Karel Schoeman
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Re: Karel Schoeman
(il est dur à trouver je crois, je peux le prêter)
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Etre dans le vent, c'est l'histoire d'une feuille morte.
Flore Vasseur
topocl- Messages : 8545
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Re: Karel Schoeman
Le narrateur et un photographe parcourent en voiture l’Afrique du Sud pour collationner les éléments d’un livre portant sur les évènements de la guerre des Boers. Ils ne trouvent pas Fouriesfontein (ainsi dénommée à cause des Fourie, colons d’origine française) selon les indications de leur carte routière. Le narrateur s’acharne à pied, et dans une vision spectrale lui apparaît la petite ville, qu’il explore, comme à peine quittée par ses habitants, avec des signes d’occupation récente, des revenants intangibles, des voix lointaines.
Le narrateur présente sa révélation de Fouriesfontein comme ce qui sourd de l’ensemble des données réunies pour un livre, ou mieux, comme un film avant montage (on pense bien sûr à la genèse de l’écrit lui-même) :
« C’est comme lorsque l’on fait des recherches pour un livre, se prend-il à songer, on rassemble des notes, des photocopies, des coupures de journaux et des photographies, les dossiers s’empilent, la banque de données augmente de volume tandis que prend forme, à un rythme légèrement décalé, quelque chose qui est plus que la simple somme de ses parties et qui commence enfin à vivre sa vie en toute indépendance. »
« Est-ce sur les gens qui ont vécu jadis et qui sont morts depuis longtemps que j’écris, ou bien sur les ombres et les échos qui peuplent mon imagination ? […]
Jusqu’où peut-on se pencher sans basculer au-dehors par-dessus l’appui de la fenêtre, jusqu’où peut-on se pencher sans dégringoler dans la fosse sombre du passé perdu, irrévocablement ? Essayer. »
Trois résidents britanniques de Fouriesfontein en l'été 1901 témoignent successivement de la brève occupation par un commando de Boers avant l’arrivée de l’armée anglaise : Alice, la fille du magistrat Macalister, puis Kallie, jeune clerc de ce dernier, enfin Mademoiselle Godby, sœur du médecin depuis défunt, et vieille fille solitaire. Chacun s’efforce de se souvenir de ces évènements au cours de trois monologues répétitifs, réticents, plus ou moins réfléchis et factuels selon le personnage ; et chaque point de vue complète les deux autres de sa version lacunaire.
Fouriesfontein est une communauté fermée, des Hollandais, quelques britanniques, qui respectent et aident davantage les métis, misérable main-d’œuvre sans perspective d’avenir. Adam Balie, métis doué, fut le seul à parvenir à s’émanciper, accéder à une certaine réussite avant d’être emprisonné, battu puis tué par les Boers, acte de violence et d’injustice arbitraire qui focalise les tensions de la collectivité.
Si les deux premiers rapports sont partiels, le troisième met en évidence leurs non-dits et omissions, dénis et aveuglements, allusions et sous-entendus. Le témoignage de cette fine observatrice des relations entre les habitants confrontés à la guerre est plus lucide et approfondi. Dans un sentiment d’impuissance, rejetant l’oubli et la révision de l’histoire, elle éclaire sans complaisance les fêlures et divisions sociales que la période des troubles n’a fait que mettre en lumière.
« …] la vie a continué au jour le jour et le changement ne s’est produit que peu à peu, sur des semaines, des mois. Les divisions qui existaient après la guerre n’étaient pas nouvelles, simplement nous ne les avions pas remarquées, elles étaient masquées, un peu comme ces fissures sur un mur que l’on bouche avec du plâtre et que l’on recouvre ensuite de papier peint ; les fissures demeurent. Les blessures, les rancunes, les désaccords avaient toujours été là, tout comme la peur et la méfiance ‒ je dirais comme l’angoisse, et la haine ‒ car il y avait aussi de l’angoisse et de la haine, et la guerre n’a rien fait d’autre, en définitive, qu’arracher le papier peint et mettre à nu les fissures. »
« Tant de choses étaient tues, ou simplement ignorées, et sont tombées dans l’oubli avec le temps ; le plus souvent, il était trop tard pour corriger l’injustice commise et beaucoup étaient d’avis qu’il valait mieux éviter d’échauffer les esprits. […]
Souvent je me suis demandé ce que nous pouvions faire pour lutter contre l’injustice et les préjudices qui s’enracinaient de plus en plus profondément dans la société, au point qu’ils finissaient par devenir la norme et que tout le monde les considérait comme allant de soi. […]
Nous faisons ce que nous pouvions, comme je l’ai dit, ce qui nous semblait juste, convenable, et ce n’est que bien plus tard que nous avons commencé à nous poser la question de savoir si c’était suffisant. »
« Nous avions appris à ces gens à nous admirer, à nous écouter, à respecter notre autorité, à écouter nos conseils et à exécuter nos ordres, et lorsque, désespérée, elle [la femme de Adam Badie] s’est tournée vers nous, allant de maison en maison demander de l’aide pour son mari, elle n’avait trouvé personne qui pût l’aider, personne qui osât faire quoi que ce fût. »
« Nous n’avons rien appris de ce qui est arrivé, les divisions n’ont fait que se creuser, l’amertume n’a fait que croître. […] Nous n’avons rien appris, nous continuons à faire comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était produit, condamnés, me dis-je parfois, à répéter éternellement les mêmes mots, les mêmes gestes, pris au piège dans un manège dont nous ne pouvons plus descendre. Éveillée dans la nuit, j’écoute, seule dans le noir, le tintement et le bruissement presque imperceptibles. »
Perplexe entre factuel et fabulation, le narrateur invisible observe les fantômes de Fouriesfontein qui ressasse son passé et en répète les épisodes sans enchaînement causal, sans ordre (chrono)logique, sans pouvoir en tirer la leçon.
Ce roman serait le deuxième volet d'une trilogie (pas signalé par l’éditeur comme d’habitude, merci Phébus ; par ailleurs le résumé en quatrième de couverture est partiellement incorrect, et racoleur).
« Regardez-moi ; écoutez-moi. Moi aussi, j’ai vécu. »
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« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
Tristram- Messages : 15922
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Re: Karel Schoeman
grace à la curiosité et la passion de son directeur Jean-Pierre Sicre.
Le catalogue de Phébus en témoigne.
Sicre fut débarqué à cette date, et Phébus n' a pas retrouvé le lustre d' antan.
Dommage !
Tout passe, mais il faut rendre à Sicre ce que fut Phébus.
bix_229- Messages : 15439
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Re: Karel Schoeman
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Tristram- Messages : 15922
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Re: Karel Schoeman
Ce n' est pas général.
Ce qui est tout aussi génant, c' est la pratique presque systématique des auteurs
américains qui font l' éloge d' un confrère.
A charge de revanche bien entendu !
bix_229- Messages : 15439
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Re: Karel Schoeman
Je pense qu'il faut souligner de telles dérives si on souhaite revenir à un peu plus de probité envers l'oeuvre et ses lecteurs.
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Tristram- Messages : 15922
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Re: Karel Schoeman
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― Le club des incorrigibles optimistes de Jean-Michel Guenassia
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"Il n'y a pas de mauvais livres. Ce qui est mauvais c'est de les craindre." L'homme de Kiev Malamud
Bédoulène- Messages : 21622
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Re: Karel Schoeman
Babelio a écrit:Des voix parmi les ombres est le deuxième volet d'une trilogie magistralement inaugurée par Cette vie (Phébus, 2009 ; Prix du Meilleur Livre étranger) explorant le passé de l'Afrique du Sud.
Le troisième volume serait en préparation, ou plutôt pas traduit en français ?Wikipédia a écrit:Cet ouvrage [Cette vie], premier volet d'un triptyque intitulé Voix (Stemme)
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Tristram- Messages : 15922
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Re: Karel Schoeman
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Bédoulène- Messages : 21622
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Re: Karel Schoeman
Invité- Invité
Re: Karel Schoeman
Elle me semble plutot thématique.
Ce qui n' est pas forcément le cas des suites
bix_229- Messages : 15439
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Re: Karel Schoeman
On était absorbé par le vide, étreint par le silence, qui n'étaient plus des étendues étrangères regardées de loin sans comprendre, la terre inconnue devenait familière et celui qui la traversait ne pouvait même plus se rappeler qu'autrefois il avait pensé aller plus loin. A mi-chemin sur la route on découvrait que le voyage était achevé, qu'on était arrivé à destination.
A la fin du 19e siècle, un riche bourgeois hollandais quitte son pays pour aller en Afrique du Sud, à Blomfontein, alors simple village dans le veld..
A cette époque, on pensait que des lieux particuliers pouvaient aider les malades atteints de la tuberculose. C'était des lieux de haute montagne ou des pays réputés secs. Certains, comme le personnage de ce livre partaient de leur plein gré. D'autres étaient expédiés contre leur gré par leur famille.
Loin des yeux loin du coeur.
Je ne parlerai pas de ce livre qu se suffit à lui-même.
Mais il faut que je dise que je l'ai lu avec difficulté parce que pas en forme. Et j'ai failli l'arrêter plusieurs fois.
De plus le rythme du livre est lent, très lent. Celui d'une marche funèbre ou plutôt d'une marche inexorable vers une mort annoncée. Une attente sans illusion.
Le rythme restera identique pendant 500 pages. Au lecteur de s'adapter. Ou pas.
C'est aussi celui d'une transformation humaine, in extremis. Le retournement total d'une vie conditionnée par une éducation de classe, murée par la solitude, l'insensibilité, l'égoïsme.
Comme le personnage central, j'ai été vaincu, ou plutôt retourné, tranformé par tant de génie stylistique. Et par ces extraordinaires personnages que sont ce pasteur et sa soeur.
Peut-on encore vivre quand on porte la mort en soi et qu'on la transporte ailleurs ?
Peut-être ou peut-être pas.
La vie est une épreuve difficile et la mort un passage terrifiant.
Karel Schoeman a un style sublime qui a peu d'équivalent au 20e siècle.
bix_229- Messages : 15439
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Re: Karel Schoeman
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Flore Vasseur
topocl- Messages : 8545
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Localisation : Roanne
Re: Karel Schoeman
La narratrice est une vieille agonisante qui rassemble ses souvenirs tout au long d’une nuit pour « tenter de comprendre, [de] tenter de pardonner. »
Elle a vécu dans une ferme isolée du veld, en bordure du désert du Karoo où hiverne la famille avec les moutons et dont vient sa mère, obstinée, parcimonieuse et irascible. Elle reconstitue, avec ses réminiscences de discrète enfant observatrice et quelques conjectures, l’histoire de son ascendance depuis son établissement jusqu’à la prospérité relative dans ce milieu difficile.
Les domestiques, d’anciennes esclaves, dorment à même le sol de bouse séchée, au pied de leur maîtresse. Il y a également une sous-classe de genre de serfs, les Bâtards de Bastersfontein :« À la ferme, lorsque j’étais enfant, je jouais souvent seule près du vieux cimetière derrière la colline, là où les anciens jetaient ce dont ils ne vouaient plus ; je ramassais parmi les pierres des fragments de poterie, de porcelaine, ou encore des morceaux de verre bleu ou mauve. Parfois, certains de ces fragments étaient assez gros et assez grands pour permettre, en examinant l’arrondi et les décorations, de retrouver la forme et le motif de la tasse ou du bol d’origine ; c’est ainsi que se présentent les fragments de souvenirs à partir desquels je dois maintenant tenter de reconstituer la forme et les motifs du passé. »
« C’est sans doute comme cela que notre domaine s’est étendu et que nos prétentions se sont affirmées : par des disputes avec les voisins et des menaces ou des violences envers ceux qui étaient plus faibles que nous. »
« …] le but était là depuis toujours et nous autres, les enfants, n’étions que des instruments pour y parvenir. »
La vieille fille de la maison se remémore un drame familial, voudrait ne plus se ramentevoir. Elle aura finalement été seule, une sorte d’étrangère chez elle, un témoin invisible.« Tous sont morts et enterrés jusqu’au dernier sans laisser ne fût-ce qu’un nom, qu’un visage ; enterrés soit derrière le mur d’enceinte, de l’autre côté du cimetière réservé aux Blancs, soit quelque part le long de la route qui mène vers le Karoo, soit encore dans l’intérieur des terres, vers Grootrivier, là où les ont menés leurs pérégrinations ; les pierres dont on les avait recouverts se sont écroulées et ont été dispersées par le vent, leurs enfants et leurs petits-enfants sont morts à leur tour quelque part dans la plaine, dans le ravin, ou près du feu de camp, et les derniers souvenirs de leur existence se sont évanouis avec eux. Seules leurs voix résonnent encore tandis que je cherche en vain le sommeil. »
Dans ce livre est aussi démontrée la prépotence de femmes fortes, ambitieuses, égoïstes ‒ ainsi que la vanité des vies humaines.
Après Cette vie et Des voix parmi les ombres, Phébus a édité L’Heure de l’ange, qui clôt le triptyque de Karel Schoeman consacré aux voix ; à écouter bientôt…« Dans le coffre où nous rangions le linge de maison, les draps et les taies d’oreiller s’entassaient sans que quiconque prît la peine d’expliquer pourquoi, à l’image de ces terres et de ces troupeaux de moutons dont notre famille, à la même époque, faisait l’acquisition dans la plus grande discrétion, méthodiquement, dans la perspective d’un avenir sans doute inconnu, mais fascinant. »
« En réalité, au fil des ans, seuls les visages autour de la table avaient changé, un simple renouvellement des ombres à la lueur de la bougie dans une maison où, pour le reste, tout était comme avant. »
Mots-clés : #famille #lieu #ruralité
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Tristram- Messages : 15922
Date d'inscription : 09/12/2016
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Re: Karel Schoeman
Tu montres bien l'échelle des "classes"
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Bédoulène- Messages : 21622
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Re: Karel Schoeman
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Tristram- Messages : 15922
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Re: Karel Schoeman
L'heure de l'ange
Dans L'heure de l'ange, Karel Schoeman suit les pas d'un producteur de télévision revenant dans la ville de son enfance, au coeur du veld sud-africain : une terre de solitude, d'espaces d'infinis, qui révèle l'absence et le doute...
L'homme s'attache à retrouver la trace de Daniel Steenkamp, un berger du XIXème siècle, devenu poète lorsqu'il a vu apparaitre un ange. Mais sa quête de récit et de sens semble se heurter à un silence. Au fil des chapitres, Schoeman capte des morceaux d'histoire de la ville et d'autres personnages fascinés par Steenkamp, un instituteur, un pasteur, expriment leurs propres aspirations et regrets. Le temps devient alors une illusion tant passé et présent sont entremêlés, dévoilant de multiples émotions et déceptions humaines.
L'heure de l'ange est un roman particulièrement étrange, avec l'impression que la narration disparait régulièrement pour laisser la place à un flot méditatif, entre lassitude et colère. Et par-delà les mots, Schoeman évoque constamment sa relation passionnée, abrupte et déchirante avec son pays : l'Afrique du Sud, dans sa beauté aveuglante.
Avadoro- Messages : 1405
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Re: Karel Schoeman
Ce livre est donc le troisième volet de la trilogie des voix (c'est-à-dire des souvenirs), après Cette vie et Des voix parmi les ombres (que j’ai lus avec intérêt).
Dans « l’État libre d’Orange », un ancien instituteur, en froid avec les notables locaux, cherche à se retrouver dans l’œuvre de sa vie : les notes où il consigne l’histoire de ce berger, aussi poète. C’est Jodocus de Lange, dit Jood, et après sa mort un scénariste de la télévision revient dans la petite ville périclitante où lui-même a vécu enfant, sur les traces de « Danie-Poète », « premier poète de langue afrikaans » : il visite le musée local, le lieu de sa sépulture, replonge dans cette époque où la Bible était omniprésente, sans cesse lue et citée en référence ; ainsi de la lutte de Jacob avec l’ange (qui m’a ramentu hors de propos Dimanche m’attend d’Audiberti). Le scénariste se rappelle une visite scolaire à Jood, l’érudit qui passe ses nuits à écrire (ou songer au passé ?), petite graine du souvenir qui a germé. Une mystérieuse Yvonne Engelbrecht lui laisse des messages pour qu’il la rappelle, ce qu’il néglige de faire.« Peu après midi, un jour de semaine, vers la fin de l’été de l’année 1838, l’ange du Seigneur apparut à Daniel Josias Steenkamp alors qu’il gardait les moutons de son frère dans le veld. »
Puis c’est de nouveau Jood qu’on écoute (auquel on doit les deux derniers extraits), qui s’égare un peu dans ses souvenirs (et rabâche quelque peu) et qui, étranger à la région, ne s’y est jamais vraiment intégré, qui travailla à une monographie jamais achevée sur l’histoire de la bourgade, est lui aussi poète, dont la publication à compte d’auteur fut largement ignorée, sinon éreintée.« Peut-être qu’à force de travailler avec des mots et des images, de fil en aiguille, on devient incapable d’appréhender la réalité, alors on la transforme pour soi-même, pour pouvoir la comprendre, on écrit un scénario, on réalise un film, on rédige un article ou on publie un livre. »
« Mais sait-on jamais, peut-être qu’un jour l’un d’eux se souviendra de quelque chose, peut-être qu’une graine germera, nous avons un devoir envers les jeunes générations [… »
« Comment peut-on, en définitive, juger, comment peut-on mesurer, comment peut-on savoir qui lira ces mots, savoir où tombera – peut-être – la semence, et à quoi elle donnera naissance ? L’on croit en ce qu’on fait, l’on continue, cela suffit. »
On comprend que ses démêlés dans les intrigues et médisances des notabilités du lieu l’aient aigri, rendu rancunier ‒ et expliquent son enflure vaniteuse. Et on apprend qu’il hérita des notes du pasteur Jacobus Theophilus Heyns, ou pasteur Japie, premier compilateur local et premier éditeur de Daniel Steenkamp, que Jood publie in extenso avec les mêmes déboires que précédemment.« J’étais poète, mon recueil et les exemplaires entassés derrière la porte de mon bureau sont là pour le prouver. »
C’est maintenant au pasteur Heyns d’évoquer ses débuts dans la paroisse, et comment il s’habitua progressivement aux accommodements avec ses ouailles
… et comme il passe de la rédaction de ses sermons, puis de notices biographiques, à écrire l’histoire du district à partir des archives familiales qu’on lui confie pour qu’il sauvegarde le passé ; puis comment il recueille le manuscrit où Danie-le-Fol essaya de transmettre sa vision, lui dont la famille de basse extraction est mal vue de l’establishment. Tourmenté par sa vocation (et sa libido), ce que le pasteur confesse avec humilité est autrement fort proche de ce qu’exprimait Jood, notamment ce qui chez l’ecclésiastique est la nécessaire circonspection dans ce milieu pieux où il se dit « épié en permanence ».« Dans un certain sens, sans m’en rendre compte, j’avais commencé à apprendre non seulement ce qu’il fallait dire, mais aussi la manière de le dire, ce qu’il valait mieux passer sous silence [… »
Puis c’est Daniel qui parle de ses visions et prédications, une vie à « chanter et témoigner » auprès des pauvres jusqu’à ce que l’hostilité des nantis le fasse taire.
Ensuite Voix de femmes ‒ assez dépitées : la veuve de Japie, celle de Jood, d’autres regards sur les mêmes situations, confortant ce que nous avons appris de l’ambition du véhément Jood, et du doux Japie qui n’en avait pas.
C’est cette dernière qui fit brûler les archives de son mari Jood (et donc celles de Lapie et Danie).« Fille de mon père, femme de Jood, quarante ans passés dans cette ville aux longues rues blanches et rectilignes, quarante ans de longues soirées assise à la table de la salle à manger en attendant de remonter, seule, le couloir jusqu’à ma chambre pour aller me coucher. »
Enfin la sœur aînée de Danie, plus amère encore, dont on apprend qu’elle l’éleva, recopia ses poèmes, et éclaire sa vie du contexte historique (la fin de l'esclavage, la spoliation des terres en pays bâtard par les Blancs, la guerre des Boers contre les Anglais).
Tout au long du texte on retrouve l’influence de Jacob Landman, Kosie, un des fermiers pionniers de la région, puis de son fils Kobus ‒ et tout le poids de la religion dans une société fermée, conservatrice.
Et bien sûr le veld, sa désolation, la sécheresse et la poussière blanche, avec pour seuls évènements depuis la récente colonisation afrikaner la disparition des Bâtards, des Griquas et des Bochimans, ainsi que de la faune sauvage ; aussi moutons et vergers, cyprès et gommiers ‒ et les réservoirs d’une eau si rare ‒, toute une contrée résumée de quelques mots.
Qu’est-ce qui a pu retenir mon attention dans cette lecture, qui traite longuement de choses éloignées de mes préoccupations et de mes goûts ? Peut-être l’impression qu’est habilement rendu le secret des vies disparues, suggéré par des signes énigmatiques, qui ne sera jamais vraiment connu, son existence seulement révélée : les traces du passé s’estompent, deviennent incompréhensibles.
Demeure un leitmotiv :« Comprendre n’est pas possible : celui qui est confronté à la vision ne peut qu’observer en silence, émerveillé, enregistrer et accepter, en restant immobile. Le voyage se fait vers l’intérieur. »
« Le passé est un autre pays. »
« Le passé est un autre pays : où est la route qui y mène ? »
« Le passé est un autre pays, tellement lointain qu’il en est inaccessible, et ce que l’on peut en récupérer, ce que l’on peut en conserver, on l’emporte avec soi. »
\Mots-clés : #biographie #religion #traditions
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