adolescent qui naissait en moi en restait-il encore, enveloppées dans des bourgeons dont l’éclosion allait se faire. Et peut-être même aujourd’hui où j’ai pris tant d’années y en a-t-il un d’encore vivant qui pourrait s’ouvrir. D’ailleurs ce que j’écris pourrais-je l’écrire si ces quatre ou cinq feuilles closes et oubliées ne cherchaient pas tardivement un peu de soleil dans mon vieil hiver pour en réjouir les lentes et mélancoliques journées ?... Aurais-je en leur fraîcheur tant de souvenirs sous les yeux si l’arbre ne contenait plus un peu de cette sève qui nourrit quelquefois sur les plus vieilles branches d’un ormeau ou d’un chêne de larges feuillages, des feuillages presque aussi beaux que ceux de leur jeunesse ? »

Puis Mathias emmène Pascalet et Barbine à son domaine de Roqueselve, dans la forêt, et où le jardin le fascine. On retrouve les nomades Caraques qui alimentent un grand feu de bois, et l’occasion d’un rêve renvoie à L’Enfant et la rivière.
L’atmosphère est de sortilèges, de menace sourde, de manipulations et d’aguets, maintenant sous la volonté du Vieil homme aveugle et maléfique qui a caché l’âme d’Hyacinthe dans un arbre inconnu, dont les destins sont liés.
C’est aussi le roman d’initiation de Pascalet, qui passe de son enfance solitaire à l’adolescence comme de l’été à l’automne dans ce livre.

\Mots-clés : #initiatique #jeunesse
par Tristram
le Ven 28 Jan - 11:25
 
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Alain-Fournier

Tag initiatique sur Des Choses à lire 97822512

Le grand Meaulnes

Mémoires de la fin de l'adolescence ou esquisse en trois exemplaires. Le narrateur, fils d'instituteur, le grand Meaulnes apparition de camarade scolaire plus "physique" et enfin Frantz plus romanesque et d'un milieu plus aisé.

Amitié, fraternité et traumatismes de l'amour pour Meaulnes et Frantz et mélancolie plus sage pour François. Sur fond de cour d'école et décor de Sologne nous suivons leurs chamailleries et aventures.

Ce grand Meaulnes qui n'en fait qu'à sa tête polarise les attentions. Une escapade et une rencontre lui font perdre la tête et tous, François en tête rêvent par procuration.

Se mêle à ça le drame du frère fantasque de la dulcinée, abandonné à la dernière minute par sa promise ce qui... drame !

Puis rien ne se passe vraiment comme prévu, si rien n'est fichu la vie est autre. Roman d'apprentissage.

Il y a des trucs qui fonctionnent, dont la régulière écriture "classique", mais j'ai trouvé la trame forcée. Le romanesque des sentiments enflammés peut-être mais l'étude de caractère fait rudimentaire. Faiblesse compensée un peu par l'ambiance.

Bref ça se lit facilement mais si "Le Grand Meaulnes est classé à la 9e place des 100 meilleurs livres du XXe siècle'" par Le Monde en 1999 je ne vois vraiment pas pourquoi.

Nostalgie polie ? Romantisme convenu et convenable ? Clichés douloureux et un rien morbides... et aussi femmes muses fragiles (ou utilitaires d'ailleurs, léger entre deux accorder à la mère), j'ai repensé à ma fraîche lecture de Mona Chollet.

Il faut reconnaître tout de même la jeunesse de l'auteur et qu'elle soit perceptible n'est pas forcément un défaut.


Mots-clés : #amour #aventure #initiatique
par animal
le Mer 26 Jan - 20:37
 
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Theodore Sturgeon

Cristal qui songe

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Horty (Horton) Bluett est un enfant trouvé de huit ans. Mal aimé à l’école (qui l’a renvoyé pour avoir mangé des fourmis) comme dans sa famille d’accueil, son seul ami est Junky, un cube de bois bariolé contenant un diablotin à ressort, jouet qu’il possède depuis l’orphelinat. Armand, son père adoptif, lui ayant écrasé trois doigts (ainsi que la tête de Junky), Horty fugue. Il est recueilli par des nains qui vivent en forains, travaillant pour le directeur de la troupe, le Cannibale, un médecin surdoué devenu un haineux misanthrope.
Ce dernier a découvert le « cristal », être vivant totalement étranger à notre perception du monde ; ils peuvent « copier les êtres vivants qui les entourent », mais involontairement, un peu comme une chanson est le sous-produit de l’amour qui fait chanter l’amoureuse :
« Leurs rêves ne sont pas des pensées, des ombres, des images, des sons, comme les nôtres. Ils sont faits de chair, de sève, de bois, d’os, de sang. »

Le Cannibale parvient à les contrôler, les contraignant par de torturantes ondes psychiques à créer des êtres vivants, parfois inachevés – des monstres.
Horty, devenu Hortense (ou Kiddo), s’épanouit dans la communauté du cirque, où sa maternelle amie Zena le chaperonne, déguisé en fillette ; guidé par cette dernière, il lit beaucoup, se souvenant de tout grâce à sa mémoire prodigieuse ; et sa main coupée repousse…
« Horty apprenait vite mais pensait lentement ; la mémoire eidétique est l’ennemie de la pensée logique. »

(Eidétique au sens d’une mémoire vive, détaillée, d'une netteté hallucinatoire, qui représente le réel tel qu'il se donne, d’après Le Robert.)
Bien qu’il lui soit difficile de prendre seul une décision, Horty devra s’enfuir pour échapper à la dangereuse curiosité du Cannibale.
« Fais les choses toi-même, ou passe-t’en. »

Une douzaine d’années plus tard, Kay, la seule camarade de classe d’Horty à lui avoir témoigné de la sympathie, est draguée par Armand, devenu veuf et juge, qui la fait chanter pour parvenir à ses fins…
Horty affrontera le Cannibale − cette histoire est un peu son roman d’apprentissage −, et il comprendra les cristaux mieux que lui.
« …] les cristaux ont un art à eux. Lorsqu’ils sont jeunes, lorsqu’ils se développent encore, ils s’exercent d’abord en copiant des modèles. Mais quand ils sont en âge de s’accoupler, si c’est vraiment là un accouplement, ils créent du neuf. Au lieu de copier, ils s’attachent à un être vivant et, cellule par cellule, ils le transforment en une image de la beauté, telle qu’ils se la représentent. »

Considéré comme un classique de l’étrange, ce roman humaniste a pour thème la différence, physique ou de capacités psychiques particulières, thème qui sera développé dans Les plus qu'humains.
« Les lois, les châtiments font souffrir : la puissance n’est, en fin de compte, que la capacité d’infliger de la souffrance à autrui. »

« Tout au cours de son histoire, ça a été le malheur de l’humanité de vouloir à tout prix que ce qu’elle savait déjà fût vrai et que ce qui différait des idées reçues fût faux. »

En cette époque où le souci de l’Autre devient peut-être de plus en plus important, cet auteur un peu oublié m’émeut toujours par son empathie pour l’enfant et le différent.

\Mots-clés : #enfance #fantastique #identite #initiatique #philosophique #psychologique #sciencefiction #solidarite
par Tristram
le Jeu 9 Déc - 11:58
 
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Janusz Korczak

Le roi Mathias 1er

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L’ouvrage est publié en 1922 alors que la Pologne est devenue indépendante à l’issue de la Première guerre mondiale (1918). Le récit est rédigé à hauteur d’enfant.
Face à sa photo enfant, Korczak écrivait :

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« Quand j’étais ce tout jeune garçon que l’on voit sur cette photographie, je voulais faire moi-même tout ce qui est raconté dans ce livre. Ensuite, je l’ai oublié, et à présent, me voilà vieux. Je n’ai plus le temps ni les forces de mener des guerres, ni de partir chez les cannibales. »
……………………………………………
« Je pense qu’il est préférable de montrer des photos de rois, de voyageurs ou d’écrivains sur lesquelles ils ne sont pas encore vieux. Autrement, on pourrait croire qu’ils ont toujours été aussi sages, et qu’ils n’avaient jamais été petits. Et les enfants penseraient à tort qu’ils ne peuvent pas devenir ministre, voyageur ou écrivain.
«Les adultes ne devraient pas lire mon livre ; il y a des chapitres inconvenants, ils ne comprendraient pas et ils s’en moqueraient. Mais s’ils tiennent absolument à le lire, qu’ils essaient. Le leur interdire ne servirait de toute façon à rien.. Ils n’obéiraient pas ! »


Mathias devient roi à la mort de son père. Il n’a que dix ans et désire gouverner personnellement malgré l’avis de ses ministres.  Il commence à partir à la guerre, en cachette, avec son ami Félix. Une guerre qui ressemble à celle qui vient de se terminer et où il découvre la réalité  de la vie au front, loin de l’imagerie héroïque dont il rêvait :
« C’est vrai ! les civils peuvent comme bon leur semble obéir ou non, trainer, rouspéter, mais un militaire n’a qu’une chose à faire : exécuter les ordres sur le champ ! »


Il découvre aussi, ce qui reviendra plusieurs fois dans le livre, que ses administrés ne sont pas tous en admiration devant ceux qui les gouvernent. Force de l’opinion et des médias qui les influencent voire les manipulent :

« Tous les rois sont pareils, autrefois c’était peut-être différent mais les temps ont changé.
- Qu’est-ce que nous en savons ? Peut-être qu’autrefois se prélassaient-ils aussi sous un édredon, mais comme personne ne s’en souvient, on nous raconte des bobards !
- Pourquoi nous mentirait-on ?
- Dis-nous alors combien de rois sont morts à la guerre, et combien de soldats ?
- Ce n’est pas comparable, le roi est un, alors qu’il y a beaucoup de soldats !
- Et toi, tu voudrais peut-être qu’il y en ait plus qu’un ? avec un seul, on a déjà bien assez de tracas …
Mathias n’en croyait pas ses oreilles. Il avait tant entendu parler de l’amour de la nation, et surtout de l’amour de l’armée, pour leur roi. Hier encore, il croyait qu’il devait se cacher afin que par excès d’amour on ne lui fît du mal. Et il voyait à présent que si l’on découvrait qui il était, cela n’éveillerait aucune admiration ! »


La guerre terminée Mathias désire introduire ses trois réformes essentielles  qui émanent quasi directement des enfants mais avec une vision qui est celle de son époque. On aurait du mal à souhaiter à tous ces animaux de vivre dans des cages :

«
1. Faire construire dans les forêts, les montagnes et au bord de la mer beaucoup de maisons où les enfants pauvres pourraient passer leur été.
2. Installer dans toutes les écoles des balançoires et des kiosques à musique.
3. Créer dans la capitale un grand jardin zoologique où il y aurait dans des cages un tas d’animaux sauvages : lions, ours, éléphants, singes, serpents et animaux exotiques. »


Sa vision des cannibales, chez qui il se rend, navigue entre approche bienveillante et ce qui nous semblerait une condescendance proche du racisme. On y retrouve aussi ce qui pourrait être une des racines du colonialisme :

« Il voulait aider ses amis cannibales mais il voulait aussi se procurer de l’argent pour les réformes qu’il comptait introduire dans son Etat.
Il visitait justement une grande mine d’or. Mathias demanda au roi Boum-Droum s’il ne pouvait pas lui en prêter un peu. Le roi fut pris d’un fou rire : il n’avait que faire de tout cet or … »


Mathias pense aussi à faire une œuvre civilisatrice :

« Que Boum-Droum fasse venir ici une centaine de Noirs, nos tailleurs leur apprendront à coudre les vêtements, nos cordonniers à faire des chaussures, nos maçons leur diront comment construire des maisons. Nous leur enverrons des phonographes pour qu’ils apprennent de jolies mélodies, puis des tambours, des trompettes et des flutes et encore des violons et des pianos…et aussi du savon et des brosses à dents. Et nous leur apprendrons nos danses. Une fois qu’ils auront assimilé tout ça, ils ne seront peut-être plus aussi noirs. Quoi qu’à vrai dire, ça ne fait rien qu’ils aient un aspect un peu différent. »


Klou-Klou, fille du roi Boum-Droum est un des personnages essentiels du récit. Face au roi, petit garçon, elle représente la petite fille et la petite fille émancipée qui donne une véritable peignée aux petits machistes qui essaient de faire la loi dans le Parlement des enfants.

« Mon cher Mathias, permets-moi d’assister à la prochaine séance. Je vais leur dire ce que j’en pense ! D’ailleurs, pourquoi n’y a-t-il pas de filles dans votre Parlement ?
- Si, il y en a,  mais elles ne disent rien.
- Alors, je parlerai pour toutes. Comment ça ? Parce que dans une cour il y a une fille insupportable, il faudrait qu’il n’y ait plus de filles du tout ? Ils sont combien, les garçons insupportables ? Devraient-ils disparaître eux aussi pour cette raison ? Je ne comprends comment les hommes blancs qui ont inventé tant de bonnes choses peuvent être encore aussi sauvages et stupides ? »


A l’issue de la bataille qui l’oppose aux garçons, l’auteur revient sur ce que Klou-Klou a pensé de ce qui lui est arrivé :
« Qu’ils sachent donc ce qu’elle pense d’eux ! Ils lui avaient dit qu’elle était noire ? Elle le savait. Qu’elle aille rejoindre les singes dans leur cage ? Eh bien, elle y avait été mais qu’ils essaient à nouveau de l’y forcer à nouveau ! »

On pense alors à ces expositions exhibant des « cannibales » quasiment en cage, sorte de musées humains. Cf entre autres, une exposition du musée du Quai Branly en 2012 : Exhibitions, l’invention du sauvage.

C’est avant tout une fable écrite pour les enfants, abordant des demandes de leur âge :

« - Je veux élever des pigeons !
- Et moi un chien !
- Qu’il soit permis aux enfants de téléphoner !
- Qu’on ne nous embrasse pas !
- Qu’on nous lise des contes
- Qu’on puisse manger du saucisson !
- […]
- Qu’il n’y ait jamais d’examens blancs !
- …ni de dictées ! »


Et des thèmes politiques : la guerre, la démocratie représentative avec le rôle du Parlement, de la Presse, des relations avec les autres États, les autres cultures…
Le livre a été un immense succès. Il a été publié en France, entre autres, dans la collection Folio Junior, sans doute abrégé car il fait tout de même 300 pages.
Je l’ai lu avec beaucoup de plaisir car je m’intéresse à la littérature de jeunesse et aussi à l’éducation politique au sens large du terme. Certains pourront le trouver peu littéraire, trop didactique, daté. A chacun sa lecture.


Mots-clés : #contemythe #initiatique #litteraturejeunesse #xxesiecle
par Pinky
le Mar 7 Déc - 13:57
 
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Sujet: Janusz Korczak
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Fleur Jaeggy

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Fleur Jaeggy : Les Années bienheureuses du chatiment. - Gallimard

« À quatorze ans j'étais pensionnaire dans un collège de l'Appenzell. En ces lieux où Robert Walser avait fait de nombreuses promenades lorsqu'il se trouvait à l'asile psychiatrique, à Herisau, non loin de notre institution. Il est mort dans la neige.»

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L'adolescence et la mort se mêlent dans ce récit d'une pensionnaire du "Töchterinstitut". Une pension privée près du lac de Constance, mais loin de Genève où le père de la narratrice vit à l'hôtel, et plus loin encore du Brésil où vit sa mère. L'adolescente est encore classée parmi les "petites", mais ses amies qui ont un an ou deux de plus qu'elle figurent parmi les "grandes". Un thème fort du livre est son va-et-vient entre Frédérique — froide, austère, rigide, refusant tout contact charnel, — et Madeleine nettement plus exubérante voire frivole. Un autre est la découverte progressive de la vraie nature de Frédérique, sa nature austère cache difficilement une attirance morbide que la narratrice découvrira mieux après leurs années bienheureuses. Ce n'est pas pour rien que le récit commence par évoquer l'asile du poète. Ce court roman, quatrième des publications de l'auteure née à Zurich et devenue milanaise, vaut beaucoup pour son écriture lapidaire, simple et dépourvue de détails superflus.

Quand on a dit cela, on n'a rien dit. Ou peu de choses. Ni sur l'histoire ni sur les personnages.
Pour avoir lu aussi La Peur du ciel, je reste dans la sidération.
Tout est dans l'atmosphère autant que dans les mots.



Les fenêtres étaient toujours grandes ouvertes et dans l'air pesait un sentiment d'amertume et de fatalité. L'année prend congé. Et avec cela rien ne se passait.


Ainsi l'auteur d'écrit-elle l'institution où on (ses parents) l'a internée, une parmi tant d'autres. Mais où dominent toujours la solitude, l'obéissance plus ou moins absolue, la discipline et qui peuvent se transformer en une perfection proche de la folie et de la mort.

Aucun recours affectif, même la tendresse entre pensionnaires est mort née, transformée en rapports de dépendance.  

Tels sont les rapports entre prisonniers.

Tout cela dans une écriture blanche, contenue, qui ne hausse jamais le ton. Un ton désabusé, au delà meme du pessimisme et de la mélancolie ordinaires.
Comme si, à se ressouvenir, la narratrice ne  gardait qu'une image figée, lointaine, funèbre. Où la révolte et la tendresse sont absentes.
La vie est passée, ne restent que des vestiges momifiés figés à jamais.
Mais on sait bien, à lire Beckett, que cette écriture dépouillée jusqu'à l'os est le comble de la stylisation.

Et, c'est un fait, qu'on l'aime ou pas, Fleur Jaeggy, est un écrivain qui s'impose et qui impose aussi le respect.

\Mots-clés : #enfance #initiatique
par bix_229
le Jeu 16 Sep - 19:01
 
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Sujet: Fleur Jaeggy
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Michel Rio

Archipel

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L’archipel, c’est celui des îles anglo-normandes, à la rencontre des cultures anglaise et française, pour un des exercices préférés des écrivains philosophants, le système d'éducation idéale du gentilhomme :
« Histoire, physique, biologie : pour un apprenti philosophe, cela est convenable et opportun. C’est la trinité qui doit fonder notre vision du monde. »

Novella plus que roman où Michel Rio déploie calmement son style soigné, clair et précis, dense car sans errement, maîtrisé, avec ses caractéristiques dialogues d’un français châtié, un brin aristocratique, en parfaite adéquation avec le propos.
Le narrateur, élève d’une élitiste école de Jersey, vivra une expérience insolite de l’initiation au sexe, à l’amour et à l’interdit, entre la belle Alexandra Hamilton, propriétaire de l’institution, et Leonard Wilde, le laid bibliothécaire et ancien précepteur de cette dernière.
« Il y a une liberté dans le crime, et aucune dans l’aumône. »


\Mots-clés : #education #initiatique
par Tristram
le Ven 21 Mai - 13:10
 
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Sujet: Michel Rio
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Stephen Crane

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La conquête du courage

C’est un brave petit gars, encore adolescent, qui s’engage dans la guerre de Sécession du côté des Yankees, parce que ça se fait : défendre des idées, participer à une grande aventure, montrer qu’on est un homme.
La première partie est assez touchante, il n’est pas du tout à la hauteur de la situation, il a peur d’avoir peur, puis il a peur au combat, il fuit. Sans trop culpabiliser, se demandant même s‘il ce n’est pas lui le plus malin (limite tête à claque dans sa gestion de son propre stress), mais avec encore la peur de ce que les autres vont en dire.

Puis il y a une vraie grosse bataille, le reste n’était qu’avant-goût, avec des chefs qui vous courent après et vous méprisent un peu (et ça on a carrément envie de leur montrer qu’on vaut plus qu’ils ne croient), des copains qui tombent à droite à  gauche qu’on veut venger et peu à peu cela le happe, il devient courageux, il s’empare du drapeau de l’ennemi, c’est un héros.

La guerre « grandit » l’adolescent.

Je ne suis pas sûre d’être le bon public pour cette exaltation du bon petit américain courageux.
En outre l‘écriture (ou la traduction ?), si elle est belle par moments, décrivant notamment une nature splendide comme théâtre de ce carnage, est assez confuse dans les combats et les faits et mon attention, pour ne pas dire mon intérêt, ne s’en est pas trouvée encouragée.


\Mots-clés : #guerre #initiatique
par topocl
le Lun 22 Fév - 14:25
 
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Michel Tournier

Les Météores

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Voici Alexandre Surin, homosexuel chasseur, à la fois élitiste, antisocial et abject (Tournier fait preuve d’une véritable fascination pour l’analité dans ses œuvres) ; malsain et scandaleux, ce cynique « dandy des gadoues », ce joyeux pervers jouit de l’ordure (les « oms », ordures ménagères, sorte d’acronyme où il est permis de voir une malicieuse affinité avec "hommes"…), et s’accomplit dans la répurgation (latinisme qui désigne l’ensemble des activités liées à la propreté et à l’hygiène dans les collectivités locales, Wiktionnaire) :
« Moi, sans sexe, je ne vois vraiment pas de qui j’aurais pu avoir besoin. »

« Peu à peu j’étais séduit par l’aspect négatif, je dirai presque inverti, de cette industrie. »

« La guerre menace cette fin d’été. Hitler ayant achevé avec la complicité générale le massacre des homosexuels allemands cherche d’autres victimes. Est-il nécessaire de préciser que la formidable mêlée d’hétérosexuels qui se prépare m’intéresse en spectateur, mais ne me concerne pas ? Si ce n’est peut-être au dernier acte, quand l’Europe, le monde entier sans doute ne seront plus qu’un seul tas de décombres. Alors viendra le temps des déblayeurs, récupérateurs, éboueurs, biffins et autres représentants de la corporation chiffonnière. En attendant, j’observerai la suite des opérations l’œil appointé, à l’abri d’une réforme que me valut à l’âge du régiment une éventration herniaire depuis belle lurette surmontée et oubliée. »

« …] j’ai le privilège insigne – en vertu de mon métier et de mon sexe également exécrés par la racaille – de demeurer inébranlé à ma place, fidèle à ma fonction d’observateur lucide et de liquidateur de la société. »

Une discussion théologique sur le Paraclet (le Saint-Esprit, cf. Le Vent paraclet, réflexions autobiographique, littéraire et philosophique) et la météorologie explicite le titre :
« L’Esprit-Saint est vent, tempête, souffle, il a un corps météorologique. Les météores sont sacrés. »

Tournier est féru de vocabulaire, d’érudition, d’étymologie, d’allusions littéraires ; ainsi, « la haine atmosphérique des hétérosexuels » doit renvoyer à la barométrie psychologique dont parle Baudelaire dans ses Paradis artificiels : « les phénomènes atmosphériques de son âme »…
Autre référence, celle à la cryptophasie, emploi d'un langage secret par les jumeaux, « élaboré spontanément par le couple gémellaire, compréhensible de lui seul, et pouvant nuire au développement du langage social proprement dit » (TLFi).
Car la (seconde) moitié du livre concerne les jumeaux, Jean et Paul, soit Jean-Paul, « frères-pareils » parmi les « sans-pareil » ; celui qui a l’ascendant dans cette gémellité fera fuir la fiancée de l’autre, qui à son tour fuira, bientôt poursuivi autour du monde par son frère déparié.
« Des deux, j’étais le conservateur, le mainteneur. Jean au contraire a obéi à un parti pris de séparation, de rupture. Mon père dirigeait une usine où l’on tissait et cardait. Jean ne se plaisait qu’avec les cardeuses, moi je trouvais mon bonheur auprès des ourdisseuses. Dès lors, je suis tenté d’admettre que Jean-le-Cardeur sème la discorde et la ruine partout où il passe en vertu de sa seule vocation. C’est une raison de plus pour que je m’efforce de le retrouver et de le ramener à Bep. »

(Bep est le jeu fusionnel dans la cellule gémellaire.)
Franz (comme Arnaud le benêt du Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs de Mathias Énard, c’est un « enfant-calendrier »), ainsi que les autres innocents de l’établissement de débiles mentaux proche de la Cassine et de la filature familiale en Bretagne, est proche des jumeaux comme de toute la progéniture de Maria-Barbara et d’Édouard (frère d’Alexandre), aussi occasion d’un rendu sensible de ces jeunes handicapés.
Tournier revisite nombre de codes (et tabous) sociaux, comme l’inceste.
« Le mariage ne créait-il pas une sorte de parenté entre les époux, et puisqu’il s’agissait de deux êtres appartenant à la même génération, cette parenté n’était-elle pas analogue à celle qui unit un frère et une sœur ? Et si le mariage entre frère et sœur réels est interdit, n’est-ce pas justement parce qu’il est absurde de prétendre créer par institution et sacrement ce qui existe déjà en fait ? »

Le début de la Seconde Guerre mondiale est évoqué au travers d’Édouard, hétérosexuel notoire, typique père de famille (dont les jumeaux) et séducteur de nombreuses femmes, qui s’engage dans l’armée puis la Résistance sous l’Occupation.
« L’angoisse de la mort et la peur de mourir sont exclusives l’une de l’autre. La peur chasse l’angoisse comme le vent du nord balaie les nuées orageuses de l’été. La menace immédiate fouette le sang et appelle des réactions sans retard. »

La fin du livre se situe lors de l’érection du mur de Berlin (livre publié en 1975), et remue encore les fantasmes de l’auteur.
Dans ce roman au style châtié qui manie paradoxe et provocation, mais nuancé d’humour voire d’ironie, Tournier a le même goût du rocambolesque, du symbolique, du bizarre et de la bravade que son Alexandre ; partout se devine le conte mythique, avec ce qu’il a aussi d’ambigu, de cruel, de maléfique ; plutôt hétérogène malgré ses thèmes suivis, il vaut aussi beaucoup pour les remarques diverses de l’auteur à tous propos. Il y a des scènes frappantes, voire du gore, comme avec la guerre des rats et goélands dans une décharge, ou l’inondation de Venise en 1959. A propos, voici deux descriptions de paysages, la première en Islande, la seconde en Bretagne :
« Paysage beige, livide, verdâtre, coulées de morve, de pus chaud, de sanie glauque, vapeurs toxiques, bourbiers qui bouillonnent comme des marmites de sorcière. On y voit mijoter le soufre, le salpêtre, le basalte en fusion. Angoisse en présence de cette chose innommable et totalement contre nature : la pierre liquéfiée… Solfatares où fusent des jets de vapeur empoisonnée, où rêvent des fumerolles annelées. Bleu intense, irréel, du fond du geyser. Le petit lac se vide sous l’effet d’une déglutition, d’une puissante succion interne, puis le liquide reflue d’un coup, bondit vers le ciel, se disperse en gerbe, retombe en crépitant sur les rochers. Contraste entre ce paysage totalement minéral, et l’activité vivante, viscérale qui s’y manifeste. Cette pierre crache, souffle, rote, fume, pète et chie pour finir une diarrhée incandescente. C’est la colère de l’enfer souterrain contre la surface, contre le ciel. Le monde souterrain exhale sa haine en vomissant à la face du ciel ses injures les plus basses, les plus scatologiques. »

« Je n’oublierai jamais cette première rencontre. Toute la journée un grain et ses séquelles avaient rincé et peigné la côte. Le jour baissait lorsqu’on put enfin sortir. L’air mouillé était frais, et le soleil glissant déjà dans l’entrebâillement lumineux ouvert entre l’horizon et le couvercle des nuages, nous baignait d’une lumière faussement chaleureuse. La basse mer ajoutait les déserts miroitants de la grève au ciel dévasté. »

Un livre original, étrange, que j’ai lu sans lassitude (il est vrai sur papier, à l’ancienne, artisanalement !)


Mots-clés : #fratrie #identitesexuelle #initiatique #sexualité
par Tristram
le Lun 15 Fév - 12:23
 
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Victor Jestin

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La chaleur

Fin août, la canicule écrase les vacanciers. Dans ce géant camping des Landes, les ados traînent, heureux ou malheureux, draguent, bronzent. Le lapin rose se charge des enfants, les parents sont gentils mais un peu dépassés. Léonard porte son vague à l‘âme et son sentiment d’exclusion. Rien que de très banal si la première phrase du roman n’était: « Oscar est mort parce que je l’ai regardé mourir, sans bouger ».

Cela vous a par moments un petit air de l’Étranger de Camus, ces phrases qui claquent, cette chaleur comme un mirage, ce jeune homme hors des codes.
C’est une lecture assez décapante par l’écriture, la façon de regarder ce monde d’une façon décalée.
Une journée de vie ordinaire assez saisissante.


\Mots-clés : #contemporain #initiatique #mort
par topocl
le Mer 10 Fév - 13:07
 
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Sujet: Victor Jestin
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