Romain Gary
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Re: Romain Gary
Le narrateur est Mohammed ‒ « Momo pour faire plus petit » ‒, un garçon qui vit avec d’autres gosses de passage dans le « clandé » (« une pension sans famille pour des mômes qui sont nés de travers ») de Madame Rosa, une Juive rescapée d'Auschwitz et ancienne prostituée (qui donc « se défendait avec son cul »). Arrivé là pour ses trois ans, il est le plus âgé des enfants en attente de leur mère ou d’une adoption, mais a « dix ans » pour longtemps (en fait quatorze), car Madame Rosa, qui affectionne les faux papiers, s’est un peu perdue dans les dates.
C’est un savoureux mélange de mots d’enfant, d’approximation langagière et d’humour vachard, avec des aperçus fulgurants (sur les stigmates des camps de concentration, la justice, la société, le sexe, la vieillesse, la pauvreté, la religion, etc.) et une humanité admirablement suggérée (sentiments paradoxalement pudiques de Momo, Madame Rosa).« Je n'ai pas été daté. »
Momo ignore les tabous sociaux, et notamment racistes, ce dont Gary/ Ajar profite à fond.
Et comme souvent chez cet auteur, le risque est de tout citer…
Le personnage de Momo est tout à fait dans la lignée de l’éponyme de Gros-Câlin.« La première chose que je peux vous dire c'est qu'on habitait au sixième à pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu'elle portait sur elle et seulement deux jambes, c'était une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu'elle ne se plaignait pas d'autre part, car elle était également juive. Sa santé n'était pas bonne non plus et je peux vous dire aussi dès le début que c'était une femme qui aurait mérité un ascenseur. »
« Au début, je ne savais pas que Madame Rosa s'occupait de moi seulement pour toucher un mandat à la fin du mois. Quand je l'ai appris, j'avais déjà six ou sept ans et ça m'a fait un coup de savoir que j'étais payé. Je croyais que Madame Rosa m'aimait pour rien et qu'on était quelqu'un l'un pour l'autre. J'en ai pleuré toute une nuit et c'était mon premier grand chagrin. »
« Pendant longtemps, je n'ai pas su que j'étais arabe parce que personne ne m'insultait. »
« Au début je ne savais pas que je n'avais pas de mère et je ne savais même pas qu'il en fallait une. Madame Rosa évitait d'en parler pour ne pas me donner des idées. Je ne sais pas pourquoi je suis né et qu'est-ce qui s'est passé exactement. Mon copain le Mahoute qui a plusieurs années de plus que moi m'a dit que c'est les conditions d'hygiène qui font ça. Lui était né à la Casbah à Alger et il était venu en France seulement après. Il n'y avait pas encore d'hygiène à la Casbah et il était né parce qu'il n'y avait ni bidet ni eau potable ni rien. »
« C'est moi qui étais chargé de conduire Banania dans les foyers africains de la rue Bisson pour qu'il voie du noir, Madame Rosa y tenait beaucoup.
‒ Il faut qu'il voie du noir, sans ça, plus tard, il va pas s'associer. »
« Madame Rosa disait que les femmes qui se défendent n'ont pas assez de soutien moral car souvent les proxénètes ne font plus leur métier comme il faut. Elles ont besoin de leurs enfants pour avoir raison de vivre. »
« Je l'ai suivie parce qu'elle avait tellement peur que je n'osais pas rester seul. »
« Moi maintenant je pense qu'il y croyait lui-même. J'ai souvent remarqué que les gens arrivent à croire ce qu'ils disent, ils ont besoin de ça pour vivre. Je ne dis pas ça pour être philosophe, je le pense vraiment. »
« Je ne sais pas du tout pourquoi Madame Rosa avait toujours peur d'être tuée dans son sommeil, comme si ça pouvait l'empêcher de dormir. »
« Les gens tiennent à la vie plus qu'à n'importe quoi, c'est même marrant quand on pense à toutes les belles choses qu'il y a dans le monde. »
« ‒ C'est mon trou juif, Momo.
‒ Ah bon alors ça va.
‒ Tu comprends ?
‒ Non, mais ça fait rien, j'ai l'habitude.
‒ C'est là que je viens me cacher quand j'ai peur.
‒ Peur de quoi, Madame Rosa ?
‒ C'est pas nécessaire d'avoir des raisons pour avoir peur, Momo.
Ça, j'ai jamais oublié, parce que c'est la chose la plus vraie que j'aie jamais entendue. »
« ‒ Oh qu'il est mignon ce petit bonhomme. Ta maman travaille ici ?
‒ Non, j'ai encore personne. »
« J'ai dû lui jurer que j'y reviendrai plus et que je serai jamais un proxynète. Elle m'a dit que c'étaient tous des maquereaux et qu'elle préférait encore mourir. Mais je voyais pas du tout ce que je pouvais faire d'autre, à dix ans. »
« Chez une personne, les morceaux les plus importants sont le cœur et la tête et c'est pour eux qu'il faut payer le plus cher. Si le cœur s'arrête, on ne peut plus continuer comme avant et si la tête se détache de tout et ne tourne plus rond, la personne perd ses attributions et ne profite plus de la vie. Je pense que pour vivre, il faut s'y prendre très jeune, parce qu'après on perd toute sa valeur et personne ne vous fera de cadeaux. »
« Si Madame Rosa était une chienne, on l'aurait déjà épargnée mais on est toujours beaucoup plus gentil avec les chiens qu'avec les personnes humaines qu'il n'est pas permis de faire mourir sans souffrance. »
« Madame Lola disait que le métier de pute se perdait à cause de la concurrence gratuite. Les putes qui sont pour rien ne sont pas persécutées par la police, qui s'attaque seulement à celles qui valent quelque chose. On a eu un cas de chantage quand un proxynète qui était un vulgaire maquereau a menacé de dénoncer un enfant de pute à l'Assistance, avec déchéance paternelle pour prostitution, si elle refusait d'aller à Dakar, et on a gardé le môme pendant dix jours ‒ Jules, il s'appelait, comme c'est pas permis ‒ et après ça s'est arrangé, parce que Monsieur N'Da Amédée s'en est occupé. »
« Elle avait toute sa tête, ce jour-là, et elle a même commencé à faire des projets d'avenir, car elle ne voulait pas être enterrée religieusement. J'ai d'abord cru que cette Juive avait peur de Dieu et elle espérait qu'en se faisant enterrer sans religion, elle allait y échapper. Ce n'était pas ça du tout. Elle n'avait pas peur de Dieu, mais elle disait que c'était maintenant trop tard, ce qui est fait est fait et Il n'avait plus à venir lui demander pardon. Je crois que Madame Rosa, quand elle avait toute sa tête, voulait mourir pour de bon et pas du tout comme s'il y avait encore du chemin à faire après. »
« Monsieur Hamil m'avait souvent dit que le temps vient lentement du désert avec ses caravanes de chameaux et qu'il n'était pas pressé car il transportait l'éternité. Mais c'est toujours plus joli quand on le raconte que lorsqu'on le regarde sur le visage d'une vieille personne qui se fait voler chaque jour un peu plus et si vous voulez mon avis, le temps, c'est du côté des voleurs qu'il faut le chercher. »
« En France les mineurs sont très protégés et on les met en prison quand personne ne s'en occupe. »
« Un vieux ou une vieille dans un grand et beau pays comme la France, ça fait de la peine à voir et les gens ont déjà assez de soucis comme ça. Les vieux et les vieilles ne servent plus à rien et ne sont plus d'utilité publique, alors on les laisse vivre. En Afrique, ils sont agglomérés par tribus où les vieux sont très recherchés, à cause de tout ce qu'ils peuvent faire pour vous quand ils sont morts. En France il n'y a pas de tribus à cause de l'égoïsme. »
« Monsieur Waloumba dit que c'est la première chose à faire chaque matin avec les personnes d'un autre âge qu'on trouve dans les chambres de bonne sans ascenseur pour voir si elles sont seulement en proie à la sénilité ou si elles sont déjà cent pour cent mortes. Si le miroir pâlit c'est qu'elles soufflent encore et il ne faut pas les jeter. »
« Mais il ne se piquait pas, il disait qu'il était rancunier et ne voulait pas se soumettre à la société. Le Nègre était connu dans le quartier comme porteur de commandes parce qu'il coûtait moins cher qu'une communication téléphonique. »
« Moi je comprends pas pourquoi il y a des gens qui ont tout, qui sont moches, vieux, pauvres, malades et d'autres qui n'ont rien du tout. C'est pas juste. »
« La vie, c'est pas un truc pour tout le monde. Je me suis plus arrêté nulle part avant de rentrer, je n'avais qu'une envie, c'était de m'asseoir à côté de Madame Rosa parce qu'elle et moi, au moins, c'était la même merde. »
« Moi les Juifs je les emmerde, c'est des gens comme tout le monde. »
« C'est dommage que Madame Rosa n'était pas belle car elle était douée pour ça et aurait fait une très jolie femme. »
Le message pour lequel milite indubitablement l’auteur, c’est la mort assistée, c'est-à-dire « avorter » les vieillards qui le souhaitent :
Outre ce plaidoyer, le point de vue donné par l’ouvrage est plus généralement que la vie ne vaut pas forcément le coup d’être vécue pour tous…« Je comprendrai jamais pourquoi l'avortement, c'est seulement autorisé pour les jeunes et pas pour les vieux. »
Des épisodes m’ont bien fait rire, notamment celui du père de Momo, Arabe à qui Madame Rosa fait accroire que son fils est devenu juif :
Mention spéciale également pour Madame Lola, qui travaille comme « travestite » au Bois de Boulogne, ancien boxeur sénégalais très attentif à Madame Rosa et Momo, comme d’ailleurs l’ensemble de leur immeuble d’immigrés sans papiers et autres laissés-pour-compte.« Et quand on laisse son fils pendant onze ans sans le voir, il faut pas s'étonner qu'il devient juif... »
« D'abord, vous tuez la mère du petit, ensuite vous vous faites déclarer psychiatrique et ensuite vous faites encore un état parce que votre fils a été grandi juif, en tout bien tout honneur ! Moïse, va embrasser ton père même si ça le tue, c'est quand même ton père ! »
La vraie réussite de Gary, c’est de faire son lecteur se tordre de rire tandis qu’il s’émeut empathiquement pour ces marginaux « détériorés » ‒ une sorte d’effet Le père Noël est une ordure (1979).
Mots-clés : #enfance #humour #social
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Re: Romain Gary
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Re: Romain Gary
Il faut dire que j’ai eu la grande chance de relire La vie devant soi dans l’édition originale, marquée Émile Ajar, d’une époque où l’on ne savait pas encore qu’il était Romain Gary. Ça change tout.
Mohamed alias Momo, abandonné par sa pute de mère et son psychiatrique de père à l’âge de trois ans chez Madame Rosa, la Mama juive au grand cœur et aux larges kilos, rescapée d‘Auschwitz, va accompagner celle-ci pour une mort digne – et assez expressionniste - loin de l’assistance pernicieuse d’une médecine inhumaine, et passer ainsi de l’enfance à l’adolescence
Voilà un pitch assez touchant auquel vont donner du piquant la description du « petit peuple » bigarré de Belleville, le discours mi-enfantin mi-philosophe de Momo, sa naïveté mâtinée de maturité, l’humour pétillant et le point de vue décalé de l’auteur : c’est en effet une régalade de bonnes formules , de trouvailles saugrenues et situations cocasses. L’écriture est réellement brillante et hilarante : je comprends que les amateurs de citations soient à leur affaire, et j’ai même trouvé tristram très raisonnable sur ce coup.
Mais en contrepartie, la jubilation de la lectrice est restreinte par un côté niaiseux genre Petit Prince (« Monsieur Hamil, est-ce qu’on peut vivre sans amour? ») et une certaine faiblesse scénaristique : ce à quoi on pourra répondre qu’il s’agit d’un conte moderne avec ce que cela implique de raccourcis et de symbolique.
Au total j’ai passé un plutôt bon moment, mais je me suis demandé ce qu’il resterait de ce livre, au-delà de son aspect sympathique, s’il n’avait pas été porté par la supercherie Ajar-Gary, et comment je l’aurais goûté s’il n’avait pas été auréolé de mon ancienne lecture émerveillée de lectrice ayant à l’époque peu lu.
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topocl- Messages : 8551
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Re: Romain Gary
C'est un point de vue, mais pas le mien (y compris pour Saint-Exupéry), j'ai trouvé au contraire que Gary évitait cet écueil de façon brillante, sans même devenir lassant dans la durée. Maintenant, pour le coup, ma crédulité consentie a peut-être mieux fonctionné que d'usage... ou plutôt une identification complaisante ? Je n'ai peut-être pas encore assez lu, mais il ne me vient pas en tête de lecture aussi réussie dans le genre (ce qui ne prouve rien d'ailleurs) ; et c'est vrai que je ne me risquerais pas à une relecture trop prochainement...Topocl a écrit:un côté niaiseux genre Petit Prince (« Monsieur Hamil, est-ce qu’on peut vivre sans amour? »)
A propos, je pense qu'on peut vivre sans amour (si on peut appeler ça vivre), et que c'est une bonne question à se poser quand on a 10-14 ans (et qu'on aimerait qu'il en soit autrement).
Mais attendons l'avis de Quasimodo... et d'autres ?
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Tristram- Messages : 15935
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Re: Romain Gary
Quasimodo- Messages : 5461
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Re: Romain Gary
Quelqu'un l'a lu ?
bix_229- Messages : 15439
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Re: Romain Gary
En effet, j'ai peu l'habitude d'exprimer tes points de vue dans mes commentaires.Tristram a écrit:C'est un point de vue, mais pas le mienTopocl a écrit:un côté niaiseux genre Petit Prince (« Monsieur Hamil, est-ce qu’on peut vivre sans amour? »)
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topocl- Messages : 8551
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Re: Romain Gary
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Tristram- Messages : 15935
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topocl- Messages : 8551
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Re: Romain Gary
Oui, vas-y sans crainte (pronostic: tu vas dévorer).bix_229 a écrit:A propos de Saint-Exupéry, j'ai entendu une bonne critique de Vol de nuit.
Quelqu'un l'a lu ?
C'est un ses premiers ouvrages, une bonne dizaine d'années avant Terres des hommes je crois. Les héros de l'aéropostale, les temps d'actions sont forts, le personnage de Rivière, pfft...on aimerait le détester, on est tout de même pas loin de la première guerre mondiale et ça se voit...
Aventin- Messages : 1985
Date d'inscription : 10/12/2016
Re: Romain Gary
CHAPITRE XXI
C'est alors qu'apparut le renard:
- Bonjour, dit le renard.
- Bonjour, répondit poliment le petit prince, qui se retourna mais ne vit rien.
- Je suis là, dit la voix, sous le pommier.
- Qui es-tu ? dit le petit prince. Tu es bien joli...
- Je suis un renard, dit le renard.
- Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je suis tellement triste...
- Je ne puis pas jouer avec toi, dit le renard. Je ne suis pas apprivoisé.
- Ah! pardon, fit le petit prince.
Mais, après réflexion, il ajouta:
- Qu'est-ce que signifie "apprivoiser" ?
- Tu n'es pas d'ici, dit le renard, que cherches-tu ?
- Je cherche les hommes, dit le petit prince. Qu'est-ce que signifie "apprivoiser" ?
- Les hommes, dit le renard, ils ont des fusils et ils chassent. C'est bien gênant ! Ils élèvent aussi des poules. C'est leur seul intérêt. Tu cherches des poules ?
- Non, dit le petit prince. Je cherche des amis. Qu'est-ce que signifie "apprivoiser" ?
- C'est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie "créer des liens..."
- Créer des liens ?
- Bien sûr, dit le renard. Tu n'es encore pour moi qu'un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n'ai pas besoin de toi. Et tu n'as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu'un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde...
- Je commence à comprendre, dit le petit prince. Il y a une fleur... je crois qu'elle m'a apprivoisé...
- C'est possible, dit le renard. On voit sur la Terre toutes sortes de choses...
- Oh! ce n'est pas sur la Terre, dit le petit prince.
Le renard parut très intrigué :
- Sur une autre planète ?
- Oui.
- Il y a des chasseurs, sur cette planète-là ?
- Non.
- Ça, c'est intéressant ! Et des poules ?
- Non.
- Rien n'est parfait, soupira le renard.
Mais le renard revint à son idée:
- Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m'ennuie donc un peu. Mais, si tu m'apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m'appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde ! Tu vois, là-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c'est triste ! Mais tu as des cheveux couleur d'or. Alors ce sera merveilleux quand tu m'auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j'aimerai le bruit du vent dans le blé...
Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince:
- S'il te plaît... apprivoise-moi ! dit-il.
- Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n'ai pas beaucoup de temps. J'ai des amis à découvrir et beaucoup de choses à connaître.
- On ne connaît que les choses que l'on apprivoise, dit le renard. Les hommes n'ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n'existe point de marchands d'amis, les hommes n'ont plus d'amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi !
- Que faut-il faire? dit le petit prince.
- Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t'assoiras d'abord un peu loin de moi, comme ça, dans l'herbe. Je te regarderai du coin de l'œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t'asseoir un peu plus près...
Le lendemain revint le petit prince.
- Il eût mieux valu revenir à la même heure, dit le renard. Si tu viens, par exemple, à quatre heures de l'après-midi, dès trois heures je commencerai d'être heureux. Plus l'heure avancera, plus je me sentirai heureux. A quatre heures, déjà, je m'agiterai et m'inquiéterai; je découvrirai le prix du bonheur ! Mais si tu viens n'importe quand, je ne saurai jamais à quelle heure m'habiller le cœur... Il faut des rites.
- Qu'est-ce qu'un rite ? dit le petit prince.
- C'est aussi quelque chose de trop oublié, dit le renard. C'est ce qui fait qu'un jour est différent des autres jours, une heure, des autres heures. Il y a un rite, par exemple, chez mes chasseurs. Ils dansent le jeudi avec les filles du village. Alors le jeudi est jour merveilleux ! Je vais me promener jusqu'à la vigne. Si les chasseurs dansaient n'importe quand, les jours se ressembleraient tous, et je n'aurais point de vacances.
Ainsi le petit prince apprivoisa le renard. Et quand l'heure du départ fut proche:
- Ah! dit le renard... Je pleurerai.
- C'est ta faute, dit le petit prince, je ne te souhaitais point de mal, mais tu as voulu que je t'apprivoise...
- Bien sûr, dit le renard.
- Mais tu vas pleurer ! dit le petit prince.
- Bien sûr, dit le renard.
- Alors tu n'y gagnes rien !
- J'y gagne, dit le renard, à cause de la couleur du blé.
Puis il ajouta:
- Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est unique au monde. Tu reviendras me dire adieu, et je te ferai cadeau d'un secret.
Le petit prince s'en fut revoir les roses:
- Vous n'êtes pas du tout semblables à ma rose, vous n'êtes rien encore, leur dit-il. Personne ne vous a apprivoisé et vous n'avez apprivoisé personne. Vous êtes comme était mon renard. Ce n'était qu'un renard semblable à cent mille autres. Mais j'en ai fait mon ami, et il est maintenant unique au monde.
Et les roses étaient bien gênées.
- Vous êtes belles, mais vous êtes vides, leur dit-il encore. On ne peut pas mourir pour vous. Bien sûr, ma rose à moi, un passant ordinaire croirait qu'elle vous ressemble. Mais à elle seule elle est plus importante que vous toutes, puisque c'est elle que j'ai arrosée. Puisque c'est elle que j'ai mise sous globe. Puisque c'est elle que j'ai abritée par le paravent. Puisque c'est elle dont j'ai tué les chenilles (sauf les deux ou trois pour les papillons). Puisque c'est elle que j'ai écoutée se plaindre, ou se vanter, ou même quelquefois se taire. Puisque c'est ma rose.
Et il revint vers le renard:
- Adieu, dit-il...
- Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple: on ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux.
- L'essentiel est invisible pour les yeux, répéta le petit prince, afin de se souvenir.
- C'est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante.
- C'est le temps que j'ai perdu pour ma rose... fit le petit prince, afin de se souvenir.
- Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l'oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. Tu es responsable de ta rose...
- Je suis responsable de ma rose... répéta le petit prince, afin de se souvenir.
ArenSor- Messages : 3428
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Re: Romain Gary
Invité- Invité
Re: Romain Gary
ArenSor a écrit:Qu'est-ce que vous avez contre Le Petit Prince ? Justement une amie m'a envoyé ce chapitre. C'est beau, sensible, intelligent, tout sauf "niaiseux"
- Spoiler:
]quote]CHAPITRE XXI
C'est alors qu'apparut le renard:
- Bonjour, dit le renard.
- Bonjour, répondit poliment le petit prince, qui se retourna mais ne vit rien.
- Je suis là, dit la voix, sous le pommier.
- Qui es-tu ? dit le petit prince. Tu es bien joli...
- Je suis un renard, dit le renard.
- Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je suis tellement triste...
- Je ne puis pas jouer avec toi, dit le renard. Je ne suis pas apprivoisé.
- Ah! pardon, fit le petit prince.
Mais, après réflexion, il ajouta:
- Qu'est-ce que signifie "apprivoiser" ?
- Tu n'es pas d'ici, dit le renard, que cherches-tu ?
- Je cherche les hommes, dit le petit prince. Qu'est-ce que signifie "apprivoiser" ?
- Les hommes, dit le renard, ils ont des fusils et ils chassent. C'est bien gênant ! Ils élèvent aussi des poules. C'est leur seul intérêt. Tu cherches des poules ?
- Non, dit le petit prince. Je cherche des amis. Qu'est-ce que signifie "apprivoiser" ?
- C'est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie "créer des liens..."
- Créer des liens ?
- Bien sûr, dit le renard. Tu n'es encore pour moi qu'un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n'ai pas besoin de toi. Et tu n'as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu'un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde...
- Je commence à comprendre, dit le petit prince. Il y a une fleur... je crois qu'elle m'a apprivoisé...
- C'est possible, dit le renard. On voit sur la Terre toutes sortes de choses...
- Oh! ce n'est pas sur la Terre, dit le petit prince.
Le renard parut très intrigué :
- Sur une autre planète ?
- Oui.
- Il y a des chasseurs, sur cette planète-là ?
- Non.
- Ça, c'est intéressant ! Et des poules ?
- Non.
- Rien n'est parfait, soupira le renard.
Mais le renard revint à son idée:
- Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m'ennuie donc un peu. Mais, si tu m'apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m'appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde ! Tu vois, là-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c'est triste ! Mais tu as des cheveux couleur d'or. Alors ce sera merveilleux quand tu m'auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j'aimerai le bruit du vent dans le blé...
Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince:
- S'il te plaît... apprivoise-moi ! dit-il.
- Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n'ai pas beaucoup de temps. J'ai des amis à découvrir et beaucoup de choses à connaître.
- On ne connaît que les choses que l'on apprivoise, dit le renard. Les hommes n'ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n'existe point de marchands d'amis, les hommes n'ont plus d'amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi !
- Que faut-il faire? dit le petit prince.
- Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t'assoiras d'abord un peu loin de moi, comme ça, dans l'herbe. Je te regarderai du coin de l'œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t'asseoir un peu plus près...
Le lendemain revint le petit prince.
- Il eût mieux valu revenir à la même heure, dit le renard. Si tu viens, par exemple, à quatre heures de l'après-midi, dès trois heures je commencerai d'être heureux. Plus l'heure avancera, plus je me sentirai heureux. A quatre heures, déjà, je m'agiterai et m'inquiéterai; je découvrirai le prix du bonheur ! Mais si tu viens n'importe quand, je ne saurai jamais à quelle heure m'habiller le cœur... Il faut des rites.
- Qu'est-ce qu'un rite ? dit le petit prince.
- C'est aussi quelque chose de trop oublié, dit le renard. C'est ce qui fait qu'un jour est différent des autres jours, une heure, des autres heures. Il y a un rite, par exemple, chez mes chasseurs. Ils dansent le jeudi avec les filles du village. Alors le jeudi est jour merveilleux ! Je vais me promener jusqu'à la vigne. Si les chasseurs dansaient n'importe quand, les jours se ressembleraient tous, et je n'aurais point de vacances.
Ainsi le petit prince apprivoisa le renard. Et quand l'heure du départ fut proche:
- Ah! dit le renard... Je pleurerai.
- C'est ta faute, dit le petit prince, je ne te souhaitais point de mal, mais tu as voulu que je t'apprivoise...
- Bien sûr, dit le renard.
- Mais tu vas pleurer ! dit le petit prince.
- Bien sûr, dit le renard.
- Alors tu n'y gagnes rien !
- J'y gagne, dit le renard, à cause de la couleur du blé.
Puis il ajouta:
- Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est unique au monde. Tu reviendras me dire adieu, et je te ferai cadeau d'un secret.
Le petit prince s'en fut revoir les roses:
- Vous n'êtes pas du tout semblables à ma rose, vous n'êtes rien encore, leur dit-il. Personne ne vous a apprivoisé et vous n'avez apprivoisé personne. Vous êtes comme était mon renard. Ce n'était qu'un renard semblable à cent mille autres. Mais j'en ai fait mon ami, et il est maintenant unique au monde.
Et les roses étaient bien gênées.
- Vous êtes belles, mais vous êtes vides, leur dit-il encore. On ne peut pas mourir pour vous. Bien sûr, ma rose à moi, un passant ordinaire croirait qu'elle vous ressemble. Mais à elle seule elle est plus importante que vous toutes, puisque c'est elle que j'ai arrosée. Puisque c'est elle que j'ai mise sous globe. Puisque c'est elle que j'ai abritée par le paravent. Puisque c'est elle dont j'ai tué les chenilles (sauf les deux ou trois pour les papillons). Puisque c'est elle que j'ai écoutée se plaindre, ou se vanter, ou même quelquefois se taire. Puisque c'est ma rose.
Et il revint vers le renard:
- Adieu, dit-il...
- Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple: on ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux.
- L'essentiel est invisible pour les yeux, répéta le petit prince, afin de se souvenir.
- C'est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante.
- C'est le temps que j'ai perdu pour ma rose... fit le petit prince, afin de se souvenir.
- Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l'oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. Tu es responsable de ta rose...
- Je suis responsable de ma rose... répéta le petit prince, afin de se souvenir.
Ah mais moi j'ai rien contre et tout pour !
Un Nobel latino-américain (que, dans la veine du réalisme magique, je bade autrement plus que Garcia-Marquez, pourtant j'ai lu ce dernier de A à Z et l'apprécie bien, c'est dit en passant pour rejoindre un autre fil), lequel Nobel a longtemps vécu et travaillé à Paris, était sidéré que Saint-Exupéry ne jouisse pas d'une considération à la hauteur de sa plume en France, alors qu'en Amérique Latine, ailleurs en Europe, en Asie, en Afrique, en Amérique du Nord il est considéré comme l'un des plus grands auteurs du XXème.
Le Petit Prince n'est certainement pas à lire seulement à l'enfance et, voilà c'est fait, ne jamais ré-ouvrir après !
Même phénomène que pour Alice au Pays des Merveilles, se méfier des gnangnantises qu'ont pu en tirer Disney & consorts (il n'y a pas que Disney), revenir au texte (illustré par l'auteur, de surcroît, celui-ci) !
Tiens ça me rappelle que je m'étais promis de taper un nouvel essai de lecture de Citadelle de Saint-Exupéry, mais il me faut des conditions idéales, un tel appétit, un éveil et une forme hors normes...pour le prochain alignement de planètes, quoi...
(Et il s'ouvre quand, le fil St-Ex, qu'on cesse de barbouiller sur celui-là ?)
Aventin- Messages : 1985
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Re: Romain Gary
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“Lire et aimer le roman d'un salaud n'est pas lui donner une quelconque absolution, partager ses convictions ou devenir son complice, c'est reconnaître son talent, pas sa moralité ou son idéal.”
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Bédoulène- Messages : 21652
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Re: Romain Gary
Dans les premières pages de ce qui est vendu comme un roman et paraît être un récit autobiographique, Romain Gary évoque son python familier – celui du Gros-Câlin d’Émile Ajar !?
Chien Blanc, c’est « Batka – ce qui veut dire petit père, ou pépère, en russe − », un berger allemand ramené à la maison par son autre chien, et qui se révèle dressé à agresser les Noirs (pratique qui renvoie à L'Esclave vieil homme et le molosse de Chamoiseau, par exemple) ; son "redressage" épique met en jeu deux personnages hauts en couleur, Keys et « Noah » Jack Carruthers.
Mais le thème principal est, outre les animaux, son existence avec son épouse Jean Seberg dans les milieux cinématographique et progressiste ou apparenté, la situation des Noirs aux USA fin des années soixante-dix.« Le seul endroit au monde où l'on peut rencontrer un homme digne de ce nom, c'est le regard d'un chien. »
À propos des émeutes consécutives à l’assassinat de Martin Luther King (déjà partiellement cité par ArenSor) :« Je suis en train de me dire que le problème noir aux États-Unis pose une question qui le rend pratiquement insoluble : celui de la Bêtise. Il a ses racines dans les profondeurs de la plus grande puissance spirituelle de tous les temps, qui est la Connerie. Jamais, dans l'histoire, l'intelligence n'est arrivée à résoudre des problèmes humains lorsque leur nature essentielle est celle de la Bêtise. Elle est arrivée à les contourner, à s'arranger avec eux par l'habileté ou par la force, mais neuf fois sur dix, lorsque l'intelligence croyait déjà en sa victoire, elle a vu surgir en son milieu toute la puissance de la Bêtise immortelle. Il suffit de voir ce que la Bêtise a fait des victoires du communisme, par exemple, du déferlement des spermatozoïdes de la "révolution culturelle", ou, au moment où j'écris, de l'assassinat du "printemps de Prague" au nom de la "pensée marxiste correcte." »
« Je ne devrais pourtant pas leur en vouloir : ils ont des siècles d'esclavage derrière eux. Je ne parle pas des Noirs. Je parle des Blancs. Ça fait deux siècles qu'ils sont esclaves des idées reçues, des préjugés sacro-saints pieusement transmis de père en fils, et qu'ils ont pieds et poings liés par le grand cérémonial des idées reçues, moules qui enserrent les cerveaux, pareils à ces sabots qui déformaient jadis dès l'enfance les pieds des femmes chinoises. »
Gary revient plusieurs fois sur sa dénonciation des militants, activistes et autres extrémistes et fanatiques (il donne comme véridique l’anecdote des chiens arrosés d’essence) :« Cette ruée au pillage est une réponse naturelle d'innombrables consommateurs que la société de provocation incite de toutes les manières à acheter sans leur en donner les moyens. J'appelle "société de provocation" toute société d'abondance et en expansion économique qui se livre à l'exhibitionnisme constant de ses richesses et pousse à la consommation et à la possession par la publicité, les vitrines de luxe, les étalages alléchants, tout en laissant en marge une fraction importante de la population qu'elle provoque à l'assouvissement de ses besoins réels ou artificiellement créés, en même temps qu'elle lui refuse les moyens de satisfaire cet appétit. […]
J'appelle donc "société de provocation" une société qui laisse une marge entre les richesses dont elle dispose et qu'elle exalte par le strip-tease publicitaire, par l'exhibitionnisme du train de vie, par la sommation à acheter et la psychose de la possession, et les moyens qu'elle donne aux masses intérieures ou extérieures de satisfaire non seulement les besoins artificiellement créés, mais encore et surtout les besoins les plus élémentaires. »
Ce que Gary n’accepte pas, c’est décidément la bêtise haineuse, revancharde, qui ramène la même hostilité.« C'était un de ces progressistes indignés par notre société de consommation qui vous empruntent de l'argent pour faire de la spéculation immobilière. J'ai horreur des gens dont les professions de foi libertaires naissent non point d'une analyse sociologique, mais de failles psychologiques secrètes. Si les jeunes reprochent, à juste titre, à certains disciples de Freud de chercher à les "ajuster" à une société malade, l'opération contraire par laquelle on veut ajuster la société à son psychisme malade ne me paraît pas une solution non plus. »
« Nous allons donc prendre quelques chiens, les allumer et les lâcher à travers la ville devant les caméras de la télévision. Puisque pour les toutous les gens sont sensibles à l'horreur, mais que, lorsqu'il s'agit d'êtres humains, ils n'y font même pas attention, nous allons leur donner une image concrète de ce qui se passe au Viêt-nam. »
Le cas de Jean Seberg, vedette blanche dévouée à la cause noire, fait qu’elle est décriée et menacée de mort en tant que putain des Noirs, notamment par ces derniers.« C'est tout de même triste lorsque les Juifs se mettent à rêver d'une Gestapo juive et les Noirs d'un Ku-Klux-Klan noir... »
Gary n’était pas sans doute pas partisan d’une discrimination positive.« Ce n'est pas à proprement parler de la jalousie ou de l'envie... c'est du ressentiment. Nos femmes vivent dans l'état de siège, la peur, la pauvreté... mais elles ont quand même tout ça bien à elles. Alors quand une belle vedette de cinéma descend là-dedans et attire tous les regards et les égards... elles se sentent volées. Elles ont l'impression qu'une star de cinéma vient de leur prendre un peu de leur bien, de leur drame, de leur fraternité... Tu vois ? »
Gary considère les USA comme le pays de l’avenir.« J'en ai marre de voir des canailles traitées comme de la porcelaine de Sèvres uniquement à cause de la couleur de leur peau... C'est un chantage... »
Une remarque sur la mentalité puritaine qui me semble éclairante :« L'Amérique est en train de nous vivre intensément, violemment, parfois ignoblement, mais face aux grandes raideurs cadavériques de l'Est, c'est un continent à l'état aigu... Quelque chose, là-bas, douloureusement, cherche à naître. C'est la seule toute-puissance de l'Histoire à se poser la question de ses crimes. »
Gary a été un témoin clairvoyant de son temps, de l’évolution de la société nord-américaine comme de la nôtre (la troisième partie du livre concerne Paris en mai 1968).« Le signe distinctif par excellence de l'intellectuel américain, c'est la culpabilité. Se sentir personnellement coupable, c'est témoigner d'un haut standing moral et social, montrer patte blanche, prouver que l'on fait partie de l'élite. Avoir "mauvaise conscience", c'est démontrer que l'on a une bonne conscience en parfait état de marche et, pour commencer, une conscience tout court. Il va sans dire que je ne parle pas ici de sincérité : je parle d'affectation. Toute civilisation digne de ce nom se sentira toujours coupable envers l'homme : c'est à cela que l'on reconnaît une civilisation. »
Certains points de vue ne sont pas démentis par le recul et l’actualité, me semble-t-il, cinquante ans plus tard – et leur expression vigoureuse reste excellente.« Il faudrait faire une étude profonde de la traumatisation des individus par les mass media qui vivent de climats dramatiques qu'ils intensifient et exploitent, faisant naître un besoin permanent d'événements spectaculaires. Rien encore n'a été fait dans ce domaine. Et il faut bien dire que le vide spirituel est tel, à l'Est comme à l'Ouest, que l'événement dramatique, le happening, est devenu un véritable besoin. Et, d'un happening à l'autre, il y a la réaction en chaîne... Il y a aussi la congestion démographique, surtout dans les villes : les jeunes se mettent à éclater littéralement. Les individus – nous voyons ça dans nos ghettos noirs – sont à ce point comprimés ou opprimés qu'ils ne peuvent plus se libérer que par l'explosion. »
On en apprend (ou croit en apprendre) beaucoup sur Romain Gary, son exaspération de la bêtise quelle que soit la couleur, et les avatars de son existence extraordinaire.« Et il y a aussi l'incroyable inflation verbale de cette époque qui déferle d'un pôle à l'autre de la terre et semble annoncer un épuisement total du vocabulaire, suivi peut-être d'un retour à une authenticité aujourd'hui perdue dans le rapport du mot et de la vérité. Les surenchères de la publicité commerciale et de la propagande politique ont rompu tout rapport de réalité et de valeur réelle entre le produit jeté par le marché, déodorant ou idéologie, et une authenticité quelconque. Au dentifrice qui "sauve" les dents de l'Occident répond le "Beethoven est un ennemi du peuple" de la Chine rouge, et le pape Paul VI lui-même, hélas, ne se laisse pas distancer : ne vient-il pas de proclamer que la révolte contre le célibat des prêtres hollandais est une "crucifixion de l'Église" ? »
« Mais je me soûle d'indignation. C'est ainsi d'ailleurs que l'on devient écrivain. »
« Je suis un minoritaire-né. »
« C'est terrible, l'émigration. Ça vous rend consul général de France, prix Goncourt, patriote décoré, gaulliste, porte-parole de la délégation française aux Nations unies. Terrible. Une vie brisée. Je sors mon mouchoir de soie de chez Hermès et je m'essuie les yeux. Les gaz. »
« Tout ce qui souffre sous vos yeux est un être humain. »
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« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
Tristram- Messages : 15935
Date d'inscription : 09/12/2016
Age : 68
Localisation : Guyane
Re: Romain Gary
la LAL est longuuuuuuuuue
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Bédoulène- Messages : 21652
Date d'inscription : 02/12/2016
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