Littérature et alpinisme
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Re: Littérature et alpinisme
Jean-Michel Asselin
Biographie:
Journaliste, écrivain, alpiniste. Ancien journaliste, éditorialiste et rédacteur en chef des revues spécialisées Montagnes Magazine, Vertical et Alpinisme et Randonnée, il est aujourd'hui rédacteur indépendant, semi-retraité, et anime chaque semaine une chronique montagne sur France Bleu Isère.
Bibliographie:
ici, détail des références en cliquant sur les titres. Il faut (ou il faudrait) y ajouter les participations à des ouvrages collectifs ou à plusieurs auteurs, type Passagers de l'Everest (dernière mouture en 2006), récit mené en compagnie de Pierre Dutrievoz et Cécile Pelaudeix - l'iconographie livre de très belles photos, quant au texte, il passe du très trivial à l'onirique, très "embarquant".
Beau conteur, écoutez par exemple cette évocation radiophonique de George Mallory.
- Spoiler:
- Un alpiniste qui me fascine, et le mystère de sa disparition captive toujours et ressurgit occasionellement, ainsi son corps trouvé par Conrad Anker en 1999, sans le fameux élément probant (le Kodak Vest Pocket des années 1920) qui eût pu contenir des photos du sommet, mais le cadavre contient assez d'indices pour que le doute persiste: les lunettes de soleil de Mallory étaient sagement rangées dans une poche, signe potentiel qu'ils en étaient à la descente parce que, dès lors, cela veut dire qu'il faisait nuit, or ils avaient été aperçus de bonne heure et très haut dans la face, pas d'autre explication pour le gros laps de temps que parvenir au sommet et entreprendre d'en descendre, de plus la photo de son épouse ne figurait pas sur lui, or Mallory avait promis de la déposer au sommet...
Il faudrait, maintenant, trouver le corps d'Andrew "Sandy" Irvine, le compagnon de cordée, qui portait peut-être l'appareil photo, pour que cette très vieille énigme de la première ou non de l'Everest en 1924 soit enfin résolue: mais la montagne n'a pas encore redonné ce cadavre, autre possibilité, aux limites du complotisme: les chinois l'auraient trouvé (un ascensionniste parle du "corps d'un anglais" au-dessus de 8100 mètres, avant de mourir très peu de temps ensuite, sans être redescendu) et auraient fait disparaître toute trace (afin d'être les premiers au monde à réussir la première au sommet par le versant chinois de la montagne, c'était une expé dédiée au communisme chinois triomphant...).
Un peu mélancolique, un peu humoristique, toujours passionnée, telle est dans cet opus sans prétention la jolie plume de Jean-Michel Asselin, qu'on avait connu éditorialiste-vedette de revues spécialisées.
Bouquin découpé quatre parties, la première -la plus forte à mon sens- intitulée (més)aventures himalayennes (sic !) illustre son propre parcours d'alpiniste qui a tenté en vain l'Everest à cinq reprises, sur cinq expés différentes, échouant à chaque fois, dont par deux fois à cinquante mètres de dénivelée du sommet.
À environ 100000 € l'expé (tarifs actuels), il nous raconte à mots légers comment il s'est ruiné, a gagné le statut de Perdant de l'Himalaya, quelques surnoms dont "Big Problem", est parti pour onze ans de psychanalyse et, quand il ne parle pas de lui, donne moult détail drôlatique, pittoresque ou informatif sur la faune humaine et ses comportements d'altitude en Himalaya, ou encore l'incroyable histoire de la sépulture de Maurice Wilson, ou la poisse de Joe Simpson.
- Spoiler:
- Très bon écrivain de montagne, ce dernier, il est l'auteur de La mort suspendue, dont l'on tirera un film éponyme, et qui en inspirera jusqu'au plagiat le temps fort d'un autre, très grand public et fort peu recommandable, Cliffhanger - et aussi d'Encordé avec des ombres, deux livres dont on pourrait toucher un mot sur ce fil.
Extrait:
Mais il y eut pire, au camp 4, à 8000 mètres, dans le chaos des tentes, j'ai vu, de mes yeux vu, un de mes congénères faire fondre le neige pour se fabriquer un thé. Pour cela, il avait simplement pris une gamelle qui traînait, pleine de neige, dans l'abside d'une tente. L'eau qui se formait dans la gamelle prit très vite une curieuse couleur et l'assoiffé allait y glisser un sachet de thé quand un des alpinistes présents lui demanda avec étonnement ce qu'il faisait avec sa pee bottle...Pee bottle, un mot britannique qu'on traduira par "pot de chambre" ! Imaginez le thé ! C'est ça aussi, l'Everest !
S'ensuit la seconde partie, Cimes des quatre coins du monde, et on emboîte le pas de l'auteur sur plusieurs continents, au gré des réflexions, comme celle-ci:
Ce que j'ai vu en revanche dans cette course, c'est la dégradation du monde. Ces montagnes que nous pensons solides, éternelles, j'ai pu constater à maintes reprises leur fragilité. Oui, nos élans vers le monde, si sincères soient-ils, ont quelque chose de contradictoire et peut-être d'insoluble. Ils ne jouent pas en faveur de la protection nécessaire à la montagne. Nous rêvons de terres vierges, de paradis et nous ne pouvons ignorer que nos pas de touristes n'ont pas toujours la légèreté que nous devons au monde. Que faire, que dire, sinon tenter d'être respectueux, modeste, attentionné ? Ne pas se bercer d'illusions: voyager durable est une douce arnaque. Et pourtant nous savons tous combien le voyage ne forme pas seulement la jeunesse mais aussi la bienveillance, la compassion. À une condition: que nous soyons certains que ce que nous amenons n'est rien face à ce qui nous est donné.
La troisième est dans la veine de la citation ci-dessus pourtant empruntée à la partie précédente, et s'intitule Petites considérations philosophiques au sommet.
Enfin la dernière partie est axée spécifiquement sur un trek précis, effectué pour une association humanitaire en Palestine, et se nomme Paysages libres de Palestine.
Libres, vraiment ? Hum, pas si sûr qu'il faille se fier au titre. Là, Jean-Michel Assselin, au niveau de la mer ou peu s'en faut à l'aune des cimes des parties précédentes, dialogue avec la dureté d'un réel, et va cheminant, observant et dialoguant avec un quotidien si proche, si lointain, si connu et si tu: une belle découverte, que cette partie-là. Le journaliste-témoin généraliste n'est pas loin.
Mots-clés : #alpinisme #conflitisraelopalestinien #mort #temoignage #voyage
Aventin- Messages : 1985
Date d'inscription : 10/12/2016
Re: Littérature et alpinisme
Louis Lachenal
Né le 17 juillet 1921 à Annecy, décédé le 25 novembre 1955 dans la vallée Blanche à Chamonix.
Né le 17 juillet 1921 à Annecy, décédé le 25 novembre 1955 dans la vallée Blanche à Chamonix.
Biographie:
Le petit garçon, fils d'un épicier d'Annecy que la guerre dite Grande rendra sédentaire à la vie civile avec un pied-bot, déniche vite dans les falaises entourant Annecy et via les camps de scouts l'attrait de la confrontation avec soi-même et la pleine nature, et le partage et la camaraderie qui vont avec, l'escalade et l'escapade, c'est tout un chacun. Très adroit de ses mains, il construit d'après plan un canoë pour des virées libres et adolescentes sur le lac d'Annecy.
- Spoiler:
Puis, c'est la voie royale de l'époque, Jeunesse et Montagne, il y effectue ses premières courses, puis ses premiers encadrements de cordées. Reçu "Porteur" diplômé à Chamonix (aspirant-guide, aujourd'hui), il multiplie les courses et les voies, difficiles pour son compte comme plus aisées, afin d'offrir un répertoire de possibles à sa future clientèle. Très vite sa grande classe en escalade, la sûreté de son encadrement, la qualité de ses topos-guides sont remarqués. Mais il doit s'exiler pour échapper au STO, ce sera en Suisse, à deux pas, d'où est originaire Adèle, épousée en 1942. L'hospitalité lui pesant, il partage les travaux d'un camp de réfugiés. À la fin de la guerre, il obtient son diplôme de Guide de Haute-Montagne, et c'est le début d'une cordée, avec Lionel Terray, dont les réalisations constituent le nec plus ultra de l'alpinisme français de l'époque, dont la première répétition de la face nord de l'Eiger en 1947.
Il conçoit, dessine et bâtit tout seul le chalet familial au Praz de Chamonix, lequel est toujours debout et bien portant.
Avec Gaston Rébuffat et Lionel Terray, il fut l'un des trois guides sélectionnés pour l'expédition française en Himalaya népalais de 1950 (en comapgnie de Maurice Herzog, Jean Couzy, Marcel Schatz, alpinistes, du Dr Jacques Oudot, et du cinéaste Marcel Ichac), conduite sous la houlette du diplomate Francis de Noyelle et du Club Alpin français présidé par Lucien Devies, le Résistant chasseur-alpin Maurice Herzog étant adoubé chef de terrain.
Expé qui avait pour objectif l'Annapurna ou bien le Dhaulagiri, il atteint le sommet de l'Annapurna (8091 m., à l'époque on le croyait à 8076 m.) en compagnie de Maurice Herzog le 5 juin 1950, juste avant la mousson. Les deux hommes restent, à jamais, les premiers à avoir foulé un sommet de plus de 8000 mètres.
Le retour sera un calvaire (pieds gelés, amputations progressives de fortune).
Retour à Chamonix, où il comprend vite s'être fait voler la vedette par Maurice Herzog, il donne ensuite une série de conférences (Connaissance du Monde), dès 1951 sur le territoire français et jusqu'au Congo belge en 1952, où il signera la première française en compagnie d'Adèle et d'un guide local dans les neiges du Rwenzori, à 5109 mètres d'altitude, au pic Marguerite.
Il reprend peu à peu les entraînements et les ascensions.
On lui confie la direction de l'équipe de France de ski en descente et slalom, un travail d'inspecteur (on dirait aujourd'hui un pilotage d'une démarche qualité-méthodes) pour le compte de l'Ensa (École Nationale de Ski et d'Alpinisme) de Chamonix, passage obligé pour tout futur guide.
Il meurt en ski en tombant dans une crevasse, par météo mitigée, dans un parcours de la vallée blanche à Chamonix qu'il avait efffectué la veille, en laissant quelques jours auparavant un dessin type Samivel à ses enfants montrant une trace de ski s'achevant dans une crevasse et comme légende: "c'était écrit". Sa dernière phrase, devant ces conditions météo et la pente aurait été: "Y'a du pet, j'aime ça !"
Source: çà et là, variées, confrontées, croisées
Bibliographie:
Rappels (paru en 2020), version in extenso des Carnets du Vertige (paru en 1996) après une première version très expurgée et fallacieuse de Gérard Herzog (frère de Maurice) qui mentionne Louis Lachenal en co-auteur, parue en 1963.
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Novembre 2020, éditions Paulsen/Guérin "couverture rouge" format "beau livre", iconographie très riche, 270 pages environ.
Il faut parler de Lachenal; mais c'est encore mieux quand c'est Lachenal qui en parle. La fourmillante iconographie comprend beaucoup de photos (noir et blanc) de l'auteur, quelques-uns de ses croquis ou crobards, et surtout sa langue - il écrit comme il parle (enfin, je pense, du moins dirait-on !) et il n'écrit pas, au jour le jour, ces carnets (et c'est le seul de l'expé à le faire) pour des souvenirs de famille, mais pour les montagnards et amateurs, qu'ils soient de canapé ou comme chez eux sur les cimes.
Le journaliste américain d'investigation spécialisé dans l'alpinisme David Roberts avait dès les années 1990, dans son livre Annapurna, une affaire de cordée (titre emprunté au Carnets de Lachenal) enfoncé une cornière de belle taille dans les lauriers auto-attribués d'Annapurna premier 8000, un demi-siècle de succès de librairie, la version officielle de l'expédition, signée Maurice Herzog (Officier Résistant, Président du Club Alpin Français, Membre du Comité International Olympique -CIO-, Haut Commissaire, Secrétaire d'État à la Jeunesse et aux Sports, Maire de Chamonix, Député, a ses jetons de présence dans moult société et consortium, etc., etc...).
Dira-t-on que la prestance, le côté homme-du-monde, la moustache à la Clark Gable du grand, statuesque et beau parleur Maurice étaient autrement plus vendeurs que la tronche de moine mystique castillan Renaissance du blond, dégarni, de taille moyenne, savoyard peu sorti de ses massifs et s'exprimant avec l'accent ?
Peut-être.
Mais ce n'est pas tout, ça ne "fait" pas tout, et le primordial n'est pas là:
Au reste, la version espagnole du livre de Roberts s'intitule Annapurna, la otra verdad: ¿Qué ocurrió realmente durante la primera expedición legendaria al Annapurna?, ce qui est autrement plus percutant, et ne donne pas du tout dans l'euphémisme.
Il faut parler de Lachenal, disais-je.
Mais il faut aussi parler de l'expé de 1950: et c'est encore mieux quand c'est Lachenal qui en parle.
C'est seulement à la lecture de ce livre-là (j'ai dû à peu près tout bouquiner sur cette expédition, pourtant) qu'on réalise combien c'était aventureux, le Népal du nord était terriblement mal cartographié pour ce qui est de la haute altitude et de ses accès, il a fallu rétablir -plutôt établir- la carte, aller errer sur le terrain pendant de longues semaines à la recherche d'accès, endurer les turistas, anthrax, furoncles et toutes les embûches du terrain; la reconnaissance par survol en avion, pratique qui va se développer dès les mêmes années 1950 pourtant, n'avait pas cours.
Le matériel était un peu léger, ou prototypique parfois, pour de telles conditions météos, de telles altitudes.
L'Annapurna s'avère être le second sommet himalayen le plus mortifère après le K2 aujourd'hui, (et dire que, jusqu'à quelques jours du dénouement, les membres de l'expédition ont hésité entre Annapurna et le Dhaulagiri !), l'exposition des camps intermédiaires, soumis aux aléas des séracs géants et des crevasses béantes, le va-et-vient quotidien, permanent, entre les camps, l'épuisement, tout ce décor est puissamment rendu.
Lachenal, méticuleux -guide toujours !- laisse d'ailleurs un topo précis et des conseils fructueux pour les futurs ascensionnistes, y partage tout l'utile apport de l'expérience de cette première: pas là pour se faire mousser et raconter une belle histoire à édifier le quidam et exalter les foules.
La descente-calvaire, de plusieurs semaines, est enfin portée à notre connaissance (la photo que j'ai maladroitement choisie, pas vraiment à son avantage, est prise lors de cette pathétique descente).
Je songeais à Rimbaud traversant l'Abyssinie avec sa tumeur au genou, son brancard auto-conçu, le bateau, l'hôpital de Marseille...
Il faut parler de Lachenal, disais-je.
Comme il était lié par contrat de ne pas écrire ou divulguer quoi que ce soit sans l'aval des autorités présidant à l'expédition pendant cinq ans -traduisez Maurice Herzog et Lucien Devies- et qu'il est mort avant la fin de ce délai, c'est encore mieux quand on donne à Lachenal la parole, celle qu'on lui a confisquée.
Beau livre, mais pas livre-objet, empreint de vacuité; certes onéreux - peut-être les médiathèques penseront-elles à l'entrer en référence ? - utilement montagnard je trouve, jusque dans les addendas - la période Jeunesse et Montagne, la première répétition de la face nord de L'Eiger avec Lionel Terray, par exemples.
À recommander !
Mots-clés : #alpinisme #autobiographie #aventure #journal #temoignage #xxesiecle
Aventin- Messages : 1985
Date d'inscription : 10/12/2016
Re: Littérature et alpinisme
Toujours des "histoires" captivantes, Aventin !
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« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
Tristram- Messages : 16031
Date d'inscription : 09/12/2016
Age : 68
Localisation : Guyane
Re: Littérature et alpinisme
Quelques interrogations me viennent à la lecture de ton commentaire.
- Déjà, j'avais toujours pensé que les binômes de cordées étaient des compagnons de longue date, qui s'estimaient et avaient une confiance absolue l'un dans l'autre. Là ça n'avait pas l'air d'être le cas. Avaient-ils grimpé ensemble auparavant ? Avaient-ils eux-même constitué l'équipe, ou ce choix leur avait-t-il été imposé par les autorités de l'époque ?
- Pourquoi cette clause de silence de 5 ans pour Lachenal, si Herzog avait eu le droit de publier son récit de suite ?
- Pourquoi ce dénigrement de Lachenal par Herozg ? Besoin de s'approprier toute la gloire, ou contentieux plus profond ?
- Enfin, à titre personnel, selon toi qui a quasiment tout lu sur le sujet, ont-ils atteint le sommet, ou pas ? D'après ce que j'ai lu il y a de sérieux doutes.
- Déjà, j'avais toujours pensé que les binômes de cordées étaient des compagnons de longue date, qui s'estimaient et avaient une confiance absolue l'un dans l'autre. Là ça n'avait pas l'air d'être le cas. Avaient-ils grimpé ensemble auparavant ? Avaient-ils eux-même constitué l'équipe, ou ce choix leur avait-t-il été imposé par les autorités de l'époque ?
- Pourquoi cette clause de silence de 5 ans pour Lachenal, si Herzog avait eu le droit de publier son récit de suite ?
- Pourquoi ce dénigrement de Lachenal par Herozg ? Besoin de s'approprier toute la gloire, ou contentieux plus profond ?
- Enfin, à titre personnel, selon toi qui a quasiment tout lu sur le sujet, ont-ils atteint le sommet, ou pas ? D'après ce que j'ai lu il y a de sérieux doutes.
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"Et au plus eslevé trone du monde, si ne sommes assis, que sus notre cul." (Michel de Montaigne)
Armor- Messages : 4589
Date d'inscription : 02/12/2016
Age : 43
Localisation : A l'Aise Breizh
Re: Littérature et alpinisme
je viens de lire ton commentaire intérêssant, précis, Aventin, merci !
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Bédoulène- Messages : 21917
Date d'inscription : 02/12/2016
Age : 79
Localisation : En Provence
Re: Littérature et alpinisme
Merci Armor pour tous ces questionnements !
Donc, outre le diplomate Francis de Noyelle ("agent de liaison" - logistique, autorisations et paperasse administrative, interface avec les autorités, recrutement des sherpas, coolies, approvisionnement, etc.) nous trouvons:
Alors, pourquoi Herzog ?
Grand Résistant (à la tête d'un bataillon de Chasseurs Alpins avec le grade de Capitaine) et Gaulliste, on est en 1950, il y a un message d'aura "politique" -si l'on veut- forte que sa présence véhicule.
L'on pense -et c'est bien analysé-, que pour atteindre ce premier 8000 de tous les temps il faudra ferrailler des semaines durant dans des approches délicates, des imprévus notoires, prendre des décisions douloureuses, trancher, orienter l'action, organiser le travail quotidien des équipes, remonter le moral, galvaniser les hommes -bref, un encadrement complet de terrain- et qu'il est l'homme ad hoc.
- Sur le choix des binômes et des cordées: La seule vraie cordée constituée, rôdée de très longue date, ayant un gros "vécu" en paroi en duo est Lachenal-Terray; Après, Terray-Rebuffat ou Lachenal-Rebuffat, ce sont aussi des cordées occasionnelles, qui ont déjà grimpé ensemble. Idem pour Couzy-Schatz. Ce que l'organisation pense, a priori, c'est que les hommes auront le temps de se connaître, de s'aguerrir ensemble face à ce qui est quand même un gros inconnu pour tous (aucune expérience himalayenne dans le groupe).
La clef c'est la découverte d'un passage, dit du 27 avril, un peu improbable et assez au sud, pour gagner la combe et le glacier nord de l'Annapurna sans passer par la crête et le massif du Niligiri et sa "grande barrière", qui culmine à plus de 7000 m., et dont les alpinistes ont toutes les raisons de douter qu'aucun coolie, si ce n'est aucun sherpa, ne pourra franchir, surtout chargé à une trentaine de kg ou plus par personne: c'est ce passage, quasi "dérobé", découvert par Couzy, Oudot et Schatz, qui détermine le choix de l'Annapurna.
Après, c'est de la stratégie: un premier camp de base sur le pourtour du glacier nord de l'Annapurna, modifié et établi plus loin, un camp I assez proche du camp de base mais sûr, bien équipé, avec une vue imprenable sur la suite des évènements, et des camps supérieurs (II, III, IV et V) de plus en plus rudimentaires et basiques, avec un considérable danger objectif parce que situés à même le glacier, lequel "travaille" alors beaucoup - ouvertures de crevasses, séracs et pénitents géants s'effondrant, beaucoup de neige aussi qui recouvre sans cesse les traces et oblige à les refaire avec opiniâtreté. Des va-et-vient donc, effectués par les sherpas et les membres de l'expé, et, là-dessus un télégramme reçu au camp de base: la mousson arrive.
Décision à prendre:
Le temps presse, le camp V n'est qu'à 850 m. de dénivelée du sommet, la voie est assez évidente, longue, immensément longue, mais pas très technique.
Il a encore beaucoup neigé "chaque matin le travail de la veille est à recommencer" (Lachenal, journée du 30 mai), les hommes sont épuisés, et la décision se fait simplement, disons qu'elle s'impose comme une évidence:
On le voit entre les lignes dans ce "se reposer pour repartir ensuite", c'est plutôt par roulements d'assauts successifs qu'ils entendent gagner le sommet, profitant des traces, du matériel laissé et des camps de plus en plus avancés (au prix de quelles fatigues !).
Réussir, sans oxygène, du premier coup, fut formidable !
Jusqu'à un certain point, si le secours à Herzog et Lachenal blessés n'avait pas été plus que nécessaire (mais vital), les autres auraient pu aussi tenter le sommet.
Les autorités de l'expé (Lucien Devies et Maurice Herzog, en clair) pensaient qu'il fallait restaurer l’orgueil patriotique des Français abîmé par la période 39-45, et, par précaution, verrouiller la communication.
Les "sélectionnés" -appelons-les ainsi- avaient dû s’engager à ne rien communiquer de l’aventure par quelque média que ce soit durant cinq ans.
Le Club Alpin Français et la Fédération Française de la Montagne et de l'Alpinisme (FFME) avaient-ils levé une souscription nationale de 14 millions de francs pour autre chose que la seule beauté du geste et la glorieuse incertitude inhérente au projet ? Hum, je n'en doute personnellement pas !
Carriérisme et dommages collatéraux:
Herzog pensait thésauriser sur ses hautes études, son passé de Grand Résistant, attirer l'œil de de Gaulle, parvenir à un autre sommet, une autre ascension: une ascension sociale.
Claquer un fait national glorieux, être un héros, écrire un best-seller c'était juste parfait et tombant à point nommé, bingo !...
Lachenal, lui, il le dit à longueur de livre, voulait juste retrouver Adèle et leurs deux garçons, les serrer tous dans ses bras, et reprendre son métier de Guide de Haute-Montagne.
Il n'y a pas vraiment de contentieux entre Lachenal et Herzog, au reste ils firent encore une fois de l'alpinisme ensemble, un très long couloir - le guide Lachenal l'aurait choisi dans le style qui convient à Herzog que je n'en serai pas surpris- au Mont Rose, une entreprise d'envergure mais sans difficultés techniques, avec sortie à 4634 m. quand même.
Au reste, lorsqu'au début des années 1960 Herzog demande à Adèle Lachenal si elle peut lui communiquer les carnets de Louis, Adèle n'hésite pas une seconde: pour elle Herzog est un ami, un proche de Louis...certainement toxique et manipulateur, mais comment le saurait-elle ?
Pour ma part je n'ai aucun doute. L'ensemble des photos au sommet est probant quand même (surtout certains arrière-plans). Ce n'est pas sérieusement contesté. Tu ne reviens pas avec les pieds, les doigts gelés et aveuglé par une ophtalmie en t'arrêtant sur une crête n'opposant plus la moindre difficulté sans faire sommet, après toutes ces semaines, tous ces efforts, tout ce que cela représente pour eux.
En revanche, sur le rôle de chacun, "la vérité des hommes" en somme, il y a vraiment beaucoup à dire !
En fait, s'agissant d'une expédition nationale et non commerciale ou amicale, tu es sélectionné, ou pressenti, ou appelé, ou validé (enfin, un terme comme l'un de ceux-ci pour dire choisi).- Déjà, j'avais toujours pensé que les binômes de cordées étaient des compagnons de longue date, qui s'estimaient et avaient une confiance absolue l'un dans l'autre. Là ça n'avait pas l'air d'être le cas. Avaient-ils grimpé ensemble auparavant ? Avaient-ils eux-même constitué l'équipe, ou ce choix leur avait-t-il été imposé par les autorités de l'époque ?
Donc, outre le diplomate Francis de Noyelle ("agent de liaison" - logistique, autorisations et paperasse administrative, interface avec les autorités, recrutement des sherpas, coolies, approvisionnement, etc.) nous trouvons:
- Spoiler:
- - Un médecin (Oudot),
- Un cinéaste (Ichac): les deux possédant un solide bagage alpinistique et montagnard.
- Trois guides (on peut dire les trois meilleurs du moment, en France): Terray, Lachenal, Rébuffat.
Deux alpinistes certes non professionnels mais dont les réalisations, le carnet de courses (le pédigrée si l'on veut) font que l'organisation de l'expédition considère (à très juste titre selon moi) qu'ils ont toute leur place:
- L'étonnant Marcel Schatz (qui abandonne l'alpinisme moins d'un an après l'expé, se consacre à la physique et participe à la mise au point de la première bombe atomique française, et
- Le phénomène Jean Couzy, lot-et-garonnais, pyrénéiste et polytechnicien, qui sera au sommet du Makalu (8485 m.) lors de la première ascension de celui-ci en compagnie de Lionel Terray en mai 1955, avant de décéder de chutes de pierres dans le Dévoluy au cours d'une ascension, à 35 ans, en 1958 ('vous conseille sa voie, ouverte à vingt-cinq ans, en face nord est des Crabioules, un 3100 des Pyrénées ).
Alors, pourquoi Herzog ?
Grand Résistant (à la tête d'un bataillon de Chasseurs Alpins avec le grade de Capitaine) et Gaulliste, on est en 1950, il y a un message d'aura "politique" -si l'on veut- forte que sa présence véhicule.
L'on pense -et c'est bien analysé-, que pour atteindre ce premier 8000 de tous les temps il faudra ferrailler des semaines durant dans des approches délicates, des imprévus notoires, prendre des décisions douloureuses, trancher, orienter l'action, organiser le travail quotidien des équipes, remonter le moral, galvaniser les hommes -bref, un encadrement complet de terrain- et qu'il est l'homme ad hoc.
- Sur le choix des binômes et des cordées: La seule vraie cordée constituée, rôdée de très longue date, ayant un gros "vécu" en paroi en duo est Lachenal-Terray; Après, Terray-Rebuffat ou Lachenal-Rebuffat, ce sont aussi des cordées occasionnelles, qui ont déjà grimpé ensemble. Idem pour Couzy-Schatz. Ce que l'organisation pense, a priori, c'est que les hommes auront le temps de se connaître, de s'aguerrir ensemble face à ce qui est quand même un gros inconnu pour tous (aucune expérience himalayenne dans le groupe).
La clef c'est la découverte d'un passage, dit du 27 avril, un peu improbable et assez au sud, pour gagner la combe et le glacier nord de l'Annapurna sans passer par la crête et le massif du Niligiri et sa "grande barrière", qui culmine à plus de 7000 m., et dont les alpinistes ont toutes les raisons de douter qu'aucun coolie, si ce n'est aucun sherpa, ne pourra franchir, surtout chargé à une trentaine de kg ou plus par personne: c'est ce passage, quasi "dérobé", découvert par Couzy, Oudot et Schatz, qui détermine le choix de l'Annapurna.
Après, c'est de la stratégie: un premier camp de base sur le pourtour du glacier nord de l'Annapurna, modifié et établi plus loin, un camp I assez proche du camp de base mais sûr, bien équipé, avec une vue imprenable sur la suite des évènements, et des camps supérieurs (II, III, IV et V) de plus en plus rudimentaires et basiques, avec un considérable danger objectif parce que situés à même le glacier, lequel "travaille" alors beaucoup - ouvertures de crevasses, séracs et pénitents géants s'effondrant, beaucoup de neige aussi qui recouvre sans cesse les traces et oblige à les refaire avec opiniâtreté. Des va-et-vient donc, effectués par les sherpas et les membres de l'expé, et, là-dessus un télégramme reçu au camp de base: la mousson arrive.
Décision à prendre:
Le temps presse, le camp V n'est qu'à 850 m. de dénivelée du sommet, la voie est assez évidente, longue, immensément longue, mais pas très technique.
Il a encore beaucoup neigé "chaque matin le travail de la veille est à recommencer" (Lachenal, journée du 30 mai), les hommes sont épuisés, et la décision se fait simplement, disons qu'elle s'impose comme une évidence:
Lachenal, journée du 31 mai a écrit: Lever 6 heures. Temps superbe. La neige porte. Hier à l'arrivée des porteurs j'ai eu des chaussettes et une chemise. Je repars ainsi très content. Je quitte le camp II, avec Herzog et deux sherpas.
Ce matin, je pars pour ne redescendre qu'après avoir fait le sommet.
Qu'aviendra-t-il ? (là blanc, le journal est resté au camp II, Lachenal ne le reprendra qu'après le 5 juin, les pieds gelés, l'ophtalmie qui le rend quasi aveugle, la soufrance et l'épuisement)
Il fait très chaud. Je suis en avant. Après le premier couloir nous rencontrons Lionel et Gaston et lers sherpas qui redescendent fatigués du camp IV. Nous leur exprimons notre désir de ne pas redescendre avant d'être allés au sommet. Ils vont redescendre au camp II se reposer pour repartir ensuite.
On le voit entre les lignes dans ce "se reposer pour repartir ensuite", c'est plutôt par roulements d'assauts successifs qu'ils entendent gagner le sommet, profitant des traces, du matériel laissé et des camps de plus en plus avancés (au prix de quelles fatigues !).
Réussir, sans oxygène, du premier coup, fut formidable !
Jusqu'à un certain point, si le secours à Herzog et Lachenal blessés n'avait pas été plus que nécessaire (mais vital), les autres auraient pu aussi tenter le sommet.
Le point est prévu au préalable dans le rôle d'encadrant d'Herzog.Armor a écrit:- Pourquoi cette clause de silence de 5 ans pour Lachenal, si Herzog avait eu le droit de publier son récit de suite ?
Les autorités de l'expé (Lucien Devies et Maurice Herzog, en clair) pensaient qu'il fallait restaurer l’orgueil patriotique des Français abîmé par la période 39-45, et, par précaution, verrouiller la communication.
Les "sélectionnés" -appelons-les ainsi- avaient dû s’engager à ne rien communiquer de l’aventure par quelque média que ce soit durant cinq ans.
Le Club Alpin Français et la Fédération Française de la Montagne et de l'Alpinisme (FFME) avaient-ils levé une souscription nationale de 14 millions de francs pour autre chose que la seule beauté du geste et la glorieuse incertitude inhérente au projet ? Hum, je n'en doute personnellement pas !
Clairement besoin de s'approprier toute la gloire.Armor a écrit:- Pourquoi ce dénigrement de Lachenal par Herozg ? Besoin de s'approprier toute la gloire, ou contentieux plus profond ?
Carriérisme et dommages collatéraux:
Herzog pensait thésauriser sur ses hautes études, son passé de Grand Résistant, attirer l'œil de de Gaulle, parvenir à un autre sommet, une autre ascension: une ascension sociale.
Claquer un fait national glorieux, être un héros, écrire un best-seller c'était juste parfait et tombant à point nommé, bingo !...
Lachenal, lui, il le dit à longueur de livre, voulait juste retrouver Adèle et leurs deux garçons, les serrer tous dans ses bras, et reprendre son métier de Guide de Haute-Montagne.
Il n'y a pas vraiment de contentieux entre Lachenal et Herzog, au reste ils firent encore une fois de l'alpinisme ensemble, un très long couloir - le guide Lachenal l'aurait choisi dans le style qui convient à Herzog que je n'en serai pas surpris- au Mont Rose, une entreprise d'envergure mais sans difficultés techniques, avec sortie à 4634 m. quand même.
Au reste, lorsqu'au début des années 1960 Herzog demande à Adèle Lachenal si elle peut lui communiquer les carnets de Louis, Adèle n'hésite pas une seconde: pour elle Herzog est un ami, un proche de Louis...certainement toxique et manipulateur, mais comment le saurait-elle ?
Armor a écrit:- Enfin, à titre personnel, selon toi qui a quasiment tout lu sur le sujet, ont-ils atteint le sommet, ou pas ? D'après ce que j'ai lu il y a de sérieux doutes.
Pour ma part je n'ai aucun doute. L'ensemble des photos au sommet est probant quand même (surtout certains arrière-plans). Ce n'est pas sérieusement contesté. Tu ne reviens pas avec les pieds, les doigts gelés et aveuglé par une ophtalmie en t'arrêtant sur une crête n'opposant plus la moindre difficulté sans faire sommet, après toutes ces semaines, tous ces efforts, tout ce que cela représente pour eux.
En revanche, sur le rôle de chacun, "la vérité des hommes" en somme, il y a vraiment beaucoup à dire !
Aventin- Messages : 1985
Date d'inscription : 10/12/2016
Re: Littérature et alpinisme
De plus en plus intéressant !
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Tristram- Messages : 16031
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Re: Littérature et alpinisme
Merci pour toutes ces précisions !
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Armor- Messages : 4589
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Localisation : A l'Aise Breizh
Re: Littérature et alpinisme
Allez, et pour quelques précisions de plus, au sujet du sommet:
Remarques:
- La seule photo de Lachenal au sommet est celle que vous trouverez reproduite sur la page du blogue d'Yves Ballu, pardon donc pour redonner le lien, c'est ici, Herzog nettement moins doué avec son propre Foca que Lachenal, ce dernier prend même la peine de, consciencieusement, changer la pellicule afin de shooter en noir et blanc et aussi en couleurs.
- Bien "aidé" par le texte d'"Annapurna premier 8000" et de l'unique photo montrant Lachenal au sommet, flou et ramassé sur lui-même par contraste avec Herzog euphorique et triomphant, l'on a malencontreusement déduit que l'un était gaillard et assurait la conduite de la cordée, l'autre au bout de lui-même, comme prostré et traîné au sommet.
Le journaliste américain David Roberts, dans les années 1990, est à ma connaissance le premier à pointer une évidence flagrante et toute opposée: Tandis qu'Herzog soigne sa pose pour la postérité, que fait Lachenal ?
Et bien, il fait le travail: accroupi ou assis (adossé en tout cas, n'oubliant pas de s'économiser, de récupérer en vue de la descente), peut-être à étudier cette descente, la mission du guide en somme, il shoote ce qu'il faut de photos et d'angles, effectue le changement de pellicules pour davantage de sûreté, de chance de les ramener; comme tout sommet constitué de neige, on ne peut laisser un cairn, il faut d'autres éléments de preuves (NB: en complément de réponse à une question que posait Armor, voilà entre autres à quoi la démarche réfléchie de Lachenal a servi).
Et Roberts de se demander, manière d'apporter la réponse en posant la question, quel était, dès lors, le plus lucide des deux, lequel a gardé la tête froide en la circonstance, comme il sied à un alpiniste chevronné ?
Il y a aussi ceci:
Dans un texte publié en allemand pour une revue Suisse ("Berge der Welt"), qui a dû échapper au contrôle du tandem Devies-Herzog, à moins que ceux-ci n'aient pas vu ce que ce petit bout de phrase impliquait, Lachenal écrit:
Louis Lachenal, 3 juin 1950 a écrit: Avant le soleil nous nous préparons tant bien que mal. Nous ne pouvons allumer le réchaud. Nous partons en direction du sommet. C'est le début non pas d'une vie d'homme mais d'une vie de bête. Comme le bœuf sous le joug, fasciné par le sillon qu'il suit, nous ne réfléchissons même plus.
Nous atteignons bientôt une zone au soleil. Je fais remarquer à Momo que mes pieds gèlent et m'arrête pour les frotter, ce qui ne sert certainement pas à grand-chose car il y a du vent assez froid. Ce matin au départ je n'ai pu mettre mes guêtres. Momo me répond qu'au régiment il a très souvent eu aussi froid et que ses pieds sont toujours revenus. Je remets mon soulier avec beaucoup de peine et nous continuons.
C'est tout d'abord une longue, interminable traversée vers la droite. Pour ma part j'avance lentement mais sans trop de peine. Après la traversée, quelques roches peu difficiles et peu favorables à l'escalade, puis un couloir nous mène vers quelque chose qui, d'où nous sommes, nous paraît un sommet. Nous nous y élevons. Le sommet du couloir n'est qu'une sorte de selle d'où part, vers la gauche, une sorte d'arête qui encore une fois nous paraît mener au sommet. Que c'est long !
Enfin nous y sommes. Une arête de neige ourlée de corniches avec trois sommets, l'un plus haut que les autres.
C'est le sommet de l'Annapurna.
En dessous, versant nord, une banquette de rochers nous reçoit pour que nous fassions les quelques photos officielles que nous avons à faire. CAF, drapeau français, noir, couleur. Je ne sors même pas mon appareil photo personnel et fais fonctionner le Foca de Momo.
Remarques:
- La seule photo de Lachenal au sommet est celle que vous trouverez reproduite sur la page du blogue d'Yves Ballu, pardon donc pour redonner le lien, c'est ici, Herzog nettement moins doué avec son propre Foca que Lachenal, ce dernier prend même la peine de, consciencieusement, changer la pellicule afin de shooter en noir et blanc et aussi en couleurs.
- Bien "aidé" par le texte d'"Annapurna premier 8000" et de l'unique photo montrant Lachenal au sommet, flou et ramassé sur lui-même par contraste avec Herzog euphorique et triomphant, l'on a malencontreusement déduit que l'un était gaillard et assurait la conduite de la cordée, l'autre au bout de lui-même, comme prostré et traîné au sommet.
Le journaliste américain David Roberts, dans les années 1990, est à ma connaissance le premier à pointer une évidence flagrante et toute opposée: Tandis qu'Herzog soigne sa pose pour la postérité, que fait Lachenal ?
Et bien, il fait le travail: accroupi ou assis (adossé en tout cas, n'oubliant pas de s'économiser, de récupérer en vue de la descente), peut-être à étudier cette descente, la mission du guide en somme, il shoote ce qu'il faut de photos et d'angles, effectue le changement de pellicules pour davantage de sûreté, de chance de les ramener; comme tout sommet constitué de neige, on ne peut laisser un cairn, il faut d'autres éléments de preuves (NB: en complément de réponse à une question que posait Armor, voilà entre autres à quoi la démarche réfléchie de Lachenal a servi).
Et Roberts de se demander, manière d'apporter la réponse en posant la question, quel était, dès lors, le plus lucide des deux, lequel a gardé la tête froide en la circonstance, comme il sied à un alpiniste chevronné ?
Il y a aussi ceci:
Ce "Pour ma part j'" n'est pas "nous avançons sans trop de peine", un économe en mots comme Lachenal ne nous dit-il pas, par défaut, que ce n'était pas le cas d'Herzog ?Pour ma part j'avance lentement mais sans trop de peine
Dans un texte publié en allemand pour une revue Suisse ("Berge der Welt"), qui a dû échapper au contrôle du tandem Devies-Herzog, à moins que ceux-ci n'aient pas vu ce que ce petit bout de phrase impliquait, Lachenal écrit:
"sa mission de chef, complètement dématérialisée", comment le comprendre, sinon comme une indication sur qui se chargeait de la conduite de la cordée ?[...] cela dure...des heures, et puis tout à coup c'est le sommet. Encore suffisamment conscient de sa mission de chef, complètement dématérialisée, Maurice Herzog veut fixer cet instant qui est le plus précieux de notre vie [...]
Aventin- Messages : 1985
Date d'inscription : 10/12/2016
Re: Littérature et alpinisme
c'est passionnant ! merci Aventin pour nous éclairer.
(vu il y a quelques mois un film/docu sur une ascension où participaient plusieurs pays, le temps de pluie obligait les équipes à une longue attente.)
(vu il y a quelques mois un film/docu sur une ascension où participaient plusieurs pays, le temps de pluie obligait les équipes à une longue attente.)
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“Lire et aimer le roman d'un salaud n'est pas lui donner une quelconque absolution, partager ses convictions ou devenir son complice, c'est reconnaître son talent, pas sa moralité ou son idéal.”
― Le club des incorrigibles optimistes de Jean-Michel Guenassia
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"Il n'y a pas de mauvais livres. Ce qui est mauvais c'est de les craindre." L'homme de Kiev Malamud
Bédoulène- Messages : 21917
Date d'inscription : 02/12/2016
Age : 79
Localisation : En Provence
Re: Littérature et alpinisme
@Aventin, tu nous enrichis ! Merci pour cela.
Quand je lis le titre de ton fil, je pense immédiatement à la catastrophe du Cervin, C'est réducteur mais je n'y peux rien !
Quand je lis le titre de ton fil, je pense immédiatement à la catastrophe du Cervin, C'est réducteur mais je n'y peux rien !
Invité- Invité
Re: Littérature et alpinisme
J'avais justement lu l'article du Point hier soir. Etonnant que cette analyse des textes et photos n'ait pas été faite plus tôt !
Si ça vous intéresse, on peut écouter ici une émission de France Culture avec Charlie Buffet sur le livre de Lachenal.
Si ça vous intéresse, on peut écouter ici une émission de France Culture avec Charlie Buffet sur le livre de Lachenal.
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Armor- Messages : 4589
Date d'inscription : 02/12/2016
Age : 43
Localisation : A l'Aise Breizh
Re: Littérature et alpinisme
Merci beaucoup, Armor !
Je suis en train de déguster ça !
Sinon vous avez le film de Marcel Ichac, œuvrede propagande officielle d'époque en quatre parties sur TonTube, pas inintéressant du tout, vous vous en doutez bien entendu orienté à la gloire de l'expédition Maurice Herzog:
Je suis en train de déguster ça !
Sinon vous avez le film de Marcel Ichac, œuvre
Aventin- Messages : 1985
Date d'inscription : 10/12/2016
Re: Littérature et alpinisme
j'ai vu les 3 parties du lien que tu donnes Aventin ; intéressant pour la vision du pays ; la descente a apparemment été au moins aussi rude que l'ascension. C'est aussi les sharpas qui devraient être à l'honneur ; d'ailleurs les français en parlent-ils dans leurs écrits ?
Aventin avec les techniques d'aujourd'hui et malgré le fait que la Montagne n'épargne personne, est-ce que les amputations et blessures aux yeux seraient plus exceptionnelles ?
merci !
Aventin avec les techniques d'aujourd'hui et malgré le fait que la Montagne n'épargne personne, est-ce que les amputations et blessures aux yeux seraient plus exceptionnelles ?
merci !
Dernière édition par Bédoulène le Dim 3 Jan - 15:05, édité 1 fois
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Bédoulène- Messages : 21917
Date d'inscription : 02/12/2016
Age : 79
Localisation : En Provence
Re: Littérature et alpinisme
Alors en tous cas Lachenal en parle, des sherpas, en bien voire en très bien, dans Rappels, comme s'est souligné dans l'échange entre Étienne Klein et Charlie Buffet (émission de France Culture, lien dans le message d'Armor ci-dessus).Bédoulène a écrit:j'ai vu les 3 parties du lien que tu donnes Aventin ; intéressant pour la vision du pays ; la descente a apparemment été au moins aussi rude que l'ascension. C'est aussi les sharpas qui devraient être à l'honneur ; d'ailleurs les français en parlent-ils dans leurs écrits ?
Aventin avec les techniques d'aujourd'hui et malgré le fait que la Montagne n'épargne personne, est-ce que les amputations et blessures aux yeux seraient plus exceptionnelles ?
merci !
Pour les amputations et blessures aux yeux bien sûr, plus il y a de fréquentation, plus il y a de chances que la stat' augmente, or la fréquentation augmente, à une année-covid près toutefois, et bien sûr aussi:
Le matériel actuel, qui n'est pas celui des français à l'Annapurna en 1950, qui n'était déjà pas celui de Mallory et Irvine à l'Everest en 1924, qui n'était pas, à son tour, celui de Louis Ramond de Carbonnières au Mont-Perdu en 1802 (etc.), le fait d'évoluer en terrain connu, en ce sens qu'il est cartographié de façon fiable dans les moindres détails, les météos actuelles peut-être surtout qui ont enlevé une part énorme d'incertitude, les moyens de communication qui accélèrent l'alerte des secours et la vitesse d'intervention de ceux-ci, le fait que tout (météo, cartes, boussole, altimètre, appareil photo, moyens d'appel et de réception, jusqu'à énergie dépensée, cardiofréquencemètre et beaucoup plus encore) tienne sur un téléphone...
Mais enfin il n'y a qu'à se souvenir des mésaventures d'Élisabeth Revol, rien n'est jamais acquis... c'est un peu comme dire qu'avec les moyens actuels on ne se perdra plus dans le désert et on ne se noiera plus en mer, non ?
Au reste le plus grand, le plus prodigieux [mettez ici vos meilleurs superlatifs] d'entre tous n'a-t-il pas débuté en Himalaya par le perte de son frère et l'amputation de six de ses orteils ?
(Film Nanga Parbat, 2010, relatant l'ascension des frères Messner en 1970)
https://www.youtube.com/watch?v=L1ZWAbVDq4U
https://www.youtube.com/watch?v=L1ZWAbVDq4U
Aventin- Messages : 1985
Date d'inscription : 10/12/2016
Re: Littérature et alpinisme
merci Aventin ! pour le complément
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Bédoulène- Messages : 21917
Date d'inscription : 02/12/2016
Age : 79
Localisation : En Provence
Re: Littérature et alpinisme
Merci Aventin pour ces développements.
Je me souviens avoir été intéressé par le parcours et les contradictions de Maurice Herzog lors de la sortie de l'ouvrage de sa fille Félicité, il y a dix ans.
Et tu as raison de souligner que la montagne ne peut être complètement maîtrisée et apprivoisée, quelle que soit l'étendue des évolutions techniques et du contexte sociétal.
Je me souviens avoir été intéressé par le parcours et les contradictions de Maurice Herzog lors de la sortie de l'ouvrage de sa fille Félicité, il y a dix ans.
Et tu as raison de souligner que la montagne ne peut être complètement maîtrisée et apprivoisée, quelle que soit l'étendue des évolutions techniques et du contexte sociétal.
Avadoro- Messages : 1405
Date d'inscription : 07/12/2016
Age : 39
Re: Littérature et alpinisme
le K2
https://www.lemonde.fr/sport/article/2021/01/16/des-nepalais-reussissent-la-premiere-ascension-hivernale-du-k2-deuxieme-plus-haut-sommet-du-monde_6066528_3242.html
mais il semble qu'un alpiniste d'une autre cordée soit victime !
https://www.lemonde.fr/sport/article/2021/01/16/des-nepalais-reussissent-la-premiere-ascension-hivernale-du-k2-deuxieme-plus-haut-sommet-du-monde_6066528_3242.html
mais il semble qu'un alpiniste d'une autre cordée soit victime !
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Bédoulène- Messages : 21917
Date d'inscription : 02/12/2016
Age : 79
Localisation : En Provence
Re: Littérature et alpinisme
entendu ça aux infos et tout de suite pensé à Aventin !
_________________
Keep on keeping on...
Re: Littérature et alpinisme
animal a écrit:entendu ça aux infos et tout de suite pensé à Aventin !
- Spoiler:
- ...qui était tranquillement en train de s'adonner à l'escalade, ce week-end quelque part dans le Périgord noir, avec un bivouac fort rigolot, improvisé dans une grotte faute du moindre camping ou gîte ouvert et du fait du couvre-feu,
Aventin- Messages : 1985
Date d'inscription : 10/12/2016
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