Des Choses à lire
Visiteur occasionnel, épisodique ou régulier pourquoi ne pas pousser la porte et nous rejoindre ou seulement nous laisser un mot ?

Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

Des Choses à lire
Visiteur occasionnel, épisodique ou régulier pourquoi ne pas pousser la porte et nous rejoindre ou seulement nous laisser un mot ?

Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

Le Deal du moment : -39%
Pack Home Cinéma Magnat Monitor : Ampli DENON ...
Voir le deal
1190 €

Jean Giono

Page 9 sur 10 Précédent  1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10  Suivant

Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Tristram Dim 12 Déc - 19:38

Triomphe de la vie

Jean Giono  - Page 9 Triomp10

Dans ce supplément aux Vraies Richesses, c’est toujours l’engagement de Giono pour les « réalités essentielles ».
Une défense et illustration de valeurs telles que le respect de l’individu, le travail manuel, la vie près des saisons :
« La paysannerie et l’artisanat sont seuls capables de donner aux hommes une vie paisible, logique, naturelle »
Intéressant à (re)lire en ces temps d’épuisement des extractions, d’essoufflement capitaliste ; daté par certains aspects factuels, une réflexion qui cependant dénonce la fuite en avant, et annonce une fin de cycle :
« On a tellement poussé de hourras que tous les chevaux de l’esprit emballés, sans rênes ni freins, on s’est enivré d’une vitesse de route sans s’apercevoir que c’était une vitesse de chute, qu’on roulait en avalanche sur des pentes de plus en plus raides, qu’on tombait (alors, oui, ça va vite) [… »

« Le seul mot d’ordre depuis l’ivresse de la fin du XIXe siècle, c’est aller de l’avant. Tout cela est bel et bon quand on sait en premier lieu qu’aller de l’avant c’est retourner en arrière. »

« Si le progrès est une marche en avant, le progrès est le triomphe de la mort. […]
Car l’opération qui s’appelle vivre est au contraire un obligatoire retour en arrière de chaque instant. En effet, vivre c’est connaître le monde, c’est-à-dire se souvenir. »
Giono fait référence au Triomphe de la mort de Breughel, puis allègue une sorte de mémoire de la vie chez le nouveau-né :
« Car, à peine déposée aux confins où notre connaissance des choses commence, cette chair est déjà pleine de souvenirs ; déjà elle peut aller en arrière d’elle-même, se souvenir de la réalité essentielle qui lui permet, dès que je mets mon doigt dans cette petite main neuve, de serrer mon doigt [… »
On retrouve sans surprise une récusation des cités artificielles vis-à-vis de « la petite ville artisanale », des décisions venues de haut et de loin versus « les lois naturelles ».
Magnifique description du travail du cordonnier, avec une précision ethnographique, mais non sans le comparer à un « oiseau magique, le rock de quelque conte arabe » qui bat des ailes… C’est bien sûr la figure paternelle. Puis c’est l’évocation du début de la journée d’humble labeur paisible des autres métiers, lyrique, splendide, presque gourmande (dans les années trente).
« La matière qui se transforme en objet appelle furieusement en l’homme la beauté et l’harmonie. »
Critique du travail à la chaîne, réduit à un seul geste « machinal », sans « goût », et du « squelette automobile » qui remplace la marche.
« Le souci des temps d’autrefois s’est souvent préoccupé de cette disparition des valeurs premières. Il se la représentait sous la forme d’une danse macabre. C’étaient des temps où l’on avait tellement confiance dans l’appareil passionnel qu’on s’efforçait de recouvrir de chair tous les symboles, tous les dieux. L’inquiétude, au contraire, décharnait et le symbole de la chute des hommes rebelles, c’était le squelette. Ils voyaient des squelettes envahir les jardins, marchant avec de raides génuflexions à la pavane ; ils claquaient des condyles, oscillaient de l’iliaque, basculaient de l’épine, balançaient les humérus, saluaient du frontal, arrivaient pas à pas, secs, les uns après les autres un peu comme des machines qu’un esprit conduirait ; ils se mêlaient à la vie et le somptueux déroulement des champs, des fleurs et des collines s’éloignait de l’autre côté du grillage blanc de leurs os. Le même rire éperdu qu’aucune lèvre ne contenait plus éclairait toutes ces têtes aux grandes orbites d’ombre. »
Giono revient à son éloge de « l’amour d’être », abordant la réalité paysanne :
« …] agneler la brebis, frotter l’agneau, soigner l’agneau qui a la clavelée, le raide, le ver, la fièvre, faire téter l’agneau dans le seau avec le pouce comme tétine, lâcher les agneaux dans l’étable, aller les reprendre sous chaque ventre, les enfermer dans leurs claies, porter l’agneau dans ses bras le long des grands devers de fougères qui descendent vers les bergeries, tuer l’agneau, le gonfler, l’écorcher, le vider, lui couper la tête, abattre les gigots et les épaules, scier l’échine par le milieu, détacher les côtelettes, racler la peau, la sécher, la tanner, s’en faire une veste [… »
Il réaffirme ses valeurs :
« Je n’ai pas intérêt à être malin ou riche d’argent ou puissant sur les autres ; vivre, personne ne peut le faire à ma place. »
Puis il narre en conteur éblouissant la livraison de commandes artisanales à la ferme écartée de Silence, où leur arrivée suscite une « fête paysanne » impromptue. Bonheur d’expression dans ce chant des beaux chevaux, de l’odeur de l’huile d’olive, de la joie champêtre… sans compter les « vraies nourritures terrestres ».
Giono médite tout ce texte dans un triste café de Marseille.
« Une grande partie de ce pauvre million d’andouilles passe sa vie à des besognes parfaitement inutiles. Il y en a qui, toute leur vie, donneront des tickets de tramway, d’autres qui troueront ces billets à l’emporte-pièce, puis on jettera ces billets et inlassablement on continuera à en donner, à les trouer, à les jeter ; il en faudra qui impriment ces billets, d’autres qui passeront leur temps à coller ces billets en petits carnets ; quand ils seront bien imprimés, bien collés, bien reliés, celui-là vient qui passe toute sa vie à les déchirer du carnet, à les donner, puis un qui les troue, puis un qui les jette. »
Giono se fait une « machine à cinéma », et reparaît Pan tandis qu’il panoramique sur un regain de village, où on a besoin d’un forgeron pour faire un soc de charrue adapté à la terre – un ouvrier pour qui la passion coïncide avec le métier.
Grand nocturne de la scène XII, les forêts dans le vent :  
« Chaque fois que la traînée d’étoiles tombe sur la terre avec un claquement de tout le ciel, les forêts apparaissent tassées arbre contre arbre, comme des troupeaux de cerfs : ramures emmêlées, hêtres allongeant le museau sur l’encolure des chênes ; bouleaux serrant leurs flancs tachetés contre les érables ; alisiers secouant leurs crinières encore rouges. Les arbres piétinent leur litière de feuilles mortes ; ils se balancent sur place, emmêlant leurs cous et leurs cornes ; ils crient, serrés en troupeau. Arrive le hurlement de détresse d’une forêt perdue loin dans le nord ; on l’entend s’engloutir ; elle a dû se débattre et encore émerger ; elle appelle de nouveau. C’est dans ce côté du ciel où même il n’y a pas d’étoiles ; les gouffres sont luisants comme de la soie à force de frottement de vent. Des montagnes étrangères passent au grand large, en fuite devant le temps, couchées en des gîtes de détresse, embarquant jusqu’à moitié pont ; la fièvre soudaine d’une constellation que le vent attise éclaire leurs agrès épars dans les bouillonnements de la nuit. »
Je pense n’avoir pas lu auparavant ce texte présenté comme un essai, en tout cas il vaut d’être lu pour l’actualité des propos en cette époque où l’on parle d'authenticité, de retour à la campagne et de décroissance, et surtout pour la superbe verve de Giono, ses métaphores filées, son écriture comparable à celle de ses romans.

\Mots-clés : #identite #nature #ruralité #solidarite #traditions #viequotidienne #xxesiecle

_________________
« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
Tristram
Tristram

Messages : 15609
Date d'inscription : 09/12/2016
Age : 67
Localisation : Guyane

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Bédoulène Lun 13 Déc - 16:06

merci Tristram (mais ma liste s'allongeeeeeeeeeeeeee mais pas le temps)

_________________
“Lire et aimer le roman d'un salaud n'est pas lui donner une quelconque absolution, partager ses convictions ou devenir son complice, c'est reconnaître son talent, pas sa moralité ou son idéal.”
― Le club des incorrigibles optimistes de Jean-Michel Guenassia



[/i]
"Il n'y a pas de mauvais livres. Ce qui est mauvais c'est de les craindre." L'homme de Kiev Malamud
Bédoulène
Bédoulène

Messages : 21098
Date d'inscription : 02/12/2016
Age : 79
Localisation : En Provence

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Tristram Sam 19 Fév - 0:15

Ce soir, sortie théâtre au lycée agricole près de chez moi : Pascal Durozier, comédien itinérant, interprétait L'homme qui plantait des arbres (devant une vingtaine de personnes en comptant les enfants) !
Jean Giono  - Page 9 Pascal11

Ce texte est un synopsis de Giono pour une commande qui n'a jamais été concrétisée, et a fait le tour du monde sans lui rapporter un sou (ce dont il était particulièrement fier paraît-il).

_________________
« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
Tristram
Tristram

Messages : 15609
Date d'inscription : 09/12/2016
Age : 67
Localisation : Guyane

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Bédoulène Sam 19 Fév - 8:17

donc à l'extérieur, ce devait être en phase avec le texte (!?)

les enfants ont apprécié ? même question au plus âgé des enfants ?

_________________
“Lire et aimer le roman d'un salaud n'est pas lui donner une quelconque absolution, partager ses convictions ou devenir son complice, c'est reconnaître son talent, pas sa moralité ou son idéal.”
― Le club des incorrigibles optimistes de Jean-Michel Guenassia



[/i]
"Il n'y a pas de mauvais livres. Ce qui est mauvais c'est de les craindre." L'homme de Kiev Malamud
Bédoulène
Bédoulène

Messages : 21098
Date d'inscription : 02/12/2016
Age : 79
Localisation : En Provence

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Tristram Sam 19 Fév - 10:47

C'est la photo du flyer, en fait le spectacle était en intérieur (heureusement, il pleuvait comme il pleut depuis une semaine).
Les enfants ont bien rigolé, et je comprends que l'interprète ait avoué être meilleur dans ses interprétations de travail, en solitaire... Moi ça ne m'a pas fait rire, mais j'ai pourtant apprécié cette représentation en présentiel d'un texte que j'ai assez relu pour l'avoir à l'esprit.

_________________
« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
Tristram
Tristram

Messages : 15609
Date d'inscription : 09/12/2016
Age : 67
Localisation : Guyane

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Tristram Dim 6 Mar - 11:20

Manosque-des-Plateaux

Jean Giono  - Page 9 Manosq10

Ce bref texte commence par la relation d’un obscur incident en rapport avec le passage d’un étranger au pays. Puis Jean évoque ses marches dans les collines, ses rencontres d’un berger, d’un conteur, d’une fille qui va se noyer, d’un notaire, d’un Bohémien (un descobridador), d’herbes et d’eaux.
Crau, filliole, lagremuse, capatasse (?), termes d’une géographie gionienne, à la fois bien réelle et fortement imaginée.
Images bibliques et odysséennes comme la réapparition de la terre après le déluge, où on reconnaît des prémisses de l’œuvre future, comme la colline que l’homme embête à la gratter, l’éloge d’une sobre autosuffisance rurale, un planteur de glands…
La seconde partie se tient à Manosque-des-Plateaux, ses pensées comptables, la bizarre irruption du choléra, une suite décousue d’histoires sans liens, des souvenirs maternels. De Manosque :
« Son cœur est une table de multiplication. »
Évènements étranges, ton primesautier, toujours le bonheur d’expression d’une vie provençale.
« La socque haute donne ce déhanchement vélivole du vaisseau qui va bon vent, et ça fait bomber les seins, et le mieux qu’on est pour marcher c’est mains aux hanches ; et l’on sent bouger tout son corps entre ses mains comme le tronc d’un mât. »
(Habituellement, le socque est de genre masculin.)
Apparemment ce texte est considéré comme un essai… ce n’est en tout cas pas un roman, peut-être un chant sensuel et rageur.

_________________
« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
Tristram
Tristram

Messages : 15609
Date d'inscription : 09/12/2016
Age : 67
Localisation : Guyane

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Bédoulène Dim 6 Mar - 13:55

je note ! et je ne connais pas capatasse

_________________
“Lire et aimer le roman d'un salaud n'est pas lui donner une quelconque absolution, partager ses convictions ou devenir son complice, c'est reconnaître son talent, pas sa moralité ou son idéal.”
― Le club des incorrigibles optimistes de Jean-Michel Guenassia



[/i]
"Il n'y a pas de mauvais livres. Ce qui est mauvais c'est de les craindre." L'homme de Kiev Malamud
Bédoulène
Bédoulène

Messages : 21098
Date d'inscription : 02/12/2016
Age : 79
Localisation : En Provence

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Tristram Dim 6 Mar - 15:00

Je pense que je n'ais pas lu non plus ce petit livre bizarre qui annonce certains essais et romans.

_________________
« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
Tristram
Tristram

Messages : 15609
Date d'inscription : 09/12/2016
Age : 67
Localisation : Guyane

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Dreep Mer 13 Avr - 12:39

Angelo

Jean Giono  - Page 9 C_angelo_3362

Dans Angelo, on retrouve le personnage du Hussard sur le toit (si toutefois on l'a lu avant bien sûr ― il a été publié sept ans plus tôt), comme s'il y avait une continuité narrative entre les deux romans (ce n'est pas si simple, mais c'est dans une certaine mesure le cas). Je l'ai retrouvé avec l'impression de devoir faire semblant de faire sa connaissance. On présente les uns aux autres dans ce roman où les motifs de l'action sont plus simples, peut-être plus naïfs, et en tout cas le contexte a tout simplement plus de poids dans Le Hussard le toit...

Mais revenons à Angelo : sa bravoure, sa force, son héroïsme en somme et cette façon de à la fois s'en s'enorgueillir et de ne pas en être sûr. Son côté scrutateur, de lui-même ou des autres ― que seront-ils pour moi ? ― se dit-il peut-être ― comment vont-ils, eux, avec leur propre histoire et leur propre psychologie, s'intégrer dans cette aventure ? ― me dis-je avec le régal qui suit ces descriptions précises, ciselées de la région dans laquelle il évolue : ce quelque chose qui reste, et qui surgit à l'esprit quand on réfléchit deux secondes au talent de Giono. Voyez ces horizons, réels ou pensés, voyez cette façon de graver ces montagnes ou ces forêts dans la nuit ou dans un regard, toutes choses tracées qui accompagnent Angelo dans sa chevauchée...
Dreep
Dreep

Messages : 1539
Date d'inscription : 08/12/2016
Age : 31

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Nadine Mer 13 Avr - 20:28

Intéressante mise en perspective, Dreep. Je te suis.
Et à te lire je me dis que le personnage lui plaisait donc particulièrement. ce doit être terrible lorsqu'un auteur trouve un avatar suprême de sa vision, un passeur auquel il tient.. Merci pour cette réflexion que tu exposes avec subtilité.

Nadine
Nadine

Messages : 4832
Date d'inscription : 02/12/2016
Age : 48

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Nadine Mer 13 Avr - 20:29

terrible au sens génial.
Nadine
Nadine

Messages : 4832
Date d'inscription : 02/12/2016
Age : 48

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Tristram Dim 6 Nov - 12:56

Naissance de l'Odyssée

Jean Giono  - Page 9 Naissa10

Relecture de ce récit tant jouissif !
« Il venait surtout à l’« Éros Marin » pour la petite Lydia qui servait à boire. Elle sentait la clovisse et le vin, et cet amer parfum de sueur qui affolait Ulysse. Les autres partis, il la prenait sur ses genoux, la caressait, lui contait…
Il n’était pas embarrassé pour les contes. »
Ledit marin, retour de la guerre de Troie (pendant vingt ans !), a naufragé après avoir « louvoyé » (je dirais "caboté") « de femme en femme » …
« Dans son souvenir, les pays étaient des femmes. »
C’est bourré d’humour, et si sensuel !
« Le coteau qui portait la maison de Circé allongeait ses reins en presqu’île. »
Et plein de justesse :
« Dans une petite goutte de silence l’aboi d’un chien sonna. »
Ulysse apprend que Pénélope l’a abondamment cocufié, déshéritant leur fils Télémaque en mangeant son bien avec Antinoüs ; dépité, notre anti-héros reste cependant prudent :
« Par-dessus la besace à mensonges il avait de tout temps porté la peur. »
Il convainc patron Photiadès (en pleine traite des Noires) de le ramener à Ithaque, en lui fourguant Archias, son collègue qui parle aux dieux suite à un coup de matraque…
C’est un monde populaire qui est évoqué, pas une élite ; de nos jours, nous dirions que c’est assez misogyne, et superstitieux. De même, les divinités, surtout « les petits dieux inférieurs », sont proche de l’humain, et surtout de la nature.
« – Mais, poursuivait Ulysse, avez-vous songé au sort d’un homme qu’un dieu ennemi harcèle ? Le visage du ciel s’effondre, la terre se meut sous ses pas – comme le flot de la mer, la colline qu’il gravit se lève soudain, meugle et saute de l’autre côté du monde, l’île qu’il cherche nage, le fuit, s’enfonce vers les gouffres ; et si, gonflé de courage, il s’obstine, le chemin qu’il suit se tord et revient sur lui-même comme un serpent qui se mord la queue. »
Incognito, Ulysse qu’on croit mort raconte une version héroïque de sa propre histoire, avec une belle imagination lyrique, non dénuée de démesure ; dans l’assistance, un guitariste aveugle reprendra son mensonge, le conte… Grand succès de l’aède avec « le nouveau périple », repris par tous les « poétaillons » d’Arcadie !
« Il confrontait intimement la merveilleuse histoire neuve et les vieux lantiponnages appris et rabâchés de veillées en veillées. »
Bien sûr les dieux sont vus derrière ces évènements ; les dieux inventés par les hommes manipulent ceux-ci.
Ce récit est parcouru du même esprit que les précédents et premiers livres de Giono.
« Le museau fouinard de Pan dépassait les feuillages. Il humait, puis, d’un élan, le chèvre-pied sautait l’orée. Ses longs bras étaient des fleuves enlaçants, son corps, de roche et de terre pétri, bosselé de montagnes, fumait et chantait dans le vent. Il parlait comme une forêt. »
Le lexique étendu dont Giono dispose n’entrave pas l’entendement du lecteur (mais je n’ai pas trouvé ce que sont les « calons »).
« À peine sorti de la mer, le soleil entamait la lutte avec les pinèdes. De larges blessures de lumière saignaient déjà entre les troncs. Une sagette d’or atteignit le pavé de la cour, rebondit, creva les treilles, délivrant un tourbillon d’avettes. »
La fermière Pénélope est à sa lessive avec Kalidassa, sa servante, quand elle apprend le retour d’Ulysse. Elle prévient Antinoüs, son amant, en fait un jeune berger athlétique qui se lasse d’elle et craint son mari.
« Tu es l’ami de mon fils, tu viens à la ferme parler en voisin, prêter tes bras compatissants à la pauvre veuve qui ne peut dépendre la herse ou décider l’âne. Tu joues à la balle avec Kalidassa : c’est peut-être pour elle que tu viens. Moi, je mesure l’huile aux calens, je gronde pour les chaudrons non récurés, je fais la pauvrille économe et je reprends le tissage de cette grande toile qui encombre le grenier. »
Ledit mari arrive anonymement, sale gueux vieilli et barbu, plein d’appréhensions et de douce redécouverte de son domaine en piètre état ; il étouffe sa vieille pie, seule à le reconnaître, pour qu’elle ne le trahisse pas. Il désire sa femme qui feint de ne pas le reconnaître, veuve éplorée, plus rusée que lui.
« Cette marche vélivole avait démarré en lui les fantômes de tartanes et de balancelles dont il était plein ; elle avait fondu Pénélope et les carènes gémissantes en un seul être qui tenait de la nef et de la femme et d’autant plus désirable. »
Ivre, il fait fuir Antinoüs, qui se tue dans un éboulement de la falaise. Kalidassa, qui aimait le pâtre, se pend. La terreur submerge l’île, puis l’orateur inspiré répand ses mensonges.
« On répéta ses récits aux veillées ; les jeunes enfants lardaient de flèches de joncs de vieilles outres figurant les cyclopes. »
Télémaque, qui avait abandonné son père jugé trop pusillanime, revient d’errances pleines de périls en Égypte et en mer ; ses récits véridiques ne sont pas crus, et il est plein de haine pour son père, le fabulateur.
« Il y avait à dîner Kallimaquès, un philosophe qui s’était mis dans le commerce des cochons. Il cligna malicieusement de l’œil vers Pénélope et vers Ulysse, puis, amenuisant sa bouche et dressant sous le nez du conteur ses doigts réunis en bouton de lotus, il dit :
– La vérité, la vérité, vous avez toujours ce mot-là à la bouche ! Sais-tu seulement ce qu’elle est ? T’es-tu rendu compte que ton regard intérieur vole vers elle par bonds maladroits, comme la pierre qui ricoche sur la pellicule fragile de l’étang ? Écoute : La vérité est supposons ce saule sur l’autre bord de la mare. Regarde ! Je lance ce galet plat. Je fais avec ce galet l’investigation du côté de la vérité, ce saule. Vois : le galet bondit sur l’eau molle, bondit en bonds de plus en plus courts, puis, manquant de force, il s’enfonce et se noie. Pour celui-là, la vérité c’est la bouche sombre de l’eau. J’en lance un autre : une crispation de nerf, une corde qui s’est pliée dans mon coude et, vois, la direction est rompue. Pour celui-là, la vérité c’est ce lit de boue où il tombe sur l’autre bord. Et cependant, il était bien entendu que la vérité c’était ce saule ! Un galet sur dix ira sur le saule : celui-là ne saura pas qu’il a atteint la vérité.
Et pendant que Télémaque, de plus en plus furieux, écrasait à coups de poings une bolée de figues fleurs, Kallimaquès tourna son escabeau vers Ulysse.
– Ces jeunes gens, poursuivit-il, ont une belle imagination. Féconde, vraiment très féconde, mais elle fait des enfants mal finis. Maître Ulysse, changez-nous un peu de ces jeux de cervelle : j’ai besoin d’écouter quelque chose qui sente sa réalité. Ne me ferez-vous pas la politesse de raconter une de vos aventures ? »
Ulysse entretemps aime à faire voguer une canette sur un bassin, tissant de nouveaux mensonges à son périple maritime.
Personnellement, j’aurais tendance à donner du crédit à cette version de la genèse du fameux poème du dénommé Homère…
Mais ce qui me comble le plus chez Giono, ce sont ses bonheurs de métaphores :
« Là-haut, contre la porte de la ville, les branches méduséennes d’un figuier enlaçaient un globe d’ombre fraîche. »

« Ce premier jour, il l’avait vécu dans la végétation des anciennes habitudes : elles poussaient autour de lui comme une épaisse et haute prairie et ses mouvements s’embarrassaient dans les herbes. »

« Quelques grêlons attardés jouèrent encore du tympanon sur les tuiles, la pluie quitta l’île, ses petits pieds obliques coururent en crépitant sur la mer.
[…]
Le vent sentait le sable chaud, l’eau froide, l’asphodèle et le buis. Le mélilot, mouillé de pluie, ruisselait d’un parfum simplet, et deux acacias fumaient comme des cassolettes.
Dans un coin lointain du ciel maintenant pur, l’orage fuyant tordait en silence ses muscles violets. L’aile d’iris pointait au-dessus de la colline. »

\Mots-clés : #contemythe #creationartistique

_________________
« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
Tristram
Tristram

Messages : 15609
Date d'inscription : 09/12/2016
Age : 67
Localisation : Guyane

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Bédoulène Dim 6 Nov - 18:57

merci Tristram, je reviendrai à Giono

_________________
“Lire et aimer le roman d'un salaud n'est pas lui donner une quelconque absolution, partager ses convictions ou devenir son complice, c'est reconnaître son talent, pas sa moralité ou son idéal.”
― Le club des incorrigibles optimistes de Jean-Michel Guenassia



[/i]
"Il n'y a pas de mauvais livres. Ce qui est mauvais c'est de les craindre." L'homme de Kiev Malamud
Bédoulène
Bédoulène

Messages : 21098
Date d'inscription : 02/12/2016
Age : 79
Localisation : En Provence

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Pinky Mar 8 Nov - 17:37

Jean Giono  - Page 9 4886110

Naissance de l'Odyssée

Je mets mon commentaire à la suite de Tristram, une sorte de contrepoint

Un baratineur, vieux faune sur le retour, Ulysse, apprend que son épouse Pénélope le trompe. Il quitte aussitôt la cour de Ménélas où il racontait ses aventures plus étonnantes les unes que les autres. De retour dans son île, il craint Antinous l’amant de sa femme et fait profil bas ce que ne lui pardonne pas son fils Télémaque. Antinous, jeune fat couard redoute le retour du roi d’Ithaque, en fuyant il s’écrase au bas d’une falaise, ce qui provoque le suicide de la jeune servante de Pénélope.  A la fin de l’ouvrage, Ulysse lance de petits bateaux sur un petit étant, voire une mare et se raconte de nouvelles aventures. Il me semble que le vieux couple s’est retrouvé grâce aux mensonges de l’une et de l’autre mais c’est sans compter sur le ressentiment de Télémaque dont on ne sait s’il ira jusqu’à tuer son père. La fin est ouverte.

Oui, on peut dire que la langue de Giono est belle, imagée qu’Itaque est devenue un coin de Provence. Je venais de terminer le texte de l’Odyssée écrit dans une langue beaucoup plus simple.
Je me suis demandée pourquoi Giono s’était lancé dans cette nouvelle version de l’Odyssée, parodie, pas de côté ou éloge de la puissance de l’imagination…
J’ai donc lu la notice de Pierre Citron de l’édition de 1971 de la Pléiade et découvert la genèse du livre.

La naissance de l’Odyssée est le premier texte long de Giono, commencé en 1925. Celui-ci a voulu s’aider d’une œuvre de référence comme tuteur pour se lancer. Il acquiert pour cela les ouvrages de Victor Bérard, spécialiste de l’Odyssée, ce qui est une énorme mise de fond pour le petit employé qu’il est. Il est aidé et soutenu dans son entreprise par plusieurs relecteurs dont Lucien Jacques qui lui conseille, souvent, d’élaguer son texte, de le débarrasser de descriptions trop nombreuses de femmes plus ou moins vêtues ou de détails trop fantastiques. Celui-ci l’incite à resserrer le texte pour aller davantage à l’essentiel.
Zizi (Elise Giono) recopie au fur et à mesure les textes à la main car ils n’ont pas les moyens de s’acheter une machine à écrire.
1927, le livre est dactylographié en plusieurs exemplaires pour envoi aux éditeurs. A plusieurs reprises, Grasset refuse le manuscrit. Les succès de Colline et d’Un de Baumugnes « émeuvent les éditeurs ». Naissance de l’Odyssée parait en 1930 mais il faudra attendre 1938 le succès de Que ma Joie demeure pour que Grasset reprenne son édition.
Je ne cite pas de passages, Tristram l’a très bien fait…
Pinky
Pinky

Messages : 475
Date d'inscription : 28/11/2021

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Tristram Mar 8 Nov - 17:55

Je salue donc une analyse qui rejoint la mienne pour l'essentiel me semble-t-il, à part peut-être mon enthousiasme pour le bagou de Giono, et la mise en exergue d'une genèse odysséenne fort terre-à-terre ! Et, oui, c'est une quintessence de Méditerranée, et la fin est œdipienne...
Merci pour les infos sur la naissance de l'œuvre !

_________________
« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
Tristram
Tristram

Messages : 15609
Date d'inscription : 09/12/2016
Age : 67
Localisation : Guyane

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Pinky Mar 8 Nov - 18:29

Oui, je pense que nous sommes d'accord et je t'ai laissé citer "le bagou" de Giono....Il semble que cette petite mare a existé et que Giono aimait y rêver, une sorte de résumé de la Méditerranée à portée de mains
Pinky
Pinky

Messages : 475
Date d'inscription : 28/11/2021

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Tristram Mar 8 Nov - 20:02

La Mare nostrum...

_________________
« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c’est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l’infatuation humaine. »
Tristram
Tristram

Messages : 15609
Date d'inscription : 09/12/2016
Age : 67
Localisation : Guyane

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Pinky Ven 13 Oct - 18:01

Que ma joie demeure

Jean Giono  - Page 9 97822510

Un titre qui intrigue car il renvoie à un choral extrait d’une cantate de Bach mais dépouillé de sa dimension chrétienne en retirant l'invocation du début, le titre exact étant Jésus que ma joie demeure.  La joie est au centre du livre, celle que Bobi, l’acrobate, vient apporter à Jourdan alors que celui-ci laboure sous étoiles ; joie, concorde et poésie lorsqu’il évoque Orion-fleur-de-carotte, une expression qui doit transformer le regard que nous portons sur le monde.
« -Qu’est-ce que tu dis ce cette nuit ?
-Moi non plus dit l’homme. Orion ressemble à une fleur de carot
- Pardon ? demande Jourdan.
- Orion est deux fois plus grand que d’habitude. C’est ça là-haut. Arrête-toi Là-haut. Là. Tu vois ?
- Non
- J’ai jamais su rien désigner, dit l’homme. C’est curieux ça. On m’en a toujours fait le reproche. On m’a dit : « On ne voit jamais ce que vous voulez dire.
- Qui t’a dit ça ?
- Oh ! Quelqu’un.
- Un couillon, dit Jourdan
-Mais dit l’homme, toi non plus tu n’as pas vu Orion.
- Non, dit Jourdan, mais j’ai bien vu la fleur de carotte.
- C’est le cœur pur, dit l’homme ; et la bonne volonté. »

Sur un plateau sauvage, loin de tout modernisme, que l’on pourrait situer près de Manosque et de Sisteron, vivent des familles de paysans dont Jourdan et sa femme Marthe. Il faut ajouter Madame Hélène, veuve et sa fille Aurore d’un niveau social un peu supérieur dont la ferme est gérée par un fermier.
Dans le but « d’apporter la joie », Bobi propose plusieurs projets successifs délivrant les habitants du plateau du surplus de rendements pour se consacrer à la beauté de la nature et ne garder que le nécessaire  : remplacer des champs de céréales par un champ de narcisses, un autre par des fleurs variées ; amener un cerf, animal dionysiaque, qui ravit tous et pour qui les hommes vont capturer des biches dans une forêt lointaine ; construire un métier à tisser pour Marthe avec du bois de cèdre récolté en forêt. Ces actions réunissent des familles dans des repas communs alors que chaque ferme est isolée des autres. Une communion nouvelle formant communauté où le partage aboutit à un projet de mise en commun des terres et des récoltes mais aussi à des échanges comme ceux de Marthe avec Barbe, l’épouse âgée de Jacquou, qui tisse à merveille.
« Le bruit était rapide et clair. Barbe ne faisait presque pas de gestes. A peine de petits gestes très courts. La barre de lisse, elle la touchait à peine du doigt. Et la barre obéissait. La navette volait d’elle-même, sans efforts. Elle se posait d’un côté dans la paume droite. La main ne se refermait pas et la navette s’envolait toute seule vers la paume gauche, comme un oiseau qui se pose et repart.
Ils s’étaient approchés tous les trois pour la regarder travailler. Ils voyaient l’étoffe se construire sous le peigne et augmenter de moment en moment comme une eau qui s’entasse dans un bassin.
Et Barbe se mit à chanter. On n’entendait pas toutes les paroles. On entendait « Aime joie, aime joie » puis le bruit claquetant des baguettes de la navette, de la barre, le tremblement sourd des montants puis « Aime joie, aime joie ! »

Je rapprocherais ce passage de celui qui évoque les gestes et la cadence des faucheurs
« Ils marchèrent tous ensemble, de face, dans l’herbe. Les faux allaient toutes ensemble et l’herbe s’inclinait. Les pas se faisaient en même temps. Il y avait une sorte de musique sourde qui entraînait. Ça n’était pas une musique compliquée comme celle des bals où il y a la polka, la mazurka et la valse. C’était comme une musique de tambour. Pas besoin de réfléchir : le corps s’y accorde de lui-même. C’était le bruit de sept pas ensemble, des sept faux volantes, des sept faux fauchant, des herbes qui tombent, puis des sept pas, des sept faux volantes et ainsi de suite. Ça se répétait sans faiblir, toujours au même rythme. »

Musique des gestes mais aussi descriptions du temps qu’il fait comme cette pluie,  celle qu’amène le « vent bleu » :
« La pluie descendait sans arrêt sur le plateau. Elle avait pris l’oblique du vent et son caprice. Elle ne tombait pas du ciel ; elle sautait hors du sud par gros paquets comme si elle était lancée de la mer. La terre du plateau écrasée par le poids retombant de ces vagues, blessée par le tranchant de ces lames d’eau qui frappait de biais, fumante d’embruns, tout écorcée, ayant découvert son tendre, coulait en épais ruisseaux de boue le long de toutes les pentes. Les graines, surprises dans leur vie souterraine, se débattaient, se cramponnaient de toutes leurs racines à de petits grumeaux de terre que la pluie effritait, puis le flot soudain des eaux les arrachait de leur trou et les emportait, racines écartées, comme de petites méduses. »

La présence de Bobi réveille des désirs anciens comme celui de Randoulet qui vend tout ce qu’il a pour acheter 500 moutons qu’il donne à garder à son valet Le Noir mais c’est Zulma, sa fille un peu simple, qui en deviendra la bergère avec un L majuscule. Très beau personnage que cette Zulma, coiffée d’une couronne de fétuque, habillée des peaux de mouton destinées à l’origine à Le Noir.

« Zulma était devenue la reine des moutons. La reine et tout. Elle était le chaud, le froid, la pluie, le soleil et le vent des moutons, la joie et la tristesse, mais elle était sûre qu’on le lui avait dit. »

En contre-point de Bobi et beaucoup moins présent que Jourdan, interlocuteur privilégié, le fermier de Madame Hélène est le seul à douter de son projet et à le lui dire en critiquant les envolées lyriques de l’acrobate. Il aura un très beau geste de compassion à l’égard de sa patronne Madame Hélène.
Utopie de Bobi qui se heurtera à la réalité et aux désirs et à l’amour qu’il suscite chez Joséphine, épouse d’Honoré et chez Aurore, la sauvage.
On peut considérer Que ma joie demeure comme une ode à la nature, au cosmos  car les descriptions   évoquant avec lyrisme les couleurs, les odeurs y sont nombreuses mais rode aussi un arrière-plan la mort et plus particulièrement celle par le suicide.
Il faut ajouter le compagnonnage de Giono, dans les années 1930, avec des communistes qui, pour lui, devaient apporter la paix, ce que l’on retrouve dans ce projet de mise en commun des terres et des récoltes.
Échec de l’utopie sans doute mais aussi ode à la vie. Lors de l’avant-dernier chapitre, Bobi face à l’orage se parle à lui-même :
« Qui je suis ? Je suis ton désir de vivre, malgré et contre tout. »
Pinky
Pinky

Messages : 475
Date d'inscription : 28/11/2021

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Bédoulène Ven 13 Oct - 18:40

merci Pinky, je ne pense pas l'avoir lu,(?) donc c'est noté

_________________
“Lire et aimer le roman d'un salaud n'est pas lui donner une quelconque absolution, partager ses convictions ou devenir son complice, c'est reconnaître son talent, pas sa moralité ou son idéal.”
― Le club des incorrigibles optimistes de Jean-Michel Guenassia



[/i]
"Il n'y a pas de mauvais livres. Ce qui est mauvais c'est de les craindre." L'homme de Kiev Malamud
Bédoulène
Bédoulène

Messages : 21098
Date d'inscription : 02/12/2016
Age : 79
Localisation : En Provence

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Pinky Dim 5 Nov - 11:58

Le Chant du monde

Jean Giono  - Page 9 Le-cha10

Après avoir lu Que ma joie demeure, j’ai eu envie de découvrir Le Chant du Monde paru en 1934 et que je n’avais jamais lu.

Le point de départ et d’arrivée, peut-on dire, c’est le fleuve avec un grand F.

La nuit. Le fleuve roulait à coups d’épaules à travers la forêt. Antonio s’avança jusqu’à la pointe de l’île. D’un côté l’eau profonde, souple comme du poil de chat ; de l’autre côté les hennissements du gué. Antonio toucha le chêne. Il écouta dans sa main les tremblements de l’arbre. C’était un vieux chêne plus gros qu’un homme de la montagne, mais il était à la belle pointe de l’île des geais, juste dans la venue du courant et, déjà la moitié de ses racines sortaient de l’eau.
« ça va ? » demanda Antonio.
L’arbre ne s’arrêtait pas de trembler.
« Non, dit Antonio, ça n’a pas l’air d’aller. »
Il flatta doucement l’arbre avec sa longue main.

Antonio, l’homme du fleuve, est celui qui crie, qui chante, qui nage que l’on appelle « Bouche d’or ». Jeune, aimé des femmes, il fait corps avec l’eau et ses habitants
« Comme il se retournait vers le feu qu’il avait allumé pour se guider, il plongea sa tête sous l’eau et il vit que le grand congre l’accompagnait. C’était une bête longue de plus de deux mètres et épaisse comme une bouteille. Elle nageait près de l’homme en donnant toute sa vitesse puis elle l’attendait et alors elle dansait doucement au sein de l’eau. Quand le soleil la touchait elle étincelait comme une braise et, allumée de toute sa peau où couraient les frémissements de petites flammes vertes, elle s’approchait de l’homme et elle ouvrait sa grande mâchoire silencieuse aux dents de scie. Antonio toucha le congre à pleines mains où le serpent d’eau balançait sa queue devant lui. La bête plongea en tourbillonnant. »

Matelot, vieil homme, vient chercher Antonio car avec son épouse Junie, ils attendent depuis des semaines, le jumeau qui leur reste, le besson aux cheveux rouges. Celui-ci devait redescendre le fleuve avec un radeau de bois flottés mais n’est jamais arrivé. Partis à la recherche du besson, Antonio et Matelot remontent la vallée, traversent les prés de Maudru, le puissant propriétaire d’un énorme troupeau qui tient tout le territoire et, Villevieille, la petite ville de tanneurs. Ils comprennent vite que le besson est poursuivi par les hommes de Maudru, ses bouviers prêts à tout. Réfugiés chez Toussaint, le vendeur d’almanach, savant, guérisseur et infirme, ils organisent la fuite du besson et de Gina, fille de Maudru que ce dernier a « pris » à son fiancé, son cousin et qu’il a tué.
Antonio, incognito, assiste aux funérailles  du neveu, la nuit. La montée du convoi funèbre dans les bois et la montagne jusqu’à la ferme familiale est extraordinaire
« A ce moment on entendit crier vers l’orée du bois. C’était la cavalerie bouvière qui arrivait. Dès qu’ils furent sur le plat ils commencèrent à trotter. Ils portaient au bout de longues perches  des lanternes de papier et de peau de mouton qui figuraient des têtes de taureaux. Les yeux crevés cerclés de ronds de suie jetaient des flammes, les cornes d’osier léger dansaient au-dessus des lanternes comme des antennes de papillons et les crinières faites de sagnes sèches et de barbes de maïs sifflaient autour des lanternes.
……………
Gina [la mère du neveu, sœur de Maudru] tourna sur elle-même et s’en alla. Les Demarignotte la suivaient avec les torches. Delphine Mélitta fouettait ses bottes de fourrure. Maudru descendit le monticule. Les taureaux marchaient posément autour de lui, laissant près du maître Aurore blessé qui s’arrêtait de temps en temps pour essayer de se lécher l’épaule.
Maladrerie, au milieu des neiges, venait d’allumer toutes ses fenêtres. De la cheminée bondissaient, au milieu de la fumée, les reflets roux de la grosse flamme d’âtre.
Le tatoué sortit de son abri sous le cèdre. Il entra dans le cimetière. Seuls, les cyprès parlaient à voix basse.
Il appela :
« Antonio »
Il lui fallait maintenant ouvrir la brèche dans le mur pour que, dès demain à l’aube, le neveu couché dans sa tombe puisse voir devant lui, largement étendu, tout le visage de la terre. »

Le Chant du monde
est en fait la reprise d’un texte dont le premier manuscrit avait été perdu ; plutôt que d’essayer de retrouver le fil de l’histoire disparue, Giono avait choisi de repartir sur autre chose en prenant comme point de départ le fleuve, ce qu’il avait expliqué à Pierre Citron

« ….le germe du Chant du monde a été, selon Giono, la vision d’un fragment de paysage : « Je sais très nettement que j’ai commencé à voir un fleuve, à voir un personnage qui était l’homme du fleuve qui a été par la suite, le personnage d’Antonio, et petit à petit l’action se noue avec Matelot, avec, comme tu le vois au début, la mère du besson qui semblait avoir beaucoup d’intérêt et finalement nous l’avons perdue par la suite, parce que justement je n’ai pas commencé par un plan ; j’ai commencé simplement avec les sens, avec le fleuve ; simplement je me suis vu tout seul à me débrouiller avec un personnage qui nageait dans un fleuve, alors j’ai décrit le fleuve, j’ai décrit la nage, et puis l’homme est sorti, j’en ai vu un autre…. »

En effet, Junie, l’épouse de Matelot et mère du besson apparaît peu mais elle joue un rôle important car elle seule écrit et correspond avec son frère Toussaint. Disons qu’elle est présente en creux et qu’avec son frère, elle est la seule proche de l’écrit.
Je n’ai pas non plus évoqué Clara, la femme aveugle sauvée dans les bois par Antonio et Matelot, recueillie par Junie et dont Antonio tombe amoureux et à qui il voudra raconter le monde en dépassant l’obstacle de la cécité.

Un livre puissant, parfois violent, où les arbres, les oiseaux entrent en communication avec les humains voire entre eux sans que cela ne soit jamais mièvre. Une langue imagée qui convoquent tous les sens, mais jamais affectée. Bref, ça m’a plu !
Pinky
Pinky

Messages : 475
Date d'inscription : 28/11/2021

  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Jean Giono  - Page 9 Empty Re: Jean Giono

Message par Contenu sponsorisé


Contenu sponsorisé


  • Revenir en haut
  • Aller en bas

Page 9 sur 10 Précédent  1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10  Suivant

Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Revenir en haut

 Des Choses à lire :: Lectures par auteurs :: Écrivains européens francophones

- Sujets similaires

 
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum