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46 résultats trouvés pour campsconcentration
Simon Stranger
Ceux dont il ne faut pas oublier le nom, ce sont toutes les victimes assassinées par les nazis. Et parmi eux Hirsch Komissar, l’arrière grand-père de la compagne de l’auteur.
Et il s’avère aussi que les grands-parents de cette femme ont vécu plusieurs années à Trondheim dans une maison, ancien repère de nazis, dont la cave a servi de lieu d’incarcération, de torture et d’assassinat, sous les ordres d’un jeune collaborateur très serviable et sanguinaire : Henry Oliver Rinnan.
Le récit alterne : l’histoire de ce bourreau, celle de l’arrière grand-père qui survécut 10 mois en camp de concentration et celle de cette famille dont le quotidien est diversement marqué par l’histoire de la maison.
La forme est plutôt originale, avec 26 chapitres constituant un ingénieux abécédaire, et si cet aspect est séduisant (bravo le traducteur Jean-Baptiste Coursaud), il entraîne un éclatement du récit qui fait que j ‘ai souvent été un peu perdue dans le temps de ces trois histoires.
J’ai été un peu déçue de la place prise par le bourreau - j’attendais quelque chose de plus tourné vers la recherche des ancêtres -, et gênée par la façon de romancer ces histoires vraie.
Une impression mitigée, donc.
\Mots-clés : #biographie #campsconcentration
- le Lun 12 Sep - 20:37
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Alexandre Soljenitsyne
Une journée d'Ivan Denissovitch
Une journée de Choukhov, matricule CH-854, dans un goulag où, condamné à dix ans (au moins) pour avoir été fait prisonnier par les hitlériens pendant la Seconde Guerre mondiale (il aurait pu avoir été retourné comme espion...), il est maçon dans la construction d’une centrale électrique, depuis huit ans (on est en 1951). Le texte, extrêmement factuel et prosaïque, très lisible, est chronologique, rapportant les échanges des prisonniers, avec quelques passages en italiques qui explicitent des situations. Parmi ses compagnons, il y a des intellectuels, comme Vdovouchkine, mais aussi Senka, un rescapé de Buchenwald, et bien sûr on rapproche les deux usines à broyer des hommes ; au goulag, les gardiens sont plus proches des détenus que dans les camps nazis. Une certaine solidarité dans les brigades coexiste avec les comportements égoïstes, dans un quotidien de petites combines au jour le jour (les déportés eux aussi s’organisent).
« Au camp, on a organisé la brigade pour que ce soit les détenus qui se talonnent les uns les autres et pas les gradés. C’est comme ça : ou bien rabiot pour tous, ou bien on la crève tous. Tu ne bosses pas, fumier, et moi à cause de toi, je dois la sauter ? Pas question, tu vas en mettre un coup, mon salaud ! »
Parmi leurs maux de déportés luttant pour leur survie, le froid…
« Il fait moins 27. Choukhov, lui, fait 37,7. C’est à qui aura l’autre. »
« Ça s’est réchauffé, remarque tout de suite Choukhov. Dans les moins 18, c’est tout ; ça ira bien pour poser les parpaings. »
… et la faim, la kacha, claire bouillie de céréales, étant distribuée en maigres rations…
« Ce qu’il a pu en donner, Choukhov, d’avoine aux chevaux depuis son jeune âge... il n’aurait jamais cru qu’un beau jour il aspirerait de tout son être à une poignée de cette avoine ! »
« Choukhov avait moins de difficulté pour nourrir toute sa famille quand il était dehors qu’à se nourrir tout seul ici, mais il savait ce que ces colis coûtaient et il savait qu’on ne pouvait pas en demander à sa famille pendant dix ans. Alors, il valait mieux s’en passer. »
À noter aussi la résilience des zeks, et la dignité humaine préservée de certains, comme Choukhov qui ne parvient pas à se départir de son inclination pour le travail bien fait…
Témoignage d’une expérience vécue par l’auteur, cette novella (que j’ai lue dans sa première traduction française) révéla le Goulag en Occident en 1962 ; on y prend la mesure du système concentrationnaire planifié, quel que soit le régime politique.
« Ce qu’il y a de bien dans un camp de travaux forcés, c’est qu’on est libre à gogo. Si on avait seulement murmuré tout bas à Oust-Ijma qu’on manquait d’allumettes au-dehors, on vous aurait fichu en taule et donné dix ans de mieux. »
« Choukhov regarde le plafond en silence. Il ne sait plus bien lui-même s’il désire être libre. Au début, il le voulait très fort et il comptait, chaque soir, combien de jours de son temps étaient passés, et combien il en restait. Mais ensuite, il en a eu assez. Plus tard, les choses sont devenues claires : on ne laisse pas rentrer chez eux les gens de son espèce, on les envoie en résidence forcée. Et on ne peut pas savoir où on aura la vie meilleure, ici ou bien là-bas.
Or, la seule chose pour laquelle il a envie d’être libre : c’est retourner chez lui.
Mais chez lui, on ne le laissera pas. »
La fin du texte :
« Choukhov s’endort, pleinement contenté. Il a eu bien de la chance aujourd’hui : on ne l’a pas flanqué au cachot ; on n’a pas collé la brigade à la “Cité socialiste”, il s’est organisé une portion de kacha supplémentaire au déjeuner, le chef de brigade s’est bien débrouillé pour le décompte du travail, Choukhov a monté son mur avec entrain, il ne s’est pas fait piquer avec son égoïne à la fouille, il s’est fait des suppléments avec César et il a acheté du tabac. Et, finalement, il a été le plus fort, il a résisté à la maladie. Une journée a passé, sur quoi rien n’est venu jeter une ombre, une journée presque heureuse.
De ces journées, durant son temps, de bout en bout, il y en eut trois mille six cent cinquante-trois.
Les trois en plus, à cause des années bissextiles. »
\Mots-clés : #campsconcentration #captivite #historique #politique #regimeautoritaire #temoignage #xxesiecle
- le Jeu 27 Jan - 15:40
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- Sujet: Alexandre Soljenitsyne
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George Steiner
Dans le château de Barbe Bleue. Notes pour une Redéfinition de la Culture
Quatre conférences publiées en 1971, intitulées d’après les Notes pour la définition d’une culture de T. S. Eliot, et portant sur la crise de notre culture.
Le grand ennui
C’est le constat de notre état d’esprit civilisationnel après les années 1798 à 1815, la Révolution et l’Empire : le caractéristique spleen baudelairien post-espoir et post-épopée, une sorte de fin du progrès, de « malaise fondamental » dû aux « contraintes qu’impose une conduite civilisée aux instincts profonds, qui ne sont jamais satisfaits » :
« Je pense à un enchevêtrement d’exaspérations, à une sédimentation de désœuvrements. À l’usure des énergies dissipées dans la routine tandis que croît l’entropie. »
« L’union d’un intense dynamisme économique et technique et d’un immobilisme social rigoureux, fondant un siècle de civilisation bourgeoise et libérale, composait un mélange détonant. L’art et l’esprit lui opposaient des ripostes caractéristiques et, en dernière analyse, funestes. À mes yeux, celles-ci constituent la signification même du romantisme. C’est elles qui engendreront la nostalgie du désastre. »
Une saison en enfer
De 1915 à 1945, c’est l’hécatombe, puis l’holocauste, escalade dans l’inhumanité. Plusieurs explications sont évoquées, d’une revanche de la nietzschéenne mise à mort de Dieu à la freudienne mise en œuvre de l’enfer dantesque.
« Un mélange de puissance intellectuelle et physique, une mosaïque d’hybrides et de types nouveaux dont la richesse passe l’imagination, manqueront au maintien et au progrès de l’homme occidental et de ses institutions. Au sens biologique, nous contemplons déjà une culture diminuée, une "après-culture." »
« En tuant les juifs, la culture occidentale éliminerait ceux qui avaient "inventé" Dieu et s’étaient faits, même imparfaitement, même à leur corps défendant, les hérauts de son Insupportable Absence. L’holocauste est un réflexe, plus intense d’avoir été longtemps réprimé, de la sensibilité naturelle, des tendances polythéistes et animistes de l’instinct. »
« Exaspérant parce qu’"à part", acceptant la souffrance comme clause d’un pacte avec l’absolu, le juif se fit, pour ainsi dire, la "mauvaise conscience" de l’histoire occidentale. »
« Quiconque a essayé de lire Sade peut juger de l’obsédante monotonie de son œuvre ; le cœur vous en monte aux lèvres. Pourtant, cet automatisme, cette délirante répétition ont leur importance. Ils orientent notre attention vers une image ou, plutôt, un profil nouveau et bien particulier de la personne humaine. C’est chez Sade, et aussi chez Hogarth par certains détails, que le corps humain, pour la première fois, est soumis méthodiquement aux opérations de l’industrie.
On ne peut nier que, dans un sens, le camp de concentration reflète la vie de l’usine, que la "solution finale" est l’application aux êtres humains des techniques venues de la chaîne de montage et de l’entrepôt. »
Après-culture
« C’est comme si avait prévalu un puissant besoin d’oublier et de rebâtir, une espèce d’amnésie féconde. Il était choquant de survivre, plus encore de recommencer à prospérer entouré de la présence tangible d’un passé encore récent. Très souvent, en fait, c’est la totalité de la destruction qui a rendu possible la création d’installations industrielles entièrement modernes. Le miracle économique allemand est, par une ironie profonde, exactement proportionnel à l’étendue des ruines du Reich. »
Steiner montre comme l’époque classique éprise d’ordre et d’immortalité glorieuse est devenue la nôtre, défiante des hiérarchies et souvent collective dans la création d’œuvres où prime l’immédiat, l’unique et le transitoire.
« L’histoire n’est plus pour nous une progression. Il est maintenant trop de centres vitaux où nous sommes trop menacés, plus offerts à l’arbitraire de la servitude et de l’extermination que ne l’ont jamais été les hommes et femmes de l’Occident civilisé depuis la fin du seizième siècle. »
« Nous savons que la qualité de l’éducation dispensée et le nombre de gens qu’elle touche ne se traduisent pas nécessairement par une stabilité sociale ou une sagesse politique plus grandes. Les vertus évidentes du gymnase ou du lycée ne garantissent en rien le comportement électoral de la ville lors du prochain plébiscite. Nous comprenons maintenant que les sommets de l’hystérie collective et de la sauvagerie peuvent aller de pair avec le maintien, et même le renforcement, des institutions, de l’appareil et de l’éthique de la haute culture. En d’autres termes, les bibliothèques, musées, théâtres, universités et centres de recherche, qui perpétuent la vie des humanités et de la science, peuvent très bien prospérer à l’ombre des camps de concentration. »
« Est-il fortuit que tant de triomphes ostentatoires de la civilisation, l’Athènes de Périclès, la Florence des Médicis, l’Angleterre élisabéthaine, le Versailles du grand siècle et la Vienne de Mozart aient eu partie liée avec l’absolutisme, un système rigide de castes et la présence de masses asservies ? »
Demain
« Populisme et rigueur académique. Les deux situations s’impliquent mutuellement, et chacune polarise l’autre en une dialectique inéluctable. C’est entre elles que se déploie notre condition présente.
À nous de savoir s’il en a déjà été autrement. »
À partir de l’importance croissante de la musique et de l’image par rapport au verbe, et de celle des sciences et des mathématiques, Steiner essaie de se projeter dans le futur proche (bien vu pour l’informatique connectée, heureusement moins pour les manipulations biologiques).
« Ce passage d’un état de culture triomphant à une après-culture ou à une sous-culture se traduit par une universelle "retraite du mot". Considérée d’un point quelconque de l’histoire à venir, la civilisation occidentale, depuis ses origines gréco-hébraïques jusqu’à nos jours, apparaîtra sans doute comme saturée de verbe. »
« De plus en plus souvent, le mot sert de légende à l’image. »
« Nous privons de leur humanité ceux à qui nous refusons la parole. Nous les exposons nus, grotesques. D’où le désespoir et l’amertume qui marquent le conflit actuel entre les générations. C’est délibérément qu’on s’attaque aux liens élémentaires d’identité et de cohésion sociale créés par une langue commune. »
« Affirmer que "Shakespeare est le plus grand, le plus complet écrivain de l’humanité" est un défi à la logique, et presque à la grammaire. Ceci cependant provoque l’adhésion. Et même si le futur peut, par une aberration grossière, prétendre égaler Rembrandt ou Mozart, il ne les surpassera pas. Les arts sont régis en profondeur par un flot continu d’énergie et ignorent le progrès par accumulation qui gouverne les sciences. On n’y corrige pas d’erreurs, on n’y récuse pas de théorèmes. »
« Il tombe sous le sens que la science et la technologie ont provoqué d’irréparables dégradations de l’environnement, un déséquilibre économique et un relâchement moral. En termes d’écologie et d’idéaux, le coût des révolutions scientifiques et technologiques des quatre derniers siècles a été énorme. Pourtant, en dépit des critiques confuses et bucoliques d’écrivains comme Thoreau et Tolstoï, personne n’a sérieusement douté qu’il fallait en passer par là. Il entre dans cette attitude, le plus souvent irraisonnée, une part d’instinct mercantile aveugle, une soif démesurée de confort et de consommation. Mais aussi un mécanisme bien plus puissant : la conviction, ancrée au cœur de la personnalité occidentale, au moins depuis Athènes, que l’investigation intellectuelle doit aller de l’avant, qu’un tel élan est conforme à la nature et méritoire en soi, que l’homme est voué à la poursuite de la vérité ; le "taïaut" de Socrate acculant sa proie résonne à travers notre histoire. Nous ouvrons les portes en enfilade du château de Barbe-bleue parce qu’"elles sont là", parce que chacune mène à la suivante, selon le processus d’intensification par lequel l’esprit se définit à lui-même. »
« Souscrire, de façon toute superstitieuse, à la supériorité des faits sur les idées, voilà le mal dont souffre l’homme éclairé. »
C’est érudit, tant en références littéraires que scientifiques, mais d’une écriture remarquablement fluide et accessible. Réflexions fort intéressantes, qui ouvre de nombreuses pistes originales − même si j’ai regretté l’absence d’un appareil critique apte à éclairer certaines allégations.
\Mots-clés : #campsconcentration #deuxiemeguerre #essai #philosophique #premiereguerre #religion #xxesiecle
- le Mar 9 Nov - 13:38
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- Sujet: George Steiner
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Friedrich Dürrenmatt
Le soupçon
Le commissaire Baerlach, de la police fédérale de Berne, celui-là même de Le juge et son bourreau, va être prochainement à la retraite ; il est hospitalisé avec un cancer lui laissant espérer encore un an de vie. Son ami et médecin le docteur Hungertobel lui transmet un soupçon qui paraît invraisemblable : le docteur Emmenberger, qui dirige une clinique pour patients fort riches, serait-il Nehle, médecin du camp de Stutthof où il pratiquait des opérations sans narcose (avant de se suicider en 1945) ? Baerlach imagine que Nehle aurait pu changer d’identité avec un autre, et se fait hospitaliser dans la clinique du docteur Emmenberger, où il entreprend de démasquer ce dernier en se présentant comme un chasseur de nazis.
C’est en fait, outre une intrigue finalement peu plausible, une réflexion sur l’humanité, le Mal et la justice, centrée sur l’horreur nazie (Dürrenmatt précise que les victimes de Nehle acceptaient la torture par espoir insensé de survivre.)
Des personnages étonnants surgissent, tels que le colosse Gulliver, une sorte de mystérieux Juif errant rescapé de tous les camps, Ulrich Friedrich Fortschig, écrivain malheureux et journaliste éditant La Flèche de Guillaume Tell, une feuille intermittente de protestation attaquant les puissants, et aussi un nain.
J’ai apprécié que Gulliver considère qu’on peut juger les gens, pas les peuples...
« …] et le monde était surtout mauvais par indifférence, et tout allait de mal en pis du fait de cette indifférence. »
… et trouvé dans ce (faux) polar métaphysique une définition qui pourrait être celle de l’écrivain :
« Le criminaliste a pour premier devoir de mettre le réel en question, affirma le commissaire. »
J’ai pensé à Poe et Michel Rio (et que ce n’était pas le meilleur de Dürrenmatt).
\Mots-clés : #campsconcentration #polar
- le Mer 6 Oct - 13:48
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- Sujet: Friedrich Dürrenmatt
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Claudio Magris
Classé sans suite
Luisa Brooks, fille d’un soldat noir américain et petite fille d’une juive passée par le four crématoire nazi installé dans une ancienne rizerie triestine, reprend le projet d’un collectionneur d’armes mort dans un incendie :
« Arès pour Irène ou Arcana Belli. Musée total de la Guerre pour l’avènement de la Paix et la désactivation de l’Histoire. »
« Toute exposition – de tableaux, de sculptures, d’objets, d’engins – est une nature morte et les gens qui se pressent dans les salles, en les remplissant et en les vidant comme des ombres, s’entraînent pour leur futur séjour définitif dans le grand Musée de l’humanité, du monde, dans lequel chacun est une nature morte. »[
La mémoire de la Rizerie est occultée pour protéger les familles des collaborateurs, dont le créateur du Musée aurait recopié, dans ses carnets disparus, les noms d’après des graffitis depuis chaulés.
Un livre total, ou de l’importance du big data ?
« Pour comprendre la guerre et donc pour la vaincre, il faut connaître tout ce qui conflue dans la guerre c’est-à-dire tout, les bulletins de salaire, la publicité à la télévision, la courbe des mariages des divorces et des viols, les repas de famille, les contes de grand-mère, la fraternité qui ne se crée que pendant les guerres [… »
Plusieurs biographies sont plus ou moins développées, telle celle du tchécoslovaque Alberto Vojtěch Frič, expert en cactus et ethnographe des Chamacocos (sisi), Indiens du Gran Chaco ; nombre des personnes évoquées (Italiens et Autrichiens notamment) m’est d’ailleurs inconnu.
« Otto Schimek, condamné à mort et exécuté par la Wehrmacht pour avoir refusé de tirer sur des civils polonais. »
Moment fort que ce controversé « martyr antinazi autrichien » ‒ ou simple déserteur :
« Tout ce qui arrive est un faux, l’œuvre d’un copiste. L’univers entier est la copie retouchée de qui sait quel autre monde. »
Martin Pollack est directement impliqué dans la révélation de cette histoire.
Le passé de Luisa est revu en parallèle de l’exposition muséographique du projet auquel elle travaille, et il s’avère peu à peu que son père est Martiniquais, soi du croisement de l’Afrique, l’Amérique (amérindienne) et l’Europe (Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant sont même pris comme références).
Le flot verbal parfois se presse, assez lyrique voire litanique, mêlant surtout éléments bibliques et mitteleuropéens, mais aussi latino-américains.
Une vaste métaphore associe le glioblastome à l’œil, à l’agate et à la guerre tandis que les Allemands, les fascistes, les titistes, les communistes, les Slovènes, les Néo-Zélandais se disputent Trieste à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Le collectionneur-notateur serait un certain Carlo Fozzi (en fait le personnage est inspiré de Diego de Henriquez), « Témoin, historien, collectionneur ou maniaque ? », « caricature totalisante du tempérament anal » ; ce syllogomane devient essentiellement recueilleur de noms, jusqu’à la conflagration finale de sa collection-compilation, incendie où il disparaît, en miroir de crématoire.
« …] pourtant c’était le seul four crématoire qui ait existé en Italie et personne, vraiment personne, n’en savait rien, c’est cela qui est tragique, ils étaient parvenus à effacer cette vérité, cette réalité… »
« Mieux, l’acte de disparaître et surtout de faire disparaître est un objet privilégié d’occultation et d’oubli. De refoulement, a dit au procès le docteur Wulz. Effacer l’absence, annuler la personne, la chose qui n’est plus là ; éteindre non seulement le souvenir de celui ou celle qui s’en est allé, mais aussi la conscience qu’il, elle, quelqu’un s’en est allé. Qui n’est plus là encombre, c’est un compte non soldé, un trou dans le mur ; on fait tout alors pour ne pas savoir qu’il n’y est pas, qu’il n’y a jamais été, pour effacer et reboucher ce trou. […]
Le four crématoire est une excellente chirurgie de l’oubli. »
Mots-clés : #antisémitisme #campsconcentration #deuxiemeguerre #historique #mort
- le Lun 28 Sep - 22:11
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- Sujet: Claudio Magris
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Evguenia Guinzbourg
Le vertige Tome 1
« L’année 1937 commença, en vérité, à la fin de 1934, très exactement le 1er décembre 1934.
À 4 heures du matin, le téléphone sonna. Mon mari, Pavel Vasilevitchi Axionov, membre du Secrétariat du Comité régional du parti de Tatarie, était en mission. De la pièce à côté me parvenait la respiration régulière des enfants qui dormaient.
— Rendez-vous à 6 heures au Comité régional, bureau 38 !
C’est à moi, membre du parti, qu’on l’ordonnait »
Evguénia (Jénia) est accusé de ne pas avoir dénoncé le Trostkyste Elvov avec qui elle travaillait et qui a été arrêté. Ce dernier la prévient « vous ne comprenez pas les évènements qui viennent pour vous ce sera très difficile ». Ce le fut.
« — Mais il avait toute la confiance du Comité régional. Les communistes l’avaient élu membre du Comité urbain.
— Vous deviez signaler que l’on commettait une erreur. C’est bien pour cela que vous avez reçu une éducation supérieure et un titre académique.
— Mais a-t-on dès à présent prouvé qu’il était trotskyste ?
Cette naïveté provoqua une explosion de sainte indignation.
— Il a été arrêté, oui ou non ? Pensez-vous peut-être qu’on arrête sans disposer de faits précis ? »
Arrestation, procès où les accusés doivent se repentir de ce dont on les accuse, c’est-à-dire tout et n’importe quoi puisque la réalité est la fausseté des accusations.
« se frappant la poitrine, les coupables criaient bien haut qu’ils avaient fait preuve de myopie politique, qu’ils avaient manqué de vigilance, qu’ils s’étaient montrés conciliants à l’égard d’individus douteux, qu’ils avaient porté de l’eau au moulin du coupable, qu’ils avaient fait preuve de libéralisme pourri. Ces formules, et bien d’autres du même genre, retentissaient sous les voûtes des édifices publics »
« Après chaque procès, les choses allaient plus mal. Bientôt se répandit la terrible accusation d’« ennemi du peuple ». Par une logique infernale, chaque région et République devait avoir son quota d’« ennemis » pour ne pas se montrer en retard sur la capitale ».
Sommée de rendre sa carte du parti communiste, qu’elle gardait précieusement, lui est retiré le droit d’enseigner et arrive l’année 1937 où elle est convoquée au « Lac Noir », se suivront l’internement dans plusieurs prisons, le procès : Evguenia ne s’est jamais repentie, elle fut condamnée à 10 ans ! En isolement pendant 3 ans à Laroslavl d’où elle fut envoyé à Kolyma.
Que ce soit en prison, à l’isolement, au cachot disciplinaire Evguenia récitait à haute voix quand s’était permis ou dans sa tête les poèmes d’Essénine, Maïakoski, Nekrassov…….la poèsie, la littérature la soutenaient.
Déjà avant leur départ en train portant mention « outillage spécial »(elles les incarcérées) Jénia et les autres détenues avaient pu avoir des nouvelles de l’extérieur, les bourreaux devenaient à leur tour victimes. Que d’ennemis du peuple , l’année 1937 en était fructueuse !!
Vous pouvez suivre le parcours de Jénia d’après les extraits qui suivent :
« Parfois le convoi, obéissant à je ne sais quel ordre supérieur, s’arrêtait des journées entières. Pas le moindre souffle d’air ne pénétrait dans notre fourgon, qu’envahissait en revanche une terrible puanteur. La porte était fermée hermétiquement. Nous avions l’ordre de nous taire, même lorsque le train était arrêté en pleine campagne. »
Camps de transit de Vladivostok: « Carcérales »… Les affreuses bêtes qu’on appelle « carcérales »… Nous traînerons avec nous cette définition, comme un poids écrasant, pendant près de dix ans. Nous sommes les plus méchantes des méchantes, les plus criminelles des criminelles, les plus malheureuses des malheureuses ; le comble du mal. »
Avec un cynisme qui désarmait et qui n’étonnait plus personne, le médecin du camp faisait son « diagnostic » d’après la condamnation. Les travaux forcés les plus durs, qui exigeaient une santé de « première catégorie », étaient réservés aux « politiques.
« Bizarrement, ce nom de Kolyma qui terrorisait tout homme libre, non seulement ne nous effrayait pas, mais éveillait en nous une espérance.
— Si nous pouvions partir bientôt !
— À Kolyma, au moins, nous mangerons à notre faim.
— Le froid et le gel sont préférables à cet étouffement ! »
Sur le Djourma – le bateau qui emmène à Kolyma, embarque aussi les femmes du « milieu » :
« Ce n’étaient pas des garces banales, mais l’extrême du monde de la délinquance : des récidivistes, des homicides, des perverses, des maniaques sexuelles. Aujourd’hui encore je suis fermement convaincue qu’on ne devrait pas reléguer ce genre de femmes dans des prisons ou dans des camps, mais dans des hôpitaux psychiatriques. Lorsque je vis s’engouffrer dans la cale cette horde aux visages simiesques, ces corps à moitié nus et tatoués, je crus qu’on avait décidé de nous faire exterminer par des folles. »
Poème d’Essénine :
« Pas de chance, aujourd’hui,
Madame la mort ! Au revoir.
Jusqu’à la prochaine. »
A Magadan : Pour Jénia travail de « droit commun » à l’hôtel, puis au réfectoire, elle récupère. Elle a la chance de trouver des « aides », la répartitrice des travaux (contre un manteau), le cuisinier sourd, un médecin.
Arrive un convoi d’hommes : « « Il y a parmi nous un gars de chez vous, oui, de Kazan… C’est la fin. Il ne tiendra pas jusqu’à ce soir. Il a su qu’une femme de Kazan travaillait au réfectoire et il m’a envoyé demander du pain. Pouvez-vous lui en donner ? Avant de mourir, il voudrait au moins manger à sa faim. Il s’agit d’un de vos compatriotes. Vous qui êtes au réfectoire…
« — Tenez, fis-je en lui tendant ma ration. Et donnez-lui un salut de ma part. Attendez ! Comment s’appelle-t-il ?
— C’est le major Elchine. Il travaillait au N.K.V.D., à Kazan.
Je laissai tomber le morceau de pain. Le major Elchine !
Voilà le pain. Donnez-le lui… Attendez ! Dites-lui seulement qui le lui envoie. Rappelez-vous mon nom, et dites-le lui.
C’était l’enquêteur qui avait estimé « ses crimes » ! Le bourreau était à présent victime !
A l’abattage des arbres, départ vers Elguen !
« — Vous avez trois jours pour vous entraîner. Pendant ces trois jours, la nourriture vous sera distribuée sans tenir compte de la norme. Après, on vous la distribuera en proportion de votre travail. Vous mangerez autant que vous abattrez.
Pendant trois jours, Galia et moi, nous tentâmes l’impossible. Pauvres arbres ! Comme ils souffraient sous nos coups maladroits ! »
« À partir de ce jour, celles qui n’atteignaient pas la norme – c’était le cas de toutes les « politiques » tirées de prison, sans exception – furent, au retour du travail, conduites non plus dans les baraques, mais directement au cachot. Il est difficile de décrire ce cachot disciplinaire. C’était une petite baraque sans chauffage et qui ressemblait à des latrines publiques : il était absolument interdit d’en sortir et aucun seau n’y avait été installé. »
« Un jour de mai, alors que j’étais occupée à couper les nœuds d’un mélèze que nous venions d’abattre, je vis pour la première fois, près d’une souche fraîche, dans la vapeur de la glace qui fondait, un petit rameau de myrtilles conservé sous la neige, un vrai miracle de fragilité, une création parfaite de la nature. Il portait six baies d’un rouge presque noir, si délicates qu’on avait le cœur serré à les regarder. Comme tout ce qui est trop mûr, les baies tombaient au moindre contact. On ne pouvait les cueillir sans qu’elles fondissent entre les doigts. Mais en se couchant par terre, sur le ventre, on pouvait les manger directement à même la branche. Je les saisis de mes lèvres sèches et crevassées par le vent, et les pressai une à une entre ma langue et mon palais. Elles avaient une saveur indescriptible : celle d’un vin qui « bonifie en vieillissant ». La saveur acidulée des myrtilles ordinaires n’est en rien comparable à l’arôme enivrant de ces baies que les souffrances endurées pour surmonter l’hiver rendaient encore meilleures. Quelle découverte ! Je mangeai les fruits de deux branches, à moi toute seule. Et ce n’est que lorsque j’en découvris une troisième, que je redevins un être humain, capable de solidarité ; je criai, agitée :
— Galia ! Galia ! Jette ta hache et viens vite ! Regarde… J’ai rencontré « du raisin aux larmes d’or ».
« — On t’envoie à la maison d’enfance. Tu y seras infirmière, me dit d’un ton aimable le jeune soldat qui était venu nous chercher.
Je l’aurais embrassé.
Pendant le trajet, notre remorque se détacha du tracteur et tomba dans le canal qui, bien que nous fussions en juin, était gelé. Mais comment donner de l’importance à cet épisode ? Encore une fois, j’avais échappé à la mort. »
La suite dans le Tome II.
C’est une excellente lecture, nous découvrons le terrifiant régime stalinien, le destin de la personne accusée d’être un « ennemi du Peuple », des premiers instants où on s’interroge d’une convocation, puis où on commence à craindre, l’arrestation, le procès, la condamnation.
L’auteure en racontant son drame personnel montre également celui de ses compagnes de tout horizon, de toutes opinions politiques : des socialistes révolutionnaires, des communistes, des trotkystes ……
En fond la société dans les années 30 et le rappel des évènements internationaux (la guerre d’Espagne…)
Mots-clés : #autobiographie #campsconcentration #regimeautoritaire
- le Sam 28 Mar - 0:08
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- Sujet: Evguenia Guinzbourg
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François Cheng
Le Dit de Tian-Yi

Roman, 1998, 435 pages environ, trois parties de tailles inégales.
L'écriture de François Cheng est gracile, légère, précise; et il faut bien cela pour un ouvrage excédant les 400 pages, pour cet exercice si particulier ambitionnant de couvrir la vie entière d'un personnage, exercice à écueils par excellence, où l'on risque de donner dans l'empâté, l'accessoire, les pages de moindre haleine: c'est un choix courageux d'auteur déjà notoire, qui se risque à un premier roman publié.
Si le roman croise sans nul doute l'autobiographie de François Cheng, il ne se moule jamais dedans: Néanmoins, on a bien un jeune artiste chinois, de sa génération -quasiment de son âge- qui part à Paris, jusque là d'accord, mais à ceci près, et c'est une grosse différence, qu'il revient en Chine et y demeure dès les années 1950 et jusqu'à la fin de ses jours.
C'est la peinture d'un trio, composé de Yumei -l'Amante- artiste de théâtre, d'Hoalang -l'Ami- poète, écrivain et Tian-Yi, le peintre.
De la possibilité, ou de l'impossibilité, d'un amour et d'une amitié, fusionnels, à trois. Mais c'est aussi une fresque de la Chine sur un gros demi-siècle, embrassée depuis la guerre d'invasion nippo-chinoise jusqu'à la fin de la vie de Mao Zedong, ce dernier curieusement jamais nommé, en tous cas jamais autrement que le Chef.
Beaucoup de considérations passionnantes sur la symbolique, l'art, jalonnent ce qui a l'apparence d'un récit (normal au vu de l'auteur).
Tout ce qui est dit en matière de Taoïsme, Bouddhisme, société traditionnelle et société révolutionnaire ne le cède nullement pour ce qui est de l'intérêt du lecteur.
La représentation romanesque de la nature est à l'honneur, manière peut-être de jonction avec l'art pictural chinois traditionnel: par exemple après ce livre, jamais plus vous ne regarderez un fleuve de la même façon qu'avant:
1ère partie, chapitre 30 a écrit:
"Question très intéressante, essentielle même, essentielle..." C'était le professeur F. célèbre spécialiste de la pensée chinoise, que d'aucuns approchaient avec un respect craintif. J'y étais allé de ma naïveté, sans gêne outre mesure, car je ne demandais qu'à écouter.
"Oui, le fleuve comme symbole du temps; que signifie-t-il ? Voyons, comment répondre à cette question ? " Son front se plissa derrière ses lunettes cerclées d'argent. "Il faut bien parler de la Voie, n'est-ce pas ? ... Tiens, quelle coïncidence ! Demain, nous traverserons justement la région dont est originaire notre cher Laozi. Celui qui est, vous le savez bien à l'origine du taoïsme et qui a développé l'idée de la Voie, cet irrésistible mouvement universel mû par le Souffle primordial. A demain alors; on en parlera."
"La Voie donc..." reprit le savant le lendemain, comme s'il n'y avait pas eu l'interruption de la nuit.
Pour ce trio, apprenant une funeste nouvelle touchant Haolang, Tian-Yi reviendra de France en Chine, aux heures sombres et tourmentées, pour son malheur peut-on penser, mais toute l'adresse de François Cheng consiste à montrer combien la quête de Tian-Yi, bien que semblant aussi vaine que dangereuse à nos regards, dépasse nos considérations terre-à-terre: il n'y a que cela qui vaille, parce qu'au fond, c'est bel et bien une passion qu'ils vivent (donc une souffrance à mort).
Si la chronologie par le menu mêle la petite histoire, celle des personnages, à la grande, celle de la Chine du XXème, l'érudit M. François Cheng nous fait aussi caresser, en forme de roman et c'est donc très singulier, l'art pictural ancestral de la Chine, la calligraphie comme la représentation peinte, en démarrant aussi loin que l'art des grottes ornées et en aboutissant au néant sidéral de la révolution -dite- culturelle.
Sans doute est-il nécessaire de s'armer d'un peu d'imagination, et d'effectuer une lecture précautionneuse, mais oui, on a l'impression d'atteindre à cela par les vides, les estompes, les déliés, les courbes, les symboles naissant de sa plume...
#Amitié
#Amour
#CampsConcentration
#Creationartistique
#Exil
#Regimeautoritaire
- le Ven 19 Avr - 1:23
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- Sujet: François Cheng
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Daniel Mendelsohn
Les Disparus
Très tôt dans l’ouvrage, les commentaires du commencement de la Torah, l’origine du monde et le début de l’histoire de l’humanité, le présentent comme une sorte de travelling du général au particulier, procédé choisi par souci de raconter une histoire particulière pour représenter l’universelle. Une intéressante glose de la Bible se déroule en parallèle de l’enquête de l’auteur, insérée en italiques comme tout ce qui est externe à son cours, et concernant notamment les annihilations divines (le déluge, Sodome et Gomorrhe) ; on apprend aussi qu’Abraham, le premier Juif, s’est enrichi comme proxénète de sa propre femme auprès de Pharaon (IV, 1)…
Daniel Mendelsohn revient sur les mêmes points, répète les mêmes choses, cite plusieurs fois le même document ou le même extrait dans une sorte de délayage qui ne m’a pas toujours paru approprié ou plaisamment effectué ; de plus, l’ouvrage fait 750 pages, et c’est long. Peut-être est-ce calqué sur la forme litanique de lamentations du type kaddish, comme le livre éponyme d’Imre Kertész ; il est vrai que par contraste les témoignages précis (et horribles) marquent d’autant plus. En tout cas, on peut s’attendre à des moments d’ennui ou d’agacement avec d’être totalement pris par les attachantes personnes rencontrées dans cette quête étendue dans le temps et l’espace.
Les Disparus, c’est ceux (personnes et culture) dont il ne reste apparemment rien et dont Mendelsohn tente de retrouver trace, mais c’est aussi beaucoup l’histoire de sa parentèle ; le goût prononcé pour la famille et la généalogie, un peu désuet voire étonnant pour certains.
Ce livre, c’est encore comment conter, le compte-rendu de l’élaboration de sa narration, la transmission des faits de la Shoah par les petits-enfants des témoins ; focus et importance des détails.
« Un grand nombre de ces fêtes [juives], je m'en étais alors rendu compte, étaient des commémorations du fait d'avoir, chaque fois, échappé de justesse aux oppressions de différents peuples païens, des peuples que je trouvais, même à ce moment-là, plus intéressants, plus engageants et plus forts, et plus sexy, je suppose, que mes antiques ancêtres hébreux. Quand j'étais enfant, à l'école du dimanche, j'étais secrètement déçu et vaguement gêné par le fait que les Juifs de l'Antiquité étaient toujours opprimés, perdaient toujours les batailles contre les autres nations, plus puissantes et plus grandes ; et lorsque la situation internationale était relativement ordinaire, ils étaient transformés en victimes et châtiés par leur dieu sombre et impossible à apaiser. » I, 2
« …] écrire ‒ imposer un ordre au chaos des faits en les assemblant dans une histoire qui a un commencement, un milieu et une fin. » I, 2
« Nous ne voyons, au bout du compte, que ce que nous voulons voir, et le reste s'efface. » I, 2
« Mais, en même temps, qui ne trouve pas les moyens de faire dire aux textes que nous lisons ce que nous voulons qu’ils disent ? » II, 1
« La première Aktion allemande, a commencé Bob, qui voulait que je comprenne la différence entre les tueries organisées des nazis et les vendettas privées de certains Ukrainiens, ceux qui avaient vécu avec leurs voisins juifs comme dans une grande famille, comme m'avait dit la gentille vieille Ukrainienne à Bolechow, a eu lieu le 28 octobre 1941. » III, 2
Curieuse reconnaissance de la judéité chez quelqu’un, ici par un autre juif :
« Quelqu'un en uniforme français, et je me suis approché de lui, et il avait l'air d'être juif. » III, 2
Francophobie, ou french bashing ?
« (Le rabbin Friedman, au contraire, ne peut se résoudre à envisager seulement ce que les gens de Sodome ont l'intention de faire aux deux anges mâles, lorsqu’ils se rassemblent devant la maison de Lot au début du récit, à savoir les violer, interprétation que Rachi accepte placidement en soulignant assez allègrement que si les Sodomites n'avaient pas eu l'intention d'obtenir un plaisir sexuel des anges, Lot n'aurait pas suggéré, comme il le fait de manière sidérante, aux Sodomites de prendre ses deux filles à titre de substitution. Mais, bon, Rachi était français.) » V
« Parfois, les histoires que nous racontons sont les récits de ce qui s'est passé ; parfois, elles sont l'image de ce que nous aurions souhaité voir se passer, les justifications inconscientes des vies que nous avons fini par vivre. » IV, 1
« …] plus nous vieillissions et nous éloignions du passé, plus ce passé, paradoxalement, devenait important. » IV, 2
« …] les petites choses, les détails minuscules qui, me disais-je, pouvaient ramener les morts à la vie. » IV, 2
« Les gens pensent qu'il n'est pas important de savoir si un homme était heureux ou s'il était malheureux. Mais c'est très important. Parce que, après l'Holocauste, ces choses ont disparu. » IV, 2
« …] la véritable tragédie n'est jamais une confrontation directe entre le Bien et le Mal, mais plutôt, de façon plus exquise et plus douloureuse à la fois, un conflit entre deux conceptions du monde irréconciliables. » V
« Il n'y a pas de miracles, il n'y a pas de coïncidences magiques. Il n'y a que la recherche et, finalement, la découverte de ce qui a toujours été là. » V
Mots-clés : #antisémitisme #campsconcentration #communautejuive #devoirdememoire #entretiens #famille #genocide #historique
- le Sam 23 Mar - 20:29
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Philippe Apeloig
Enfants de Paris 1939-1945
Souvenez-vous d’eux, votre mémoire est leur seule sépulture.
Philippe Apeloig s’est donné pour tâche de répertorier, photographier et transmettre dans un cadrage rigoureux plus de 1000 plaques commémoratives de la période 1939-1945 à Paris, classées par arrondissement, dans un souci d’exhaustivité dont il savait d’avance qu’elle ne serait jamais parfaite.
Des enfants, des hommes, des femmes, arrêtés, déportés, fusillés, décapités, torturés par ceux qui sont nommés selon les plaques les boches, les Allemands, les nazis, l’ennemi, les hitlériens. Des juifs, des résistants, des soldats, des anonymes ou des hommes célèbres réduits à rien par le destin, humblement et fermement commémorés par des plaques éparpillées sur les murs de la capitale, dans les rues, sur les façades, dans des lieux publics ou privés.
Dans un texte très émouvant, il raconte comment son grand-père, émigré de Pologne à Paris, a caché sa famille en zone libre à Châteaumeillant où elle fut sauvée grâce à la constante complicité de la population. Le grand-père, lui, a rejoint le maquis. La mère de Philippe Apeloig n’a eu de cesse de commémorer, à travers cet événement, les habitants salvateurs. Cette démarche s’est confrontée à l’expérience de Philippe Apeloig, son expérience de graphiste et de typographe, sa visite au mur des vétérans de Washington érigé par Maya Lin, son vécu du 11 septembre à travers les milliers de petits mots laissés par les habitants autour du désastre. Tout cela l’a amené à la construction progressive de ce livre, longuement mûri, de cette collection de fourmi obsessionnelle.
Nous avions repéré, Monsieur topocl il y a quelques mois, l’annonce de ce livre dans divers journaux. Nous en avions discuté, admiratifs d’une démarche que certains pourraient qualifier de vaine, mais qui nous avait semblé cruciale. De là à acheter le livre… nous ne nous étions pas lancés. Topocl Junior nous avait gentiment moqué, rappelant que, si nous avions toujours fréquenté les cimetières militaires, y traînant notre marmaille, si nous continuons à e faire encore aujourd’hui, nous ne nous étions jamais « amusés » à en lire successivement chaque pierre tombale.
Mais un ange silencieux et bienveillant a bien vu, lui, que ce livre était pour moi.
C’est d’abord un splendide objet, dont la forme, très rectangulaire, la couleur et la typographie de couverture évoquent évidemment les plaques qu’il enserre. Présentation très soignée, les feuilles de garde, bleu pour la première, rouge pour la dernière enserrant la tranche blanche dans un bel hommage patriotique, que complète des signets tissés également bleus et rouges.
Contemplant tout d’abord songeusement l’ouvrage, témoin de quelque chose qui peut-être considéré comme une performance artistique, je me demandais comment me l’approprier. Une plaque par jour ? J’en avais de plus de trois ans. Je m’étais finalement décidée pour un arrondissement par jour.
Et puis, il faut bien le dire, entrée là-dedans, il m’a semblé impossible d’en sortir, captivée, aimantée, très soigneusement préparée par l’introduction de l’auteur qui parle de mis en page, de typographie, de police, de choix des mots… J’ai avancé, j’ai continué, je n’ai rien pu lâcher jusqu’à la dernière page. C’était une belle promenade, pleine d’émotions et de sérieux, l’impression de quelque chose de bien, quand bien même je ne faisais finalement que quelque chose de très égoïste.
Qui étaient-ils ? Que seraient ils devenus ? Qu’on-t’ils pensé dans leurs derniers moment ? Qui les a pleurés ? Qui pense encore à eux ?
mots-clés : #campsconcentration #communautejuive #deuxiemeguerre #devoirdememoire #temoignage
- le Jeu 24 Jan - 17:58
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Gila Lustiger
Mon père a toujours voulu nous protéger de lui-même ; pas des Allemands, de lui-même. Pas de l’homme, bien sûr, qu’il était venu après tant d’années vouées à la rigueur et à la discipline de son travail de refoulement; mais de son pire ennemi, qu’il a combattu pendant cinquante nous ans et qu’il croit à présent avoir vaincu, lui, l’homme d’affaires et l’essayiste en vue : le garçon exténué du camp de concentration. Mon père a toujours voulu nous protéger de ce jeune homme et ne nous a jamais laissé voir son visage d’enfant parce qu’il n’était ni innocent, ni tendre, ni joufflu, ni pur. Mais c’est justement ce visage que ma sœur et moi avons cherché toute notre vie. En vain.
Dans ce texte tardivement autobiographique, Gila Lustiger raconte sa famille Ses parents, ses grands-parents. Son grand-père maternel, le jeune sioniste, communiste convaincu, qui embarque de Pologne sa bourgeoise de fiancée, pour de ses mains participer à la création de l’État d’Israël. Son père réchappé d’Auschwitz, enfermé dans son silence, ses journaux, ses livres et qui a nommé ses filles l’une Bonheur, l’autre Joie.
Au-delà des portrait émouvants, et souvent savoureux, elle raconte aussi ce livre en train de se faire, ce que cela coutes d’être écrivain et romancière dans une famille vouée au silence, et qui peut considérer la fiction comme une insulte à ce qu’elle a vécu.
Gila Lustiger est prise entre une fougueuse admiration, une compassion bouleversée, mais aussi une détestation déterminée : le poids du silence, le devoir d’assumer ce fardeau, censé déterminer la conduite de tous les descendants, un devoir de courage et de bonheur par respect pour ceux qui sont revenus.
Pas facile de grandir, puis d’être une adulte libre là au milieu
C’est assez disparate, La traduction joue peut-être son rôle. Mais Gila Lustiger gagne son lecteur par son humour décapant, son ironie, qui peut parfois aller jusqu’à la hargne, sa capacité à briser les tabous et à s’autoriser la subversion.
Eh oui, c’est la vérité, même si elle est inavouable : ce n’est pas aux assassins que j’en voulais, ni aux collaborateurs, aux lâches, aux voleurs, aux tortionnaires et aux traîtres, mais à ma famille qui avait été anéantie pendant la guerre à cause des Allemands. Je pensais : Il fallait que ça tombe sur toi. Être justement ce qui te déprime, le rejeton d’une famille anéantie.
En tout cas, merci à bix pour cette lecture qui, derrière l’émotion, marque son originalité par un côté pas toujours politiquement correcte, pas du tout.
mots-clés : #autofiction #campsconcentration #communautejuive #conflitisraelopalestinien #devoirdememoire #famille
- le Jeu 17 Jan - 20:35
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Sergueï Lebedev
La limite de l’oubli
Histoire : le narrateur étant enfant , mordu par un chien , a été sauvé par un vieillard aveugle, voisin que la famille de l’enfant surnomme « l’Autre Grand-Père ». L’enfant se sent soumis par ce vieil homme, en fait personne ne l’aime. Devenu adulte et héritier de l’appartement de « l’Autre Grand-Père » le narrateur ressent la même contrainte et décide de partir sur les traces du vieil homme, dans son passé pour connaître la part de mystère.
C’est sombre, très sombre ; les phrases de l’auteur commencent souvent par la clarté, la beauté mais l’ ombre, le tragique, la laideur, les mauvaises odeurs, la crasse s’installent.
Etranges relations de l’enfant narrateur vis-à-vis du vieil homme qui malgré son handicap en imposait.
A l’âge d’adulte la découverte de « jouets » dans l’appartement légué, ainsi que les courriers reçus par « l’Autre Grand-Père » décident le narrateur à partir sur les traces de son passé pour découvrir ce qui participe de son rejet et de l’impression qu’il a toujours eue de la privation, de l’ emprise sur sa personne par ce vieillard.
C’est donc dans la toundra que le narrateur découvrira le passé de « l’Autre Grand-Père » mais aussi le passé de son pays, un passé tragique, que ceux qui vivent là-bas veulent oublier, mais dont les stigmates sont bien visibles encore.
C’est une histoire sur la mémoire, la perte d’identité puis l’oubli. La toundra porte en elle mémoire et oubli des hommes, de la vie, particulièrement celle des détenus des camps. Le narrateur connaîtra dans ces recherches cette période tragique de son pays lui qui est né bien après ; il recevra les paroles de ceux qui se souviennent encore, les témoins car les victimes sont disparues.
C’est très bien écrit ! de nombreuses digressions qui confortent les faits, des réflexions intéressantes sur l’enfance, mais je sors de cette lecture avec un sentiment de mal-être tant les images sont évocatrices.
Il me faudra donc lire un autre livre de cet auteur.
Extraits :
« Une gamelle fumante sur le feu, on prépare une soupe de poisson ; l’ombre est tendre, il ne faut pas le faire cuire trop longtemps. Cette chair toute fraîche, frottée de sel et de poivre, laissée longtemps sous un poids, a rendu son jus : un délice. Mais ensuite vous marchez le long de la rivière, le sentier saute d’une rive à l’autre et, pendant une de ces traversées, l’un d’entre vous trébuche sur un crâne humain coincé entre les pierres, recouvert de mousse verte gluante. »
« Je sentais que sa relation avec moi était dépourvue de vie, qu’il y avait là autre chose qui ne se laissait pas nommer ; cet « autre chose », je ne pus le comprendre qu’une vingtaine d’années plus tard. »
« C’est ainsi que mon existence rejoignit la sienne et je ne fus plus jamais moi-même : le sang de l’ Autre Grand-Père qui m’avait sauvé circulait dans mes veines. Mon corps d’enfant était irrigué par le sang de ce vieillard aveugle, maigrichon, ce qui me sépara définitivement des gamins de mon âge. Je grandis sous le signe du sacrifice inappréciable que l’ Autre Grand-Père avait consenti pour moi. Je grandis comme un greffon sur un vieil arbre. »
« Je compris la raison des relégations vers la taïga, vers la toundra : il s’agissait de rayer les hommes de l’existence commune, de les déporter hors de l’histoire. Leur mort n’advenait pas dans l’histoire, mais dans la géographie. »
mots-clés : #campsconcentration #enfance #regimeautoritaire
- le Sam 12 Jan - 19:05
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Judith Perrignon
Et tu n'es pas revenuavec Marceline Loridan-Ivens

Pourquoi une fois revenue au monde, était-je capable de vivre ? C'était comme une lumière aveuglante après des mois dans le noir, c'était violent, les gens voulaient que tout ressemble à un début, ils voulaient m'arracher à mes souvenirs, ils se croyaient logiques, en phase avec le temps qui passe, la roue qui tourne, mais ils étaient fou, pas que les Juifs, tout le monde ! La guerre terminée nous rongeait tous de l'intérieur.
Des camps, Marceline est revenue à 17 ans, mais son père, parti avec elle, n'est pas revenu. Avec une belle intelligence affective, elle raconte, 75 ans après, parce que c'est toujours là, comment "Mon retour est synonyme de ton absence". Comment ce mari, ce père, dont on ne sait rien de ses derniers mois et de sa mort, qui n'a même pas de tombe, a manqué, laissant une béance impossible à combler, définitivement traumatisante. Elle raconte l'impossible retour, l'impossible réconciliation au monde.
mots-clés : #autobiographie #campsconcentration #relationenfantparent
- le Sam 8 Sep - 13:04
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Marceline Loridan-Ivens avec Judith Perrignon
Et tu n'es pas revenuavec Judith Perrignon

Pourquoi une fois revenue au monde, était-je capable de vivre ? C'était comme une lumière aveuglante après des mois dans le noir, c'était violent, les gens voulaient que tout ressemble à un début, ils voulaient m'arracher à mes souvenirs, ils se croyaient logiques, en phase avec le temps qui passe, la roue qui tourne, mais ils étaient fou, pas que les Juifs, tout le monde ! La guerre terminée nous rongeait tous de l'intérieur.
Des camps, Marceline est revenue à 17 ans, mais son père, parti avec elle, n'est pas revenu. Avec une belle intelligence affective, elle raconte, 75 ans après, parce que c'et toujours là, comment "Mon retour est synonyme de ton absence". Comment ce mari, ce père, dont on ne sait rien de ses derniers mois et de sa mort, qui n'a même pas de tombe, a manqué, laissant une béance impossible à combler, définitivement traumatisante. Elle raconte l'impossible retour, l'impossible réconciliation au monde.
mots-clés : #autobiographie #campsconcentration #relationenfantparent
- le Sam 8 Sep - 13:03
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- Sujet: Marceline Loridan-Ivens avec Judith Perrignon
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Chen Ming

Les nuages noirs s'amoncellent
La moitié de ma vie est le reflet du régime communiste. Ma vie n'a cessé d'être instable. Enfant, je dus me battre contre la misère. Grâce aux études, j'ai réussi à devenir professeur d'université. En plein épanouissement intellectuel, j'ai dû renoncer à toute activité et je fus envoyé dans un camp. Ensuite ce furent vingt-cinq années d'oppression et d'humiliation sans relâche.
Mon cauchemar a duré trente ans à cause d'une erreur de l'histoire.
Chen Ming est né en 1908 dans la province du Shanxi, au nord de la Chine. Son enfance fut misérable, marquée du sceau de la tristesse de sa mère, qui vit plusieurs de ses enfants mourir faute de soins. Chen Ming vivait dans un même habit rapiécé à l'infini, et ne mangeait que rarement à sa faim. Pourtant, sa mère, ignorant les quolibets des voisins, l'envoya coûte que coûte à l'école. Et son fils lui donna raison. A force de ténacité et grâce à la générosité de quelques amis, il devint professeur d'histoire contemporaine à l'université. Il pensait enfin pouvoir couler des jours heureux avec son épouse lorsque l'arrivée des communistes au pouvoir en décida autrement, signifiant le début d'un cauchemar qui devait durer près de 30 ans...
Les purges parmi les intellectuels chinois débutèrent dès 1951. Sans aucun jugement, sans savoir ce qu'on lui reprochait, Chen Ming fut condamné à 5 ans de laogai (le goulag chinois), où il vécut les pires sévices. Et sa libération en 1956 ne signifia en rien la fin de ses tourments...
Comme ancien détenu, mais aussi comme intellectuel, il fut brimé sans fin. Son sort était à la merci des décisions arbitraires et fluctuantes d'un régime totalitaire devenu fou. Vingt années durant, il dut balayer les rues sans relâche. Les fouilles et pressions policières, tout comme les interrogatoires, étaient continuels. Sa femme fut elle aussi cataloguée de «droitière », et dut comme lui subir des « séances d'autocritique », terribles humiliations publiques sous les quolibets de la foule.
Ce cauchemar ne prit fin qu'en 1978, lorsque Chen Ming fut finalement réhabilité, et que l'état chinois reconnut qu'il avait été condamné par erreur. Comme par miracle, les mêmes qui, la veille encore, le vilipendaient et lui crachaient dessus, n'étaient désormais que sourire à son égard... Comment imaginer les sentiments de cet homme de 70 ans, dont la vie avait été broyée par l'Histoire, comme celles de tant de ses compatriotes ?
Ainsi que l'indique Jean-Luc Domenach dans la préface, le récit de Chen Ming « contribue à corriger l'impression fausse, propagée après le retour au pouvoir de Den Xiaoping, qui fait de la Révolution culturelle un délire soudain et comme accidentel. » En réalité, les campagnes visant à écraser le milieu intellectuel ne cessèrent de se succéder, et la Révolution culturelle n'en fut que le paroxysme. Nombreux furent ceux qui se suicidèrent de désespoir. Mais Chen Ming a refusé de se laisser fléchir, de cesser de réfléchir. Le lavage de cerveau n'a jamais pris sur lui ; en secret, il est toujours resté un homme libre.
Au soir de sa vie, devenu veuf, Chen Ming entreprit de rédiger ses mémoires. Conscient qu'il était impossible de les publier dans son pays, il les confia à Camille Loivier, alors jeune étudiante en Chine. A charge pour elle de les traduire et de les faire publier en France.
C'est donc ainsi que nous est parvenu ce récit terrible et poignant. Jusqu'au bout, Chen Ming garda une part de son mystère, ne partageant qu'avec grande parcimonie ses pensées les plus intimes et les ressorts qui lui permirent de tenir face à la barbarie. On sent là toute la retenue d'un être qui vivait encore en Chine, et à qui la vie avait appris qu'on ne peut vraiment faire confiance à personne... Et pourtant, ce sont bien les phrases de cet homme hors du commun qui nous permettent, à nous lecteur, de garder foi en l'humain, en son incroyable capacité de résistance et de résilience...
Un témoignage rare, bouleversant, essentiel.
mots-clés : #autobiographie #campsconcentration #regimeautoritaire #revolutionculturelle
- le Sam 18 Aoû - 21:48
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Marceline Loridan-Ivens avec Judith Perrignon
L'amour aprèsavec Judith Perrignon

Au crépuscule de sa vie, lumineux quoiqu'elle perde la vue, Marceline Loridan-Ivens rouvre la valise de ses archives et se rappelle comment, au retour des camps, avec "l'ombre de la mort" dans son dos, elle a fait le choix de la liberté, là où beaucoup de ses compagnes ont choisi le mariage, la sagesse, les enfants, cadre rassurant pour dépasser l'empreinte infernale. Comment elle joue le "jeu de la séduction dont j'avais abusé pour me rassurer, par simple peur d'être aspirée par le vide".
C'est l'occasion de parler d'un corps qui ne peut que se souvenir des sévices, de l'usage d'une espèce de liberté qu'elle a paradoxalement apprise dans les camps, où, jetée à 15 ans, elle s'est affranchie de toute tutelle pour ne vivre que par elle-même. C'est aussi l'occasion de parler d'amour dans cette incroyable relation partagée avec Joris Ivens, d'amitié, notamment avec quelques pages très fortes sur Simone Veil, si différente et si proche, de ce lien impossible à couper entre les survivant(e)s.
C'est un texte que la belle écriture de Judith Perrignon contribue à rendre aussi joyeux que terrible, vivant, en quelque sorte, de cette énergie de savoirs, de relations, de combats qui a conduit Marceline Loridan-Ivens.
Seuls comptent la quête, le mouvement, le sens.
Sans mentir, franche, résolue, elle ne franchit jamais les limites d'une impudeur, ni sur l'horreur ou la douleur, ni sur la joie, ni sur le plaisir. Les dernières pages sont bouleversantes, elle se retrouve seule dans le lit de son conjoint décédé reste de son côté, puis adopte le milieu. Tout cela est bien remuant. Il y a une beauté à cette façon de mener sa vie.
Mots-clés : #amour #autobiographie #campsconcentration #conditionfeminine #correspondances #temoignage
- le Mer 1 Aoû - 15:42
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Elena Lappin
L'homme qui avait deux têtes
Bref texte qui relate l'enquête d'Elena Lappin à propos de Fragments, une enfance (1939-1948) où Binjamin Wilkomirski relate ses souvenirs d’enfance à Riga, puis dans divers camps nazis, accusant la Suisse d'avoir effacé son passé, falsifié son identité et de l'avoir fait adopter comme petit Suisse abandonné par sa mère.
Après que ce récit ait été adulé comme bouleversant, il est ensuite accusé de n'être qu'une invention de l'auteur.
Alors: réalité ou fiction, souvenirs ou mensonge, délire ou arnaque?
Elena Lappin rencontre l’auteur, des éditeurs de ce succès mondial, des survivants, des historiens... S'il semble avéré que Binjamin Wilkomski n'a pas pu exister, que le vrai enfant était bien Bruno Grosjean, il parait plus difficile de trancher entre traumatisme et mensonge ?
Le livre d'Elena Lappin, quoique très documenté, est intéressant mais incomplètement abouti.
mots-clés : #autofiction #campsconcentration #devoirdememoire #identite
- le Lun 28 Mai - 10:15
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Jorge Semprun
L’écriture ou la vie
Dans ce récit, Semprun raconte son expérience de la déportation en commençant par la libération ‒ en évoquant les regards de ceux qui n’ont que la mort, « s’en aller par la cheminée » (partir en cette fumée omniprésente, nauséabonde, qui a fait fuir tous les oiseaux), le regard haineux du nazi, le regard horrifié des libérateurs. Jeune étudiant en philosophie, communiste et germanisant, capturé comme résistant, la fonction de Semprun dans l’administration de Buchenwald est d’effacer et d’inscrire les noms sur des fiches.
D’une « rayonnante vitalité » après avoir « traversé la mort », il est revenant de la mémoire de la mort et veut "témoigner", ce qui ne peut passer que par une certaine forme d’artifice, d’art ‒ mais le renvoie immanquablement à la mort : il garde le silence pour oublier, et renoncera à l’écriture pendant des années. Près de vingt ans plus tard, il écrira Le grand voyage, qui ramènera la mort dans son présent, jusqu’à ce que le suicide de Primo Levi, vingt-cinq ans encore plus tard, la ramène devant lui, le poussant à écrire ce livre sur l’angoisse mortifère qui revient toujours.
« …] l’ombre mortelle où s’enracine, quoi que j’y fasse, quelque ruse ou raison que j’y consacre pour m’en détourner, mon désir de vivre. Et mon incapacité permanente à y réussir pleinement. »
« "È un sogno entro un altro sogno, vario nei particolari, unico nella sostanza…"
Un rêve à l'intérieur d'un autre rêve, sans doute. Le rêve de la mort à l'intérieur du rêve de la vie. Ou plutôt : le rêve de la mort, seule réalité d'une vie qui n'est elle-même qu'un rêve. Primo Levi formulait [dans La Trêve] cette angoisse qui nous était commune avec une concision inégalable. Rien n'était vrai que le camp, voilà. »
Tout le propos du livre est là : c’est la difficulté, le combat de l’auteur pour témoigner de Buchenwald dès qu’il en sort, cette approche constituant une forme de ce témoignage d’un « passé peu crédible, positivement inimaginable », « l’horreur et le courage ».
« Il y aura des survivants, certes. Moi, par exemple. Me voici survivant de service, opportunément apparu devant ces trois officiers d'une mission alliée pour leur raconter la fumée du crématoire, la chair brûlée sur l'Ettersberg, les appels sous la neige, les corvées meurtrières, l'épuisement de la vie, l'espoir inépuisable, la sauvagerie de l'animal humain, la grandeur de l'homme, la nudité fraternelle et dévastée du regard des copains.
Mais peut-on raconter ? Le pourra-t-on ?
Le doute me vient dès ce premier instant.
Nous sommes le 12 avril 1945, le lendemain de la libération de Buchenwald. L'histoire est fraîche, en somme. Nul besoin d'un effort de mémoire particulier. Nul besoin non plus d'une documentation digne de foi, vérifiée. C'est encore au présent, la mort. Ça se passe sous nos yeux, il suffit de regarder. Ils continuent de mourir par centaines, les affamés du Petit Camp, les Juifs rescapés d'Auschwitz.
Il n'y a qu'à se laisser aller. La réalité est là, disponible. La parole aussi.
Pourtant un doute me vient sur la possibilité de raconter. Non pas que l'expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est tout autre chose, on le comprendra aisément. Autre chose qui ne concerne pas la forme d'un récit possible, mais sa substance. Non pas son articulation, mais sa densité. Ne parviendront à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création. Ou de recréation. Seul l'artifice d'un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage. Mais ceci n'a rien d'exceptionnel : il en arrive ainsi de toutes les grandes expériences historiques. »
« Le bonheur de l’écriture, je commençais à le savoir, n’effaçait jamais ce malheur de la mémoire. Bien au contraire : il l’aiguisait, le creusait, le ravivait. Il le rendait insupportable. »
« Tel un cancer lumineux, le récit que je m’arrachais de la mémoire, bribe par bribe, phrase après phrase, dévorait ma vie. Mon goût de vivre, du moins, mon envie de persévérer dans cette joie misérable. J’avais la certitude d’en arriver à un point ultime, où il me faudrait prendre acte de mon échec. Non pas parce que je ne parvenais pas à écrire : parce que je ne parvenais pas à survivre à l’écriture, plutôt. Seul un suicide pourrait signer, mettre fin volontairement à ce travail de deuil inachevé : interminable. Ou alors l’inachèvement même y mettrait fin, arbitrairement, par l’abandon du livre en cours. »
« À Ascona, sous le soleil de l'hiver tessinois, à la fin de ces mois du retour dont j’ai déjà fait un récit plutôt elliptique, j'avais pris la décision d'abandonner le livre que j'essayais en vain d'écrire. En vain ne veut pas dire que je n'y parvenais pas : ça veut dire que je n'y parvenais qu'à un prix exagéré. Au prix de ma propre survie en quelque sorte, l'écriture me ramenant sans cesse dans l'aridité d'une expérience mortifère.
J’avais présumé de mes forces. J’avais pensé que je pourrais revenir dans la vie, oublier dans le quotidien de la vie les années de Buchenwald, n’en plus tenir compte dans mes conversations, mes amitiés, et mener à bien, cependant, le projet d’écriture qui me tenait à cœur. J’avais été assez orgueilleux pour penser que je pourrais gérer cette schizophrénie concertée. Mais il s’avérait qu’écrire, d'une certaine façon, c'était refuser de vivre.
À Ascona, donc, sous le soleil de l'hiver, j'ai décidé de choisir le silence bruissant de la vie contre le langage meurtrier de l'écriture. »
« …] la réalité a souvent besoin d’invention, pour devenir vraie. C'est-à-dire vraisemblable. Pour emporter la conviction, l’émotion du lecteur. »
Le récit est construit en une remémoration chronologique, un fil linéaire avec des dates, mais avec aussi de brefs retours en arrière, l’évocation d’épisodes autobiographiques mettant en situation ses pensées et actes d’alors, et même quelques reprises conjoncturelles, donnant l’impression d’un texte écrit d’une seule traite (en fait en trois parties), clairement, presque sur le ton de la conversation par endroits. A un moment, il évoque le projet d’un livre architecturé sur les musiques de Mozart et Armstrong. A un autre, il entrelace savamment deux fils de récit, d'une part la séance où douze éditeurs d’autant de pays lui remettent chacun son premier roman, Le grand voyage, traduit dans leur langue, et d'autre part ses souvenirs (Prague, Kafka, Milena et son éviction du parti communiste) remémorés simultanément.
La visite à Weimar, avec sa présence goethienne, tout à côté de Buchenwald juste libéré, en compagnie d’un officier états-unien, Juif allemand exilé ‒ « ville de culture et de camp de concentration » ‒, répond à celle qu’il y fait cinquante ans plus tard, cinq ans après la mort de Primo Levi, et qui lui permet d’achever le présent récit.
Quelques leitmotiv (la fumée, la neige d’antan), des images récurrentes (le soldat allemand abattu, les agonisants dans ses bras), donnent un rythme à la narration.
Je me suis souvent ramentu les textes de Kertész, pour plusieurs motifs ; lui et Semprun ont œuvré sur la même tentative de nous faire appréhender les camps nazis.
Anecdotes troublantes qui m’ont incidemment interpellé : le vieux communiste bibliothécaire, qui réclame les livres parce qu’à ses yeux le camp et sa bibliothèque ne vont pas disparaître, mais être réutilisés pour réprimer les nazis (et les bolcheviks vont réutiliser Buchenwald pour cinq ans) ; le jeune kapo russe, trafiquant profiteur, qui n’envisage pas de rentrer en Union soviétique mais de poursuivre son destin opportuniste à l’Ouest, tout en aidant à la réalisation d’un gigantesque portrait de Staline dans la nuit qui suit la libération.
Semprun note que le communisme ajoute « l'accroissement du rôle de l'État, providence ou garde-chiourme ‒ le communisme, donc, aura ajouté la violence froide, éclairée, raisonneuse : totalitaire, en un mot, d’un Esprit-de-Parti persuadé d’agir dans le sens de l’Histoire, comme le Weltgeist hégélien. » (II, 6, page 233 de l’édition Folio, pour qui veut approfondir ce point de vue.)
« Une sorte de malaise un peu dégoûté me saisit aujourd’hui à évoquer ce passé. Les voyages clandestins, l’illusion d’un avenir, l’engagement politique, la vraie fraternité des militants communistes, la fausse monnaie de notre discours idéologique : tout cela, qui fut ma vie, qui aura été aussi l’horizon tragique de ce siècle, tout cela semble aujourd’hui poussiéreux : vétuste et dérisoire. »
« L’histoire de ce siècle aura donc été marquée à feu et à sang par l’illusion meurtrière de l’aventure communiste, qui aura suscité les sentiments les plus purs, les engagements les plus désintéressés, les élans les plus fraternels, pour aboutir au plus sanglant échec, à l’injustice sociale la plus abjecte et opaque de l’Histoire. »
De très belles pages, comme sa reprise de conscience après une chute d’un train (peut-être une tentative de suicide) ‒ pour se retrouver sur le quai de Buchenwald ‒ lorsque « cette mort ancienne reprenait ses droits imprescriptibles ».
Un des rares ouvrages que je vais conserver pour relecture ultérieure, qui constitue entr’autres une leçon de courage de la part de ce polyglotte portant toute une bibliothèque humaniste dans sa mémoire, et une réponse explicite à la question du pourquoi de la littérature.
« Il [son ancien professeur, Maurice Halbwachs, mourant] ne pouvait plus que m'écouter, et seulement au prix d'un effort inhumain. Ce qui est par ailleurs le propre de l'homme. »
« Il m’a semblé alors, dans le silence qui a suivi le récit du survivant d’Auschwitz, dont l’horreur gluante nous empêchait encore de respirer aisément, qu’une étrange continuité, une cohérence mystérieuse mais rayonnante gouvernait le cours des choses. De nos discussions sur les romans de Malraux et l’essai de Kant, où s’élabore la théorie du Mal radical, das radikal Böse, jusqu’au récit du Juif polonais du Sonderkommando d’Auschwitz – en passant par les conversations dominicales du block 56 du Petit Camp, autour de mon maître Maurice Halbwachs – c’était une même méditation qui s’articulait impérieusement. Une méditation, pour le dire avec les mots qu’André Malraux écrirait seulement trente ans plus tard, sur “la région cruciale de l’âme où le Mal absolu s’oppose à la fraternité”. »
mots-clés : #campsconcentration #devoirdememoire #historique #mort #philosophique
- le Lun 16 Avr - 0:07
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Marguerite Duras
La Douleur
Sous ce titre a été publié en 1985 un ensemble de cinq textes qui ont pour point commun la fin de la dernière guerre mondiale et la Libération. Certains sont à caractère autobiographique, d’autres sont de pures fictions.
La Douleur raconte l’attente angoissée de Marguerite Duras du retour de déportation de son mari Robert Antelme. Le récit se présente comme un journal. C’est en fait un faux journal qui trouve ses origines dans les fameux « cahiers de guerre », ensemble de notes écrites par Marguerite Duras dans les années 1945-47. Ces textes ont été revus à différentes reprises par l’auteur, notamment pour leur publication en 1985. Comme bien souvent, Marguerite Duras revient sur son passé dont elle modifie sans cesse la teneur. C’est le travail d’une écrivaine et non d’une historienne.
La Douleur est un texte fort qui décrit le comportement à la limite de l’hystérie d’une femme qui attend son mari détenu. Est-il mort ? Est-il vivant ? Tout se passe comme si Marguerite voulait éprouver dans la chair une violence dévastatrice qui serait en sympathie profonde avec celle connue par Robert en captivité. S’y mêle également un arrière-plan de mauvaise conscience, Marguerite ayant une liaison depuis deux ans avec Dionys Mascolo, le meilleur ami de Robert ! Après avoir fréquenté les gares d’Orsay et l’hôtel Lutetia, lieux de rassemblement des déportés, recueilli nombre de témoignages, les informations viennent du colonel Morland, nom de guerre de François Mitterand et le sauvetage in-extrémis de Robert à Dachau. Suit le lent retour à la vie du détenu décrit par l’auteur en termes parfois très crus. La publication de ce texte entraîna une longue brouille entre Duras et son ex-mari.
Monsieur X dit Pierre Rabier est le récit de la rencontre et des relations ambiguës entre Marguerite Duras et un gestapiste, de son vrai nom Charles Delval. Ce texte a été écrit vers 1985 à partir de notes rédigées en 1946 lors du procès de Delval et en 1958 lors de l’élaboration du scénario du film « Hiroshima, mon amour ».
Pour résumer le sujet : après l’arrestation de Robert en juillet 1944, Marguerite se rend au siège de la Gestapo, rue des Saussaies, afin de faire parvenir un colis à son mari interné à Fresnes. Elle tombe sur Charles Delval qui a procédé à l’arrestation de Robert Antelme.
S’ensuit une étrange relation entre le gestapiste et la résistante, fait de séduction de la part de Charles (réciproque pour Marguerite ?) doublée d’un jeu dangereux du chat et de la souris. Ainsi Charles invite régulièrement Marguerite dans des cafés et des restaurants, sous le prétexte de pouvoir aider Robert. Nous ignorons jusqu’où ira leur relation. Un projet d’assassinat de Delval est monté par le groupe de Dionys Mascolo, mais n’aura pas lieu. Finalement Charles Delval sera condamné à mort et exécuté en 1946. Marguerite Duras a témoigné une première fois à charge au tribunal, puis une seconde fois à décharge.
Dans monsieur X, Marguerite Duras présente Charles Delval comme un personnage fasciné par l’Allemagne nazie et ne doutant pas une seconde de la victoire finale. Il interprète donc sa tâche comme une sorte de devoir moral. Nous sommes au cœur de l’ambivalence bourreau – victime, les frontières n’étant pas aussi imperméables que notre vision 70 ans plus tard pourrait le laisser penser.
Fait étonnant et qui mérite d’être mentionné puisque ces récits ont une forte valeur autobiographique : Dionys Mascolo, amant de Marguerite, entretient une relation avec la femme de Charles Delval avec laquelle il a un enfant ! Compliqué tout cela.

Dans Albert des Capitales Marguerite Duras renverse les rôles et se présente en tant que bourreau. En effet, il s’agit d’un interrogatoire mené par une certaine Thérèse (« Thérèse c’est moi » nous prévient MD) d’un mouchard accompagné d’un tabassage en règle. C’est un texte extrêmement violent, franchement très dur et qui m’a mis très mal à l’aise. M.D. a-t-elle cherché à faire un contrepoint à « L’Espèce humaine » de Robert Antelme ?
Ter le milicien est le portrait d’un jeune frimeur, flambeur, amoureux de la vie qui a été séduit par une collaboration active. On ne sait s’il continuera à vivre ou s’il sera exécuté.
Les deux derniers textes sont des fictions : L’Ortie brisée, fuite d’un collaborateur dans la banlieue parisienne ; Aurélia Paris, jeune juive recueillie dans un appartement parisien. Ce sont deux beaux textes.
Ma lecture de « La Douleur » suit celle de « L’Espèce humaine » de R. Antelme. Ce dernier livre est éprouvant, mais soutenu par une pensée ferme et élaborée. Au contraire « La Douleur » avec ses textes disparates, ses ambiguïtés, ses non-dits, son caractère beaucoup plus ouvert vers les interprétations du lecteur, offre une autre vision, complémentaire ?, qui peut être dérangeante pour certains, mais n’est-ce pas le caractère des œuvres d’art ?

Mots-clés : #autobiographie #campsconcentration #deuxiemeguerre #genocide
- le Lun 5 Fév - 12:15
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Robert Antelme
Robert Antelme est l’auteur de pratiquement un seul livre, mais un ouvrage d’une importance capitale.
Parmi les rares survivants de l’enfer des camps nazis, bien peu ont laissé un témoignage écrit de ce qu’ils y avaient vécu. Dans l’introduction à son récit, Robert Antelme montre cette difficulté à dire :
Cette disproportion entre l’expérience que nous avions vécue et le récit qu’il était possible d’en faire ne fit que se confirmer par la suite. Nous avions donc bien affaire à l’une de ces réalités qui font dire qu’elles dépassent l’imagination. Il était clair désormais que c’était seulement par le choix, c’est-à-dire encore par l’imagination, que nous pouvions essayer d’en dire quelque chose.
L’Espèce humaine a été rédigé peu de temps après les faits et publié en 1947, peut-être par une sorte de devoir de mémoire, le livre étant dédié à la sœur de l’auteur, Marie-Louise, qui, elle, ne revint pas de la déportation.
Envoyé à Buchenwald en août 44 par le dernier train parti de Compiègne, Robert Antelme va être affecté à un Kommando de ville de Gandersheim, au sud de Hanovre, où se trouve une usine de fabrication de carlingues d’avions.
Il va y vivre – survivre est le terme le plus approprié - pendant les longs mois d’hiver, entassé avec ses compagnons dans l’église puis dans le camp que les détenus ont construit. Les conditions de vie, variable selon les kommandos, étaient particulièrement rudes à Gandersheim, le camp étant dirigé par les Kapos, prisonniers de droit commun, et non les politiques.
Au sommet de la hiérarchie se placent les SS :
Il n’y a plus que les SS. Ils sont calmes, ils ne gueulent pas. Ils marchent le long de la colonne. Les Dieux. Pas un bouton de leur veste, pas un ongle de leur doigt qui ne soit un morceau de soleil : le SS brûle. On est la peste du SS. On n’approche pas de lui, on ne pose pas les yeux sur lui. Il brûle, il aveugle, il pulvérise.
Au-dessous, toute une hiérarchie complexe de privilégiés et de kapos. On pourrait les rassembler sous le terme « ceux qui ont à manger ». Il s’agit souvent de droits communs qui ont l’avantage de parler la langue des « dieux » et de jouer le rôle d’interprètes. Ils sont impliqués dans de multiples trafics, le principal étant celui de l’or issu des dents ou de montures de lunettes, ils se divisent en plusieurs factions rivales. Le jeu peut être dangereux pour eux. Le SS n’aime pas les trahisons, ceux qui parlent trop. Parmi eux les kapos sont souvent des brutes épaisses qui passent le plus clair de leur temps à hurler sur les détenus et à les frapper à coups de schlague, à coups de poings. Il faut se faire bien voir du dieu SS. Portant le costume rayé comme les autres, les kapos finissent par le quitter et même sont dotés de fusils…
On l’avait entendue souvent, cette voix, dans le haut-parleur de la baraque. Elle s’étendait sur tout le camp : « Kapos… Kapos ! » avec un « a » grave. C’était le mot qui revenait le plus souvent. Au début, cela avait paru mystérieux. Cette voix et ce mot manifestaient en réalité toute l’organisation. Calme, la voix ordonnait tout. Entre la voix et le régime imposé par les SS, il était d’abord impossible de faire le rapprochement. C’était pourtant la même chose. La machine était au point, admirablement montée, et cette voix tranquille, d’une fermeté neutre, c’était la voix de la conscience SS absolument régnante sur le camp.
Il y a d’autres privilégiés :
Le toubib espagnol est devenu rapidement un type assez parfait de l’aristocratie du kommando. Le critère de cette démocratie – comme de toute d’ailleurs – c’est le mépris. Et nous l’avons vue sous nos yeux se constituer, avec la chaleur, le confort, la nourriture. Mépriser – puis haïr quand ils revendiquent – ceux qui sont maigres et traînent un corps au sang pourri, ceux que l’on a contraints à offrir de l’homme une image telle qu’elle soit une source inépuisable de dégoût et de haine.
Enfin, il y a les civils de l’usine qui eux aussi frappent à tour de bras, à quelques exceptions près, des travailleurs qui sabotent un peu le travail (une seule carlingue sera produite mais reviendra car défectueuse.)
Les coups, le froid, la faim, surtout la faim, affaiblissent peu à peu des corps exténués et sont sources de multiples maladies. Un engrenage fatal se trouve ainsi mis en place.
En réalité après la soupe la faim relayera le froid, puis le froid recommencera et enveloppera la faim ; plus tard les poux envelopperont le froid et la faim, puis la rage sous les coups enveloppera poux, froid et faim, puis la guerre qui ne finit pas enveloppera rage, poux, froid et faim, et il y aura le jour où la figure, dans le miroir, reviendra gueuler Je suis encore là ; et tous les moments où leur langage qui ne cesse jamais enfermera poux, mort, faim, figure, et toujours l’espace infranchissable aura tout enfermé dans le cirque des collines : l’église où nous dormons, l’usine, les chiottes, la place des pieds, et la place de la pierre que voici, lourde, glacée, qu’il faut décoller de ses mains insensibles, gonflées, soulever et aller jeter dans le tombereau.
Manger devient une obsession : le pain rationné que l’on découpe en petits morceaux et qu’on mâche longuement, rarement quelques patates ou épluchures, de la soupe qui n’est que de l’eau chaude :
Maintenant, on se presse pour toucher le pain et on lutte contre soi-même pour arriver à en garder une tranche pour le soir. En le touchant, et avant même de le toucher, on sait qu’il est périssable, on est accablé déjà d’avoir à le manger. Le pain ne vieillit pas comme la chair et la beauté, il ne dure pas, il n’est destiné qu’à être détruit. Il est condamné avant de naître. Je pourrais calculer quelles quantités il faudra que j’en aie à détruire pour vivre cinq ans, dix ans… Il y a des montagnes de pain, des années-pains entre la mort et nous.
Il savait qu’entre la vie d’un copain et la sienne propre, on choisirait la sienne et qu’on ne laisserait pas perdre le pain du copain mort. Il savait qu’on pourrait voir, sans bouger, assommer de coups un copain et qu’avec l’envie d’écraser sous ses pieds la figure, les dents, le nez du cogneur, on sentirait aussi, muette, profonde, la veine du corps : « ce n’est pas moi qui prend ».
L’important bien sûr est de survivre :
La mort était de plein pied avec la vie, mais à toutes les secondes. La cheminée du crématoire fumait à côté de celle de la cuisine. Avant que nous soyons là, il y avait eu des os de morts dans la soupe des vivants, et l’or de la bouche des morts s’échangeait depuis longtemps contre le pain des vivants. La mort était formidablement entraînée dans le circuit de la vie quotidienne.
Ici, il n’y a pas de malades : il n’y a que des vivants et des morts.
Il ne faut pas mourir, c’est ici l’objectif véritable de la bataille. Parce que chaque mort est une victoire du SS.
Pour survivre, il faut garder sa dignité humaine. C’est là que la réflexion de Robert Antelme basée sur son vécu concentrationnaire dépasse ce cadre des camps pour toucher l’universel : il n’y a qu’une espèce humaine.
Il a bien compris que la machine de mort SS était basée sur une distanciation avec les détenus : les moches, les pourris, les squelettes ambulants, les porcs (schweine), ceux qui peuvent s’abaisser à ramper à terre pour manger quelques épluchures, ceux qui défèquent dans leur culotte où n’importe où parce qu’ils ont la diarrhée ; bref de la vermine, paresseuse, indisciplinée, des parasites de la société, tout juste bons à être utilisés comme esclaves.
Le geste de l’homme, agissant ou signifiant, ne cesse pas. Les SS ne peuvent pas muter notre espèce. Ils sont eux-mêmes enfermés dans la même espèce et dans la même histoire. Il ne faut pas que tu sois : une machine énorme a été montée sur cette dérisoire volonté de con. Ils ont brûlé des hommes et il y a des tonnes de cendres, ils peuvent peser par tonnes cette matière inerte. Il ne faut pas que tu sois, mais ils ne peuvent pas décider, à la place de celui qui sera cendre tout à l’heure, qu’il n’est pas. Ils doivent tenir compte de nous tant que nous vivons, et il dépend encore de nous, de notre acharnement à être, qu’au moment où ils viendront de nous faire mourir ils aient la certitude d’avoir été entièrement volés. Ils ne peuvent pas non plus enrayer l’histoire qui doit faire plus fécondes ces cendres sèches que le gras squelette du lagerführer.
Et ce passage fondamental :
Et si nous pensons alors cette chose qui, d’ici, est certainement la chose la plus considérable que l’on puisse penser : « Les SS ne sont que des hommes comme nous » ; si, entre les SS et nous – c’est-à-dire dans le moment le plus fort de la distance entre les êtres, dans le moment où la limite de l’asservissement des uns et la limite de la puissance des autres semblent devoir se figer dans un rapport surnaturel – nous ne pouvons apercevoir aucune différence substantielle en face de la nature et en face de la mort, nous sommes obligés de dire qu’il n’y a qu’une espèce humaine. Que tout ce qui masque cette unité dans le monde, tout ce qui place les êtres dans la situation d’exploités, d’asservis et impliquerait par là-même, l’existence de variétés d’espèces, est faux et fou ; et que nous en tenons ici la preuve, et la plus irréfutable preuve, puisque la pire victime ne peut faire autrement que de constater que, même dans son pire exercice, la puissance du bourreau ne peut être autre qu’une de celles de l’homme : la puissance de meurtre. Il peut tuer un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose.
De ce fait, la bassesse ne se trouve pas où le conquérant le pense mais dans le franchissement d’autres limites :
Plus on est contesté en tant qu’homme par le SS, plus on a de chances d’être confirmé comme tel. Le véritable risque que l’on court, c’est celui de se mettre à haïr le copain d’envie, d’être trahi par la concupiscence, d’abandonner les autres. Personne ne peut s’en faire relever. Dans ces conditions, il y a des déchéances formelles qui n’entament aucune intégrité et il y a aussi les faiblesses d’infiniment plus de portée. On peut se reconnaître à se revoir fouinant comme un chien dans les épluchures pourries. Le souvenir du moment où l’on n’a pas partagé avec un copain ce qui devait l’être, au contraire viendrait à faire douter même du premier acte. L’erreur de conscience n’est pas de « déchoir », mais de perdre de vue que la déchéance doit être de tous et pour tous.
Tout est bon pour garder cette dignité de l’espèce face à celui qui veut la nier :
Quand je suis près d’un Allemand, il m’arrive de parler le français avec plus d’attention, comme je ne le parle pas habituellement là-bas ; je construis mieux la phrase, j’use de toutes les liaisons, avec autant de soin, de volupté que si je fabriquais un chant. Auprès de l’Allemand, la langue sonne, je la vois se dessiner au fur et à mesure que je la fais. Je la fait cesser et je la fait rebondir en l’air à volonté, j’en dispose. A l’intérieur du barbelé, chez le SS, on parle comme là-bas et le SS qui ne comprend rien le supporte. Notre langue ne le fait pas rire. Elle ne fait que confirmer notre condition. A voix basse, à voix haute, dans le silence, elle est toujours la même inviolable. Ils peuvent beaucoup mais ils ne peuvent pas nous apprendre un autre langage qui serait celui du détenu. Au contraire, le nôtre est une justification de plus de la captivité.
Et Dieu dans tout cela ? Il n’est pas d’un grand secours pour Robert Antelme (mais il en soutient d’autres)
Belle histoire du surhomme, ensevelie sous les tonnes de cendres d’Auschwitz. On lui avait permis d’avoir une histoire. Il parlait d’amour, et on l’aimait. Les cheveux sur les pieds, les parfums, les disciples qu’il aimait, la face essuyée…
On ne donne pas les morts à leur mère ici, on tue la mère avec, on mange leur pain, on arrache l’or de leur bouche pour manger plus de pain, on fait du savon avec leur corps. Ou bien on met leur peau sur les abat-jour des femelles SS. Pas de traces de clous sur les abat-jour, seulement des tatouages artistiques
« Mon Père, pourquoi m’avez-vous… »
Hurlements des enfants que l’on étouffe. Silence des cendres épandues sur une plaine.
Soudain à Gandersheim dans une nuit du mois d’avril s’entend un roulement de bruits sourds. Pas de doute c’est de l’artillerie : les Russes sont proches du camp
Rapidement, c’est l’évacuation, le moment le plus périlleux pour les détenus. Les voilà sur les routes en longue colonne condamnée à la marche forcée. L’œil du SS, celui qui tue, les regarde à nouveau avec toute son acuité. Il faut surtout éviter ce regard, montrer qu’on est toujours en état de marcher. Car malheur aux autres, à l’arrière de la colonne crépitent les rafales de mitraillette qui éliminent ceux qui trop épuisés sont incapables de suivre. Suit une errance surréaliste de plusieurs jours dans un pays décomposé, en proie à la déroute. Mais où l’ordre SS continue à régner sur les détenus. D’ailleurs Robert Antelme note amèrement que plus les alliés approchent plus leur sort de prisonnier devient précaire. Finalement, ils sont enfermés dans un wagon pour un voyage de plusieurs jours. Là encore de nombreux morts d’épuisement. Enfin, ils se retrouvent dans le camp de Dachau où la faucheuse continue son ouvrage sur les corps ravagés. Robert Antelme sera sauvé mais de peu !
Coïncidence troublante, sort actuellement un film au cinéma sur la quête de Marguerite Duras pour sortir son époux Robert Antelme de l’enfer concentrationnaire.
Et il me restera à lire "La Douleur" de M. Duras

mots-clés : #campsconcentration
- le Sam 27 Jan - 18:58
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Olivier Rolin
Baïkal- Amour
Et nous voila partis pour un nouveau voyage en train rolinesque à travers la Russie orientale, ses bouleaux sans fin, ses villes dévastées, ses entrepôts abandonnés. On fréquente des rêveuses revêches, et des voyageurs hospitaliers, on habite des chambres d’hôtel glauques qu'on a l'impression de déjà connaître. Au début ça a des petits relans de déjà vu, de paresseuse soirée-photos entre amis avec quelques anecdotes rigolotes, des descriptions sympas, une petite transmission de connaissance qui sera vite oubliée. Puis insensiblement le charme opère, la pression des milliers de déportés, célèbres ou anonymes, qui on hanté ces régions, vite oubliés, se glisse peu à peu entre les mots et confère un poids, un sens à cette écriture sobre, sombre, pleine de retenue et d'humour, une mélancolie enveloppante.
mots-clés : #campsconcentration #devoirdememoire #voyage
- le Sam 16 Déc - 9:50
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- Sujet: Olivier Rolin
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