La date/heure actuelle est Sam 3 Juin 2023 - 21:03
127 résultats trouvés pour contemythe
Amos Tutuola
L'ivrogne dans la brousse
Le malafoutier (récolteur de vin de palme, qui incise le haut du palmier pour recueillir la sève) de Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde, le narrateur, est mort dans une chute, et son employeur part à sa recherche, car il a besoin de ses services. Il voyage dans la brousse, de villes en villages, et nous raconte les péripéties de ses pérégrinations. Dans ce conte, il capture la Mort au filet, trouve femme en la sauvant du « gentleman complet » (un crâne qui emprunte des membres pour aller au marché dans un beau corps), etc., dans un monde rempli d’esprits et de métamorphoses, chez les « êtres étranges ».
« Ces êtres mystérieux ne font rien comme les autres, par exemple, comme nous l’avons vu, si quelqu’un d’entre eux veut grimper à un arbre, il commence d’abord par grimper à l’échelle avant de la poser contre cet arbre ; mieux, il y a un terrain plat à côté de leur ville, mais ils ont construit leurs maisons sur les pentes d’une colline abrupte, alors toutes les maisons penchent de côté comme si elles allaient tomber, et leurs enfants dégringolent tout le temps des maisons, mais les parents ne s’en soucient pas autrement ; aucun d’entre eux ne se lave jamais, mais ils lavent leurs animaux domestiques ; eux-mêmes, ils s’habillent de feuilles, mais ils ont des vêtements somptueux pour leurs animaux domestiques, et ils leur coupent les ongles, mais leurs ongles à eux, ils les coupent une fois tous les cent ans, et même nous en voyons beaucoup qui couchent sur le toit de leurs maisons, et ils disent qu’ils ne peuvent utiliser les maisons qu’ils ont construites de leurs mains autrement qu’en dormant dessus. »
L’humour est omniprésent (lui et sa femme font « personnellement connaissance de Rire »), et le héros féticheur père des dieux est souvent dans de mauvaises postures pleines d’autodérision. Ce comique bon-enfant contribue à l’aspect à la fois onirique et familier du récit (la traduction de Raymond Queneau y est peut-être aussi pour quelque chose).
« Ainsi nous pouvons aller à travers cette forêt aussi loin que nous le pouvons. »
« Après ça, je me mets à lui ouvrir l’estomac avec mon couteau, puis nous sortons de son estomac avec nos bagages, etc. Et voilà comment nous avons été délivrés de l’Affamé, mais je ne pourrais le décrire complètement ici, parce qu’il était quatre heures du matin et, à cette heure-là, on n’y voit pas très clair. Bref, nous le quittons sains et saufs et nous en remercions Dieu. »
C’est aussi une sorte de chronique traditionnelle du passé (légendaire),
« Il y avait toutes sortes de créatures étonnantes dans le vieux temps. »
… une épopée qui rappellerait l’Odyssée et les travaux d’Hercule, mais aussi Rabelais (notamment le Quart Livre), tout un imaginaire collectif (peut-être à rattacher à l’analogisme selon Descola, et/ou à notre Moyen Âge), sans que je connaisse la part d’inspiration de notre culture dans ce livre.
« Tout nous avait bien plu dans cette Île-Spectre et nous nous y trouvions très bien, mais il nous restait encore bien des travaux à accomplir. »
L’aspect enseignement allégorique de la fable n’est pas absent (les amis qui se détournent quand il n’a plus rien à offrir), ni celui du mythe initiatique et sacrificiel (cf. l’histoire des « Rouges »). Sans vouloir évoquer des allusions ésotériques, il est certain que nombre de références yoruba doivent nous échapper (qu’en est-il ainsi de « marcher à reculons », qui est récurrent ?).
« Trois êtres bienveillants nous délivrent de nos ennuis. Ce sont : tambour, chant et danse »
J’ai eu le grand plaisir de retrouver la verve populaire truculente caractéristique de l’Afrique centrale et occidentale, trop absente de ses romans.
« D’abord, avant d’entrer dans l’arbre blanc, nous « vendons notre mort » à quelqu’un qui se trouvait à la porte, pour le prix de 7 925 francs, et nous « louons notre peur » à quelqu’un qui se trouvait aussi à la porte avec un intérêt de 3 500 F par mois, comme ça nous n’avions plus à nous soucier de la mort et nous n’avions plus désormais peur de rien. »
On retrouve les éléments typiques de ces sociétés : palabres, gris-gris, famine. Autre particularité distinctive, la familiarité avec la mort, qui n’est pas une fin :
« Alors il nous demande si, en arrivant là, nous étions encore vivants ou morts. Nous lui répondons que nous étions toujours vivants et que nous n’étions pas des morts. »
« Moi-même, je savais bien que les morts ne peuvent vivre avec les vivants, j’avais observé leurs façons et elles ne correspondaient pas du tout aux nôtres. »
Cela m’a ramentu Juan Rulfo, et il me semble qu’il y a une vision proche du réalisme magique chez Tutuola.
Les tribulations du couple en route vers « la mystérieuse Ville-des-Morts » où se trouve le malafoutier donnent lieu à des séjours prolongés dans certains lieux, et encore plus de rencontres étonnantes, comme « le Valet-Invisible ou Donnant-Donnant », « chef de tous les êtres de la Brousse ».
La légèreté de ton est marquante, comme avec ce fardeau qui se révèlera être ce qu’il paraît :
« En le mettant sur ma tête, je trouve que c’était exactement comme le cadavre d’un homme, il était très lourd, mais je pouvais le porter facilement. »
Voilà qui donne grande envie d’en connaître plus sur cette culture que je n’ai pu qu’effleurer.
« Et ainsi toutes nos épreuves, tous nos ennuis et de nombreuses années de voyage n’avaient rapporté qu’un œuf, c’est-à-dire aboutissaient à un œuf. »
\Mots-clés : #aventure #contemythe #fantastique #humour #mort #voyage
- le Lun 22 Mai 2023 - 12:19
- Rechercher dans: Écrivains d'Afrique et de l'Océan Indien
- Sujet: Amos Tutuola
- Réponses: 9
- Vues: 205
Philippe Descola
La Composition des mondes
Philippe Descola est pour le moins un digne continuateur de l’œuvre de Lévi-Strauss, et même si je connais peu son travail à ce jour, j’ai apprécié notamment Les lances du crépuscule (je peux vous baller un monceau de citations sur simple demande). Ces entretiens avec Pierre Charbonnier permettent d’aborder l’œuvre et l’homme de biais, aussi introduire à l’ethnographie (cet intérêt pour l’autre) contemporaine. (Dans le même esprit, on peut écouter actuellement https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/a-voix-nue/le-gout-des-autres-4725026, 5 x 28').
Étudiant engagé, Descola se tourne vers la philosophie, puis l’ethnologie.
« Au contraire du mythe populiste qui fait de la « génération 68 » des jouisseurs épris de facilité, beaucoup d’entre nous étions stimulés par la nécessité un peu grandiloquente de manifester une intelligence à la hauteur des circonstances. »
Choix de l’Amazonie comme terrain d’étude, avec Claude Lévi-Strauss comme directeur de thèse.
« C’est bien là que résidait le mystère à percer : ces tribus en apparence totalement anomiques, sans cesse traversées par des conflits sanglants, continuaient pourtant à manifester une très grande résilience malgré quatre siècles de massacres, de spoliations territoriales et d’effondrement démographique provoqué par les maladies infectieuses. Où était leur ressort ? Comment définir ce qui, chez elles, faisait société ? »
Aussi une conscience écologique, c'est-à-dire du rapport à la nature, qui n’était pas courante dans les années 70. Évidemment marqué par le creuset de l’ethnologie américaniste,
« …] prendre les sociétés indigènes d’Amérique du Sud comme une totalité à multiples facettes et non comme réparties entre des blocs géographiques et culturels intrinsèquement différents. »
… et le structuralisme anthropologique,
« …] l’idée d’une combinatoire rendant compte de tous les états d’un ensemble par les différences systématiques qui opposent ses éléments. »
Rôle majeur du Laboratoire d’anthropologie sociale,
« Le choix même du terme « laboratoire », inusité à l’époque dans les sciences sociales, signalait déjà la volonté de placer la recherche en anthropologie sur un pied d’égalité avec les sciences expérimentales, en mettant l’accent autant sur l’enquête de terrain que sur ce qui vaut expérimentation dans notre discipline, à savoir l’élaboration de modèles susceptibles être comparés. Si l’ethnographie est une démarche nécessairement individuelle, l’ethnologie et l’anthropologie supposent en revanche non pas tant un travail collectif que l’existence d’un collectif de chercheurs, réunis avec leurs diverses compétences ethnographiques dans un lieu où ils peuvent échanger jour après jour informations, hypothèses et appréciations critiques, et disposant en outre de l’ample documentation et des systèmes modernes de traitement des données indispensables à leur entreprise. »
… création de Lévi-Strauss.
« Il a toujours encouragé l’originalité chez ceux qui le côtoyaient et découragé les tentatives de faire la même chose que lui. De ce point de vue, la seule exigence qui comptait était celle que l’on s’imposait à soi-même afin d’être digne de celle qu’il s’imposait à lui-même. Pour ma part, et cela depuis ce premier exposé dans son séminaire qui a été publié par la suite dans L’Homme, j’ai toujours écrit pour Lévi-Strauss. On écrit souvent en ayant un lecteur à l’esprit, et le lecteur que je me suis choisi dès l’origine, c’est lui. En effet, outre ses compétences et son savoir d’anthropologue, outre son imagination théorique et son jugement acéré, outre sa familiarité avec les problèmes philosophiques et son talent d’écrivain, Lévi-Strauss avait une grande connaissance de la nature – de la botanique, de la zoologie, de l’écologie – et il avait prêté une attention toute particulière à la façon dont l’esprit exploite les qualités qu’il perçoit dans les objets naturels pour en faire la matière de constructions symboliques complexes et parfois très poétiques. J’éprouvais ainsi une affinité profonde avec sa pensée, et c’est l’une des raisons qui expliquent ce choix de le considérer comme un lecteur idéal de mon travail. »
Rôle important également de Françoise Héritier qui lui fait briguer le Collège de France.
« Au fond, je poursuis l’entreprise que j’avais amorcée à l’École des hautes études, qui est d’explorer des domaines nouveaux, et donc de ne jamais enseigner les choses que je sais déjà, mais plutôt des choses que je suis en train de découvrir ou d’apprendre à connaître. »
À propos de son approche dans sa monographie sur les Achuars :
« Pourtant, en proscrivant toute référence ouverte à sa subjectivité, l’ethnologue se condamne à laisser dans l’ombre ce qui fait la particularité de sa démarche au sein des sciences humaines, un savoir fondé sur la relation personnelle et continue d’un individu singulier avec d’autres individus singuliers, savoir issu d’un concours de circonstances à chaque fois différent, et qui n’est donc strictement comparable à aucun autre, pas même à celui forgé par ses prédécesseurs au contact de la même population. »
Un résumé de son ouvrage anthropologique, Par-delà nature et culture :
« Peut-être faut-il rappeler le point de départ de cet exercice d’ontologie structurale. C’est l’expérience de pensée d’un sujet : je ne peux détecter des qualités dans un autre indéterminé, humain ou non humain, qu’à la condition de pouvoir y reconnaître celles au moyen desquelles je m’appréhende moi-même. Or, celles-ci relèvent à la fois du plan de l’intériorité – états mentaux, intentionnalité, réflexivité… – et du plan de la physicalité – états et processus physiques, schèmes sensori-moteurs, sentiment interne du corps… Le noyau originaire est donc un invariant hypothétique, le rapport entre intériorité et physicalité, dont j’étudie les combinaisons possibles. Elles sont au nombre de quatre : ou bien les non-humains ont une intériorité de même type que la mienne, mais se distinguent de moi, et entre eux, par leurs capacités physiques, c’est ce que j’appelle l’animisme ; ou bien au contraire ils subissent le même genre de déterminations physiques que celles dont je fais l’expérience, mais ils n’ont pas d’intériorité, et c’est le naturalisme ; ou bien encore des humains et des non-humains partagent le même groupe de qualités physiques et morales, tout en se différenciant ainsi par paquets d’autres ensembles d’humains et de non-humains qui ont d’autres qualités physiques et morales en commun, et cela correspond au totémisme ; ou bien enfin chaque existant se démarque du reste par la combinaison propre de ses qualités physiques et morales qu’il faut alors pouvoir relier à celles des autres par des rapports de correspondance, et j’ai baptisé cela du nom d’analogisme. »
Du terrain à la théorie :
« Si l’on n’est pas soi-même passé par l’expérience ethnographique, si l’on ne sait pas de quoi sont faites les briques constitutives que l’on va chercher dans la littérature ethnographique afin de bricoler des modèles anthropologiques, l’on aura toute chance de ne pas prendre les bonnes briques ou de ne pas prendre ces premiers éléments pour ce qu’ils sont. Et c’est aussi en ce sens que le terrain est fondamental, parce qu’il nous donne une appréhension plus juste des conditions sous lesquelles est produit le savoir ethnographique que nous utilisons pour construire nos théories anthropologiques. »
Les plantes cultivées sont considérées comme de même filiation que les Achuars, et le gibier comme des parents par alliance. Dans La Nature domestique, l’ambition de Descola « était de mettre sur le même plan les systèmes techniques de construction et d’usage du milieu et les systèmes d’idées qui informaient ces pratiques. » C’est « l’étude d’un système d’interaction localisé dans lequel dimensions matérielles et dimensions idéelles sont étroitement mêlées » qui constate « l’usage de catégories sociales – en l’occurrence, la consanguinité et l’affinité – pour penser le rapport aux objets naturels. » Descola reprend le terme d’animisme pour désigner ce schème.
Le retour du terrain :
« Ainsi, lorsque l’on a passé plusieurs années avec très peu de biens matériels et que l’on s’est aperçu que, au fond, on n’en avait pas réellement besoin, on se trouve tout à fait décalé vis-à-vis de la surabondance d’artefacts et la valeur centrale accordée à la richesse. Manger au moins une fois par jour, dormir à l’abri de la pluie, une rivière à l’eau claire pour se laver deviennent le maximum auquel on aspire, de sorte que l’on se trouve sans repères lorsque l’on revient au sein d’un monde englué dans les objets. […] Et l’on ne peut manquer, dans ce genre de situations, d’être frappé par la pertinence des analyses que Marx consacre à ce qu’il appelle le « fétichisme de la marchandise » : pour lui, le capitalisme se caractérise par le fait que les relations entre les êtres sont médiatisées par des marchandises, et que l’on finit par leur accorder plus de réalité qu’au monde social et moral. »
Puis Descola explique comment il a pu généraliser ses découvertes sur l’animisme sur la base des données recueillies avant et ailleurs, et les opposer au totémisme tel que vu par Lévi-Strauss tout en le modifiant en intégrant les données australiennes :
« …] dans le totémisme, la nature permet de penser la société, dans l’animisme c’est la société qui permet de penser la nature. »
Puis il articule le naturalisme (notre propre culture occidentale) avec ces deux concepts « ontologiques » « dans le jeu de continuité et de discontinuité des physicalités et des intériorités » entre humains et non-humains, tout en s’inspirant de nombreux travaux de ses pairs et relevant des inversions dans les schèmes différents qu’il contraste en dialectique des pôles du continu et du discret. Alors il discerne logiquement (en combinatoire selon la psychologie cognitive) la quatrième formule ou mode d’identification au(x) monde(s), l’analogisme qui existe en Mésoamérique, système de correspondances qu’il retrouve dans la Renaissance vue par Foucault, la Chine vue par Grenet… parachevant ainsi la matrice analytique qu’il propose.
Évidemment basé sur le structuralisme :
« Mais, comme je l’ai déjà dit, pour nous, l’objet de l’anthropologie [française] ce n’est pas ces agrégats de cultures dont on cherche à tirer des leçons généralisables, ce sont les modèles que l’on construit pour rendre compte d’une totalité constituée de l’ensemble des variantes observables d’un même type de phénomène et afin d’élucider les principes de leurs transformations. »
En dépassant la théorie du déterminisme technique et environnemental, et celle de l’évolutionnisme historique qui nous considère comme un modèle à atteindre en partant du "sauvage" (et l’impérialisme, voire le néocolonialisme) :
« La question principale que pose l’exercice critique de refocalisation auquel je me suis livré est la suivante : comment élaborer des instruments d’analyse qui ne soient ni fondés sur un universalisme issu du développement de la pensée occidentale, ni complètement segmentés selon les types d’ontologie auxquels on a affaire ? »
« L’exigence d’universalisme passe par la recherche d’une articulation entre l’ensemble des modes d’être-au-monde, par l’interopérabilité des concepts, c’est-à-dire par le fait de pouvoir nous voir nous-mêmes comme nous voyons les autres sociétés, de façon à ce que la singularité de notre point de vue ne soit plus un biais dans l’analyse, mais un objet parmi d’autres de cette analyse.
Plutôt qu’à un universalisme militant, ce à quoi j’aspire c’est à une forme de symétrisation qui mette sur un plan d’égalité conceptuelle les anthropologues et ceux dont ils s’occupent. »
« Lévi-Strauss avait employé l’analogie de la table de Mendeleïev, qui illustre bien ce qu’est à mon sens le travail de l’anthropologie : mettre en évidence les composants élémentaires de la syntaxe des mondes et les règles de leur combinaison. »
Exemple pratique : « le passage de l’analogisme au naturalisme entre le XVe et le XVIIe siècle en Europe », en considérant que « les deux pivots d’un mode d’identification naturaliste sont l’intériorité distinctive de chaque humain et la continuité physique des êtres et des choses dans un espace homogène ».
La quatrième et dernière partie confronte le monde contemporain à cette nouvelle grille de lecture. Sont présentés les divergences et échanges avec Bruno Latour, les implications en écologie, et les conséquences de l’économie humaine sur l’environnement.
« La difficulté principale de cette hypothèse est que les raisons du sous-développement volontaire des Achuar sont multiples. Il est vrai que traiter les animaux chassés comme des partenaires sociaux n’incite pas à faire des massacres inutiles, d’autant que les esprits maîtres du gibier sont toujours prompts à punir les excès, en envoyant des maladies, par exemple, ou en causant des « accidents ». Mais il y a aussi et surtout que les Achuar se sont maintenus dans un état d’équilibre environnemental pour des raisons qui sont en grande partie démographiques. Ils ont très longtemps souffert d’une forte mortalité infantile, laquelle, conjuguée aux effets de la guerre, maintenait la population à un taux de densité extrêmement faible sur un territoire assez grand. Cette « capacité de charge » confortable explique aussi pourquoi ils pouvaient se donner le « luxe » d’avoir des excédents potentiels de production considérables. Par ailleurs, comme je l’ai déjà évoqué, le temps qu’ils consacrent à la production de subsistance est très faible et inélastique ; ou plus exactement, ils ne sont pas prêts à renoncer aux mille choses qu’ils font quand ils ne travaillent pas, c’est-à-dire le plus clair du temps. »
« Il me semble, plus généralement, qu’il y a un abîme entre l’importance des questions écologiques dans le destin actuel de l’humanité et le faible développement de l’écologie comme science, en particulier en France. »
De même pour l’anthropologie, qui pourrait être plus politique.
« Je ne crois pas que l’on puisse s’inspirer directement des pensées non modernes, animistes ou autres, car il n’y a pas d’expérience historique qui soit transposable telle quelle dans des circonstances différentes de celles où elle a eu lieu. Quelle que soit l’admiration que l’on éprouve pour ce que l’on considère un peu confusément comme la sagesse des modes de vie ancestraux, et même si les Achuar, les aborigènes d’Australie ou les Inuit peuvent nous en apprendre beaucoup sur l’usage de la nature, notre situation présente est très différente de celles auxquelles ils ont fait face. La fascination pour ces peuples donne lieu à un commerce assez lucratif, en particulier dans le domaine éditorial, mais il faut se garder d’une recherche de modèles. Et la raison principale est que toutes ces sociétés ont résolu des problèmes à une échelle locale, alors que les enjeux qui sont ceux des sociétés urbaines modernes sont globaux. »
« Les milliers de façons de vivre la condition humaine sont en effet autant de preuves vivantes de ce que notre expérience présente n’est pas la seule envisageable. L’anthropologie ne nous fournit pas des idéaux de vie alternatifs, elle nous apporte la preuve que d’autres voies sont possibles puisque certaines d’entre elles, aussi improbables qu’elles puissent paraître, ont été explorées ailleurs ou jadis. Elle nous montre que l’avenir n’est pas un simple prolongement linéaire du présent, qu’il est gros de potentialités inouïes dont nous devons imaginer la réalisation afin de réaliser au plus tôt, sinon peut-être une véritable maison commune, à tout le moins des mondes compatibles, plus accueillants et plus fraternels. »
« La représentation que les Modernes se sont donnée de leur forme d’agrégation politique a ainsi été longtemps transposée à l’analyse des sociétés non modernes, en même temps qu’une kyrielle de spécificités, comme le partage entre nature et culture ou notre propre régime d’historicité ; et c’est avec cela que je voudrais rompre. »
« Notre acception traditionnelle de ce qui est politique, ainsi que notre prise intellectuelle sur ce genre de phénomènes, me paraît ainsi dépassée. Le politique, ici, consiste à maintenir des conditions d’interaction qui peuvent prendre la forme de l’échange, mais aussi de la prédation ou du partage, avec des voisins conçus comme étant autonomes. Et les conséquences que cela peut avoir en retour sur notre conceptualisation du politique sont aussi importantes, puisque nous sommes incités à moduler l’anthropologie politique, non plus, comme jadis, sous la forme d’une typologie des formes d’organisation marquée par un évolutionnisme larvé – horde, tribu, chefferie, État –, mais selon les modalités réelles que prend l’exercice du vivre-ensemble dans des collectifs dont les formes ne sont plus prédéterminées par celles auxquelles nous sommes habitués. C’est un nouveau domaine sur lequel l’exigence de décolonisation de la pensée s’exerce, et qui nous permet de nous défaire des modèles au moyen desquels nous avons été accoutumés à penser sous l’influence d’une riche tradition qui remonte à la philosophie grecque, à la réflexion médiévale sur la cité, au jus gentium, aux théories contractualistes, etc. Ce qui est en jeu, au fond, c’est notre capacité à prendre au sérieux ce que ces modèles politiques nous imposent, en termes de catégories d’analyse, et nous proposent, en termes d’imagination politique. »
« La défense de ces dispositifs de protection des hommes et de la nature m’a conduit à militer contre un certain fondamentalisme écologiste porté par de nombreuses organisations internationales. Pour beaucoup, les populations humaines, et notamment les populations tribales, sont nécessairement des perturbateurs environnementaux, et pour protéger un écosystème, il faut les en expulser. L’idée fondamentale de cette écologie est que les milieux et les paysages naturels doivent être le plus possible déconnectés de l’influence humaine, et maintenus dans un fonctionnement hermétiquement clos. J’ai beaucoup protesté contre cela, car l’exemple de l’Amazonie montre à l’évidence qu’il est absurde d’expulser de zones de forêt que l’on cherche à protéger des populations qui ont contribué à ce que la forêt présente la physionomie qu’elle a actuellement. Cela revient à déplacer les agriculteurs normands pour protéger le bocage ! »
Autre chose, l’avis de Descola sur la muséographie (et le quai Branly, où il a dirigé l’exposition « La fabrique des images ») sont aussi fort intéressantes, comme la question des restitutions.
Conclusion sur l’éloge de la diversité.
« Un monde monotone et monochrome, sans imprévu ni rencontres improbables, sans rien de nouveau pour accrocher l’œil, l’oreille ou la curiosité, un monde sans diversité est un cauchemar. Je ne peux m’empêcher de penser que la diminution de la diversité dans les manières de produire dont la standardisation industrielle du début du XXe siècle est responsable a constitué l’un des ferments des régimes totalitaires, modèles par excellence du rejet de la diversité et de l’uniformisation des consciences et des modes d’être. Chaplin l’avait compris lorsqu’il enchaîna Le Dictateur après Les Temps modernes ! »
Le mot de la fin :
« Car exister, pour un humain, c’est différer. »
J’ai retrouvé à cette lecture une large part de l’éblouissement ressenti à celle de Lévi-Strauss (y compris au sens de perception troublée).
\Mots-clés : #amérindiens #autobiographie #contemythe #ecologie #entretiens #historique #politique #science #social #traditions #voyage
- le Mer 26 Avr 2023 - 16:09
- Rechercher dans: Sciences humaines
- Sujet: Philippe Descola
- Réponses: 9
- Vues: 204
Georges Duby
Le Dimanche de Bouvines (27 juillet 1214)
Un livre d’histoire (« grand public ») qui… fit date !
« Les événements sont comme l'écume de l'histoire, des bulles, grosses ou menues, qui crèvent en surface, et dont l'éclatement suscite des remous qui plus ou moins loin se propagent. Celui-ci a laissé des traces très durables : elles ne sont pas aujourd'hui tout à fait effacées. Ces traces seules lui confèrent existence. En dehors d'elles, l'événement n'est rien. Donc c'est d'elles, essentiellement, que ce livre entend parler. »
« C'est la raison qui me conduit à regarder cette bataille et la mémoire qu'elle a laissée en anthropologue, autrement dit à tenter de les bien voir, toutes deux, comme enveloppées dans un ensemble culturel différent de celui qui gouverne aujourd'hui notre rapport au monde. »
Duby nous dit que vers l’an mil, la guerre ne fut plus considérée comme bonne par l’Église, et que la paix lui fut préférée, avec un rôle d’échange dorénavant dévolu au négoce ; c’est ainsi qu’elle en vint « à tolérer le lucre, à l'absoudre ». Ensuite l’Église travaille à instaurer la paix (armée) de Dieu, que le roi (consacré) va diriger personnellement. Le dimanche est chômé à la guerre, qui est toujours affaire de la chevalerie, comme la prière celle du clergé, et le labeur celle des roturiers, selon les trois ordres hiérarchisés de la société. L’essor de la monnaie va permettre celui des mercenaires, et aussi des tournois, joute équestre, jeu d'argent, « combats de plaisance » où la jeunesse exalte prouesse et largesse.
Et justement la bataille de Bouvines ressort à ce type d’exploit (quasiment "sportif", avec ses champions, son rituel, etc.). J’ai naturellement pensé au Désastre de Pavie de Giono – d’autant que Duby le cite comme source d’inspiration de son livre, de ton plus libre qu’un texte érudit !
Le code d’honneur reste prégnant, et tuer n’est pas le but.
« Parce que la guerre est une chasse, menée par des gens expérimentés, maîtres d'eux-mêmes, solidement protégés, qui ne rêvent pas d'exterminer leur ennemi, s'il est bon chrétien, mais de le saisir. Pour le rançonner. Encore une fois : pour gagner. »
« Quand, au début de l'engagement, Eustache de Malenghin se met à crier : « À mort les Français », tous ceux qui l'entendent sont écœurés, révoltés d'une telle inconvenance. Aussitôt les chevaliers de Picardie empoignent l'impertinent, ils le saignent. C'est le seul chevalier dont il est dit qu'il trouva la mort sur le champ de Bouvines. Avec Etienne de Longchamp, atteint lui, accidentellement, d'un couteau, par l'œillère du heaume. Tous les autres cadavres, ce fut le bas peuple qui les fournit. »
La conséquence légendaire de cette bataille est la naissance d’une nation, dans la lignée de Charlemagne et opposée à l’Allemagne, « mythe de la nation et de la royauté réunies ».
Déconstruit finement toute la complexité des ressorts de l’événement (y compris économiques). Captivant !
\Mots-clés : #contemythe #guerre #historique #moyenage #politique #religion #social #traditions
- le Mar 15 Nov 2022 - 11:36
- Rechercher dans: Histoire et témoignages
- Sujet: Georges Duby
- Réponses: 3
- Vues: 353
Hubert Haddad
L'Univers
Ce roman-dictionnaire est agencé en une suite d’entrées :
« ALPHABET ¶ Mon avenir dépend de l’agencement de vingt-six lettres. Ce dictionnaire mélancolique ne sera peut-être qu’un lexique du néant, un petit glossaire des gouffres, mais j’aurai tenté les retrouvailles d’un monde perdu de la seule façon concevable pour moi qui n’ai plus ni centre ni parties. Ce que j’appréhende : un mélange obtus de concepts et d’images. Se repérer là-dedans. Un mot me renverra à un autre ; les choses se lieront objectivement, selon l’ordre alphabétique qui me permettra, malgré les lésions ou l’égarement, de revenir à ce savoir. Ce cahier sera donc une sorte de conquête du dedans par le dehors. J’arracherai de cette confusion une figure peu à peu, les contours d’une figure ; et j’accoucherai enfin de moi-même. Oui, je serai mon propre Pygmalion. »
On découvre progressivement un narrateur, marin venu d’un archipel du Pacifique qui essaie de « mettre de la cohérence dans ses souvenirs », dans une « réalité multiple, éclatée », foisonnante de mythologie et de symbolique, d’astrophysique et de cosmogonie ; la quête de son identité, « tentative désespérée d’autobiographie », prend la forme de notes reprises lors de chacune de ses périodes de « cohérence mnésique d’un quart d’heure à vingt minutes ». Cette clause préliminaire d’une mémoire intermittente par phases de durée si réduite met à rude épreuve la crédulité consentie du lecteur, car il serait difficile de parcourir un tel texte dans ce laps de temps… mais admettons le processus du recueil de réminiscences associé aux termes listés dans un répertoire d’articles.
« La plus profonde blessure est celle qui touche à la mémoire. »
À noter aussi que la mise en ordre de ces fractions de temps et d’espace ne respecte évidemment pas l’ordre chronologique, puisqu’il s’agit de retrouver le fil des causalités : la lecture fera donc des allers-retours aléatoires dans le temps – a priori...
Dans ce « travail » émergent tour à tour et dans le désordre l’Altmühl et le château ruiné de Banhiul en Bavière, Esther, qui se révèle être sa mère, israélite d’origine polonaise échappée aux camps de concentration grâce à un officier allemand, le baron von Dunguen, qui la confie à son cousin Balthus, un vieux prêtre (beau personnage que celui qui l’initie à l’astronomie avant de devenir aveugle, respectant sa religion en doutant peut-être de la sienne après l’Holocauste, au sortir de l’hypnose collective) et Lockie Dor sa belle gouvernante sourde. Réapparaissent fréquemment d’autres lieux et personnes, comme la tour de l’îlot d’Aigremore, ancien phare aménagé en observatoire météorologique, sa liaison avec la contorsionniste Anémone Duprez (« la femme-caméléon »), ses condisciples Haseinklein (« L’ange au bec-de-lièvre », « fils de héros nazi » métaphysicien, qui massacre Virginie Coulpe), et De Harciny lors d’études à Nuremberg et Bruxelles (ainsi que le mélomane Flotille, « l’exobiologiste aux bretelles d’or »), son service sur l’aviso allemand désarmé Nichtberg (avec son aspirant, Ulghanf, adepte de « suggestologie »), le vieux cargo mixte Roll-Tanger et la goélette Aglaé – aussi une prostituée aimée, qui lui donne la photo de l’archipel ; ce dernier, avec l’Abora son menaçant volcan, les requins bleus du lagon, « les Blancs de l’île-mère et les indigènes des îles boisées », son compagnon Lami le radioastronome et son chien Hubble, « un nègre-pie » sculpteur d’arbres dans sa forêt totémique, le contrebandier Jacob, petit-fils bossu d’un bagnard chevauchant Maître Aliboran l’âne, Angor, pirate capitaine de l’Argus, Mahalia la sauvageonne qu’il a recueilli et devenue son amante, Requiem, Asiate borgne devin et conseiller du gouverneur, l’arbitraire paranoïaque Rubi O.Sessé, un despote caricatural – on n’en est qu’au cinquième du livre, et toujours s’étoffera et se précisera l’univers du narrateur.
« Le bossu était en somme un camelot des mers, vague regrattier des songes, plus pourvoyeur que messager, Mercure aux ailerons ossifiés sur l’épaule. »
Autres récurrences significatives, l’oubli, le somnambulisme, la recherche d’un contact extraterrestre, l’Allemagne vaincue près la Seconde Guerre mondiale, des statues (notamment tombées du ciel), la vodka verte, la relation entre expansion/inflation/dispersion et gravitation/attraction/accrétion dans le cosmos, assujétissements et liberté, dualité et unité, la Vénus d’Arcturus (une mystérieuse constellation intime), le professeur Rubio Zwitter, qui traite son « amnaphasmie », syndrome rare d’"amnésie fantôme", « hypermnésie spasmodique », « de type écliptique ».
La structure fragmentaire ne permet qu’une lecture discontinue, mais une certaine continuité est souvent perceptible d’une bribe à l’autre, traçant un récit narratif qui reconstitue peu à peu la mémoire éparpillée du sujet, à la recherche de son identité et du nom de celle qu’il aime.
Le séquençage en courts paragraphes à la fois déroute le lecteur et facilite sa lecture.
Cahier de notes éparses qui sont parfois des épisodes d’aventure vécues (quelquefois reprises plus loin), de brefs contes, des esquisses narratives laissées ouvertes, des notations scientifiques (principalement de mécaniques céleste et quantique), des anecdotes historiques, des réflexions philosophico-métaphysiques, des hypothèses métaphoriques qui interrogent la réalité, elles émaillent le développement de l’histoire, elle-même confondue à sa conception, à la fois genèse cosmique et littéraire, création totalisante de l’univers et du livre.
« Le philtre de Tristan et Yseult dure-t-il par-delà la vie ? Une idée absurde me vient : écrire un livre pour ramener au monde l’être perdu, pour le ramener réellement. Un livre, en somme, pour inventer la réalité. Tout en lui devrait avoir l’étoffe inimitable des sensations. À vrai dire, il serait cette étoffe même à force d’intensité et de style. »
« Quelqu’un m’a soutenu une théorie affolante, équations à l’appui, qui tendrait à prouver que l’observation est créatrice de son objet, que l’atome n’existait pas avant qu’on l’imaginât. Et donc que l’univers ne serait que la mesure approximative des facultés humaines les plus abouties. Il se disait persuadé qu’on trouvera inévitablement ce qui est recherché avec assez de pugnacité intellectuelle. La particule inversant d’une nanoseconde la flèche du temps, par exemple. »
(Dans l’article ATOME ¶, cette « théorie » semble inspirée du principe d’incertitude de Heisenberg.)
« ATTENTE ¶ Il n’y a pas d’autre nom à notre perception du temps ; c’est la durée qui prend conscience d’elle-même. »
« AUTOSCOPIE ¶ Les psychiatres parlent d’hallucination spéculaire. En grec, scopias n’est que l’action d’observer, de s’auto-observer. Il est normal qu’on finisse par se dédoubler, par se considérer soi-même du point de vue du spectateur sur la scène simplifiée du regard. […] C’est notre condition que de tout dédoubler ; la culture, le langage humain, ne sont que l’exercice varié du double. »
« COPIE ¶ Comment s’expliquer la simultanéité non causale à distance dans la physique quantique ? Et dans la vie amoureuse ? Nous vivons peut-être dans la duplication en tout lieu, entourés d’une procession inépuisable de doubles. Dans ma solitude existe ici et là une copie intempestive de moi-même qui poursuivrait ma chimère, l’entretien d’un amour absolu que j’ignore ou qui échappe aujourd’hui à ma conscience, à ma vigilance trahie. »
« DEUX ¶ L’unité perdue, adverbe qui veut dire deux. Perdre serait se dédoubler. »
(La notion d’alter ego parcoure tout le livre ; le narrateur aurait-il eu un frère jumeau ? Lami serait-il lui-même ?)
« Le temps ne serait que la pensée des distances, la vitesse de la lumière. »
« Mon idée, peut-être indéfendable aujourd’hui, avance la simultanéité foudroyante de tous les moments et de tous les lieux d’une vie en regard d’un point tangentiel absolu situé à l’origine comme à la fin de toutes choses. Cette disparité, ce côté hoquetant et hasardeux des événements et des états de conscience dans le ressac de la mémoire, ne prouvent que notre infirmité de créature. »
« ÉVÉNEMENT ¶ Tout arrive, tout se produit, tout est événement, l’univers lui-même dans sa totalité. Mais tout, sur un autre plan, est aussi répétition. La femme que j’embrasse pour la première fois, même si je la perds aussitôt, m’enchaîne éternellement à elle. »
« HABITUDE ¶ La plupart des gens vivent cette aliénation quasi hypnotique des habitudes, à la fin système végétatif coextensif à la vie même, pathologie de la mémoire qui se sclérose en manies inconscientes. L’étymologie parle de manière d’être, d’habitus. Hormis mon goût pour la vodka, aujourd’hui brimé, je n’ai cessé de rompre avec l’automate, de rejeter l’espèce de mithridatisation de la nouveauté et du désir qui endort chacun dans la fadeur, sous les mauvais plis du quotidien. »
« HUMEUR ¶ On s’est tous dit un jour que l’univers n’était peut-être qu’une goutte de salive aux babines d’un chat, une dernière goutte de sang tombant de la tempe d’un suicidé, l’infinitésimale sécrétion d’une glande endocrine à l’origine des seins naissants d’une femelle sapajou, le tourbillon de plasma dans le conduit de l’urètre à la seconde précédant l’éjaculat d’un puceron. La géométrie n’est qu’une migraine d’insecte dans son espace mécanique. »
« HYPNOSE ¶ L’inhibition partielle du cortex qui conduit à l’hypnose – quand l’esprit se fixe sur un seul point, dans la méditation instrumentale par exemple, ou par les manœuvres d’un inhibiteur bien ou mal intentionné –, nous admettons sans mal qu’elle participe de la psychologie ordinaire. Quiconque veut persuader use de techniques d’hypnose, jeux des mains et du regard, focalisations de l’attention, usage sédatif de la répétition. Tous les hommes politiques, a fortiori les dictateurs, associent les artifices de la démagogie à la séduction hypnotique. Nous avons tous été plus ou moins victimes d’un lavage de cerveau organisé à travers les trois phases de toute éducation : un long isolement psychologique conduisant à la perte de personnalité, l’interrogatoire intensif provoquant la confusion et l’angoisse en même temps qu’un état de suggestibilité aigu, puis enfin la conversion aux valeurs de l’ennemi par le moyen d’une confession tous azimuts qui pousse le sujet à se soumettre corps et âme à ses tourmenteurs pour obtenir le pardon et accéder à la rédemption communautaire. En Allemagne, préparé par l’hygiénisme scout, l’esprit de revanche et le naturisme wagnérien, c’est tout un peuple qui aura subi la double contrainte de l’hypnose et du contrôle de la pensée. À la fin de la guerre, des millions d’Allemands en état de choc, abandonnés à leur inhibition, auront régressé dans l’angélisme ou la névrose obsessionnelle. »
« On sait que les champs électromagnétique et gravitationnel ne sont que deux états transitoires de l’univers, lesquels permettent la perception humaine. Si l’atome (la matière donc) n’existe qu’au moment où il change, tout le réel se profile sur les instants de changement, le monde sensible n’est qu’un froissement de l’éphémère sur fond de néant. »
« PHÉNIX ¶ L’univers parvenu à un seuil d’expansion tel que la désintégration de la matière devient désintégration de l’espace-temps : le champ euclidien existe-t-il encore sans ces repères gravitationnels que sont le point et le centre ? Mais l’univers crée sa forme. L’annihilation de la masse équivaut à la disparition hors l’espace-temps. Disparu hors de lui-même, tout recommence. Tout recommence à l’instant de désintégration car l’absence d’espace recrée à tout instant le point zéro. Pourquoi, alors qu’on admet le concept magique d’inflation, voudrait-on que le Big Bang, pour se répéter, ait besoin de récupérer l’univers comme masse ? Toute matière naît d’un déséquilibre quantique et non d’une quantité au sens classique. L’éternel retour ne se négocie avec aucun dieu, ni aucune causalité. Tout renaîtra, tout ne cesse de renaître. Et l’instant n’est autre que les mille recommencements surimposés de l’univers à cet instant de ma conscience : une statue éternelle et instantanée à laquelle une infinité d’autres succéderont dans toutes les poses imaginables. »
« TECHNIQUE ¶ L’intelligence automatisée de la technique, vraie pensée d’esclave, a depuis longtemps perdu l’innocence de l’instrument. Un moyen n’est jamais gratuit puisqu’il résulte d’une intention. Il m’a toujours semblé que la science aurait pu emprunter d’autres directions, dissemblables, si notre morphologie, nos sens et nos désirs eussent été autres, qu’elle obéit à des tropismes inconscients afin de rejoindre et de magnifier, en comblant la distance entre rêve et réalité, l’imaginaire humain spécifique. Il m’arrive de penser que la téléphonie sans fil est venue dédouaner un phénomène occulte comme la télépathie par une sorte de fatalité. La technique nous sauve in extremis de l’irrationnel. À la fin, on pourrait créer Dieu, le bricoler plutôt, aboutir aux preuves objectives de son existence. Au fur et à mesure de sa progression, la technique invente le monde. Elle devient l’invention du monde (qu’elle remplacera sans doute un jour dans l’exil virtuel définitif). L’au-delà du quark et la valeur du spin, moment angulaire interne de la particule, voire de l’incertain graviton, surgissent comme par miracle à la croisée de la théorie et de la sophistication de l’instrument. Avec une conviction entière et des moyens adéquats, l’homme pourrait créer l’objet de son désir. Le rêve n’est qu’une étape. »
« THÉORIE ¶ Complice avec l’étymologie, voici un spectacle qu’on se donne. Plus les sciences exactes perdent pied, plus la théorie prospère. On pourrait même imaginer un nouveau genre qui concernerait scientifiques, philosophes, romanciers et schizophrènes : la théorie-fiction. »
« TRIBUNAL ¶ Je n’eus pas droit à un vrai jugement. Le Coroner après son enquête me livra à une sorte de greffier d’assises d’une corpulence éléphantesque qui semblait avoir dévoré jurés et magistrats avec tous les dossiers d’instruction. Deux gardes civils me poussèrent jusqu’à la prison. Aux pires heures de l’Inquisition, même les rats et les insectes avaient droit à un procès avec écritures, avocats et comparution de témoins. Pour convaincre les animaux nuisibles de collusion avec Satan, les tribunaux civils ou sacerdotaux multipliaient les audiences. Le juge Barthélemy de Chasseneuz, en Bourgogne, rédigea l’ordre d’accusation contre les hurebers, sauterelles venues de l’Inde qui dévastaient les vignes, et leur intima l’ordre de comparaître. Le vin étant un don de Dieu, les sauterelles péchaient contre lui. Et preuve que la loi primait l’arbitraire, une contestation de l’application du droit canon par le tribunal séculier entraîna des échanges d’arguties pendant des semaines. Un verdict de bannissement à l’encontre des sauterelles sera pour finir lu dans les vignobles par les juges en grande tenue. On connaît aussi maints procès de chenilles, sangsues, escargots, porcs, hannetons, lapins de garenne avec assignation officielle et protection de corps pendant le difficile trajet des campagnes à la ville où se tiennent les tribunaux. À Mayence, la défense parvint à faire relaxer les mouches comme mineures au moment des faits incriminés. On leur accorda un droit de séjour limité. Au Brésil, les fourmis d’un couvent franciscain furent accusées de vol caractérisé et jugées selon l’esprit de saint François : nos sœurs les fourmis furent convaincues de quitter le couvent. »
« Pour moi l’univers est fermé comme une bétonnière qui tournerait à vide. »
« Sigmund Freud avait tout motif de remplacer impitoyablement le mot amour par celui de transfert et de considérer la pensée comme un substitut hallucinatoire du désir. »
« VAGUE ¶ Dans quelle trappe suis-je tombé ? Rien ne m’occupe aujourd’hui que le mouvement des vagues. Cet ondoiement léger porte un liseré d’écume sur la grève. J’y vois comme une écriture renouvelée, ligne après ligne, d’un gris tremblé le long des côtes. »
À la moitié du livre, la belle Azralone répond trente-huit ans plus tard à son souhait d’enfant (un appel intersidéral à partir d’un poste à galène), foudroyante prise de contact avec Arcturus à trente-huit ans années-lumière ; au cours de ses observations astrales, il découvre la planète Katléïa, et prend place le personnage d’Adolf Manthauneim l’idiot du village fasciné par le nazisme, homme à tout faire et prodige de calcul mental. Au trois-quarts du livre, le narrateur est emprisonné à la maison d’arrêt d’Orlon (sur l’île Savante, où le bagne initial devint léproserie avant d’être la prison de l’archipel), accusé par le Coroner du meurtre de Lami dans la nuit de la Sainte-Ambroisie ; il va être pendu par le bourreau, M. Pantoire.
Ce texte est certes long – mais qui pourrait certifier que telle partie éventuellement "retranchable" n’y a pas sa place ? Et l’énigme n’en est que plus intrigante… J’ai tenté sans succès de faire un rapprochement (parmi beaucoup d’autres possibilités) entre le monde stellaire et le microcosme de l’archipel… un absorbant casse-tête !
Une pertinente mise en abyme : le narrateur enfant qui recompose le grand miroir brisé peu après la mort de sa mère…
« Tout devint puzzle bousculé pour moi, images d’images, mondes débâtis. Et c’est mon esprit qui s’étale aujourd’hui en morceaux. Saurai-je jamais en rapprocher l’unité et la forme ? »
J’ai particulièrement apprécié l’exploitation imaginative des récentes découvertes scientifiques, sources d’émerveillements dont il est trop rarement tiré parti en littérature ; c’est particulièrement vrai de la physique quantique, si difficile à se figurer.
Dictionnaire (ou encyclopédie) d’une vie, mémoire recomposée, constituée comme un puzzle par Haddad, qui ne perd jamais le fil conducteur dans les digressions qui n’en sont guère, jouant de registres allant du poétique à l’épique en passant par l’érotique, c’est une véritable « vision totale du monde » (Weltanschauung).
D’une lecture passionnante, ce fabuleux roman m’a ramentu (par moments et pour des motifs différents) certaines structures issues de l’OULIPO, Là où les tigres sont chez eux de Blas de Roblès ou même L'Encyclopédie du savoir relatif et absolu de Bernard Werber, aussi Marelle de Cortázar, Locus Solus de Raymond Roussel ainsi que les œuvres de Novalis et de Tournier, également les errances et naufrages d’Ulysse.
J’ai déjà lu Haddad dans Perdus dans un profond sommeil, lorsqu’en son temps je me suis intéressé au courant de la Nouvelle Fiction, découvrant ainsi Frédérick Tristan avec Les Égarés, La Cendre et la Foudre, Le fils de Babel, Le singe égal du ciel, Un monde comme ça, L’Énigme du Vatican), le sinologue Jean Levi avec Le coup du Hibou (sur les aspects du pouvoir), Georges-Olivier Châteaureynaud (Newton go home! et Au fond du paradis) et François Coupry (Le Rire du pharaon) ; il y a de nombreuses pépites dans ce courant (méconnu ?) qui fait la part belle à l’imaginaire en interrogeant son rapport au réel : il me faut l’exploiter davantage !
\Mots-clés : #aventure #contemythe #fantastique #identite
- le Sam 12 Nov 2022 - 12:33
- Rechercher dans: Écrivains européens francophones
- Sujet: Hubert Haddad
- Réponses: 13
- Vues: 328
Jean Giono
Naissance de l'Odyssée
Relecture de ce récit tant jouissif !
« Il venait surtout à l’« Éros Marin » pour la petite Lydia qui servait à boire. Elle sentait la clovisse et le vin, et cet amer parfum de sueur qui affolait Ulysse. Les autres partis, il la prenait sur ses genoux, la caressait, lui contait…
Il n’était pas embarrassé pour les contes. »
Ledit marin, retour de la guerre de Troie (pendant vingt ans !), a naufragé après avoir « louvoyé » (je dirais "caboté") « de femme en femme » …
« Dans son souvenir, les pays étaient des femmes. »
C’est bourré d’humour, et si sensuel !
« Le coteau qui portait la maison de Circé allongeait ses reins en presqu’île. »
Et plein de justesse :
« Dans une petite goutte de silence l’aboi d’un chien sonna. »
Ulysse apprend que Pénélope l’a abondamment cocufié, déshéritant leur fils Télémaque en mangeant son bien avec Antinoüs ; dépité, notre anti-héros reste cependant prudent :
« Par-dessus la besace à mensonges il avait de tout temps porté la peur. »
Il convainc patron Photiadès (en pleine traite des Noires) de le ramener à Ithaque, en lui fourguant Archias, son collègue qui parle aux dieux suite à un coup de matraque…
C’est un monde populaire qui est évoqué, pas une élite ; de nos jours, nous dirions que c’est assez misogyne, et superstitieux. De même, les divinités, surtout « les petits dieux inférieurs », sont proche de l’humain, et surtout de la nature.
« – Mais, poursuivait Ulysse, avez-vous songé au sort d’un homme qu’un dieu ennemi harcèle ? Le visage du ciel s’effondre, la terre se meut sous ses pas – comme le flot de la mer, la colline qu’il gravit se lève soudain, meugle et saute de l’autre côté du monde, l’île qu’il cherche nage, le fuit, s’enfonce vers les gouffres ; et si, gonflé de courage, il s’obstine, le chemin qu’il suit se tord et revient sur lui-même comme un serpent qui se mord la queue. »
Incognito, Ulysse qu’on croit mort raconte une version héroïque de sa propre histoire, avec une belle imagination lyrique, non dénuée de démesure ; dans l’assistance, un guitariste aveugle reprendra son mensonge, le conte… Grand succès de l’aède avec « le nouveau périple », repris par tous les « poétaillons » d’Arcadie !
« Il confrontait intimement la merveilleuse histoire neuve et les vieux lantiponnages appris et rabâchés de veillées en veillées. »
Bien sûr les dieux sont vus derrière ces évènements ; les dieux inventés par les hommes manipulent ceux-ci.
Ce récit est parcouru du même esprit que les précédents et premiers livres de Giono.
« Le museau fouinard de Pan dépassait les feuillages. Il humait, puis, d’un élan, le chèvre-pied sautait l’orée. Ses longs bras étaient des fleuves enlaçants, son corps, de roche et de terre pétri, bosselé de montagnes, fumait et chantait dans le vent. Il parlait comme une forêt. »
Le lexique étendu dont Giono dispose n’entrave pas l’entendement du lecteur (mais je n’ai pas trouvé ce que sont les « calons »).
« À peine sorti de la mer, le soleil entamait la lutte avec les pinèdes. De larges blessures de lumière saignaient déjà entre les troncs. Une sagette d’or atteignit le pavé de la cour, rebondit, creva les treilles, délivrant un tourbillon d’avettes. »
La fermière Pénélope est à sa lessive avec Kalidassa, sa servante, quand elle apprend le retour d’Ulysse. Elle prévient Antinoüs, son amant, en fait un jeune berger athlétique qui se lasse d’elle et craint son mari.
« Tu es l’ami de mon fils, tu viens à la ferme parler en voisin, prêter tes bras compatissants à la pauvre veuve qui ne peut dépendre la herse ou décider l’âne. Tu joues à la balle avec Kalidassa : c’est peut-être pour elle que tu viens. Moi, je mesure l’huile aux calens, je gronde pour les chaudrons non récurés, je fais la pauvrille économe et je reprends le tissage de cette grande toile qui encombre le grenier. »
Ledit mari arrive anonymement, sale gueux vieilli et barbu, plein d’appréhensions et de douce redécouverte de son domaine en piètre état ; il étouffe sa vieille pie, seule à le reconnaître, pour qu’elle ne le trahisse pas. Il désire sa femme qui feint de ne pas le reconnaître, veuve éplorée, plus rusée que lui.
« Cette marche vélivole avait démarré en lui les fantômes de tartanes et de balancelles dont il était plein ; elle avait fondu Pénélope et les carènes gémissantes en un seul être qui tenait de la nef et de la femme et d’autant plus désirable. »
Ivre, il fait fuir Antinoüs, qui se tue dans un éboulement de la falaise. Kalidassa, qui aimait le pâtre, se pend. La terreur submerge l’île, puis l’orateur inspiré répand ses mensonges.
« On répéta ses récits aux veillées ; les jeunes enfants lardaient de flèches de joncs de vieilles outres figurant les cyclopes. »
Télémaque, qui avait abandonné son père jugé trop pusillanime, revient d’errances pleines de périls en Égypte et en mer ; ses récits véridiques ne sont pas crus, et il est plein de haine pour son père, le fabulateur.
« Il y avait à dîner Kallimaquès, un philosophe qui s’était mis dans le commerce des cochons. Il cligna malicieusement de l’œil vers Pénélope et vers Ulysse, puis, amenuisant sa bouche et dressant sous le nez du conteur ses doigts réunis en bouton de lotus, il dit :
– La vérité, la vérité, vous avez toujours ce mot-là à la bouche ! Sais-tu seulement ce qu’elle est ? T’es-tu rendu compte que ton regard intérieur vole vers elle par bonds maladroits, comme la pierre qui ricoche sur la pellicule fragile de l’étang ? Écoute : La vérité est supposons ce saule sur l’autre bord de la mare. Regarde ! Je lance ce galet plat. Je fais avec ce galet l’investigation du côté de la vérité, ce saule. Vois : le galet bondit sur l’eau molle, bondit en bonds de plus en plus courts, puis, manquant de force, il s’enfonce et se noie. Pour celui-là, la vérité c’est la bouche sombre de l’eau. J’en lance un autre : une crispation de nerf, une corde qui s’est pliée dans mon coude et, vois, la direction est rompue. Pour celui-là, la vérité c’est ce lit de boue où il tombe sur l’autre bord. Et cependant, il était bien entendu que la vérité c’était ce saule ! Un galet sur dix ira sur le saule : celui-là ne saura pas qu’il a atteint la vérité.
Et pendant que Télémaque, de plus en plus furieux, écrasait à coups de poings une bolée de figues fleurs, Kallimaquès tourna son escabeau vers Ulysse.
– Ces jeunes gens, poursuivit-il, ont une belle imagination. Féconde, vraiment très féconde, mais elle fait des enfants mal finis. Maître Ulysse, changez-nous un peu de ces jeux de cervelle : j’ai besoin d’écouter quelque chose qui sente sa réalité. Ne me ferez-vous pas la politesse de raconter une de vos aventures ? »
Ulysse entretemps aime à faire voguer une canette sur un bassin, tissant de nouveaux mensonges à son périple maritime.
Personnellement, j’aurais tendance à donner du crédit à cette version de la genèse du fameux poème du dénommé Homère…
Mais ce qui me comble le plus chez Giono, ce sont ses bonheurs de métaphores :
« Là-haut, contre la porte de la ville, les branches méduséennes d’un figuier enlaçaient un globe d’ombre fraîche. »
« Ce premier jour, il l’avait vécu dans la végétation des anciennes habitudes : elles poussaient autour de lui comme une épaisse et haute prairie et ses mouvements s’embarrassaient dans les herbes. »
« Quelques grêlons attardés jouèrent encore du tympanon sur les tuiles, la pluie quitta l’île, ses petits pieds obliques coururent en crépitant sur la mer.
[…]
Le vent sentait le sable chaud, l’eau froide, l’asphodèle et le buis. Le mélilot, mouillé de pluie, ruisselait d’un parfum simplet, et deux acacias fumaient comme des cassolettes.
Dans un coin lointain du ciel maintenant pur, l’orage fuyant tordait en silence ses muscles violets. L’aile d’iris pointait au-dessus de la colline. »
\Mots-clés : #contemythe #creationartistique
- le Dim 6 Nov 2022 - 12:56
- Rechercher dans: Écrivains européens francophones
- Sujet: Jean Giono
- Réponses: 176
- Vues: 13640
Colin Niel
Darwyne
Darwyne, « petit pian », dix ans, vit avec « la mère », Yolanda Massily, qu’il vénère, dans leur petit carbet de Bois Sec, un misérable bidonville en bordure de forêt amazonienne (on reconnaît la Guyane). Mais les « beaux-pères » se succèdent, et un signalement fait entrer dans sa vie Mathurine, une éducatrice spécialisée du service des évaluations sociales en protection de l’enfance, quadragénaire désirant être mère qui suit un protocole de fécondation in vitro. Tous deux sont passionnés par la forêt, et c’est par elle qu’ils parviennent à communiquer.
Darwyne est « un peu sauvage », et possède une connaissance aussi intime qu’inexplicable de la sylve ; il a les pieds déformés de naissance, et semble laisser des « empreintes inversées » de pieds retournés, qui pourraient égarer ceux qui le suivent dans la forêt (c’est la légende du Maskilili en Guyane, gnome facétieux et inquiétant à l’apparence d’enfant qui fourvoie les chasseurs suivant ses traces de pieds à l’envers).
Jhonson, le dernier « beau-père » en date, constate que la végétation croît sans cesse dans leur petit terrain, et que des animaux sauvages rendent visite à Darwyne, qu’il n’apprécie guère (et réciproquement) ; un malaise puis la peur le prennent peu à peu, alors que ses prédécesseurs ont tous disparus… Yolanda avoue ne pas aimer cet enfant, qu’elle considère comme « animal » et maltraite de façon insidieuse.
« Mais si Mathurine en sait beaucoup plus qu’elles qui n’ont jamais observé un singe hors de l’enceinte d’un zoo, elle est surtout consciente de l’immensité de son ignorance. Qu’elle ne détecte qu’une infime partie de ce qui se trame en ces lieux. Qu’elle passe à côté de bien des espèces, trop discrètes pour se laisser entrevoir, de bien des traces dans l’humus noir ou sur les troncs suintants. Sans parler de tous ces dialogues chimiques qui, paraît-il, relient les arbres entre eux. C’est peut-être ce qu’elle aime le plus, d’ailleurs : cette impression d’être dépassée par le monde qui l’entoure. Cette certitude que, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle apprenne, l’Amazonie conservera sa part d’inconnu. Sa part de magie, quand tout ailleurs est devenu si rationnel et maîtrisé. »
« Se dit qu’en vérité, il y a quelque chose de terrible dans cette coupure entre ces jeunes et l’immensité du monde vivant qui les entoure. Que c’est l’un des grands drames de l’humanité moderne, que plus personne ne soit capable de mettre un nom sur le moindre volatile. Que c’est cette ignorance qui pousse les humains à détruire cette part du monde qu’à présent ils appellent nature, qui au fil des siècles leur est devenue étrangère. »
« Beaucoup plus que de se faire piquer par un insecte ou un serpent, s’il y a bien un danger en forêt amazonienne c’est celui-là : se perdre. »
« Mais à défaut d’être silencieuse, la forêt est muette. »
Yolande se perdra en forêt après le glissement de terrain qui emporte Bois Sec (autre actualité guyanaise récente, avec l’immigration clandestine).
La partie fantastique du livre restera suggérée ; je m’interroge sur la prégnance si partagée de l’imaginaire mythique (et de la perte en forêt) dans les évocations de la sylve amazonienne, y compris chez ce scientifique habitué à la Guyane… (À ce propos, les allobates, les adénomères et les dendrobates sont des amphibiens).
\Mots-clés : #contemythe #nature #social
- le Jeu 13 Oct 2022 - 13:53
- Rechercher dans: Écrivains européens francophones
- Sujet: Colin Niel
- Réponses: 5
- Vues: 213
Roland Barthes
Mythologies
Dans ce recueil de 53 textes, catalogue sociologique dans un premier volet avant une analyse du phénomène du mythe lui-même, il s’agit surtout de démystifier.
Un des soucis de ces textes qui ont mon âge, c’est qu’ils font référence à des actualités datées (médias, publicité, sports, transports, politique, guerre d’Algérie, etc.), nuisant ainsi à leur valeur d’illustration des significations sous-jacentes de notre quotidien – mais en les réactualisant, c'est-à-dire en les projetant dans notre société actuelle, ils demeurent très parlants ; et cette déperdition retire finalement peu à la fécondité de ces réflexions.
Quelques extraits :
« Marcher est peut-être - mythologiquement - le geste le plus trivial, donc le plus humain. Tout rêve, toute image idéale, toute promotion sociale suppriment d'abord les jambes, que ce soit par le portrait ou par l'auto.) »
« Il y a dans toute démarche d'Elle ce double mouvement : fermez le gynécée, et puis seulement alors, lâchez la femme dedans. Aimez, travaillez, écrivez, soyez femmes d'affaires ou de lettres, mais rappelez-vous toujours que l'homme existe, et que vous n'êtes pas faites comme lui : votre ordre est libre à condition de dépendre du sien ; votre liberté est un luxe, elle n'est possible que si vous reconnaissez d'abord les obligations de votre nature. Écrivez, si vous voulez, nous en serons toutes très fières ; mais n'oubliez pas non plus de faire des enfants, car cela est de votre destin. Morale jésuite : prenez des accommodements avec la morale de votre condition, mais ne lâchez jamais sur le dogme qui la fonde. »
« La science va vite et droit en son chemin ; mais les représentations collectives ne suivent pas, elles sont des siècles en arrière, maintenues stagnantes dans l'erreur par le pouvoir, la grande presse et les valeurs d'ordre. »
« Le monde des gangsters est avant tout un monde du sang-froid. Des faits que la philosophie commune juge encore considérables, comme la mort d'un homme, sont réduits à une épure, présentés sous le volume d'un atome de geste : un petit grain dans le déplacement paisible des lignes, deux doigts claqués, et à l'autre bout du champ perceptif, un homme tombe dans la même convention de mouvement. Cet univers de la litote, qui est toujours construit comme une dérision glacée du mélodrame, est aussi, on le sait, le dernier univers de la féerie. L'exiguïté du geste décisif a toute une tradition mythologique, depuis le numen des dieux antiques, faisant d'un mouvement de tête basculer la destinée des hommes, jusqu'au coup de baguette de la fée ou du prestidigitateur. L'arme à feu avait sans doute distancé la mort, mais d'une façon si visiblement rationnelle qu'il a fallu raffiner sur le geste pour manifester de nouveau la présence du destin ; voilà ce qu'est précisément la désinvolture de nos gangsters : le résidu d'un mouvement tragique qui parvient à confondre le geste et l'acte sous le plus mince des volumes. »
« L'imagination du voyage correspond chez Verne à une exploration de la clôture, et l'accord de Verne et de l'enfance ne vient pas d'une mystique banale de l'aventure, mais au contraire d'un bonheur commun du fini, que l’on retrouve dans la passion enfantine des cabanes et des tentes : s'enclore et s'installer, tel est le rêve existentiel de l'enfance et de Verne. L'archétype de ce rêve est ce roman presque parfait : L'Ile mystérieuse, où l'homme-enfant réinvente le monde, l'emplit, l'enclôt, s'y enferme, et couronne cet effort encyclopédique par la posture bourgeoise de l'appropriation : pantoufles, pipe et coin du feu, pendant que dehors la tempête, c'est-à-dire l'infini, fait rage inutilement.
Verne a été un maniaque de la plénitude : il ne cessait de finir le monde et de le meubler, de le faire plein à la façon d'un œuf ; son mouvement est exactement celui d'un encyclopédiste du XVIIIe siècle ou d'un peintre hollandais : le monde est fini, le monde est plein de matériaux numérables et contigus. L'artiste ne peut avoir d'autre tâche que de faire des catalogues, des inventaires, de pourchasser de petits coins vides, pour y faire apparaître en rangs serrés les créations et les instruments humains. »
« Le journalisme est aujourd'hui tout à la technocratie, et notre presse hebdomadaire est le siège d'une véritable magistrature de la Conscience et du Conseil, comme aux plus beaux temps des jésuites. Il s'agit d'une morale moderne c'est-à-dire non pas émancipée mais garantie par la science, et pour laquelle on requiert moins l'avis du sage universel que celui du spécialiste. Chaque organe du corps humain (car il faut partir du concret) a ainsi son technicien, à la fois pape et suprême savant : le dentiste de Colgate pour la bouche, le médecin de "Docteur, répondez-moi" pour les saignements de nez, les ingénieurs du savon Lux pour la peau, un Père dominicain pour l'âme et la courriériste des journaux féminins pour le cœur. […]
Dans ce que le Courrier veut bien nous livrer d'elles, les consultantes sont soigneusement dépouillées de toute condition : de même que sous le scalpel impartial du chirurgien, l'origine sociale du patient est généreusement mise entre parenthèses, de même sous le regard de la Conseillère, la postulante est réduite à un pur organe cardiaque. Seule la définit sa qualité de femme : la condition sociale est traitée ici comme une réalité parasite inutile, qui pourrait gêner le soin de la pure essence féminine. […]
Ainsi, quelles qu'en soient les contradictions apparentes, la morale du Courrier ne postule jamais pour la Femme d'autre condition que parasitaire : seul le mariage, en la nommant juridiquement, la fait exister. »
« BANDE (de hors-la-loi, rebelles ou condamnés de droit commun). - Ceci est l'exemple même d'un langage axiomatique. La dépréciation du vocabulaire sert ici d'une façon précise à nier l'état de guerre, ce qui permet d'anéantir la notion d'interlocuteur. "On ne discute pas avec des hors-la-loi." La moralisation du langage permet ainsi de renvoyer le problème de la paix à un changement arbitraire de vocabulaire.
Lorsque la "bande" est française, on la sublime sous le nom de communauté.
DÉCHIREMENT (cruel, douloureux). - Ce terme aide à accréditer l'idée d'une irresponsabilité de l'Histoire. L'état de guerre est ici escamoté sous le vêtement noble de la tragédie, comme si le conflit était essentiellement le Mal, et non un mal (remédiable). La colonisation s'évapore, s'engloutit dans le halo d'une lamentation impuissante, qui reconnaît le malheur pour mieux s'installer. »
Barthes dénonce de façon récurrente l’essentialisation, forme de généralité qui gomme notamment les classes sociales des individus.
« Ce mythe de la "condition" humaine repose sur une très vieille mystification, qui consiste toujours à placer la Nature au fond de l'Histoire. Tout humanisme classique postule qu'en grattant un peu l'histoire des hommes, la relativité de leurs institutions ou la diversité superficielle de leur peau (mais pourquoi ne pas demander aux parents d'Emmet Till, le jeune nègre assassiné par des Blancs, ce qu'ils pensent, eux, de la grande famille des hommes ?), on arrive très vite au tuf profond d'une nature humaine universelle. L'humanisme progressiste, au contraire, doit toujours penser à inverser les termes de cette très vieille imposture, à décaper sans cesse la nature, ses "lois" et ses "limites" pour y découvrir l'Histoire et poser enfin la Nature comme elle-même historique. »
Dans la seconde partie (dernier quart du livre), Barthes théorise le mythe (de nos jours) comme parole, c'est-à-dire message (verbal ou visuel) et système sémiologique.
« …] dans le mythe […], le signifiant est déjà formé des signes de la langue. »
« …] en passant du sens à la forme, l'image perd du savoir : c'est pour mieux recevoir celui du concept. »
« Si paradoxal que cela puisse paraître, le mythe ne cache rien : sa fonction est de déformer, non de faire disparaître. »
« La sémiologie nous a appris que le mythe a pour charge de fonder une intention historique en nature, une contingence en éternité. Or cette démarche, c'est celle-là même de l'idéologie bourgeoise. »
(Ce développement, exposé de façon claire, m’a paru constituer une excellente introduction à la sémiologie ; il est aussi applicable en anthropologie.)
Évidemment, ces bribes picorées mériteraient une analyse bien plus approfondie.
À noter également le lexique barthien, des mots… signifiants, à l’acception parfois subtilement altérée… Là encore, un glossaire serait précieux ; sans doute a-t-il déjà été établi, et par plus compétent : étymologique, néologique, baudelairien, détourné… Il faudrait aussi interroger les termes non employés, qui viennent pourtant à l’esprit à cette lecture, comme "conservateur"…
\Mots-clés : #contemythe #essai #social
- le Mer 31 Aoû 2022 - 13:08
- Rechercher dans: Sciences humaines
- Sujet: Roland Barthes
- Réponses: 3
- Vues: 548
René Daumal
Le Mont Analogue − roman d'aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques
Théodore, le narrateur est l’auteur d’une « fantaisie littéraire » parue dans la Revue des Fossiles, un article de spéculation sur « la signification symbolique de la montagne dans les anciennes mythologies », qui a été pris au sérieux par le père Pierre Sogol, un étonnant professeur d'alpinisme, mais aussi chercheur dans les sciences les plus diverses, « un Mirandole du XXe siècle ».
« "Pour qu'une montagne puisse jouer le rôle de Mont Analogue, concluais-je, il faut que son sommet soit inaccessible, mais sa base accessible aux êtres humains tels que la nature les a faits. Elle doit être unique et elle doit exister géographiquement. La porte de l'invisible doit être visible." »
Sogol détermine que cette montagne doit exister, qu’elle est invisible à cause d’une courbure de l'espace et qu’elle est située sur une île du Pacifique sud, en contrepoids de la masse continentale émergée et connue de la planète. Une expédition est décidée, avec huit membres (plus quatre hommes d’équipage), et Théodore devient le rédacteur de son journal lorsqu’ils parviennent au pied du Mont Analogue.
« Les explorateurs emportent en général avec eux, comme moyen d'échange avec d'éventuels "sauvages" et "indigènes", toute sorte de camelote et de pacotille, canifs, miroirs, articles de Paris, rebuts du concours Lépine, bretelles à poulies et fixe-chaussettes perfectionnés, colifichets, cretonnes, savonnettes, eau-de-vie, vieux fusils, munitions anodines, saccharine, képis, peignes, tabac, pipes, médailles et grands cordons, − et je ne parle pas des articles de piété. »
Ce continent "inconnu" est sous l’autorité de guides de haute montagne, et l’équivalent de l’étalon-or de la contrée est un cristal courbe, le péradam…
Au fil du récit sont insérés des contes, comme Histoire des hommes-creux et de la Rose-amère…
« Ils ne mangent que du vide, ils mangent la forme des cadavres, ils s'enivrent de mots vides, de toutes les paroles vides que nous autres nous prononçons. Certaines gens disent qu'ils furent toujours et seront toujours. D'autres disent qu'ils sont des morts. Et d'autres disent que chaque homme vivant a dans la montagne son homme-creux, comme l'épée a son fourreau, comme le pied a son empreinte, et qu'à la mort ils se rejoignent. »
… des mythes…
« Au commencement, la Sphère et le Tétraèdre étaient unis en une seule Forme impensable, inimaginable. Concentration et Expansion mystérieusement unies en une seule Volonté qui ne voulait que soi. »
… des descriptions de flore et faune locale…
« Parmi celles-ci, les plus curieuses sont un liseron arborescent, dont la puissance de germination et de croissance est telle qu'on l'emploie − comme une dynamite lente − pour disloquer les rochers en vue de travaux de terrassement ; le lycoperdon incendiaire, grosse vesse-de-loup qui éclate en projetant au loin ses spores mûres et, quelques heures après, par l'effet d'une intense fermentation, prend feu subitement ; le buisson parlant, assez rare, sorte de sensitive dont les fruits forment des caisses de résonance de figures diverses, capables de produire tous les sons de la voix humaine sous le frottement des feuilles, et qui répètent comme des perroquets les mots qu'on prononce dans leur voisinage ; l'iule-cerceau, myriapode de près de deux mètres de long, qui, se courbant en cercle, se plaît à rouler à toute vitesse du haut en bas des pentes d'éboulis ; le lézard-cyclope, ressemblant à un caméléon, mais avec un œil frontal bien ouvert, tandis que les deux autres sont atrophiés, animal entouré d'un grand respect malgré son air de vieil héraldiste ; et citons enfin, parmi d'autres, la chenille aéronaute, sorte de ver à soie qui, par beau temps, gonfle en quelques heures, des gaz légers produits dans son intestin, une bulle volumineuse qui l'emporte dans les airs ; elle ne parvient jamais à l'état adulte, et se reproduit tout bêtement par parthénogenèse larvale. »
… des considérations pseudo-ethnologiques, dialectiques, mathématiques, philosophiques, métaphysiques, ou plus générales :
« L'Animal, fermé à l'espace extérieur, se creuse et se ramifie intérieurement, poumons, intestins, pour recevoir la nourriture, se conserver et se perpétuer. La Plante, épanouie dans l'espace extérieur, se ramifie extérieurement pour pénétrer la nourriture, racines, feuillage. »
C’est donc une sorte de livre de science-fiction, entre Raymond Roussel et Jules Verne métissés de Poe, Vian et Jacques Abeille, et dans la lignée de Gestes et opinions du Dr Faustroll, pataphysicien (roman néo-scientifique), d'Alfred Jarry ; on pense même à Novalis !
On ne peut que déplorer que le récit reste inachevé, mais je pense aussi que d'autres histoires s’achèvent bien… platement, et que certaines gagnent à rester ouvertes.
À ce propos, l’allusion au titre du livre dans La Montagne de minuit de Jean-Marie Blas de Roblès faisait suite au dernier sourire de Bastien, à la vue d’une photo de mérou ; une allusion au mont Mérou des Hindous m’avait traversé l’esprit, mais je l’avais jugée trop capillotractée ! …
Car ce qui est prégnant dans ce livre, c'est surtout l'humour, même s'il est empreint d'alpinisme, de géométrie et de mysticisme, et que surtout il enflamme l'imagination.
\Mots-clés : #contemythe #humour #initiatique #lieu #spiritualité
- le Jeu 18 Aoû 2022 - 13:03
- Rechercher dans: Écrivains européens francophones
- Sujet: René Daumal
- Réponses: 7
- Vues: 1089
Pascal Quignard
Les Larmes
À la charnière des VIII et IXe siècles en Francie, entre raids des Normands et razzias des Sarrasins, Hartnid fut accouché par Sar la Sorcière (« la Chamane ») après son jumeau Nithard, de la princesse Berthe fille du futur Charlemagne, et du comte Angilbert, père abbé laïc de l’abbaye de Saint-Riquier en baie de Somme. Dans ce monastère, l’excellent copiste Frater Lucius, qui était amoureux de son chat, appris leurs lettres aux deux frères. Hartnid est toujours accompagné d’un geai, a la passion des chevaux ; il part courir le monde à la recherche d’un visage de femme. Nithard, devenu moine copiste, est celui qui prend note du premier texte en français.
« La première trace écrite de la langue française date du vendredi 14 février 842, à Strasbourg, sur les bords du Rhin.
La première œuvre de la littérature française date du mercredi 12 février 881, à Valenciennes, sur les bords de l’Escaut. »
Cette première œuvre est un poème dédié à sainte Eulalie, s’achevant sur l’envol d’une colombe de son cou coupé, tel le français du latin ; ce passage du livre est remarquable.
« Le premier livre où notre langue fut écrite est le premier livre brûlé de notre langue. »
Puis au travers de la vieille Sar est évoquée l’origine de l’écriture dans les grottes ancestrales.
Quignard renoue dans ce "roman" − on pourrait dire chronique de France (et d’Europe), des merveilles, légendaires et poétiques, de l’époque carolingienne −, avec sa méthode de juxtaposition de petits textes d’apparence indépendants (épisodes, scènes − détails d’une tapisserie ?) qui forment une mosaïque dont la vue globale est d’abord malaisée, mais qui bientôt enchante.
« Ce qu’il y a de plus affreux, dans l’existence que mènent les femmes, c’est que nous aimons les hommes alors qu’ils nous désirent. Chacune d’entre nous se donne tout entière à l’un d’eux alors qu’ils oublient qu’ils sont dans nos bras aussitôt qu’ils nous ont pénétrées et courent apprendre partout ce qu’ils ne savent jamais. »
« Il y a de la colère dans le désir comme il n’y a rien d’autre que de la destruction dans la faim. »
« Les sapins sont les arbres préférés des nuages.
Ils poussent spontanément vers eux leurs cimes. Les nuages viennent, ils tournent, ils s’approchent, ils s’accrochent. Soudain ils pèsent. Ce sont des compagnons sûrs et certainement de merveilleux amants. »
\Mots-clés : #contemythe #moyenage #universdulivre
- le Lun 1 Aoû 2022 - 12:56
- Rechercher dans: Écrivains européens francophones
- Sujet: Pascal Quignard
- Réponses: 74
- Vues: 5291
Pedro Cesarino
L’attrapeur d’oiseaux
Un anthropologue brésilien retourne une fois de plus dans sa famille adoptive amérindienne qu’il étudie, haut sur un fleuve amazonien de Colombie, mais cette fois il est las et mélancolique, quoique toujours torturé par le désir sexuel et obsédé par le mythe de l’attrapeur d’oiseaux, qu’il n’a jamais pu appréhender.
« …] je vais enfin pouvoir de nouveau m’empêtrer dans les trames des rivières et des histoires, en premier lieu celle qui me manque, celle de l’attrapeur d’oiseaux, ce récit étrange dont, pour une raison ou une autre, les racines d’un arbre obscur et inaccessible m’enveloppent. »
Avec la remontée du fleuve, je retrouve une fois encore cet univers fascinant, ces images rares qui ont demandé heures et journées de navigation pour devenir de justes métaphores.
« À ce stade du voyage, le fleuve n’est plus l’immense miroir du début, il est désormais mesurable. Nous apercevons ses deux rives qui forment peu à peu un couloir sinueux et interminable, un couloir-estomac qui nous aspire dans son tempo. »
« Des berges à n’en plus finir, des marigots et des lignes droites qui commencent à altérer la vue et l’ouïe. Le fleuve semble pénétrer comme un ver dans les concavités du cerveau et en modifier les axes. »
Cesarino cite « le vieux Français », Lévi-Strauss, dont la pensée et Tristes tropiques (ainsi que Saudades do Brasil) hantent le texte.
« En vérité, le mythe de référence n’est rien d’autre, comme nous essaierons de le montrer, qu’une transformation d’autres mythes provenant soit de la même société, soit de sociétés proches ou éloignées. »
Il commente :
« La variation des récits constitue pourtant une gymnastique mentale. Elle n’aurait de sens que si elle était motivée par quelque chose de plus – l’expérience de raconter une histoire, peut-être, ou d’être traversé par elle –, par autre chose se trouvant derrière les mots, par un monde singulier. »
Avec la fatigue, le paludisme, les rêves nocturnes, quelques substances absorbées, l’atmosphère est onirique, divinatrice (on peut penser Au cœur des ténèbres de Conrad) ; ainsi le rêve de Pasho, le nain :
« Il a rêvé des chairs et des os de sa mère éparpillés partout dans le ciel. La voûte bleue avait été envahie des os et des chairs de sa défunte mère, qu’il n’a pourtant pas connue, comme s’il s’agissait d’une couverture en patchwork ensanglantée. L’image m’impressionne, un ciel constellé d’os et de chairs, une mère-monde à l’envers. »
Un vague mal-être ronge l’anthropologue parvenu aux malocas de ses amis, dont il partage le quotidien et parle la langue, tandis que des prédictions apocalyptiques annoncent de proches perturbations. S’interrogeant sur le monde extérieur, « Manaus, Europe, Jérusalem », les caciques se réunissent pour choisir un nouveau « président » (et demandent au narrateur de leur ramener une fusée pour voyager plus vite qu’en pirogue), tandis que meurt le vieux pajé (chaman), le « grand épervier » :
« Quand une personne de la valeur d’Apiboréu meurt, il est interdit de faire le moindre effort. On s’allonge.
Les arbres semblent grandir derrière nous, tandis que nous passons devant d’autres villages et sommes suivis par toutes les pirogues qui descendent sans pagaies ni moteur, juste portées par le courant. Au-dessus de nos têtes, un phénomène inhabituel : des oiseaux de proie, qui d’ordinaire volent seuls, nous accompagnent en bande, comme si c’étaient des urubus. Harpies féroces, faucons aplomado, caracas huppés, ils assombrissent le ciel grisâtre de cette étrange journée. »
La cosmologie, c'est-à-dire le mythe en tant que façon de penser l’Autre, est bien sûr au centre du livre.
Le nom du benjamin des quatre frères fondateurs du monde, Amatseratu, le jeune « décepteur » mythique, le gâcheur, d’ailleurs entouré d’allusions au Japon, ne serait-il pas une référence facétieuse à la déesse solaire japonaise ?
L’anthropologue se sent seul, malmené entre ses incompréhensions et ses maladresses en passant par les malentendus, partagé entre la poursuite de son travail et le retour aux siens – enfin, ses autres proches. Cette autre civilisation se résumera aux aventuriers malfaiteurs rencontrés au départ et à la grotesque visite des missionnaires fondamentalistes nord-américains.
\Mots-clés : #amérindiens #autofiction #contemythe #merlacriviere #minoriteethnique #ruralité #temoignage #traditions
- le Dim 31 Juil 2022 - 12:48
- Rechercher dans: Écrivains d'Amérique Centrale, du Sud et des Caraïbes
- Sujet: Pedro Cesarino
- Réponses: 2
- Vues: 281
Sonia Ristić
Une île en hiver
Dans « la ville » et « le village » au centre de « l’île », sorte de refuge à l’écart du continent (et de la guerre), dans une manière de réalisme magique où les prophéties et destinées s’accomplissent, se croisent au fil d’un temps un peu mythique et suspendu Abel, Salomé, Ulysse, Pandora, Cassandre, et aussi la Vieille, la Comtesse, le Maire et l’Apothicaire, le Docteur… Abel est venu voir la maison de ce dernier, dont il hérite, et peu à peu semble reconnaître le lieu, la « musique de l’île » ; nombreux sont ceux qui y débarquèrent, souvent de façon étrange, ainsi Kaya, « la jeune femme qui s’est nommée toute seule », qui trouvera la mort en mettant au monde Abel.
« Instant éphémère qui file à toute allure et où la mémoire est le luxe de ceux qui n’ont que du temps. »
« Déjà que depuis longtemps, très longtemps, depuis que la Vieille avait dit que le temps été cassé et que les saisons ne seraient plus, l’île vivait dans un éternel été indien [… »
« Le temps même détourna les yeux de l’île pour laisser ces gens naître, vivre et mourir comme bon leur semblait. »
Le bercement des redites et reprises marque le cours de ce conte.
L’atmosphère mystérieuse, les Gitans m’ont ramentu ceux d’Henri Bosco ; à propos du rapport au temps sur plusieurs générations notamment, j’ai songé plus évidemment à Gabriel García Márquez.
\Mots-clés : #contemythe #exil
- le Ven 22 Juil 2022 - 15:59
- Rechercher dans: Écrivains européens francophones
- Sujet: Sonia Ristić
- Réponses: 2
- Vues: 103
Daniel Mendelsohn
L’Étreinte fugitive
En complément au commentaire de Topocl, qui présente bien le livre.
Un long développement sur l’identité gay, et notamment Narcisse à son miroir, le désir des corps de garçons et statues grecques, la répétition ludique à l’identique, vanité, multiplicité et plaisir sexuel.
« …] à chercher le visage qui hante votre imagination, flottant au loin, au bord des choses, le visage de la beauté et de l’impossibilité, celui dont vous savez que vous ne pouvez pas tout à fait l’avoir, à l’instant même où vous cherchez à l’atteindre, traversant les corps qui vont avec les visages, retombant sur vous-même encore et encore. »
Puis une famille « étrange et compliquée », un père et une mère fort différents et hauts en couleur, de même les grands-parents et la grand-tante Rachel, « la jeune épouse de la mort », décédée une semaine avant son mariage forcé et décisif pour la lignée (récit rapproché d’Antigone, la pièce de Sophocle) – et bien sûr la judaïté, et la tragédie, l’Histoire et le mythe, la beauté et la perte.
Encore l’étonnant parrainage d’un bébé fasciné par la lune (mis en parallèle avec Ion, la pièce d’Euripide « où il est question d’un garçon qui a deux pères »).
« C’est précisément au cours de la difficile rédaction de L’Étreinte fugitive que m’est venue l’idée de cette technique, qui fait depuis lors la marque de fabrique de mon style d’autofiction : l’entrelacement de la narration personnelle et du commentaire de textes anciens. »
C’est captivant, bien écrit, et bien construit ; ça ne m’a pas paru confus, car on distingue clairement l’un de l’autre les fils entrelacés pour entrer en résonnance entr’eux.
\Mots-clés : #autofiction #contemythe #identite
- le Lun 9 Mai 2022 - 13:23
- Rechercher dans: Écrivains des États-Unis d'Amérique
- Sujet: Daniel Mendelsohn
- Réponses: 56
- Vues: 4434
Vladimir Korolenko
Le Rêve de Makar
Makar le malchanceux est un pauvre hère qui vit au petit village de Tchalgane dans la taïga de Sibérie, chez les « sales iakoutes » et les Tartares.
« Makar travaillait comme un forçat, vivait misérablement, souffrant de la faim et du froid. En dehors du souci de sa galette grossière et de son thé, avait-il d’autres pensées ? Oui, il en avait. »
Quand il est ivre de mauvaise vodka, il s’apitoie sur son triste sort et rêve d’une montagne éloignée de tous, où il pourrait « sauver son âme ».
Il meurt, est rejoint par son compère le pope mort lui-même voilà quatre ans de cela, qui le guide interminablement vers le grand Toyone (seigneur, maître : Dieu) pour qu’il le juge. Ils laissent sur place les voleurs de chevaux, entr’autres âmes en peine cheminant comme eux.
« Et il s’aperçut que dans la plaine, il dépassait bien d’autres cavaliers. Tous allaient du même train que le premier, les chevaux volaient comme des oiseaux, les hommes étaient couverts de sueur et pourtant Makar les dépassait. À chaque pas, il en laissait un derrière lui. »
Makar comparaît devant Dieu, et met éloquemment le fardeau de sa misère dans la balance, en contrepoids de ses péchés.
Un conte humaniste.
\Mots-clés : #contemythe #misere
- le Lun 25 Avr 2022 - 12:46
- Rechercher dans: Écrivains d'Europe centrale et orientale
- Sujet: Vladimir Korolenko
- Réponses: 2
- Vues: 542
Jacques Abeille
Les Mers perdues, illustrations de François Schuiten
Le narrateur est recruté pour tenir le journal de voyage d’une expédition vers l’est, au-delà des contrées reconquises, avec un dessinateur, une belle géologue et leur guide, un chasseur de grand gibier (et un groupe de natifs du désert, les Hulains, pisteurs et domestiques).
Aux confins des terres connues, ils parviennent à un rivage, puis à des installations industrielles gigantesques et des mines abandonnées (où le chasseur disparaît).
« Le délire technicien fonctionnait en circuit fermé. Les richesses arrachées au sous-sol, pour leur plus grande part, étaient réinvesties dans leur transformation en moyens supplémentaires d’exploitation de la nature jusqu’à épuisement de toutes les ressources. »
Puis c’est ensuite une mystérieuse tour sculptée dans une aiguille rocheuse, le désert, enfin une légendaire cité en ruine où des géants de pierre sont incomplètement sortis de terre (croissance qui renvoie aux Jardins statuaires du premier volume du cycle des contrées) jusqu’à s'être figés et s’ébouler partiellement.
« Disons donc que tout minéral comporte une structure intime qui peut livrer, pour ainsi dire, l’histoire ou le sens de sa gestation. »
Suit l’exploration d’un immense promontoire taillé en forme d’ours dressé et creusé de passages débouchant sur l’extérieur, premier de nombreux colosses vandalisés, enlaidis, « le spectacle figé dans la pierre d’un combat sans merci entre les œuvres humaines et le surgissement des statues ».
« Nous nous avancions sur de vastes avenues que bordaient d’immenses édifices dressés à de telles hauteurs que leurs sommets se perdaient dans les nuées. Comme le premier monument que nous avions visité, ces immeubles ne comportaient nul aménagement habitable. Ils constituaient seulement un cauchemardesque décor plein, taraudé de galeries obscures et de rampes servant à dégager le matériau rejeté par le façonnage de vaines et fausses modénatures. »
« Je me garderai bien de rapporter dans le journal de l’expédition le sentiment profond qui me porte à croire que ces éruptions minérales furent, d’une manière que je ne puis concevoir et en des temps très lointains, vivantes comme une indécision de la terre entre des règnes encore mal différenciés. Comme si la terre dans ses intentions obscures n’avait pas toujours accepté les lois de la nature, alors que nous, les hommes, sommes restés aveugles aux signes qu’elle nous adressait. »
« …] la coutume de crever la peau des statues en y découpant des baies aveugles afin que leur élan vital fût dispersé et leur intériorité privée de tout ressort. De plus, en imposant en creux la marque de leurs méfaits sur le paysage qui les entoure, les hommes, depuis des temps fort reculés, se sont assurés que perdurerait la honte qui est le vrai chemin de la barbarie. »
Viennent ensuite des statues monumentales d’hommes-léopards surmontés de pylônes électriques qui les blessèrent, encore des rivages, des forteresses, et la révélation par les Hulains du mythe originel des éleveurs de statues à partir de semences des géants de roche.
C’est une quête aux visions fortement graphiques, idoine pour un rêve de pierre, et propre à inspirer l’illustrateur (qui rappelle les gravures de Vivant Denon dans son Voyage dans la basse et la haute Égypte, ou les aquarelles ultérieures de David Roberts).
« …] ce lieu de la pensée où les cristallisations du songe épousent la pure rigueur des mathématiques. »
\Mots-clés : #aventure #contemythe #fantastique #voyage
- le Dim 17 Avr 2022 - 13:24
- Rechercher dans: Écrivains européens francophones
- Sujet: Jacques Abeille
- Réponses: 17
- Vues: 1433
Jacques Abeille
Les Carnets de l'explorateur perdu
Divers textes ethnologiques étudiant la légende et les faits en marge de l’invasion barbare de Terrèbre, dans le Cycle des Contrées, et attribués à Ludovic, le narrateur des Voyages du fils.
Les cavalières : le corps franc de cavalières alliées aux barbares fut-il mythique ? Cinq témoins confirment leur existence, variant de façon souvent érotique autour du thème des Amazones.
Beaucoup d’évocation de trahisons, comme dans L’arbre du guerrier.
Contacts de civilisations entre les steppes et les jardins statuaires imagine une origine possible de la culture des statues.
Deux mythes du désert : Sur l'origine de la parole et Sur l'origine des images.
« Il y eut une histoire quand Inilo s’assura que de tout ce qui existe on trouve trace. Et cela l’effraya car celui qui regarde une trace, si c’est à la chasse, il est derrière sa proie, mais celle-ci est absente. Quand il rejoint sa proie, il n’y a pas de trace ; c’est la proie qui se dresse sur la place de sa trace. Enfin, quand la proie n’est plus, la trace reste bien que le chasseur accroisse ses forces. Et voici ce qui effraya Inilo davantage encore : quand le chasseur a atteint sa proie et qu’il s’en nourrit et en nourrit les siens, ce n’est plus vers la proie que mène la trace mais vers le chasseur. Et chaque jour de nouvelles traces vont vers le chasseur qui, au fur et à mesure qu’il avance en âge, traîne à sa suite tout un réseau de traces toujours plus innombrables. »
« On dit aussi que les hommes, longtemps avant de se soucier de construire, ébauchèrent des ruines. »
Bonda la lune, cosmogonie et littérature chez les minorités désertiques : sur le thème de la lune et du soleil, pôles féminin et masculin.
Dans l'ensemble, c’est toujours la même anthropologie fictive servie par un français châtié, poétique.
\Mots-clés : #contemythe #fantastique #nouvelle
- le Dim 13 Fév 2022 - 10:55
- Rechercher dans: Écrivains européens francophones
- Sujet: Jacques Abeille
- Réponses: 17
- Vues: 1433
Janusz Korczak
Le roi Mathias 1er
L’ouvrage est publié en 1922 alors que la Pologne est devenue indépendante à l’issue de la Première guerre mondiale (1918). Le récit est rédigé à hauteur d’enfant.
Face à sa photo enfant, Korczak écrivait :
« Quand j’étais ce tout jeune garçon que l’on voit sur cette photographie, je voulais faire moi-même tout ce qui est raconté dans ce livre. Ensuite, je l’ai oublié, et à présent, me voilà vieux. Je n’ai plus le temps ni les forces de mener des guerres, ni de partir chez les cannibales. »
……………………………………………
« Je pense qu’il est préférable de montrer des photos de rois, de voyageurs ou d’écrivains sur lesquelles ils ne sont pas encore vieux. Autrement, on pourrait croire qu’ils ont toujours été aussi sages, et qu’ils n’avaient jamais été petits. Et les enfants penseraient à tort qu’ils ne peuvent pas devenir ministre, voyageur ou écrivain.
«Les adultes ne devraient pas lire mon livre ; il y a des chapitres inconvenants, ils ne comprendraient pas et ils s’en moqueraient. Mais s’ils tiennent absolument à le lire, qu’ils essaient. Le leur interdire ne servirait de toute façon à rien.. Ils n’obéiraient pas ! »
Mathias devient roi à la mort de son père. Il n’a que dix ans et désire gouverner personnellement malgré l’avis de ses ministres. Il commence à partir à la guerre, en cachette, avec son ami Félix. Une guerre qui ressemble à celle qui vient de se terminer et où il découvre la réalité de la vie au front, loin de l’imagerie héroïque dont il rêvait :
« C’est vrai ! les civils peuvent comme bon leur semble obéir ou non, trainer, rouspéter, mais un militaire n’a qu’une chose à faire : exécuter les ordres sur le champ ! »
Il découvre aussi, ce qui reviendra plusieurs fois dans le livre, que ses administrés ne sont pas tous en admiration devant ceux qui les gouvernent. Force de l’opinion et des médias qui les influencent voire les manipulent :
« Tous les rois sont pareils, autrefois c’était peut-être différent mais les temps ont changé.
- Qu’est-ce que nous en savons ? Peut-être qu’autrefois se prélassaient-ils aussi sous un édredon, mais comme personne ne s’en souvient, on nous raconte des bobards !
- Pourquoi nous mentirait-on ?
- Dis-nous alors combien de rois sont morts à la guerre, et combien de soldats ?
- Ce n’est pas comparable, le roi est un, alors qu’il y a beaucoup de soldats !
- Et toi, tu voudrais peut-être qu’il y en ait plus qu’un ? avec un seul, on a déjà bien assez de tracas …
Mathias n’en croyait pas ses oreilles. Il avait tant entendu parler de l’amour de la nation, et surtout de l’amour de l’armée, pour leur roi. Hier encore, il croyait qu’il devait se cacher afin que par excès d’amour on ne lui fît du mal. Et il voyait à présent que si l’on découvrait qui il était, cela n’éveillerait aucune admiration ! »
La guerre terminée Mathias désire introduire ses trois réformes essentielles qui émanent quasi directement des enfants mais avec une vision qui est celle de son époque. On aurait du mal à souhaiter à tous ces animaux de vivre dans des cages :
«
1. Faire construire dans les forêts, les montagnes et au bord de la mer beaucoup de maisons où les enfants pauvres pourraient passer leur été.
2. Installer dans toutes les écoles des balançoires et des kiosques à musique.
3. Créer dans la capitale un grand jardin zoologique où il y aurait dans des cages un tas d’animaux sauvages : lions, ours, éléphants, singes, serpents et animaux exotiques. »
Sa vision des cannibales, chez qui il se rend, navigue entre approche bienveillante et ce qui nous semblerait une condescendance proche du racisme. On y retrouve aussi ce qui pourrait être une des racines du colonialisme :
« Il voulait aider ses amis cannibales mais il voulait aussi se procurer de l’argent pour les réformes qu’il comptait introduire dans son Etat.
Il visitait justement une grande mine d’or. Mathias demanda au roi Boum-Droum s’il ne pouvait pas lui en prêter un peu. Le roi fut pris d’un fou rire : il n’avait que faire de tout cet or … »
Mathias pense aussi à faire une œuvre civilisatrice :
« Que Boum-Droum fasse venir ici une centaine de Noirs, nos tailleurs leur apprendront à coudre les vêtements, nos cordonniers à faire des chaussures, nos maçons leur diront comment construire des maisons. Nous leur enverrons des phonographes pour qu’ils apprennent de jolies mélodies, puis des tambours, des trompettes et des flutes et encore des violons et des pianos…et aussi du savon et des brosses à dents. Et nous leur apprendrons nos danses. Une fois qu’ils auront assimilé tout ça, ils ne seront peut-être plus aussi noirs. Quoi qu’à vrai dire, ça ne fait rien qu’ils aient un aspect un peu différent. »
Klou-Klou, fille du roi Boum-Droum est un des personnages essentiels du récit. Face au roi, petit garçon, elle représente la petite fille et la petite fille émancipée qui donne une véritable peignée aux petits machistes qui essaient de faire la loi dans le Parlement des enfants.
« Mon cher Mathias, permets-moi d’assister à la prochaine séance. Je vais leur dire ce que j’en pense ! D’ailleurs, pourquoi n’y a-t-il pas de filles dans votre Parlement ?
- Si, il y en a, mais elles ne disent rien.
- Alors, je parlerai pour toutes. Comment ça ? Parce que dans une cour il y a une fille insupportable, il faudrait qu’il n’y ait plus de filles du tout ? Ils sont combien, les garçons insupportables ? Devraient-ils disparaître eux aussi pour cette raison ? Je ne comprends comment les hommes blancs qui ont inventé tant de bonnes choses peuvent être encore aussi sauvages et stupides ? »
A l’issue de la bataille qui l’oppose aux garçons, l’auteur revient sur ce que Klou-Klou a pensé de ce qui lui est arrivé :
« Qu’ils sachent donc ce qu’elle pense d’eux ! Ils lui avaient dit qu’elle était noire ? Elle le savait. Qu’elle aille rejoindre les singes dans leur cage ? Eh bien, elle y avait été mais qu’ils essaient à nouveau de l’y forcer à nouveau ! »
On pense alors à ces expositions exhibant des « cannibales » quasiment en cage, sorte de musées humains. Cf entre autres, une exposition du musée du Quai Branly en 2012 : Exhibitions, l’invention du sauvage.
C’est avant tout une fable écrite pour les enfants, abordant des demandes de leur âge :
« - Je veux élever des pigeons !
- Et moi un chien !
- Qu’il soit permis aux enfants de téléphoner !
- Qu’on ne nous embrasse pas !
- Qu’on nous lise des contes
- Qu’on puisse manger du saucisson !
- […]
- Qu’il n’y ait jamais d’examens blancs !
- …ni de dictées ! »
Et des thèmes politiques : la guerre, la démocratie représentative avec le rôle du Parlement, de la Presse, des relations avec les autres États, les autres cultures…
Le livre a été un immense succès. Il a été publié en France, entre autres, dans la collection Folio Junior, sans doute abrégé car il fait tout de même 300 pages.
Je l’ai lu avec beaucoup de plaisir car je m’intéresse à la littérature de jeunesse et aussi à l’éducation politique au sens large du terme. Certains pourront le trouver peu littéraire, trop didactique, daté. A chacun sa lecture.
Mots-clés : #contemythe #initiatique #litteraturejeunesse #xxesiecle
- le Mar 7 Déc 2021 - 13:57
- Rechercher dans: Écrivains d'Europe centrale et orientale
- Sujet: Janusz Korczak
- Réponses: 8
- Vues: 632
Jean-Marie Blas de Roblès
La Mémoire de riz
Vingt-deux nouvelles, généralement avec une part de fantastique (au moins d’après la perception du lecteur) et souvent situées en mer (Méditerranée et Bretagne), ou dans le passé (même si ce n’est parfois qu’une impression). Aussi une large part de recours à la mythologie, à la folie, aux associations et autres coïncidences, toujours avec une grande précision de vocabulaire, une imagination débordante et l’emploi de "faits divers" peu connus mais fort curieux.
Le scénario à la Borges de la nouvelle éponyme m’a paru irrecevable : qu’on puisse faire tenir une page de texte sur chacun des cinq mille grains de riz, soit ; qu’on puisse lire ces pages en désordre en leur trouvant toujours un sens est plausible (les 155 chapitres de Marelle, de Julio Cortázar, peuvent déjà être lus selon deux agencements), mais que les combinaisons de lecture restituent les œuvres perdues de maîtres anciens est inconcevable, même pour constituer une réponse aux « questions essentielles ». Dommage, ce conte a beaucoup de charme.
Loi Cioran est une intéressante anticipation de la profusion des livres : « elle stipulait que l’auteur d’un livre devrait payer de sa vie l’honneur d’une édition », ce qui calma le flux des parutions, tandis que la pléthore des livres existants est archivée en orbite − jusqu’à explosion de cette bibliothèque céleste, avec cette belle variation d’autodafé :
« Pour une minorité, dont je fais partie, la loi Cioran reste un souvenir empreint de nostalgie. Par nuit claire, nous sommes encore quelques rhapsodes à sortir dans les clairières. Nous allumons un feu de joie avec les nouvelles parutions de la semaine, et pendant que l’un d’entre nous récite, les autres regardent tomber les livres. Ils brûlent un à un au contact de l’atmosphère comme de minuscules étoiles filantes, plus ou moins lumineuses ou colorées. Le phénomène est rare, mais certains d’entre eux laissent dans le ciel d’éblouissantes traînées qui scintillent d’une façon singulière avant de disparaître. »
Le Quartette d’Alexandrie est un hommage à l’Alexandrie de Cavafy et Durrell.
L’Échiquier de Saint Louis, c’est celui sur lequel joue le roi, revenu de la septième croisade, contre un mystérieux Arabe ; le conte comme l’échiquier de cristal contiennent un vertigineux emboîtement d’ensorcelantes mises en abyme dans le genre des Mille et Une Nuits.
« Une accélération vertigineuse, et ce sont les sauriens, les lourdes hésitations diluviennes et leurs projets de mammifères avortés, les naissances tératologiques avec leurs cathédrales d’os enlisées dans la neige, et, tout à coup, l’homme, la bête nue, comme un paroxysme d’erreur à cet absurde foisonnement de monstres. »
Félix est l’histoire d’un homme heureux et sage, qui vieillit ; il apprécie les personnes selon leur nature, pas leurs opinions.
« En eux il appréciait les hommes et non les supporters d’une quelconque politique, persuadé qu’en la matière les choses se jouaient dans la façon d’être des gens plutôt que dans leurs velléitaires affirmations de force ou de générosité. »
J’eus d’emblée une impression de rapprochement tant stylistique que thématique avec Michel Rio ; d’un autre côté, je me suis aussi fréquemment ramentu Jules Barbey d’Aurevilly.
De beaux morceaux !
\Mots-clés : #contemythe #nouvelle
- le Sam 27 Nov 2021 - 11:34
- Rechercher dans: Écrivains européens francophones
- Sujet: Jean-Marie Blas de Roblès
- Réponses: 25
- Vues: 1296
Marguerite Yourcenar
En pèlerin et en étranger
Brèves pochades, sur la mythologie, les marionnettes, datant des années trente et reprises au début des années soixante-dix (Grèce et Sicile), puis réflexions métaphysiques sur la finitude humaine (L’improvisation sur Innsbruck, 1929) :
« La mémoire choisit ; c’est le plus ancien des artistes. »
« Là est le privilège des personnages de l’histoire : ils sont, parce qu’ils furent. Tandis que nous ne sommes pas encore : nous commençons, nous essayons d’exister. »
« Seuls, les peintres d’autrefois, les Brueghel, les Dürer, surent éviter l’orgueil dans le tracé des perspectives : de petits êtres rampants combattent ou s’étreignent dans un coin de paysage, au bord de fleuves sans cesse écoulés, mais pourtant plus fixes qu’eux-mêmes, au pied de montagnes qui changent si lentement qu’elles paraissent ne pas changer. »
Dans Forces du passé et forces de l’avenir, Marguerite Yourcenar prédit (ou espère) en 1940 une renaissance de la civilisation après la guerre contre Hitler.
Puis c’est une Suite d’estampes pour Kou-Kou-Haï, dédiée à son pékinois (1927, texte de jeunesse).
« La nuit tombe, ou plutôt s’étale comme une onde. La nuit, dame de toutes les magies tristes, efface le temps comme la distance. »
Yourcenar nous parle ensuite de Virginia Woolf, dont elle a traduit Vagues, et qu’elle a rencontrée :
« Le regard est plus important pour elle que l’objet contemplé, et dans ce va-et-vient du dedans au dehors qui constitue tous ses livres, les choses finissent par prendre l’aspect curieusement irritant d’appeaux tendus à la vie intérieure, de lacets où la méditation engage son cou frêle au risque de s’étrangler, de miroirs aux alouettes de l’âme. »
Wilde :
« Bizarre absence de prescience ! Dans Intentions, Wilde affirmait que les œuvres parfaites sont celles qui concernent le moins leur auteur : sa gloire à lui est autobiographique. Il s’était voulu païen, au sens où ce mot passe pour signifier une vie couronnée de roses ; son De Profundis est traversé d’un glas chrétien. Il avait maudit le vieux culte de la Douleur, qui s’est vengée de lui. »
« Tout poète tient un peu du roi Midas : celui-ci dore le sordide où s’achève sa vie. »
Faust ; puis Böcklin (après Dürer et Holbein) :
« Chaque peuple a fait du christianisme catholique un paganisme différent. Celui d’Allemagne tourne autour de la danse des morts. »
« La vie porte en soi la mort, comme chacun porte son squelette. »
Caillois :
« Caillois lui-même a passionnément argué qu’il exaltait, au contraire, un anthropomorphisme à rebours, dans lequel l’homme, loin de prêter, parfois avec condescendance, ses propres émotions au reste des êtres vivants, participe avec humilité, peut-être aussi avec orgueil, à tout ce qui est inclus ou infus dans les trois règnes. »
Henry James, dont Yourcenar a traduit Ce que savait Maisie, puis Ruysdael, Rembrandt, et enfin Borges.
Hétéroclite, et même inégal, mais aussi de belles choses, comme toujours avec Yourcenar ; l’idée de la mort est omniprésente.
\Mots-clés : #contemythe #essai #mort #peinture
- le Dim 14 Nov 2021 - 13:20
- Rechercher dans: Écrivains européens francophones
- Sujet: Marguerite Yourcenar
- Réponses: 97
- Vues: 8124
Jean Giono
Le noyau d'abricot et autres contes
Quatre brefs contes anté-Naissance de l’Odyssée et Colline, que Giono appelait des « images », sortes d’illustrations marginales des Mille et Une Nuits.
Le noyau d'abricot : Paquette enferma un lutin dans un tel fruit, dont s’empare la fille du Calife, Dzïss, que transforme en sifflet sa favorite, Grain d’anis, permettant sa tonitruante libération.
C’est déjà le style facétieux, sensuel, au riche lexique (parfois archaïque). Voici une belle expression de l’ennui qu’entraîne la satisfaction, « les tristes sagettes que dardent les désirs à l’heure de leur mort » :
« − J’ai peur, disait Dzïss, car si je mets une nouvelle tunique, ou si je pends au-dessus de mes seins des perles fraîches pêchées, ou si je mange les belles confiseries, il me reste après une immense tristesse, un vide dans la tête, un goût de cendre sur la langue, jusqu’au moment où je désire une autre chose qu’hélas ! je prévois suivie de mêmes mélancolies. »
Le buisson d’hysope : d’inspiration plus biblique (avec aussi celle du roman courtois), les aventures d’une graine d’hysope dans un paysage plutôt méditerranéen, et surtout d’autres histoires en abîme, dont un mythe d’introduction de l’olivier en Provence.
Le prince qui s’ennuyait : il a détruit les deux roses qui pouvaient le soigner d’une fée et des dogues d’un ogre qui lui sont entrés dans l’œil…
La princesse ayant envie… : un pâtre retour des hauts pâturages regonfle de son haleine parfumée les peaux de raisins dont une Princesse aspira le jus…
Déjà une grande puissance de merveilleux, même si le style s’épurera par la suite, et quelle puissance imaginative !
\Mots-clés : #contemythe #nouvelle
- le Mer 27 Oct 2021 - 13:35
- Rechercher dans: Écrivains européens francophones
- Sujet: Jean Giono
- Réponses: 176
- Vues: 13640
Patrick Chamoiseau
Le papillon et la lumière
Un jeune papillon fringant converse avec un vieux papillon mélancolique dans une ville la nuit, tandis que les lumières massacrent leurs semblables qui s’y précipitent.
Le vieux papillon ne s’est pas jeté dans la lumière, cette connaissance, ce qui lui a permis de survivre, mais sans avoir connu la vie ; son tour de pensée, plutôt circulaire, empêche le jeune de le suivre dans sa méditation philosophique virevoltant, papillonnant autour des possibles.
« – Donc, mourir n’est pas une affaire de vieillesse. »
« Et quand on pense avoir raison, on est très proche de la bêtise. »
« La moindre lumière vive est pour nous un haut degré d’impossible, d’impensable, d’inatteignable. »
« – Préciser, c’est toujours fatiguer ce que l’on a voulu dire. »
« …] l’observation est l’âme du silence. »
Là encore on est proche du conte oral créole.
« Le silence est le cœur de l’écoute et l’énergie de l’attention. »
Se dégage progressivement une conception presqu’intransmissible du sens de l’existence :
« – Qu’y a-t-il d’essentiel alors ?
– Tout est essentiel.
– Alors, où se trouve l’important ?
– L’important, c’est ta vie. C’est ce que tu en fais, ce que tu en exiges, la tension avec laquelle tu l’inclines au bon moment vers des moments sublimes.
– L’action juste ?
– L’action juste.
– Comment reconnaître le bon moment pour tenter l’action juste ?
– On ne peut pas le reconnaître. Le bon moment surgit au bout de la haute attention.
– Et c’est quoi, la haute attention ?
– Le grand désir de la beauté. Désir sans sueur ni volonté de besogneux, mais grand désir. Désir terrible ! »
Ça m'a un peu rappelé Paulo Coelho − mais en moins creux et fumeux. La puérilité est peut-être le tropisme du conte philosophique... mais là on n'y tombe pas.
\Mots-clés : #contemythe #philosophique
- le Jeu 7 Oct 2021 - 15:47
- Rechercher dans: Écrivains d'Amérique Centrale, du Sud et des Caraïbes
- Sujet: Patrick Chamoiseau
- Réponses: 39
- Vues: 3605
Page 1 sur 7 • 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7