Louise Erdrich
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Re: Louise Erdrich
Désormais affronter la beauté, être petit en elle, respirer bouffée après bouffée d'un air si doux, engendrait parfois sa propre forme de panique. A laquelle, après un certain temps, il donna un nom, la culpabilité.
C'est un tambour, objet rituel indien, qui est l'élément principal de ce récit.
Faye et sa mère, Elsie, ont pour métier de réaliser des inventaires lors des décès, des successions, des déménagements pour établir une liste des biens susceptibles d'être vendus ou encore rescencer ceux qui pourraient avoir une certaine valeur financière.
Elsie est une indienne née sur la réserve, obligée, lorsqu'elle était enfant, d'aller dans un pensionnat religieux où il lui était interdit de parler sa langue de naissance ou de garder sa culture d'origine. Aussi, Faye est-elle littéralement envouûtée lorsqu'elle découvre le tambour lors d'une de ses visites chez un récent défunt : elle le subtilise et en compagnie de sa mère, retourne à la réserve pour faire parler les anciens au sujet de cet objet.
C'est donc cette quête et l'histoire de ce tambour que ce roman raconte : pourquoi a-t-il été fabriqué ? Par qui ? A quels rites est-il voué ? Quels sont ses éventuels pouvoirs ?
Objet vénéré au siècle précédent, rédempteur du destin d'un homme, respecté pour ses pouvoirs, faisant se rejoindre deux époques et une même culture d'une même nation indienne qui ne cesse de se battre contre la pauvreté, la solitude, la perte, la mort : Et si le rythme de ce tambour était le battement des coeurs de ceux qui souffrent ?
La vie te brisera. Personne ne peut t'en protéger, et vivre seule n'y réussira pas davantage, car la solitude, et son attente, te brisera aussi. Tu dois aimer. Tu dois ressentir. C'est la raison pour laquelle tu es sur cette terre. Tu es ici pour mettre ton coeur en danger. Tu es ici pour être engloutie.
Mots-clés : #amérindiens #mort #traditions
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Re: Louise Erdrich
Dernière édition par bix_229 le Mar 10 Mar - 13:03, édité 1 fois
bix_229- Messages : 15439
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Re: Louise Erdrich
Merci pour ton commentaire janis, je tâcherai de le trouver.
Quasimodo- Messages : 5461
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Re: Louise Erdrich
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“Lire et aimer le roman d'un salaud n'est pas lui donner une quelconque absolution, partager ses convictions ou devenir son complice, c'est reconnaître son talent, pas sa moralité ou son idéal.”
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Bédoulène- Messages : 21635
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Louise Erdrich
Le jeu des ombres
"Quand Irène America découvre que son mari, Gil, lit son journal intime, elle en commence un autre qu'elle met en lieu sûr. C'est dans ce nouveau carnet qu'elle livre sa vérité sur son mariage et sur sa vie tandis qu'elle utilise l'ancien pour se venger de son mari et s'amuser à ses dépens."
Une guerre psychologique s'ouvre dans un couple amour/haine....une famille de trois enfants, dont les parents sont Irène le modèle favori de Gil, le mari et peintre renommé...une personnalité trouble....sujet aux accès de violences....tous deux d'origine amérindienne....avec un passé familial pas simple....
C'est un bon roman, bien construit, comme un thriller.... on s'attend toujours au pire.....la tension monte au fil des chapitres....la narration est extrêmement bien maîtrisée......
Peut-on à force de voyeurisme et de représentation d'un être humain....le déstabiliser ....comme les indiens qui pensaient qu'on volait leur âme en les peignant ou en les photographiant ? Le déposséder de son identité en quelque sorte.... ???
( Georges Catlin est un artiste-peintre américain spécialisé dans la représentation des Indiens d'Amérique ainsi que de leurs us et coutumes.
1796-1872)
Extrait :
Aux Etats-Unis, le travail de George Catlin ne plaisait pas, il fit donc emballer et embarquer toute sa collection sur un navire à destination de Londres, où il exposerait et donnerait des conférences. Il laissa sa famille à grand regret, mais emporta un curieux trésor. A bord, une cage contenait deux grizzlis qu'il avait capturés quand ils étaient, selon ses propres termes, 'pas plus gros que mon pied". Les oursons étaient maintenant presque adultes. Catlin avait l'intention de les exposer, eux aussi.
Les deux grizzlis, dont le rayon d'action habituel couvre des centaines de kilomètres et qui comptent certainement parmi les créatures les plus puissantes au monde, étaient enfermés, sur le pont supérieur d'un bateau à voiles, dans une cage en fer de la taille d'une petite chambre à coucher..........Si les ours n'étaient pas devenus fous avant d'avoir pris la mer, le voyage leur fit certainement perdre la raison.......... Ce fut encore pire pour les ours, une fois arrivés à Londres, où ils se retrouvèrent entourés à tous moments par une foule qui les bombardait de cailloux pour les entendre brailler et gronder................. Enfin, sans grand discernement, il notait "qu'en raison des foules qui les entouraient sans cesse et pour lesquelles ils avaient la plus grande aversion, ils semblèrent dépérir chaque jour, jusqu'à ce que l'un meure d'extrême dégoût...et l'autre, souffrant de symptômes semblables, ajoutés peut-être à la solitude et au désespoir, quelques mois plus tard."
Irène avait écrit sur des fiches ses réflexions concernant cet épisode. les ours étaient morts de dégoût d'avoir été regardés sans cesse; Plus elle y songeait, plus une telle mort était logique. Elle paraissait légitime. Les gens semblaient avoir oublié combien il est affreux d'être regardé ; puis elle commença à s'imaginer qu'en livrant ainsi son image, à force d'être regardée, sans relâche, en quelque sorte elle se tuait de dégoût......"
Les deux principaux personnages, Irène et Gil, montrent leur côté sombre au fil des pages....leurs enfants complètement aspirés par leurs personnalités rayonnantes et destructrices à la fois....
Bref, pas très gai, mais qui m'a impressionnée.....en bien évidemment.
Mots-clés : #famille #psychologique
simla- Messages : 302
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Re: Louise Erdrich
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Bédoulène- Messages : 21635
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Re: Louise Erdrich
À la fin de la Première Guerre mondiale, le jeune Fidelis Waldvogel rentre du front et rencontre Eva, la fiancée enceinte de son ami mort au combat, et l’épouse. Puis, quittant l’Allemagne défaite, il part en Amérique, avec une valise de saucisses fumées pour payer le voyage (et ses couteaux de boucherie) jusqu’à Argus, Dakota du Nord, où Eva et Frank le rejoindront. Ils rencontreront ensuite Cyprian Lazarre l’équilibriste et sa partenaire Delphine, Roy le père ivrogne de cette dernière, et son amie d’enfance Clarisse l’embaumeuse. Les protagonistes hauts en couleur sont souvent remarquables, comme Un-Pas-Et-Demi la chiffonnière, mais « Tante » est caricaturale.
Au début, Fidelis paraît être le personnage principal (qui sera plutôt Delphine), et semble trop parfait :
C’est un roman à la fois classique et original sur le rêve américain, relevé de quelques scènes épouvantables et surtout de bizarreries dont on ne sait si elles sont des maladresses dues à la traduction :« Avant de le rencontrer, elle sentit sa présence, tel un afflux de courant électrique dans l’air lorsque les nuages sont bas et que la foudre passe en bondissant sur la terre. Puis elle sentit une pesanteur. Un champ de gravité lui traversa le corps. Elle essayait de se lever, de chasser cette sensation, lorsqu’il remplit brusquement tout l’encadrement de la porte. Puis il entra et remplit toute la pièce.
Ce n’était pas sa taille. Il n’était pas extraordinairement grand, ni large. Mais de lui émanait une puissance, comme s’il contenait un homme plus grand tassé à l’intérieur. Ou était-ce, pourquoi pas, qu’il était bourré de hurlements d’animaux ? C’était peut-être ses épaules musclées, ou son silence attentif. »
Il y a une évidente part d’inspiration puisée par Erdrich dans son vécu (mari allemand, etc.), et la Seconde Guerre mondiale sera un dilemme pour les États-Uniens d’origine allemande ; le livre critique par moments la société états-unienne.« …] il devait abattre une truie primée appartenant aux Mecklenberg, et la décréer en côtelettes, filet, jambons, jarrets, pieds en saumure, lard maigre, bacon et saucisses. »
« D’un coup de talon, il referma avec soin la porte derrière eux, puis déposa Delphine sur le couvre-lit jaune d’or, froid et glissant. »
Les odeurs (pas forcément agréables) sont prégnantes.« Une réclame pour du chewing-gum laissant entendre qu’une tablette dans chaque lettre combattrait la solitude, et aviverait même les facultés d’observation des troupes. "Voilà comment nous sommes dans ce pays, cria-t-elle. La destruction est une façon de vendre du chewing-gum !" »
Certaines observations psychologiques me paraissent douteuses :« Elle sentait les érables, les pins, le suintement de la rivière plutôt que l’odeur crue, primitive et caverneuse des bœufs que l’on ouvre. »
Erdrich a une sensibilité particulière, qui occasionne de beaux passages.« Par contraste, Clarisse réservait sa précision à son métier et négligeait sa maison, tenait les lieux dans un état de désordre féminin. »
On peut s’interroger sur une influence amérindienne de sa perception du monde.« En entrant dans la cuisine d’Eva, quelque chose de profond arriva à Delphine. Elle ressentit une fabuleuse expansion de son être. Prise de vertige, elle eut l’impression d’une chute en vrille et puis d’un silence, à la façon d’un oiseau qui se pose. »
Mais j’ai regretté une certaine outrance, et une sorte de manque de cohérence dans l’ensemble.« Si je meurs, ne soyez pas trop tristes, leur recommanda-t-elle, la mort n’est qu’une partie de choses plus vastes que ce que nous pouvons imaginer. Nos cerveaux entament simplement ce qui est grand, pour apprendre comment faire des choses telles que voler. Et après ? Vous verrez, et vous verrez que votre mère fait partie du plan d’ensemble. Et je serai toujours composée de choses, et les choses seront toujours composées de moi. Rien ne peut se débarrasser de moi parce que je suis déjà contenue dans le motif. »
Il me semble que l’œuvre de Louise Erdrich s’apparente à celle de Joyce Carol Oates (mais je n’ai pas assez lu celle-ci pour être affirmatif), ou plus largement à Jean-Christophe Grangé et consorts (même remarque).
\Mots-clés : #famille #immigration #viequotidienne #xixesiecle
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« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
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Re: Louise Erdrich
he was to kill a prize sow belonging to the Mecklenbergs and de-create her into rib chops, tenderloin, hams, hocks, pickled feet, fatback, bacon, and sausages.
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Re: Louise Erdrich
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Re: Louise Erdrich
Première partie, Faye Travers, la narratrice, nous présente « la route », Revival road, où elle vit avec sa mère Elsie, dans le New Hampshire.
Elle est aussi l’amante de Kurt Krahe, sculpteur allemand qui met en équilibre les grandes pierres qu’il a choisies ; la fille de celui-ci meurt dans un accident de voiture avec le chauffeur, Davan Eyke, un jeune voisin balourd qu’il employait comme assistant.« …] ex-consommatrice de drogues guérie par l’hépatite, gérante d’une boutique de mode licenciée pour manque d’intérêt pour la fringue, amatrice d’art à demi cultivée, auteur d’innombrables journaux intimes et de poésie rudimentaire, et, pour finir, associée dans l’affaire de successions que ma mère a créée il y a plus de cinquante ans. »
Faye fait l’inventaire des biens de John Jewett Tatro, également tué dans l’accident, un ancien agent du Bureau des Affaires indiennes sur une réserve ojibwé ; elle y découvre un imposant tambour peint (d’où le titre original, The Painted Drum) qu’elle vole par impulsion.« Les corbeaux sont les oiseaux qui me manqueront le plus quand je mourrai. Si seulement les ténèbres dans lesquelles nous devons plonger notre regard étaient composées de la lumière noire de leur souple intelligence. Si seulement nous n’avions pas à mourir du tout. Mais plutôt à devenir des corbeaux. »
Faye évoque sa sœur décédée, lutte contre l’emprise de Kurt.
Cet extrait, déjà cité par Kashmir, me ramentoit ces vers de Dante dans l’Enfer de la Divine Comédie :« Dès que l’on quitte les terrains défrichés, ou un sentier, ou une route, lorsqu’on sort d’un endroit taillé, labouré ou dessiné par un être humain pour passer dans les bois, il faut laisser derrière soi une partie de son être. C’est cette perte soudaine, me semble-t-il, davantage que la difficulté de marcher dans les broussailles, qui retient si fort les gens sur les sentiers. Dans les bois, il n’y a pas de droit chemin, pas de piste à suivre sinon la loi de ce qui pousse. Il faut laisser derrière soi l’idée que tout va droit. Regarder simplement autour de soi. Voilà comment sont les choses. »
Deuxième partie : dans la réserve tribale anishinaabeg, Bernard Shaawano raconte, comme Faye et Elsie (métisses qui sont apparentées aux Pillager sans le savoir) y rapportent le tambour, l’histoire de son grand-père qui le fabriqua, guidé par Kakageeshikok, une célibataire fort effacée mais très renseignée. Anaquot, l’épouse du vieux Shaawano, le quitta pour retrouver son amant, Simon Jack Pillager, en sacrifiant leur fille aux loups et emmenant Fleur, sa deuxième fille, dont le père est Simon Jack. En fait Anaquot sympathise avec Ziigwan’aage, la femme de ce dernier, et elles lui cousent ensemble un magnifique costume.« Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai par une forêt obscure
car la voie droite était perdue. »
Dans le tambour, fabriqué avec du bois gardé à cet effet depuis quatre générations, Shaawano, selon sa fille entendue en rêve, place un fagot des ossements de celle-ci, pour lui donner sa voix. La façon dont on traite le tambour avec respect voire crainte, comme une personne à qui on donne des offrandes et que l’on « fête », est fascinante ; il guérit, etc. Elle m’a ramentu ce que je peux savoir des tambours kali’na.« Elles n’avaient aucune intention malfaisante. Elles étaient simplement prisonnières de ce que leur faisait l’histoire. L’histoire que Simon Jack avait mise en branle. »
« Trop timide pour épouser qui que ce soit ! Voilà. Elle s’appelait Kakageeshikok. On lui avait donné le nom d’une très vieille femme qui, devenue trop âgée pour continuer à s’en servir, en avait fait cadeau. Kakageeshikok portait le nom du ciel éternel, mais on l’appelait simplement Geeshik, ciel. »
Simon Jack, cousu dans son superbe costume, meurt en dansant au son du tambour.
Dans ce rendu très riche d’un univers complexe, ambivalent, les confidences intimes, pas du tout conventionnelles, sont caractéristiques de Louise Erdrich, si proche des choses, de la nature.
Les notations "ethnologiques" sont remarquables.« Frôlez une balsamine et ses graines sautent à deux mètres. Les orbitèles tissent une couture très caractéristique qui traverse leur toile par le milieu. Plus la baie est juteuse, plus ses épines sont acérées. Quelle est la différence entre être intelligent et se protéger ? C’est pareil, il me semble. Il n’y a que lorsque vous êtes assez solide pour ne pas vous inquiéter de la survie immédiate que vous pouvez manifester de l’intelligence créative dans ce que vous faites. »
Troisième partie, Ira laisse seuls ses deux filles et son fils, Shawnee, Alice et Apitchi, neuf, six et environ un an, pour chercher du fioul et des vivres ; transis et affamés, les enfants font un feu et incendient la maison. Shawnee les emmène, la nuit à travers bois dans la neige, chez Bernard, leur plus proche voisin, guidée par le tambour (que personne ne touche). Morris, qui ne peut fermer ses yeux écarquillés depuis le Koweït, reconduit Ira chez elle, puis chez Bernard.« Elle quittait furtivement des ventes de charité, chargée de tapis navajos tissés avec de prudents défauts pour permettre aux mauvais esprits de s’échapper du motif. »
Ce récit difficile à résumer est narré avec clarté grâce à l’enchaînement subtil des faits rapportés, chacun semblant découler du précédent, illustrant magistralement que tout est lié. Au cours de la minutieuse reconstitution de l’histoire autour du tambour, on peut voir des indices dans les coïncidences, sujettes à interprétation. Mais dans cette recherche de sens parfois des fils s’égarent, et seule la douleur, la tristesse sont sûres.
Entre légendes et misérable réalité d’une culture menacée par l’oubli, il ne s’agit pas vraiment de superstition, de magie, de mana, plutôt d’un mode de pensée attentif à l’environnement, à ses signes, une sorte de méditation à la fois sur le quotidien et la destinée humaine (souvent tragique, de l’ivrognerie au meurtre).
J’ai souvent pensé à Jim Harrison, à son rendu sensible et particulier de la perception de la nature "féminine".
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Re: Louise Erdrich
Comme dans tout roman choral, il est difficile au lecteur de mémoriser les nombreux personnages (et ce malgré la présence d’une sorte d’arbre généalogique assez peu clair) – et encore plus difficile d’en rendre compte. De plus, il y a deux Nector, deux King, deux Henry… Mais ce mixte chaotique et profus d’enfants et de liaisons de parenté (avec ou sans mariage, catholique ou pas) est certainement volontaire chez Louise Erdrich.
À travers les interactions des membres de deux (ou trois) familles ayant des racines remontant jusqu’à six générations, c’est l’existence des Indiens de nos jours dans une réserve du Dakota du Nord qui est exposée, avec les drames de l’alcoolisme, du chômage, de la misère, de la prison, de la guerre du Vietnam, du désarroi entre Dieu, le Très-bas et les Manitous (Marie Lazarre Kashpaw) et la pure superstition (Lipsha Morrissey). C’est également une grande diversité d’attitudes individuelles, épisodes marquants de la vie des personnages présentés par eux-mêmes (tout en restant profondément rattachés à leurs histoires familiales et tribales). "Galerie de portraits hauts en couleur", ce poncif caractérise pourtant excellemment cette "fresque pittoresque"…
Ainsi, Moses Pillager, qui était nourrisson lors d’une épidémie :
Moses devint windigo, se retira seul sur une île avec des chats, portant toujours ses habits à l’envers et marchant à reculons…« Ne voulant pas perdre son fils, elle décida de tromper les esprits en prétendant que Moses était déjà mort, un fantôme. Elle chanta son chant funèbre, bâtit sa tombe, déposa sur le sol la nourriture destinée aux esprits, lui enfila ses habits à l’envers. Sa famille parlait par-dessus sa tête. Personne ne prononçait jamais son vrai nom. Personne ne le voyait. Il était invisible, et il survécut. »
La joyeuse et vorace Lulu Nanapush Lamartine, qu’on pourrait désigner comme une femme facile, qui fait entrer « la beauté du monde » en elle avec constance et élève une ribambelle d’enfants, forme comme un pendant de Marie, opposition en miroir, et ces deux fortes personnalités font une image des femmes globalement plus puissante que celle des hommes.
La situation tragique d’un peuple vaincu et en voie de déculturation reste bien sûr le thème nodal de ces destins croisés.« Elle déplia une courtepointe coupée et cousue dans des vêtements de laine trop déchirés pour être raccommodés. Chaque carré était maintenu en place avec un bout de fil noué. La courtepointe était marron, jaune moutarde, de tous les tons de vert. En la regardant, Marie reconnut le premier manteau qu’elle avait acheté à Gordie, une tache pâle, gris dur, et la couverture qu’il avait rapportée de l’armée. Il y avait l’écossais de la veste de son mari. Une grosse chemise. Une couverture de bébé à demi réduite en dentelle par les mites. Deux vieilles jambes de pantalon bleues. »
Dès ce premier roman, Louise Erdrich maîtrise l’art de la narration, tant en composition que dans le style, riche d’aperçus métaphoriques comme descriptifs. La traduction m’a paru bancale par endroits.« Pour commencer, ils vous donnaient des terres qui ne valaient rien et puis ils vous les retiraient de sous les pieds. Ils vous prenaient vos gosses et leur fourraient la langue anglaise dans la bouche. Ils envoyaient votre frère en enfer, et vous le réexpédiaient totalement frit. Ils vous vendaient de la gnôle en échange de fourrures, et puis vous disaient de ne pas picoler. »
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Re: Louise Erdrich
Cet incipit évoque le titre original, The Beet Queen, et l’action se passera essentiellement dans ce Dakota du Nord, des années trente à soixante-dix.« Bien avant qu’on ne plante des betteraves à Argus et construise les autoroutes, il y avait une ligne de chemin de fer. »
La belle Adelaide Adare, le père de ses enfants (qui avait une famille ailleurs) étant mort, s’est littéralement envolée avec un aviateur, abandonnant Karl, Mary et son bébé d’un mois, encore sans prénom. Ceux-ci sont vite séparés, y compris les deux aînés partis en train retrouver leur tante, Frantzie, et son mari, le boucher Pete Kozka, ainsi que leur fille Sita, son amie Celestine James et le demi-frère de cette dernière, Russell Kashpaw. L’auteure suit plus précisément les principaux protagonistes (qui emploient le "je"), mais d’autres intervenants remarquables tiennent un rôle dans cette chronique familiale (de nouveau un arbre généalogique regroupe les liens entre les différents personnages, souvent originaux, voire déséquilibrés). Les scènes fortes s’enchaînent rapidement dans ce roman choral empreint de ressentiments et d’une sourde violence dramatique, notamment avec Karl qui semble attirer l’adversité. Une fois encore j’ai fait le rapprochement avec l’écriture de Jim Harrison ; j’ai aussi pensé à Faulkner (peut-être surtout à cause du rôle des pilotes d’avion).
Mary (qui a repris La Maison des Viandes avec Celestine) :
Des passages hallucinés donnent une dimension surnaturelle au récit, notamment au travers des croyances divinatoires de Mary.« "Tout ce qui lui est arrivé dans la vie, toutes les choses que nous avons dites et faites. C’est allé où ?"
Je n’avais pas de réponse à ça, je me contentai donc de rouler. Autrefois, j’avais accompli un miracle en m’écrasant la figure sur une plaque de glace, mais maintenant j’étais quelqu’un d’ordinaire. Pendant les quelques kilomètres qui nous restaient à parcourir, je ne pus m’empêcher de poursuivre dans ma tête l’étrange réflexion de Celestine. Dans mon métier, j’avais vu des milliers de cerveaux de mouton, de porc, de bœuf. C’étaient des masses grises comme les nôtres. Où tout s’en allait-il donc ? Qu’y avait-il vraiment à l’intérieur ? Les champs plats se déployaient, les fossés peu profonds bordaient la route de part et d’autre. Je sentis des pensées vivantes bourdonner en moi et j’imaginai des abeilles minuscules, des insectes composés d’électricité bleue, dans une colonie si fragile qu’elle s’éparpillerait au moindre contact. J’imaginai un coup, comme un maillet sur la tête d’un mouton, ou un choc, et je vis tout l’essaim s’échapper en vibrionnant.
Qui pouvait les arrêter ? Qui pouvait les attraper dans ses mains ? »
Celestine a donné le jour à Dot, suite à une liaison avec Karl :
Le roman commence avec une kermesse, le « pique-nique des orphelins », organisée au profit des « enfants sans toit » et au cours de laquelle Adelaide s’envole ; il s’achève avec la Fête de la Betterave, où Dot, la petite-fille d’Adelaide, couronnée Reine des Betteraves, s’envole à son tour : abandons qui durcissent les cœurs aigris contenant mal les conflits rancuniers, destins calamiteux qui s’inscrivent dans l’Histoire états-unienne à partir de la Grande Dépression.« Les religieuses ne savent pas quoi faire de Dot, et moi non plus. Alors je fais ce qu’il ne faut pas et lui donne tout, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. J’essaie d’être la mère que je n’ai jamais eue, d’être la fille que je n’ai jamais été. Je me reconnais trop en Dot. Je sais comment c’est. J’étais trop grande pour tous les garçons. Pourtant je n’ai jamais été jusqu’à les laisser sur le carreau, ce que Dot a fait.
Je déconseille la violence et les tocades, mais Mary encourage ma fille. »
« Non examinés, non aérés de temps à autre, les sentiments peuvent changer, pourrir et tomber en lambeaux, ou se transformer en poison. »
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