Paul Morand
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Paul Morand
(1888-1976)
Paul Morand est né à Paris en 1888, rue Marbeuf, sur l'emplacement du célèbre Bal Mabille.
Fils du haut fonctionnaire et artiste Eugène Morand, Paul Morand, après des études à l'École libre des Sciences politiques, fut reçu en 1913 premier au grand concours des ambassades, et embrassa une carrière de diplomate.
Sa carrière diplomatique est allée de pair avec une carrière littéraire très féconde : son œuvre compte une centaine de romans, nouvelles, portraits de villes et chroniques.
Il fréquente les milieux politiques, diplomatiques, mondains, et se lie avec Proust, Cocteau, Misia Sert, avec lesquels il partage le goût des soupers fins et la passion de la littérature.
Dès la fin de la Première Guerre mondiale, il collabore régulièrement à La N.R.F. et publie des nouvelles. Des postes à l'étranger, il rapporte de remarquables textes sur les villes.
Ayant réintégré les Affaires étrangères en 1938, Paul Morand se trouvait, au moment de la défaite de 1940, à Londres où il occupait les fonctions de responsable de la mission de guerre économique. Mis à la retraite d'office par le gouvernement de Vichy, il publiait en 1941 Chroniques de l'homme maigre, livre d'orientation maréchaliste. De cette période datent encore Propos des 52 semaines, L'Homme pressé, Excursions immobiles.
Avec le retour de Laval au gouvernement, il était nommé à la présidence de la commission de censure cinématographique, avant de terminer la guerre comme ambassadeur à Berne, ce qui lui valut d'être révoqué à la Libération, et contraint à l'exil en Suisse.
Paul Morand a été l'un des premiers chantres de la vie moderne, du cosmopolitisme, des voitures de course, du jazz, des voyages. Il a été élu à l'Académie française en 1968.
Source : www.academie-francaise.fr
Bibliographie longue donc :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Morand
Hanta- Messages : 1596
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Re: Paul Morand
Un livre court mais que j’ai lu en une demie heure tant je fus happé par le récit.
L’histoire d’amour d’un homme qui n’est pas aimé en retour, qui est consumé par une relation toxique vis-à-vis d’une personne instable.
Une histoire, d’une personne jusque là vide de sens et qui trouva une signification existentielle au sein d’une personne qui lui fera toucher le fond et se noyer petit à petit.
Une histoire banale semble t-il mais qui perd de son commun à chaque prise de connaissance de l’instabilité de cette femme prédatrice tant aimée et si peu aimante.
Et puis il y a Morand. Un écrivain qui peut écrire n’importe quoi pour en faire du grandiose, de l’impressionnant, du fulgurant. C’est génialement douloureux. Un style simple mais limpide comme du cristal et coupant comme du verre. Des phrases qu’on pourrait retrouver chez Cioran tant elles se suffisent à elles-mêmes.
Malgré la chaleur, cet ouvrage me fit frissonner. Je ne suis pas prêt de laisser tomber cet auteur.
Hanta- Messages : 1596
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Re: Paul Morand
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Etre dans le vent, c'est l'histoire d'une feuille morte.
Flore Vasseur
topocl- Messages : 8546
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Re: Paul Morand
- Spoiler:
- A une réception chez le Président du Tribunal, je fus présenté à Clotilde.
Dans ce royaume du vide, elle m'apparut d'abord comme une vacance de plus; tout
en elle était effacé. Elle portait un tailleur beige, simple, parfait. Des gestes
suspendus, à peine commencés, une voix un peu fêlée, la couleur indécise des prunelles,
la fragilité du squelette, donnaient à sa personne un aspect pauvret. Les femmes la
trouvaient ravissante parce qu'elle avait le physique à la mode, nez de carlin , yeux de
chatte, tête trop petite pour le corps, le dos rond, pas de hanches, peu de corsage, de
longs pieds mérovingiens, des bras sans chair qui ne déformaient pas les jaquettes, des
cuisses maigres sur quoi les jupes tombaient bien. Peu d'hommes eussent osé penser
qu'ainsi faite elle était plutôt laide; mais la grâce s'accommode beaucoup mieux de la
laideur que de la beauté, et Clotilde était la grâce même.
Clotilde me tendit la main (les mains étaient belles, longues, étirées et souples) et me
fit signe de m'asseoir auprès d'elle.
- Vous vous plaisez ici?
Question de rigueur à laquelle je répondais toujours par une affirmative polie. Une
brusque révolte contre les expressions toutes faites me poussa cette fois à dire
brusquement: «non».
- Ce qu'il faut, reprit Clotilde après un silence, c'est se laisser vivre.
« Se laisser vivre», cette phrase de confection m'exaspéra; mais plus je la mâchonnai
et plus elle prit un sens profond.
Comment fait-on pour se laisser vivre ? Cette femme pourrait-elle m'enseigner-"?
Clotilde vivait seule; elle était libre, ayant sa fortune à ma banque et un mari absent,
qui s'attardait en Sibérie, attaché à un état-major devenu brusquement ambassade,
auprès d'un aventurier russe, devenu brusquement gouvernement.
Un livre que je veux acheter pour le mettre dans ma bibliothèque et le relire...
Hanta- Messages : 1596
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Re: Paul Morand
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Re: Paul Morand
ArenSor- Messages : 3428
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Re: Paul Morand
Tandis que les médecins veulent allonger la vie, les hommes veulent l'élargir en y faisant tenir de plus en plus de choses : vivre vite, c'est duper le sort, c'est vivre plusieurs fois ; les gens réagissent ainsi : puisque la mort c'est l'immobilité, le mouvement c'est la vie ; d'où beaucoup concluent que la grande vitesse, c'est la grande vie.
Il ne s'agit pas toujours, comme on le croit généralement, d'une course au dollar, d'un rush vers l'or : la plupart de ces Américains qui se sont tant hâtés de faire fortune la distribuent dès qu'ils l'ont faite. On commence aujourd'hui à s'apercevoir - et la psychanalyse n'a pas été étrangère à cette découverte - que si un continent tout entier est ainsi victime de la vitesse, c'est qu'il se fuit lui-même et qu'il recherche, plus que l'argent, la vitesse en soi, comme moyen de ne pas penser et d'éviter un certain nombre de douloureux problèmes inconscients et de complexes cachés.
Il partage également une réflexion intéressante de Bonnard, qui caractérise la retraite intérieure comme "la permission d'être soi-même".
Invité- Invité
Re: Paul Morand
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« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
Tristram- Messages : 15927
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Re: Paul Morand
Arturo a écrit:Il ne s'agit pas toujours, comme on le croit généralement, d'une course au dollar, d'un rush vers l'or : la plupart de ces Américains qui se sont tant hâtés de faire fortune la distribuent dès qu'ils l'ont faite. On commence aujourd'hui à s'apercevoir - et la psychanalyse n'a pas été étrangère à cette découverte - que si un continent tout entier est ainsi victime de la vitesse, c'est qu'il se fuit lui-même et qu'il recherche, plus que l'argent, la vitesse en soi, comme moyen de ne pas penser et d'éviter un certain nombre de douloureux problèmes inconscients et de complexes cachés.
Et pour cette réflexion, ça me fait un peu penser à Lacan qui disait, dans son séminaire sur les psychoses :
"La psychanalyse […] vous montre qu’il n’y a rien de plus bête qu’une destinée humaine, à savoir qu’on est toujours blousé. Même quand on fait quelque chose qui réussit, ce n’est justement pas ce qu’on voulait."
Re: Paul Morand
Pia- Messages : 135
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Re: Paul Morand
Six nouvelles, autant de « nuits » cosmopolites : six femmes, peut-être six amours.
La nuit catalane :
Dona Remedios, veuve d’anarchiste espagnol, rencontrée en gare de Lausanne, retrouvée à Paris et suivie à Barcelone (portrait teinté de moquerie, autant pour le narrateur).
La nuit turque :« Puis, soudain, au détour d’une rue, le Saint-Sacrement, cette vieille monnaie qui a encore cours chez nous, passe, le peuple s’agenouille (sous peine d’amende) et l’on voit des fonctionnaires à ceinture de soie bleue tenir des cierges, suivis d’officiers en soutane, avec des bottes. Les tramways gonflés de voyageurs s’arrêtent, entourés d’attelages de bœufs et d’Hispano-Suiza, pour faire place à ces têtes d’inquisition, à ces vautours mitrés, à ces vieilles figures de paysans sordides issues de précieuses dentelles, valets d’un Dieu qui a abandonné les humbles pour servir les riches. »
Anna à Constantinople, Russe ruinée par la révolution bolchevique.
La nuit romaine :« La seconde semaine après mon arrivée, je serai à peu près sans ressources. À ce moment-là, je compte me pendre et en finir avec ces tristesses trop connues. J’espère que vous penserez à moi comme je pense à vous. Adieu. »
Isabelle a la cuisse légère.
La maman :« Le changement d’amour agit sur moi comme sur d’autres le changement d’air. »
La nuit des six jours :« C’était une petite femme excessivement conservée par le lait de concombres et l’égoïsme, les rides du visage nouées derrière l’oreille, la poitrine ensemencée d’un rang de fausses perles dont elle tenait à la main l’original maritime dans un petit sac en peau de crocodile. »
Six jours et nuits à courtiser Léa tandis que son chéri dispute une course cycliste d’endurance de la même durée. Toute une époque de Paris :
La nuit hongroise :« Les garages à auto-leçons du voisinage lançaient une odeur fétide. On entendait au loin une chasse passer sous les fortifications, et ce cor si mélancolique résonner sous le scenic de Luna Park qui est comme la cale d’un grand paquebot immobilisé dans un chantier en faillite. »
De Vienne à Pest avec Zaël la Juive dans l’immédiat après-guerre (tout le recueil, paru en 1922, est marqué par la Première Guerre mondiale).
La nuit nordique :
Aïno, étrange jeune scandinave des bords de la Baltique, en un étrange pays.
Drame et/ou humour, désinvolture, insolence et un certain désenchantement (le monde de Malaparte m’est venu à l’esprit).
\Mots-clés : #nouvelle
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Tristram- Messages : 15927
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Re: Paul Morand
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“Lire et aimer le roman d'un salaud n'est pas lui donner une quelconque absolution, partager ses convictions ou devenir son complice, c'est reconnaître son talent, pas sa moralité ou son idéal.”
― Le club des incorrigibles optimistes de Jean-Michel Guenassia
[/i]
"Il n'y a pas de mauvais livres. Ce qui est mauvais c'est de les craindre." L'homme de Kiev Malamud
Bédoulène- Messages : 21642
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Re: Paul Morand
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Re: Paul Morand
Milady
Saumur, début du XXe. Le commandant Gardefort, ancien écuyer du Cadre et retraité de l’armée, est un cavalier accompli, amoureux de Milady, sa jument. Son ex-femme, Éliane, née Chaînedecœur, dont il a divorcé car elle n’entendait rien aux chevaux, le pressure financièrement.
Il envisage de demander de l’aide à l’un de ses rares amis, M. Béguier de La Digue, président des Crottes-de-bique, mais doit se résigner à se séparer de Milady, jusqu’à une issue tragique.« Les premiers mois avaient été heureux ; ils se promenaient dans la forêt de Chinon en se tenant par le cou ; elle aimait l’amour. »
« La nuit, il la réveillait, il la prenait à la crinière, comme un arabe sur lequel on va sauter : − Pourquoi, dis-moi seulement pourquoi ton cheval allongeait la tête et je te laisserai dormir. »
Dans ce texte d’une grande érudition hippique, un bel aperçu de la Loire :
Monsieur Zéro« − Il n’y a que les couchers de soleil qui n’ont pas changé, pensait le commandant en rentrant de promenade. C’est le même rose. Sur la Loire, tout est rose : les roses, les saumons, le pineau et les fins de journée.
Il revenait maintenant par la rive gauche. Des couleurs tropicales coloraient ces flaques immobiles qui s’attardent sur les hauts fonds et que les gens du pays nomment des luisettes. »
Silas Cursitor, éminent banquier états-unien de soixante-quatre ans s’enfuit en passant la frontière canadienne (et simulant son suicide). Son départ suscite un krach tandis qu’il est traqué par les USA d’abord en Égypte, à Tanger, puis au Luxembourg et enfin au Liechtenstein. En banqueroute/ faillite, il est exemplaire du capitalisme et de son pays.
Son ultime recours sera de se constituer en société anonyme… Monsieur Zéro…« Il était l’homme le moins équilibré du pays le plus instable et de l’époque la plus vacillante du monde. »
« Cet enfant géant qu’est l’Amérique du Nord, ce bébé prodige qui exige tous les matins, comme jouet, un scandale ou un sacrifice, comme guignol, une religion nouvelle ou une grande invention, réclamait Cursitor en trépignant. »
Deux novellas tragiques, écrites avec une grande maîtrise du sujet.
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Tristram- Messages : 15927
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Bédoulène- Messages : 21642
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Re: Paul Morand
Pierre Nioxe est l’homme pressé, un antiquaire qui court sans cesse, incapable d’attendre, obsédé par le temps qui passe.
Nioxe constitue un peu le type de l’homme pressé dans la galerie de caractères où Oblomov serait son antithèse.« Une malédiction veut que je sois lancé au galop dans un univers qui trottine. »
« La balle qui fuse hors du canon ne se demande pas si elle va trouer un carton ou fracasser un crâne ; Pierre non plus. À lire ceci, on pourrait le croire audacieux. « Voilà, dira-t-on, un homme assuré qui ne doit pas rater son coup. » Au contraire, Pierre est timide car sa hâte lui a valu beaucoup d’échecs alternant avec de foudroyants succès. Et ce sera la moralité de cette histoire que de montrer l’impatient plus souvent puni que récompensé. »
« Les secondes que tu gagnes, qu’en fais-tu ?
— J’en fais des minutes, grogna Pierre… »
« Je me croyais un homme comme les autres, doué seulement d’un peu plus de vivacité. Cette vivacité dont je suis fier est-elle la vitesse ? Ou bien une traînasserie déguisée, un moyen de temporiser, d’éluder les vraies réponses, de suspendre, grâce à des sautillements, le grand saut que chaque homme doit faire dans l’inconnu ? »
Avec son ami Placide, un chartiste, il file acheter in extremis le Mas Vieux de M. de Boisrosé, un créole. La femme de ce dernier, l’indolente Bonne toujours alitée, et ses filles, la blonde Angélique (vingt-quatre ans, mariée), la rousse Hedwige (vingt ans) et la brune Fromentine (dix-huit ans), vivent en cocon familial dans la région parisienne, et voudraient lui faire reconsidérer cet achat qui les dépossèdent. Surtout séduit par Hedwige, il entretient avec les trois belles des rapports distendus.
Il épouse finalement Hedwige, travaillant à maîtriser sa hâte. Ils sont amoureux, et lui commence à apprécier le présent. Mais, Hedwige enceinte, l’avenir reprend place pour lui, tandis qu’elle retourne peu à peu au gynécée de « Mamicha ». Pierre s’impatiente, et sa précipitation, l’urgence permanente pour toujours aboutir au plus tôt, son impuissance à ralentir ou s’arrêter ne sont pas sans l’égocentrisme d’un maniaque tyrannique, ni provoquer le désordre.« Pierre chiffonnait avec grâce les objets de ses soins, les agaçait juste ce qu’il faut avec son agitation ; il avait l’embrassade franche, la bouche fraîche, la peau chaude. Il enchaînait bien, se précipitait sur elles, les dévorait sans les assimiler, disparaissait avant qu’elles aient eu le temps de dire ouf, en admettant qu’une femme pousse jamais ce cri-là. Il télescopait les situations, revenait classiquement à l’unité de temps, de lieu et d’action. Il confondait volontiers la déclaration avec l’enlèvement en taxi, le taxi avec la loge grillée, l’escalier avec le canapé, la main serrée avec la taille prise, le mouchoir avec le soutien-gorge, le premier rendez-vous avec le dernier, et les ménagements du début avec les délires de la fin. Tout cela avec si peu d’espace entre le point de départ et celui d’arrivée qu’elles croyaient recevoir un premier tribut de reconnaissance que déjà il leur offrait un cadeau d’adieu. »
Il propose à Hedwige d’écourter sa grossesse de deux mois… et elle décide de la poursuivre chez sa mère.« Attendre écrasait Pierre. Pour lui la lenteur se traduisait toujours en kilogrammes, en tonnes. Quand il lui fallait ralentir le pas dans la rue pour se laisser rattraper par le compagnon qu’il avait distancé de cent mètres sans s’en apercevoir et tout en continuant à lui parler, il se sentait soudain métamorphosé en un âne pliant sous le bât. Or, l’amour est d’un grand poids dans la vie des hommes ; c’est une surcharge. Rien d’écrasant comme les impondérables. Le cœur est un organe de plomb. Quand un homme et une femme se rencontrent, ils s’étudient moins qu’ils ne se soupèsent ; ils savent qu’un jour l’un des deux portera l’autre sur ses épaules. Car un couple, ce n’est pas un appareillage latéral, c’est un assemblage vertical. »
Pierre s’est spécialisé dans la « haute époque », à l’époque où justement régnait la course au bel objet rare, plus ou moins honnêtement acquis ici ou là sur la planète. Il a découvert un cloître roman sur son nouveau domaine, et pour éviter l’afflux touristique, l’a fait démonter et l’a vendu aux États-Unis, où il se rend et apprécie d’abord la frénésie, qui rapidement le lasse.« – C’est toi qui n’as pas compris, malheureux, combien c’est inhumain ce que tu proposes là ! Attendre cet enfant, mais c’est tout mon plaisir, toute ma vie !
Et je ne l’attends même pas ; il existe, ce petit être, aussi vivant que s’il était déjà parmi nous. »
Regencrantz, un cosmopolite médecin juif qui l’appelle le « Vélociférique », d’après Goethe, lui raconta l’histoire du commodore Swift, un coureur automobile américain qu’il a rencontré, attendant depuis quatre mois les conditions nécessaires à sa course, et l’image de l’homme pressé prend une dimension sociétale ambigüe ; le docteur lui apprend que son cœur est prêt à lâcher : le temps le quitte, et enfin il se ménage pour voir son enfant à naître – et même ce dernier regard sera vain.« Je suis infatigable ; à peine installé dans cette rame, je m’envole déjà par la pensée dans l’auto qui m’attend. Que j’aime ce bruit du vent qui me siffle aux oreilles ! Ce que je fais m’échauffe et me presse ; je laisse tomber ce qui me retarde ; je suis satisfait d’être ainsi dans l’instant suivant. Je n’existe pas, je préexiste ; je suis un homme antidaté ; non, je ne suis pas un homme, je suis un moment ! »
« D’ailleurs, la ville [New York] et lui reposent sur rien, sont sans racines ; vacillants et faibles comme l’instant. »
« C’est vraiment curieux, pensait Pierre : j’ai pris successivement un omnibus, un express, une auto rapide et un avion dernier cri, c’est-à-dire que j’ai chaque fois augmenté l’allure et plus je file, plus les choses paraissent s’immobiliser. Nous faisons du cinq cents à l’heure, et il me semble que ça n’avance plus. Je suis ici suspendu en un arrêt total, détaché du monde ; tout devient sempiternel ; plus c’est grand, moins ça bouge ; le port glisse à peine sous mes yeux parce qu’il est énorme ; la mer se fige, à mesure qu’elle devient océan.
Sans doute ne voyais-je l’univers sous son aspect tumultueux que parce que j’avais le nez dessus. On ne va vite qu’à ras du sol. Dès que je prends du recul pour regarder ma vieille planète, elle me paraît morte. La vitesse, c’est un mot inventé par le ver de terre. »
Brillant, écrit tambour battant et avec un grand sens de la formule d’un style riche, j’ai trouvé cette analyse approfondie de la précipitation et de la fuite en avant un peu datée par un ton de vaudeville.
J’ai aussi vu le film tiré de ce roman par Molinaro (avec Darc et Delon), qui n’en retient que certains éléments.
\Mots-clés : #philosophique #psychologique #xxesiecle
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Tristram- Messages : 15927
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Re: Paul Morand
Paul Morand a écrit:Brillant, écrit tambour battant et avec un grand sens de la formule d’un style riche, j’ai trouvé cette analyse approfondie de la précipitation et de la fuite en avant un peu datée par un ton de vaudeville.
J'avais été enthousiasmé par le style, moi aussi.
Y avait un côté vaudeville, c'est pas faux. Cette lecture remonte un peu en ce qui me concerne.
Dreep- Messages : 1539
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Re: Paul Morand
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Tristram- Messages : 15927
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Re: Paul Morand
Dreep- Messages : 1539
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