Des Choses à lire
Visiteur occasionnel, épisodique ou régulier pourquoi ne pas pousser la porte et nous rejoindre ou seulement nous laisser un mot ?

Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

Des Choses à lire
Visiteur occasionnel, épisodique ou régulier pourquoi ne pas pousser la porte et nous rejoindre ou seulement nous laisser un mot ?

Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

La date/heure actuelle est Sam 27 Avr - 11:36

47 résultats trouvés pour autofiction

Philip Roth

Tromperie

Tag autofiction sur Des Choses à lire Trompe10

C’est le film du même titre, d’Arnaud Desplechin avec Léa Seydoux et Denis Podalydès, qui m’a amené à cette lecture. Il s’agit de dialogues (qu’on retrouve dans le film) entre « Philip » et sa maîtresse, mais aussi son épouse et quelques autres femmes (notamment de Mitteleuropa). Lors des rencontres entre les deux amants dans son studio d’écrivain à Londres, confidences, questionnements, conversations (portant notamment sur leurs couples respectifs, leur sexualité, les juifs, l’Angleterre), placent cette liaison qui semble être inscrite dans la durée au centre du roman.
Réponse à un biographe après sa mort :
« – “Il n'a pas écrit un seul de ses livres. Ils ont été écrits par toute une série de maîtresses. J'ai écrit les deux derniers et demi. Et même ces notes qu'il a ajoutées de sa main l'ont été sous ma dictée.” »

Le regard de l'amante (anglaise) sur le narrateur est prépondérant :
« – Certains hommes écoutent patiemment, cela fait partie de la séduction qui mène à la baise. C'est pourquoi en général les hommes parlent aux femmes – pour les fourrer dans leur lit. Toi tu les fourres au lit pour leur parler. Certains hommes les laissent commencer leur histoire, puis quand ils pensent leur avoir prêté suffisamment d'attention, ils plaquent doucement la bouche en mouvement sur l'érection. Olina m'a tout raconté sur toi. Elle me l'a répété une ou deux fois. Elle a dit : “Pourquoi s'obstine-t-il à poser toutes ces questions irritantes ? Du point de vue affectif, il est déplacé de poser tant de questions ? Tous les Américains font-ils ainsi ?” »

« Tu ne participes à la vie que pour entretenir la conversation. Même le sexe est en réalité marginal. Tu n'es pas poussé par ta libido – tu n'es poussé par rien. Sinon par cette curiosité puérile. Sinon par cette désarmante naïveté. Voici des gens – des femmes – qui ne vivent pas la vie comme quelque chose de matériel, mais la vivent sur le plan de l'émotion. Et pour toi, plus c'est émotif mieux ça vaut. Ce qui te plaît le plus, c'est quand, encore dans un état de choc post-traumatique, elles s'efforcent de récupérer leurs vies, comme Olina à son arrivée de Prague. Ce qui te plaît le plus, c'est quand ces femmes émotives ne parviennent pas réellement à se raconter mais luttent pour intégrer leur histoire. C'est ça que toi, tu trouves érotique. Exotique aussi. Chaque femme est une baiseuse, chaque baiseuse une Schéhérazade. Elles n'ont pas été capables d'intégrer leur histoire et, dans le fait de raconter leur histoire, il y a comme une incitation à parfaire la vie – ce qui implique beaucoup de pathétique. Bien sûr c'est émouvant : le simple flux et reflux de leur voix, ce timbre de conversation intime, pour toi c'est émouvant. Ce qui est émouvant n'est pas nécessairement dans les histoires, mais dans leur désir ardent de fabriquer les histoires. L'inachevé, le spontané, ce qui est simplement latent, voilà la réalité, tu as raison. La vie avant que le récit ne prenne le relais est la vie. Elles essaient de combler par leurs mots l'énorme gouffre entre l'acte lui-même et la “narrativisation” de l'acte. Et toi tu écoutes et te précipites pour tout mettre par écrit, puis tu le détruis par ta maudite “fictionalisation”. »

À propos du personnage et alter ego de Roth, Nathan Zuckerman, lui aussi avec son biographe :
« Ce qui l'intéresse, c'est l'affreuse ambiguïté du “je”, la façon dont un écrivain fait un mythe de sa propre personne et, notamment, pourquoi. »

Vient cette fameuse scène où il répond devant la justice de cette accusation : « Pouvez-vous expliquer à la cour pourquoi vous haïssez les femmes ? » Dans un livre paru en 1990, c’est assez prémonitoire :
« Vous êtes accusé de sexisme, de misogynie, d'insultes aux femmes, de calomnie à l'encontre des femmes, de dénigrement des femmes, de diffamation des femmes, et de séduction cruelle, délits qui tous font l'objet de peines extrêmement sévères. »

Il est notamment accusé d’avoir, professeur d'université, eu des rapports sexuels avec trois étudiantes (dont celle qu’il retrouve à l’asile, atteinte d’un cancer).
À propos de Kafka :
« Le temps qu'un romancier de talent atteigne trente-six ans, il a renoncé à traduire l'expérience en fiction – il impose sa fiction à l'expérience. »

Bribes de dialogues notées dans un carnet de notes – qui tomberait sous les yeux de sa femme, à laquelle il mentirait.
« L'une est une silhouette esquissée dans un carnet au fil de conversations, l'autre est un personnage très important empêtré dans l'intrigue d'un livre complexe. Je me suis imaginé, extérieur à mon roman, en train de vivre une aventure avec un personnage à l'intérieur de mon roman. »

« J'écris de la fiction, on me dit que c'est de l'autobiographie, j'écris de l'autobiographie, on me dit que c'est de la fiction, aussi puisque je suis tellement crétin et qu'ils sont tellement intelligents, qu'ils décident donc eux ce que c'est ou n'est pas. »

« – Écoute, je ne peux pas vivre et je ne vis pas dans un monde de retenue, pas en tant qu'écrivain, en tout cas. Je préférerais, je t'assure – la vie en serait plus facile. Mais la retenue, malheureusement, n'est pas faite pour les romanciers. Pas plus que la honte. Éprouver de la honte est automatique en moi, inéluctable, peut-être est-ce bon ; le crime grave, c'est de céder à la honte. »

« J'écris ce que j'écris de la façon dont je l'écris, et si cela devait jamais arriver, je publierais ce que je publie comme j'entends le publier, et il n'est pas question qu'à ce stade avancé je commence à me demander ce que les gens comprennent de travers ou ne comprennent pas.
– Ou comprennent bien.
– Nous parlons d'un carnet, d'une épure, d'un diagramme, et non d'êtres humains !
– Mais tu es un être humain, que cela te plaise ou non ! Et moi aussi ! Et elle aussi !
– Pas elle, non, elle n'est que des mots – j'ai beau essayer, je ne suis pas capable de baiser des mots ! »

« – Mais tu ne peux pas... Tu ne peux pas avoir ainsi simultanément une vie imaginaire et une vie réelle. Et c'était probablement la vie imaginaire que tu avais avec moi et la vie réelle que tu avais avec elle. Écoute, il est impossible de noter de cette façon tout ce que dit quelqu'un.
– Mais je le faisais. Je le fais. »

J'ai trouvé fort intéressant ce roman (et film) retors, qui ramentoit L’Homme qui aimait les femmes de François Truffaut. Provocant, malicieux, jouant avec le politiquement correct et la morale, cette sorte d’antiroman brouille un peu plus encore les rapports entre confidence autobiographique et fiction dans un éblouissant, fallacieux jeu de miroirs.

\Mots-clés : #autobiographie #autofiction #ecriture #entretiens #intimiste #relationdecouple #sexualité
par Tristram
le Mer 28 Fév - 10:22
 
Rechercher dans: Écrivains des États-Unis d'Amérique
Sujet: Philip Roth
Réponses: 111
Vues: 11807

Alberto Manguel

Tous les hommes sont menteurs

Tag autofiction sur Des Choses à lire Tous_l10

Dans le cadre de son enquête pour établir la biographie d’Alejandro Bevilacqua (auteur de romans-photos mais aussi d’Éloge du mensonge, un chef-d’œuvre), et surtout la vérité sur son énigmatique suicide dans les années 70, le journaliste Terradillos (qui vit à Poitiers) reçoit les témoignages d’un écrivain de Buenos Aires et confident involontaire de Bevilacqua pendant leur exil à Madrid, d’Andrea, sa compagne lettrée et du Goret, un Cubain emprisonné pour avoir filouté les militaires dont il exfiltrait les fonds spoliés en Suisse et qui revendique être l’auteur de l’Éloge. Puis Gorostiza mort parle à celui qui le rêve, retraçant sa vie de poète puis de délateur à la solde des tortionnaires, et comment il a livré son seul amour et son rival, Bevilacqua.
« Je tenais moins à la voir et à l’entendre qu’à la toucher. La peau est un espace qui remplace le monde. Lorsque nous l’effleurons, elle embrasse tout. Tandis que j’avance dans la brume, mes doigts avancent sur ses vallées et ses collines comme des pèlerins unanimes, s’arrêtant à peine un instant, rebroussant un bout de chemin et en reprenant un autre, explorant des sentiers inconnus. Maintenant que le toucher m’est interdit, ce paysage de peau s’enfonce sous mon poids, m’enveloppe et m’étouffe. Je tombe dans un sac qui se referme sur moi, humide et spongieux, fait de ma propre chair. Mes doigts veulent grimper sur les flancs de ce corps, plus escarpés d’instant en instant. Impossible de m’accrocher. La peau, à présent tiède et collante, m’enferme, moi et mon nuage de poussière argileuse. L’air se fait boue, m’emplit les yeux, la bouche, les narines. La boue se fait eau. Je me noie. Elle me brûle la gorge. L’eau se fait air. La panique cesse. Je respire. »

Le premier témoignage se révélera être celui de Manguel lui-même. La toile de fond, et peut-être même le thème central du livre, c’est la dictature argentine :
« En ce temps-là, à Buenos Aires, on marchait tête baissée, en tâchant de ne rien voir, rien entendre, de ne pas piper mot. En tâchant, surtout, de ne pas réfléchir, car on finissait par croire que les autres lisaient dans vos pensées. (Plus tard, à Madrid, Bevilacqua découvrirait qu’il pouvait réfléchir, mais dans un silence si oppressant qu’il avait l’impression de parler sur la lune, là où l’absence d’air semble ne transporter aucun son.) »

Au final, Terradillos ne saura trancher entre les différentes versions ; il compare la situation au tangram, cette forme de puzzle :
« Le cas Bevilacqua fut un de ces jeux ratés. Le contour en négatif de l’homme se dessine distinctement dans mon imagination, mais pour le remplir j’ai ou pas assez ou trop d’éléments d’information. J’ai beau réorganiser les témoignages, essayer de les élaguer ou de les retourner, il y en a toujours un qui ne colle pas avec les autres, qui dépasse ou qui ne recouvre pas entièrement ce que j’appellerais la version juste. »

Dans ce roman écrit en espagnol, Alberto Manguel renvoie à des écrivains réels ou fictifs, et notamment Enrique Vila-Matas, qui pourrait être une source d’inspiration de cet imbroglio ; on pense aussi à L'imposteur de Javier Cercas (qui est cité dans les remerciements).
Manguel y évoque le mensonge, la traîtrise et l’usurpation, mais aussi l’exil et la dictature, l’amour, la fiction et la (ou les) vérité(s).
« Un journaliste sincère (si toutefois cela existe) sait qu’il ne peut raconter l’entière vérité : tout au plus une apparence de vérité, exposée de telle sorte qu’elle paraisse vraisemblable. »


\Mots-clés : #autofiction #exil #regimeautoritaire
par Tristram
le Ven 8 Déc - 15:52
 
Rechercher dans: Écrivains d'Amérique Centrale, du Sud et des Caraïbes
Sujet: Alberto Manguel
Réponses: 53
Vues: 4929

Junichiro TANIZAKI

Noir sur blanc

Tag autofiction sur Des Choses à lire Noir_s10

Mizuno, un écrivain reclus et cynique, dans la quarantaine et divorcé, à la réputation « démoniaque » (aujourd’hui nous dirions peut-être pervers), doute de sa santé mentale. En accoutumant progressivement sa conscience morale, il serait devenu capable de commettre un crime gratuit, et de le perpétrer sur la personne de Kojima, un type « enquiquinant » qu’il connaît à peine, au « teint vaguement bistre comme le cuir d’une vieille godasse » (modèle de Kodama dans le roman qu’il écrit à ce propos). Mais le crime (imaginaire) n’est pas si parfait : à cause des indices qui lui ont échappé, l’identité de son modèle n’est-il pas trop évidente ? Un malveillant inconnu ne pourrait-il pas commettre ce crime pour le faire condamner ?
Étant maladroitement intervenu auprès de la revue qui l’édite, Mizuno entreprend l’écriture d’une seconde partie qui reprend ce scénario, afin de se dédouaner.
« L’homme ne contrôle pas son esprit, son cerveau n’est que l’appareil de projection de son cinématographe intérieur ; un projecteur automatique pour tout dire, d’où jaillissent les monstres des films délirants qu’il a décidé de visionner et qu’il s’oblige à regarder. »

« Il n’avait pour ainsi dire écrit jusqu’ici que des romans criminels. Et le meurtrier était toujours peu ou prou inspiré de lui-même. Combien de gens avait-il tués au total dans ses romans ? Les victimes étaient toujours inspirées d’une personne réelle, elles aussi, même si la ressemblance n’était pas toujours aussi proche que cette fois-ci. Mais ceux qui connaissaient sa vie privée pouvaient deviner qui lui avait servi de modèle dans tel ou tel livre. D’ailleurs, si son épouse l’avait quitté, c’était bien parce qu’il en avait écrit trois ou quatre coup sur coup où le meurtrier assassinait sa propre femme. À l’époque, elle avait reçu plusieurs lettres de sympathie de la part de lecteurs. « Madame, votre mari est vraiment un monstre ! Quand j’imagine ce qu’ont dû être vos pensées en lisant ce livre… » Même les critiques professionnels préféraient déblatérer sur le nombre de fois qu’il avait trucidé son épouse plutôt que de faire de vraies critiques littéraires de ses livres. »

« Regretter la minute suivante son action de la minute précédente, voilà toute sa vie. Il aurait dû réfléchir avant de passer à l’acte, mais il se laissait toujours emporter par la pulsion du moment. »

Harcelé par son éditeur, Mizuno, qui mène une vie de bohème, se révèle à la fois impécunieux, pingre et dépensier, infatué, paresseux, assez retors et amateur de femmes ; il rencontre justement la « Fräulein Hindenburg », une jeune femme portée sur l’alcool, qui aurait vécu en Allemagne et lui propose un contrat de maîtresse à temps partiel. Elle l’entraîne trois jours dans une vie ensorcelante qui l’épuise, au terme de laquelle il apprend que Kojima a été tué. L’inspecteur Watanabe l’arrête.
Sorte d’autoportrait malicieux, c’est aussi l’exposé d’un délire paranoïaque à la frontière entre fiction et réalité, où entre beaucoup d’humour. J’ai particulièrement apprécié le début, ce méta-roman noir qui s’autoréférence en abyme.
Il y a aussi un regard d’époque sur l’Occident, notamment celui de Fräulein :
« Les Occidentaux trouvent normal que leur épouse dépense mille yens par mois. C’est pour cela qu’en Occident, on ne peut pas se marier si on n’est pas riche. Les Japonais, eux, se marient même s’ils n’ont pas un rond, et laissent leur femme déguenillée. C’est monstrueux, je trouve. Même si c’est aussi la faute des femmes puisqu’elles acceptent ce genre de mariage. »


\Mots-clés : #autofiction #ecriture
par Tristram
le Mer 13 Sep - 12:30
 
Rechercher dans: Écrivains d'Asie
Sujet: Junichiro TANIZAKI
Réponses: 77
Vues: 9383

John Maxwell Coetzee

L'Été de la vie

Tag autofiction sur Des Choses à lire L_zotz10

Dernier (2010) des trois récits révisés et réunis dans Une vie de province, après Scènes de la vie d’un jeune garçon (1999) et Vers l'âge d'homme (2003).
Le narrateur, trentenaire, est revenu en Afrique du Sud, et il nous livre quelques notes de ses Carnets (1972-1975). Il est choqué par les violents affrontements interethniques chez ses compatriotes, et par le cynisme des Blancs qui préparent leur abandon du pays où ils ont fait fortune.
« Pourtant, tandis que la partie se termine lentement, des vies humaines continuent à être anéanties – anéanties et évacuées. Comme certaines générations ont pour destin d’être détruites par la guerre, on dirait bien que le destin de la nôtre est d’être broyée par la politique.
Si Jésus s’était abaissé à jouer les politiques, il aurait pu devenir un homme clé dans la Judée romaine, un gros bonnet. C’est parce que la politique le laissait indifférent, et qu’il ne s’en cachait pas, qu’il a été liquidé. Comment vivre sa vie en dehors de la politique, ainsi que sa mort : voilà l’exemple qu’il a donné à ses disciples.
Bizarre qu’il en arrive à considérer Jésus comme un guide. Mais où se tourner pour en trouver un meilleur ? »

Suivent cinq témoignages portant sur lui dans les années soixante-dix, recueillis par un biographe anglais dans des entretiens s’étant tenus en 2007-2008.
Julia confie comme, épouse se devant d’être toujours présentable mais jamais complaisante, elle devint l’amie de (et eut des relations sexuelles avec) son voisin, l’écrivain John Coetzee dont il vient d’être question, et qu’elle juge incapable de communiquer avec autrui.
« …] ils voulaient que les femmes des autres succombent à leurs avances mais ils voulaient que leur femme reste chaste – chaste et appétissante. »

Margot est une cousine, amie d’enfance du même âge que lui, qu’il retrouve dans le Karoo lors d’une réunion de famille de fin d’année à la même époque, et à laquelle il confie avoir été amoureux d’elle quand il avait six ans.
« Et, depuis ce jour-là, être amoureux a pour moi toujours voulu dire que j’étais libre de parler à cœur ouvert. »

Puis témoigne Adriana, danseuse brésilienne dont la fille Maria fut l’élève de Coetzee lors de cours supplémentaires d’anglais ; elle l’accuse d’avoir été attiré par sa fille puis par elle-même, et le considère comme « mou », peu viril, qui ne la séduisait pas du tout : « L’Homme de bois ».
« Un solitaire. Pas fait pour la vie conjugale. Pas fait pour la compagnie des femmes. »

Vient ensuite la brève intervention de Martin, un collègue à l’université du Cap.
« Ses ancêtres, à leur manière, ainsi que les miens à leur manière aussi, avaient travaillé dur, de génération en génération, pour déblayer un coin de l’Afrique sauvage où installer leurs descendants, et quel était le fruit de leur peine ? Le doute qui taraudait le cœur de ces descendants sur leur droit à la terre ; un sentiment de malaise : cette terre ne leur appartenait pas, mais était le bien inaliénable des propriétaires originaux. »

Puis c’est Sophie, une autre collègue à l’université (qui fut son amante) ; sa position « antipolitique » est présentée.
« Il pensait que la politique faisait apparaître ce qu’il y a de pire chez les gens. Faisait apparaître ce qu’il y a de pire chez les gens, et aussi mettait au premier plan les pires individus de la société. Il préférait se tenir totalement à l’écart. »

« Rien ne mérite qu’on se batte, parce que le combat ne fait que perpétuer le cycle de l’agression et des représailles. »

Peu à peu se dessine un Coetzee assez calamiteux, faible et mélancolique, un inadapté. Quoiqu’assez maladroit, il s’emploie à des travaux manuels, normalement réservés aux Noirs (est souvent employé le terme de « Métis ») ; il vit assez misérablement avec son père, personne effacée dont il ne semble pas fort proche.
Lors de ces entretiens devant servir à établir sa biographie, l’interviewer (/ auteur) précise :
« Je ne fais que raconter l’histoire d’une période de sa vie, ou, si on ne peut avoir une seule histoire, alors plusieurs histoires qui procèdent de plusieurs points de vue. »

« J’ai idée qu’il devait prendre place dans le troisième volet des Mémoires, celui qui n’a jamais vu le jour. Comme vous allez l’entendre, il adopte la même convention que dans les Scènes de la vie d’un jeune garçon et dans Vers l’âge d’homme : le sujet est à la troisième personne et non à la première. »

Suivent quelques Fragments non datés des Carnets, qui approfondissent ses rapports assez désastreux avec son père.
« Tous ses rapports avec le monde semblent se produire à travers quelque membrane. À cause de cette membrane, la fertilisation de son être par le monde ne se produira pas. Métaphore intéressante, gros potentiel, mais il ne voit pas où cela peut le mener. »

Que dit cet écrivain décidément bizarre, dans cet autoportrait morose et peu flatteur ? Il y a une correspondance biographique évidente dans cette histoire, mais lui-même rappelle qu’il est un auteur de fiction.
« Un livre devrait être un outil pour fendre la glace que nous portons en nous. »

Cette expression est de Kafka, glissée là sans ce que soit précisé. Le procédé de démarquage se généralise de plus en plus en littérature, mais reste pour moi douteux : de quoi j’aurais l’air si je le citais en croyant la phrase originale !

\Mots-clés : #autofiction #colonisation
par Tristram
le Dim 4 Sep - 13:19
 
Rechercher dans: Écrivains d'Afrique et de l'Océan Indien
Sujet: John Maxwell Coetzee
Réponses: 42
Vues: 6309

Pedro Cesarino

L’attrapeur d’oiseaux

Tag autofiction sur Des Choses à lire Laattr10

Un anthropologue brésilien retourne une fois de plus dans sa famille adoptive amérindienne qu’il étudie, haut sur un fleuve amazonien de Colombie, mais cette fois il est las et mélancolique, quoique toujours torturé par le désir sexuel et obsédé par le mythe de l’attrapeur d’oiseaux, qu’il n’a jamais pu appréhender.
« …] je vais enfin pouvoir de nouveau m’empêtrer dans les trames des rivières et des histoires, en premier lieu celle qui me manque, celle de l’attrapeur d’oiseaux, ce récit étrange dont, pour une raison ou une autre, les racines d’un arbre obscur et inaccessible m’enveloppent. »

Avec la remontée du fleuve, je retrouve une fois encore cet univers fascinant, ces images rares qui ont demandé heures et journées de navigation pour devenir de justes métaphores.
« À ce stade du voyage, le fleuve n’est plus l’immense miroir du début, il est désormais mesurable. Nous apercevons ses deux rives qui forment peu à peu un couloir sinueux et interminable, un couloir-estomac qui nous aspire dans son tempo. »

« Des berges à n’en plus finir, des marigots et des lignes droites qui commencent à altérer la vue et l’ouïe. Le fleuve semble pénétrer comme un ver dans les concavités du cerveau et en modifier les axes. »

Cesarino cite « le vieux Français », Lévi-Strauss, dont la pensée et Tristes tropiques (ainsi que Saudades do Brasil) hantent le texte.
« En vérité, le mythe de référence n’est rien d’autre, comme nous essaierons de le montrer, qu’une transformation d’autres mythes provenant soit de la même société, soit de sociétés proches ou éloignées. »

Il commente :
« La variation des récits constitue pourtant une gymnastique mentale. Elle n’aurait de sens que si elle était motivée par quelque chose de plus – l’expérience de raconter une histoire, peut-être, ou d’être traversé par elle –, par autre chose se trouvant derrière les mots, par un monde singulier. »

Avec la fatigue, le paludisme, les rêves nocturnes, quelques substances absorbées, l’atmosphère est onirique, divinatrice (on peut penser Au cœur des ténèbres de Conrad) ; ainsi le rêve de Pasho, le nain :
« Il a rêvé des chairs et des os de sa mère éparpillés partout dans le ciel. La voûte bleue avait été envahie des os et des chairs de sa défunte mère, qu’il n’a pourtant pas connue, comme s’il s’agissait d’une couverture en patchwork ensanglantée. L’image m’impressionne, un ciel constellé d’os et de chairs, une mère-monde à l’envers. »

Un vague mal-être ronge l’anthropologue parvenu aux malocas de ses amis, dont il partage le quotidien et parle la langue, tandis que des prédictions apocalyptiques annoncent de proches perturbations. S’interrogeant sur le monde extérieur, « Manaus, Europe, Jérusalem », les caciques se réunissent pour choisir un nouveau « président » (et demandent au narrateur de leur ramener une fusée pour voyager plus vite qu’en pirogue), tandis que meurt le vieux pajé (chaman), le « grand épervier » :
« Quand une personne de la valeur d’Apiboréu meurt, il est interdit de faire le moindre effort. On s’allonge.
Les arbres semblent grandir derrière nous, tandis que nous passons devant d’autres villages et sommes suivis par toutes les pirogues qui descendent sans pagaies ni moteur, juste portées par le courant. Au-dessus de nos têtes, un phénomène inhabituel : des oiseaux de proie, qui d’ordinaire volent seuls, nous accompagnent en bande, comme si c’étaient des urubus. Harpies féroces, faucons aplomado, caracas huppés, ils assombrissent le ciel grisâtre de cette étrange journée. »

La cosmologie, c'est-à-dire le mythe en tant que façon de penser l’Autre, est bien sûr au centre du livre.
Le nom du benjamin des quatre frères fondateurs du monde, Amatseratu, le jeune « décepteur » mythique, le gâcheur, d’ailleurs entouré d’allusions au Japon, ne serait-il pas une référence facétieuse à la déesse solaire japonaise ?
L’anthropologue se sent seul, malmené entre ses incompréhensions et ses maladresses en passant par les malentendus, partagé entre la poursuite de son travail et le retour aux siens – enfin, ses autres proches. Cette autre civilisation se résumera aux aventuriers malfaiteurs rencontrés au départ et à la grotesque visite des missionnaires fondamentalistes nord-américains.

\Mots-clés : #amérindiens #autofiction #contemythe #merlacriviere #minoriteethnique #ruralité #temoignage #traditions
par Tristram
le Dim 31 Juil - 12:48
 
Rechercher dans: Écrivains d'Amérique Centrale, du Sud et des Caraïbes
Sujet: Pedro Cesarino
Réponses: 2
Vues: 381

Michel Rio

Le Vazaha sans terre

Tag autofiction sur Des Choses à lire Le_vaz10

Michel Rio renoue avec l’histoire et le style, certains personnages aussi, de ses premiers romans. Celui-ci commence avec la fantastique (et macbéthienne) scène finale de « l’armée de morts » dans Merlin, matérialisée dans son comté de Cumbria par Alan Stewart, duc de Camlan, l’ami du narrateur-auteur. Ce dernier est également l’amant de lady Laura Savile, comtesse de Badon, cousine germaine du précédent, et assimilée à Morgane.
L’art de la conversation est plus que jamais aristocratique, à la limite de la préciosité.
« Je ne pus trouver qu’un moyen détourné, une citation, façon de créer une distance vis-à-vis de moi-même en raison du procédé et de dire à Laura la vérité à travers les mots émouvants et insondables d’un poète inégalé. »

C’est que notre héros souffre d’une mélancolie métaphysique, crise d’angoisse existentielle au sujet de la vacuité, « de la finalité ou de l’absurdité de la vie » le portant à partir en solitaire à la voile jusque Madagascar.
De l’écriture :
« C’est à la fois une terre d’élucidation, ou plus justement de tentative d’élucidation, et un moyen de rendre intéressant le voyage, de conjurer un peu l’absurdité ou l’ennui, d’introduire un parcours linéaire à travers des cycles sans queue ni tête. »

« Quand j’écris, je m’adresse à moi-même et à personne d’autre. C’est un mélange d’enquête et de création, en aucun cas une communication. »

C’est donc une traversée en mer, au cours de laquelle le narrateur sauve Virginia Fox, une navigatrice solitaire anglaise, occasion de nouveaux dialogues philosophico-érotiques.
« Je pense qu’il n’y a que le mouvement. Pas de but. Un voyage sans destination, sur un océan sans limite. Ce qui fait qu’on meurt toujours en pleine mer. »

Puis le Vahaza (en malgache : Blanc, étranger) retrouve l’île qu’il a quittée à cinq ans, ainsi qu’un crocodile et un ami d’enfance.
« Il me reste le temps. Il ne vient de nulle part, ne va nulle part. Il s’écoule. Il est simplement ce qui est nécessaire aux choses pour changer. Et quand on se met à le compter, il devient la mort. »

Complaisant, demande une certaine indulgence de la part du lecteur pour se prêter à cette dialectique mélancolieuse dans le goût de Diderot.

\Mots-clés : #autofiction #ecriture #erotisme #merlacriviere
par Tristram
le Sam 28 Mai - 12:38
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Michel Rio
Réponses: 27
Vues: 2455

Osamu DAZAI

La Déchéance d'un homme

Tag autofiction sur Des Choses à lire La_dzo10

Dans le Tôkyô du début des années trente, Yô-tchan, le narrateur, relate dans des carnets sa vie qu’il juge honteuse, d’abord celle d’un enfant à la fois détaché et anxieux, effrayé par les autres, sans amour reçu ou donné, qui remporte cependant un certain succès en jouant le rôle de « bouffon ». Puis, entraîné par un condisciple, Horiki, il s’adonne vite au saké, aux prostituées, à une cellule communiste et à la peinture, inspiré par Van Gogh et Gauguin. Il manque un suicide avec une serveuse (qui elle meurt). Désavoué par sa famille, il est d’abord recueilli par un parent éloigné, puis par une jeune journaliste veuve avec un enfant, enfin il se marie avec Yoshi-ko, une vendeuse de tabac (il a du succès auprès des femmes), publie des caricatures et des poèmes à la manière de Khéyam (Khayyâm). Il tente une nouvelle fois de se suicider, devient morphinomane, est enfermé dans un asile psychiatrique, en sort à la mort de son père pour vivre reclus et écrire ces mémoires (le livre est en grande partie autobiographique).
« Je croyais à l’enfer, mais j’avais beau faire, je ne croyais pas au ciel. »

Cette histoire pessimiste, désespérée, est imprégnée de culture littéraire d'origine étrangère, occidentale ou pas (Dostoïevsky par exemple).
« Le lendemain répète la veille,
Il faut qu’aujourd’hui je fasse comme hier.
Si j’évite une joie déchaînée,
Alors je n’éprouverai pas une grande tristesse.
D’une pierre qui encombre le chemin,
Le crapaud fait le tour et passe.

Lorsque je découvris ces vers de Guy Charles Cros dans une traduction d’Ueda Bin, mon visage rougit comme s’il était en feu.
Un crapaud.
(Ce crapaud, c’est moi. Peu importe si le monde permet ou ne permet pas, s’il vous enterre ou ne vous enterre pas. Je suis un animal inférieur à un chien ou à un chat. Un crapaud. Je ne peux me mouvoir que lentement.) »


\Mots-clés : #autobiographie #autofiction
par Tristram
le Jeu 26 Mai - 11:47
 
Rechercher dans: Écrivains d'Asie
Sujet: Osamu DAZAI
Réponses: 8
Vues: 671

Daniel Mendelsohn

L’Étreinte fugitive

Tag autofiction sur Des Choses à lire L_zotr11

En complément au commentaire de Topocl, qui présente bien le livre.
Un long développement sur l’identité gay, et notamment Narcisse à son miroir, le désir des corps de garçons et statues grecques, la répétition ludique à l’identique, vanité, multiplicité et plaisir sexuel.
« …] à chercher le visage qui hante votre imagination, flottant au loin, au bord des choses, le visage de la beauté et de l’impossibilité, celui dont vous savez que vous ne pouvez pas tout à fait l’avoir, à l’instant même où vous cherchez à l’atteindre, traversant les corps qui vont avec les visages, retombant sur vous-même encore et encore. »

Puis une famille « étrange et compliquée », un père et une mère fort différents et hauts en couleur, de même les grands-parents et la grand-tante Rachel, « la jeune épouse de la mort », décédée une semaine avant son mariage forcé et décisif pour la lignée (récit rapproché d’Antigone, la pièce de Sophocle) – et bien sûr la judaïté, et la tragédie, l’Histoire et le mythe, la beauté et la perte.
Encore l’étonnant parrainage d’un bébé fasciné par la lune (mis en parallèle avec Ion, la pièce d’Euripide « où il est question d’un garçon qui a deux pères »).
« C’est précisément au cours de la difficile rédaction de L’Étreinte fugitive que m’est venue l’idée de cette technique, qui fait depuis lors la marque de fabrique de mon style d’autofiction : l’entrelacement de la narration personnelle et du commentaire de textes anciens. »

C’est captivant, bien écrit, et bien construit ; ça ne m’a pas paru confus, car on distingue clairement l’un de l’autre les fils entrelacés pour entrer en résonnance entr’eux.

\Mots-clés : #autofiction #contemythe #identite
par Tristram
le Lun 9 Mai - 13:23
 
Rechercher dans: Écrivains des États-Unis d'Amérique
Sujet: Daniel Mendelsohn
Réponses: 56
Vues: 5225

W.G. Sebald

Les Anneaux de Saturne

Tag autofiction sur Des Choses à lire Les_an10

Sebald regroupe ses notes du temps où il fut hospitalisé pour être opéré, puis pendant ses pérégrinations dans le Suffolk, face à « l’océan allemand » (la mer du Nord) ; l’ouvrage est sous-titré en allemand : Eine englische Wallfahrt, le pèlerinage anglais. Après Michael Parkinson, fasciné par Ramuz, il évoque Janine Dakyns, spécialiste de Flaubert. Voici le début d’une belle description du bureau de cette dernière :
« Il m’est souvent arrivé de m’entretenir avec Janine de la conception flaubertienne du monde ; cela se passait en fin de journée, dans sa chambre où les notes, lettres et écrits de toute sorte s’entassaient en si grand nombre que l’on était pour ainsi dire immergé dans un flot de papier. Sur le bureau, point d’ancrage et foyer initial de cette merveilleuse multiplication du papier, il s’était formé au fil du temps un véritable paysage de papier, un paysage de montagnes et de vallées qui s’effritait progressivement sur les bords, à la manière d’un glacier ayant atteint la mer, donnant lieu sur le plancher, tout autour, à des entassements toujours nouveaux qui se déplaçaient eux-mêmes, imperceptiblement, vers le milieu de la pièce. »

Ensuite il parle de Thomas Browne et de La Leçon d’anatomie du Dr Nicolaas Tulp, de Rembrandt, dont il donne une brillante analyse (partiale et discutable). Il raconte son périple à pied dans le nord-est de l’Angleterre, une étrange société de pêcheurs « dos tourné à la terre, avec rien que le vide devant soi », les mœurs du hareng – et il vaut sans doute mieux présenter la table (Actes Sud la servait encore en ce temps-là) pour donner un aperçu des flâneries tant géographiques qu’intellectuelles d’un Sebald éclectique et curieux de tout :
Chapitre I
À l’hôpital – In memoriam – Errances du crâne de Thomas Browne – Leçon d’anatomie – Lévitation – Quinconce – Créatures fabuleuses – Incinération

Chapitre II
L’autorail diesel – Le palais de Morton Peto – En visite à Somerleyton – Les villes allemandes en flammes – Le déclin de Lowestoft – Station balnéaire d’autrefois – Frederick Farrar et la petite cour de Jacques II

Chapitre III
Pêcheurs sur la grève – Contribution à l’histoire naturelle du hareng – George Wyndham Le Strange – Un grand troupeau de porcs – La reduplication de l’homme – Orbis Tertius

Chapitre IV
La bataille navale de Sole Bay – Irruption de la nuit – Rue de la Gare à La Haye – Mauritshuis – Scheveningen – Tombeau de saint Sebald – Aéroport de Schiphol – Invisibilité de l’homme – Sailor’s Reading Room – Images de la Première Guerre mondiale – Le camp de Jasenovac

Chapitre V
Conrad et Casement – Le petit Teodor – Exil à Vologda – Novofastov – Mort et funérailles d’Apollo Korzeniowski – La mer et l’amour – Retour hivernal – Le cœur des ténèbres – Panorama de Waterloo – Casement, l’économie esclavagiste et la question irlandaise – Procès pour haute trahison et exécution

Chapitre VI
Le pont sur la Blyth – Le cortège impérial chinois – Soulèvement des Taiping et ouverture de l’empire du Milieu – Destruction du jardin Yuanmingyuan – Fin de l’empereur Xianfeng – L’impératrice Cixi – Secrets du pouvoir – La ville engloutie – Le pauvre Algernon

Chapitre VII
La lande de Dunwich – Marsh Acres, Middleton – Enfance berlinoise – Exil anglais – Rêves, affinités électives, correspondances – Deux histoires singulières – À travers la forêt de pluie

Chapitre VIII
Conversation sur le sucre – Boulge Park – Les FitzGerald – Chambre d’enfant à Bredfield – Les passe-temps littéraires d’Edward FitzGerald – A Magic shadow show – Perte d’un ami – Dernier voyage, paysage d’été, larmes de bonheur – Une partie de domino – Souvenirs irlandais – Sur l’histoire de la guerre civile – Incendies, appauvrissement et chute – Catherine de Sienne – Culte des faisans et esprit d’entreprise – À travers le désert – Armes secrètes – Dans un autre pays

Chapitre IX
Le temple de Jérusalem – Charlotte Ives et le vicomte de Chateaubriand – Mémoires d’outre-tombe – Au cimetière de Ditchingham – Ditchingham Park – L’ouragan du 16 octobre 1987

Chapitre X
Le Musæum clausum de Thomas Browne – L’oiseau à soie Bombyx mori – Origine et développement de la sériciculture – Les soyeux de Norwich – Maladies psychiques des tisserands – Échantillons de tissu : nature et art – La sériciculture en Allemagne – La mise à mort – Soieries de deuil

Méditations diverses,
« Qu’est-ce donc que ce théâtre dans lequel nous sommes tout à la fois dramaturge, acteur, machiniste, décorateur et public ? Faut-il, pour franchir les parvis du rêve, une somme plus ou moins grande d’entendement que celle dont on disposait au moment de se mettre au lit ? »

… souvent historiques et/ou littéraires, mais aussi géographiques, comme la description frappante du marécage hivernal de Vologda où le jeune Konrad est exilé avec ses parents, la désillusion et prise de conscience du même dans les ténèbres du Congo, une vue baudelairienne de la Belgique, le rapport du consul britannique Casement sur les méfaits du colonialisme en Afrique ; guerres de colonisation également en Chine, dont voici l’impératrice douairière Cixi :
« Les silhouettes minuscules des jardiniers dans les champs de lys au loin, ou celles des courtisans patinant en hiver sur le miroir de glace bleutée, loin de lui rappeler le mouvement naturel de l’homme, la faisaient plutôt penser à des mouches dans un bocal de verre, déjà subjuguées par l’arbitraire de la mort. Le fait est que des voyageurs, s’étant déplacés en Chine entre 1876 et 1879, rapportent que durant la sécheresse qui régna plusieurs années de suite, des provinces entières leur avaient fait l’effet de prisons ceintes de parois de verre. Entre sept et vingt millions de personnes – il n’existe aucun décompte précis à ce sujet – seraient mortes de faim et d’épuisement, principalement dans les provinces du Shaanxi, du Shanxi et du Shandong. Entre autres témoins, le pasteur baptiste Timothy Richards nous rapporte que la catastrophe s’accomplit progressivement, au fil des semaines, sous la forme d’un ralentissement de plus en plus prononcé de tout mouvement. Isolément, en groupes ou en cortèges clairsemés, les gens avançaient en vacillant dans la campagne, et il n’était pas rare que le plus faible souffle d’air les renversât et les laissât couchés à jamais au bord du chemin. Il semblait parfois qu’un demi-siècle se fût écoulé alors qu’on avait tout juste eu le temps de lever la main ou de baisser les paupières ou de respirer profondément. Et la dissolution du temps entraînait celle de tous les liens. Parce qu’ils n’en pouvaient plus de voir souffrir et mourir leurs propres enfants, nombre de parents les échangeaient contre ceux de leurs voisins. »

Il est difficile de limiter les extraits à citer, Sebald approfondissant ses réflexions digressives, et décidément rien ne vaut la lecture intégrale du livre.
Il décrit Dunwich comme un port jadis illustre qui sombre peu à peu dans la mer. Il montre cette partie de l’Angleterre, tout particulièrement les anciennes zones industrielles, comme une contrée ruinée, has been, dont les changements sont dus à l’épuisement des ressources naturelles, et abandonnée dans une sorte de décrépitude généralisée.
« Notre propagation sur terre passe par la carbonisation des espèces végétales supérieures et, d’une manière plus générale, par l’incessante combustion de toutes substances combustibles. De la première lampe-tempête jusqu’aux réverbères du XVIIIe siècle, et de la lueur des réverbères jusqu’au blême éclat des lampadaires qui éclairent les autoroutes belges, tout est combustion, et la combustion est le principe intime de tout objet fabriqué par nous. La confection d’un hameçon, la fabrication d’une tasse de porcelaine et la production d’une émission de télévision reposent au bout du compte sur le même processus de combustion. Les machines conçues par nous ont, comme nos corps et comme notre nostalgie, un cœur qui se consume lentement. Toute la civilisation humaine n’a jamais été rien d’autre qu’un phénomène d’ignition plus intense d’une heure à l’autre et dont personne ne sait jusqu’où il peut croître ni à partir de quand il commencera à décliner. »

À ce propos, l’abandon de l’énergie éolienne (moulins, voiles) au profit de la vapeur (charbon) me laisse pensif.
Mais voici la seule allusion au titre :
« – Ce soir-là, à Southwold, comme j’étais assis à ma place surplombant l’océan allemand, j’eus soudain l’impression de sentir très nettement la lente immersion du monde basculant dans les ténèbres. En Amérique, nous dit Thomas Browne dans son traité sur l’enfouissement des urnes, les chasseurs se lèvent à l’heure où les Persans s’enfoncent dans le plus profond sommeil. L’ombre de la nuit se déplace telle une traîne hâlée par-dessus terre, et comme presque tout, après le coucher du soleil, s’étend cercle après cercle – ainsi poursuit-il – on pourrait, en suivant toujours le soleil couchant, voir continuellement la sphère habitée par nous pleine de corps allongés, comme coupés et moissonnés par la faux de Saturne – un cimetière interminablement long pour une humanité atteinte du haut mal. »

L’évocation de la vie de l’excentrique Edward FitzGerald me fait considérer ce livre aussi comme un recueil de biographies, certes romancées.
« Je ne me suis endormi que vers le matin, le cri d’un merle résonnant à mon oreille, pour me réveiller peu après, tiré d’un rêve dans lequel FitzGerald, mon compagnon de la veille, m’était apparu en bras de chemise et jabot de soie noire, coiffé de son haut-de-forme, assis dans son jardin, à une petite table bleue en tôle. Tout autour de lui fleurissaient des mauves plus hautes que la taille d’un homme, dans une dépression sablonneuse, sous un sureau buissonnant, des poules grattaient le sol et dans l’ombre était couché le chien noir Bletsoe. Pour ma part, j’étais assis, sans me voir moi-même, donc comme un fantôme dans mon propre rêve, en face de FitzGerald, jouant avec lui une partie de dominos. Au-delà du jardin de fleurs, s’étendait jusqu’au bout du monde, où se dressaient les minarets de Khoranan, un parc uniformément vert et totalement vide. »

Voilà une transition typique, ici vers l’Irlande, dans une riche propriété en pleine déchéance.
« Peut-être était-ce pour cette raison que ce qu’elles avaient cousu un jour, elles le décousaient en règle générale le lendemain ou le surlendemain. Peut-être aussi rêvaient-elles de quelque chose de si extraordinairement beau que les ouvrages réalisés les décevaient immanquablement, en vins-je à penser le jour où, à l’occasion de l’une de mes visites à leur atelier, elles me montrèrent quelques pièces qui n’avaient pas été décousues ; car l’une d’entre elles, au moins, à savoir une robe de mariée suspendue à un mannequin de tailleur sans tête, faite de centaines de morceaux de soie assemblés et brodée ou, plutôt, brochée comme d’une toile d’araignée de fils de soie, était une véritable œuvre d’art, si haute en couleur qu’elle en devenait presque vivante, un ouvrage d’une splendeur et d’une perfection telles que j’eus à l’époque, en le découvrant, autant de mal à en croire mes yeux que j’en ai aujourd’hui à en croire ma mémoire. »

Après une évocation de Chateaubriand, via les arbres (dont la disparition des ormes), Sebald en arrive à témoigner des ravages de la tempête de 1987.
Dans le dernier comme le premier chapitre, il revient sur Thomas Browne et son « musée brownien », sorte de cabinet des merveilles bibliophile.
« Dans un recueil d’écrits variés posthumes de Thomas Browne où il est question du jardin potager et d’agrément, du champ d’urnes aux environs de Brampton, de l’aménagement de collines et de montagnes artificielles, des plantes citées par les prophètes et les évangélistes, de l’île d’Islande, du vieux saxon, des réponses de l’oracle de Delphes, des poissons consommés par notre Seigneur, des habitudes des insectes, de la fauconnerie, d’un cas de boulimie sénile et de bien d’autres choses, il se trouve aussi, sous le titre de Musæum clausum or Bibliotheca Abscondita un catalogue de livres remarquables, tableaux, antiquités et autres objets singuliers dont l’un ou l’autre a dû effectivement figurer dans une collection de curiosités constituée par Browne en personne, tandis que la plupart ont manifestement fait partie d’un trésor purement imaginaire n’existant qu’au fond de sa tête et uniquement accessible sous forme de lettres sur le papier. »

La démarche éclectique de Browne (et de Borges, fréquemment convoqué) est fortement rapprochable de celle de Sebald, qui passe à la sériciculture, venue de Chine en Europe et qui, selon lui, introduit une forme de dégénérescence de la population asservie par l’industrie textile débutante (soit une nouvelle variante sur la notion de décadence qui parcourt tout le livre comme un fil directeur).
L’écriture est belle ; j’ai pensé aux textes de Magris et d’autres écrivains voyageurs. Et j’ai beaucoup plus apprécié ces flâneries (une sorte de "rurex", comme il y a l’urbex, dans la lignée des promenades rudérales des Romantiques) que Les émigrants, ma seule autre lecture de Sebald à ce jour ; je comprends maintenant l’admiration que plusieurs Chosiens portent à son œuvre.

\Mots-clés : #autofiction #biographie #essai #historique #nostalgie #voyage
par Tristram
le Dim 10 Avr - 12:18
 
Rechercher dans: Écrivains européens de langue allemande
Sujet: W.G. Sebald
Réponses: 74
Vues: 8389

Philip Roth

L'Écrivain des ombres

Tag autofiction sur Des Choses à lire L_zocr10

Le narrateur est Nathan Zuckerman, alter ego de Philip Roth (et ce roman est le premier du cycle qu’il consacra à ce personnage). Il s’agirait d’un Bildungsroman (terme employé par Roth), où Zuckerman apparaît comme un écrivain encore jeune et prometteur.
Une loufoque série de mentors gigognes commence avec E.I. Lonoff, illustre écrivain exclusivement dédié à l’écriture, vivant reclus dans la « ruralité goy peuplée d’oiseaux et d’arbres où l’Amérique était née et s’était éteinte depuis longtemps. » Elle se poursuit avec… Thomas Mann ! mentor de Félix Abravanel, autre membre (fictionnel ; je ne crois pas qu’il s’agisse d’un roman à clef, quoique…) avec Babel (dont Roth me ramentoit que j’ai les Contes d’Odessa dans ma PAL), du cénacle de grands auteurs qui forcent le respect de Zuckerman.
Outre le milieu littéraire, c’est celui du judaïsme (aux USA) qui est évoqué ; d’ailleurs Zuckerman, confit de déférence pour Lonoff son père spirituel, est entré en conflit avec son père biologique, qui lui reproche d’avoir écrit un texte sur un épisode cupide de leur histoire familiale, risquant de les déconsidérer et d'alimenter l’antisémitisme.
Bien sûr les références littéraires abondent, certaines directes, comme pour Les Années médianes d’Henry James. Dans le second chapitre (sur quatre), Philip Roth associe son alter ego à Dedalus, personnage principal de Portrait de l’artiste en jeune homme, roman autobiographique de Joyce sur le passage à l’âge adulte.
Toujours mené par la libido et l’imagination de son auteur, le lubrique et inventif Zuckerman tombe amoureux d’Amy la jeune étudiante qui travaille pour Lonoff… et serait Anne Frank ayant survécu, belle et intelligente jeune fille, écrivain refusant d’être réduit à une rescapée juive (et qui ressent pour Lonoff des sentiments plus que filiaux) !
« Responsabilité devant les morts ? Rhétorique pour les dévots ! Il n’y avait rien à donner aux morts – ils étaient morts. »

Ce qui semble surtout révolter Zuckerman/ Roth, c’est qu'en plus d’adopter une attitude conventionnelle, on demande aux juifs d’expliquer pourquoi ils sont haïs – plutôt qu’à leurs persécuteurs.
Roman bref (ramassé sur le temps d'une visite de Zuckerman à Lonoff), retors, assez iconoclaste et d’un humour féroce ; le thème central serait : comment écrire de la fiction sous le fardeau d'un lourd passé.
Je ne sais pas faire la part d'autobiographie et d'autofiction, et cocherai les deux cases.

\Mots-clés : #autobiographie #autofiction #communautejuive #ecriture
par Tristram
le Mar 20 Juil - 12:13
 
Rechercher dans: Écrivains des États-Unis d'Amérique
Sujet: Philip Roth
Réponses: 111
Vues: 11807

Ernest Hemingway

Les Aventures de Nick Adams

Tag autofiction sur Des Choses à lire Les_av11

Recueil de tous les textes d’Ernest Hemingway concernant Nick Adams (écrits dans les années vingt), il s’agit des fragments d’une œuvre inachevée mais aussi de nouvelles autonomes, souvent parues dans d’autres recueils (comme Les Tueurs ou La grande rivière au cœur double) : collection chronologique de scènes de la vie du personnage, d’inspiration fort autobiographique, au point d’en faire peut-être un double.

Le dernier beau coin du pays :
Texte assez développé, où Nick Adams, adolescent poursuivi pour braconnage, s’enfuit avec sa jeune sœur qu’il surnomme Littlness ; ils se réfugient dans le seul endroit encore sauvage de la région, et il pêche à la truite, chasse à la carabine (il envisage de tuer celui qui l’a dénoncé), projette de devenir écrivain.
Si ce récit n’est pas inspiré de Les Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain, il partage la même veine imaginaire ; j’ai été surpris de trouver chez Hemingway un jalon entre Walden ou la Vie dans les bois d’Henry David Thoreau et le nature writing : même engouement mythique pour la vie sauvage, notamment dans l’enfance (il est vrai que cette passion doit être partagée par tous les gamins qui ont eu la chance de vadrouiller à la campagne, quelle que soit leur culture d’origine).
« Tu auras de quoi te repentir, mon garçon, avait dit Mr. John à Nick. C’est ce qui peut vous arriver de mieux dans la vie. »

Jusque dans les séquences pendant la Première Guerre mondiale, la pêche à la truite est présente.
La grande rivière au cœur double est aussi une histoire de pêche à la truite (avec des sauterelles brunes comme appât) et de camping en solitaire. Cette fascination de la rivière et de la pêche à la ligne, quel rapprochement inattendu d’Hemingway avec Brautigan !
À part la pêche (thème copieusement récurrent), Nick/ Ernest parle des femmes (et du risque de mariage), des amis, de son père et de son fils, des Ojibways et même de l’écriture.
« Pour Nick, les choses n’avaient pas de réalité tant qu’elles n’étaient pas arrivées. »
Jour de noces

« Parler de n’importe quoi est mauvais. Écrire sur n’importe quoi d’actuel est mauvais. Ça tue la chose.
La seule écriture valable, c’est celle qu’on invente, celle qu’on imagine. C’est ça qui rend les choses réelles. »
Sur l’écriture

Hemingway maîtrise décidément l’art de la nouvelle : celui du bref, de l’ellipse, du suggéré, du laissé dans l’ombre !

\Mots-clés : #autobiographie #autofiction #enfance #nature #nouvelle
par Tristram
le Mar 4 Mai - 0:10
 
Rechercher dans: Écrivains des États-Unis d'Amérique
Sujet: Ernest Hemingway
Réponses: 57
Vues: 5236

Camille de Toledo

Tag autofiction sur Des Choses à lire Thesee10

Thésée, sa vie nouvelle

Le frère de Thésée, Jérôme est retrouvé pendu. Dans les années qui suivent ses deux parents meurent prématurément. Thésée, l’alter ego de Camille de Toledo, fuit à Berlin, où il croit, « l’idiot » pouvoir faire table rase. Ce n’est qu’au bout de treize ans qu’il est rattrapé par ces démons, s’effondre, se délite, puis connaît une difficile reconstruction en reconstituant une histoire familiale délétère où le déni, le silence et l’occultation de fait tragiques cruciaux (morts prématurées, suicide d’un grand oncle notamment) laissaient la place au culte de la réussite et à une  course en avant.

Autofiction ou autobiographie, qu’importe, cette histoire familiale renvoie à des personnalités qui ont été en vue :
wikipedia a écrit:Camille de Toledo est le fils de Gérard Mital, producteur de cinéma, et de Christine Mital, qui fut rédactrice en chef au Nouvel Observateur. Il est le petit-fils d'Antoine Riboud20, fondateur et président du groupe Danone, et le petit-neveu du photographe Marc Riboud qui l’a initié à la photographie. Son oncle maternel, Franck Riboud, a été le PDG de Danone de 1996 à 2014.


… mais on peut tout à fait lire hors de ce contexte. Camille de Toledo en appelle largement – et parfois naïvement ? - à  la psychogénéalogie pour montrer comment son histoire, et celle de tout un chacun, a été marquée par les générations antérieurs, ce qui a été vécu et caché, et par les grands traumatismes du XXème siècle, dan un récit d’une poésie sauvage et assumée.


\Mots-clés : #autofiction #famille #mort
par topocl
le Mar 9 Fév - 13:58
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Camille de Toledo
Réponses: 2
Vues: 737

Blaise Cendrars

L'homme foudroyé

Tag autofiction sur Des Choses à lire Cendra10
Autofiction pour les uns, œuvre autobiographique pour les autres, paru en 1945.

Toujours aussi m'as-tu-vu, toujours tendre à souhait, Cendrars nous bringuebale de la guerre de 14 à la calanque d'Ensuès-la-Redonne telle qu'elle était dans les années 1920, avant de nous entraîner dans une suite de quatre, les Rhapsodies gitanes (intitulées Le Fouet, Les Ours, La Grand'route et Les Couteaux) - peut-être cette appellation de rhapsodies constitue-t-elle un hommage à Franz Liszt (?).  
En tous cas il y a ce côté fantaisie, et rappel au folklore, comme vecteur de connaissances et aussi de mode vie en transmission.  

Livre difficile à cerner, qui échappe un peu au lecteur, patchwork, tout en fragmentations et écrit à l'épate.
Au meilleur de la truculence de l'auteur, cet inégal opus se déguste sans peine.
Tout en contraste, même quand le badin est de mise, la violence n'est jamais très loin.
Dans ce bric-à-brac, on peine à ordonner un puzzle.

Amateurs de grands échafaudages, de récits montés comme l'on monte en technique de pâtisserie s'abstenir.  
On retient, pour longtemps je pense, quelques beaux caractères brossés.
Bien sûr quelques personnalités - j'aurais parié que le poète employé aux messageries maritimes à Marseille qu'évoque Cendrars à plusieurs reprises était Louis Brauquier:
Perdu, Cendrars livre son nom plus avant dans le récit, c'était André Gaillard !

On y croise Fernand Léger, pas forcément peint à son avantage; Cendrars défouraille aussi sur une certaine intelligentsia littéraire et artistique, sans prendre de gants, et, comme toujours, ne rate pas une occasion de ramener son érudition (à l'aise, Blaise, toujours le même cabotin !).
Idem les désuètes séquences automobiles sont parfois succulentes (en Amérique du Sud), mais parfois tombent un peu à plat (en France).  

Au final ce drôle d'objet vous laisse quand même -un peu- la sensation d'avoir parcouru un bouquin qui se démarque, un truc pas très ordinaire.
D'où me vient ce léger manque d'enthousiasme ?
Comme si L'homme foudroyé était un peu en-deçà par rapport à Bourlinguer ?
Pourtant, non.
Même pas.


Tag autofiction sur Des Choses à lire Sunbea10
Sunbeam, la voiture de Cendrars à La Redonne.



Mots-clés : #autobiographie #autofiction #temoignage #violence #voyage #xxesiecle
par Aventin
le Mer 25 Nov - 20:48
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Blaise Cendrars
Réponses: 31
Vues: 4783

Enrique Vila-Matas

Impressions de Kassel

Tag autofiction sur Des Choses à lire Impres10

L’auteur-narrateur est convié à la Documenta de Kassel (édition 13, 2012 ; livre paru en 2014), foire mondiale quinquennale d’art contemporain ‒ et c’est de ce dernier qu’il s’agit principalement. Sont convoqués tous les poncifs à propos de l’art moderne, le déclin de l’Occident et la ruine de l’Europe, le chaos et la confusion, la collusion avec le commerce, et cela non sans quelques piques goguenardes, notamment sur les avant-gardes encore enlisées dans le duchampien… Quand les installations et interventions remplacent sculptures et tableaux, sous peine de ringardise…
Moins abscons que certains des précédents livres de Vila-Matas, celui-ci met en œuvre le même procédé, la reprise de quelques constantes au gré des digressions, comme la « cabane à penser » (de Wittgenstein), la guerre et le nazisme, « collapsus et rétablissement », « se tirer » et trouver son « foyer », la Chine, « l’impulsion », innovation et mémoire historique, et l’imagination, magistralement illustrée par la narration elle-même, ou encore :
- Le MacGuffin, qui d’après Wikipédia « est un prétexte au développement d'un scénario. C'est presque toujours un objet matériel et il demeure généralement mystérieux au cours de la diégèse, sa description est vague et sans importance. Le principe date des débuts du cinéma mais l'expression est associée à Alfred Hitchcock, qui l'a redéfinie, popularisée et mise en pratique dans plusieurs de ses films. L'objet lui-même n'est que rarement utilisé, seule sa récupération compte. »
- L’art et la créativité,
« J’aurais aimé avouer, à ce moment-là, à Boston qu’il me semblait incroyable de ne pas avoir su remarquer, dès le premier instant, que le politique ou plutôt l’éternelle chimère d’un monde humanisé était inséparable de la recherche artistique et de l’art le plus avancé. »

« "Dans l’art, on n’innove pas, contrairement à ce qui se passe dans l’industrie. L’art n’est ni créatif ni innovateur, contrairement à ce qui se passe pour les chaussures, les voitures, l’aéronautique. Laissons ce vocabulaire industriel. L’art fait, et vous, vous vous débrouillez avec. Mais, bien sûr, l’art n’innove pas, ne crée pas." »

« Je me suis rappelé qu’au milieu du XIXe siècle aucun artiste européen n’ignorait que, s’il voulait prospérer, il devait intéresser les intellectuels (la nouvelle classe), ce qui avait fait de la situation de la culture le thème le plus traité par les créateurs et le propos exclusif de l’art était devenu la manière de suggérer et d’inspirer des idées. »

« C’était le triomphe pratiquement définitif du mariage entre l’œuvre et la théorie. Si bien que, si quelqu’un tombait par hasard sur une pièce artistique plutôt classique, il finissait par découvrir que ce n’était qu’une théorie camouflée en œuvre. Ou le contraire. »

- La marche,
« Boston m’a demandé si j’avais remarqué que la longue promenade était pratiquement la seule activité non colonisée par les gens se consacrant au monde des affaires, autrement dit les capitalistes. »

« Au fur et à mesure que nous avancions, il devenait de plus en plus évident que marcher éveille la pensée ou l’envoie se promener plus librement, aide à dire des phrases plus authentiques, peut-être parce qu’elles sont moins élaborées. »

Autre récurrence,
« la recommandation faite par Mallarmé à Édouard Manet, considérée par certains comme fondatrice de l’art de notre temps : "Peindre non la chose, mais l’effet qu’elle produit." »

Comme à l’accoutumée, on trouve des références à nombres d’écrivains (et artistes), Kafka, comme souvent, Roussel et son Locus Solus, qui a ici une place centrale, Vila-Matas en reprenant la promenade dans un jardin étrange (inspiré aussi de Camilo José Cela dans Voyage en Alcarria), Stanislaw Lem, auteur négligé (mais qui a son fil sur le forum), Tabucchi (Femme de Porto Pim), qui donne un nom de personnage féminin… On retrouve aussi l’artiste plasticienne Sophie Calle, décisivement présente dans Parce qu’elle ne me l’a pas demandé, in Explorateurs de l'abîme, en une sorte d’autoréférence vila-matassienne qui prend toute sa valeur dans le contexte de ce nouveau récit :
« …] il m’a semblé que théâtraliser ma propre vie et mes pas dans la nuit était une façon de donner davantage d’intensité à mon impression d’être vivant, autrement dit à une nouvelle manière de créer de l’art. »

Le personnage central est comme de coutume un narrateur de (fausse ? partielle ?) autofiction, écrivain vieillissant, assez loufoque, égaré et godiche, de bonne humeur le matin et angoissé le soir (l’humour et l’autodérision sont permanents).
Sans surprise pour qui a fréquenté l’auteur, ce narrateur s’invente volontiers des doubles, et de même ses interlocutrices ont une identité incertaine.
Les observations pertinentes mais hors sujet ne manquent pas ; ici, à propos de la "foule", il me semble percevoir un ton parodique (dans le second paragraphe) :
« Toujours est-il que j’ai préféré me taire et observer attentivement le processus général de récupération animique à l’œuvre chez les gens réunis. J’ai fini par percevoir une communion intense entre tous ces inconnus qui, venant sûrement d’endroits très différents, s’étaient rassemblés ici. C’était comme si tous pensaient, comme si nous pensions : Nous, nous avons été le moment et ici, c’est le lieu, et nous savons quel est notre problème. Et tout se passait en plus comme si une énergie, une brise, un puissant courant d’air moral, un élan invisible, nous poussait vers l’avenir, soudant pour toujours les différents membres de ce groupe spontané qui semblait tout à coup subversif.
C’est le genre de choses, ai-je pensé, que nous ne pouvons jamais voir dans les journaux télévisés. Ce sont de silencieuses conspirations de personnes qui semblent se comprendre sans se parler, des rébellions muettes survenant à tout moment dans le monde sans être perçues, des groupes formés au hasard, des réunions spontanées au beau milieu du parc ou à un coin de rue obscur qui nous permettent d’être de temps à autre optimistes en ce qui concerne l’avenir de l’humanité. Les gens se rassemblent quelques minutes, puis se séparent et tous s’affirment dans la lutte souterraine contre la misère morale. Un jour, pris d’une fureur inédite, ils se soulèveront et feront tout sauter. »

Si Vila-Matas parvient à une conclusion, c’est que « l’art est ce qui nous arrive », et donc vivant.

\Mots-clés : #autofiction #creationartistique #ecriture #identite
par Tristram
le Jeu 12 Nov - 16:32
 
Rechercher dans: Écrivains de la péninsule Ibérique
Sujet: Enrique Vila-Matas
Réponses: 65
Vues: 6807

NATSUME Sōseki

Oreiller d'herbes

Tag autofiction sur Des Choses à lire Oreill11
Titre original: Kusamakura - 草枕, 160 pages environ, 1906.

Bel écrit, à la fois dépaysant, poétique, pittoresque (au sens pictural).
Un peintre, jeune trentenaire, également poète - il compose des haïkus - se retire à la montagne afin de réfléchir sur son art - et aussi se concentrer dessus.
Les rencontres, sur fond de Japon traditionnel (mieux dit: éternel ?) qu'il y fait sont autant de prétextes à prolongements artistiques potentiels, en premier lieu celle de son hôtesse.

Beaucoup de réflexions sur l'art, le rôle de l'artiste, jalonnent cet ouvrage en apesanteur, tout en finesse, très sensoriel.
De haute volée donc, ces pages traversées par les montagnes, la mer au loin, les intérieurs, les monologues et les dialogues, la flore et les harmonies, et la belle et fascinante Nami.

Le peintre, qui ne peint pas en dépit des occasions offertes, est-il venu pour un plus grand accomplissement qu'un tableau, ou bien guette-t-il l'occasion d'un chef-d'œuvre ?  

La porte de la salle de bains s'ouvrit soudain discrètement.

 Quelqu'un vient, me dis-je, en glissant un regard vers l'entrée, et en laissant flotter mon corps. Comme je reposais la tête sur le rebord de la baignoire le plus éloigné de la porte, je pouvais apercevoir de biais les marches qui descendaient vers la baignoire à environ six mètres. Mais dans les pupilles de mes yeux levés rien n'apparaissait. Pendant un moment, je n'entendais que les gouttes qui s'abattaient sur l'auvent. Le son du shamisen s'était arrêté on ne sait quand.
 
  Puis quelque chose fit son apparition sur les marches. Comme la salle de bains spacieuse n'était éclairée que par un lampion, à cette distance, même si l'air était transparent, o n aurait eu du mal à distinguer quoi que ce soit et à plus forte raison dans cette vapeur qui monte et qui, combattue par la bruine, n'a pas d'autre échappatoire possible, il est extrêmement difficile de reconnaître quelqu'un. Si la personne qui descend une marche et s'arrête à la deuxième ne reçoit pas le faisceau lumineux de plein fouet, il est exclu de décider si c'est un homme ou une femme.

  La chose noire est encore descendue d'une marche. La pierre sur laquelle elle a posé ses pieds est d'une douceur si veloutée que, si l'on s'en tient au bruit de ses pas, on peut croire qu'elle n'a pas bougé. Mais ses contours se dessinent plus nettement. Mon métier de peintre rend ma vue plus sensible à l'ossature humaine. Lorsque cette chose inconnue a avancé d'un cran, j'ai enfin compris que je me trouvais dans le bain avec cette femme.  

  Sans cesser de flotter, je me demandais si je devais prêter attention ou non, lorsque la silhouette de la femme m'apparut en totalité. À voir apparaître ainsi entièrement la silhouette gracile de cette femme dont les cheveux noirs ondulaient comme des nuages à travers l'épaisse vapeur qui semblait retenir chaque particule de lumière diffuse, dans la douceur d'un rouge pâle, j'abandonnai tout scrupule de de courtoisie, de bonnes manières ou de civilité, et ma seule préoccupation était que j'avais trouvé un beau sujet de tableau.




NB: Quelques réparties d'humour daté (deux brèves, en tout, je crois) peuvent passer pour blessantes aujourd'hui pour les femmes en général: je crois qu'il convient de contextualiser -époque, lieu...- et ne pas s'y attarder, il s'agit d'un ouvrage vraiment recommandable, petit délice succulent, qui pourrait plaire sinon à la totalité des contributeurs habituels de ce forum, du moins à une très large majorité d'entre ceux-ci.    



Mots-clés : #autofiction #peinture #poésie #traditions
par Aventin
le Mar 21 Juil - 20:15
 
Rechercher dans: Écrivains d'Asie
Sujet: NATSUME Sōseki
Réponses: 58
Vues: 6564

Patrick Modiano

Voyage de noces

Tag autofiction sur Des Choses à lire Voyage10
Roman, 1990, 145 pages environ.

On est bien chez Modiano, la preuve: c'est écrit au "je" et le héros s'appelle Jean (je plaisante !).

Bon il y a le suicide à Milan d'une française et le personnage qui narre au "je" qui s'y trouve tout juste après en catimini, un Milan désert de quinze août, un bar d'hôtel frais comme un puits (comment dire ? on est bel et bien chez Modiano ?).

Il se trouve qu'il l'a bien connue, elle s'appelait Ingrid Teyrsen, formait un couple avec un certain Rigaud et ils accueillirent le narrateur longtemps avant, alors qu'il faisait de l'auto-stop du côté de Juan-les-Pins.  

La suite ? Le narrateur se fait passer pour mort ou, en tous cas, disparu, en restant à Paris au lieu de se rendre au Brésil, vivant caché dans des hôtels puis dans un appartement où vécurent le couple Teyrsen-Rigaud.

De fréquents retours sur le passé emmêlent les chapitres, on trouve bien sûr le téléphone, habituel objet presque fétiche chez Modiano, à une époque où l'on pouvait consulter les bottins dans les cabines téléphoniques et où la téléphonie mobile n'existait pas (j'ai versé dans un petit moment de souvenir attendrissant).

J'ai trouvé délectable la peinture de fragments de Paris et de Juan-les-Pins sous la seconde guerre mondiale, à mon humble avis une réussite.

Le paraître et la cache, les faux-fuyants, les histoires calquées ou parallèles, tout ceci est aussi usuel chez Modiano, fait partie de son charme selon ses inconditionnels lecteurs; moi, j'avoue, je ne déteste pas:

Au final j'ai plutôt bien apprécié l'ouvrage, conscient de trouver de l'intérêt dans des pages où d'autres trouvent sans doute de la vacuité (et tous les reproches ordinaires qui lui sont adressés depuis...quasi un demi-siècle).
Peut-être aussi parce que je ne lis Modiano qu'à dose homéopathique, un tous les dix ans - je ne sais si c'est clos pour dix ans à présent, enfin, nous verrons !

Les modianistes du forum, trouveront un recoupement de l'histoire de Modiano lui-même (ou plus exactement la préhistoire de l'auteur) dans le couple Ingrid-Rigaud à Paris en 1942 - du moins à ce qu'il me semble (?).

Ces mêmes modianistes noteront peut-être la quête au travers du personnage d'Ingrid Teyrsen de Dora Bruder, quête qui avait défrayé la chronique dans les années 1990 quand Modiano, allié à Serge Klarsfeld, s'était penché sur le cas de cette jeune fille fugueuse, dont les parents avaient fait paraître en 1942 une petite annonce pour la retrouver, et qui finiront ensemble dans un convoi commun destination Auschwitz.

Ce avant qu'il n'y ait brouille entre Klarsfeld et Modiano, le premier accusant le second d'avoir vampirisé son travail et sa collaboration aux seules fins d'une œuvre romanesque signée Modiano et dans laquelle Klarsfeld et son boulot gentiment mis à disposition ne sont même pas mentionnés, mais c'est une autre histoire.

(NB: tiens ça me rappelle la confession de Modiano jeune auteur cleptomane, lorsque invité avec une amie chez d'autres amis, il y dérobait des livres de collection, des objets de valeur, pour les revendre chez des brocanteurs !)

Mots-clés : #autofiction #deuxiemeguerre #lieu #xxesiecle
par Aventin
le Jeu 11 Juin - 20:32
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Patrick Modiano
Réponses: 28
Vues: 2122

André Hardellet

Oneïros
ou La belle lurette

Tag autofiction sur Des Choses à lire Onezcr10
Roman ou nouvelles, paru en 2001, environ 125 pages

Ce qu'on appelle un authentique fond de tiroir, ou encore un vidage de corbeille à papiers d'écrivain !

L'amie d'André Hardellet, Simone Marty, qui veille sur ses textes, tombe, au dos d'un brouillon daté de 1948, sur le plan d'un roman, La belle lurette.
S'acharnant, elle réunit des textes épars, certains publiés en revues ou en nouvelles jamais réédités, d'autres inédits, ce qui donne en 1990 une insertion dans Œuvre I, mais le roman n'était pas complet selon le plan du brouillon de 1948.
Via une correspondance d'Hardellet à Jacques Prévert, donnée à Simone Marty par un ami dont nous ne saurons pas le nom, à laquelle était jointe cinq textes inédits, elle parvint à reconstituer le puzzle et apposer le titre premier imaginé par Hardellet, Oneïros.


_______________________________________________________________________________________________________________________________________________



Chouette alors, il y a bal chez (in)temporel !

Les thèmes chers à Hardellet y sont bel et bien: l'onirisme, Paris, sa banlieue, les terrains vagues, son cher Vincennes natal, la campagne, la guinche au Tremblay ou à Nogent, tout une époque, bals musette, guinguettes et champs de course, où déjà s'érige le Paris vertical et cubique, les hideurs selon Hardellet.

Cet arpenteur au lourd, lent pas paysan régulier, nous pourrions le croiser, massif, accoté au zinc près de l'entrée dans le fil flâneries urbaines cher à Jack-Hubert, occupé à laisser infuser sa sagacité de perception décalée.    

Comme dans Le seuil du jardin ou Le parc des archers, la quête d'un monde rêvé, invisible au commun mais bien présent à qui sait lâcher la bride à son imagination, joue un rôle premier.

Certes via des passeurs (dans cet ouvrage-ci, il est dénommé Jeff Sterck), des metteurs de pied à l'étrier.
Il ne s'agit pas d'ivresses ou d'hallucinations, déclenchées par l'usage de psychotropes, mais bel et bien de facultés à appréhender, à ressentir.

Hardellet, tel un gros matou du Cheshire, nous entraîne de l'autre côté du miroir, comme si nous étions l'Alice de Lewis Caroll.

Et on le suit, sans poser la moindre question, même s'il ne paye pas de mine, engoncé dans sa veste en velours perméable aux embruns des rades, aux ronces des terrains vagues, aux halètements des baisers d'étrenne des ouvrières endimanchées au rythme d'une frotteuse de guinguette, aux eaux dormantes d'un canal de banlieue.

Où nous mène-t-il, l'orfèvre en songes et marmiton affairé à beurrer les moules où cuiront les madeleines proustiennes ?
Défilent, dans les escapades façon buissonnière, les accroche-cœurs des gigolettes et les rois de pique des joueurs de bonneteau, avant cela il disparaît dans la nuit du Jardin des Plantes, à la rencontre de la maison de Brueghel, ou pénètre dans le stade enchanté jouxtant le palais de cristal de Fata Morgana...  

Même si l'analogie comparative c'est le mal par la réduction, comment se retenir d'évoquer là les cartographes à petite échelle des chemins de traverse, tels Cingria ou Réda, et les sobres voyants du quotidien urbain, désarmants de simplicité faisant mouche, comme les bons copains d'Hardellet que sont le poète Jacques Prévert ou mieux encore le photographe Robert Doisneau ?  

La splendide évocation, à plusieurs reprises, de Gérard de Nerval ira droit au cœur de pas mal d'habitués de ce forum - et de façon générale aux édificateurs de petits châteaux de bohémiens !


2ème partie, entame du chapitre Le caractère artificiel a écrit: Un hérisson sort de la haie et traverse la route à quelques pas devant Merlet. Surpris, l'écolier s'arrête, et, quand il se décide à courir vers l'animal, celui-ci atteint déjà les buissons opposés et y disparaît.

Merlet inspecte le fourré, l'oreille tendue: il espère qu'un froissement des ronces lui indiquera la direction suivie par le hérisson. Mais la bête s'est probablement coulée dans un trou et elle ne bouge plus.

Furieux, le garçon écarte les plantes, les écrase sous ses souliers sans découvrir mieux qu'une vieille cartouche de chasse, percutée, qu'il ramasse et flaire.

Une faible odeur de poudre subsiste dans le tube de carton - et l'écolier pense aux prochains jours de congé, aux maraudes sur les domaines gardés, vers Saint-Rieul.

Il oublie son dépit, reste sur place à humer la cartouche, devinant que son contentement est lié à cette senteur atténuée de salpêtre.

...Bien des années plus tard, pareille odeur, fortuitement saisie, suscitera en lui l'image spontanée d'un hérisson fuyant vers des broussailles.

Il ne saura plus d'où elle vient - mais avec elle renaîtront toutes les promesses des jeudis oubliés et s'affirmera l'assurance d'une joie inaltérable, tenue en réserve sous les zones claires de sa conscience...

Pour le moment, sans savoir au juste qu'en faire, il met la douille dans sa poche, que gonflent déjà quatre ou cinq marrons d'Inde et un lance-pierres, puis reprend sa route en sifflant.

Plusieurs fils de la Vierge enlevés aux ronces et collés à sa blouse flottent derrière lui, distinctement visibles dans le contre-jour.  
 



Mots-clés : #autofiction #reve #xxesiecle
par Aventin
le Sam 4 Avr - 15:50
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: André Hardellet
Réponses: 23
Vues: 3207

Enrique Vila-Matas

Docteur Pasavento

Tag autofiction sur Des Choses à lire Docteu10

Enrique Vila-Matas nous emmène de nouveau dans les pérégrinations d’un écrivain situé « entre la réalité et la fiction » imbriquées, plus ou moins son double qui rencontre, lit, commente, invente ou réinvente d’autres écrivains. C’est derechef le dialogue à la fois subtil et goguenard entre initiés, pour peu que le lecteur ait couru un minimum d’auteurs (Walser, Montaigne, Gracq, Gide, Roth ‒ Joseph ‒, Blanchot, Sebald, Sterne, Borges, Barthes, Cravan, Beckett, Artaud, Kértesz, Salinger, Pynchon, Christie, Atxaga, bref les habituels ‒ et ceux-là uniquement dans la première partie, soit 80 pages sur 480). Cette fois le propos tourne autour de la Disparition, de l’Absence, du renoncement au monde pour se terrer dans les « régions inférieures » avec les « zéros tout ronds ». Le narrateur, qui ne s’intéresse « pas à la réalité, mais à la vérité », s'identifie à plusieurs auteurs ayant vécu à l’écart de la société, et le principal pivot de l’ouvrage est Robert Walser, son « héros moral » retiré dans un asile suisse (aussi Thomas Pynchon et Emmanuel Bove [dont c'est la photo en couverture] dans une moindre mesure).
« Une heure plus tard, entrant dans ma chambre d’hôtel, je me suis regardé dans la glace et, horrifié, j’ai vu Pynchon et j’ai dû immédiatement détourner mon regard. […]  Il était absurde de voir Pynchon si je ne savais même pas comment il était. Toutefois, une chose au moins était sûre, j’étais devenu l’un des visages du fuyant Pynchon. »

Un autre des topos de Vila-Matas, celui de l’abîme « au bout du monde », constitue un des centres (ou pôles ou foyers ‒ il parle à un moment d’« axe ») des figures digressives tracées dans son coutumier embrouillamini de coïncidences peu ou prou significatives. Une fois encore, nous sommes entraînés dans le laboratoire où, à base de fantaisie et d’imagination, l’auteur crée une fiction qui interfère avec la réalité ; nous pouvons observer comme il construit plus ou moins difficultueusement sa biographie passée, par fulgurations inspirées mais précaires dans les vastes remous obsessionnels de ses ressassements et variations délirantes.
« "Fortis imaginatio général casum", autrement dit une forte imagination engendre l’événement, disaient les clercs du temps de Montaigne. »

Voilà donc un écrivain (et pseudo psychiatre) qui pratique « l’art de s’éclipser » et de se rendre invisible, se cachant dans différents hôtels de la planète, bref disparu (et en fait ignoré).
« J’avais fait mon entrée dans le monde des lettres en considérant qu’écrire était une dépossession infinie, une mort sans pause possible. Publier a tout compliqué. Je suis devenu à la longue un écrivain relativement connu dans mon pays, ce qui m’a mis en contact avec l’horreur de la gloire littéraire. "Celui qui court après le succès n’a que deux possibilités, soit il l’obtient, soit il ne l’obtient pas, et les deux sont également ignominieuses", dit Imre Kértesz. »

« Je crois que j’ai disparu sans que personne ne le remarque. Personne ne s’en soucie. Je pensais qu’on me rechercherait comme, en son temps, on avait recherché Agatha Christie. »

Ce dont il est paradoxalement fort marri : Vila-Matas joue sur la démesure égotique du littérateur hypocritement réfugié dans sa tour d’ivoire, mais obnubilé par la reconnaissance, la célébrité ‒ satire d’un monde littéraire caricatural, aussi à la marge du délire paranoïaque, voire du conspirationnisme (« la grande organisation »). L’ironie apparaît souvent, comme lorsque docteur Pasavento aboutit à une grande satisfaction d’écrivain occulte en traçant un graffiti anonyme dans les toilettes de l’hôtel Lutetia…
« J’ai remarqué que j’aimais beaucoup dédicacer les livres écrits par d’autres. »

Les prolongements métaphysico-comiques du postulat initial sont aussi nombreux que troublants, sans jamais s’éloigner très loin des préoccupations du monde des lettres :
« L’histoire de la disparition du sujet en Occident ne commence pas par sa naissance ni ne se termine par sa mort, elle est l’histoire de la manière dont les tendances du sujet occidental à s’affirmer soi-même comme fondement le conduisent à une étrange volonté d’anéantissement de soi-même et de la manière dont ces tentatives de suicide sont, à leur tour, des tentatives d’affirmation du moi. »

Errance urbaine, en surimpression aux errements de ses allées et venues ferroviaires, aéronautiques ou en taxi :
« Ce que, en fait, on fait quand on marche dans une ville, c’est penser. Et ne me convenait-il pas, par hasard, de penser, d’inventer ou, plutôt, de parfaire mon passé ? »

C’est encore l’occasion d’une belle défense de la littérature :
« Je me suis mis à rêvasser un peu et j’ai presque palpé une sorte de sentiment de beau malheur, un état d’âme auquel j’aspirais. Jusqu’à ce que, soudain, délaissant ces sensations, je regarde par la fenêtre du train et, voyant les terres sèches et tristes de Castille, je considère qu’être retourné de cette façon à la réalité, si brutalement, avec cette image féroce et inattendue de la Castille qui semblait surgie des tréfonds d’un film de Tarkovski, était une expérience unique.
Quand, remis du choc provoqué par cette image, j’ai retrouvé ma position antérieure d’explorateur d’abîmes au bout du monde, j’ai pensé à l’image littéraire si simplette de la fugacité des paysages vus des fenêtres de train. Et aussi à la littérature elle-même et à ce qui est précisément sa principale caractéristique : échapper à toute détermination essentielle, à toute affirmation qui la stabilise, parce que personne ne peut la fixer en un point précis, il faut toujours la retrouver ou la réinventer. »

… et d’une variante de la définition de la littérature comme "donneuse de sens" :
« Le point à la ligne était quelque chose d’intrinsèque à la littérature, mais pas au roman de notre vie. Il lui semblait que lorsqu’on écrivait, on obligeait le destin à épouser des objectifs déterminés. "La littérature, m’a-t-il dit, consiste à donner à la trame de la vie une logique qu’elle n’a pas. Moi, il me semble que la vie n’a pas de trame, c’est nous qui lui en donnons une, qui inventons la littérature". »

On retiendra que
« Ces derniers temps, la marginalité, le simple absentéisme, ma passion pour le discret Walser, le beau malheur, la divagation constante, heureuse et distraite, et coucher avec Lidia font partie de mes activités préférées. »



Mots-clés : #autofiction #ecriture #initiatique
par Tristram
le Sam 21 Sep - 1:13
 
Rechercher dans: Écrivains de la péninsule Ibérique
Sujet: Enrique Vila-Matas
Réponses: 65
Vues: 6807

David McNeil

Un vautour au pied du lit

Tag autofiction sur Des Choses à lire Proxy200

Cette gêne à déglutir s’est avérée une tumeur de 7 cm à l’œsophage, on ne donne pas cher de David McNeil, un vautour s’installe au pied de ce lit d’hôpital au froids montants d’acier, partageant les lieux avec l’ange gardien Gabriel.
Et il ne s’en laisse pas compter, McNeil, sa fantaisie ne le lâche pas, et si la mort n’est pas un drame, la vie est quand même une belle option, à laquelle la poésie, l’humour et l’imaginaire apportent leur piment.
Récit  distancié quasi joyeux d’une maladie qui n’enlève pas la joie de vivre, Un vautour au pied du lit est un objet funiculaire qui s’attache à décrire l’homme et ses fantasmagories plutôt que son combat.


Mots-clés : #autofiction #pathologie
par topocl
le Ven 16 Aoû - 9:30
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: David McNeil
Réponses: 1
Vues: 480

Moritz Thomsen

La ferme sur le rio Esmeraldas

Tag autofiction sur Des Choses à lire Cvt_la15

Notre première analyse nous conduisait  à voir une simple confrontation avec les forces de la nature. En ayant recours à notre intelligence, nous étions persuadés d'en sortir vainqueurs. Nous aurions comme alliées la science et la technologie ; nous nous plongerions dans les manuels ; notre ferme jouerait le rôle d'un phare pour tous les fermiers de ce secteur d’Esméraldas qui, en voyant notre savoir-faire, comprendraient  que sur cette terre féconde c'était entêtement que de demeurer pauvre. Un des gringos installés dans la région depuis longtemps me dit : « Si tu veux partir de l'Équateur avec une petite fortune, arrive d'abord avec une grosse… », et moi de rire. Car cette boutade ne me concernait pas. Je ne projetais pas de quitter ce pays et la richesse inévitable qui nous reviendrait ne serait qu'une des retombées de la lutte contre la jungle dans laquelle nous nous engagions corps et âme

.

Moritz Thomsen, l’ancien pilote qui a bombardé l’Allemagne la peur au ventre, l’un des seuls militaires à avoir été décoré pour avoir loupé sa cible, dit-il, revient, la cinquantaine venue en Equateur qu’il avait appris à aimer pendant les 4 ans où il y  a séjourné avec le Peace Corps. L’aventure, la nature sauvage, une humanité à partager.

Il s’associe à Ramon, son ami d’alors, plein d’espoir et de bonnes considérations, pour acheter une terre inculte et inamicale où il implante une ferme. Il veut travailler avec les populations locales, main dans la main, prouver que le travail aura raison de la nature, et de la pauvreté. Vaste programme un rien naïf au regard des difficultés qu’il va rencontrer, l’hostilité de la nature, l’incurie des travailleurs, la misère et son cortège de mensonges,  vols, la violence, et les catastrophes naturelles.

Ce qui est très plaisant c’est que, bien qu’il raconte au fil des pages l’échec de son projet, la perte de ses illusions, la déception face à ses attentes de colon blanc rationaliste, hésitant entre proximité et distance, lui, l’homme ouvert mais hermétique aux valeurs et conceptions  culturelles trop différentes, il garde cependant toujours une certaine foi en l’homme, il ne condamne vraiment aucune dépravation qui l’entoure, il subit mais excuse. Et s’il cherche à s’en protéger, s’il finit même par fuir, il se  défend d’y apporter une condamnation, repart sur son chemin de croix d’altruisme, de partage et d’assistance.

C’est merveilleusement écrit, sans une seconde d’ennui,  avec une sensibilité,  et une humanité hors du commun. Il partage des portraits hauts en couleurs mais qui ne cèdent jamais au pittoresque outrancier, où transparaît toujours l’empathie derrière l’incompréhension. Une belle leçon que la vie est autre chez les autres, que les hommes ont du mal à se comprendre, que l’égalité ce n’est pas pour demain.

Mots-clés : #autofiction #aventure #lieu #nature
par topocl
le Ven 24 Mai - 17:23
 
Rechercher dans: Écrivains des États-Unis d'Amérique
Sujet: Moritz Thomsen
Réponses: 22
Vues: 2333

Revenir en haut

Page 1 sur 3 1, 2, 3  Suivant

Sauter vers: