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Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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Olga Tokarczuk

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Message par Bédoulène Lun 15 Fév - 18:03

merci Arensor, je note !

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Message par Tristram Ven 2 Avr - 0:36

Dieu, le temps, les hommes et les anges

social - Olga Tokarczuk - Page 4 Proxy180

Incipit :
« Antan est l’endroit situé au milieu de l’univers. »
C’est aussi un hameau de la Pologne rurale pendant les Première et Seconde Guerres mondiales jusqu’à nos jours en passant par l’époque communiste. Vaste fresque où l’on suit des destins particuliers (polonais et juifs), y compris légendaires (magie, fantômes, etc.), notamment ceux des membres des familles Céleste et Divin, y compris de beaux personnages féminins, dans un éventail des possibles expériences du monde ; mais aussi des considérations métaphysiques (Dieu, le temps, etc.), chaque fois identifiés en titres de chapitres précisant « Le temps de … »  
Mention spéciale pour le châtelain Popielski, ayant perdu la foi et découvert le Jeu (qui m’a ramentu Le Jeu des Perles de Verre de Hermann Hesse, et plus certainement la gnose biblique juive), labyrinthe concentrique des huit cercles ou mondes, dont la règle est contenue dans le livre « Ignis fatuus ou Jeu instructif pour un seul joueur ».
« Le Jeu est une sorte de chemin sur lequel se succèdent de multiples choix, annonçait le texte au début. »
Il s’engage dans cette étude qui l’absorbe, méditant des choix sous les auspices de Dieu, du hasard ou du libre arbitre. Le « mycélium » apparaîtra comme au centre d’Antan/ du monde (la nature et particulièrement les arbres ont également une grande importance dans le roman).
L’image du "machinisme" de l’existence est récurrente.
« Machine inhumaine de l’existence… »

« − Imagine maintenant qu’il n’y a aucun Dieu derrière tout ça, comme tu dis. Que personne ne surveille rien, que le monde entier n’est qu’une grosse pagaille ou bien, pis encore, une espèce de machine, une sorte de hache-paille détraqué qui continue à tourner sur sa lancée… […]
Les événements se produisaient par accident, et quand l’accident faisait défaut apparaissaient des lois mécaniques. Machine rythmique de la nature. Pistons et engrenages de l’histoire. »

« Mécanisme détraqué, le moulin du monde s’était arrêté. »
Voici d’autres extraits qui ont retenu mon inattention :
« La vue du gant rouge surgissant de dessous la neige sale convainquit le châtelain que la plus grande imposture de la jeunesse est l’optimisme sous toutes ses formes, la foi obstinée dans le fait que quelque chose va changer, s’améliorer, qu’il y a un progrès en toute chose. »

« − Dormez donc, dormez jusqu’à la mort ! cria la Glaneuse en tournant la tête de ce côté. Qu’est-ce qui vous a pris de naître, si c’était pour dormir ? »

« Dieu nous voit
Et le temps fuit.
La mort nous poursuit,
L'éternité attend. »
(Inscription au cimetière.)
Sinon, le livre est marqué par une certaine dérision facétieuse vis-à-vis de la religion (catholique), si prégnante en Pologne.
Tout cela, assez disparate, est narré sur le ton de la chronique, recueil de contes ou fable.
J’ai aussi pensé à Jean d'Ormesson, Dieu, sa vie, son œuvre, plus sérieusement à Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov, à Gogol, voire à Salman Rushdie). Plus globalement, ce roman m’a un peu déçu : une fois de plus, après nombres d’auteurs qui s’y sont essayé avec plus ou moins de bonheur (notamment sous l’étiquette "réalisme magique"), la vision totalisante d'un salmigondis existentiel allégorico-symbolique veut nous représenter que le monde a un sens, sans théorie particulière, et sans vraiment me convaincre. Ou, pour le dire autrement, je suis sans doute passé à côté de pas mal de choses… parce que je pense que la littérature, c’est essentiellement la recherche de sens à l’existence. Mais on n’accroche pas toujours...

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Message par topocl Ven 2 Avr - 12:49

Tristram a écrit: parce que je pense que la littérature, c’est essentiellement la recherche de sens à l’existence..
Je ne suis pas forcément d'accord à limiter la littérature à ça. Si on ouvrait un fil : la littérature c'est koi?

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Message par Tristram Ven 2 Avr - 13:00

Je me doutais bien ne pouvoir faire l'unanimité sur ce point, mais il me semble que depuis les contes, dans la littérature en général, celle de l'absurde y compris, il existe un fort courant d'interrogation sur la signification éventuelle de l'existence du monde. Et ce livre, comme beaucoup d'autres, me paraît jouer avec l'idée de "raison d'être" de l'univers.
Mais bien sûr les livres répondent à d'autres motivations, ne serait-ce que tenter de combler la compulsion de lecture de certain.e.s.x.z.

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Message par Dreep Ven 3 Déc - 18:30

Les Livres de Jakob

Entre fiction et réalité historique, le « magnus opus » d’Olga Tokarczuk balance et peut faire hésiter le lecteur, eu égard à l’énorme masse de documents dont s’est servi l’auteur pour son livre et dont elle donne un aperçu dans le texte (citations, dessins, portraits, cartes, etc…). Plus on avance dans Les Livres de Jakob, plus on sent que cette frontière n’est pas tout à fait médiane, et même que la dimension romanesque a nettement l’avantage, ce que Tokarczuk d’ailleurs revendique. À travers l’histoire de Jakob Frank et de ses disciples, c’est toute la seconde moitié du XVIIIème siècle de l’Europe de l’Est que l’on revisite. Des démêlés entre le judaïsme, le frankisme et le christianisme, la bataille ne se joue pas uniquement sur le plan théologique (loin s’en faut, en fait) mais aussi sur le terrain politique. Et cependant encore si Tokarczuk raconte les réussites et les revers d’une secte (en termes d’influence) en Europe, elle raconte en contrepoint ceux de Jakob envers ses propre sectateurs. Au cours de ces mille pages, Jakob n’évolue pas beaucoup, il grandit, il mûrit, il vieillit ; l’entourage qui le voyait comme un messie, s’habitue à le considérer comme un homme.

La multiplication des narrateurs ne tend pas seulement à montrer qu’il y a plusieurs versions de l’histoire, elle permet d’entrer de manière totalement subjective dans la vie de chacun d’entre eux, avec pleins de détails culturels et d’aspects psychologiques. C’est là que le roman se montre assez passionnant à défaut de montrer clairement où il va, ce qu’il veut dire. Un point sur Ienta : le seul personnage qui pourrait livrer une forme d’objectivité à l’histoire ; mais, ironie de Tokarczuk, Ienta s’élève et de se détache de plus en plus des autres. Elle est beaucoup plus intéressante en tant que sujet qu’en tant qu’observatrice : elle personnalise le rapport entre le vivant et les morts, tandis que les autres personnages le font avec leur propre mortalité.
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Message par Bédoulène Ven 3 Déc - 19:05

donc tu as apprécié Dreep ! merci pour ton commentaire !

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Message par bix_229 Mar 14 Déc - 18:42

social - Olga Tokarczuk - Page 4 Olga_t11


Sur les ossements des morts : Olga Tokarkzuk. - Noir sur blanc


Aujourd'hui, plus personne n'a le courage d'inventer quelque chose de nouveau. On se réfère sans cesse à ce qui existe déjà et l'on ne fait que ressortir de vieilles idées. La réalité a pris de l'âge, elle est devenue gâteuse, car, à l'évidence, elle obéit aux mêmes lois que n'importe quel organisme vivant : elle vieillit. Ses plus petits composants -les sens-obéissent au phénomène de l'apoptose, au même titre que les cellules du corps.
L'apoptose est une mort naturelle provoquée par la fatigue ou par l'épuisement de la matière. En grec, ce mot signifie la "chute des feuilles". Le monde a donc perdu ses feuilles.



Janina Doucheyka vit seule dans un petit village des Sudètes. Ex enseignante et ex ingénieuse, elle se livre à des activités solitaires,
comme l'étude de William Blake. Elle se passionne pour la nature et les animaux, l'astrologie. L'hiver elle assure la surveillance  des maisons, habitées seulement l'été.
Sa relation aux humains est sporadique et marginale.
Mais quand même chaleureuse.

Au début du livre, il ne se passe presque rien. A peine un braconner assassiné. Un sale type qui dévastait la forêt et posait des collets.
C'est ainsi qu'il a tué ses chattes, ses "belles filles."
Madame D (ne jamais l'appeler Janina) souffre, on ne sait pas de quoi. Madame rêve. Parfois lui apparaissent à la porte de sa maison,
sa mère et sa grand mère, mortes toutes les deux.

Des hommes meurent. Tous assassinés. Tous chasseurs, magouilleurs ou pire.
On se réjouit.
La théorie de Madame D est que, à force d'être chassés, les animaux sont devenus chasseurs et que donc ce sont eux les assassins
légitimes de ces affreux.
Cette théorie part d'un bon sentiment, et elle ne se prive pas de la diffuser. D'ailleurs, dit-elle, on trouve des traces d'animaux dans la neige sur les lieux des crimes.
Mais nul ne la croit. On la dit folle.
Ah, s'ils savaient !  social - Olga Tokarczuk - Page 4 3933839410

Madame D, moi je l'adore. Je crois qu'elle satisfait des pulsions meurtrières que je ressens plutôt souvent sans pouvoir les satisfaire.  social - Olga Tokarczuk - Page 4 3761541388
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Message par Bédoulène Mar 14 Déc - 20:26

tu es inquiétant Bix ! Wink

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Message par bix_229 Mar 14 Déc - 23:20

Bédoulène a écrit:tu es inquiétant Bix ! Wink
A force d'endurer, on se radicalise ! social - Olga Tokarczuk - Page 4 2042282828
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Message par Tristram Mar 8 Nov - 11:56

Histoires bizarroïdes

social - Olga Tokarczuk - Page 4 Histoi10

Le passager : La peur est d’origine interne.

Les Enfants verts ou Le récit des événements étranges survenus en Volhynie et établis par William Davisson, médecin de Sa Majesté Jean II Casimir, Roi de Pologne : Histoire rapportée par le médecin et botaniste français d’origine écossaise dans la Respublica polonaise à la mi-XVIIe (en guerre avec ses voisins, comme souvent dans son histoire). Elle évoque deux petits sauvageons sylvestres, portant comme de nombreux Polonais la plique, longue chevelure enchevêtrée et feutrée.

Les bocaux : La mère d’un cinquantenaire meurt ; lui qui vivait à ses crochets, bière et foot à la télé, subsiste des conserves qu’elle avait accumulées, jusqu’à ce qu’il en meure.

Les coutures :
« Ce matin-là, assis sur la cuvette des toilettes, il remarqua que ses chaussettes étaient toutes les deux traversées en leur milieu par une couture, une couture bien faite, à la machine, des orteils au rebord élastique. »
Le vieil homme veuf constate aussi que l’encre devient marron, les timbres ronds, etc.
« – Avec nous, il en est comme avec les vieux sabliers, savez-vous, mon ami. J’ai lu quelque chose là-dessus. Dans ceux-ci, les grains de sable deviennent de plus en plus ronds à force de glisser, et ils vont plus vite. Les vieux sabliers sont bien plus pressés. Le saviez-vous ? Il en est de même avec notre système nerveux, il s’est usé, voyez-vous, il est fatigué, les stimuli le traversent comme une passoire et nous avons l’impression que le temps nous échappe. »
La visite :
« Mes créations s’adressent aux enfants, eux seuls lisent vraiment. Les adultes se sentent coupables de leur logophobie et ils la compensent en achetant des petits livres à leurs fillettes et leurs garçonnets. »
La narratrice est une créatrice de BD dans un futur où les égons (égo + on ?) vivent en égotons, sortes de familles où on débranche l’égon dont on n’a plus besoin.

Une histoire vraie : Mésaventure d’un étranger dans une ville inconnue, apparemment peu empathique.

Le cœur : Le receveur d'une transplantation cardiaque s’interroge sur le donneur.

Le Transfugium : Par choix, on peut dorénavant être métamorphosé en loup, et lâché dans le Cœur, ce qu’on appelait autrefois une réserve, là où les humains ne peuvent pénétrer.

La montagne de Tous-les-Saints :
« La réussite de ma vie, c’est ce test psychologique qui permet d’étudier les caractéristiques psychiques in statu nascendi, autrement dit alors que celles-ci ne se sont pas encore révélées, structurées en système, pour aboutir à la maturité d’une personnalité d’adulte. Mon Test des Tendances Évolutives s’est rapidement attiré une reconnaissance mondiale et était utilisé partout. Il me valut d’être connue, de devenir professeur d’université et de vivre paisiblement en améliorant régulièrement le détail des procédures. Le temps montra que le TTE avait une justesse de prédiction au-dessus de la moyenne et, grâce à lui, il était possible de prévoir avec une grande exactitude ce qu’un individu deviendrait, quelle direction emprunterait son évolution. »

« Je disais que toute tentative pour prévoir l’avenir fascinait et, dans le même temps, suscitait une immense résistance irrationnelle. Provoquait une inquiétude panique qui est indéniablement identique à la crainte de la fatalité que l’humanité affronte depuis l’époque d’Œdipe. Au fond, les gens ne veulent pas connaître l’avenir.
Je leur disais aussi qu’un bon outil psychométrique rappelait un piège génialement bien construit. Une fois que le psychisme s’y laisse prendre, plus il se débat, plus il sème de traces derrière lui. Nous savons aujourd’hui qu’à sa naissance l’homme est une bombe de potentialités diverses, et que, tandis qu’il grandit, il ne s’enrichit guère ni n’apprend, mais élimine plutôt des possibilités successives. Pour finir, la plante fournie et sauvage se transforme en une sorte de bonsaï nain, taillé de partout, miniature rigide du soi possible. Mon test diffère des autres en ce qu’il ne mesure pas ce que nous gagnons dans notre évolution, mais ce que nous perdons. Nos possibilités se restreignent, mais, de ce fait, il est plus aisé de prévoir qui nous deviendrons. »
La narratrice, vieille et malade du cancer, fait passer son test à des adolescents adoptés dans le cadre d’un programme de recherche à l’Institut, dans la montagne suisse. Dans le même temps, elle fréquente un couvent de moniales qui périclite à proximité, et révère facétieusement la dépouille momifiée de Saint Auxence, adornée avec zèle depuis le XVIIe ; c’est un de ces saints martyres romains préparés par l’Église avec les cadavres découverts dans les catacombes et distribués dans la chrétienté pour soutenir la foi catholique à l’époque de l’hérésie luthérienne.
« On y découvrait que se répétait régulièrement, au cours des décennies qui se succédaient, ce que l’on pouvait appeler des modes. Ainsi par exemple, à la fin du XVIe siècle, en quelques années, apparurent de nombreux saints empalés par des païens ; à chaque fois, la description de leurs souffrances était crue, imagée. Le talent littéraire du rédacteur anonyme faisait qu’un véritable frisson d’effroi parcourait le lecteur. À la même époque, les saintes femmes souffrirent principalement de voir leurs seins coupés et ceux-ci devinrent leurs attributs. Elles les présentaient sur un plateau devant elles. Durant la deuxième décennie du XVIIe siècle, ce furent les décapitations qui eurent le vent en poupe. Les têtes coupées retrouvaient miraculeusement leur corps auquel elles se scellaient tout aussi miraculeusement. »
Sœur Anna est allée en Inde, où elle croyait la sainteté encore présente, chercher de nouvelles religieuses.
« Elles me dirent que les intouchables y déposaient les cadavres des vaches sacrées pour qu’ils ne polluent pas la cité. Ils les laissaient simplement au soleil brûlant et la nature faisait son œuvre. Je demandai à faire un arrêt et, étonnée, j’approchai d’un des monticules. Je m’attendais à ce qu’il soit fait de restes, avec la peau et les os desséchés par le soleil. Pourtant, de près, c’était autre chose : des sacs en plastique chiffonnés, à demi décomposés, avec le nom toujours visible de chaînes de magasins, des fils, des élastiques, des bouchons, des gobelets. Aucun suc digestif naturel ne pouvait venir à bout de la chimie humaine la plus élaborée. Les vaches se nourrissaient d’ordures qu’elles transportaient non digérées dans leur estomac. Voilà ce qui reste des vaches, me dit-on. Le corps disparaît, dévoré par les insectes et les rapaces. Reste ce qui est éternel. Les ordures. »
La narratrice entrevoit le but des recherches. Novella qui est le texte m’étant paru comme le plus attachant du recueil.

Le calendrier des fêtes humaines : Ici aussi, nous sommes dans le futur :
« Initialement, ces bactéries avaient été injectées dans les mers pour qu’elles y dissolvent les détritus en plastique, mais, avec le temps, elles avaient migré sur la terre ferme et avaient attaqué tous les plastiques du monde. »
Ilon le Masseur s’occupe du corps (fort meurtri) de Monodikos, « le Phoros, le Vecteur vers l’Avenir » de cette société, qui meurt et revient à la vie tous les ans. Il a reporté sur une « mappe-corps » (mannequin en latex, carte du corps à l’instar d’une mappemonde) ce qu’il a découvert dans cet organisme qu’il connaît exceptionnellement bien.
« Avec le temps, on admit cette vérité : le corps gardait en mémoire les événements et le vécu, il les conservait en lui telles des archives. »
Et, dans ce monde où sévit la rouille, ordonné par les solstices, cette sorte de bouc émissaire s’épuise.
« Son intelligence [celle de Monodikos] était un peu différente de celle des hommes. Il avait un esprit de synthèse plus développé. Peut-être était-ce pour cela que cette variante bizarre des médias – des t-shirts à la place des journaux et des maigres informations télévisées – lui convenait mieux. L’ensemble du monde, avec ses problèmes, s’y trouvait représenté sous la forme la plus condensée, avec, en sus, un peu d’ironie et de sarcasmes, qui sont le meilleur des assaisonnements. »
Tokarczuk s’intéresse à l’histoire comme à l’avenir, et surtout au présent, à l’empathie (ou plutôt à son manque) comme à l’écologie et au féminisme.

\Mots-clés : #nouvelle

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Message par Bédoulène Mar 8 Nov - 13:41

merci Tristram, je suppose que tu as apprécié ?

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Message par Tristram Mar 8 Nov - 15:32

Pas mal !

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Message par Pinky Sam 4 Fév - 14:22

Les Pérégrins
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Prendre le large au sens propre ou figuré est une des thématiques du livre ; voyager, pérégriner à travers le vaste monde mais aussi à travers les époques répond à cette envie de larguer les amarres du quotidien : cartes de ville, de réseaux, plans d'aéroports répondent à des explorations du corps : anatomie, dissections, conservations d'organes, de personnes, d'animaux. Le tout se répond, s'enchevêtre en mêlant les voix de la narratrice, ses impressions et des récits historiques et contemporains. Textes courts ou récits plus développés se succèdent vous prennent un peu par la main, vous font voyager au gré de l'auteur (auteure ou autrice, je ne me suis pas encore décidée). Il faut se laisser guider pour, peu à peu, découvrir une cohérence à ces sinuosités du développement.  Un éloge au mouvement et en même temps, une fascination pour la préservation de la vie, figée dans des naturalisations de plus en plus sophistiquées à travers les siècles. Fascination mais aussi prise de distance avec ces corps humains exposés comme des trophées du colonialisme. Partir mais pour aller où ? surtout partir pour rencontrer d’autres pérégrins.

Les aéroports
« Autrefois on implantait les aéroports à la périphérie des grandes villes comme leur complément, à l’instar des gares. Mais, de nos jours, ils ont acquis suffisamment d’autonomie pour avoir leur propre identité. Et, dans un avenir très proche, on pourra dire des villes qu’elles sont les annexes de l’aéroport, dédiées au travail et au repos. On sait bien que la vraie vie rime avec le mouvement.

Cartes gommées
Je gomme mentalement de mes cartes tout ce qui me blesse : les endroits où j’ai trébuché, où je suis tombée, ceux où l’on m’a frappée, outragée, piquée au vif, ceux où j’ai souffert. Tous ces lieux, d’un coup, cessent d’exister sur ma mappemonde.
Aussi, j’ai effacé plusieurs grandes villes, et même une province entière. Peut-être en viendrais-je un jour à gommer un pays entier. Il faut dire que les cartes acceptent ce traitement radical avec beaucoup de compréhension : elles doivent garder la nostalgie des taches blanches, de cette époque bienheureuse de leur enfance.

Lettres à une jambe amputée
Plusieurs récits longs sont écrits sous forme de lettres, le plus souvent sans réponse. Celles-ci sont étonnantes : Au XVIIe siècle, Philippe Verheyen, passionné d’anatomie et de préservation des corps et des organes humains, a dû se faire amputer d’une jambe et il ressent ce qu’on appelle une douleur dans un membre « fantôme », phénomène qui est étudié encore actuellement. Son disciple découvre les lettres qu’il a écrite à cette jambe qu’il a conservée.
« Ces pages éparses, reçues après la mort de Verheyen me plongèrent dans l’embarras. Durant les dernières années de sa vie, mon maître consignait ses pensées sous forme de lettres adressées à une destinataire bien singulière, ce que toute personne jouissant d’une bonne santé mentale tiendrait pour preuve de folie. Néanmoins, une lecture attentive de ces notes griffonnées rapidement, écrites sans nul doute comme support pour sa mémoire et non pas pour être lues par d’autres, laisse l’impression d’une sorte de voyage vers une terre inconnue et d’une tentative d’en établir la carte. »
Encore une allusion à la carte, cartes, plans que l’on retrouve dans le livre et qui font écho à l’organisation anatomique des corps.

Anouchka quitte son domicile et erre dans la ville

« Les escaliers mécaniques mènent tous ces êtres droit dans le gouffre infernal, dans l’abîme. Voici les yeux des cerbères dans leurs guérites vitrées, au pied des escalators, voici les colonnes et les marbres trompeurs, les sculptures colossales de démons : certains tiennent une faucille, d’autres une gerbe de blé. Des jambes puissantes comme des piliers, des bras de géants. Des tracteurs -machines infernales, tirant derrière elles des instruments de torture, avec lesquels elles infligent à la terre des plaies qui ne cicatrisent pas Partout, des gens affolés, serrés comme des sardines, leurs bras implorant lancés vers le ciel, dans la panique, ici, dans les souterrains du métro, éclairés par des lustres de cristal qui projettent une lumière jaunâtre, sans vie. Et si l’on ne voit pas les juges, leur présence est partout perceptible. Anouchka veut faire demi-tour et remonter l’escalator quatre à quatre, à contre-courant, mais cet engin ne la relâchera pas, et elle doit descendre jusqu’en bas, rien ne lui sera épargné. Les mâchoires des wagons du métro s’ouvriront devant elle, avec un sifflement, et elle se retrouvera aspirée dans des sombres tunnels. »

Au début du XXIe siècle Un professeur d’histoire de la  Grèce antique anime une croisière en faisant visiter des sites archéologiques. Il vit à l’époque de Périclès.
« Quant aux idées philosophiques abordées, elles l’habitaient au point de troubler son sommeil. Les dieux ? il était à tu et à toi avec les dieux ; il déjeunait avec eux au restaurant à deux pas de la maison, et ne saurait compter leurs nuits de palabres, duraient lesquelles ils éclusaient une mer Egée de vin. Il avait sous la main leur adresse et leur numéro de téléphone et, en cas de besoin, il pouvait les joindre à toute heure du jour et de la nuit. Athènes ? Il la connaissait comme sa poche, mais pas cette ville bruyante qu’ils venaient de quitter en bateau -celle-ci, à franchement parler, ne l’intéressait nullement. Non, il s’agissait de l’Athènes d’autrefois, du temps de Périclès, la cité dont le plan se superposait sur celui de la métropole d’aujourd’hui, conférant à cette dernière un aspect quelque peu fantomatique, irréel. »

Partir, partir

« Les hôtesses, belles comme des anges, vérifient nos compétences au voyage et, d’un geste posé de la main, nous autorisent à plonger dans les rondeurs moelleuses du tunnel tapissé de moquette, lequel nous conduira à bord de l’avion et, de là, par la fraîche voie des airs, vers des mondes nouveaux. Leur sourire-nous semble-t-il- cache une promesse. Celle de renaître, peut-être, mais cette fois, au bon moment et au bon endroit. »

J'ai aimé ces voyages, errances, rencontres qui confinent parfois au fantastique. Bien sûr, son livre Les livres de Jacob peut sembler plus ambitieux ; c'est une somme mais pour moi, pas de hiérarchie, on est dans un univers qui rappelle plutôt Dieu, le temps, les hommes et les anges.
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Message par Bédoulène Sam 4 Fév - 16:28

merci Pinky pour ton ressenti

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Message par Tristram Mer 6 Nov - 14:35

Les Livres de Jakób ou Le Grand Voyage à travers sept frontières, cinq langues, trois grandes religions et d’autres moindres

social - Olga Tokarczuk - Page 4 51t02m10

Benedykt Chmielowski, prêtre encyclopédiste :
« Si les hommes lisaient les mêmes ouvrages, ils vivraient dans le même monde ; or, ils vivent dans des mondes différents, comme ces Chinois dont parle Kircher. Et il y en a toute une multitude, d’ailleurs, qui ne lisent pas du tout, ceux-là ont l’esprit endormi, les idées rudimentaires, animales, comme ces paysans au regard vide. Si lui, le curé de Firlej, était roi, il donnerait l’ordre de dédier une journée de corvée à la lecture, il contraindrait toute la paysannerie à fréquenter les livres, et la Respublica aurait d’emblée une autre allure. »
Elisha Shorr, rabbin de Rohatyn :
« Il considère que la plupart des gens sont des idiots et que c’est la bêtise humaine qui attire la tristesse sur le monde. Il ne s’agit ni d’un péché ni d’une caractéristique avec laquelle naîtraient les hommes, mais d’une mauvaise manière de regarder le monde, d’une appréciation erronée de ce qu’ils voient. Le résultat en est qu’ils perçoivent les objets séparément, chaque élément indépendamment du reste. La vraie sagesse serait de relier tout avec tout pour qu’apparaisse la vraie dimension des choses. »
Le père Benedykt, admirateur de Kircher, rédige La Nouvelle Athènes, « un compendium de savoir », « la description du monde », dans un polonais où apparaît encore beaucoup de latin.
« Personne ne sait ce qui est la trame et ce qui est le fil, ni quel dessin est visible à l’endroit et ce qu’il en est à l’envers. Il y a très longtemps, Rabbi Éléazar, un kabbaliste très sage, avait déjà deviné que certaines parties de la Torah nous avaient été transmises dans le désordre. »
« Les Reliquats, ou comment de la fatigue du voyage naît un récit. Écrit par Nahman Samuel ben Levi, rabbin de Busk » :
« Ces notes, il les appelle ses reliquats, ce sont les épluchures qui restent d’autres travaux plus importants. Quelques miettes, voilà à quoi se résume notre existence. L’activité scripturale de Nahman sur le couvercle de la petite boîte posée sur ses genoux, dans la poussière et l’inconfort du voyage, est en fait un tikkoun, une forme de réparation du monde, un ravaudage des trous dans la toile, tout en tracés, boucles, nœuds et pistes qui se croisent. »
Nahman (personnage historique, penseur hassidim, c’est-à-dire pieux) dit de lui-même (voyageant de Podolie jusque Stamboul et même Smyrne, au XVIIIe) :
« Néanmoins, je ne manque pas de connaître aussi mes qualités : je suis habile dans le commerce et les voyages, je sais compter vite et je possède le don des langues. Je suis un émissaire-né. »
Ce scripteur est en quelque sorte le témoin et chroniqueur suivant Jakób.
« …] en Turquie, il n’y a aucune persécution, le sultan tolère diverses religions pour peu qu’elles évitent un prosélytisme excessif. »
L’ancêtre Ienta arrive au terme de son existence, et entre dans un état second, où le temps ne coule pas, mais tournoie ; elle est la grand-mère de Jankiełe Lejbowicz, qu’on appellera « le Brillant » Jakób Frank, puis Ahmed Frenk, ensuite Józef Frank, enfin le baron Dobrucki.
Elisha Shorr a mis une amulette au cou d’Ienta, contenant un papier donné par sa fille Haya, qui lui prescrit « d’attendre » (la fin du mariage d’Izaak, son fils) ; elle l’avale, ce qui l’empêche de mourir.
Haya est un personnage énigmatique, qui comme Ienta, quant à elle témoin omniprésent, traverse tout le livre :
« Quand elle se livre à des prophéties, Haya tombe en transes. Elle joue alors avec de petites figurines en mie de pain qu’elle déplace sur une tablette qu’elle a peinte de ses propres mains, et elle prédit l’avenir. »

« En fait, notre vie se déployait entre deux grands fleuves, le Dniestr et le Danube, qui, tels deux joueurs, nous déplaçaient sur le damier de l’étrange jeu de Haya. »

« Nous vivions dans le jeu de Haya, nous étions les figurines en pain de mie modelées par ses doigts agiles. »
Les calamités se succèdent, et les juifs voient des prodiges, signes de la venue du Messie, rédemption qui inversera les choses dans le monde, et réunira les étincelles divines dispersées.
« Des pots de fruits au sirop y sont mis au frais. Il pourrait y goûter. Il n’arrive pourtant pas à se décider, à sauter le pas pour manger, parce que durant toute sa vie jusque-là, le jour du jeûne, on ne mangeait pas ; aussi sort-il une petite merise de l’un des bocaux pour en manger la moitié. Si Sabbataï Tsevi est le Messie, Herszełe obéit et transgresse la Loi conformément à la nouvelle Loi ; mais s’il n’est pas le Messie, lui, il jeûne tout de même, car qu’est-ce qu’une petite merise pour toute une journée ? »
Herszełe est l’aide de Jakób, celui-ci étant distingué par Nahman et son maître Reb Mordke, et devenu un commerçant concupiscent qui a épousé Chana.
Antoni Kossakowski, duc polonais, va au mont Athos, change de nom pour Moliwda, puis rencontre l’excentrique et querelleur Jakób.
« Nahman, que le bon vin de la cave de Jakób a détendu, dit à Moliwda :
– Quand tu considères que le monde est bon, le mal devient exception, lacune, erreur, et plus rien n’a de sens. Quand tu pars du principe inverse, que le monde est mauvais et le bien une exception, alors tout s’ordonne intelligiblement. Pourquoi ne voulons-nous pas voir ce qui est évident ? »
Les Reliquats de Nahman :
« Le voudrais-je que je ne saurais tout consigner parce que les faits sont si étroitement liés entre eux qu’à peine en ai-je inscrit un avec la pointe de ma plume qu’il en bouscule un autre et, l’instant d’après, c’est une mer immense qui se déverse. »
Jakób « mue comme un serpent ! » Des espions le surveillent avec sa suite de proches, et font circuler des informations mâtinées de fadaises superstitieuses. Il est question de réunir trois religions, la juive, la musulmane et la chrétienne. Les hérétiques sabbataïstes (adeptes de Sabbataï Tsevi, considéré comme le Messie et ayant pour prophètes Kohn et Nathan de Gaza), antitalmudistes et adamites, sont l’objet d’un herem ; comme ils proclament une « Trinité » , Mgr Dembowski, évêque de Kamieniec Podolski, envisage de les convertir, en partie par cupidité et en partie par soif de gloire ; cela entraînera l’autodafé des livres des rabbins par les dissidents de Jakób. Le décès subit de l’évêque provoquera une inversion de la situation : « La violence faite aux talmudistes se retourne maintenant contre les sabbasectateurs. » Jakób s’enfuie en Turquie, s’y convertit à l’islam.
« La fin du monde semble proche, avec l’avènement d’une nouvelle catastrophe, la plus douloureuse de toutes car ce sont les proches qui font souffrir les proches. Comment est-il possible que Dieu nous soumette à une épreuve aussi déchirante, puisque ce ne sont plus les Cosaques ou les Tatares sauvages qui en veulent à notre vie, mais les nôtres, nos voisins, ceux dont les parents fréquentèrent la yeshivah avec nous ! »
L’argumentateur bavard qu’est Nahman est aussi un peu le lecteur, ou l’auteure :
« Il ne faut pas croire tout ce que raconte Nahman et encore moins tout ce qu’il écrit. Il a tendance à exagérer et à s’enthousiasmer. Il voit partout des signes, il trouve partout des liens. Ce qui arrive ne lui suffit jamais, il voudrait que ce qui se passe ait un sens céleste et définitif. Que cela ait des suites pour l’avenir, que la moindre cause soit d’une grande conséquence. »

« Asher retint la leçon : les gens ont un besoin intense de se sentir meilleurs que les autres. Peu importe qui ils sont, ils doivent trouver quelqu’un qui est moins bien qu’eux. Qui est meilleur, qui est moins bien, cela dépend de nombreuses données aléatoires. Ceux qui ont des yeux clairs pensent avec condescendance à ceux qui en ont de sombres. À leur tour, ces derniers les prennent de haut. Ceux qui habitent près de la forêt se sentent supérieurs à ceux qui habitent au bord des étangs, et inversement. Les paysans toisent les Juifs avec mépris, les Juifs considèrent d’un air hautain les paysans. Les citadins s’estiment supérieurs aux villageois et ceux-ci les tiennent pour moins bien qu’eux.
N’est-ce pas ce qui soude le genre humain ? Autrui nous serait-il nécessaire rien que pour nous apporter la joie de lui être supérieur ? »
Elżbieta Drużbacka, poétesse qui correspond avec le révérend père Chmielowski, grand citateur :
« Or, paroles et tableaux doivent être souples et ambigus, ils doivent avoir quelque chose de tremblé et porter de nombreuses significations. […]
Néanmoins, j’ai le sentiment que Vous prenez conseil auprès des défunts. Ces livres cités et compilés rappellent le pillage des tombes. Les faits, quant à eux, deviennent rapidement caducs et perdent de leur actualité. Est-il possible de décrire notre vie sans tenir compte des faits, en ne s’appuyant que sur ce que l’on voit et ressent, sur des détails, des sentiments ?
Je m’efforce de regarder le monde avec mes propres yeux et de parler avec ma langue et non pas celle d’autrui. »
Ienta, sur la peau de laquelle se forme une rosée, puis des flocons de neige cristalline, est mise à l’abri dans une caverne en forme d’Aleph, la première lettre.
Le charismatique Jakób et les siens reviennent en Pologne, y négocient leur adhésion au christianisme grâce à Moliwda notamment, un peu par calcul ou vengeance, projetant d’obtenir des terres, de s’acheter des titres de noblesse. Ils pratiquent plus ou moins l’amour libre dans leur communauté des biens à Iwanie, sur le Dniestr. Jakób enseigne, notamment que le Messie sera une Demoiselle (la Shekhina, la Vierge). C’est l’année de la comète, et l’atmosphère est de fin des temps ; l’image des anges qui vont bientôt rouler le monde comme un tapis renvoie je pense au Livre de l'Apocalypse.
Se tient à la cathédrale de de Lwów la disputation entre talmudistes et schismatiques, au cours de laquelle les premiers sont accusés par les seconds de s’abreuver de sang chrétien (cette accusation, pourtant démentie par le Vatican, reviendra fréquemment contre les Juifs). Suit une « foire aux prénoms chrétiens ». Puis les apostats se font baptiser, avec des parrains et marraines de la noblesse pour les plus éminents ; ils croient que le nouveau Messie leur donnera l’immortalité sur terre. Une épidémie (de choléra apparemment) se répand, vraisemblablement introduite par les nombreux pérégrins, « puritains », arrivants qui vivent dans la rue ; le mire Asher Rubine la combat avec les connaissances de l’époque. Les convertis atteignent Lublin, où Reb Mordke meurt, suivi par Herszełe. Encore un aparté de Nahman (dorénavant Piotr Jakóbowski) :
« Nous étions de nouveau différents. C’était ce qu’il fallait. Être étranger à quelque chose d’attirant, à quoi l’on pourrait prendre goût, qui apparaît comme une douceur. Il est alors bon de ne pas comprendre la langue, de ne pas connaître les usages et de glisser tel un esprit entre ces Autres qui vous sont lointains et indistincts. Une sagesse particulière s’éveille alors en vous, elle vous permet de deviner, de saisir au vol des questions qui ne sont en rien évidentes. Vous viennent également une acuité et une certaine vivacité d’esprit. L’être qui est un étranger gagne un nouveau point de vue, il devient nolens volens un sage. Qui nous a tous persuadés que rester entre soi, parmi les siens, est si bien et si merveilleux ? Seul l’étranger comprend vraiment ce qu’est le monde. »
Selon Reb Mordke, qui explicite ainsi la gématrie (fort utilisée, notamment par Nahman : forme d'exégèse kabbaliste pratiquée en additionnant la valeur numérique des lettres et des phrases afin d’interpréter les textes sacrés) :
« Voilà pourquoi Dieu créa les lettres de l’alphabet, pour que nous ayons la possibilité de lui raconter Sa Création. »
Le « Maître », Jakób, est arrêté et questionné par l’Église, qui le croit coupable de se faire passer pour le Messie, et ses adeptes de la Havurah déposent contre lui, y compris Moliwda, son traducteur. Jakób est emmené dans un monastère-forteresse écarté, à Jasna Góra ; les siens, réfugiés à Varsovie, parviennent enfin à le joindre, qui apprend le polonais et adore la Madone.
Le Kvorîm mestn, l’arpentage des tombes :
« Les femmes parcourent les cimetières avec un cordon qu’elles rouleront en boule pour ensuite l’utiliser par petits bouts comme mèches de chandelles. […]
Ienta, elle aussi, arpentait autrefois les tombes, persuadée que tel était le devoir de toute femme, qu’elle devait s’assurer de la place qui restait pour les morts – et s’il y en avait encore, avant que de nouveaux vivants viennent au monde. Une sorte de comptabilité à la charge des femmes ; d’ailleurs, pour ce qui est de compter, elles sont toujours les meilleures.
Mais pourquoi mesurer les sépultures et les cimetières, alors qu’il n’y a pas de morts dans les tombeaux ? Ienta ne le sait que maintenant, jadis elle a noyé dans le suif des milliers de mèches. Les caveaux nous sont complètement inutiles, parce que les morts les ignorent et qu’ils traînent dans l’univers : ils sont partout. Ienta les voit en permanence comme à travers du verre, puisque, le voudrait-elle le plus intensément, elle ne peut pas les rejoindre. Où sont-ils ? C’est difficile à dire. Ils regardent le monde à travers de petites vitres en quelque sorte et ils en attendent toujours quelque chose. Ienta cherche à comprendre ce que signifient leurs grimaces, leurs gestes, et, finalement, elle sait : les défunts voudraient qu’on parle d’eux, c’est de cela qu’ils sont avides, c’est cela qui les nourrit. Ils veulent l’attention des vivants. »
Chana meurt, est enterrée dans la caverne que Jakób a dit être celle des origines. La forteresse, défendue par les Confédérés, est assiégée par les Russes, qui la prennent et libèrent Jakób.
Józef Frank et sa fille Ewa-Awacza quittent la Pologne pour la Moravie, d’abord accueillis par des parents, les Dobruszka de Prossnitz. À Brünn, sa Cour est constituée de jeunes gens (qu’il entraîne comme un régiment de hussards), dont Mosze, alias Thomas von Schönfeld, un parent porté sur la littérature et la franc-maçonnerie ; Jakób vit fastueusement de l’argent drainé chez les adeptes de Varsovie et d’ailleurs. Il considère sa fille comme une reine, qu’il attouche à l’occasion (il tète aussi certaines femmes pour prendre soin de sa santé, apparie les couples à sa convenance, en et hors mariage). L’empereur Joseph II d’Autriche leur fait visiter sa Wunderkamera à Vienne :
« Frank et sa fille sont des gens de partout et de nulle part. L’avenir de l’humanité. »
Ewa devient (temporairement) l’amante de l’empereur tandis que l’impératrice Marie-Thérèse reçoit le père dont l’objectif est d’obtenir des terres pour les vrai-croyants, cette fois en Valachie.
« Ces temps sont exceptionnels et la Havurah, elle aussi, doit être exceptionnelle. Ses membres doivent vivre ensemble, s’unir entre eux et pas avec des étrangers, pour que se crée une grande famille. Dans cette famille, les uns en seront le pivot, les autres vont se mouvoir tout autour librement. Ils doivent considérer leurs biens comme communs, seulement confiés en gestion à certaines personnes, et celui qui en a le plus doit partager avec ceux qui ont moins. Il en était ainsi à Iwanie et il doit en être ainsi ici. Toujours. Tant qu’ils partageront ce qu’ils ont, ils pourront exister comme une Havurah, une Fraternité, et rester un mystère pour ceux qui n’en sont pas. Ce secret doit être gardé à tout prix. Moins les autres en savent à leur sujet, mieux c’est. On inventera sur leur compte des choses inouïes ; eh bien, parfait, qu’on invente ! En revanche, à l’extérieur, il ne faut jamais que la loi soit transgressée, que les usages humains du dehors soient bafoués. […]
– Nous avons deux objectifs, poursuit Jakób. Le premier est d’arriver au Daat, au savoir par lequel nous obtiendrons la vie éternelle, et nous nous arracherons ainsi à l’emprisonnement de ce monde. Nous pouvons le faire d’une manière plus primaire : avoir un endroit à nous sur cette terre, un pays dans lequel nous appliquerons nos propres lois. Dans la mesure où le monde aspire à la guerre et s’arme, l’ordre ancien s’est déjà effondré. Nous devons nous joindre à cette confusion pour en tirer quelque chose pour nous. Aussi, ne regardez pas avec méfiance mes hussards et mes étendards. Celui qui a des drapeaux et une armée, serait-elle des plus modestes, est considéré comme un vrai détenteur du pouvoir en ce monde. »

« Ienta observe tout cela parce qu’une similitude survient qui attire son attention. La ligne du temps connaît des moments très semblables les uns des autres. Ses fils ont leurs nœuds et leurs boucles, une symétrie revient régulièrement, quelque chose se répète, comme si tout était régenté par des refrains et des thèmes, cela se remarque non sans causer un certain trouble. Un tel ordre est embarrassant pour l’esprit, on ne sait qu’en faire. Le chaos semble toujours plus familier aux hommes, plus sécurisant, autant que le désordre que l’on a dans son tiroir. Or, là, maintenant, à Prossnitz, il en est comme à Rohatyn vingt-sept ans plus tôt, en ce jour mémorable où Ienta ne mourut pas complètement. »
Casanova entretient Ewa d’alchimie, que Thomas promeut auprès de Jakób : la Cour manque d’argent, qui s’occupe à interpréter ses rêves.
Asher Rubine, médecin et lunettier, est arrivé à Vienne, où on entend parler des Lumières, Aufklärung :
« "L’univers soit réel soit intelligible a une infinité de points de vue sous lesquels il peut être représenté, & le nombre des systèmes possibles de la connoissance humaine est aussi grand que celui de ces points de vue", lit-il en traduction allemande. La phrase est d’un certain Diderot, dont il a feuilleté récemment avec admiration l’Encyclopédie. »
Sa fille :
« Gertruda remarque aussitôt, avec pertinence, que là où quelque chose est très éclairé une ombre apparaît, un obscurcissement donc. Plus la lumière est intense, plus l’ombre est profonde. Oui, voilà qui est inquiétant. »
Pour le baron Dobrucki et les siens, c’est la ruine, et l’exil à Offenbach-sur-le-Main, où Frank tombe malade, et meurt.
« Tandis que le Maître parle ainsi, Antoni Czerniawski observe les visages dans l’assemblée. Les aînés écoutent avec attention, ils hochent la tête comme s’ils savaient cela depuis longtemps et que, maintenant, la confirmation leur en était donnée. Eux sont habitués à ce que tout ce que dit Jakób soit la vérité. Or, celle-ci est comme la pâte enroulée du sękacz, elle a plusieurs couches qui se superposent les unes aux autres, parfois absorbent la précédente et d’autres fois sont absorbées. La vérité peut s’exprimer par de nombreux récits parce qu’elle est semblable à ce jardin où sont entrés les sages qui tous l’ont vu différemment. »
Sont ensuite évoqués les descendants des principaux personnages, et finalement un groupe de juifs fuyant la déportation pendant la Seconde Guerre mondiale dans la caverne où Ienta « se transforme lentement en cristal ».
« Si Ienta professa jamais une religion – après toutes les constructions que ses ancêtres et ses contemporains élaborèrent dans leurs têtes –, la religion des Morts est maintenant devenue la sienne, avec leurs tentatives si imparfaites, jamais abouties, avortées, de réparer le monde. »
Il n’y a malheureusement pas dans cette édition de lexique (qui pourrait aider les goyim : "nations", les gentils ou non-Juifs) :
Torah : Pentateuque, cinq premiers livres de la Bible
Talmud : "étude, instruction", livre qui contient la loi orale, la doctrine, la morale et les traditions des juifs.
Kabbale : "tradition reçue", mystique juive permettant de s’approcher de Dieu par l’étude symbolique des textes sacrés
Zohar : Sepher ha-Zohar (Livre de la Splendeur), œuvre maîtresse de la Kabbale, exégèse ésotérique de la Torah et du Talmud
Bar Mitsvah : rite initiatique à la majorité du juif
Beth Midrash : "maison d’apprentissage", lieu d’étude de la Torah
Havurah : confrérie ou cercle d'études et de prières en marge de la synagogue
Shekhina : "demeure", présence de Dieu parmi son peuple, le peuple d’Israël, ou immanence divine dans le monde ; ici, aussi féminité, rapprochée de la Vierge.
matzevah : "monument", pierre tombale
yeshivah : centre d'étude de la Torah et du Talmud
mezouzah : "linteau", objet de culte juif apposé au chambranle de l’entrée d’une demeure
dibbouk : "attachement", esprit ou démon qui habite le corps d'un individu auquel il reste attaché (et peut être exorcisé)
tefillins : phylactères
teraphim : idole, fétiche
hakham : "sage", une sorte d’expert, de guide
devekut : " réalisation et action de la dévotion à Dieu ", proximité à Dieu lors de la méditation profonde, extatique
herem : anathème, excommunication (cf. je pense l’arabe haram, chose interdite et sacrée)
mikveh : bain rituel utilisé pour l'ablution nécessaire aux rites de pureté familiale
L’article Wikipédia peut aussi aider à se retrouver entre les nombreux personnages historiques du livre.
Les détails de la vie ordinaire (nourriture, boissons, vêtements), souvent pittoresques, donne sa chair à ce long roman qui aurait pu être fastidieux avec son foisonnement de personnages et de péripéties, et surtout les nombreuses spéculations herméneutiques et métaphysiques. Le rendu est captivant de ce monde plurilingue et multiculturel, tourmenté par l’eschatologie, où commerçants et mystiques font circuler marchandises et idées au travers des négoces et disputations : un bel exemple de diversité humaine, fructueuse en échanges et inventivité. Il permet en outre d’éclairer les causes de l’antisémitisme, du complotisme, des sectarismes et gouroutismes divers…
À la lecture de ce roman à la fois historique et de fiction, j’ai pensé à Márquez, à Umberto Eco, et aussi à Borges.

\Mots-clés : #antisémitisme #communautejuive #contemythe #historique #identite #minoriteethnique #philosophique #politique #religion #social #spiritualité #traditions #universdulivre #voyage

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Message par topocl Mer 6 Nov - 17:23

A relire à la retraite, celui-l Very Happy !

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Message par Tristram Mer 6 Nov - 17:28

Oui, ça a l'air compliqué, mais il est plaisant à lire, même s'il donne envie de creuser plus (j'ai beaucoup sollicité les encyclopédies et dictionnaires sur le net).

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Message par Pinky Mer 6 Nov - 18:06

J'avoue humblement que je me suis laissée porter par le récit sans encyclopédie. Peut-être pour une relecture ?? C'est une sorte de voyage dans le temps et dans l'espace, sans doute ai-je manqué bien des choses...
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Message par Tristram Mer 6 Nov - 20:26

Moi aussi, sans aucun doute, j'ai survolé ! Mais c'est captivant de gratter un peu, de regarder comment le roman est organisé, de cerner un peu plus les personnages. C'est sûrement un excellent sujet d'études, mais il faudrait mobiliser de vastes connaissances, en histoire notamment.

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Message par Bédoulène Jeu 7 Nov - 7:41

merci Tristram pour ton commentaire fouillé, je n'avais pas pu faire de com ayant eu une lecture très hachée à l'époque mais je me souviens de mon plaisir de lecture.

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