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Lawrence Block
Huit millions de façons de mourir
Une enquête de Matt Scudder, détective privé sans licence qui rend service contre émolument ; naguère inspecteur de police, une de ses balles perdues a tué une fillette, et il ne cesse de s’interroger sur les aléas de l’existence ; quoique non-croyant, il met dix pour cent de ce qu’il touche dans le tronc des pauvres d’une église quelconque. Il est en sevrage alcoolique (excellent rendu des affres de l’addiction, Alcooliques Anonymes, trous de mémoire – traduits par « passages à vide » –, rechute, etc.)
Kim Dakkinen, une jeune et belle call-girl venue de son Midwest, lui demande d’annoncer à son souteneur, Chance, qu’elle a décidé d’arrêter : le lendemain de son départ, elle est massacrée, et Chance le recrute pour trouver le meurtrier.
Beaucoup de faits divers évoqués illustrent la violence à New York.
« — La peine de mort, nous l’avons. Mais pas pour les assassins, non. Pour les gens normaux. L’homme de la rue a plus de chances de se faire tuer que le tueur de passer à la chaise électrique. La peine de mort, on la trouve cinq, six, sept fois par jour. […]
— Il y a huit millions d’histoires dans la ville, me dit-il. Vous vous rappelez cette émission ? C’était à la télévision, il y a quelques années.
— Je me rappelle.
— Ils disaient un truc comme ça, à la fin de chaque émission. Il y a huit millions d’histoires dans la ville nue. Celle-ci en était une.
— Je me rappelle.
— Huit millions d’histoires. Vous savez ce qu’il y a, ici, dans cette putain de ville de merde ? Vous savez ce qu’il y a ? Il y a huit millions de façons de mourir. »
Matt enquête donc (il soupçonne que le meurtrier de Kim pourrait être un « petit ami »), et interroge les autres filles de Chance, ce qui est l’occasion de détailler leurs profils, de la poétesse éprise d’indépendance à la journaliste féministe qui voudrait écrire un roman sur la prostitution, « une fin en soi ». L’une d’elles se suicide. Le réceptionniste de l’hôtel où Kim a été tuée disparaît. Une prostituée transgenre est massacrée de la même façon que celle-ci.
Matt, têtu mais déboussolé et se sentant coupable dans sa lutte pour tenir sans alcool vingt-quatre heures par vingt-quatre heures, prend conscience de l’importance de l’indice de l’émeraude verte que portait Kim au doigt, alors que Block avait déjà soigneusement attiré notre attention dessus.
« — Je me demande, dit-elle, si elle était une émi-ou une immi-grante.
— Que voulez-vous dire ?
— Partait-elle de ou pour ? C’est une question de point de vue. Quand je suis arrivée à New York, j’étais partie pour, j’étais également partie de chez mes parents et de la ville où j’avais été élevée, mais c’était secondaire. Par la suite, quand je me suis séparée de mon mari, je fuyais quelque chose. Le fait de partir était une chose en soi, qui comptait plus que la destination. »
« L’argent trop vite gagné ne dure pas. Autrement, Wall Street appartiendrait aux dealers. »
« Au cours des réunions, on entend les gens dire : « Le pire de mes jours de sobriété vaut mieux que le meilleur de mes jours d’ivresse ». Et tout le monde hoche la tête comme le petit chien en plastique sur le tableau de bord d’un Portoricain. Je songeai à cette soirée avec Jan, puis je regardai la petite cellule qui me sert de chambre et j’essayai de comprendre en quoi cette soirée-ci était meilleure que cette soirée-là. »
« On glane un truc par-ci, un truc par-là et on ne sait jamais s’ils vont se recouper. »
« J’essaie de ne pas penser au fait qu’on l’a tuée, et pourquoi et comment elle est morte. Vous avez lu un livre qui s’appelle Watership Down ? (Je ne l’avais pas lu.) Eh bien, ça parle d’une colonie de lapins, des lapins semi-domestiques. Ils ont toute la nourriture qu’il leur faut parce que les humains leur en apportent. C’est une sorte de paradis pour lapins, sauf que les hommes qui leur donnent à manger le font pour pouvoir tendre des pièges et avoir de temps en temps un lapin pour le dîner. Les lapins survivants ne parlent jamais des pièges, ni de leurs compagnons que les pièges ont tués. Ils ont une sorte d’accord tacite en fonction duquel ils font comme si les pièges n’existaient pas et comme si leurs copains morts n’avaient jamais existé. (Jusque-là, en parlant, elle ne m’avait pas regardé. Mais ses yeux se fixèrent sur les miens quand elle poursuivit : ) Vous savez, je crois que les New-Yorkais sont comme ces lapins. Nous vivons ici pour profiter de ce que la ville peut nous procurer sous forme de culture, de possibilités d’emploi ou ce que vous voudrez. Et nous détournons les yeux quand la ville tue nos voisins et nos amis. Oh, bien sûr, nous lisons ça dans les journaux, nous en parlons pendant un jour ou deux, mais après, nous nous empressons d’oublier. Parce qu’autrement, nous serions obligés de faire quelque chose contre ça et nous en sommes incapables. Ou bien il nous faudrait aller vivre ailleurs et nous n’avons pas envie de bouger. Nous sommes comme ces lapins, vous ne croyez pas ? »
« Le proxénétisme n’est pas difficile à apprendre. Tout ce qui compte, c’est le pouvoir. On fait comme si on l’avait déjà, et les femmes viennent vous le donner d’elles-mêmes. C’est pas plus compliqué que ça. »
\Mots-clés : #addiction #criminalite #polar #social #solitude #urbanité #xxesiecle
- le Ven 17 Mar - 11:29
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Honoré de Balzac
Le Colonel Chabert
Le résumé d'ArenSor en début de fil me dispense d'y aller du mien. Ma lecture est suscitée par celle qu'en fait Javier Marías dans Comme les amours, et il est vrai que sous cet angle le thème historique passe au second plan, avec cette vision extraordinaire du retour d'un mort dans la vie (sociale) où il n'a plus sa place.
Un vieillard misérable se présente à l'étude de maître Derville, avoué. Il prétend être le colonel Chabert de l'armée napoléonienne, déclaré mort à l’issue de la bataille d'Eylau et enterré vif.
« — Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l'honneur de parler ?
— Au colonel Chabert.
— Lequel ?
— Celui qui est mort à Eylau, répondit le vieillard. »
« Ma foi, vers cette époque, et encore aujourd'hui, par moments, mon nom m'est désagréable. Je voudrais n'être pas moi. Le sentiment de mes droits me tue. »
Il raconte comme, « sorti du ventre de la fosse aussi nu que de celui de ma mère » voilà dix ans, il veut retrouver sa fortune de comte de l’Empire, et se venger de sa femme, devenue épouse Ferraud, qui ne le reçoit pas.
« J'ai été enterré sous des morts, mais maintenant je suis enterré sous des vivants, sous des actes, sous des faits, sous la société tout entière, qui veut me faire rentrer sous terre ! »
« Le monde social et judiciaire lui pesait sur la poitrine comme un cauchemar. »
Sa femme a fait fructifier son héritage.
« Madame la comtesse Ferraud se trouva par hasard avoir fait tout ensemble un mariage d'amour, de fortune et d'ambition. Encore jeune et belle, madame Ferraud joua le rôle d'une femme à la mode, et vécut dans l'atmosphère de la cour. Riche par elle-même, riche par son mari, qui, prôné comme un des hommes les plus capables du parti royaliste et l'ami du roi [Louis XVIII], semblait promis à quelque ministère, elle appartenait à l'aristocratie, elle en partageait la splendeur. »
Mais son (nouveau) mari préfèrerait devenir pair de France par un autre mariage. Derville, qui travaille habilement pour le colonel en exploitant cette information, est pris de vitesse par la comtesse, qui circonvient ce dernier.
« — Les morts ont donc bien tort de revenir ?
— Oh ! monsieur, non, non ! Ne me croyez pas ingrate. Seulement, vous trouvez une amante, une mère, là où vous aviez laissé une épouse. S'il n'est plus en mon pourvoir de vous aimer, je sais tout ce que je vous dois et puis vous offrir encore toutes les affections d'une fille. »
Mais l’intrigante se trahit ; le colonel la rejette, et sans s’en va mourir dans la misère.
« Vous ne pouvez pas savoir jusqu'où va mon mépris pour cette vie extérieure à laquelle tiennent la plupart des hommes. J'ai subitement été pris d'une maladie, le dégoût de l'humanité. Quand je pense que Napoléon est à Sainte-Hélène, tout ici-bas m'est indifférent. Je ne puis plus être soldat, voilà tout mon malheur. Enfin, ajouta-t-il en faisant un geste plein d'enfantillage, il vaut mieux avoir du luxe dans ses sentiments que sur ses habits. Je ne crains, moi, le mépris de personne. »
« Sorti de l'hospice des Enfants trouvés, il revient mourir à l'hospice de la Vieillesse, après avoir, dans l'intervalle, aidé Napoléon à conquérir l'Égypte et l'Europe. »
\Mots-clés : #mort #social
- le Mar 21 Fév - 16:23
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- Sujet: Honoré de Balzac
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Ian McEwan
Opération Sweet Tooth
Au début des années soixante-dix, la jeune et belle Serena Frome, lectrice compulsive (et qui raconte son histoire des années plus tard), est approchée à Cambridge par Tony Canning, un professeur d’histoire dont elle devient l’amante, et qui la forme afin d’être recrutée par le MI5 (service de renseignement en charge de la sécurité intérieure du Royaume-Uni).
Petite remarque en passant sur les débuts de la discrimination dite positive :
« L’université de Cambridge affichait sa volonté d’« ouvrir ses portes aux principes d’égalité du monde moderne ». Avec mon triple handicap – un lycée provincial, le fait d’être une fille, une discipline exclusivement masculine –, j’étais certaine d’être admise. »
C’est l’époque de la libération (notamment sexuelle), du terrorisme de l’IRA, pendant la guerre froide avec l’Union soviétique.
« Une atmosphère d’insurrection, de décadence et de laisser-aller flottait dans l’air. »
Serena est embauchée comme sous-officier adjoint, c'est-à-dire petite secrétaire dans la grande administration fonctionnaire, et chichement rétribuée.
« Je ne donne pas ces détails pour me faire plaindre, mais à la manière de Jane Austen dont j’avais dévoré les romans à Cambridge. Comment peut-on comprendre la vie intérieure d’un personnage, réel ou fictif, sans connaître l’état de ses finances ? »
« C’était une organisation bureaucratique et les retards s’additionnaient comme par décret. »
À point nommé est cité un extrait du discours d’acceptation du prix Nobel 1970 de Soljenitsyne (« héros » de Serena) :
« Malheur à la nation dont la littérature est bousculée par les interventions du pouvoir. »
Un collègue dont elle s’éprend, Maximilian Greatorex, lui fait proposer une mission particulière.
« L’IRD [le département de recherche de renseignements au ministère des Affaires étrangères] travaille avec le MI6 [service de renseignements extérieurs du Royaume-Uni] et avec nous depuis des années, entretenant des liens avec des écrivains, des journaux, des maisons d’édition. Sur son lit de mort, George Orwell lui a donné le nom de trente-huit compagnons de route communistes. L’IRD a également permis la traduction en dix-huit langues de La ferme des animaux, et a beaucoup contribué au succès de 1984. »
McEwan cite aussi Koestler dans cet épisode, qui peut mériter d’être approfondi par une recherche sur internet.
« L’idée est de concentrer nos efforts sur de jeunes auteurs dignes d’intérêt, principalement des universitaires et des journalistes en début de carrière, le moment où ils ont besoin d’une aide financière. En général, ils ont envie d’écrire un livre et il leur faudrait un congé qui les libère d’un travail prenant. Nous avons pensé qu’il serait intéressant d’ajouter un romancier à la liste... »
Thomas Haley a été choisi comme recrue possible, écrivain prometteur dont les articles atlantistes semblent correspondre aux vues du MI5, et Serena, quant à elle choisie pour ses goûts littéraires, doit s’en charger. Pour évaluer leur auteur, elle lit ses nouvelles (mises en abyme dans le roman, dont une portant sur un étrange amour pour un mannequin de vitrine).
« Cette année-là, je mis au rancart après les avoir testés les auteurs conseillés par mes amies sophistiquées de Cambridge : Borges, Barth, Pynchon, Cortazar et Gaddis. Aucun Anglais parmi eux, notai-je, ni aucune femme, blanche ou de couleur. Je ressemblais aux gens de la génération de mes parents, qui, non contents de détester l’odeur de l’ail, se méfiaient de tous ceux qui en consommaient. »
Éclairage piquant sur la vision anglaise de l’Europe (roman publié en 2012) :
« L’an dernier, ils essayaient de convaincre la gauche qu’on doit rejoindre l’Europe. Ridicule. Dieu merci, on leur enlève l’Irlande du Nord. »
Serena, qui a convaincu Tom (et est devenue son amante) apprend que Canning, qui l’avait astucieusement plaquée, s’était retiré pour mourir d’un cancer ; puis qu’il avait fourni des renseignements à l’Union Soviétique.
Tom, qui croit profiter des fonds d’une fondation philanthrope, travaille à son premier roman, en fait une novella d’anticipation post-apocalyptique dans le genre de Ballard. C’est la crise énergétique, les grèves, et une atmosphère de dépression et de déclin imprègne la société.
« Pourquoi recourir à une opération secrète ? Il a soupiré en hochant la tête avec commisération. Il fallait que je comprenne que n’importe quelle institution, n’importe quel organisme finit par devenir une sorte d’empire autonome, agressif, n’obéissant qu’à sa logique propre, obsédé par sa survie et la nécessité d’accroître son territoire. Un processus aussi aveugle et inexorable qu’une réaction chimique. »
« L’opération Mincemeat a réussi parce que l’inventivité et l’imagination ont pris le pas sur l’intelligence. Pitoyable par comparaison, l’opération Sweet Tooth, ce signe avant-coureur de la déchéance, a inversé le processus et a échoué, parce que l’intelligence a voulu brider l’inventivité. »
(L’opération Mincemeat est une intoxe réussie de l’état-major allemand, persuadé d’avoir saisi des documents confidentiels sur le projet d'invasion des Alliés dans le sud de l’Europe.)
Ce livre montre la manipulation, par autrui et aussi par ses propres libido et soif de reconnaissance, évidemment mises à profit par le(s) manipulateur(s) ; il ne manque pas d’aborder la manipulation de l’opinion publique par la propagande.
C’est aussi « la trahison à l’œuvre, la tienne et la mienne », de Serena qui ne peut pas sortir de son mensonge de départ à Tom, à qui Max, par dépit vengeur, explique son rôle : les deux se mentent, lui pour l’utiliser dans son nouveau roman – celui que nous lisons.
On trouve beaucoup de choses, souvent passionnantes, dans ce roman très habilement construit.
\Mots-clés : #amour #espionnage #politique #revolutionculturelle #social #UniversDuLivre #xxesiecle
- le Lun 13 Fév - 11:07
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Lilian Thuram

La pensée blanche
quatrième de couverture a écrit:Ce livre revisite certains pans de l’histoire : les conquêtes coloniales, l’esclavage, les empires, le Code Noir, l’instrumentalisation de la science et de la religion, la post-décolonisation et le pillage des ressources naturelles, le vol du patrimoine africain… Il examine les mécanismes intellectuels invisibles qui assoient la domination des Blancs. Il désigne le racisme ordinaire de nos sociétés, tissé d’une succession de petits faits parfois connus, parfois pas du tout : joueurs de football noirs accueillis par des cris de singe, discriminations à l’embauche, contrôles policiers au faciès, politique de « quotas » des minorités…
Petits ou grands les faits renvoient à leurs références et leur dérouler s'appuient sur l'histoire documentée de la colonisation et de l'esclavage bien sûr mais aussi sur une histoire plus récente. Les sciences sociales sont de la partie aussi et la part d'expérience personnelle complète le tableau.
C'est intéressant, ça essaye de questionner les biais que l'on peut avoir si on ne questionne pas notre "environnement de pensée", nos biais les plus communs. Le lien est fait avec d'autres causes du moment comme le féminisme et l'exploitation de beaucoup au profit de quelques-uns. Forcément on est un peu heurté parfois (ou souvent) à la lecture. Mais heurté ne veut pas dire agressé et j'ai vu dans ce livre une belle invitation à remettre en jeu les points de vue du quotidien, mieux les réflexes que je peux avoir au quotidien en tant que "blanc".
En plus ce n'est pas mal écrit (côté conjugaison ça dépasse des succès actuels de librairie divers et variés.
Ca se lit aussi facilement que c'est constructif et c'est bien dommage qu'on entende pas plus ce genre de voix !
Mots-clés : #colonisation #esclavage #racisme #social #viequotidienne
- le Dim 12 Fév - 19:28
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QIU Xiaolong
Cyber China
« …] le socialisme à la chinoise. Voilà un terme générique qui englobe tout ce qu’il y a d’énigmatique dans notre beau pays : socialiste ou communiste dans les journaux du Parti, mais capitaliste dans la pratique, un capitalisme de copinage, primaire, matérialiste au dernier degré. Et féodal aussi si l’on en juge d’après les enfants des hauts dignitaires, petits princes héritiers destinés à devenir dirigeants à leur tour, en légitimes successeurs du régime à parti unique. »
L’inspecteur principal de la police criminelle (et poète) Chen Cao, qui a été nommé au poste de vice-secrétaire du Parti, est désigné comme conseiller spécial dans l’enquête sur le suicide de Zhou Keng, directeur de la Commission d’urbanisme de Shanghai et donc cadre du Parti, qui s’est pendu alors qu’il était sous shuanggui pour corruption après avoir été l’objet d’une « chasse à l’homme » sur Internet (espace à la liberté d’expression limitée, mais moins que les médias officiels qui « harmonisent », et où les cyber-citoyens peuvent s’exprimer), traque lancée parce qu’un paquet de 95 Majesté Suprême (cigarettes dispendieuses) apparaissait sur une photo de lui tandis qu’il prônait le maintien du développement de l’immobilier à Shanghai, la principale ressource économique de la ville, par ailleurs inabordable pour la majeure partie de sa population.
« Le shuanggui était encore un exemple criant du socialisme à la chinoise. Sorte de détention illégale initiée par les départements de contrôle de la discipline du Parti, cette mesure venait répondre au phénomène de corruption massive propre au système de parti unique. À l’origine, le terme signifiait « double précision » : un cadre du Parti accusé de crime ou de corruption était détenu dans un endroit défini (gui) pendant une période déterminée (gui). En dépit de la constitution chinoise qui stipulait que toute forme de détention devait être conforme à la loi votée par l’Assemblée nationale populaire, le shuanggui n’exigeait ni autorisation légale, ni durée limitée, ni aucun protocole établi. De hauts fonctionnaires du Parti disparaissaient régulièrement sans qu’aucune information ne soit livrée à la police ou aux médias. En théorie, les cadres pris dans la zone d’ombre extrajudiciaire du shuanggui étaient censés se rendre disponibles pour une enquête interne avant d’être relâchés. Mais le plus souvent, ils passaient devant le tribunal des mois, voire des années plus tard pour être jugés et condamnés selon un verdict établi à l’avance. Les autorités considéraient le shuanggui comme une ramification, et non comme une aberration, du système judiciaire. D’après Chen, ce type de détention permettait d’empêcher que des détails compromettants pour l’image du Parti ne soient révélés puisque les enquêtes se déroulaient dans l’ombre et sous l’œil vigilant des autorités. »
On découvre Lianping, séduisante journaliste de la génération 80, Melong, un informaticien administrateur de forum/ blog, toute une société tiraillée entre modernité et mode de vie traditionnel, et en porte-à-faux avec le gouvernement qui pèse pour assurer la « stabilité ».
« Les mots sensibles peuvent être repérés et « harmonisés », effacés si vous préférez ; pour préserver l’harmonie de notre société, un site peut être bloqué ou banni et le gouvernement peut facilement remonter jusqu’au responsable. »
Outre la police de Shanghai, interviennent le gouvernement municipal et le contrôle de la discipline de Shanghai, la Sécurité intérieure et la Commission de contrôle de la discipline de Pékin : beau panier de crabes liés « par le secret de leurs malversations » !
(Le « monde de la Poussière rouge » semble désigner la Terre, notre cadre de vie ici-bas.)
(Des fautes d’orthographe et de grammaire n’ont malheureusement pas été corrigées.)
« Le serveur posa sur la table une dizaine de petites soucoupes de garniture fraîche, dont des tranches de porc émincé, du bœuf, de l’agneau, du poisson, des crevettes et des légumes. Puis il leur servit deux grands bols de nouilles fumantes dans leur soupe recouverte d’un léger film huileux. Ils devaient plonger la garniture dans la soupe et attendre une minute ou deux avant de commencer à manger. »
J’ai apprécié ce mixte de cuisine appétissante, de renvois littéraires (ainsi Xiaolong m’a remis en mémoire Lu Xun, qui mériterait d’avoir son fil ici), de polar bien mené et d’explicitation bonace de l’entregent et de l’ingéniosité euphémiste chinoise (peuple comme dirigeants) …
« Au fait, connaissez-vous la blague sur le crabe d’eau douce ? C’est une homophonie du mot « harmonie ». Sur Internet, quand un article était censuré, on disait qu’il avait été harmonisé, effacé pour préserver l’harmonie de notre société capitaliste. Maintenant, on dit qu’il a été mis en eau douce. »
\Mots-clés : #corruption #polar #politique #regimeautoritaire #social #xxesiecle
- le Lun 23 Jan - 12:17
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Jules Romains
Les Hommes de bonne volonté« Les Hommes de bonne volonté », c’est 27 livres, 779 chapitres, des milliers de pages mettant en scène des dizaines de personnages pendant une génération, précisément du 6 octobre 1908 au 6 octobre 1923.
Par cette vaste fresque romanesque qui se place dans la continuité des entreprises de Balzac et de Zola, Jules Romains a tenté de dresser un panorama de la France de la Belle Epoque à l’entre-deux-guerres. Son entreprise est toutefois différente de celle de ses illustres prédécesseurs par un plan d’ensemble rigoureusement construit avec interaction entre eux des personnages dans les différents ouvrages.
A la différence de Proust, il ne faut pas chercher chez Romains une analyse psychologique poussée des personnages qui illustrent plutôt des types sociaux. Plus que la psychologie, c’est l’histoire qui intéresse l’auteur. De même, l’individu n’est plus au centre de la narration qui est constituée d’un conglomérat de différents points de vue en un temps donné, ceci afin de rendre compte au mieux de la diversité du monde réel. Tout ceci se résume dans une théorie à caractère spiritualiste, l’unanimisme, la croyance en une entité supérieure collective dans laquelle viendrait se fondre les différentes individualités. Ainsi, les hommes de bonne volonté pourraient infléchir le cours de l’Histoire.
Ces conceptions ont aujourd’hui un peu vieilli. N’empêche, « Les Hommes de bonne volonté » constitue un passionnant tableau de la société pendant le premier quart du XXe siècle.
Il s’agit pour moi d’une relecture.
Les Hommes de bonne volonté
1 - Le 6 octobre

Ce premier volume se passe à Paris dans la seule journée du 6 octobre 1908. Du matin au soir, nous faisons connaissance avec quelques personnages qui vont occuper le devant de la scène : les Saint-Papoul, noblesse traditionnelle dans leur hôtel particulier du faubourg Saint-Germain, le député Gruau prévoyant d’interpeller la Chambre sur les concussions des pétroliers, ignorant que sa compagne spécule sur le sucre. Nous croisons l’instituteur Clanricart, soucieux des risques de guerre, l’inquiétant relieur Quinette chez qui vient se refugier un homme maculé de sang. Dans un très beau chapitre, nous suivons le petit Léon Bastide courant avec son cerceau dans les rues de Montmartre.
Le véritable héros du livre c’est Paris. Il y a un vrai amour de la capitale que Jules Romains décrit avec lyrisme.
Quelques extraits pour mieux en rendre compte :
« Les gens s’en vont, marchent droit devant eux avec une assurance merveilleuse. Ils ne semblent pas douter un instant de ce qu’ils ont à faire. L’autobus qui passe est plein de visages non pas joyeux, sans doute, ni même paisibles, mais, comment dire ? justifiés. Oui, qui ont une justification toute prête. Pourquoi êtes-vous ici, à cette heure-ci ? Ils sauront répondre. »
« L’enduit de la muraille est très ancien. Il a pris la couleur qui est celle des vieilles maisons de la Butte, et que les yeux d’un enfant de Montmartre ne peuvent regarder sans être assaillis de toutes les poésies qui ont formé son cœur. Un couleur qui contient un peu de soleil champêtre, un peu d’humidité provinciale, d’ombre de basilique, de vent qui a traversé la grande plaine du Nord, de fumées de Paris, de reflets de jardin, d’émanation de gazon, de lilas et de rosiers."
« Puis la trêve de l’Exposition Universelle, avec des bruits de danses, et des coudoiements de nations, curieuses les unes des autres, mais sans amitié, comme des estivants qui se rencontrent sur une plage. L’aurore du siècle, trop attendue, fatiguée d’avance, trop brillante, traversée de lueurs fausses, et que les formidables stries de la guerre, dans les premières heures d’après, étaient venues charger. »
« Alors, les lycéens, dans les salles d’étude, mordillant leur porte-plume ou fourrageant leurs cheveux, suivaient les derniers reflets du jour chassés par la lumière du gaz sur la courbure miroitante des grandes cartes de géographie. Ils voyaient la France toute entière ; Paris posé comme une grosse goutte visqueuse sur la quarante-huitième parallèle, et le faisant fléchir sous son poids : ils voyaient Paris bizarrement accroché à son fleuve, arrêté par une boucle, coincé comme une perle sur un fil tordu. On avait envie de détordre le fil, de faire glisser Paris en amont jusqu’au confluent de la Marne, ou en aval, aussi loin que possible vers la mer. »
« Il y avait la ligne de la richesse qui courait comme une frontière mouvante et douteuse, souvent avancée ou reculée, sans cesse longée ou traversée par un va-et-vient de neutres et de transfuges, entre les deux moitiés de Paris dont chacune s’oriente vers son pôle propre ; le pôle de la richesse qui depuis un siècle remonte lentement de la Madeleine vers l’Etoile ; le pôle de la pauvreté, dont les pâles effluves, les aurores vertes et glacées oscillaient alors de la rue Rébaval à la rue Julien-Lacroix. Il y avait la ligne des affaires qui ressemblait à une poche contournée, à un estomac de ruminant accroché à l’enceinte du Nord-Est, et pendant jusqu’au contact du fleuve. C’est dans cette poche que les forces de trafic et de la spéculation venaient se tasser, se chauffer, fermenter l’une contre l’autre. Il y avait la ligne de l’amour charnel, qui ne séparait pas, comme la ligne de la richesse, deux moitiés de Paris de signe contraire ; qui ne dessinait pas, non plus, comme la ligne des affaires, les contours et les renflements d’un sac. Elle formait plutôt une sorte de traînée ; elle marquait le chemin phosphorescent de l’amour charnel à travers Paris, avec des ramifications, ça et là, des aigrettes ou de larges épanchements stagnants. Elle ressemblait à une voie lactée.
Il y avait la ligne du travail la ligne de la pensée, la ligne du plaisir… »
\Mots-clés : #historique #lieu #social
- le Jeu 29 Déc - 18:13
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Russell Banks
Trailerpark
La dame aux cochons d’Inde
Parc à caravanes (louées à l’année ; pourquoi le titre n’est pas traduit ?) de Catamount (le puma, cat o’ mountain), nord du New Hampshire : on rencontre Flora Pease (locataire du numéro 11), la dernière arrivée, « un peu givrée », soldat de première classe pensionné et éleveuse clandestine de cochons d’Inde. Mais aussi Marcelle Chagnon, la gérante (numéro 1) :
« Comme elle les avait élevés toute seule et qu’elle avait dû en même temps repousser les attaques de l’homme qui les lui avait mis dans le ventre, Marcelle considérait la vie comme un travail, et son travail avait consisté à nourrir, loger et vêtir ses trois enfants et à leur apprendre à devenir des êtres bienveillants et forts malgré leur père qui s’était avéré cruel et faible. »
Doreen Tiede (numéro 4), qui y vit avec sa fille de cinq ans, Maureen :
« Doreen laissa percer un sourire derrière le voile de fatigue qui lui couvrait le visage. C’était un voile qu’elle avait revêtu plusieurs années auparavant et qu’elle ne quitterait sans doute pas avant de perdre la vie ou la mémoire, selon ce qu’elle perdrait d’abord. »
L’infirmière Carol Constant et son jeune frère Terry, les deux Noirs du numéro 10, le capitaine Dewey Knox, retraité, au numéro 6, la jeune Noni Hubner et sa mère Nancy, veuve assez aisée, au numéro 7.
« Elle conduisait presque dangereusement mais ne semblait pas s’en rendre compte. C’était comme si sa relation à l’acte physique de conduire un véhicule à moteur était identique à sa relation à la pauvreté – abstraite, toute théorique et sentimentale – ce qui la rendait aussi dangereuse en tant que citoyenne qu’en tant que conductrice. C’était ce genre de personnes qui croient que les pauvres mènent une vie plus saine que les riches et que ce qui manque aux pauvres – mais que les riches possèdent –, c’est l’instruction. Il lui était pratiquement impossible de comprendre que ce qui manque aux pauvres – et que les riches possèdent –, c’est l’argent. »
Léon LaRoche au numéro 2, caissier de la caisse d’épargne, Bruce Severance, l’étudiant du numéro 3.
« Un gosse comme Bruce Severance, on savait qu’il fumait de la marijuana, mais c’était sans danger parce qu’il le faisait pour des raisons idéologiques, pour les mêmes raisons qui le poussaient à suivre son régime végétarien pur et dur, à pratiquer le taï chi et à chercher un peu de repos par la méditation transcendantale. »
Enfin Merle Ring, ancien menuisier et pêcheur du lac Skitter, notamment sous la glace. Et les cochons d’Inde se reproduisent vite…
Le besoin de s’unir, entre autres
Doreen Tiede épousa Buck Tiede, foreur de puits artésiens pour « le père et le grand-père de Doreen – son cousin et son oncle – », de la branche Tiede qui a réussi. Mais jamais ils ne s’accordèrent sexuellement.
« La plupart des gens sont uniquement capables de recevoir de l’amour ou d’en donner : il est rare qu’ils puissent faire les deux et il n’y a pas de mal à ça tant qu’on s’attache à une personne complémentaire, c’est-à-dire tant que, si on est celui qui est seulement capable de donner de l’amour, on s’attache à quelqu’un qui ne sait que le recevoir. Les deux sont alors en mesure de se rendre mutuellement heureux. Mais si, inversement, on est comme Doreen Tiede et qu’on ne peut que recevoir de l’amour, si on n’a aucune perception du fait que l’autre peut avoir besoin de vous plus qu’on n’a besoin de lui, alors il vaut mieux ne pas se lier avec quelqu’un tel que Buck Tiede [… »
Un Noir et une Blanche dans une barque vert foncé
Promenade en barque sur le lac en août (Terry et Noni).
Ga’çon, lui pa’ti’
Embrouille de Bruce qui voulait dealer du chanvre pour de la marijuana…
Ce que Noni Hubner n’a pas dit à la police au sujet de Jésus
Noni, qui fume de la marijuana et se juge sans valeur, a vu Jésus ; elle fréquente l’Église du ministère de Jésus-Christ au New Hampshire.
« Néanmoins, Noni se sentait à l’aise avec ces gens, surtout parce qu’ils avaient un jour ou l’autre eux aussi connu le malheur. Aujourd’hui ils en étaient sortis, et quand ils parlaient de leur période de détresse elle savait qu’ils s’étaient sentis exactement comme elle aujourd’hui, bêtes, sans imagination, sans rien à offrir au monde et persuadés que leur amour ne valait pas la peine d’être donné. C’était Jésus, affirmaient-ils, qui avait changé leur vie, car Il avait estimé que leur amour avait une valeur infinie et que leur intelligence et leur capacité d’imagination étaient apocalyptiquement supérieures à celles des autres habitants de la ville. »
Écoutant Jésus, elle entreprend de déterrer le corps de son père pour prouver à sa mère, qui reste dans le déni de son décès, qu’il est mort depuis quatre ans.
Réconfort
Comment Léon LaRoche confie son homosexualité au capitaine Knox.
Au pays de Dieu
Comment Carol s’installa au New Hampshire, le racisme, au chevet d’un moribond puis comme assistante d’un médecin qui ne trouvait pas de personnel.
Principes
Claudel Bing était sur le chemin de la réussite, lorsque sa femme Ginnie oublia d’éteindre la cuisinière, et leur mobil-home fut entièrement détruit (il fait partie du microcosme du terrain à caravanes, ne serait-ce que parce qu’il rembourse toujours ce dernier). Depuis, divorcé, il boit, obsédé par la chance, et son absence.
« Votre philosophie vous indique comment est le monde, elle vous en donne pour ainsi dire une vision à long terme. Et vos principes vous disent comment vivre dans ce monde. »
Le fardeau
Tom a élevé seul son fils Buddy avec amour, mais celui-ci se révéla si ingrat, beau parleur et menteur, qu’il ne veut plus le recevoir lorsqu’il revient à Catamount.
Politique
Nancy est un peu perdue entre sa situation de femme prisonnière du foyer et ses aspirations personnelles.
La bonne façon
Les quatorze ans de Dewey Knox avec son père.
L’enfant hurle et se retourne vers vous
La mort de l’aîné de Marcelle.
Le pêcheur
Merle Ring donne son avis sur tout, mais il est toujours si bizarre qu’il laisse perplexe son interlocuteur. Quand il eut gagné à la loterie, il remit à neuf sa cabane de pêche sur la glace, et « prêta » le reste aux voisins qui lui demandaient de l’argent. La description de la cabane de pêche est captivante, où il passe l’hiver « à vivre de poisson, de whisky et de solitude ». Ce qu’on peut comprendre de cette étrange passion :
« Ça rend le reste de l’année plus intéressant »
« On peut désirer ce qu’on fait en réalité ; mais au bout du compte on n’accomplit que ce qu’on a eu l’intention de faire. »
« Moi je connais que la mort et les impôts. Ça, c’est réel. J’ai l’intention de payer mes impôts, et j’ai l’intention de mourir. »
« Qu’il l’ait souhaité ou pas, Merle avait évité le juste milieu et du coup il s’était placé seul au centre de sa vie, ne la partageant avec personne. En fait, on aurait pu dire la même chose de tous les habitants du terrain à caravanes. Il est généralement vrai que les gens qui vivent dans ces parcs sont tout seuls au centre de leur vie. »
Pendant qu’il hiberne seul, la petite communauté s’émeut : il pourrait devenir le gagnant au tirage du Grand Prix des précédents sortants – ce qui advient effectivement ; il se contente de mettre l’argent dans une boîte sans plus s’en préoccuper, tout à sa pêche. Ses voisins ne l’entendent pas ainsi…
Cette tendresse pour ses personnages, cette prose maîtrisée, cet humour subtil ramentoivent John Irving (sans parler de leur attachement commun au New Hampshire). Mais j’ai trouvé un peu trop patente la tournure édifiante de ces 13 textes autour d’un même milieu (voire "panel") avec ses fléaux coutumiers et ses préoccupations actuelles (femmes battues ou abandonnées, homosexualité, racisme, sectes, drogue, alcool, violence et bêtise) ; peut-être aussi une certaine faiblesse générale, en regard de ce que le pitch promettait en tranches de vie ? Le dernier récit est excellent (et prend tout son sens au terme de la lecture des précédents).
\Mots-clés : #social
- le Sam 26 Nov - 12:23
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- Sujet: Russell Banks
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Edwin Abbott Abbott
Flatland
Dans ce monde à deux dimensions, toutes les figures géométriques se résument "de profil" à une ligne. Les habitants (à part les femmes qui ne sont que des « Lignes Droites ») sont des figures qui s’hiérarchisent des anguleux triangles irréguliers au cercle en passant par les polygones.
« Si les Triangles extrêmement pointus de nos Soldats sont redoutables, on n'aura aucune peine à en déduire que nos Femmes sont plus terribles encore. Car si le Soldat est un coin à fendre, la Femme étant, pour ainsi dire, toute en pointe, du moins aux deux extrémités, est un aiguillon. Ajoutez à cela le pouvoir de se rendre pratiquement invisible à volonté, et vous en conclurez qu'à Flatland une Femelle est une créature avec laquelle il ne fait pas bon plaisanter. »
« Dans certains États, une Loi complémentaire interdit aux Femmes, sous peine de mort, de se tenir ou de marcher dans un lieu public sans remuer constamment de droite à gauche la partie postérieure de leur individu afin d'avertir de leur présence ceux qui se trouvent derrière elles ; d'autres obligent les Femmes, quand elles voyagent, à se faire suivre d'un de leurs fils, d'un domestique ou de leur mari ; d'autres encore leur imposent une réclusion totale à l'intérieur de leur foyer, sauf à l'occasion des fêtes religieuses. »
« Il ne faut donc évidemment pas irriter une Femme tant qu'elle est en état de se retourner. Quand on la tient dans ses appartements, qui sont conçus de façon à lui ôter cette faculté, on peut dire et faire ce qu'on veut ; car elle est alors réduite à une totale impuissance et ne se rappellera plus dans quelques minutes l'incident au sujet duquel elle vous menace actuellement de mort, ni les promesses que vous aurez peut-être jugé nécessaire de lui faire pour apaiser sa furie. »
« Au moins pouvons-nous, cependant, admirer cette sage disposition qui, en interdisant tout espoir aux Femmes, les a également privées de mémoire pour se rappeler et de pensée pour prévoir les chagrins et les humiliations qui sont à la fois une nécessité de leur existence et la base de notre constitution à Flatland. »
Si la femme est l’être au bas de l’échelle, elle est suivie par le soldat.
« …] et un grand nombre d'entre eux, n'ayant même pas assez d'intelligence pour être employés à faire la guerre, sont consacrés par les États au service de l'éducation. »
Les classes inférieures se reconnaissent par le « Toucher » des angles, les supérieures par « l'art de la Connaissance Visuelle », une subtile reconnaissance des variations d’ombre et de lumière ; « L'Irrégularité de Figure » est anormale, et les déviants qui ne peuvent être soignés sont généralement exterminés, quoiqu’elle suscite parfois le génie.
Le narrateur, un Carré, nous raconte comment eut lieu une « Sédition Chromatique » ou révolte des Couleurs, au cours de laquelle les classes inférieures tentèrent d’imposer une coloration des individus selon leur forme, puis nous entretient des « Cercles ou Prêtres » qui les dirigent selon la doctrine que « quelque déviation par rapport à la Régularité parfaite » est déficiente ou faute, basée sur le principe « la Configuration fait l'homme ».
« …] ne faisant rien eux-mêmes, ils sont la Cause de tout ce qui vaut la peine d'être fait et qui est fait par les autres. »
Dans la seconde partie, Autres mondes, il rêve de « Lineland, le Pays de la Ligne », « les Petites Lignes étant des Hommes et les Points des Femmes » ; la reproduction y est assurée par le biais de l’ouïe, grâce aux voix, celle de la bouche et celle de derrière.
« Hors de son Monde, ou de sa Ligne, tout se réduisait à un vide absolu ; non pas même à un vide, car le vide sous-entend l'Espace ; disons plutôt que rien n'existait. »
Puis il reçoit la visite d’un Étranger de l’Espace, c'est-à-dire du Pays des Trois Dimensions, qui met le doigt sur le paradoxe de Flatland :
« Mais le fait même qu'une Ligne soit visible implique qu'elle possède encore une autre Dimension ? »
C’est une Sphère, un solide, qui tente de lui expliquer, puis l’emmène dans Spaceland – où, à peine rencontré un Cube, le Carré s’enquiert de la Quatrième Dimension…
Il découvre aussi « Pointland, le Pays du Point où il n'y a pas du tout de Dimensions », où le seul résident jouit comme un Dieu « dans l'ignorance de son omniprésence et de son omniscience ».
Puis, emprisonné pour avoir voulu répandre l’Évangile de la Troisième Dimension en Flatland, il rédige ce récit.
\Mots-clés : #absurde #lieu #politique #religion #satirique #science #social
- le Jeu 17 Nov - 11:30
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- Sujet: Edwin Abbott Abbott
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Georges Duby
Le Dimanche de Bouvines (27 juillet 1214)
Un livre d’histoire (« grand public ») qui… fit date !
« Les événements sont comme l'écume de l'histoire, des bulles, grosses ou menues, qui crèvent en surface, et dont l'éclatement suscite des remous qui plus ou moins loin se propagent. Celui-ci a laissé des traces très durables : elles ne sont pas aujourd'hui tout à fait effacées. Ces traces seules lui confèrent existence. En dehors d'elles, l'événement n'est rien. Donc c'est d'elles, essentiellement, que ce livre entend parler. »
« C'est la raison qui me conduit à regarder cette bataille et la mémoire qu'elle a laissée en anthropologue, autrement dit à tenter de les bien voir, toutes deux, comme enveloppées dans un ensemble culturel différent de celui qui gouverne aujourd'hui notre rapport au monde. »
Duby nous dit que vers l’an mil, la guerre ne fut plus considérée comme bonne par l’Église, et que la paix lui fut préférée, avec un rôle d’échange dorénavant dévolu au négoce ; c’est ainsi qu’elle en vint « à tolérer le lucre, à l'absoudre ». Ensuite l’Église travaille à instaurer la paix (armée) de Dieu, que le roi (consacré) va diriger personnellement. Le dimanche est chômé à la guerre, qui est toujours affaire de la chevalerie, comme la prière celle du clergé, et le labeur celle des roturiers, selon les trois ordres hiérarchisés de la société. L’essor de la monnaie va permettre celui des mercenaires, et aussi des tournois, joute équestre, jeu d'argent, « combats de plaisance » où la jeunesse exalte prouesse et largesse.
Et justement la bataille de Bouvines ressort à ce type d’exploit (quasiment "sportif", avec ses champions, son rituel, etc.). J’ai naturellement pensé au Désastre de Pavie de Giono – d’autant que Duby le cite comme source d’inspiration de son livre, de ton plus libre qu’un texte érudit !
Le code d’honneur reste prégnant, et tuer n’est pas le but.
« Parce que la guerre est une chasse, menée par des gens expérimentés, maîtres d'eux-mêmes, solidement protégés, qui ne rêvent pas d'exterminer leur ennemi, s'il est bon chrétien, mais de le saisir. Pour le rançonner. Encore une fois : pour gagner. »
« Quand, au début de l'engagement, Eustache de Malenghin se met à crier : « À mort les Français », tous ceux qui l'entendent sont écœurés, révoltés d'une telle inconvenance. Aussitôt les chevaliers de Picardie empoignent l'impertinent, ils le saignent. C'est le seul chevalier dont il est dit qu'il trouva la mort sur le champ de Bouvines. Avec Etienne de Longchamp, atteint lui, accidentellement, d'un couteau, par l'œillère du heaume. Tous les autres cadavres, ce fut le bas peuple qui les fournit. »
La conséquence légendaire de cette bataille est la naissance d’une nation, dans la lignée de Charlemagne et opposée à l’Allemagne, « mythe de la nation et de la royauté réunies ».
Déconstruit finement toute la complexité des ressorts de l’événement (y compris économiques). Captivant !
\Mots-clés : #contemythe #guerre #historique #moyenage #politique #religion #social #traditions
- le Mar 15 Nov - 11:36
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- Sujet: Georges Duby
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David Heska Wanbli WEIDEN
Justice indienne
Sur la réserve (pas naturelle, indienne) de Rosebud dans le Dakota du Sud, Virgil Wounded Horse n’est pas vraiment lakota, mais sang-mêlé, et vit comme tous dans la précarité.
« Je sus alors que ces traditions indiennes – les cérémonies, les prières, les enseignements – étaient des conneries. »
Weiden démystifie le mythe de l’Indien proche de la nature et de ses traditions…
« Les cours tribales n’étaient compétentes que pour les délits mineurs, les petits trucs, comme les vols à l’étalage ou le tapage. La police tribale devait rapporter tous les crimes aux enquêteurs fédéraux, qui allaient rarement jusqu’aux poursuites. Seules les affaires médiatisées ou les crimes violents méritaient qu’ils engagent une action en justice. Mais les agressions sexuelles classiques, les vols, les voies de fait étaient le plus souvent ignorés. Et les ordures le savaient. Les violeurs pouvaient s’en prendre aux Indiennes tant qu’ils le voulaient, du moment qu’ils opéraient en terre indienne.
Quand le système judiciaire leur faisait ainsi défaut, les gens s’adressaient à moi. Pour quelques centaines de dollars, ils étaient un peu vengés. C’était ma contribution à la justice. »
Toujours cette obtuse attitude états-unienne de faire la justice par soi-même (sans risque d’erreur ?!), et de préférence par la violence… Weiden déclare dans une postface que les « justiciers autoproclamés » existent vraiment sur les réserves.
« Comme toujours, elle était envahie de touristes qui filaient voir le mont Rushmore, ou, pour ceux qui se considéraient comme plus progressistes, le Crazy Horse Memorial. Bien peu d’entre eux savaient qu’ils se trouvaient sur des terres sacrées, des terres qui avaient été promises par traité au peuple lakota pour l’éternité, mais qui avaient été volées après qu’on y avait découvert de l’or dans les années 1860. Pour couronner le tout, le mont Rushmore avait été sculpté dans la montagne sacrée connue auparavant sous le nom de Six Grandfathers exprès pour faire la nique aux Lakotas. Un peu comme si des Indiens construisaient un casino dans l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem.
Même la Cour suprême avait admis que les Black Hills avaient été saisies illégalement, et la nation lakota avait gagné un grand procès contre le gouvernement en 1980, obtenant des centaines de millions de dollars en dommages et intérêts. Mais les chefs des tribus lakotas avaient rejeté l’accord, ils voulaient récupérer les terres, pas de l’argent. Le gouvernement refusant de rendre les Black Hills, et les Lakotas refusant de recevoir le prix du sang, le montant de l’accord s’est retrouvé placé sur un compte en banque, avec intérêts ; aujourd’hui, il s’élève à plus d’un milliard de dollars. Si les sept tribus lakotas acceptaient cet argent et le divisaient en parts égales, chaque homme, chaque femme et chaque enfant toucherait environ vingt-cinq mille dollars. Pour une famille de quatre, une somme de cent mille dollars soulagerait beaucoup de souffrances. Mais en dehors de quelques-uns, il n’y a pas eu de véritable pression de la part des Lakotas pour accepter l’argent. Je le reconnais, j’avais beaucoup rêvé à ce que cinquante mille dollars changeraient pour Nathan et moi. En traversant les Black Hills, je me sentis coupable de souhaiter cet argent, puis je me ravisai. Qu’est-ce que j’en avais à faire d’un paquet de rochers et de vallées ? »
On trouve des faits intéressants (histoire, social, droit, etc.), jusqu’au retour à une cuisine traditionnelle contre le diabète qui tue, encore que ces informations seraient à vérifier. Mais ce roman (forcément noir) se révèle un peu décevant : sans parler des caricatures de "méchants", le personnage principal n’est pas très convaincant, malgré l’excuse du tiraillement entre deux cultures.
\Mots-clés : #justice #polar #social
- le Jeu 10 Nov - 10:57
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- Sujet: David Heska Wanbli WEIDEN
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Minh Tran Huy

Un enfant sans histoire
L’enfant sans histoire, c’est Paul, l’enfant autiste de l’autrice. Paul qui ne parle pas, n’interagit pas, et s’il aime se promener dans Parus avec sa trottinette, n’a pas, et n’aura jamais d’histoire à lui.
Minh Tran Huy met son récit en parallèle avec la biographie de Temple Gradin, célèbre autiste américaine qui est née avec le même handicap que Paul, mais chez qui, chance ou hasard, les choses se sont débloquées et elle est devenue une femme brillante, quoique gardant ses difficultés, qui a mis à profit ses intérêts électifs pour les enclos à bétail (et oui) pour devenir mondialement célèbre, par sa réussite professionnelle (histoire assez extraordinaire, je dois dire) et son combat pour l’autisme et la différence.
Deux enfants nés identiques, deux destins si différents. L’autrice a tout lu sur l’autisme, en particulier tous ces témoignages d’autistes qui, non sans difficultés et combats, s’en sont sortis à leur façon. Mais voilà, à côté de ces cas particuliers, 50 % des enfants ne parleront jamais, n’auront aucune autonomie ni vie sociale, et c’est d’eux qu’elle veut parler, c’est eux qu’elle veut sortir de l’ombre, et leurs parents avec eux, ce quotidien d’enfer, cette lutte de tous les instants, ces espoirs sans cesse déçus, ce défi si accaparant qu’il n’y a plus de temps pour le chagrin. Attirer l’attention sur eux si délaissés par le pouvoirs publics.
L’autrice se défend en accumulant faits et actes, le récit paraît de ce fait au début un peu froid et distant, mais elle sait le rendre peu à peu attachant, dans une grande dignité.
\Mots-clés : #pathologie #social
- le Ven 4 Nov - 20:17
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- Sujet: Minh Tran Huy
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Maylis de Kerangal
Corniche Kennedy
Une bande d’ados des quartiers pauvres de Marseille s’ébat sur une plate-forme artificielle en bordure de mer, délaissée du grand nombre. Les jeunes y pratiquent notamment un rite jubilatoire du plongeon depuis les rochers, avec prise de risque graduée.
Ce fil principal est entrecroisé avec celui de Sylvestre Opéra, policier directeur de la Sécurité du littoral depuis sept ans, qui les surveille, et est sommé de les réprimer.
Eddy le chef de groupe est confronté à une jeune fille extérieure à la bande, Suzanne, issue d’un milieu plus aisé, et mal acceptée par la bande. Ils vont se séduire réciproquement, tels Roméo et Juliette. Mario, le petit protégé d’Eddy, minot débrouillard qui tente de s’affirmer, aura aussi un rôle important dans l’escalade entre les insolents gamins épris de liberté et la municipalité avec ses forces de l’ordre.
Ce roman est aussi (et surtout) l’opportunité pour Kerangal de déployer une esthétique originale – son style.
« Alors, le sentiment de sa présence le porte vers le cosmos comme par politesse : il lève les yeux sur la lune montée énorme dans le ciel ambigu, et qui brille certains soirs d'une clarté singulière, très blanche, le contour détracé de vibrations infimes comme si le disque chauffait tout doux, poli à l'égrisée pour plus de joliesse, plus de tranchant, et l'intérieur en pelade – taches ombreuses, amas grenus, filaments ; d'un calme. »
Kerangal esquisse un compte-rendu socio-ethnologique des différents groupes marginaux qui interfèrent sur cette corniche, des rituels d’intégration adolescents aux transactions criminelles, laissant ouverte la question de la prépondérance de la sécurité ou de l’indépendance.
Avertissement : le résumé de ce livre donné par Wikipédia est truffé d’erreurs, on peut croire qu’il a été pondu par un algorithme mal rôdé sur la base d’une quelconque traduction automatique. Je remarque de plus en plus fréquemment des articles de l’encyclopédie devenue de référence qui manquent de relecture, et c’est aussi dommage qu’inquiétant.
\Mots-clés : #social
- le Mar 1 Nov - 12:19
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- Sujet: Maylis de Kerangal
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Annie Ernaux
Les armoires vides
Denise, « Ninise » Lesur, jeune étudiante, subit un avortement clandestin, et évoque son enfance. Une enfance dans un milieu méprisé (a posteriori), en fait assez heureux (parents faisant « tout » pour elle, chère abondante – c’est l’après-guerre), modeste mais relativement privilégié (commerçants) : la misère est en réalité autour (avec notamment l’alcoolisme), même si on baigne dedans (d’autant plus avec la promiscuité).
« Malheurs lointains qui ne m'arriveront jamais parce qu'il y a des gens qui sont faits pour, à qui il vient des maladies, qui achètent pour cinquante francs de pâté seulement, et ma mère en retire, elle a forcé, des vieux qui ont, a, b, c, d, la chandelle au bout du nez en hiver et des croquenots mal fermés. Ce n'est pas leur faute. La nôtre non plus. C'est comme ça, j'étais heureuse. »
Puis l’autre monde, celui de l’école (libre) ; humiliation sociale, et culpabilité (le péché) insinuée par l’aumônier à la « vicieuse » avec son « quat'sous » (son sexe, avec connotation de peu de valeur) ; puis revanche de première de la classe. Et la lecture.
« Ces mots me fascinent, je veux les attraper, les mettre sur moi, dans mon écriture. Je me les appropriais et en même temps, c'était comme si je m'appropriais toutes les choses dont parlaient les livres. Mes rédactions inventaient une Denise Lesur qui voyageait dans toute la France – je n'avais pas été plus loin que Rouen et Le Havre –, qui portait des robes d'organdi, des gants de filoselle, des écharpes mousseuses, parce que j'avais lu tous ces mots. Ce n'était plus pour fermer la gueule des filles que je racontais ces histoires, c'était pour vivre dans un monde plus beau, plus pur, plus riche que le mien. Tout entier en mots. Je les aime les mots des livres, je les apprends tous. »
« Pour moi, l'auteur n'existait pas, il ne faisait que transcrire la vie de personnages réels. J'avais la tête remplie d'une foule de gens libres, riches et heureux ou bien d'une misère noire, superbe, pas de parents, des haillons, des croûtes de pain, pas de milieu. Le rêve, être une autre fille. »
Rejet du moche, du sale, du café-épicerie de la rue Clopart, honte haineuse d’une inculture (pourtant compréhensible), envie aussi de la vie des autres jeunes, de la liberté : l’adolescente veut "s’en sortir".
Premières menstrues, « chasse aux garçons », découverte du plaisir ; avec quand même la crainte confuse de mal tourner, comme redoutent les parents (qui triment pour lui permettre de poursuivre ses études).
« Dans l'ordre, si tout y avait été, une maison accueillante, de la propreté, si je m'étais plu avec eux, chez eux, oui, ce serait peut-être rentré dans l'ordre. »
Dix-sept ans, l’Algérie et mai 68 en toile de fond, et ce besoin (à la fois légitime et choquant) d’être supérieur à sa condition d’origine.
« J'inscris des passages sur un petit carnet réservé, secret. Découvrir que je pense comme ces écrivains, que je sens comme eux, et voir en même temps que les propos de mes parents, c'est de la moralité de vendeuse à l'ardoise, des vieilles conneries séchées. »
« Mais la fête de l'esprit, pour moi, ce n'est pas de découvrir, c'est de sentir que je grimpe encore, que je suis supérieure aux autres, aux paumés, aux connasses des villas sur les hauteurs qui apprennent le cours et ne savent que le dégueuler. »
Étudiante enfin, puis c’est la « dé-fête », elle est enceinte, et avorte clandestinement.
« J'ai été coupée en deux, c'est ça, mes parents, ma famille d'ouvriers agricoles, de manœuvres, et l'école, les bouquins, les Bornin. Le cul entre deux chaises, ça pousse à la haine, il fallait bien choisir. »
Contrairement à ce qui est parfois prétendu, Ernaux a "un style".
« Ça me fait un peu peur, ça saignera, un petit fût de sang, lie bleue, c'est mon père qui purge les barriques et en sort de grandes peaux molles au bout de l'immense rince-bouteilles chevelu. Que je sois récurée de fond en comble, décrochée de tout ce qui m'empêche d'avancer, l'écrabouillage enfin. Malheureuse tout de même, qui est-il, qui est-il... Mou, infiniment mou et lisse. Pas de sang, une très fine brûlure, une saccade qui s'enfonce, ce cercle, ce cerceau d'enfant, ronds de plaisir, tout au fond... Traversée pour la première fois, écartelée entre les sièges de la bagnole. Le cerceau roule, s'élargit, trop tendu, trop sec. La mouillure enfin, à hurler de délivrance, et macérer doucement, crevée, du sang, de l'eau. »
« Le goût de viande crue m'imbibe, les têtes autour de moi se décomposent, tout ce que je vois se transforme en mangeaille, le palais de dame Tartine à l'envers, tout faisande, et moi je suis une poche d'eau de vaisselle, ça sort, ça brouille tout. Le restau en pleine canicule, les filles sont vertes, je mange des choses immondes et molles, mon triomphe est en train de tourner. Et je croyais qu'il s'agissait d'une crise de foie. Couchée sur mon lit, à la Cité, je m'enfilais de grands verres d'hépatoum tout miroitants, une mare sous des ombrages, à peine au bord des lèvres, ça se changeait en égout saumâtre. La bière se dénature, je rêve de saucisson moelleux, de fraises écarlates. Quand j'ai fini d'engloutir le cervelas à l'ail dont j'avais une envie douloureuse, l'eau sale remonte aussitôt, même pas trois secondes de plaisir. J'ai fini par faire un rapprochement avec les serviettes blanches. Une sorte d'empoisonnement. »
Et pour une écriture "blanche" (certes peu métaphorique), j’ai découvert plusieurs mots nouveaux pour moi : décarpillage, cocoler, polard, pouque et mucre (il est vrai cauchois), etc. ; curieusement (pourtant dans l’œuvre d’une écrivaine nobelisée !), je n’ai pas trouvé en ligne la définition de "creback", apparemment une pâtisserie, ni « troume » (peur vraisemblablement).
Dès ce premier roman, Ernaux parvient, avec l'originalité de son écriture, à nous transmettre une expérience commune. C'est peut-être ça qui explique l'oppression ressentie à cette lecture, comme signalée par Chrysta : Ernaux n'est pas une auteure d'évasion, c'est tout le contraire, on est sans cesse durement ramené à la triste réalité.
\Mots-clés : #autobiographie #conditionfeminine #contemporain #enfance #identite #intimiste #Jeunesse #Misère #relationenfantparent #sexualité #social #temoignage #xxesiecle
- le Ven 28 Oct - 11:23
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- Sujet: Annie Ernaux
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Umberto Eco
Construire l’ennemi et autres textes occasionnels
Dans Construire l’ennemi, Eco documente la stigmatisation de l’étranger, du laid, du juif, de l’hérétique, de la femme (notamment sorcière), du lépreux à travers les temps, en produisant nombre d’extraits édifiants (sans omettre les auteurs religieux).
« Il semble qu’il soit impossible de se passer de l’ennemi. La figure de l’ennemi ne peut être abolie par les procès de civilisation. Le besoin est inné même chez l’homme doux et ami de la paix. Simplement, dans ces cas, on déplace l’image de l’ennemi, d’un objet humain à une force naturelle ou sociale qui, peu ou prou, nous menace et doit être combattue, que ce soit l’exploitation du capitalisme, la faim dans le monde ou la pollution environnementale. Mais, même si ce sont là des cas « vertueux », Brecht nous rappelle que la haine de l’injustice déforme elle aussi le visage. »
« Essayer de comprendre l’autre, signifie détruire son cliché, sans nier ou effacer son altérité. »
Mention particulière à La paix indésirable ? Rapport sur l’utilité des guerres, effarante justification états-unienne (et orwellienne) de la nécessité de l’ennemi, notamment pour des raisons économiques (anonyme, préfacé par J. K. Galbraith).
Absolu et relatif nous entraîne dans un débat philosophique qui revient rapidement au problème de notre conception de la vérité (atteignable ou pas).
La flamme est belle est une réflexion sur le feu, qui n’oublie pas Bachelard, entr’autres.
« Les amis pleins de sollicitude brûlent, pour des raisons de moralité et de santé mentale, la bibliothèque romanesque de Don Quichotte. On brûle la bibliothèque d’Auto da fé d’Elias Canetti, en un bûcher qui rappelle le sacrifice d’Empédocle (« quand les flammes l’atteignent enfin, il rit à pleine voix comme il n’avait jamais ri de sa vie »). »
Délices fermentées est consacré à Piero Camporesi, auteur de L’Officine des sens et « gourmet de listes ».
« Hugo, hélas ! » La poétique de l’excès :
« Le goût de l’excès le conduit à décrire en procédant par énumérations interminables [… »
« La beauté n’a qu’un type, la laideur en a mille. »
Cela m’a ramentu cette phrase (souvenir scolaire – on a beau dire du mal de l’école…) :
« Si le poète doit choisir dans les choses (et il le doit), ce n’est pas le beau, mais le caractéristique. »
Astronomies imaginaires (mais pas astrologie, croyance ou tromperie).
Je suis Edmond Dantès ! sur le roman-feuilleton, et « l’agnition ou reconnaissance » (d’un lien de parenté entre personnages) ; le texte commence ainsi :
« Certains infortunés se sont initiés à la lecture en lisant, par exemple, du Robbe-Grillet. Illisible si l’on n’a pas compris les structures ancestrales de la narration, qu’il détourne. Pour savourer les inventions et déformations lexicales de Gadda, il faut connaître les règles de la langue italienne et s’être familiarisé au bon toscan avec Pinocchio. »
Il ne manquait plus qu’Ulysse. Époustouflant patchwork de critiques du livre de Joyce, où la bêtise le dispute à l’antisémitisme.
Pourquoi l’île n’est jamais trouvée. Incipit :
« Les pays de l’Utopie se trouvent (à de rares exceptions près, comme le royaume du Prêtre Jean) sur une île. »
Texte passionnant sur l’histoire de la (non-)découverte d’îles plus ou moins fabuleuses.
« C’est parce que, jusqu’au XVIIIe siècle, date à laquelle on a pu déterminer les longitudes, on pouvait découvrir une île par hasard et, à l’instar d’Ulysse, on pouvait même s’en échapper mais il était impossible de la retrouver. »
C’est l’argument de L’Île du jour d’avant, mais on découvre aussi l’« Ile Perdue, Insula Perdita », île des Bienheureux de saint Brendan, et même un décryptage de La Ballade de la mer salée d’Hugo Pratt.
Réflexions sur WikiLeaks
« Sur le plan des contenus, WikiLeaks s’est révélé être un scandale apparent, alors que sur le plan de la forme, il a été et sera quelque chose de plus, il a inauguré une nouvelle époque historique.
Un scandale est apparent quand il rend publique une chose que tout le monde savait en privé, et dont on parlait à mi-voix par pure hypocrisie (cf. les ragots sur un adultère). »
« Et cela ne fait que confirmer une autre chose que l’on sait pertinemment : chaque dossier élaboré pour un service secret (de quelque nation que ce soit) est constitué exclusivement de matériel qui est déjà dans le domaine public. Par exemple : dans une librairie consacrée à l’ésotérisme, on s’aperçoit que chaque nouvel ouvrage redit (sur le Graal, le mystère de Rennes-le-Château, les Templiers ou les Rose-Croix) exactement ce qui figurait dans les livres précédents. Et ce n’est pas que l’auteur de textes occultistes s’interdise de faire des recherches inédites (ou ignore comment chercher des informations sur l’inexistant), mais parce que les occultistes ne croient qu’à ce qu’ils savent déjà, et qui reconfirme ce qu’ils avaient déjà appris. C’est d’ailleurs là le mécanisme du succès de Dan Brown.
Idem pour les dossiers secrets. L’informateur est paresseux tout comme est paresseux, ou d’esprit limité, le chef des services secrets, qui ne croit que ce qu’il reconnaît.
Par conséquent, puisque, dans tous les pays, les services secrets ne servent pas à prévoir des cas comme l’attaque des Twins Towers et qu’ils n’archivent que ce qui est déjà connu de tous, il vaudrait mieux les éliminer. Mais, par les temps qui courent, supprimer encore des emplois serait vraiment insensé.
Si les États continuent à confier leurs communications et leurs archives confidentielles à Internet ou d’autres formes de mémoire électronique, aucun gouvernement au monde ne pourra plus nourrir des zones de secret, et pas seulement les États-Unis, mais même pas la République de Saint-Marin ou la principauté de Monaco (peut-être que seule Andorre sera épargnée). »
« Et même si la grande masse des citoyens n’est pas en mesure d’examiner et d’évaluer la quantité de matériel que le hacker capture et diffuse, la presse joue désormais un nouveau rôle (elle a déjà commencé à l’interpréter) : au lieu de relayer les nouvelles vraiment importantes – jadis, c’étaient les gouvernements qui décidaient des nouvelles vraiment importantes, en déclarant une guerre, en dévaluant une monnaie, en signant une alliance –, aujourd’hui c’est elle qui décide en toute autonomie des nouvelles qui doivent devenir importantes et de celles qui peuvent être passées sous silence, allant jusqu’à pactiser (cela est arrivé) avec le pouvoir politique pour savoir quels « secrets » dévoilés il convenait de révéler et ceux qu’il fallait taire.
Puisque tous les rapports secrets qui alimentent haines et amitiés d’un gouvernement proviennent d’articles publiés ou de confidences de journalistes à un attaché d’ambassade, la presse prend une autre fonction : jadis, elle épiait le monde des ambassades étrangères pour en connaître les trames occultes, désormais ce sont les ambassades qui épient la presse pour y apprendre des manifestations connues de tous. »
Tout le bref texte devrait être cité !
Et c’est toujours aussi délectable de se régaler de l’esprit d’Umberto Eco…
\Mots-clés : #complotisme #contemporain #discrimination #ecriture #espionnage #essai #guerre #humour #medias #philosophique #politique #social #universdulivre #xxesiecle
- le Lun 24 Oct - 13:57
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Carson McCullers
La Ballade du café triste et autres nouvelles
La novella éponyme du recueil est racontée par un narrateur omniscient et moraliste, et s’apparente à un conte.
Le magasin de Miss Amelia Evans devint un café dans cette petite ville désolée. Elle est solitaire, d’apparence masculine, avec un léger strabisme, aime à faire des procès et à soigner gratuitement ; étonnamment, elle accueille Cousin Lymon, un bossu apparemment apparenté, et qui aime à attiser la discorde. Elle fut mariée à un tisserand nommé Marvin Macy, beau gars « hardi, intrépide et cruel », étrangement tombé amoureux d’elle et qui devint un bandit lorsqu’elle le chassa.
« Son mariage n’avait duré que dix jours. Et la ville éprouva cette satisfaction particulière qu’éprouvent les gens lorsqu’ils voient quelqu’un terrassé d’une abominable manière. »
Sorti de prison, Macy revient et la supplante dans l’esprit de Lymon, jusqu’à l’affrontement final. Ces personnages principaux sont ambivalents, avec des réactions inattendues, paradoxales et contradictoires, et ces amours bancals finissent mal.
« Ils attendaient, simplement, en silence, sans savoir eux-mêmes ce qu’ils attendaient. C’est exactement ce qui se passe à chaque période de tension, quand un grand événement se prépare : les hommes se rassemblent et attendent. Au bout d’un temps plus ou moins long, ils se mettent à agir tous ensemble. Sans qu’intervienne la réflexion ou la volonté de l’un d’entre eux. Comme si leurs instincts s’étaient fondus en un tout. La décision finale n’appartient plus alors à un seul, mais au groupe lui-même. À cet instant-là, plus personne n’hésite. Que cette action commune aboutisse au pillage, à la violence, au meurtre, c’est affaire de destin. »
« Celui qui est aimé ne sert souvent qu’à réveiller une immense force d’amour qui dormait jusque-là au fond du cœur de celui qui aime. En général, celui qui aime en est conscient. Il sait que son amour restera solitaire. Qu’il l’entraînera peu à peu vers une solitude nouvelle, plus étrange encore, et de le savoir le déchire. Aussi celui qui aime n’a-t-il qu’une chose à faire : dissimuler son amour aussi complètement et profondément que possible. Se construire un univers intérieur totalement neuf. Un étrange univers de passion, qui se suffira à lui-même. »
« La valeur, la qualité de l’amour, quel qu’il soit, dépend uniquement de celui qui aime. C’est pourquoi la plupart d’entre nous préfèrent aimer plutôt qu’être aimés. La plupart d’entre nous préfèrent être celui qui aime. Car, la stricte vérité, c’est que, d’une façon profondément secrète, pour la plupart d’entre nous, être aimé est insupportable. Celui qui est aimé a toutes les raisons de craindre et de haïr celui qui aime. Car celui qui aime est tellement affamé du moindre contact avec l’objet de son amour qu’il n’a de cesse de l’avoir dépouillé, dût-il n’y trouver que douleur. »
« Mais ce n’est pas seulement la chaleur, la gaieté, les divers ornements qui donnaient au café une importance si particulière et le rendaient si cher aux habitants de la ville. Il y avait une raison plus profonde – raison liée à un certain orgueil inconnu jusque-là dans le pays. Pour comprendre cet orgueil tout neuf, il faut avoir présent à l’esprit le manque de valeur de la vie humaine [« the cheapness of human life »]. Une foule de gens se rassemblait toujours autour d’une filature. Mais il était rare que chaque famille ait assez de nourriture, de vêtements et d’économies pour faire la fête. La vie devenait donc une lutte longue et confuse pour le strict nécessaire. Tout se complique alors : les choses nécessaires pour vivre ont toutes une valeur précise, il faut toutes les acheter contre de l’argent, car le monde est ainsi fait. Or vous connaissez, sans avoir besoin de le demander, le prix d’une balle de coton ou d’un litre de mélasse. Mais la vie humaine n’a pas de valeur précise. Elle nous est offerte sans rien payer, reprise sans rien payer. Quel est son prix ? Regardez autour de vous. Il risque de vous paraître dérisoire, peut-être nul. Alors, après beaucoup d’efforts et de sueur, et vu que rien ne change, vous sentez naître au fond de votre âme le sentiment que vous ne valez pas grand-chose. »
D’autres textes plus courts témoignent aussi chez Carson McCullers de son souci des plus faibles et déshérités (les Noirs, les Juifs, les enfants, les éclopés, les handicapés, les différents, etc.), de son sens des détails, et de ses connaissances de musicienne. Ce dernier point est notamment valable pour deux textes où s’ébauche Le cœur est un chasseur solitaire : Les Étrangers, histoire d’un Juif ayant fui l’Allemagne où montait le nazisme qui voyage en bus vers le Sud où il espère recréer un foyer pour lui et sa famille :
« Un chagrin de cet ordre (car le Juif était musicien) ressemble plutôt à un thème secondaire qui court avec insistance tout au long d’une partition d’orchestre – un thème qui revient toujours, à travers toutes les variations possibles de rythme, de structure sonore et de couleur tonale, nerveux parfois sous le léger pizzicato des cordes, mélancolique d’autres fois derrière la rêverie pastorale du cor anglais, éclatant soudain dans l’agressivité haletante et suraiguë des cuivres. Et ce thème reste le plus souvent indéchiffrable derrière tant de masques subtils, mais son insistance est si forte qu’il finit par avoir, sur l’ensemble de la partition, une influence beaucoup plus importante que la ligne de chant principale. Il arrive même qu’à un signal donné, ce thème trop longtemps contenu jaillisse tel un volcan en plein cœur de la partition, faisant voler en éclats les autres inventions musicales, et obligeant l’orchestre au grand complet à reprendre dans toute sa violence ce qui demeurait jusque-là étouffé. »
… et Histoire sans titre, où un jeune revient à sa famille après être parti trois ans plus tôt :
« Son passé, les dix-sept années qu’il avait passées chez lui, se tenaient devant lui comme une sombre et confuse arabesque. Le dessin en était incompréhensible au premier regard, semblable à un thème musical qui se développe en contrepoint, voix après voix, et qui ne devient clair qu’à l’instant où il se répète. »
« Tout le monde, un jour ou l’autre, a envie de s’en aller – et ça n’a rien à voir avec le fait qu’on s’entende ou qu’on ne s’entende pas avec sa famille. On éprouve le besoin de partir, poussé par quelque chose qu’on doit faire, ou qu’on a envie de faire, et certains même partent sans savoir exactement pourquoi. C’est comme une faim lancinante qui vous commande d’aller à la recherche de quelque chose. »
\Mots-clés : #amour #discrimination #famille #nouvelle #psychologique #social #solitude
- le Dim 16 Oct - 13:23
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Kurt Vonnegut, jr
Le Petit Déjeuner des Champions
Je lis cette traduction par Gwilym Tonnerre pour Gallmeister en 2014 après (il y a longtemps) celle de Guy Durand en 1974 pour le Seuil sous le titre Le Breakfast du Champion (je n'ai pas remarqué de grandes différences en comparant succinctement les deux traductions).
D’entrée, le livre (première publication en 1973) déplore que les Terriens aient détruit, épuisé leur planète… Un demi-siècle de lente prise de conscience d’une évidence… Mais ce n’est pas le seul travers (plus particulièrement des États-Unis) à y être ridiculisé, il y a aussi la fascination pour l’argent et le sexe, sans oublier le racisme et la guerre, la publicité et la religion ; le propos de Kurt Vonnegut est de mettre en évidence ce dysfonctionnement civilisationnel.
Kilgore Trout, auteur de science-fiction pratiquement inconnu, car publié dans des parutions pornographiques (comme il n’est pas rétribué pour ses œuvres, il travaille aussi dans les fenêtres et volets anti-tempêtes en aluminium), est invité par erreur à prendre la parole lors du festival d’inauguration du Centre artistique Mildred Barry à Midland City. C’est un pessimiste qui imagine sans cesse des histoires comme autant d’expériences de pensée, et se prend pour « les yeux et les oreilles et la conscience du Créateur de l’univers » ; pour lui les miroirs sont des « vides ».
« Ils roulèrent en silence pendant un moment, puis le conducteur fit une autre observation pertinente. Il dit qu’il avait conscience que son camion transformait l’atmosphère en gaz toxique, et qu’on transformait la planète en bitume pour que son camion puisse circuler n’importe où.
– Donc je suis en train de me suicider, dit-il.
– N’y pensez pas, dit Trout.
– Mon frère, c’est encore pire, continua le conducteur. Il travaille dans une usine qui fabrique des produits chimiques pour détruire les arbres et les plantes au Vietnam.
Le Vietnam était un pays dans lequel l’Amérique essayait d’empêcher la population d’être communiste en lui larguant diverses choses de ses avions. Les produits chimiques auxquels le conducteur faisait allusion servaient à détruire tout le feuillage, afin qu’il soit plus difficile pour les communistes de se cacher des avions.
– N’y pensez pas, dit Trout.
– À long terme, lui aussi est en train de se suicider, dit le conducteur. À croire que, ces jours-ci, les seuls emplois qu’un Américain puisse trouver reviennent à se suicider d’une manière ou d’une autre.
– Pertinent, dit Trout.
– J’ai du mal à savoir si vous êtes sérieux ou pas, dit le conducteur.
– Je ne le saurai moi-même que quand je découvrirai si la vie est sérieuse ou pas, dit Trout. Elle est dangereuse, soit, et elle peut faire beaucoup de mal. Ça ne signifie pas forcément qu’elle soit sérieuse, en plus de ça. »
C'est ainsi qu'est annoncé le thème principal du livre (assez dickien) :
« Le postulat du récit était le suivant : la vie était une expérience du Créateur de l’univers, qui souhaitait tester un nouveau type de créature qu’il envisageait d’introduire dans l’univers. Cette créature était dotée de la capacité à prendre des décisions elle-même. Toutes les autres étaient des robots entièrement programmés. »
Dwayne Hoover, riche concessionnaire Pontiac est cette « seule créature de l’univers douée du libre arbitre » ; « au bord de la folie », il est victime d’une « mauvaise chimie » selon l’auteur, qui intervient librement :
« Cette folie naissante, évidemment, était surtout une affaire de chimie. Le corps de Dwayne fabriquait des substances chimiques qui lui perturbaient l’esprit. Mais Dwayne, comme tout apprenti désaxé, avait également besoin d’une dose de mauvaises idées pour donner forme et sens à sa démence. »
Il y a d’autres personnages, comme Wayne Hoobler, une sorte de double inversé de Dwayne Hoover, un récidiviste noir qui sort de prison et cherche à s’intégrer à la société.
La rencontre longuement annoncée des trois personnages principaux (Trout, Hoover et Vonnegut) a lieu dans un bar à cocktails, et le récit contre-culture prend une dimension métaphysique, tout en atteignant un summum de loufoquerie : en lisant Trout, Dwaine se convainc d’être le cobaye solipsiste de l’expérience divine, uniquement entouré de machines.
Ce roman constitue aussi un fort beau spécimen de livre où l’auteur intervient en personne, ici en tant que Créateur de son univers ; plus que clin d’œil ou caméo, différent de l’autofiction, c’est la fabrique de l’ouvrage elle-même.
« Mon avis était que Beatrice Keedsler [une romancière] s’était alliée à d’autres conteurs ringards pour faire croire aux gens qu’il existait dans la vie des personnages principaux, des personnages secondaires, des détails significatifs, des détails insignifiants, qu’il y avait des leçons à en tirer, des épreuves à surmonter, et un début, un milieu et une fin.
À l’approche de mon cinquantième anniversaire, j’avais été de plus en plus furieux et perplexe face aux décisions idiotes que prenaient mes concitoyens. Et puis j’avais soudain fini par les prendre en pitié, car j’avais compris avec quelle innocence et quel naturel ils se conduisaient de manière si abominable, avec des conséquences si abominables : ils faisaient de leur mieux pour vivre comme les personnages qu’on rencontrait dans les histoires. Voilà pourquoi les Américains se tiraient si souvent dessus : c’était un procédé littéraire pratique pour terminer une nouvelle ou un livre.
Pourquoi tant d’Américains étaient-ils traités par leur gouvernement comme si leur vie était aussi jetable qu’un mouchoir en papier ? Car c’était ainsi que les auteurs avaient coutume de traiter les petits rôles dans les récits qu’ils inventaient.
Et ainsi de suite.
Quand je compris ce qui faisait de l’Amérique une nation si dangereuse et malheureuse d’individus qui n’avaient plus aucun rapport avec la réalité, je pris la décision de tourner le dos aux histoires. J’écrirais sur la vie. Chaque personnage aurait strictement la même importance que n’importe quel autre. Tous les faits pèseraient aussi le même poids. Rien ne serait laissé de côté. Aux autres d’apporter de l’ordre au chaos. Moi, j’apporterais du chaos à l’ordre, comme je crois y être parvenu.
Si tous les écrivains faisaient de même, alors peut-être les citoyens en dehors des cercles littéraires comprendraient-ils que l’ordre n’existe pas dans le monde qui nous entoure, qu’il nous faut au contraire nous adapter aux conditions du chaos.
C’est difficile de s’adapter au chaos, mais c’est possible. J’en suis la preuve vivante : c’est possible. »
\Mots-clés : #humour #social
- le Ven 14 Oct - 14:15
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Colin Niel
Darwyne
Darwyne, « petit pian », dix ans, vit avec « la mère », Yolanda Massily, qu’il vénère, dans leur petit carbet de Bois Sec, un misérable bidonville en bordure de forêt amazonienne (on reconnaît la Guyane). Mais les « beaux-pères » se succèdent, et un signalement fait entrer dans sa vie Mathurine, une éducatrice spécialisée du service des évaluations sociales en protection de l’enfance, quadragénaire désirant être mère qui suit un protocole de fécondation in vitro. Tous deux sont passionnés par la forêt, et c’est par elle qu’ils parviennent à communiquer.
Darwyne est « un peu sauvage », et possède une connaissance aussi intime qu’inexplicable de la sylve ; il a les pieds déformés de naissance, et semble laisser des « empreintes inversées » de pieds retournés, qui pourraient égarer ceux qui le suivent dans la forêt (c’est la légende du Maskilili en Guyane, gnome facétieux et inquiétant à l’apparence d’enfant qui fourvoie les chasseurs suivant ses traces de pieds à l’envers).
Jhonson, le dernier « beau-père » en date, constate que la végétation croît sans cesse dans leur petit terrain, et que des animaux sauvages rendent visite à Darwyne, qu’il n’apprécie guère (et réciproquement) ; un malaise puis la peur le prennent peu à peu, alors que ses prédécesseurs ont tous disparus… Yolanda avoue ne pas aimer cet enfant, qu’elle considère comme « animal » et maltraite de façon insidieuse.
« Mais si Mathurine en sait beaucoup plus qu’elles qui n’ont jamais observé un singe hors de l’enceinte d’un zoo, elle est surtout consciente de l’immensité de son ignorance. Qu’elle ne détecte qu’une infime partie de ce qui se trame en ces lieux. Qu’elle passe à côté de bien des espèces, trop discrètes pour se laisser entrevoir, de bien des traces dans l’humus noir ou sur les troncs suintants. Sans parler de tous ces dialogues chimiques qui, paraît-il, relient les arbres entre eux. C’est peut-être ce qu’elle aime le plus, d’ailleurs : cette impression d’être dépassée par le monde qui l’entoure. Cette certitude que, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle apprenne, l’Amazonie conservera sa part d’inconnu. Sa part de magie, quand tout ailleurs est devenu si rationnel et maîtrisé. »
« Se dit qu’en vérité, il y a quelque chose de terrible dans cette coupure entre ces jeunes et l’immensité du monde vivant qui les entoure. Que c’est l’un des grands drames de l’humanité moderne, que plus personne ne soit capable de mettre un nom sur le moindre volatile. Que c’est cette ignorance qui pousse les humains à détruire cette part du monde qu’à présent ils appellent nature, qui au fil des siècles leur est devenue étrangère. »
« Beaucoup plus que de se faire piquer par un insecte ou un serpent, s’il y a bien un danger en forêt amazonienne c’est celui-là : se perdre. »
« Mais à défaut d’être silencieuse, la forêt est muette. »
Yolande se perdra en forêt après le glissement de terrain qui emporte Bois Sec (autre actualité guyanaise récente, avec l’immigration clandestine).
La partie fantastique du livre restera suggérée ; je m’interroge sur la prégnance si partagée de l’imaginaire mythique (et de la perte en forêt) dans les évocations de la sylve amazonienne, y compris chez ce scientifique habitué à la Guyane… (À ce propos, les allobates, les adénomères et les dendrobates sont des amphibiens).
\Mots-clés : #contemythe #nature #social
- le Jeu 13 Oct - 13:53
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Michel Rio
Une comédie américaine
Alexandra, vingt-quatre ans, est un top-model qui vient de perdre sa mère, Dorothy, « de son nom de jeune fille Dickinson, ou de son nom complet multi-matrimonial Dickinson Irving Bryant Thoreau Crane Dreiser de Crèvecœur », personnalité excentrique et marquante de la jet set dans le milieu culturel new-yorkais. Malgré les apparences, il semble que cette novella ne soit pas un roman à clef, bien que d’anciens personnages de Rio y réapparaissent, et même si on y rencontre un certain Jack Recouac, « auteur à succès qui avait le fructueux talent de rendre la marginalité accessible ».
La jeune femme avait quitté six ans plus tôt sa mère, figure aussi brillante qu’écrasante avec qui elle n’avait guère de liens affectifs ; c’est à l’occasion de la disparition de celle-ci qu’elle découvre l’identité de son père, Jérôme Avalon, un écrivain. La narration de leurs retrouvailles dans le milieu élitiste de l’art est surtout l’occasion pour Rio d’asséner ses vues sur le monde de l’édition, ainsi que sur la presse (sensationnaliste) et la culture américaine (pécuniaire, médiocre et impérialiste).
« La littérature est passée massivement, encouragée par la concentration éditoriale, de la création à la recette, recette industrielle dans le cas du pur divertissement, recette artisanale dans celui de la tranche de vie bien saignante, intimité épicée plus ou moins autobiographique qui a le double avantage d’autoriser l’auteur ignare et sans invention, puisque son enquête se limite à son pauvre moi, et d’appâter le lecteur-voyeur qui ne déteste pas humer les selles d’autrui. Deux corollaires. Un : l’analphabétisme galopant de la littérature et de son public. Deux : la création, ou prétendue telle, n’est plus validée que par son impact social, donc économique. La presse a emboîté le pas, parce qu’après tout son affaire, qui est aussi celle des trusts éditoriaux, c’est de vendre du papier. Une preuve : l’exportation regrettable de la “creative writing” inventée ici, et qui est un mensonge éhonté parce que ce qu’on peut enseigner n’est pas la création mais la recette. »
« …] en matière de création, ce qu’on vend n’est pas l’œuvre mais l’ouvrier. Variante de l’adage moderne « ne montre pas ton travail mais ton cul » impératif dans les champs artistique et politique, hautement démocratique dans la mesure où, si très peu de gens ont un génie ou des idées, une invention, en somme, tout le monde a un cul, tant bien que mal. »
Un peu outrancier avec notamment son déplaisant élitisme, ce propos pointe cependant une vraie dérive du travail d'écriture et de sa diffusion.
\Mots-clés : #contemporain #creationartistique #medias #social #xxesiecle
- le Lun 10 Oct - 12:07
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- Sujet: Michel Rio
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Jean Ray
La Cité de l'indicible peur
Sidney Terence Triggs, surnommé Sigma Triggs, est un policier londonien assez gauche et sans gloire, qui prend sa retraite à « Ingersham-la-tranquille » (dont il est natif, et le protégé de Sir Broody, hobereau local), dans une Angleterre provinciale et traditionnelle, contemporaine (roman paru en 1943) et donnant son atmosphère délectable et désuète au livre ; à propos, Triggs lit Dickens…
Il y a là le poussiéreux bric-à-brac des « Grands Magasins Cobwell », où le propriétaire déchu discute avec Suzan Summerlee, « un mannequin en bois léger et en cire » dans sa « Grande Galerie d’Art », où il mourra de peur ; l’honorable M. Chadburn, le maire (il y a aussi un fantôme à l’Hôtel de ville) ; Ebenezer Doove, « vieux plumitif » également à la mairie, calligraphe qui devient l’ami de Triggs avant sa mort ; les dames Pumkins (trois sœurs, Patricia, Deborah et Ruth) avec la jeune Molly Snugg comme servante, qui tiennent la mercerie et vont disparaître ; la mystérieuse Lady Honnybingle ; Freemantle le boucher, qui sera interné dans un asile d’aliénés ; Revinus le boulanger ; Livina Chamsun et sa sœur Dorothy, qui vivent à l’écart ; Bill Blockson le pêcheur contrebandier ; Pycroft l’apothicaire, qui va se suicider ; les bohémiens, notamment dresseurs de ravets ; et les terrifiants « ILS », qui reviennent depuis des siècles…
(Tout ce petit monde bonhomme avec ses commérages m’a ramentu la Pierrelousse de Bosco.)
L’énigme est retorse (d’autant que de nombreuses petites histoires sont intercalées), basée sur la névrose, « la Grande Peur d’Ingersham ».
« On a peur et l’on ne sait pourquoi. Existe-t-il des choses terribles qu’on ne voit pas et qui, un jour ou l’autre, pourraient se manifester ? »
« La petite ville a pour principales occupations : manger, boire, bavarder, se mêler des affaires du voisin, détester l’étranger et tout ce qui est sujet à troubler la quiétude nécessaire aux belles digestions et aux profitables entretiens. »
« Chaque vie a son mystère, l’un criminel, l’autre simplement coupable, et peu d’habitants d’Ingersham n’ont pas tremblé à la venue du policier de Londres, le croyant lancé sur la piste de ce mystère dont la découverte ruinerait à jamais leur belle quiétude. »
Comme généralement chez Jean Ray, un savoureux lexique hélas suranné est employé, qui requiert parfois le Littré (ou même un autre dictionnaire) : pénombreux, regrattier, pimpesouée, scrobiculé, tille, heptacanthe, scabinal (belge)… ; le mot juste, toujours et sans plus − mais non sans humour.
\Mots-clés : #horreur #polar #social
- le Dim 9 Oct - 11:55
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- Sujet: Jean Ray
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Léo Malet
Brouillard au pont de Tolbiac
Nestor Burma a reçu l’appel d’un certain Abel Benoit hospitalisé à la Salpêtrière, qui dit le connaître ; lorsqu’il arrive, l’homme est mort de ses blessures, et se révèle être Albert Lenantais, une relation de Nestor adolescent. C’est l’occasion d’une plongée dans le passé de Nestor (et Léo), lorsqu’il était réfugié parmi les libertaires du Foyer végétalien du XIIIe en 1927 (à l’époque, c’étaient les anarchistes qui ne mangeaient que des légumes, et proscrivaient alcool et tabac). Dans l’édition que j’ai lue, ce milieu est documenté par une préface de Francis Lacassin et deux chapitres d’À nous deux, Patrie !, d’André Colomer, « théoricien lyrique de la violence, individualiste exacerbé », journaliste dressé contre Dieu, la guerre, la patrie et la révolution…
Benoit-Lenantais était devenu « un vieux cordonnier-chiffonnier », « Chiftir et bouif », et c’est l’opportunité de pénétrer cette fois dans le milieu de la chiffe, dans ce misérable quartier depuis disparu.
« À ce stade de notre décevante tournée, nous nous trouvions rue des Cinq-Diamants. Le XIIIe arrondissement fourmille de rues aux noms charmants et pittoresques, en général mensongers. Rue des Cinq-Diamants, il n’y a pas de diamants ; rue du Château-des-Rentiers, il y a surtout l’Asile Nicolas-Flamel ; rue des Terres-au-Curé, je n’ai pas vu de prêtre ; et rue Croulebarbe, ne siège pas l’Académie française. Quant à la rue des Reculettes... hum... et celle de l’Espérance... »
Nestor enquête avec Bélita Moralés, sa voisine la belle gitane que Lenantais a soustraite à l’emprise de sa « race » (à l’époque on se défie des « romanos » et autres Arabes).
« − Dans ce quartier, mon vieux, où ça grouille d’Arabes, sans qu’on puisse distinguer lesquels sont pour nous, lesquels contre, on s’occupe plus activement qu’ailleurs des banales agressions nocturnes, surtout commises pour des norafs.
− Ah ! oui ! parce que ça s’agite dans la colonie coloniale ! Fellaghas et compagnie, quoi ?
− Exactement. Un jour, c’est un sidi buveur de pinard qui se fait casser la gueule par un autre sidi respectueux du Coran... »
L’histoire policière proprement dite est assez banale ; les anciens anars et insoumis, sans parler des illégalistes, ont perdu leurs valeurs avec le temps…
\Mots-clés : #misere #polar #politique #social #xxesiecle
- le Mer 5 Oct - 12:22
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- Sujet: Léo Malet
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