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Jorge Semprun

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Message par Tristram Dim 4 Juin - 21:42

Le grand voyage

Devoirdemémoire - Jorge Semprun - Page 2 Legran10


Premier livre, roman autobiographique écrit seize ans après sa déportation à Buchenwald, d’un étudiant espagnol exilé en France.
À la distanciation d’intellectuel communiste du narrateur, sensible à rester digne (peut-être par orgueil), répond cette expérience en creux du camp de concentration : ne sont dits que le voyage de quatre jours et cinq nuits en train pour y parvenir, puis le retour à la Libération, avec des aperçus de la guerre civile espagnole et de la Résistance, de son arrestation par la Gestapo, de sa vie après-guerre en « amnésie volontaire ». Ce voyage également intérieur (dans la mémoire) inclus des images postérieures (des faits qu’il ne connaissait pas à l’époque, comme l’auxiliaire SS Else Kock qui fabriquait des abat-jours de peau tatouée) ou extérieures (comme le point de vue du village, de la maison avec vue sur le camp d’extermination et son crématoire fumant). Ce sont donc les contours de l’indicible, le voyage à cent-vingt personnes dans un wagon à bestiaux avec « le gars de Semur », un compagnon d’infortune qui meurt dans ses bras à l’arrivée, les survivants étant pressés debout, immobilisés.

« À ces moments-là, lorsque cette voix retentit, et toujours elle retentit, la simple agglomération d’êtres rassemblés par hasard, informe, révèle une structure cachée, des volontés disponibles, une étonnante plasticité s’organisant selon des lignes de force, des projets, en vue de fins peut-être irréalisables, mais qui confèrent un sens, une cohérence, aux actes humains même les plus dérisoires, même les plus désespérés. Et toujours cette voix se fait entendre.
"Les gars, il faut faire quelque chose", dit cette voix derrière nous. »

(Les prisonniers organisent une collecte d’urine pour humecter des mouchoirs et en rafraîchir ceux qui s’évanouissent.)

Il rapporte d’autres scènes vécues, telle celle du massacre des enfants juifs polonais rescapés de wagons amenant chacun deux cents Juifs, pour la plupart des cadavres gelés.
Pour ce jeune homme empreint de philosophie allemande, il n’est pas nécessaire de comprendre les nazis : il faut juste les détruire. Et il refuse la mentalité ancien combattant (le combat n’est pas fini pour lui). Ce livre expose en fait le positionnement de l’auteur contre le fascisme : la lutte.

Je n’ai pas recopié d’autre extrait témoignant de l’incommunicable détouré par Semprun ; voici d’abord un commentaire sur l’organisation de la Résistance, puis sur Hans, un autre personnage important, Juif allemand, lui aussi résistant, et disparu sans laisser de trace dans un combat (ce qu’il apprend lors de son « grand voyage ») :

« C’est effarant que la torture soit un problème pratique [pour les combattants clandestins], que la capacité de résister à la torture soit un problème pratique qu’il faille envisager pratiquement. […] Les choses étant ce qu’elles sont, la possibilité d’être homme est liée à la possibilité de la torture, à la possibilité de plier sous la torture. »
« …] "je ne veux pas mourir seulement parce que je suis Juif", il se refusait, en fait, à avoir son destin inscrit dans son corps. »


Juste une autre citation, accessoire, mais qui laisse dubitatif à maints égards :

« Il faudra que j’essaie un jour de penser sérieusement à cette manie qu’ont tant de Français de croire que leur pays est la seconde patrie de tout le monde. Il faudra que j’essaie de comprendre pourquoi tant de Français sont si contents de l’être, si raisonnablement satisfaits de l’être. »

Voici une courte interview lors de la parution du livre : url=http://www.ina.fr/video/I00018093

Autre chose : dans ce texte organisé en deux parties (la seconde très courte, juste la marche finale dans la monumentalité opératique, aux accents wagnériens, aux aigles hitlériennes, de leur destination), pas séquencé en chapitres mais d’une seule allée cadencée de paragraphes espacés, certains des alinéas qui le structurent manquent, du fait vraisemblablement du typographe, peut-être soucieux d’économiser du papier (alors autant supprimer les passages à la ligne), en tout cas peu respectueux du phrasé : les espaces sont primordiaux en littérature, et pas qu’en poésie, comme les intervalles et les périodes en musique, et la mise en page est trop souvent bâclée.
C’est d’autant plus dommage que ce texte constitue une superbe reconstruction mélodique des souvenirs de l’auteur, prouvant une fois de plus que le style est nécessaire à la signification de l’écrit.

J’ai commandé L'Écriture ou la Vie, et en parlerai sans doute après lecture.


mots-clés : #campsconcentration

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Message par Bédoulène Lun 5 Juin - 6:53

merci Tristram pour ton commentaire et les extraits ; je viens de le mettre dans ma tablette donc se sera une lecture dans quelques temps


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Message par Tristram Lun 16 Avr - 0:07

L’écriture ou la vie

Devoirdemémoire - Jorge Semprun - Page 2 Leyycr10

Dans ce récit, Semprun raconte son expérience de la déportation en commençant par la libération ‒ en évoquant les regards de ceux qui n’ont que la mort, « s’en aller par la cheminée » (partir en cette fumée omniprésente, nauséabonde, qui a fait fuir tous les oiseaux), le regard haineux du nazi, le regard horrifié des libérateurs. Jeune étudiant en philosophie, communiste et germanisant, capturé comme résistant, la fonction de Semprun dans l’administration de Buchenwald est d’effacer et d’inscrire les noms sur des fiches.
D’une « rayonnante vitalité » après avoir « traversé la mort », il est revenant de la mémoire de la mort et veut "témoigner", ce qui ne peut passer que par une certaine forme d’artifice, d’art ‒ mais le renvoie immanquablement à la mort : il garde le silence pour oublier, et renoncera à l’écriture pendant des années. Près de vingt ans plus tard, il écrira Le grand voyage, qui ramènera la mort dans son présent, jusqu’à ce que le suicide de Primo Levi, vingt-cinq ans encore plus tard, la ramène devant lui, le poussant à écrire ce livre sur l’angoisse mortifère qui revient toujours.
« …] l’ombre mortelle où s’enracine, quoi que j’y fasse, quelque ruse ou raison que j’y consacre pour m’en détourner, mon désir de vivre. Et mon incapacité permanente à y réussir pleinement. »

« "È un sogno entro un altro sogno, vario nei particolari, unico nella sostanza…"
Un rêve à l'intérieur d'un autre rêve, sans doute. Le rêve de la mort à l'intérieur du rêve de la vie. Ou plutôt : le rêve de la mort, seule réalité d'une vie qui n'est elle-même qu'un rêve. Primo Levi formulait [dans La Trêve] cette angoisse qui nous était commune avec une concision inégalable. Rien n'était vrai que le camp, voilà. »
Tout le propos du livre est là : c’est la difficulté, le combat de l’auteur pour témoigner de Buchenwald dès qu’il en sort, cette approche constituant une forme de ce témoignage d’un « passé peu crédible, positivement inimaginable », « l’horreur et le courage ».
« Il y aura des survivants, certes. Moi, par exemple. Me voici survivant de service, opportunément apparu devant ces trois officiers d'une mission alliée pour leur raconter la fumée du crématoire, la chair brûlée sur l'Ettersberg, les appels sous la neige, les corvées meurtrières, l'épuisement de la vie, l'espoir inépuisable, la sauvagerie de l'animal humain, la grandeur de l'homme, la nudité fraternelle et dévastée du regard des copains.
Mais peut-on raconter ? Le pourra-t-on ?
Le doute me vient dès ce premier instant.
Nous sommes le 12 avril 1945, le lendemain de la libération de Buchenwald. L'histoire est fraîche, en somme. Nul besoin d'un effort de mémoire particulier. Nul besoin non plus d'une documentation digne de foi, vérifiée. C'est encore au présent, la mort. Ça se passe sous nos yeux, il suffit de regarder. Ils continuent de mourir par centaines, les affamés du Petit Camp, les Juifs rescapés d'Auschwitz.
Il n'y a qu'à se laisser aller. La réalité est là, disponible. La parole aussi.
Pourtant un doute me vient sur la possibilité de raconter. Non pas que l'expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est tout autre chose, on le comprendra aisément. Autre chose qui ne concerne pas la forme d'un récit possible, mais sa substance. Non pas son articulation, mais sa densité. Ne parviendront à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création. Ou de recréation. Seul l'artifice d'un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage. Mais ceci n'a rien d'exceptionnel : il en arrive ainsi de toutes les grandes expériences historiques. »

« Le bonheur de l’écriture, je commençais à le savoir, n’effaçait jamais ce malheur de la mémoire. Bien au contraire : il l’aiguisait, le creusait, le ravivait. Il le rendait insupportable. »

« Tel un cancer lumineux, le récit que je m’arrachais de la mémoire, bribe par bribe, phrase après phrase, dévorait ma vie. Mon goût de vivre, du moins, mon envie de persévérer dans cette joie misérable. J’avais la certitude d’en arriver à un point ultime, où il me faudrait prendre acte de mon échec. Non pas parce que je ne parvenais pas à écrire : parce que je ne parvenais pas à survivre à l’écriture, plutôt. Seul un suicide pourrait signer, mettre fin volontairement à ce travail de deuil inachevé : interminable. Ou alors l’inachèvement même y mettrait fin, arbitrairement, par l’abandon du livre en cours. »

« À Ascona, sous le soleil de l'hiver tessinois, à la fin de ces mois du retour dont j’ai déjà fait un récit plutôt elliptique, j'avais pris la décision d'abandonner le livre que j'essayais en vain d'écrire. En vain ne veut pas dire que je n'y parvenais pas : ça veut dire que je n'y parvenais qu'à un prix exagéré. Au prix de ma propre survie en quelque sorte, l'écriture me ramenant sans cesse dans l'aridité d'une expérience mortifère.
J’avais présumé de mes forces. J’avais pensé que je pourrais revenir dans la vie, oublier dans le quotidien de la vie les années de Buchenwald, n’en plus tenir compte dans mes conversations, mes amitiés, et mener à bien, cependant, le projet d’écriture qui me tenait à cœur. J’avais été assez orgueilleux pour penser que je pourrais gérer cette schizophrénie concertée. Mais il s’avérait qu’écrire, d'une certaine façon, c'était refuser de vivre.
À Ascona, donc, sous le soleil de l'hiver, j'ai décidé de choisir le silence bruissant de la vie contre le langage meurtrier de l'écriture. »

« …] la réalité a souvent besoin d’invention, pour devenir vraie. C'est-à-dire vraisemblable. Pour emporter la conviction, l’émotion du lecteur. »
Le récit est construit en une remémoration chronologique, un fil linéaire avec des dates, mais avec aussi de brefs retours en arrière, l’évocation d’épisodes autobiographiques mettant en situation ses pensées et actes d’alors, et même quelques reprises conjoncturelles, donnant l’impression d’un texte écrit d’une seule traite (en fait en trois parties), clairement, presque sur le ton de la conversation par endroits. A un moment, il évoque le projet d’un livre architecturé sur les musiques de Mozart et Armstrong. A un autre, il entrelace savamment deux fils de récit, d'une part la séance où douze éditeurs d’autant de pays lui remettent chacun son premier roman, Le grand voyage, traduit dans leur langue, et d'autre part ses souvenirs (Prague, Kafka, Milena et son éviction du parti communiste) remémorés simultanément.
La visite à Weimar, avec sa présence goethienne, tout à côté de Buchenwald juste libéré, en compagnie d’un officier états-unien, Juif allemand exilé ‒ « ville de culture et de camp de concentration » ‒, répond à celle qu’il y fait cinquante ans plus tard, cinq ans après la mort de Primo Levi, et qui lui permet d’achever le présent récit.
Quelques leitmotiv (la fumée, la neige d’antan), des images récurrentes (le soldat allemand abattu, les agonisants dans ses bras), donnent un rythme à la narration.
Je me suis souvent ramentu les textes de Kertész, pour plusieurs motifs ; lui et Semprun ont œuvré sur la même tentative de nous faire appréhender les camps nazis.
Anecdotes troublantes qui m’ont incidemment interpellé : le vieux communiste bibliothécaire, qui réclame les livres parce qu’à ses yeux le camp et sa bibliothèque ne vont pas disparaître, mais être réutilisés pour réprimer les nazis (et les bolcheviks vont réutiliser Buchenwald pour cinq ans) ; le jeune kapo russe, trafiquant profiteur, qui n’envisage pas de rentrer en Union soviétique mais de poursuivre son destin opportuniste à l’Ouest, tout en aidant à la réalisation d’un gigantesque portrait de Staline dans la nuit qui suit la libération.
Semprun note que le communisme ajoute « l'accroissement du rôle de l'État, providence ou garde-chiourme ‒ le communisme, donc, aura ajouté la violence froide, éclairée, raisonneuse : totalitaire, en un mot, d’un Esprit-de-Parti persuadé d’agir dans le sens de l’Histoire, comme le Weltgeist hégélien. » (II, 6, page 233 de l’édition Folio, pour qui veut approfondir ce point de vue.)
« Une sorte de malaise un peu dégoûté me saisit aujourd’hui à évoquer ce passé. Les voyages clandestins, l’illusion d’un avenir, l’engagement politique, la vraie fraternité des militants communistes, la fausse monnaie de notre discours idéologique : tout cela, qui fut ma vie, qui aura été aussi l’horizon tragique de ce siècle, tout cela semble aujourd’hui poussiéreux : vétuste et dérisoire. » 

« L’histoire de ce siècle aura donc été marquée à feu et à sang par l’illusion meurtrière de l’aventure communiste, qui aura suscité les sentiments les plus purs, les engagements les plus désintéressés, les élans les plus fraternels, pour aboutir au plus sanglant échec, à l’injustice sociale la plus abjecte et opaque de l’Histoire. »
De très belles pages, comme sa reprise de conscience après une chute d’un train (peut-être une tentative de suicide) ‒ pour se retrouver sur le quai de Buchenwald ‒ lorsque « cette mort ancienne reprenait ses droits imprescriptibles ».

Un des rares ouvrages que je vais conserver pour relecture ultérieure, qui constitue entr’autres une leçon de courage de la part de ce polyglotte portant toute une bibliothèque humaniste dans sa mémoire, et une réponse explicite à la question du pourquoi de la littérature.
« Il [son ancien professeur, Maurice Halbwachs, mourant] ne pouvait plus que m'écouter, et seulement au prix d'un effort inhumain. Ce qui est par ailleurs le propre de l'homme. »

« Il m’a semblé alors, dans le silence qui a suivi le récit du survivant d’Auschwitz, dont l’horreur gluante nous empêchait encore de respirer aisément, qu’une étrange continuité, une cohérence mystérieuse mais rayonnante gouvernait le cours des choses. De nos discussions sur les romans de Malraux et l’essai de Kant, où s’élabore la théorie du Mal radical, das radikal Böse, jusqu’au récit du Juif polonais du Sonderkommando d’Auschwitz – en passant par les conversations dominicales du block 56 du Petit Camp, autour de mon maître Maurice Halbwachs – c’était une même méditation qui s’articulait impérieusement. Une méditation, pour le dire avec les mots qu’André Malraux écrirait seulement trente ans plus tard, sur “la région cruciale de l’âme où le Mal absolu s’oppose à la fraternité”. »


mots-clés : #campsconcentration #devoirdememoire #historique #mort #philosophique

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Message par Bédoulène Lun 16 Avr - 7:58

merci Tristram pour ton commentaire pour ce livre inoubliable comme le sont les camps de concentration.

ce choix d'extrait me rappelle les propos de Koestler : « L’histoire de ce siècle aura donc été marquée à feu et à sang par l’illusion meurtrière de l’aventure communiste, qui aura suscité les sentiments les plus purs, les engagements les plus désintéressés, les élans les plus fraternels, pour aboutir au plus sanglant échec, à l’injustice sociale la plus abjecte et opaque de l’Histoire. »


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Message par colimasson Lun 16 Avr - 9:25

J'avais lu ce livre il y a 7 ou 8 ans, je ne sais plus trop, et m'a laissé un puissant souvenir. Merci pour cette remémoration.
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Message par Tristram Sam 9 Sep - 18:34

Le Mort qu’il faut

Devoirdemémoire - Jorge Semprun - Page 2 Le_mor10

À Buchenwald, en décembre 1944, Semprun est déporté depuis un an comme résistant ; il a vingt ans. Il fréquente notamment le sociologue Maurice Halbwachs et le sinologue Henri Maspero, qui vont y mourir l’année suivante, et un jeune Français lui aussi « Musulman », c'est-à-dire « les invalides et les exclus, marginalisés par le despotisme productiviste du système de travail forcé ».
« Prendre sur soi pour sortir de soi, somme toute. »

« Malgré tous les subterfuges, les ruses et les détours, il y avait toujours trop peu de pain pour que j’en garde en mémoire. C’était fini, pas moyen de me souvenir. Il n’y avait jamais assez de pain pour que j’en « fasse de la mémoire », aurait-on dit en espagnol, hacer memoria. La faim revenait aussitôt, insidieuse, envahissante, comme une sourde pulsion nauséeuse.
On ne pouvait faire de la mémoire qu’avec des souvenirs. Avec de l’irréel, en somme, de l’imaginaire. »
Comme il appartient à l’Arbeitsstatistik du « camp de rééducation » (« C’est la marotte des dictatures, la rééducation ! ») devenu « un camp punitif, d’extermination par le travail forcé », Semprun est un temps « animateur culturel », et peut lire Absalon ! Absalon ! (Faulkner) pendant ses nuits de comptabilisation des mouvements des travailleurs. Ainsi que disent les rescapés des premières années du camp, Buchenwald est devenu un « sana » (la fin de la guerre approche, les Américains tiennent Bastogne)… Dans les latrines collectives, leur seul asile, Semprun discute de Dieu et du Mal avec « Lenoir », un Juif autrichien, et Otto, « un "triangle violet", un Bibelforscher, un témoin de Jéhovah ».
« Quoi qu’il en soit, Otto, jadis, dans l’arrière-salle de l’Arbeit, venait de m’exposer une notion cruciale de Schelling, selon laquelle nulle part l’ordre et la forme ne représentent quelque chose d’originaire : c’est une irrégularité initiale qui constitue le fond cosmologique et existentiel. »

« Les kapos rouges de Buchenwald évitaient le bâtiment des latrines du Petit Camp : cour des miracles, piscine de Bethsaïda, souk d’échanges de toute sorte. Ils détestaient la vapeur pestilentielle de « bain populaire », de « buanderie militaire », l’amas des corps décharnés, couverts d’ulcères, de hardes informes, les yeux exorbités dans les visages gris, ravinés par une souffrance abominable.
— Un jour, me disait Kaminsky, effaré d’apprendre que j’y descendais parfois, le dimanche, en allant voir Halbwachs au block 56, ou en revenant d’un entretien avec lui, un jour, ils se jetteront sur toi, en s’y mettant nombreux, pour te voler tes chaussures et ton caban de Prominent ! Qu’y cherches-tu, bon sang ?
Il n’y avait pas moyen de le lui faire entendre.
J’y cherchais justement ce qui l’effrayait, lui, ce qu’il craignait : le désordre vital, ubuesque, bouleversant et chaleureux, de la mort qui nous était échue en partage, dont le cheminement visible rendait ces épaves fraternelles. C’est nous-mêmes qui mourions d’épuisement et de chiasse dans cette pestilence. C’est là que l’on pouvait faire l’expérience de la mort d’autrui comme horizon personnel : être-avec-pour-la-mort, Mitsein zum Tode.
On peut comprendre, cependant, pourquoi les kapos rouges évitaient cette baraque.
C’était le seul endroit de Buchenwald qui échappât à leur pouvoir, que leur stratégie de résistance ne parviendrait jamais à investir. Le spectacle qui s’y donnait, en somme, était celui de leur échec toujours possible. Le spectacle de leur défaite toujours menaçante. Ils savaient bien que leur pouvoir restait fragile, par essence, exposé qu’il était aux caprices et aux volte-face imprévisibles de la politique globale de répression de Berlin.
Et les Musulmans étaient l’incarnation, pitoyable et pathétique, sans doute, mais insupportable, de cette défaite toujours à craindre. Ils montraient de façon éclatante que la victoire des SS n’était pas impossible. Les SS ne prétendaient-ils pas que nous n’étions que de la merde, des moins-que-rien, des sous-hommes ? La vue des Musulmans ne pouvait que les conforter dans cette idée.
Précisément pour cette raison, il était, en revanche, difficile de comprendre pourquoi les SS, eux aussi, évitaient les latrines du Petit Camp, au point d’en avoir fait, involontairement sans doute, un lieu d’asile et de liberté. Pourquoi les SS fuyaient-ils le spectacle qui aurait dû les réjouir et les réconforter, le spectacle de la déchéance de leurs ennemis ?
Aux latrines du Petit Camp de Buchenwald, ils auraient pu jouir du spectacle des sous-hommes dont ils avaient postulé l’existence pour justifier leur arrogance raciale et idéologique. Mais non, ils s’abstenaient d’y venir : paradoxalement, ce lieu de leur victoire possible était un lieu maudit. Comme si les SS – dans ce cas, ç’aurait été un ultime signal, une ultime lueur de leur humanité (indiscutable : une année à Buchenwald m’avait appris concrètement ce que Kant enseigne, que le Mal n’est pas l’inhumain, mais, bien au contraire, une expression radicale de l’humaine liberté) – comme si les SS avaient fermé les yeux devant le spectacle de leur propre victoire, devant l’image insoutenable du monde qu’ils prétendaient établir grâce au Reich millénaire. »
Des vers de Rimbaud, Valéry, Machado, Lorca et d’autres poètes, des passages de L’espoir de Malraux reviennent à Semprun.
Apparemment bien organisé, l’appareil de renseignement des communistes allemands au sein du camp (en la personne de « Kaminsky ») apprend qu’il est recherché par la Gestapo, et a trouvé un moribond qui correspond à son profil, dont il pourra endosser l’identité – l’homme en question est « le jeune Musulman français ». À ses cotés sur un châlit du Revier, l’infirmerie, il suit son agonie, médite la finitude humaine.
« Non, pas moi, François, je ne vais pas mourir. Pas cette nuit, en tout cas, je te le promets. Je vais survivre à cette nuit, je vais essayer de survivre à beaucoup d’autres nuits, pour me souvenir.
Sans doute, et je te demande pardon d’avance, il m’arrivera d’oublier. Je ne pourrai pas vivre tout le temps dans cette mémoire, François : tu sais bien que c’est une mémoire mortifère. Mais je reviendrai à ce souvenir, comme on revient à la vie. Paradoxalement, du moins à première vue, à courte vue, je reviendrai à ce souvenir, délibérément, aux moments où il me faudra reprendre pied, remettre en question le monde, et moi-même dans le monde, repartir, relancer l’envie de vivre épuisée par l’opaque insignifiance de la vie. Je reviendrai à ce souvenir de la maison des morts, du mouroir de Buchenwald, pour retrouver le goût de la vie. »
La mémoire, les douloureuses modalités du souvenir sont centrales dans cet ouvrage, avec la puissance de la littérature ; Semprun évoque aussi la vie quotidienne du camp : la promiscuité, les castes, la lutte pour la survie, la solidarité et ses limites – et les musiques, des chanteuses allemandes diffusées au jazz clandestin, en passant par les souvenirs de flamenco et la fanfare qui accompagne le départ au travail (voir https://expo-musique-camps-nazis.memorialdelashoah.org/). Impressionnant témoignage, qui complète Le Grand Voyage et L'Écriture ou la Vie. Étonnamment (pour moi), Semprun remet en question le travail des historiens sur la période : d’après lui, ils auront les coudées franches lorsque les derniers témoins se tairont à jamais…

\Mots-clés : #autobiographie #campsconcentration #deuxiemeguerre #historique #politique #temoignage #xxesiecle

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Message par Bédoulène Dim 10 Sep - 9:12

oui c'est étonnant aussi pour moi cette réflexion de Semprun d'autant que beaucoup de témoignages écrits se confirment dans les dires et ressentis.

Tu pense que c'est uniquement sur la vie dans les camps cette réflexion ou sur l'histoire politique de cette période ?

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Message par Tristram Dim 10 Sep - 11:57

C'est bizarre et ça dénote dans l'ensemble du livre, mais Semprun lance cette accusation plusieurs fois (liée à des remises en cause de son témoignage, ou d'autres plus généralement ?) ; il renvoie à des documents qui attestent la présence de la bibliothèque, des musiques des camps, dont on a apparemment mis en doute l'existence. Si j'ose dire, ça "pollue" un peu l'exposé des faits qu'il a tant de douleur à nous faire connaître, mais qui demeurent aussi frappants que précieux à lire, même si à courte vue ils pourraient édulcorer l'image de l'horreur vécue dans les camps. J'aimerais en savoir plus sur ce réquisitoire qui reste confus sans appareil critique du livre.

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Message par Bédoulène Lun 11 Sep - 11:28

tu nous diras si tu trouves plus d'information, merci

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Message par Tristram Ven 1 Déc - 11:04

L'Évanouissement

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Le six août dix-neuf cent quarante-cinq, Manuel Mora s’évanouit et se blesse grièvement en tombant d’un train ; il a une perte de mémoire dans une « obsession confuse de neige et de lilas » ; voilà trois mois qu’il est revenu d’Allemagne, où il était prisonnier du camp de Buchenwald, et deux jours plus tard survient le bombardement d’Hiroshima.
Le coup sur la tête lui rappelle le début de son interrogatoire par la Gestapo, ses pensées sur la mort et celle de son professeur, Halbwachs (évoquée dans d’autres de ses livres, plus directement autobiographiques ; Mora est le personnage principal de son précédent et premier roman publié, Le Grand Voyage), et l’exécution de la femme qui dénonça aux Allemands son mari et son groupe de résistants.
Il analyse la douleur.
« À chaque instant, il fallait qu’il décide de prolonger sa douleur [en ne parlant pas], à l’infini, il fallait que de sa propre volonté la plus intime jaillisse cette liberté de s’aliéner le monde. »

« Il en reprenait possession [du monde] par l’angoisse de cette femme [l’interprète], par l’hébétude désespérée des types de la Gestapo, échouant dans leur propos de le faire parler, et devenant de plus en plus opaques, de plus en plus lointains, c’est-à-dire éloignés d’eux-mêmes, du sens de leur vie, de plus en plus projetés dans l’agonie de leur métier. »
Puis, venu de Paris (Laurence) à Ascona (Lorène), c’est son existentielle « étrangeté au monde » (et aux femmes) qui est évoquée.
« Peut-être le monde extérieur est-il vraiment incontestable, fermé sur lui-même et ouvert à tout regard, à la fois. Ce serait rassurant. »
Il retrouve l’origine de son souvenir, un Premier Mai à la Nation, six ans auparavant, comme il était venu à Paris à la fin de la guerre d’Espagne.
Hans, Michel, compagnons de lutte, reviennent aussi dans ses pensées, avec notamment la séquence d’un soldat allemand abattu pour récupérer ses armes.
Dans ce deuxième texte de Semprun est rendue sensible la difficulté à communiquer/ témoigner de l’expérience de la guerre, traumatisme et amnésie (et la difficulté d’en parler, d’écrire), où des femmes ont un rôle vital.

\Mots-clés : #campsconcentration #deuxiemeguerre #guerredespagne #xxesiecle

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Message par Bédoulène Ven 1 Déc - 11:16

Merci Tristram une lecture qui m'intéresse sur le sujet déjà largement lu, mais il y a toujours quelque chose qu'on ignorer.

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