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Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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22 résultats trouvés pour alpinisme

Paolo Cognetti

La félicité du Loup


À Fontana Fredda, mille huit cent mètres, Fausto, quarante ans, a rejoint son alpe d’origine pour se ressourcer après son divorce. Il est cuisinier au Festin de Babette (nom de restaurant inspiré de Blixen), et a une liaison avec Silvia, la serveuse.
Après l’hiver et la saison de ski, il retourne à Milan finaliser sa séparation, puis revient dans la montagne en tant que cuisinier dans un camp de forestiers ; il revoit Silvia, qui travaille dans un refuge.
Le village s’éteint, et les loups reviennent. Santorso l’ancien garde forestier connaît bien les environs et le contexte.
Fausto écrit, et ses références culturelles sont nombreuses (Hokusai, Hemingway, Rigoni Stern, etc.).
D’emblée ma lecture a été desservie par celle, récente, de Jours à Leontica de Fabio Andina, dont je recommanderais la lecture.
Pour ce qui est de l’écriture/ traduction : peut mieux faire :
« On y arrive en longeant une crête pour y arriver. »


\Mots-clés : #alpinisme #nature
par Tristram
le Ven 16 Fév - 11:10
 
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Sujet: Paolo Cognetti
Réponses: 27
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Erri De Luca

Impossible

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Interrogatoires du narrateur, et à l’isolement ses lettres (non expédiées) à « l’ammoremio » : militant communiste dans une bande armée pendant les années de plomb, il est inculpé par un jeune magistrat (opiniâtre et convaincu de sa culpabilité) « d’avoir poussé dans le vide du haut d’un sentier un camarade de nos vieilles luttes politiques, devenu ensuite un délateur. » Ils débattent, il est libéré.
« La montagne, immobile par nature, est un mobile. C’est exactement ça : elle attire à elle. Chacun a ses propres raisons d’y aller. La mienne est de tourner le dos à tout, de prendre de la distance. Je rejette le monde entier derrière moi. Je me déplace dans un espace vide et aussi dans un temps vide. Je vois comment était le monde sans nous, comment il sera après. Un endroit qui n’aura pas besoin qu’on le laisse en paix. »

« Question. Je vois que vous tenez au vocabulaire.
Réponse. Parce que j’aime cette langue italienne, ses précisions qui protègent des falsifications. La langue est un système d’échange comme la monnaie. La loi punit ceux qui impriment de faux billets, mais elle laisse courir ceux qui écoulent des mots erronés. Moi, je protège la langue que j’utilise. »

« Vous savez que les souvenirs sont des reconstructions. Un enquêteur doit les faciliter. »

« Q. Je vous informe que c’était ma dernière tentative. J’ai perdu, vous avez gagné. Je n’ai pas de preuves suffisantes à faire valoir au tribunal. Pour moi, votre culpabilité est certaine, mais impossible à associer à une vérité procédurale. »

Dans cette novella où il entre dans le vif sans artifices, Erri de Luca (qu’on peut reconnaître partiellement dans le narrateur) évoque Leonardo Sciascia et le pari de Pascal, médite sur le combat politique et la fraternité, la trahison et la justice, l’insoumission et l’honnêteté avec soi-même.

\Mots-clés : #alpinisme #huisclos #polar #trahison
par Tristram
le Jeu 4 Mai - 12:24
 
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Sujet: Erri De Luca
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Littérature et alpinisme

Cédric Gras

Tag alpinisme sur Des Choses à lire Cedric10

Bio:
Transboréal.fr a écrit:Né à Saint-Cloud en 1982, Cédric Gras débute ses études de géographie à Paris, avant de les poursuivre à Montréal puis en Inde. Parallèlement, il s’adonne à sa passion pour l’alpinisme et la marche dans divers massifs montagneux : Andes, Caucase, Népal, Karakoram pakistanais. En 2002, il relie les plaines mongoles au plateau tibétain lors d’un voyage à cheval et à pied. Quand un accident refroidit ses ardeurs himalayennes en 2006, il découvre la Russie pour sa dernière année de master, à Omsk, en Sibérie. Séduit par l’est de la Fédération, il accepte l’année suivante d’enseigner le français à l’université d’État d’Extrême-Orient de Vladivostok avant, finalement, de rester deux années supplémentaires en tant que volontaire international afin d’y créer une Alliance française. À l’issue de cette mission, il obtient une bourse du Centre franco-russe de Moscou pour étudier l’Extrême-Orient russe. Il entame alors une thèse de doctorat sur cette région dépeuplée et sauvage, frontalière de la Chine : l’occasion de continuer à sillonner les immensités sibériennes.

Cédric Gras est ensuite nommé à Donetsk, en Ukraine, où il crée et dirige l’Alliance française jusqu’au conflit du Donbass en 2014. Il est alors muté à l’Alliance française de Kharkov, puis à celle d’Odessa, avant de se consacrer totalement à l’écriture sous toutes ses formes. Durant l’été austral 2016, il embarque trois mois à bord du brise-glace russe Akademik Fedorov et se rend sur différentes bases antarctiques.


Biblio:
Spoiler:


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Alpinistes de Staline

Tag alpinisme sur Des Choses à lire Alpini11

Collection Points Aventure, format poche, 250 pages environ, paru initialement chez Stock en 2020, Prix Albert-Londres 2020.



Remarquable par bien des aspects, cet ouvrage assez condensé.

Le Caucase, les Monts Célestes, le Pamir, L'Altaï sont autant de massifs qui nous semblent à nous, occidentaux -et c'est un comble !- plus exotiques, plus lointains et méconnus que les tours du Paine ou l'aguja Poincenot en Patagonie, que L'Aoraki ou le mount Ollivier en Nouvelle-Zélande.

Ensuite la méthodologie, l'approche alpinistique, la déontologie et les objectifs divergent complètement, en Union Soviétique sous Staline et de façon générale de l'autre côté du rideau de fer (Chine comprise) à cette époque de ce qui se pratiquait en occident alors, et encore davantage de l'alpinisme contemporain.

Ainsi, le lecteur n'aura de cesse de se questionner sur des "évidences", pour lui acquises et tenues pour vérité, et d'être ébahi par les "trouvailles", qu'elles soient techniques, "éthiques" au sens déontologique, et, bien plus malheureusement, idéologiques.
Je concède bien des choses qu'il faudrait prendre en compte, peut-être même s'en inspirer, et d'autres à passer définitivement aux crevasses de l'histoire.

Cédric Gras, et on lui en sait gré, garde une plume alerte, vive, même s'agissant de points d'une totale aridité - par ex. les recherches qu'il a pu conduire dans des feuilles de chou sibériennes confidentielles, ou, plus dessillant, dans les archives du prédécesseur du sinistre KGB, le non moins terrifiant NKVD, recherches rendues possibles par sa fine connaissance de la langue et son installation à demeure en Russie, à des postes permettant la confiance des autorités poutiniennes.

À grand train de recherches, Cédric Gras extirpe leur bio de la gangue officielle de l'époque, ce qui est déjà assez passionnant et méritoire en soi, mais il va plus loin, sous intitulés évocateurs, vraiment croquignolets, du type:
"La faucille et le piolet", "Conquérants de l'utile", "La Société du Tourisme Prolétarien", "Bâtisseurs de l'avenir radieux" (etc.):

On eût apprécié qu'il s'avérât moins concis s'agissant des approches, des traversées de territoires entiers qu'il connaît pourtant remarquablement, ce Far East certainement aussi fascinant que le Far West des cow-boys et de l'industrie du cinéma dont nous fûmes -et sommes encore- abreuvés.
Aussi fascinant ?
Je pense davantage encore, surtout dans le contexte de l'époque, dans ce très vaste morceau de la planète où se rejoignent mondes tribaux traditionnels, Europe, Asie, monde musulman, monde orthodoxe, le tout devenant en peu d'années soviétique.

Le prisme choisi est la bio des frères Abalakov, Evgueni et Vitali (Cédric Gras découvre d'ailleurs qu'il y a un troisième frère, ignoré de wikipedia, qui est resté discret en Sibérie, anonyme au temps de l'URSS - pour vivre heureux vivons caché, selon le dicton ?).

Alors, Abalakov, ce nom n'est pas tout à fait inconnu des alpinistes pratiquants, il est associé à une ingénieuse et fort répandue méthode de protection et d'assurage en glace (comme il y a le nœud Machard de Serge Machard, etc.).
On associe en général ce nom à la première du pic Lénine (7134 m.), autrefois mont Kaufmann, aujourd'hui pic Abu Ali Ibn Sina.

Les Abalakov, ce sont deux sibériens, Evgueni (1907-1948), artiste (sculpteur et peintre) à l'époque de l'art soviétique officiel et des commandes d'État.

Lui est le petit Prince des deux, le plus inspiré, le plus touché par la grâce, et faisant coïncider celle-ci avec ses ascensions les plus difficiles. Hormis pendant la seconde guerre mondiale, où il servira comme soldat. Son aura iconique est grande pour le régime, songez, un alpiniste hors pair doublé d'un artiste tout à fait dans les canons de l'art communiste  d'alors ! Il ne fut jamais inquiété par le régime, toutefois son décès est bizarre: le 24 mars 1948, Evgueni accueille un camarade de l'armée qui venait d'atterrir de Tbilissi. Pour fêter leurs retrouvailles il se rendent vers minuit chez une connaissance, le docteur Blelikov, où les trois boivent joyeusement.
Selon la déposition de Belikov, Evgueni et son camarade auraient eu envie d'une douche à 4 h. du matin (?) tandis que Belikov va se coucher: on trouvera le lendemain leurs deux corps sans vie dans la salle de bains...
Alors, élimination en faisant passer le trépas pour un improbable accident à scénario peu plausible ?

Vitali (1906-1986), c'est le besogneux, le moins doué des deux, le bosseur. Ingénieur, il finit par être affecté à un poste où ses recherches et innovations en matière de matériel contribuent à la voie communiste de l'alpinisme.
Comptez sur moi pour ne pas raviver la controverse de l'invention du coinceur mécanique (bon sujet d'animation au bivouac), mais Vitali est par ex. considéré par certains comme le père de cette invention (à titre personnel, je dubite).
Vitali ce sont deux années pénibles dans les geôles du régime, où sa réputation d'endurci, d'homme de fer et de glace, à la détermination d'airain a pu lui permettre de survivre.
Puis, fêté, instructeur, membre en vue du Spartak de Moscou (club omnisport - les subventions finançant les expés étaient attribuées "au mérite", il fallait donc être membre d'un club influent, ayant si possible des membres ou des sympathisants dans le jury, ce qui était le cas du Spartak) - jusqu'à la fin il est resté l'alpiniste un peu totémique, celui qu'on faisait rencontrer aux rares sommités de l'alpinisme de passage (sans jamais le laisser aller grimper à l'étranger toutefois !), celui qui prenait la parole, validait les projets, élaborait les méthodes et aussi les outils. Il est mort sous Brejnev, peu avant Gorbachev - qu'aurait-il pensé de la perestroika, lui qui a tant souffert du stalinisme ? Pas sûr - je partage l'avis de l'auteur- que pour autant il ait été emballé, conquis...    

Chapitre Tout s'effondre a écrit:    Mon esprit s'égare à la petite table des archives fédérales. De ce dossier II81-55 partent tant d'autres pistes que j'aimerais remonter, tant de destins qu'il faudrait reconstituer. Tant de communistes éliminés par des communistes. Le 7 avril, c'est le tour de Solomon Slutskin d'être fusillé dans le printemps naissant. Il était le réprésentant du Parti au sein de la Société du Tourisme Prolétarien. À ce titre, il impulsait des débats idéologiques à flanc de montagne, organisait la lecture publique des gazettes de propagande, mettait en scène des adhésions de nouveaux membres en altitude. Déjà arrêté en 1925 pour appartenance à une organisation sioniste, il était cette fois accusé d'avoir transmis des éléments secrets à celle des alpinistes contre-révolutionnaires.

  En juin, c'est le jeune Ganetski qu'on passe par les armes. Celui qu'Evguéni Abalakov a dû secourir au pic Lénine n'a guère que vingt-cinq ans. Le 29 juillet, son protecteur Nikolaï Krylenko crève aussi comme un chien, fusillé personnellement par le président du collège militaire de la Cour Suprême de l'URSS après un procès éclair de vingt minutes. Krylenko n'était pas un enfant de chœur, il avait lui-même dirigé et justifié des répressions par le passé. Il ne se faisait aucune illusion. Reste à son nom un col au pic Lénine et deux sommets de 6000 mètres dans le Pamir. Au fin fond des montagnes, la toponymie n'a jamais suivi le rythme des exécutions et des digrâces du Kremlin.
En revanche, Krylenko fut immédiatement effacé de ses relations d'expéditions [...].
 
  Ces massacres-là se déroulent dans la chaleur des nuits continentales. L'été est revenu. Un an que la Terreur a commencé, les sections d'alpinisme décimées reprennent la route du Caucase. La vie continue bien qu'on n'évoque jamais les disparus. "Ils font une cure d'air en Sibérie", mumure-t-on à leur sujet. La peur est la meilleure des polices. D'après les chroniques soviétiques, trente mille pratiquants écument les massifs de l'Union en 1938. Ce sont pour la plupart des novices, candidats à l'insigne "Alpiniste de l'URSS", figurant l'Elbrouz. Il s'obtient après ving jours d'enseignements élémentaires, un passage de col et une ascension aisée.

  Cette année-là, Vitali ne dirige aucune école. Il croupit dans sa cellule, à la Bourtyka semble-t-il cette fois. Cette prison historique fait toujours aujourd'hui son office et a vu passer son lot de damnés: Chalamov, Ginzburg, Korolev, Mandelstam, Soljenitsyne...

  Dans L'Archipel du Goulag, ce dernier rapporte qu'une pièce prévue pour ving-cinq détenus en accueillait jusqu'à cent quarante. Les nuits passent sous des lampes, avec interdiction de se couvrir les yeux, les corps en sueur gisent sur des planches inégales et nues, les hanches endolories par l'impossibilité d'étaler son dos. Et au petit matin, les fouilles corporelles, la tinette qui empeste, les poux qui pullulent et un œil qui vous surveille sans cesse par le judasdu corridor. On trouve dans sa gamelle de la bouillie de sarrasin et un croûton de pain noir [...].
 
  Quelques minutes par jour, la promenade mains derrière le dos vous conduit sous un ciel vers lequel il est interdit de lever le regard. Comment Vitali Abalakov, pourfendeur de l'azur, supporte-t-il tous ces murs ? Tout ou presque est interdit et, pour avoir pratiqué la gymnastique dans une cellule, il termine au moins une fois à l'isolement. La vitalité ne l'a pas encore quitté. Comme à l'hôpital, il conserve la volonté d'exercer son corps. L'espoir de revoir un jour des montagnes n'est pas mort.  


Ce qui fait l'intérêt, enfin du moins ce que j'apprécie à titre tout à fait personnel dans le genre littéraire alpinistique, ce sont ces pages où la réalité vaut largement plus et mieux que la fiction la mieux menée - et constitue une borne de la fiction, sans nul doute.

Je me souviens, en 1992 donc assez peu de temps après la chute du rideau de fer, un soir dans un gîte de la Vallée des Merveilles et du mont Bégo, avoir visionné une cassette VHS en compagnie d'alpinistes et grimpeurs slovaques, montrant presque sous forme de clips des solos (intégraux) de Patrick Edlinger, Catherine Destivelle et autres Patrick Bérhault, et avoir été stupéfié par leur réaction:
"Oui, évidemment c'est bien, mais votre gouvernement ferme trop les yeux , il ne devrait pas laisser la fine fleur de votre alpinisme et de votre escalade prendre des risques pareils, dans votre intérêt national (etc.)."

Allez, je clos là ce message déjà beaucoup trop long, vous l'avez compris je pourrais parler de ce bouquin pendant des heures, il est actuellement en tête de mes lectures du genre alpinisme et littérature pour l'année en cours, je le recommande vivement, eussiez-vous pour les choses de l'alpinisme l'intérêt que je porte aux techniques du point de dentelle au fuseau !

\Mots-clés : #alpinisme #biographie #deuxiemeguerre #fratrie #regimeautoritaire #xxesiecle
par Aventin
le Sam 30 Oct - 20:26
 
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Sujet: Littérature et alpinisme
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Littérature et alpinisme

Al Alvarez

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Alfred dit Al Alvarez est né le 5 août 1929 à Londres, décédé le 23 septembre 2019.
Homme de lettres britannique complet:
Poète, romancier, professeur d'université, éditorialiste, critique littéraire, issu de vieilles famille d'origine juive, ashkénaze par sa mère, sépharade par son père, implantées en grande-Bretagne depuis plusieurs siècles.
Avait pour violons d'Ingres le poker et l'escalade.

Bio et biblio sur wikipedia (U-K).


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Nourrir la bête
Portrait d’un grimpeur

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Titre original: Feeding the Rat. A Climber’s Life on the Edge.  Paru en langue originale en juin 1988, remanié pour une seconde édition en 2001, traduction et parution en français 2021, éditions Métailié, 130 pages environ.


Je crois que c'est au décès d'Al Alvarez en 2019 que nous devons d'avoir cet ouvrage enfin traduit en français en cette année 2021.
J'avoue ma flemme, j'en avais entendu parler il y a déjà belle lurette, et n'avais jamais chercher à me le procurer en langue originale...  Tag alpinisme sur Des Choses à lire 1038959943 .

Al Alvarez a, incontestablement, une belle plume et des talents de conteur.  
Il nous laisse là une sorte de récit-témoignage, pudique, biographique ma non troppo, paru du vivant de Mo Anthoine.

Il est vrai qu'il y a là personnage.
Mo Anthoine a fui toute sa vie les honneurs, la reconnaissance publique, s'est volontairement effacé au profit des alpinistes entendant vivre de leur notoriété, "professionnels" en somme, tout en étant non seulement leur pair, mais leur compagnon de cordée et parfois même leur ange gardien (on pense à Chris Bonington, à Joe Brown...).
Sa bonne logique terrienne fait qu'il accepte les narrations arrangées des exploits, afin de mieux mettre sous les feux de la rampe ceux d'entre ses compagnons qui ont le plus besoin de notoriété, d'aura médiatique:
Comme la célèbre expé du Baintha Brakk, 7 285 m, alias l'Ogre (au Karakorum) en 1977, une borne de la longue et garnie Histoire de l'alpinisme britannique, narrée par Doug Scott, Chris Bonington et consorts, à propos de laquelle Al Alvarez remet l'église au centre du village (ou les points sur les "i", comme vous préférez).  

Mais, dans le fond, et Al Alvarez le sait, de tout ça Mo s'en fiche comme de son premier bivouac:
Pour Mo Anthoine l'alpinisme ce sont certes des moments difficiles, engagés au point d'être cruciaux d'un point de vue létal ou vital (comme on voudra) -ce qu'il appelle feeding the rat (nourrir la bête), mais c'est surtout les copains, la bière au retour, une vie simple, pas de quoi en faire une histoire.
Pas de quoi ?
Si.

Et nous voilà dans les pas du Gallois d'adoption, fondateur et chef d'entreprise tant que ça l'amuse, partant grimper y compris au bout du monde océanien, aussi en Amérique du Sud, dans les Alpes, en Himalaya et sur tout espace minéral vertical de Grande-Bretagne dès qu'il a deux sous, a minima un compagnon, et un peu de temps.

De fait, deux ans plus tard, en 1961, il décida qu'il s'ennuyait et repartit en stop vers la Nouvelle-Zélande, cette fois avec trente-cinq livres en poche et une corde d'escalade dans son sac à dos. Il était accompagné de son ami Ian Cartledge, alias Fox, "le renard", en raison de ses cheveux roux, et l'aller-retour leur prit deux ans. Ils parcoururent en stop l'Europe, la Turquie et l'Iran, puis le Balouchistan, le Pakistan et l'Inde, avant de remonter au Népal, de descendre en Birmanie, en Malaisie et en Thaïlande, puis d'embarquer pour l'Australie et de gagner enfin l'île du sud en Nouvelle-Zélande pour de l'escalade sur glace.  


Ce compagnon, c'est bien souvent sa compagne Jackie:

Quand Jackie et Mo se sont rencontrés, elle n'avait jamais grimpé et il n'était pas sûr de vouloir qu'elle s'y mette: "J'ai vu trop de femmes qui gravitent dans le milieu de l'escalade et qui détestent ça, qui s'ennuient et jouent les intéressées. Je ne voulais pas en ajouter une à la liste".
Il a fait de son mieux pour décourager Jackie en l'emmenant, pour sa première voie, dans "Münich" - une VS exposée et relativement difficile sur le mont Tryfan. À son grand désarroi, elle est montée haut la main et en redemandait. Il a laissé passer une semaine, puis il l'a emmenée à Clogwyn du'r Arddu, la falaise la plus hostile du Pays de Galles, où tous les itinéraires sont cotés au-dessus de VS et deux à trois fois plus longs que la plupart des voies galloises. "On a fait Longland, Chimney et Curving Crack. C'est la seule fois où j'ai fait trois voies à Clog en une journée. On a fini Curving [...] et elle était bien rincée. Moi aussi. Alors je me suis dit que ça allait la calmer. Penses-tu. Elle a trouvé ça super. Depuis, on a beaucoup grimpé ensemble. Elle est très douée en altitude et incroyablement résiliente. Elle porte toujours plus que moi en montagne.  




La seule fois où Al Alvarez dévie, à mon humble avis, et tourne mal-à-propos, c'est lorsqu'il narre avec force détail la dernière ascension qu'il fit en compagnie de Mo Antoine, au Old Man of Hoy.
Certes, c'est loin de débecter le lecteur, l'auteur est vraiment agréable à lire.
Mais cela parle bien davantage d'Al Alvarez que de Mo Anthoine et c'est bien dommage...

Plus croustillant le moment où Al Alvarez vient présenter ce livre, Nourrir la bête, qui vient juste de paraître, à Mo Anthoine, alité durablement pour une tumeur au cerveau qui l'emportera quelques semaines plus tard, Alvarez craint un peu la réaction de son ami, qui le désarçonne en osant sortir de son lit pour dévaler l'escalier et brandir l'ouvrage de Joe Simpson, "La mort suspendue" (Touching the Void) -je recommande !-, appelé à devenir un grand classique du genre littérature alpine, et qui venait aussi de sortir: ça le passionnait bien plus que ce que son pote pouvait bien raconter sur lui...

Puisse l'esprit de Mo Anthoine longtemps planer sur les parois et inspirer les grimpeurs, son anticonformisme, son absence totale de goût pour la notoriété, la classe de ses réalisations, son humilité, son côté "les copains d'abord" et sa petite philosophie globale de l'existence...  

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À droite Mo Anthoine, au centre Al Alvarez, derrière le panneau d'"accueil" des grimpeurs sur l'Île de Hoy (Orkney, Shetlands, Écosse).
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(L'incroyable monolithe marin connu sous le nom de The Old Man of Hoy -ici, huile sur toile de Stanley Cursiter (1887-1976)- donnerait immédiatement des envies impérieuses d'escalade au plus grabataire d'entre les centenaires cacochymes...
N'est pas ardu à l'excès par sa voie normale, mais nécessite de savoir composer avec les caprices de la météo locale et bien sûr de maîtriser l'art de la pose des protections, lesquelles doivent être totalement amovibles, pour une ascension en bon style, by fair means.)

\Mots-clés : #alpinisme #aventure #voyage
par Aventin
le Jeu 14 Oct - 21:42
 
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Littérature et alpinisme

Stéphanie Bodet

(voir page 1)

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Salto Angel

Tag alpinisme sur Des Choses à lire Salto_10

Récit, écrit en 2007 et publié en 2008, éditions Guérin, ré-édition 2017 collection Guérin "rouge - la petite collection", éditions Paulsen, 170 pages environ.


Venezuela, du côté est du pays, la selva.
Plus précisément au parc national Canaima (au patrimoine mondial de l'Unesco), le plateau de l’Ayuàn Tepuy.  
Là se trouve le Salto Ángel, la plus haute chute d'eau du monde, d'ordinaire mesurée à 979 mètres.  

Dans l'échancrure se nichent deux voies d'escalade en partie superposées, dans un dévers constant, et considérable tout le long, sur donc à peu près un kilomètre.
Une roche orangée à coulures bleutées (gréseuse, par séquences enchâssée de quartzite si j'ai bien vu et compris), très humidifiée surtout dans le bas, avec un rocher de surcroît délité, et la moindre prise d'escalade potable y devient, sous ces latitudes, un pot de fleurs ou un habitat à insectes en un temps record, biotope que les fréquentes crues de la chute nettoient en partie.  

Donc impossible de partir, pour un voyage encordé en paroi à prévoir, en l'état des connaissances et des vécus d'alors, aux alentours de trois semaines si ce n'est davantage, autrement qu'équipé pour une expédition de type andine ou himalayenne, la haute altitude, la neige, la glace en moins: autonomie totale, pas de secours possible, issue vers les haut dès les premières longueurs (demi-tour interdit), humdité, chaleurs, crues possibles, ajoutons pas de médecin d'expé, etc.

La paroi trottait dans le crâne d'Arnaud Petit depuis longtemps, avec son unique et déflagrante réalisation, coup de maître des pyrénéistes Adolfo Madinabeita et Jesus Galvez (leader), en 1990.
Mais la difficulté, la sévère partie d'escalade artificielle à prévoir et les risques le retenaient (NB: A5 est la plus haute cotation possible en escalade artificielle, elle signifie qu'en cas de chute rien n'est fiable de tout ce qui a été posé, peut donc ne pas tenir du tout, et que le relais lui-même, ainsi que l'assureur bien entendu, peuvent être emportés dans la chute: imaginez le stress du grimpeur de tête...mais aussi de l'assureur !).

Or il eut vent de l'ascension effectuée en 2005 par une très forte équipe cosmopolite, à dominante britannique, emmenée par John Arran, comprenant son épouse Anne Arran (UK), Miles Gibson (UK), Ben Heason (UK), Alex Klenov (Rus), Ivan Calderon (Ven), Alfredo Rangel (Ven): tout en libre, plus d'artif, que des protections amovibles, un style irréprochable et une cotation "qui crève le plafond de l'inouï". Pour John et Anne c'était la troisième tentative, troisième expé sur trois ans (budget !), la bonne après deux échecs.

La voie, nommée Rainbow Jambaia, n'a donc pas encore connu le moindre répétiteur.

Inspiré par la perspective d'une première répétition de cette classe, Arnaud se lance dans la logistique et s'adjoint - outre bien sûr Stéphanie Bodet, sa compagne et complice - un pyrénéiste, le toulousain Nicolas Kalisz, un indispensable vénézuelien, Igor Martinez, que Stéphanie avait côtoyé lors d'une prépa au Brevet d'État d'escalade à Aix en Provence. C'est tout et beaucoup plus léger, ça manque de grimpeurs de tête (seuls Arnaud et Nicolas...), Stéphanie ayant décroché de l'entraînement depuis des mois pour exercer son métier de prof de français en collège et se remettant de douleurs anciennes au coude.

C'est en Catalogne qu'ils vont, un peu par hasard, au refuge tenu par lui-même et ses parents, rencontrer una figura, Toni Arbones, âgé d'une dizaine d'années de plus qu'eux, pyrénéiste Catalan, globe-trotter, ancien acteur, ouvreur de voies notoires, et versant dans une nouvelle marotte au détriment de l'entraînement en escalade: le marathon.

Déception toutefois (pour lui d'abord, pour le groupe ensuite), dans la vérité de la paroi, quant au partage des longueurs-clefs en tête, comme Igor et Stéphanie, il devra se contenter de miettes, de longueurs mineures pour ce qui est de l'escalade en tête, et tenir un rôle harassant, le labeur de l'équipier.   

Un caméraman baroudeur est embarqué, Evrard Wendenbaum, que l'on ne saurait trop remercier pour la vidéo ci-dessous.

Cette équipe un peu composite, plus réduite que celle d'Arran, se lance en 2007 dans ce projet, très engagé et incertain...

Stéphanie Bodet, au style toujours aussi coulé, nous entraîne en pirogue, puis en marches d'approches dans un décor sans aucun doute mieux évoqué par M. Valéry Adelphe dans D'une Guyane - Le Singe rouge & La Biche Blanc, mais enfin qui sustente son lecteur sans peine, puis, surtout, dans la voie proprement dite, où sa plume, prenante, fait merveille, nous laissant en guise de bonus la préparation, ainsi qu'un après-grimpe, pimenté de quelques surprises.

26 mars. Chute interdite. a écrit:Et oui, même quand on est très fort, arrive un moment où l'on a trop donné psychologiquement. Sans un moral d'acier, impossible de progresser sur ce rocher fragile à l'excès et sur des protections plus qu'aléatoires. Dans la longueur précédente, Arnaud avait accepté le risque mortel de chute au sol.  Ici, l'idée d'une chute en travers potentielle de quinze ou vingt mètres l'immobilise.
  Savoir renoncer dans une paroi telle que celle-ci est cependant une preuve de bon sens et un gage de sécurité pour le reste de l'équipe. Mieux vaut ne pas envisager un éventuel accident. À cette heure-ci, seul Nicolas, un peu reposé, est capable de trouver la solution. Dans un état second, arquant les petits sucres fragiles de rocher ocre et compensant l'absence de prises de pied par une motivation sans faille, surtout quand on pense à la pression qui pèse sur lui, il s'en sort.

 Où est le plaisir me direz-vous ? Sans doute ne tient-il qu'à la capacité d'abstraction et d'acceptation. Abstraction à la douleur, à la faim, à la fatigue aussi, et concentration sur les élements extérieurs: beauté d'un lever de soleil, salut matinal d'un colibri, rencontre fortuite avec une petite fleur qui s'abrite dans une fissure. Ajoutons à cela une bonne dose de masochisme et voici à peu près campé le portrait du grimpeur alpiniste, un peu mystique, un peu poète, et sans doute un peu inconscient aussi !    



Vous pouvez retrouver, sinon tout et pas ce joli style d'écriture, du moins l'expé dans:
Vidéo Amazonian Vertigo (conseillée, si vous avez une heure de temps disponible !).

Tag alpinisme sur Des Choses à lire Adolfo10
La voie de 1990, signée des pyrénéistes Adolfo Madinabeita et Jesus Galvez, 6b+ / A5, en 28 jours de paroi.

Le tracé en libre de la cordée de John Arran, répétée par nos protagonistes, reprend à peu près l'itinéraire, avec des variantes dans la partie médiane et une sortie totalement différente, environ 1150 mètres de voie, en 31 longueurs en libre et 12 bivouacs en paroi.


\Mots-clés : #alpinisme #aventure #nature #voyage
par Aventin
le Jeu 2 Sep - 23:26
 
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Sujet: Littérature et alpinisme
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Littérature et alpinisme

Charlie Buffet

Tag alpinisme sur Des Choses à lire Buffet11


Charlie Buffet a commencé en montagne un voyage en écriture qui l’a conduit dans deux quotidiens (Libération, Le Monde), des magazines spécialisés (Montagnes Magazine, Vertical, AlpiRando, La Montagne et alpinisme) et quelques revues (XXI, Portrait…). À la rencontre du réel, il a découvert la puissance romanesque des aventures en montagne, que jamais la fiction n’égalera.

Avec une dizaine d’ouvrages publiés, il tente depuis une quinzaine d’années d’explorer la démesure et la passion des vies d’alpinistes et des aventuriers de tout poil. Il est aujourd’hui écrivain, traducteur (anglais, italien) et éditeur : il est membre du comité éditorial de la collection Guérin aux Éditions Paulsen. En 2015, il a joué les chefs d’orchestre pour 100 Alpinistes, l’encyclopédie anniversaire des vingt ans des éditions Guérin
(Source: éditions Paulsen)


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Erhard Loretan
Une vie suspendue

Tag alpinisme sur Des Choses à lire Erhard10

Récit à vocation biographique, écrit par Charlie Buffet, Collection Guérin "rouge", éditions Paulsen 2013, 230 pages environ dont portfolios photo.

Voilà un exercice difficile: Charlie Buffet, qui n'a interviewé qu'une fois Erhard Loretan de son vivant (NB: Loretan est mort le 28 avril 2011, au Grünhorn, un 4000 des Alpes bernoises), se lance dans une aventure d'enquête équilibriste, recueillant des témoignages de ses proches, pour tenter de constituer une bio pas à la façon comptable, type compilation de données, ni pêchant par empilage de factuel.
C'est un des plus grands alpinistes de tous les temps, le troisième à réussir les quatorze "8000" de la planète, mais -un "mais" de taille !- rarement par la voie normale, jamais au sein d'une grosse expédition constituée, et le plus souvent dans des temps records.

Loretan avait publié sa propre bio de son vivant, Les 8000 rugissants, en collaboration avec le journaliste Jean Ammann, récidivé avec "Himalaya Regards" (les deux aux éditions La Sarine, 1996 et 1998), et le risque était de rendre l'addition de 230 pages indigeste, un goût de déjà-vu, déjà-dit, voire même de se voir reprocher la tentation du requin de maison d'édition: on y va, deux ans après sa mort, ça doit être vendable, 'faut surfer sur la vague avant l'oubli...

Depuis, la famille du défunt a fait don de quelques 30000 documents et items variés, carnets de courses, vidéos, coupures de presse, carnets de travail, matériel, vêtements d'alpinisme (etc.) au Musée Alpin Suisse, à Berne, donc on pense que tout est raclé/bouclé, à quoi bon publier encore ?



Buffet, une plume sensible, empreinte de pudeur, de tact, insiste un peu sur l'enfance, le devenir-alpiniste à l'adolescence, les compagnes d'Erhard. Il reste un peu en retrait, à mon goût, sur le protagoniste quasi-principal, son compagnon de cordée en Himalaya, Jean Troillet: la cordée Loretan-Troillet, supersonique, a tellement fait rêver ma génération, on les croyait (et je les crois toujours) tellement hors-normes, d'un standing impérial, sans la moindre fausse note tant dans leurs choix d'ascensions que dans la manière, novatrice, de les réaliser:
Songez qu'ils partaient légers, tellement légers ("avec rien") dans des faces à 8000 parfois jamais encore parcourues, tout en signant des temps canon ("des avions", dira-t-on), le tout en bon style alpin, prouvant que l'époque de conquête et des expéditions lourdes à organisation hiérarchisée, à trace faite, oxygène et cordes fixes plus bataillon de sherpas et de porteurs était définitivement révolue, nous en badions d'étonnement à la lecture de la presse spécialisée, ne trouvant pas les mots.

Mais, là ou Charlie Buffet insiste, ce n'est pas dans tout ceci, mieux narré par Loretan que ne pourra le faire quiconque à l'exception de Jean Troillet peut-être, c'est sur ce qu'il est advenu d'Erhard Loretan entre 1996 et 2011.
C'est vite prenant.

S'attardant sans s'appesantir sur ses trois compagnes, dont Nicole Niquille - qui fut de sa "bande" grimpante dans les années ado et est devenue, outre son premier grand amour, la première femme en Suisse à être Guide de Haute-Montagne diplômée. Les carnets de celle-ci (une vie incroyable, soit dit en passant), très bien tenus, sont touchants sur leur relation, avec des envois simples, presque lapidaires mais exhaustifs, du type: "Les escalades avec Erhard recommencent, la vie est belle ! (Mai 1981)". Elle sera de l'expé au K2 en 1985, mais devra renoncer au sommet, pas en état...

Puis vint Chantal, avec laquelle Erhard deviendra père d'un petit Evan, et ce fut le fameux drame du 23 décembre 2001: Gardant seul Evan en pleurs au chalet familial tandis que Chantal skiait, et ne sachant s'y prendre pour arrêter ses larmes, il le prend dans ses bras, le secoue...
Evan décèdera quelques heures plus tard de ses lésions typiques du SBS (ou syndrome du bébé secoué).

Au juge qui lui propose l'anonymat tant est gréande sa notoriété (il était en lice pour le titre honorifique de sportif romand du siècle) Erhard Loretan répond, peut-être aidé par le lucide courage analytique de l'alpiniste de top niveau, que tout au contraire, il faut que son nom soit lâché en pâture le plus possible, surtout ne rien cacher, afin d'attirer l'attention sur le SBS et -qui sait ?- aider un tant soit peu ainsi à la prévention.

Condamné pour homicide, après avoir purgé sa peine il reprend peu à peu sa vie de guide haute-montagne, mais il "porte" la mort d'Evan où qu'aillent ses pas, vivant jusqu'à la fin avec ce poids terrible.
Toutefois il a l'idée, pour les 71 ans de son père, de réunir celui-ci en compagnie de Daniel (frère d'Erhard) et de Christian (demi-frère d'Erhard).  
Objectif de la cordée familiale (qui ne s'était jamais même trouvée tous ensemble dans une pièce, réunis) !): la Dent Blanche, un sommet à rien moins que 4357 mètres, dans les Alpes valaisannes.

Un guide et sa cliente, qu'ils ont dépassé pendant l'ascension, les rejoignent au sommet. La femme porte un casque rouge e une veste jaune, elle photographie les quatre Loretan devant la croix. Au sommet de la Dent Blanche, Erhard, son frère, son père et son demi-frère sont réunis pour la première fois dans un même cadre.


Cette femme au casque rouge et à la veste jaune, c'est Xenia Minder.

Ce jour-là Xenia suivait un guide un peu raide, qui lui faisait perdre confiance.
Derrière elle, Erhard, qui arborait l'insigne de guide ainsi qu'un incongru bonnet péruvien, l'encourage, la rassure, la suit. Le soir, Xenia, au refuge, apprend qu'il s'agit du célèbre Erhard Loretan: "La gloire nationale de la Suisse; Je n'en avais jamais entendu parler" ajoute Xenia, qui exerce le métier de juge au tribunal de Genève.  

Deux ans plus tard, au moment de choisir un guide de haute montagne pour un autre projet, elle se souvient d'Erhard, trouve son numéro et l'appelle: ensuite, ils ne se sont plus beaucoup quittés, emménagent ensemble, et c'est encordé avec Xenia qu'Erhard fera sa chute mortelle, en cours d'ascension du Grünhorn (sommet dans Alpes bernoises, 4044 m. d'altitude).

Pendant toutes ces années-là Xenia adopte la méthode montagnarde Loretan: "Il ne mangeait pas, il ne s'arrêtait pas, ne parlait pas, ne buvait pas, ne pissait pas...J'ai décidé que je ferais pareil".

Charlie Buffet a écrit:Elle dit calmement: je suis une survivante. Je ne veux pas vivre, j'ai horreur de ce corps qui a survécu".
C'est elle [Xenia]qui a pris l'initiative de notre rencontre en me contactant un mois après la mort d'Erhard. Elle se débattait avec un violent sentiment de culpabilité. Elle disait vivre son accident comme Loretan avait vécu son accident avec son fils:
"C'est la même chose. Tu concours à la disparition de l'être auquel tu tiens le plus".
Elle ajoutait:
"L'ironie, c'est que je suis juge. Au niveau juridique, dans son cas c'est un homicide par négligence, dans le mien c'est un accident. La société le condamne, la société m'absout. Pourquoi ?"
Elle s'indiganit que l'enquête de police, ouverte comme après tout accident de montagne, ait été close sans qu'on l'ait entendue. En fait, un policier avait bien enregistré sa déposition, avec sa signature tremblante au bas des cinq pages. Elle n'en avait aucun souvenir. Après un état de choc, les épisodes d'amnésie mettent longtemps à se dissiper.
"Ce passage de repli sur soi... Je dois prendre exemple sur Erhard pour ne pas le vivre comme lui, dit-elle. Il faut s'accepter soi-même, avec sa culpabilité.".      







(NB: une petite vidéo montrant Erhard Loretan se trouve en page 6 du fil "Que la montagne...")

Mots-clés : #alpinisme #culpabilité
par Aventin
le Lun 30 Aoû - 19:19
 
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Sujet: Littérature et alpinisme
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Littérature et alpinisme

Rainier Munsch, alias Bunny

Né le 2 janvier 1956 à Pau (64) - décédé le 30 juillet 2006 en rappel sur les flancs du Pène Medaà, dans le massif de Gourette (64).


Tag alpinisme sur Des Choses à lire Bunny10

Laissons-le se présenter lui-même - extrait des archives de l'ENSA (École Nationale de Ski et d'Alpinisme), à Chamonix, où sont formés tous les guides de haute-montagne de France, et où il enseigna quelque temps avant de trouver le sempiternel trajet rébarbatif:
Spoiler:

En complément, Ainsi parlait Bunny ! (et son propos est, à mon humble avis, encore plus d'actualité de nos jours qu'en 2004, disons qu'il est à acuité renforcée.)

Bibliographie sommaire:
- Verticualidad éditions Jean-Marc de Faucompret, 1992.
- Passages pyrénéens (avec Christian Ravier et Rémi Thivel), éditions du Pin à Crochets 1999.
- Jean et Pierre Ravier, soixante ans de pyrénéisme (avec Jean-François Labouyrie) éditions du Pin à Crochets 2006 (posthume).
(Et pas mal d'articles, d'interventions lors de colloques, de cours, billets d'humeur et autres droits de réponse  - le tout non encore trié et compilé à ma connaissance)


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Verticualidad
Paru en 1992, éditions Jean-Marc de Faucompret, 150 pages environ, format beau livre, exceptionnelle iconocraphie de François Carrafancq (lavis, aquarelles) et Didier Sorbé (photographies).

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Oui, je vous vois venir: que vient faire un topo d'escalade sur un forum littéraire ?
Alors, à vrai dire, ce n'est pas tout à fait un topo d'escalade, enfin, c'en est un s'l'on veut quoi, mais sans en être un, vous me suivez ?
Non ?
Bon, en bref: des topos imprimés sur un papier plutôt haut de gamme, au format beau livre, avec une telle iconographie, ça n'existe pas, c'est incompatible avec l'usage sac à dos - et avec le furtif coup d'œil fiévreux de pleine action.

Bunny signe ici une ode, un hommage à la Geste de l'escalade ibérique, à ses acteurs bien sûr, et il s'est volontairement auto-limité à l'escalade rocheuse, de type Big Wall ("paroi de grande ampleur"), excluant de fait l'alpinisme mixte ou glaciaire, l'escalade d'altitude aussi: quoique...Le Naranjo de Bulnes y figure, ainsi que Pedraforca, enfin, on ne va pas chipoter.

Depuis bientôt trente ans qu'il a paru, bien des nouvelles voies dans les parois décrites, et bien de nouvelles parois encore vierges d'incursion humaine alors pourraient y figurer; d'ailleurs à l'époque de parution il y avait de quoi compléter ou ajouter, au moins à hauteur du double et sans doute davantage, l'auteur n'a pas souhaité délivrer une encyclopédie, mais dévoiler quelques trésors:
Plus attiré par les couleurs variées des Sierras que par la grise uniformisation des falaises françaises, je parcours sans lassitude l'immense domaine vertical de la pénisule. Fruit de nombreuses pérégrinations, Verticualidad, par le biais d'une sélection de sites, souhaite dévoiler quelques trésors rocheux de ce pays.  
Espérant être un reflet de l'intense activité des grimpeurs locaux et de la diversité des jeux proposés, les itinéraires décrits n'ont pour dénominateur commun que l'esthétique des lieux.  

 
34 sites sont ainsi répertoriés, avec une petite sélection de voies pour chacun d'entre eux.
J'ai dû me rendre sur un bon deux tiers d'entre ceux-ci, peut-être un peu plus, et pour certains bien des fois, et confirme très largement l'esthétique des lieux, même si vous avez pour une paroi un intérêt similaire à celui que vous porteriez à une vieille serpillère au fond d'un placard jamais ouvert, les lieux sont enchanteurs, vous serez ébahi.

C'est très douteux de ma part de ressortir ce livre encore une fois, sans projet particulier, donc même pas l'excuse du voyons, qu'en dit Bunny ? - et, facteur aggravant, dans le contexte de couvre-feu couplé à une interdiction de circuler au-delà de dix bornes, déjà qu'en temps normal il donnerait des fourmis dans les doigts, une envie folle, irrésistible de grimper à une nonagénaire mal à l'aise à l'idée d'affronter l'ascension de deux marches sur son pas de porte, alors...

C'est aussi me ressouvenir de toutes ces centaines de kilomètres, d'ailleurs ce sont des milliers.
Soit un impardonnable, désastreux bilan carbone, dit-on aujourd'hui, tailler la route, disait-on hier, voir du pays, affirmait-on avant-hier.
Kilomètres débutés il y a fort longtemps dans des voitures fatiguées mécaniquement au point de devenir franchement incertaines - bref:

Revoir tous ces visages de compagnons et compagnes de cordée, toute l'étrangeté de ces parois, tous ces bivouacs en conditions très variées, les joies, les fatigues, les réussites, les galères et imprévus qui font rire aujourd'hui, les anecdotes dont certaines amusent mes enfants, repenser aussi aux heures passées de retour à la maison à l'affût des parutions dans les revues spécialisées espagnoles puis, bien plus tard, sur le web... sûr que ce n'est pas une idée très saine d'ouvrir ce type de boîte aux souvenirs en ce moment (où il doit faire si beau en Espagne, et où lesdits sites, dont certains ne sont guère courus en temps normal, doivent afficher désert complet).  

Bunny, dans les notes techniques, décrit avec la précision requise, et ce type d'exercice "ni trop, ni trop peu" est très difficile, il faut en dire suffisamment pour qu'on puisse quand même parler de descriptif technique, mais pas trop, pour ne pas trop dévoiler et anéantir la joie de la découverte. Cela ne se prête guère à l'humour, ou à l'humeur, ou au petit sous-entendu, pourtant il parvient à en glisser quelques-uns, rarement, mais qui vous font lever les yeux au plafond (ouch, qu'est-ce qu'on va trouver là ?) du type: "second émotif s'abstenir", "3ème longueur particulièrement urticante", "le passage-clef, dans la 1ère longueur, déclencha de nombreuses polémiques", etc...

C'est dans le descriptif global et introductif de chaque site, plus propice à une liberté de ton, que le livre s'affirme comme pas commun du tout dans son domaine, outre les bonnes anecdotes, il y a le regard et la langue de l'auteur, c'est là qu'on jubile à la lecture.
Quelques extraits de ces descriptifs globaux introductifs (difficile de faire un choix, ils sont tous succulents !):
Canalda, p. 79 a écrit: Si l'ambiance très "fun" des falaises à la mode vous ravit, si seules les lignes de spits étincelants vous attirent, passez votre chemin, la paroi de Canalda ne vous séduira pas.
  Il faut être sensible aux charmes des roches oubliées pour apprécier ces lieux. Orientée au sud, cette superbe muraille de conglomérats rouges et gris, qui domine les sierras du Alt Urgell, aligne sagement dièdres, éperons et murs boursouflés de niches ou de surplombs. Tout autour des barrancos, où les reliefs arrondis dominent, rendent le paysage plus insolite encore. Aiguilles accolées, cubes incrustés, clochetons et traînées noires, résidus de cascades asséchées, personnalisent la falaise.
Les grands arcades surplombantes, motif spectaculaire du secteur gauche de la paroi, abritent des lieux de bivouac idylliques. Sous des voûtes impressionnantes vous découvrirez, émerveillés, des fontaines étranges et des constructions dignes de la civilisation Pueblo.


Horta de Sant Joan, p. 103 a écrit: Terres sauvages et convulsées, les sierras de Los Puertos abritent de nombreuses excentricités géologiques. Autour des villages de La Horta de Sant Joan et de Arnes tables, dômes et tours de conglomérat, mis en valeur par les zones boisées environnantes, accrochent l'œil du visiteur étonné. Clou de ce spectacle naturel méconnu, les Rocas de Benet, véritables forteresses de poudingue, défient les rares grimpeurs de passage.
[...]
Hors des circuits habituels du Free Climbing, ces vastes étendues de rocs catalans n'ont sûrement pas livré leurs derniers secrets. Ne soyons pas trop pressés de les découvrir, les charmes qui planent sur la région n'y résisteraient pas.


Roca Regina, p. 65 a écrit: Si une paroi devait symboliser les Big Walls ibériques, la Roca Regina jouerait ce rôle à merveille. Impressionnante barrière grise et jaune, plantée au cœur du défilé des Terradets, aucune ligne de faiblesse ne casse, au premier abord, le monolithisme de ces mus sévères. Rares sont les fissures ou les dièdres qui peuvent servir de fil conducteur pour progresser dans cet océan de dalles calcaires. Pourtant, aujourd'hui, une vingtaine d'itinéraires parcourent cet univers inhospitalier.
[...]
Ce grandiose miroir de pierre attire avant tout ceux qui apprécient les laborieux voyages verticaux, et les "sportifs" regretteront, à coup sûr, les réglettes si proches, de la paroi des Bagasses ou des Peladets.


Monrebey, p. 51 a écrit: Au cours de l'hiver 1978, une rumeur parcourt les milieux pyrénéistes français. Celle-ci suppose la présence d'immenses parois inexplorées, proche du site déjà bien connu des Terradets,. Certains évoquent la présence d'un lac, d'autres des difficultés considérables, mais le mystère subsiste... En compagnie de Dominique Julien je mène une enquête afin de le slocaliser.
Une rencontre avec louis Audoubert nous apporte quelques éléments, car il paraît bien renseigné. Finalement, c'est le très actif Francis Tomas qui découvre le pot aux roses grâce à ses relations catalanes.

Ces fabuleuses murailles, furtivement visitées par des membres du GEDE en 1970, forment le défilé de Monrebey où coule la Noguera Ribargozana, frontière entre l'Aragon et la Catalogne.
Nous mettons à progfit un week-end printanier pour découvrir le site. La réalité dépasse nos espérances, des kilomètres de calcaires verticaux ou surplombants d'étalent sous nos yeux.
À l'occasion de ce premier contact, nous gravissons quatre longueurs dans un système de fissures, qui deviendra, un an plus tard, la voie des grenoblois.

Ayant sous-estimé les dimensions de l'objectif, la retraite s'impose. Mieux préparés, huit jours après, avec l'aide de Francis Tomas et Gérard Uzabiaga nous réglons les comptes à l'un des motifs évidents de la paroi de Catalogne.
L'échange de paroles avec Louis Audoubert, venu concrétiser le même projet et nous découvrant au cœur de la face, reste un souvenir pittoresque. Sa fonction ecclésiastique donna une identité à ce nouvel itinéraire, la voie du Corbeau était née.
[...]
Antonio García Picazo devient le spécialiste incontesté de la zone. Accumulant un nombre impressionnant de bivouacs en paroi, il orne la muraille de Catalogne de ses plus beaux fleurons.
Vientos Pelegrinos, Pesadillas de los Dioses, Raices del Cielo violent les colonnes de ce temple dédié aux dieux des Big Walls.
Une première solitaire lui coûtera six journées de travail. L'histoire précise qu'en cours d'ascension il dormait sur une porte de bois, transformée en plateforme artificielle.


Barranco de La Hoz, p. 133 a écrit:Amateurs de sites étranges, arrêtez-vous ! Le détour en vaut la peine. Creusé par le Rio Gallo, le barranco de La Hoz offre au regard du visiteur étonné une  série d'aiguilles et de falaises aux formes et aux couleurs des plus insolites. Entourés par une forêt de pins, les motifs rocheux semblent sortir tout droit d'un jardin japonais.
Religions et monolithes ayant toujours fait bon ménage, un petit monastère et un ermitage dédiés à la Virgen de La Hoz rappellent l'apparition de celle-ci au pied de la Peña Corbetera. Ce gros pilier de conglomérat rouge semble d'ailleurs écraser le sanctuaire où vit encore une personne isolée et mystique baptisée "la Santera".

Ici, tout est différent, le rocher lui-même fait preuve de bizarrerie. Les grès multicolores ne sont accessibles qu'après avoir franchi une strate de conglomérat à l'aspect inquiétant.
[...)
Pour la petite histoire, il faut tout de même signaler l'ascension réalisée par trois gamins de Molina de Aragon qui, n'ayant jamais grimpé de leur vie, gravirent la Roca Iris sans corde et chaussés de sandales. Ils ont surmonté ainsi, dans une ambiance aérienne, des passages de quatrième et cinquième degrés, la descente s'effectuant par le même chemin. Cette épopée digne de l'âge d'or de l'alpinisme s'est déroulée en 1981 !  


Cañon d'Ordesa, p. 21 a écrit: Il y a une vingtaine d'années, les croquis et les notes techniques du Guide Ollivier concernant les murailles de la vallée d'Arazas, situées au cœur du Parc National d'Ordesa, ne fascinaient qu'une poignée de grimpeurs souvent taxés d'imprudence par les montagnars raisonnables. Dans les descriptions d'itinéraires, le sixième degré disputait la vedette aux longueurs d'artificielle et les bivouacs à prévoir confirmaient la difficulté des entreprises.
[...]
Ainsi, longtemps encore, au-dessus des sombres forêts de conifères, les grimpeurs écartelés entre les blocs d'un jeu de constrcution aux dimensions cyclopéennes, vivront des moments intenses, en dénouant les énigmes d'un cheminement tortueux où l'équipement en place brille par son absence.


Rocas de Mas-Mut, p. 43 a écrit: Rangés avec soin les uns contre les autres, comme des beaux livres dans une bibliothèque, les éperons formant les Rocas de Mas-Mut n'ont attiré l'attention des grimpeurs qu'au début des années 1980.
[..]
Mais, ici, peu d'agitation sur les parois, le livre de "Piadas" conservé au bar de Peñarroya en témoigne. Les stakhanovistes de la perceuse n'ont pas investi les lieux et il n'est pas nécessaire de posséder un sixième sens pour s'orienter dans un réseau inextricable de plaquettes métalliques.
Certaines lignes très esthétiques attendent encore leurs premiers conquérants et les cheminées d'Aquest Any Si ou les surplombs de Danula Lato sont loins d'être patinés. Les amateurs de sierras perdues et ceux pour qui l'escalade n'est pas un sport collectif seront comblés.
[...]
Poudingue de qualité variable, le terrain exige l'expérience du grimpeur habitué à évoluer hors des sentiers battus. Seuls ceux qui possèdent cette qualité pourront, heureux, après avoir vécu des instants aériens sur les beaux profils du secteur, goûter aux charmes d'un soleil couchant sur le plateau sommital.


Le livre lui-même fut très vite traduit en espagnol et connu un vif succès au sud des Pyrénées, aujourd'hui il est épuisé et recherché, tant en français qu'en espagnol, si vous le croisez en chinant, c'est une bonne affaire.

Qu'est-ce qu'un livre qui marque, au fond ?
Fut-il dénué de la moindre prétention littéraire (encore que la plume incisive, imagée et souvent drôle de Bunny eût pu lui ouvrir des ambitions qu'il n'avait certes pas), celui-ci j'y retourne même sans motifs, ou avec si peu de motifs, juste pour la charge émotionnelle: n'est-ce pas déjà énorme ?

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Lavis signé François Carrafancq, page 4.

Mots-clés : #alpinisme #voyage
par Aventin
le Dim 25 Avr - 19:21
 
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Sujet: Littérature et alpinisme
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Littérature et alpinisme

Steve Roper

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Steve Roper, début des années 1960 (bras croisés, pull), en compagnie d'Eric Beck.

Né en 1941. Californien, grimpeur émérite, spécialiste du Yosemite, historien. Auteur de guides, longtemps éditeur de la prestigieuse revue spécialisée Ascent qu'il a fondée et co-dirigée en compagnie d'Allen Steck.

Biblio sommaire:

A Climber's Guide to Pinnacles National Monument, (1966)
The Climber's Guide to the High Sierra, (1976)
Fifty Classic Climbs of North America, (1979)
Sierra High Route: Traversing Timberline Country, (1997)
Camp 4, Recollections of a Yosemite Rockclimber  (1998)


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Yosemite Camp 4
Titre original: Camp 4, Recollections of a Yosemite Rockclimber, fin d'écriture: 1994, première parution: 1998.

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Récit, 350 pages environ, relié, grand format, iconographie (noir et blanc) abondante et de très belle qualité, traducteur curieusement non mentionné, paru en France aux éditions Guérin, collection "couverture rouge" en 1996, c'était le troisième ouvrage seulement de cette collection, livre ré-édité depuis mais en format 14X17 (2008) aux éditions Paulsen-Guérin, dans ladite petite collection.
Spoiler:

Il s'agit d'une relecture (la énième !), d'un ouvrage surtout destinés aux pratiquants et aux amateurs d'histoire de l'escalade, sous l'aspect technique comme humain.

Quoi de mieux qu'un extrait de l'avant-propos, histoire d'entrer de plain-pied dans le vif du sujet ?
Avant-propos a écrit: Depuis quelques années, à chaque fois que je raconte l'histoire du Camp 4, mes auditeurs me supplient de la coucher sur le papier, comme si les délires d'une soirée de beuverie autour d'un feu de camp pouvaient être transcrits mot à mot en un récit cohérent ! Steck avait raison, écrire une histoire de l'escalade est un énorme travail. J'ai attendu, espérant que quelqu'un le ferait à ma place, ce qui n'arriva pas.

[...] Transformer en récit les souvenirs d'une époque disparue est comme passer sans corde une arête dangereuse. D'un côté on risque de basculer dans les facilités de l'embellissement comme si un petit diable vous soufflait: "ton histoire est faiblarde, rajoute de la sauce !"; de l'autre côté, le Champion de la Vérité vous supplie "N'écris que ce que tu peux prouver !".
Aucun auteur ne peut se lancer dans le récit de choses vécues sans surveiller attentivement où il met les pieds sur cette crête étroite ! Nos conceptions actuelles peuvent altérer notre perception d'évènements plus anciens. L'adulte raisonnable que je suis porte un regard très embarassé sur certaines aventures de sa jeunesse. Comment ai-je pu être un aussi grossier personnage ? En relatant ces jours anciens, peut-être ai-je transformé certaines histoires pour justifier ma conduite ? Tout ce que je peux dire, c'est que j'ai essayé de raconter comment ça s'est passé.


S'ensuivent des pages d'histoire, "avant d'être étouffée par ses admirateurs, la vallée du Yosemite avait été très peu explorée par les Blancs".  
La vallée ?
C'est une grande tranchée granitique en forme de U, longue d'environ dix kilomètres, large d'un kilomètre et demi, et haute...d'environ un kilomètre (!).
Au sujet de cette hauteur rarissime, "yosémitique" est passé dans le vocabulaire de l'escalade, pour nommer toute paroi colossale, tout océan minéral vertical, et l'emprunt aux pionniers du Yosemite de l'expression "big wall" est d'un usage international courant pour, à l'origine, toute paroi où les doigts de vos deux mains suffisent à peine -ou ne suffisent pas- à dénombrer le nombre total de longueurs de cordes à envisager - aujourd'hui par extension toute entreprise d'escalade très longue et ardue.  

Là se dressent des parois de teintes claires, parsemées de cascades, et, en guise de plat tapis de sol au fond, une alternance de forêts et de prairies, où la rivière Merced, pas du tout tumultueuse, s'écoule sereine.

Et l'humain.
Le premier grimpeur répertorié du Yosemite, l'Écossais John Muir, écrivait en 1870: "Une marée de visiteurs forme une couche de saleté au fond de la vallée, un courant de crasse collecté par les hôtels et les restaurants, mais qui laisse aux rochers et aux cascades leur grandeur originelle".
Ladite "marée de visiteurs" devait concerner cent cinquante personnes les beaux dimanches d'été à peu près, et c'était déjà trop, visiblement.
Qu'écrirait-il aujourd'hui de la vallée du Yosemite, dont le grand essayiste, penseur et poète Ralph Waldo Emerson affirmait plus tôt dans le XIXème siècle que "si cette vallée pouvait se vanter, elle resterait toujours en dessous de la vérité" ?  

Le nombre de visiteurs par an se compte en millions de nos jours (5, 6 ? il était de l'ordre de 4 millions par an à l'époque d'écriture) dans ce qui est le second parc national le plus ancien des États-Unis (dès 1890).  

Quant au Camp 4, celui des kerouaciens désargentés suspects des années 1960, l'engouement ne l'a pas épargné, y obtenir le droit d'y bivouaquer est non seulement payant à présent mais soumis, pendant la saison (mi-mai mi-septembre), au tirage quotidien d'une loterie !!    

L'escalade en Californie n'a pas de base traditionnelle, Steve Roper le montre bien. C'est par des étudiants de la Côte Est (Harvard) qu'elle a déboulé en Californie (à Berkeley), et aussi via des visiteurs européens épars, dont l'escalade n'était pas le but premier du voyage.

Mais peu à peu la base se fonde, des clubs et associations surgissent, surtout en milieu étudiant. Apparaissent les premières figures, l'inénarrable John Salathé, Helvète mystique (qui n'avait jamais pratiqué l'escalade en Suisse !), débutant génial âgé de 46 ans.
Puis s'ensuit l'évolution des techniques et aussi de l'"éthique", mot peut-être un peu pompeux pour désigner ce qu'il est convenable de faire et ce qui l'est moins.
Cette partie du livre passionne le pratiquant, et nettement moins le non-pratiquant, là est un des temps forts de l'ouvrage.

Ainsi l'escalade dite artificielle, où les pitons servent de points d'aide et de progression et non pas seulement de protection pour ralentir et enrayer une chute, largement employée en Europe alors, restait d'usage marginal, toléré sur quelques mètres à peine entre deux zones plus aisées. Non seulement Salathé la déploya afin d'envisager, puis de parcourir, de nouvelles lignes inviolées, mais il alla jusqu'à forger lui-même de nouveaux pitons, adaptés au rocher très spécifique du Yosemite (!).      
Puis Steve Roper, d'une manière historienne (c'est qu'il l'est, historien, de formation), dégage un "âge de fer" (1947-1957), lors duquel Salathé règne en maître (avec Ax Nelson, Jules Eichorn, Dick leonard et Dave Brower en comparses), plus un influent protagoniste, Mark Powell, et deux petits jeunes, brillants grimpeurs: Allen Steck et Bill Long.

À la césure (1955-1958) on trouve trois grands noms, toujours universellement connus dans le mundillo vertical de nos jours, Warren Harding, Chuck Pratt et Royal Robbins. La pierre précieuse géante de la vallée, le titan plus dangereusement attirant, se nomme El Capitan (renommé par les Blancs en traduction approximative du nom indien Tenaya d'origine "To-to-Koon-oo-la", autrement dit "le chef des montagnes", était-il trop dur à prononcer en VO ?).
Selon la (jolie) tradition, ce même "To-to-Koon-oo-la" désigne aussi un ver de terre de 3 cm de long, qui se perdit un jour dans la paroi et rampa pour aider, montrant le chemin à deux jeunes et imprudents ados indiens Tenaya égarés là...

La conquête d'El Capitan -ou El Cap- eut un retentissement national. Commence ensuite "l'âge d'or", qui dura jusqu'en 1970-1971. C'est l'entrée en scène de notre auteur en tant qu'acteur, quelque part les plus belles années, période bien sûr très fournie en anecdotes de la part de quelqu'un de l'intérieur, certaines sont franchement hilarantes.

C'est aussi l'influence de l'époque -hippies, routards, contestataires, enfin les années US 1960, quoi !- sur un milieu encore pas mal peuplé d'étudiants et de jeunes célibataires sans autre projet de vie que vivre hors les murs des humains et grimper sur ceux que la nature a édifiés.
Ainsi les grimpeurs résidents du Camp 4 sont d'abord des zonards sales, suspects et fauchés aux yeux de la populace. On s'en méfie, les jugeant susceptibles de tous les larcins et les croyant capables de transgresser toute loi, juste par posture, principe ou plaisir.     

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Camp 4, années 1960

Et l'évolution continue.
Ainsi le célèbre Yvon Chouinard -né en Californie d'une famille d'origine québecoise-, personnage assez intransigeant sur les règles du jeu (l'"éthique", si vous préférez), la sienne était la plus exigeante possible, sans comprission. Comme Salathé, qui forgeait ses pitons avec de vieux essieux de Ford de récup' en guise de matière première, Chouinard forgea les siens, en alliage d'acier et de chrome molydène (les pitons originaux de Chouinard valent une petite fortune chez les collectionneurs aujourd'hui, certains amateurs de bonnes affaires n'ont pas d'ailleurs pas hésité à razzier les quelques-uns qui ornaient encore ses voies d'époque).  
Chouinard fonda en 1959 le Yosemite Climbing Club, cercle plutôt fermé rassemblant les meilleurs grimpeurs de Californie, et dont le siège social eût pu être le Camp 4.

Toujous à courir l'innovation, il inventa ensuite le piton-rasoir (ou rurp), en chinant de vieilles lames de scies à métaux industrielles en guise de matière première, lequel piton-rasoir s'enfonce à (grand) peine dans de tout petits interstices, permettant (suggérant psychologiquement ?) une "protection" là où la main humaine n'engagerait...qu'un ongle, ces rasoirs munis d'un câble d'acier pour le mousquetonnage et d'un œil pour être ôtés par traction sont toujours utilisés de nos jours.

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Rurp

En parallèle, les chaussons d'escalade (inventés par le français Pierre Allain) remplacent petit à petit les "grosses", chaussures semi-rigides à semelle Vibram, et toute la gestuelle du grimpeur, ainsi que le répertoire, le champ des possibles s'en trouvent modifiés.
Les coinceurs, venus de Grande-Bretagne (du Pays de Galles je pense, mais je ne vais pas entrer dans une guéguerre qui anime encore les historiens de l'escalade !) font leur apparition.
Le premier, dit-on, fut une trouvaille d'un grimpeur très démuni en fin de longueur, qui, pris d'une fulgurance, ôta son alliance et la coinça, munie d'un ficelou, dans une fissurette...

S'ensuivirent les stoppeurs ou coinceurs câblés ou stoppers, parallélépipèdes d'aluminium ou d'acier dotés d'un câble d'acier que l'on glisse jusqu'à coincement dans les fissures - ou toute prise ad hoc. Puis, plus tard, les coinceurs mécaniques ou à cames (dits friends), qui, correctement posés et quand tout va bien, rampent à l'intérieur des fissures tels des crabes d'acier lorsqu'une chute les sollicitent.      

Dans le même temps les cordes évoluent, plus souples, plus élastiques, et les pitons à expansion se popularisent, d'abord enfoncés au marteau et au tamponnoir, puis forés au perfo à accus.

D'où des guerres de style, des "conflits d'éthique", et le Yosemite n'allait pas rester à part, surtout en ce qui concerne le piton à expansion.
Comme, en même temps, les limites de l'impossible sont reculées, que les plus beaux motifs jamais espérés même en rêve deviennent des voies, que le bon vieux piton classique, certes toujours en vogue, n'est plus obligatoire, ce qui permet d'alléger le baudrier de l'encombrant et pondéreux marteau, c'est incontestablement l'"âge d'or".    

À l'heure d'achever son propos, Steve Roper sait bien que l'escalade au Yosemite verra encore bien des évolutions, des exploits, et continuera d'attirer les grimpeurs du monde entier. Il sait quelles réalisations majeures ont eu lieu dans sa chère vallée dans les années 1970, 1980, 1990 (et on y ajoute sans peine les années 2000, 2010 et 2020 naissantes !).
S'il y a peut-être lieu d'avoir un peu de nostalgie sur l'ambiance, non dans les voies, mais dans la vallée pendant les années 1960 "uniques", nul doute qu'en Californie se trouve une capitale mondiale de l'escalade pour des décennies encore...


Expé nationale française (à apport suisse pour être exact, Cédric Lachat -celui qui contrefait sa voix dans le portaledge et ressemble physiquement à Benoît Poelvoorde pourrait se vexer !), il y a dix ans, en 2011:  

\Mots-clés : #alpinisme #historique #xxesiecle
par Aventin
le Jeu 22 Avr - 13:10
 
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Littérature et alpinisme

Jean et Pierre Ravier: 60 Ans de pyrénéisme

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Jean-François Labourie et Rainier "Bunny" Munsch, contribution de Christian Ravier; photos (et légendes de celles-ci) par Jean et Pierre Ravier.
Paru aux éditions du Pin à Crochets en novembre 2006, format 24X24, "beau livre" (broché), 370 pages environ.



[relecture]

Je voudrais tellement bien en parler, de ce livre-là.

Deux frères jumeaux nés en 1933, seuls jumeaux d'une fratrie de huit, d'une pieuse famille catholique.
Enfance à Tuzaguet (Hautes-Pyrénées) chez des grands-parents, enfance sauvage voire belliqueuse, parents éloignés pour cause de guerre.
Une cordée y naît, de l'escalade dans les arbres et des premiers sommets de moyenne montagne foulés plus par esprit de découverte et goût de la solitude (enfin, à deux) que par réelle volonté ascensionniste.

Puis ce sera l'apprentissage, fulgurant.
À quinze ans, ayant déclaré leur intérêt pour la montagne, ils sont inscrits à un stage du Club Alpin Français de Tarbes. Premier 3000. À seize ans, pour la première et dernière fois ils suivent un guide, le Cauterésien Jeantou Barrère, afin d'appréhender les techniques d'encordement et aussi de progression sur un glacier. Puis c'est leur première fois à l'Ossau, et fin de saison à l'Arbizon, pic bien visible de Tuzaguet, à la recherche d'un renard aperçu par leur sœur Lysette (elle aussi alpiniste de grande classe), ce qui les mène...au sommet (!!).

À dix-sept ans, ils écument la bibliothèque du Club Alpin et inscrivent sur leur carnet de courses cette phrase étonnante, qui guidera leur soixante années de pyrénéisme suivantes:
Désir de franchir une autre étape: quitter les Voies Normales, aborder les itinéraires d'escalade et déisr de voler de nos propres ailes, donc seuls, plus sous la direction, la conduite d'un aîné (...).

Une corde achetée, pas de pitons, pas de marteau, ils s'attaquent au Pic Rouge de Pailla par la dalle d'Allanz, un nœud approximatif né de leur intuition les reliant. Sommet sans coup férir et sans s'apercevoir des difficultés rencontrées.
Puis un échec au Mont Perdu, ramenés à la raison par l'abandon d'une cordée espagnole qui les précédait.
Traversée Crabioules-Quayrat (prononcez Coua-ï-ratt') via le pic Lézat, une bambée de 7 à 9 h constamment à plus de 3000, sur les talons inopinés d'une cordée formée d'un bordelais notoire et d'un catalan (barcelonais) qui l'est encore plus, Josep Maria Colomer, lequel écrira:
Nous voyons vite que nos conseils aux Ravier étaient inutiles et ridicules, car ces gamins progressaient sur la crête comme s'ils étaient dans le couloir de leur maison.

Rencontre toujours, aux Spijeoles, celle de François Céréza, jeune guide luchonnais que les Ravier prendront à l'avenir pour modèle et dont, pour l'instant, ils suivront à légère distance la cordée le lendemain. Céréza leur prodigue, au retour au refuge, des conseils et renseignements, à peu près leur seul enseignement "théorique" jamais reçu.
La moisson n'est pas finie, ils enquillent par l'arête des Trois-Conseillers au Néouvielle.

À dix-huit ans, partis en...tandem de Tuzaguet, ils s'attaquent à une voie légendaire, le couloir de Gaube au Vignemale, sans expérience de la glace, exploit que nos novices en glace réalisent...en ayant monté leurs crampons à l'envers (??!!).  
Coup de tonnerre dans le petit monde du pyrénéisme, la suite ? Le livre vous la racontera...de première en première, de sélection (pour Jean), au Caucase époque Soviet -1959- au sein d'une sélection officielle française, puis au Jannu en 1962 sous l'égide de Lionel Terray qui ne l'avait jamais vu grimper, mais ne doutait pas des chaudes recommandations de Jean Couzy, Couzy qui devait décéder entretemps; dans son remarquable "Les conquérants de l'inutile" Lionel Terray tiendra des propos dithyrambiques et absolument touchants sur l'homme Jean Ravier.
Pendant ce temps-là, Pierre trimait dans un régiment disciplinaire du sud algérien, lors de la guerre que l'on qualifiait d'"évènements".  

Jean toujours en tête, Pierre en second...Pierre le documentaliste, Jean l'alchimiste.
Si vous parlez des Ravier dans d'autres massifs, mettons les Alpes, on vous répondra en général: "ah oui, les Ravier, la cordée qui a tout fait dans les Pyrénées". Tout fait, ils le nieraient, et puis d'abord ça ne sied pas à leur discrétion, à leur humilité.

Deux frères donc, qui grimpent à l'instinct, sans jamais aucun entraînement, travaillant dur dans leur entreprise de pièces détachées pour automobiles à Bordeaux, ne s'accordant que peu de week-ends et peu de vacances, et pourtant...
Ils s'inscrivent de façon majeure dans l'histoire, la grande histoire du pyrénéisme !
Égrener la litanie de leurs réalisations serait fastidieux, au reste, ce livre est aussi là un peu pour ça.
Avec style, énormément de classe.

Leur modus operandi ?
Beaucoup se documenter, repérer des faces de préférence vierges de toute escalade, choisir un beau motif "logique" et...y aller.
Le livre raconte que leur première corde "moderne" (non en chanvre) a été offerte par un camarade de cordée, ou plutôt imposée, de retour d'une ascension où l'ami avait jugé que vraiment là, non, ce n'était plus possible.
Pierre Ravier confirme qu'un beau (?) jour, pendu dans le vide, les reins cassés par la corde et ne parvenant pas à rattraper la paroi, son frère et lui avaient décidé d'investir dans deux baudriers, dans les années 1970 bien avancées - plus personne n'assurait "à l'épaule" ou "aux anneaux" depuis belle lurette; le livre précise qu'à la date de parution (2006) ils grimpaient toujours dans ces mêmes baudriers-là, toujours un peu empotés pour ce qui est de les ajuster, et il y a gros à parier qu'ils n'ont pas été remisés par la suite...
Ils ignorent les chaussons d'escalade, les coinceurs, les piolets-traction et les crampons douze-pointes.

Et pourtant...et si c'était eux les modernes ?
Leurs voies sont intemporelles, au reste, quand une face leur semble un peu trop striée de parcours, ils s'en éloignent, fût-ce le Vignemale ou l'Ossau. Et s'en vont quérir des parois fabuleuses dans des recoins oubliés, ou alors tellement évidents que personne n'y a pensé: Cotiella, ou mieux encore la face sud du Mont-Perdu, je pense qu'ils sourient encore que nul n'ait pensé avant eux à "y aller", c'était pourtant dans les années 1990 et des cohortes entières d'alpinistes s'étaient bousculées tout à proximité, l'avaient "vue" ou, du moins, auraient dû "la voir".

Surtout ils ne laissent rien dans les parois, et surtout pas un piton à expansion (auraient-ils seulement envie d'apprendre à les poser, du reste, rien n'est moins sûr !), laissent le rocher absolument intact, à l'instar des plus rigoureuses éthiques, venues du Tyrol (Reinhold Messner), de Grande-Bretagne, des États-Unis et des parois saxonnes et tchèques. Loin de l'égotique "on passe coûte que coûte, ce n'est qu'affaire de moyens", c'est le fameux alpinisme "by fair means", dans toute sa splendeur.    

Les Ravier c'est aussi les copains, l'amitié, la corde partagée, avec des néophytes comme avec des chevronnés, limite peu importe la voie, comme avec Jacklin Vérité et son fils, qui n'ont jamais mis les pieds en montagne et se trouvent embarqués au prestigieux Cotiella (2912 m.) par un éperon gigantesque pendant dans le vide, en ayant du mal à croire, au retour lorsqu'ils se sont retournées, que c'est bien "ça" qu'ils viennent de gravir !

C'est aussi la solitude, le goût des replis ignorés de l'isthme-cordillère que forme les Pyrénées, une belle leçon qui semble dire: pas besoin d'aller à l'autre bout de la planète, voyez ce que nous avons tout proche, et que la quasi-totalité d'entre nous, locaux et amateurs de montagne, ne connaît pas - ce qui me paraît aussi...on ne peut plus moderne !

Le livre rappelle une anecdote que Christian Ravier nous avait racontée:
Un beau jour du début des années 1990, Christian amène son père Jean à la découverte de Riglos et lui propose une voie historique et de haut niveau au Mallo Firé, la Rabadà-Navarro (Jean s'était autrefois encordé avec le célèbre Alberto Rabadá): tapez Mallos de Riglos, Mallo Firé Rabadà-Navarro sur votre moteur de recherches, peut-être conviendrez-vous que le programme ne manque ni de saveur, ni d'allure !  
Atroupement des jeunes grimpeurs locaux, qui écarquillent les yeux devant la "légende" Jean Ravier, et sont sciés à l'idée qu'il va s'engager dans cette voie en knickerbotters, chemise à carreaux et chaussés de "grosses" (chaussures), des Galibier Superguide (™ , ®, ©, etc.) - Jean Ravier est, à ma connaissance, le tout dernier à s'être aventuré dans cette voie ainsi chaussé.

Il faut dire que le pyrénéisme -ou l'apinisme dans les Pyrénées- a beaucoup plus de pratiquants et bien davantage pignon sur rue en Espagne qu'en France, et, en l'absence de statistiques, je jurerai que cela ne fait que s'accroître - au reste la masse des répétiteurs (si tant est qu'il y ait "masse" sur la majorité d'entre elles), voire les "spécialistes" des voies Ravier sont espagnols:
Pour ces jeunes, ce jour-là, croiser Jean Ravier, le grimpeur de tête de la cordée gémellaire dont ils connaissent tout le curriculum vitae par cœur, c'était un gros évènement imprévisible, ils ont dû en reparler longtemps !  

Spoiler:




Une petite vidéo, qui doit bien avoir une vingtaine d'années, peut-être plus.


Les éditions du Pin à Crochet ont fait paraître, en 2012, des Apostilles à l'ouvrage de 2006, apostilles signées Pierre Ravier, qui commente surtout les très abondantes photographies, peut-être en parlerons-nous un de ces jours sur ce fil (?).
Je me dois de mentionner que Jean et Pierre Ravier collaborèrent (et présidèrent aux destinées) de la revue pyrénéiste spécialisée Altitude, ainsi qu'aux diverses éditions des Guides Ollivier.


Enfin, un mot sur Rainier "Bunny" Munsch, qui cosigne l'ouvrage et n'a pas pu entièrement terminer sa partie pour cause de décès dans l'exercice de son métier de guide, partie pourtant succulente: il donne ses impressions (et un peu plus !) sur les voies Ravier en se remémorant ses propres parcours de celles-ci, en regard de ses commentaires se trouvent des extraits des carnets de course des Ravier.
Bunny, comme d'habitude, est très drôle, très imagé, et parle -je crois- absolument à tout le monde, dans un style littéraire tout à fait à propager.  

\Mots-clés : #alpinisme #biographie #fratrie
par Aventin
le Ven 12 Fév - 23:57
 
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Littérature et alpinisme

Louis Lachenal


Tag alpinisme sur Des Choses à lire Lachen12
Né le 17 juillet 1921 à Annecy, décédé le 25 novembre 1955 dans la vallée Blanche à Chamonix.

Biographie:

Le petit garçon, fils d'un épicier d'Annecy que la guerre dite Grande rendra sédentaire à la vie civile avec un pied-bot, déniche vite dans les falaises entourant Annecy et via les camps de scouts l'attrait de la confrontation avec soi-même et la pleine nature, et le partage et la camaraderie qui vont avec, l'escalade et l'escapade, c'est tout un chacun. Très adroit de ses mains, il construit d'après plan un canoë pour des virées libres et adolescentes sur le lac d'Annecy.
Spoiler:

Il meurt en ski en tombant dans une crevasse, par météo mitigée, dans un parcours de la vallée blanche à Chamonix qu'il avait efffectué la veille, en laissant quelques jours auparavant un dessin type Samivel à ses enfants montrant une trace de ski s'achevant dans une crevasse et comme légende: "c'était écrit". Sa dernière phrase, devant ces conditions météo et la pente aurait été: "Y'a du pet, j'aime ça !"


Source: çà et là, variées, confrontées, croisées

Bibliographie:
Rappels (paru en 2020), version in extenso des Carnets du Vertige (paru en 1996) après une première version très expurgée et fallacieuse de Gérard Herzog (frère de Maurice) qui mentionne Louis Lachenal en co-auteur, parue en 1963.  
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Rappels

Tag alpinisme sur Des Choses à lire Rappel11
Novembre 2020, éditions Paulsen/Guérin "couverture rouge" format "beau livre", iconographie très riche, 270 pages environ.



Il faut parler de Lachenal; mais c'est encore mieux quand c'est Lachenal qui en parle. La fourmillante iconographie comprend beaucoup de photos (noir et blanc) de l'auteur, quelques-uns de ses croquis ou crobards, et surtout sa langue - il écrit comme il parle (enfin, je pense, du moins dirait-on !) et il n'écrit pas, au jour le jour, ces carnets (et c'est le seul de l'expé à le faire) pour des souvenirs de famille, mais pour les montagnards et amateurs, qu'ils soient de canapé ou comme chez eux sur les cimes.

Le journaliste américain d'investigation spécialisé dans l'alpinisme David Roberts avait dès les années 1990, dans son livre Annapurna, une affaire de cordée (titre emprunté au Carnets de Lachenal) enfoncé une cornière de belle taille dans les lauriers auto-attribués d'Annapurna premier 8000, un demi-siècle de succès de librairie, la version officielle de l'expédition, signée Maurice Herzog (Officier Résistant, Président du Club Alpin Français, Membre du Comité International Olympique -CIO-, Haut Commissaire, Secrétaire d'État à la Jeunesse et aux Sports, Maire de Chamonix, Député, a ses jetons de présence dans moult société et consortium, etc., etc...).

Dira-t-on que la prestance, le côté homme-du-monde, la moustache à la Clark Gable du grand, statuesque et beau parleur Maurice étaient autrement plus vendeurs que la tronche de moine mystique castillan Renaissance du blond, dégarni, de taille moyenne, savoyard peu sorti de ses massifs et s'exprimant avec l'accent ?
Peut-être.
Mais ce n'est pas tout, ça ne "fait" pas tout, et le primordial n'est pas là:
Au reste, la version espagnole du livre de Roberts s'intitule Annapurna, la otra verdad: ¿Qué ocurrió realmente durante la primera expedición legendaria al Annapurna?, ce qui est autrement plus percutant, et ne donne pas du tout dans l'euphémisme.

Il faut parler de Lachenal, disais-je.
Mais il faut aussi parler de l'expé de 1950: et c'est encore mieux quand c'est Lachenal qui en parle.

C'est seulement à la lecture de ce livre-là (j'ai dû à peu près tout bouquiner sur cette expédition, pourtant) qu'on réalise combien c'était aventureux, le Népal du nord était terriblement mal cartographié pour ce qui est de la haute altitude et de ses accès, il a fallu rétablir -plutôt établir- la carte, aller errer sur le terrain pendant de longues semaines à la recherche d'accès, endurer les turistas, anthrax, furoncles et toutes les embûches du terrain; la reconnaissance par survol en avion, pratique qui va se développer dès les mêmes années 1950 pourtant, n'avait pas cours.
Le matériel était un peu léger, ou prototypique parfois, pour de telles conditions météos, de telles altitudes.

L'Annapurna s'avère être le second sommet himalayen le plus mortifère après le K2 aujourd'hui, (et dire que, jusqu'à quelques jours du dénouement, les membres de l'expédition ont hésité entre Annapurna et le Dhaulagiri !), l'exposition des camps intermédiaires, soumis aux aléas des séracs géants et des crevasses béantes, le va-et-vient quotidien, permanent, entre les camps, l'épuisement, tout ce décor est puissamment rendu.

Lachenal, méticuleux -guide toujours !- laisse d'ailleurs un topo précis et des conseils fructueux pour les futurs ascensionnistes, y partage tout l'utile apport de l'expérience de cette première: pas là pour se faire mousser et raconter une belle histoire à édifier le quidam et exalter les foules.  

La descente-calvaire, de plusieurs semaines, est enfin portée à notre connaissance (la photo que j'ai maladroitement choisie, pas vraiment à son avantage, est prise lors de cette pathétique descente).
Je songeais à Rimbaud traversant l'Abyssinie avec sa tumeur au genou, son brancard auto-conçu, le bateau, l'hôpital de Marseille...
   
Il faut parler de Lachenal, disais-je.
Comme il était lié par contrat de ne pas écrire ou divulguer quoi que ce soit sans l'aval des autorités présidant à l'expédition pendant cinq ans -traduisez Maurice Herzog et Lucien Devies- et qu'il est mort avant la fin de ce délai, c'est encore mieux quand on donne à Lachenal la parole, celle qu'on lui a confisquée.  

Beau livre, mais pas livre-objet, empreint de vacuité; certes onéreux - peut-être les médiathèques penseront-elles à l'entrer en référence ? -  utilement montagnard je trouve, jusque dans les addendas - la période Jeunesse et Montagne, la première répétition de la face nord de L'Eiger avec Lionel Terray, par exemples.
À recommander !  


Mots-clés : #alpinisme #autobiographie #aventure #journal #temoignage #xxesiecle
par Aventin
le Mer 30 Déc - 21:10
 
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Littérature et alpinisme

Jean-Michel Asselin
Né en 1952 à Chagny (Saône-et-Loire)

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Biographie:
Journaliste, écrivain, alpiniste. Ancien journaliste, éditorialiste et rédacteur en chef des revues spécialisées Montagnes Magazine, Vertical et Alpinisme et Randonnée, il est aujourd'hui rédacteur indépendant, semi-retraité, et anime chaque semaine une chronique montagne sur France Bleu Isère.



Bibliographie:
ici, détail des références en cliquant sur les titres. Il faut (ou il faudrait) y ajouter les participations à des ouvrages collectifs ou à plusieurs auteurs, type Passagers de l'Everest (dernière mouture en 2006), récit mené en compagnie de Pierre Dutrievoz et Cécile Pelaudeix - l'iconographie livre de très belles photos, quant au texte, il passe du très trivial à l'onirique, très "embarquant".

Beau conteur, écoutez par exemple cette évocation radiophonique de George Mallory.
Spoiler:

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On ne vit pas au sommet
Chroniques de montagne

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2017, 150 pages environ.

Un peu mélancolique, un peu humoristique, toujours passionnée, telle est dans cet opus sans prétention la jolie plume de Jean-Michel Asselin, qu'on avait connu éditorialiste-vedette de revues spécialisées.

Bouquin découpé quatre parties, la première -la plus forte à mon sens- intitulée (més)aventures himalayennes (sic !) illustre son propre parcours d'alpiniste qui a tenté en vain l'Everest à cinq reprises, sur cinq expés différentes, échouant à chaque fois, dont par deux fois à cinquante mètres de dénivelée du sommet.
À environ 100000 € l'expé (tarifs actuels), il nous raconte à mots légers comment il s'est ruiné, a gagné le statut de Perdant de l'Himalaya, quelques surnoms dont "Big Problem", est parti pour onze ans de psychanalyse et, quand il ne parle pas de lui, donne moult détail drôlatique, pittoresque ou informatif sur la faune humaine et ses comportements d'altitude en Himalaya, ou encore l'incroyable histoire de la sépulture de Maurice Wilson, ou la poisse de Joe Simpson.
Spoiler:


Extrait:
Mais il y eut pire, au camp 4, à 8000 mètres, dans le chaos des tentes, j'ai vu, de mes yeux vu, un de mes congénères faire fondre le neige pour se fabriquer un thé. Pour cela, il avait simplement pris une gamelle qui traînait, pleine de neige, dans l'abside d'une tente. L'eau qui se formait dans la gamelle prit très vite une curieuse couleur et l'assoiffé allait y glisser un sachet de thé quand un des alpinistes présents lui demanda avec étonnement ce qu'il faisait avec sa pee bottle...Pee bottle, un mot britannique qu'on traduira par "pot de chambre" ! Imaginez le thé ! C'est ça aussi, l'Everest !


S'ensuit la seconde partie, Cimes des quatre coins du monde, et on emboîte le pas de l'auteur sur plusieurs continents, au gré des réflexions, comme celle-ci:
Ce que j'ai vu en revanche dans cette course, c'est la dégradation du monde. Ces montagnes que nous pensons solides, éternelles, j'ai pu constater à maintes reprises leur fragilité. Oui, nos élans vers le monde, si sincères soient-ils, ont quelque chose de contradictoire et peut-être d'insoluble. Ils ne jouent pas en faveur de la protection nécessaire à la montagne. Nous rêvons de terres vierges, de paradis et nous ne pouvons ignorer que nos pas de touristes n'ont pas toujours la légèreté que nous devons au monde. Que faire, que dire, sinon tenter d'être respectueux, modeste, attentionné ? Ne pas se bercer d'illusions: voyager durable est une douce arnaque. Et pourtant nous savons tous combien le voyage ne forme pas seulement la jeunesse mais aussi la bienveillance, la compassion. À une condition: que nous soyons certains que ce que nous amenons n'est rien face à ce qui nous est donné.  


La troisième est dans la veine de la citation ci-dessus pourtant empruntée à la partie précédente, et s'intitule Petites considérations philosophiques au sommet.

Enfin la dernière partie est axée spécifiquement sur un trek précis, effectué pour une association humanitaire en Palestine, et se nomme Paysages libres de Palestine.

Libres, vraiment ? Hum, pas si sûr qu'il faille se fier au titre. Là, Jean-Michel Assselin, au niveau de la mer ou peu s'en faut à l'aune des cimes des parties précédentes, dialogue avec la dureté d'un réel, et va cheminant, observant et dialoguant avec un quotidien si proche, si lointain, si connu et si tu: une belle découverte, que cette partie-là. Le journaliste-témoin généraliste n'est pas loin.



Mots-clés : #alpinisme #conflitisraelopalestinien #mort #temoignage #voyage
par Aventin
le Lun 28 Déc - 19:19
 
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Sujet: Littérature et alpinisme
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Curzio Malaparte

Le Soleil est aveugle

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Correspondant de presse dans l’armée italienne avec grade de capitaine, Malaparte écrivit ce récit sur la bataille des Alpes pendant le mois de juin 1940, lorsque Mussolini envoie ses troupes attaquer la France, loyales malgré leur dissentiment. Ce « roman » (tel que Malaparte le met entre guillemets dans sa « Déclaration préliminaire et nécessaire »), paru dès janvier 1941 dans la presse, est d’autant plus court qu’il fut amputé par la censure : manquent les chapitres III, XVII et XVIII (les deux derniers).
Le personnage principal est un capitaine, qui sempiternellement doit « s’en aller » (pour son service ?), et où on peut reconnaître l’auteur.
C’est un compte-rendu avec de nombreuses descriptions des Alpes et des Italiens qui les franchissent, une suite de chroniques au gré des envois de Malaparte à un journal, plutôt prosaïques au commencement de chaque épisode, mais rendues poignantes par l’emballement lyrique qui les soulève parfois. Sans doute manière tourmentée dont Malaparte souffre de ne pouvoir et/ou s’efforce de témoigner de la réalité en contournant la censure, il tord la syntaxe avec des hésitations et des parenthèses, entremêle des souvenirs (par exemple d’enfance ou d’Éthiopie), croise des personnages récurrents (l’ami officier Barbiéri, ou l’alpin Calusia avec sa cloche de vache, une sorte d’incarnation de l’Italie montagnarde et pure), place peut-être des allusions qui m’échappent entre les non-dits, tergiverse de répétitions en oscillations accélérées jusqu’à la syncope jazzy entre rage et désarroi ‒ tel ce capitaine qui « s’embrouille dans l’écheveau » du brouillard…
« Le Major Cattaneo dit au Capitaine : – Eh oui, la jeunesse ! et voudrait ajouter que, voudrait justement ajouter que, mais il se rassied et regarde vers la rive opposée du lac où les hommes et les mulets défilent, la tête à l’envers dans l’eau. Les alpins rient et chantent, ils sont joyeux ce matin, même le cri des mulets semble un chant, comme si les Bataillons, ce matin, allaient à la promenade, à un quelconque exercice tactique, et ne savaient pas que là-haut, après le sommet du Col de la Seigne, les Français les attendent avec le Lebel chargé, ce ne sont certes pas les soldats du Pape, ces Français, à peine verront-ils pointer le Bataillon qu’ils tireront dessus ; et le Major Cattaneo dit j’ai l’impression de les tromper, nos garçons, oui, l’envie me prend de leur dire à haute voix que ce n’est pas une promenade, que d’ici peu les Français nous tireront dessus, que les Français ne sont pas les soldats du Pape, mais le Capitaine le regarde en souriant et lui dit ils le savent déjà, ils le savent très bien que d’ici peu les Français nous tireront dessus, (et Bristot ne se retourne pas au bruit que fait la porte en se refermant très lentement. Il dort sans un souffle, le visage moisi serré dans sa main comme un mouchoir sale) et le Major Cattaneo, assis sur l’herbe à côté du Capitaine, fume sa courte pipe, le chapeau trop petit au sommet de sa tête ronde, et il a un visage gras, des yeux pétillants, une moustache hérissée, des cheveux en désordre qui lui sortent par touffes de dessous l’aile du chapeau, un nez pâle et gonflé, et sur le visage le sourire timide d’une délicate bonté, quelque chose de fort et de bon, d’ingénu et de fort. Il est de Bergame, Cattaneo, d’une noble famille bergamasque, un cœur d’or, et il dit regardez ce nuage là-haut. Le Capitaine lève les yeux et voit sur les pics qui surplombent le glacier du Miage un nuage vert, d’un vert intense et brillant, presque un beau pré vert, et le Major Cattaneo dit il ne vous semble pas que ? Mais il s’interrompt et se tait parce qu’il s’aperçoit que le Capitaine sourit, et le Major aussi sourit, fumant sa courte pipe. »

Sous le feu de l’artillerie française, dans les névés qui s’élèvent en geysers, la vision se fait onirique, voire hallucinée (jusqu’à une lutte avec des anges) :
« Les projectiles s’élancent vers les hommes courbés, haletants, enfoncés dans la neige jusqu’aux genoux, s’élancent comme les chevaux mécaniques d’un carrousel, comme les wagonnets du haut d’une Montagne Russe, comme un homme au milieu de la route devant une machine de course lancée à 180 à l’heure. À la voix, on devine la forme : les uns ont la forme d’une tête de chien et ils s’élancent en aboyant, les autres ont une tête de serpent et ils trouent le ciel en sifflant de leur front vert triangulaire (les yeux ronds, fixes, la langue fourchue dardée hors de la gueule cruelle). D’autres ont la forme d’objets, de petits objets familiers, peignes, brosses, ciseaux, bouteilles pleines d’un liquide jaune, bobines de fil, d’autres encore la forme d’un fruit, pêches, pommes, abricots, d’autres d’épis de maïs, d’autres de visages humains, d’autres de paysages, le Bisenzio à Santa Lucia, la maison du prêtre de Coiano, le couvent de Gallici, le môle du Purgatoire à Lipari, le château de Sala Dingai dans le Choa. D’autres sont comme des têtes de cheval, la longue crinière dénouée dans le vent à travers la vallée déjà gonflée de brouillard, les yeux obliques, grands et féminins, pleins d’une pitié merveilleuse, et le hennissement, d’abord lointain et faible, se rapproche rapidement, se fait aigu, menaçant, désespéré : maintenant le bombardement ressemble à un escadron de chevaux lancés au galop contre l’ennemi, le hennissement des 155, le long hennissement des obus-chevaux s’éloigne dans l’air sale de grésil. »

La bataille historique se généralise en aversion pour l’absurdité de la guerre. Le leitmotiv « les bêtes sont folles » parcourt tout le récit, et cette folie renvoie certainement à celle des hommes.
« Je pensais que les bêtes sont bien meilleures que nous. Ce sont des êtres purs, désintéressés. […]
‒ Ce qui corrompt les hommes, ce qui les rend méchants, lâches, égoïstes, c’est la conscience de la mort. Les bêtes n’ont que l’instinct de conservation, peut-être un pressentiment lointain. Mais elles n’ont pas la conscience de la mort. Elles savent qu’elles peuvent mourir, mais non qu’elles doivent mourir. »

Le titre souligne l’indifférence des éléments aux destinées humaines.
Évidemment on songe à Kaputt. Quel style, vraiment !

Mots-clés : #alpinisme #autobiographie #deuxiemeguerre #guerre
par Tristram
le Mar 3 Nov - 22:07
 
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Littérature et alpinisme

Walter Bonatti

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Walter Bonatti durant l'expé italienne de 1954 au K2.

K2, La vérité. Ajouts ultimes.

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Titre original: K2, la verità. Storia di un caso.

Paru en 2003, première édition française traduite chez Guérin "couverture rouge" 2007, mais dans un format moins prestigieux que les ouvrages antérieurs de la célèbre collection (enfin, célèbre dans son "mundillo", j'entends !).

[relecture]

Quand je suis tombé sur ce bouquin, il y a une dizaine d'années, je me suis dit que pfft, je l'avais déjà lu.

En le feuilletant je m'aperçois que non, c'est un ouvrage bien distinct de L'affaire du K2 (publié en France, traduit, en 2001, 1995 pour la parution italienne, écrit en 1994, à l'occasion du quarantenaire de l'expé, ce qui fit sortir Bonatti de ses gonds) sur un thème (un récit) qu'il abordait déjà abondamment dans son classique Montagnes d'une vie (1962, une bonne quinzaine de rééditions ou davantage depuis, livre traduit dans je ne sais combien de langues):
Alors, voilà-t-il pas qu'il radote, à présent, le grand Walter ?

Eh bien pas du tout. Il n'a pas fini de régler ses comptes. Et verse toujours pièce sur pièce au dossier, des pièces à la vérité, comme c'est dit en titre, cette fois-ci pour l'Histoire.
Pour l'Histoire, Walter ?

Avec la ténacité, l'obstination d'un alpiniste hors pair qui entend solutionner définitivement une difficulté qui le taraude depuis quarante cinq ans (et les mois de gestation), il remonte au camp de base, et assaut final derechef.

Mais au fait, de quoi s'agit-il ?
Ah, là, ça va être un peu long, désolé...:


Le contexte:
Spoiler:


Le K2:
Ce que les italiens ne pouvaient savoir, en s'attaquant au second sommet de la terre, c'est que celui-ci serait aujourd'hui connu comme le plus meurtrier, le plus mortifère en nombre de vies humaines par rapport au nombres de tentatives (l'Annapurna vient ensuite). Il détient aussi le taux d'échecs et renoncements le plus important des "huit-mille", toujours par rapport au nombre de tentatives.

Les américains, pourtant une solide équipe, dans un remarquable style fort léger et avancé pour l'époque, avaient échoué l'année précédente, en 1953, expé conduite par Charles Houston, qui avait déjà tenté le K2 dans les années 30, les italiens s'étant distingués par le fait qu'au nombre des premières tentatives se trouve celle du Duc des Abruzzes, en 1909 (qui donnera définitivement son nom à l'épaule-crête qu'il avait repérée puis suivie avant d'échouer, et qui constitue toujours l'accès par la voie normale, c'est d'ailleurs elle que les américains ont suivi en 1953 sans succès, ainsi que l'expé italienne de 1954 qui nous intéresse).  

Le K2, sommet qui dans les années 1950 attire les convoitises, n'a donc pas encore sa réputation de terreur himalayenne. Son nom, qu'on dirait de data numérique, vient de la cartographie anglaise, Indes et Pakistan époque Empire, les hauts sommets du Karakoram étant nommés de K1 à K6, avant que l'on ne sache donner un nom local à chacune de ces montagnes: le K2 n'en avait pas vraiment, toutefois Chogori (Grande Montagne en Balti) s'impose petit à petit de nos jours.

Cette année 1953, et c'est très important pour la compréhension de l'ascension italienne au K2, c'est celle de la conquête d'un 8000 par une équipe germano-autrichienne, Herman Buhl -d'Innsbrück- attteignant le sommet sans oxygène, avec un bivouac à la descente à 8000 mètres: une borne de l'himalayisme est franchie.
Mais aussi sommet tenté -et réussi- à l'encontre des ordres stricts du chef d'expédition, le munichois Karl-Maria Herrligkoffer !
Le Hunza qui aida Buhl à redescendre aux camps inférieurs, déshydraté, tombant de fatigue, gelures aux pieds et aux mains, se nommait Mahdi, un nom à retenir.


L'Affaire:
Spoiler:


La suite ? Desio l'écrira... Ce fut une telle explosion de joie en Italie (impensable, pour de l'alpinisme, aujourd'hui)...

Et Desio, Compagnoni et Lacedelli mentirent, effrontément, des décennies durant.
Bonatti et Mahdi disparurent, pratiquement, de la narration. Selon la version officielle, le camp IX avait été établi moins haut que ce que Mahdi et Bonatti constatèrent, le vent emportait les paroles de Mahdi et de Bonatti, et Bonatti et Mahdi avaient allègrement puisé dans l'oxygène qu'ils transportaient, pour tenir au bivouac (rigoureusement impossible, sans masque ni détendeur). Ils affabulèrent sur leur heure de départ, leurs temps de montée, prétendirent ne plus avoir d'oxygène pour les dernières centaines de mètres de dénivelée (cruciales) mais avoir quand même gardé claies et bouteilles sur le dos, etc, etc... toutes choses entièrement et grossièrement fausses, comme ce fut démontré, pas à pas, pièce après pièce, sur presque un demi-siècle.

Quand aux gelures de Mahdi, elles embêtaient Desio. Sommé de rendre des comptes au colonel pakistanais officier de liaison, Desio chargea Bonatti de façon calomnieuse, ce jeune fou imprudent ayant entraîné dans un risque inutile Mahdi, à l'encontre de tous les ordres donnés.

Bonatti commença à raconter timidement sa version en 1962, mais elle dérangeait trop l'histoire officielle (et la fierté de l'Italie conquérante et gagnante).
Quant à la version de Mahdi...traduite de l'ourdou en anglais puis de l'anglais en italien, soufflée puis filtrée par le colonel pakistanais, toilettée dans les ambassades, les juges italiens décidèrent non sans une certaine cohérence que ce truc fantaisiste était inutilisable, ce qui ne dérangeait pas tout le monde.

En 1965 Bonatti attenta et gagna un procès contre un journaliste l'ayant accusé d'avoir voulu faire le sommet seul, d'avoir entraîné Mahdi dans un péril aussi inutile qu'inacceptable, et d'avoir indûment consommé l'oxygène de ses camarades.
Puis Bonatti bouda tout, les cérémonies officielles des dix ans, des vingt ans. Pour les quarante ans, il sortit le livre L'affaire du K2 espérant obtenir de la part du C.A.I. une révision de fond en comble de la narration officielle, et, éventuellement, quelques excuses.
Enfin, il produisit ce livre-là, K2, La vérité. Ajouts ultimes, sorte de dossier (à ne pas lire en premier) quand Desio fut honoré par la Présidence de la République.    

Ajoutons ceci: si l'on demande -mettons dans le monde entier- de citer spontanément les plus grands alpinistes italiens de l'histoire, le Gotha, quoi, qu'on pose la question au grand public comme à des gens un peu plus au fait des choses de l'alpinisme, à coup sûr les noms suivants ressortiront (dans le désordre): Emilio Comici, Riccardo Cassin, Reinhold Messner, Walter Bonatti. Et très loin derrière ceux de Compagnoni et Lacedelli, sauf peut-être un petit peu en italie, surtout du côté de Cortina d'Ampezzo.

Maintenant c'est la version Bonatti des évènements qui est adoptée, partout. Mais à quel prix, combien d'années à subir la calomnie et l'ostracisme pendant que se pavanaient les menteurs ?  

Bonatti dit que c'est sans doute très italien, cette Comedia avec un fond réellement tragique, et aussi cette mise sous le boisseau de la vérité pour que la version officielle soit gravée dans le marbre, à jamais non retouchable.
C'est peut-être le seul point de ses livres où je serais en désaccord.

Lire Annapurna Premier 8000 (Maurice Herzog), voir la grandiloquence des discours présidentiels et autres au décès de celui-ci (2012, un an après Bonatti), et lire Annapurna, une affaire de cordée, du journaliste américain David Roberts, certain(s) passage(s) du fameux Les Conquérants de l'inutile de Lionel Terray, ou encore les témoignages posthumes en faveur du rôle exact joué par Louis Lachenal, réunis par le célèbre Pierre Mazeaud, qui avait, lui, assez de stature pour s'opposer au "Grand Français" iconique Maurice Herzog, au point de le ternir (ce que fera aussi, dans un autre domaine, sa propre fille Félicité Herzog).


Non, cher Walter, ceci n'est pas propre aux italiens. Mais ce sont d'autres histoires, si ça se trouve nous en reparlerons sur ce fil un jour.





Mots-clés : #alpinisme #sports #temoignage #xxesiecle
par Aventin
le Mar 27 Oct - 21:28
 
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Littérature et alpinisme

Marie-Louise Plovier-Chapelle

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Une femme et la montagne
éditions Flammarion 1954, 210 pages environ.




J'ai eu la joie de le trouver dans l'édition originale, malheureusement une vingtaine de pages, à peu près au second quart de l'ouvrage, ne sont pas lisibles.

Livre drôle, empli d'une cocasserie de répartie et d'un comique de situation, rendant hilarant des passages, où, sous une autre plume, il y aurait lieu de se lamenter, ce qui est une prodigieuse qualité.
Livre daté, où affleure ce qu'on prenait alors pour un déterminisme des sexes, aujourd'hui dépassé du moins en occident, donc qu'on ne saurait écrire aujourd'hui, qui hérisserait, ne serait guère publiable et pourtant, 1954, ce n'est pas si ancien.

Voilà une mère de famille du Nord, dans la tourmente de la seconde guerre mondiale, qui par amour des montagnes et par contraintes de guerre (zone libre/zone occupée) se retrouve dans les Alpes, s'initie au ski (celui de l'époque) et l'alpinisme, dont c'était quelque part encore l'âge d'or, le tout sur le tard.
Peu douée, mais dotée d'un moral en chrome-molybdène, d'une insouciance d'airain, sans jamais se prendre pour ce qu'elle n'est pas, notre Marie-Louise nous égrène avec légèreté et humour toutes les incongruités de sa situation.

Défilent dans ces pages ses enfants bien sûr, ainsi qu'Édouard Frendo, le fameux guide de Haute-Montagne, quelques amis, et en filigrane Gaston Rebuffat, Louis Lachenal, Lionel Terray, Gilbert Chappaz...

Pages de guerre, d'occupation et de maquis, aussi, et toujours cette bonne humeur, cette joie de mise même dans pires galères et les instants les plus critiques.  
Marie-Louise Plovier-Chapelle pratique sérieusement sans se prendre au sérieux, son nom est à jamais attaché à l'Aiguille du Roc dont elle signa la première en compagnie de son fils Luc, Édouard Frendo étant le guide et maître d'œuvre de la réalisation (photo de l'Aiguille de Roc en bas de message, - par ailleurs une des plus célèbres photos représentant Gaston Rebuffat est prise alors qu'il se tient sur ce sommet-là).

Et, ces travaux d'aiguille accomplis, reste le charme de sa plume alerte et rigolote, sans prétention, mais aussi juste (voir le 2ème extrait ci-dessous) et un grand chapeau bas à tirer à son intrépidité couplée à son humilité.


Au moment du coucher, un grave problème d'arithmétique s'imposa à tous les esprits: on parvint bien, à force de compression, à entasser onze personnes sur le bat-flanc supérieur conçu pour six, et autant sur celui du dessous, mais il restait le vingt-troisième et qui n'était pas divisible par deux !
  J'imagine qu'un examen approfondi des espaces interstitiels lui révéla que le moins exigu se trouvait précisément entre Luc et moi; toujours est-il que je sentis le tiers du poids du monsieur s'installer sur ma personne tandis qu'un calcul élémentaire me faisait présumer que le second tiers était sur Luc et le troisième dans le vide, mais le vide comptait-il ? Supportait-il une part du poids ?
  Mes connaissances en dynamométrie étaient insuffisantes pour que je puisse déclarer à coup sûr si la force de pesanteur devait être divisée par deux ou par trois.
  Cette incompétence me tracassait.
  Pour me débarrasser de cette obsession, je décidai, par des manœuvres savantes et patientes, d'amener la moitié de la personne dudit monsieur sur le bat-flanc, ce qui n'était possible qu'en plaçant la moitié de la mienne sur la sienne.
  Je ne fus guère bien inspirée !
Car le monsieur, au lieu de respirer d'une façon lente et régulière, qui aurait bercé mon sommeil, avait un petit souffle sec et saccadé qui me donna pour toute la nuit l'impression d'être dans un autobus corse ou dans un château hanté.
  J'eus des heurs pour me persuader de l'urgence qu'il y avait de faire voter par le comité responsable du Club Alpin Français un amendement interdisant l'accès des refuges aux ronfleurs et, aux jours de grande affluence, à tous ceux qu'une respiration saccadée apparente à une locomotive en surcompression.

Je me levai au petit jour complètement moulue.
- Puisque vous êtes si fatigués, nous n'allons faire que le Grand Dru, nous dit Frendo.
  Décision malheureuse, car la sécheresse des années précédents avait tellement abaissé le niveau du glacier que nous nous trouvâmes à l'attaque du rocher en présence d'une rimaye décollée de cinq mètres, dominées par un surplomb qui nous sembla tout de suite bien coriace.
- Les autres années le glacier monte beaucoup plus haut, tout ceci est dans la neige.
- Et pas un piton, bien entendu !
- On ne s'attendait pas à celle-là !
  Frendo essaye une première fois le passage qu'on descend généralement en rappel au retour de la traversée des Drus.
- Ça ne passe pas.
Nouvel essai à droite, puis à gauche sans plus de succès.


       
Recherche du danger alors ? Je ne crois pas: le danger en soi ne m'attire pas, je le déteste en voiture et ailleurs.
Peut-être victoire sur le danger, ce qui, en fin de compte, revient à dire: victoire sur soi-même, victoire sur la peur d'abord, victoire sur la fatigue, victoire sur les années qui passent, réalisation du meilleur de soi, réalisation plus complète, je pense, que dans nul autre sport, car je me refuse à considérer la montagne comme un sport.
[...]
Tout cela fait qu'on se sent meilleur, en montagne.

Les célèbres frères Ravier feront un écho involontaire à cette toute dernière affirmation, quelques années plus tard, en se demandant: à quoi ça sert tout ceci, si ça ne fait de nous de meilleurs hommes ?

" Un bloc de neige plus gros que les autres, détaché par une cordée ", eus-je le temps de penser avant de voir, bien plus bas, un très gros caillou qui rebondissait comme une balle, et de sentir en même temps un coup dans la nuque.
  Je hurlais de douleur et aussi parce que j'étais sûre que j'allais m'évanouir, je voulais les mettre tous en état de parer ma chute.
  Je ne m'évanouis pas.
- J'ai sûrement encore une vertèbre cassée, vous voyez bien que j'aurais mieux fait de ne pas insister et de redescendre quand je vous l'ai dit, c'était un pressentiment.
  Je sentais mon cou et mon épaule se contracter et d'engourdir.
- Jamais je ne pourrai descendre.
- Allons, allons, me dit Frendo, songez plutôt à la veine que vous avez eue de recevoir ce caillou à ma place !


Je quittai Chamonix avec l'espoir de revenir et je me demande pourquoi diable cela me remplissait d'aise, puisque, après tout, la preuve était faite que j'étais d'une maladresse tenace en montagne; mais, en plus de la maladresse, j'étais atteinte d'illogisme, maladie incurable pour moi et endémique, je crois, chez les alpinistes.


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Aiguille de Roc

Mots-clés : #alpinisme #autobiographie #deuxiemeguerre #humour #xxesiecle
par Aventin
le Dim 12 Juil - 19:15
 
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Littérature et alpinisme

Stéphanie Bodet

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Biographie: L'ouvrage À la verticale de soi étant assez autobiographique, et puis ceci n'est pas une ouverture de fil, on va juste préciser qu'elle est une grimpeuse de top niveau vivant de sa passion (enfin, ça, elle vous l'expliquera), laquelle s'allie comme un gant (ou plutôt comme un coincement dans un offwidth) au voyage et à un goût certain et affiné pour la littérature ainsi que pour l'autre, autrui en général, et enfin qu'elle forme un beau couple longévif avec Arnaud Petit.


Bibliographie:
 Stéphanie Bodet, Arnaud Petit, Parois de légende : les plus belles escalades d'Europe, Grenoble, Glénat, coll. « Montagne randonnée », 2006, 143 p.
 -  Salto Angel, Chamonix, Guérin, La Petite collection, 2008.
 -  Stéphanie Bodet, Arnaud Petit, Parois de légende, Grenoble, Glénat, Collection Montagne-évasion.
 -  À la verticale de soi, Chamonix, Éditions Paulsen, Collection Guérin, 2016,
 -  Habiter le monde, Stéphanie Bodet, Editions L'Arpenteur, 2019, 288 p.


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À la verticale de soi
Autobiographie, 300 pages environ y compris portfolios (certaines photos sont à couper le souffle).


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Paru en 2016 dans la fameuse collection Guérin "couverture rouge", éditions Paulsen, déception: format semi-poche en revanche, dit Terra Nova, je préférais les grands formats de chez Guérin-Paulsen, ça faisait beau livre en plus...

Petit froncement d'arcade à l'ouverture de l'ouvrage, la préface est de l'immanquable Sylvain Tesson. Qu'on se rassure, il donne dans le sobre.
Fidèle aux codes de l'autobio en matière d'alpinisme (on n'avait aucun doute sur le fait qu'elle les connaissait et les maîtrisait ceci dit), la belle Stéphanie commence par un chapitre-choc. Audacieuse, la suite de ce chapitre est située à la fin de l'ouvrage.

Puis c'est l'enfance, l'adolescence, la jeunesse qui se déroulent comme on délove une corde, avec le grand choc de la mort subite de sa sœur toute jeunette encore.

La rencontre avec Arnaud, les années-compètes, les années-voyages.
La maison, l'installation.
Stéphanie Bodet est tout à tour espiègle, enjouée, drôle, grave, inquiète rarement, de cette intranquillité maladive, comme elle dit si bien, qui au fond la fait avancer.

Aussi, le grand point d'interrogation existentiel.
Le choix de pas d'enfants, les années noires, les pépins physiques - de qui donc est cette sentence que je profère moi-même parfois quand les circonstances autorisent de la placer:  "on n'arrive pas indemne à quarante ans ?".
 
Le besoin de faire sens, venant de quelqu'un qui ne vit pas dans sa bulle grimpante (comme on peut en croiser, eh oui).

Stéphanie Bodet a une belle sensibilité, une écriture assez fine et non dénuée de joliesse; normal elle a un CAPES de Lettres me direz-vous, mais justement non, son écriture n'est pas livrée avec les copeaux d'emballage de la fac et le ton n'est jamais universitaire. Beaucoup de clins d'œil littéraires, références et citations parsèment l'ouvrage, avec à-propos, ce n'est jamais pompeux, et puis ce sont souvent des auteurs appréciés et commentés ici-chez-nous, sur deschosesàlire...

Bien sûr ça me ravit, il manquait une plume d'une telle envergure au genre littéraire alpinisme, catégorie francophone, depuis au moins... pfftt... Pierre Mazeaud, Gaston Rébuffat même qui sait ?
Les talents littéraires de Rébuffat et Mazeaud étaient trés différents entre eux, ceux de Stéphanie Bodet procèdent d'une autre singularité encore. 

Petit extrait, peut-être pas plus illustratif du style que ça j'en conviens mais qui percute bien, de surcroît j'ai bassement élu un passage de pure escalade:
À plus de 500 mètres du sol, tous les ingrédients sont réunis pour parfaire l'aventure: mauvais temps et neige sur les prises. C'est ma petite Patagonie à moi la Fleur de Lotus [NB: le nom de la voie], c'est mon Himalaya. L'initiation tant attendue !
 Le grésil me fouette le visage. Les joues en feu et la goutte au nez, , je jubile. Beth doit penser que je suis folle à lier...Encapuchonnée, les doigts gelés, je pose un câblé dans la fissure et parviens à franchir au prix d'un jeté aléatoire le petit toit de la longueur difficile. J'aime bien cette sensation de recul sur le rocher, on s'apprête à tomber quand soudain, ça tient, on ne sait pas comment mais enfin, ça a tenu ! Un bien ancré sur un cristal, trois doigts refermés sur une petite pincette de granit et un biceps sans doute congelé qui refuse de s'ouvrir, le tour est joué, me voilà au relais.
 Au sommet, tandis que Tommy réchauffe les pieds de sa douce dans sa doudoune, le vent tombe soudain. Une éclaircie déchire le voile de brume, la neige fond en scintillantes traînées sur les parois alentour. Le lac apparaît au fond de la vallée comme une profonde échancrure dans la fourrure sans fin des forêts. L'atmosphère redevient accueillante, étrangement plate même et sans relief...
 



Cet ouvrage est susceptible de plaire à beaucoup d'entre les habitués de ce forum -une majorité, peut-être, d'entre ceux-là- en tous cas bien au-delà de ceux auxquels on l'associerait spontanément en premier, à savoir Églantine et Avadoro, lesquels, du reste, l'ont possiblement déjà lu !




Mots-clés : #alpinisme #autobiographie #aventure #contemporain #sports
par Aventin
le Sam 8 Fév - 0:02
 
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Littérature et alpinisme

Trois curés en montagne

Tag alpinisme sur Des Choses à lire Trois_10

Récit, ré-édité en 2012 par Hoëbeke, qui l'avait déjà ré-édité en 2004, première publication: 1950, éd. B. Arthaud.
165 pages environ.

Jean Sarenne est le pseudonyme du curé d'Huez en Oisans, Jean Zellweger (1915-1974).
Son pseudo est tiré du glacier de Sarenne, devenu aujourd'hui le théâtre lifté d'une...piste noire de la station de ski de l'Alpe d'Huez...O tempora...


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Avant-propos a écrit:D'ordinaire l'alpiniste "pond" son livre sur la montagne quand il a pu le bourrer d'exploits qui le remplissent comme un œuf.
  Nous n'avons pas voulu faire de même, non par souci d'originalité, mais parce qu'en fait nos plus fortes émotions, nos plus beaux souvenirs, nos plus prestigieuses aventures restent attachés à notre premier contact avec la haute montagne.

  Que les gens d'expérience, qui seraient tentés de crier à la mystification, veulent bien se rappeler leurs débuts.
Ils deviendront indulgents.  


La découverte de l'alpinisme par de jeunes séminaristes autodidactes, à la fin des années 1930.
Il y règne un humour tendre, un humour de joie, antithétique au ricanement, le sourire fondant en rire qui ne fait pas mal, n'égratigne pas (le seul qui vaille ?), fondé sur beaucoup d'autodérision, ne se laissant jamais tout à fait aller au narquois; on pense (mais c'est facile, ils sont cités) à Tartarin sur les Alpes, d'Alphonse Daudet, et (beaucoup !) aux aquarelles de Samivel:

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Ce Jean Sarenne a une très agréable plume, on sent, et c'est régal, qu'il ne se prend absolument pas au sérieux dans son rôle d'écrivain, qu'il est là pour faire passer un bon moment, dénué de la moindre prétention, à son lecteur.
On sourit d'attendrissement, un peu en pouffant "oh la la !" aux tribulations de nos séminaristes, qui ne sont d'ailleurs que deux sur un bon deux tiers de l'ouvrage.

Le dernier chapitre (dix ans après, en face nord des Drus) sonne un peu comme un addenda, chapitre de littérature alpine pas loin de l'excellence (on sent que l'auteur en connaît les codes, tiens, tiens !), qui ne déparerait pas publié dans l'une de ces revues aussi prestigieuses que confidentielles (suivez mon regard).
Mais, si ça se déguste volontiers ce type de trouvaille inespérée, c'est moins dans le ton, un peu déconnecté du reste du livre, une manière d'à-part.

On troublerait probablement la modestie de l'auteur en son repos en regrettant que ce livre-là soit sa seule parution, en ajoutant qu'il a l'œil et qu'il sait crayonner: je fus totalement embarqué par son regard doux, qu'il sait faire passer via sa plume agile, gracile même par instants, allant jusqu'à des accointances avec un burlesque un peu perdu aujourd'hui et qui faisait florès il y a un siècle, façon Pieds Nickelés ou Buster Keaton.



Chapitre 1, L'idée a écrit:Un piolet peut être très pratique. Dans les rues d'une ville, avec une soutane et le grand chapeau ecclésiastique, il peut aussi être très encombrant.


Chapitre 10, La piste a écrit:En face de nous jaillissaient en plein ciel les Bans, telle une incisive noire sur une incisive blanche. Ils étaient ce que nous avions imaginé. Par contre, le glacier était plus blanc et lumineux que prévu. Son aspect de crème fouettée nous faisait songer aux montagnes suisses; je ne sais pourquoi, car nous ne les avions pas encore vues. Il s'étirait à la base en une coulée grise semblable à une monstrueuse patte. Elle rappelait le mystère que le Corrège a peint sur les flancs de son Io.


Chapitre 9, La Gandolière a écrit: Un alpiniste a dit quelque part que dans un cas pareil le mieux est de s'occuper l'esprit avec une idée absorbante, celle de la femme aimée par exemple. La recette m'avait paru un remède de commère, injurieux et pour la dignité de l'élue assimilée aux narcotiques et pour la vigueur intellectuelle de celui qui voulait en user ainsi. Ne sachant plus comment soulager ma peine, je fus sur le point d'envier ceux qui pouvaient ainsi se droguer mentalement. Heureusement pour moi je me mis à avoir peur, ce qui me guérit de la monotonie et de ses tentations.


Chapitre 9, La Gandolière a écrit:Une large crevasse la longeait à la base.
"Ce doit être une rimaye", me dit Jo. Et il sourit comme pour s'excuser de l'emploi d'un terme aussi technique. Nous étions un peu confus et troublés, Il faut dire que les lèvres de la crevasse étaient un peu trop ouvertes pour notre ardeur de débutants. Elles semblaient avides, et découvraient de longues stalactites de glace semblables à des dents de requin...
 En vérité j'aurais préféré une moins belle rimaye, mais j'ignorais encore les délicates intentions de la Providence.
 Je regardais le col, quand il sembla descendre à notre rencontre. D'un seul coup, et partout à la fois, la neige qui le remplissait se mit à glisser vers nous. Cette fois je voyais l'avalanche...
  Exactement dans son axe, les pieds dans une masse gluante et profonde, il nous eût été difficile de fuir. La terreur nous paralysa. Bouche ouverte, et ahuris, nous ne pûmes que nous faire tout petits en regardant l'énorme bourrelet qui dévalait de la montagne. Ils ont dû connaître notre peur les malheureux qui, le pied pris dans un rail, voient arriver sur eux soufflant et crachant un lourd train de marchandises,car ce qu'il y avait d'effrayant dans la masse qui avançait, ce n'était pas sa vitesse - elle n'allait pas vite - c'était plutôt quelque chose de comparable à un bouillonnement interne. De puissantes bielles semblaient faire tournoyer la neige sur elle-même en une multitude de rouleaux s'écrasant les uns sur les autres, et le tout avait des allures d'une vague écumeuse courant sur la grève.    


Chapitre 12, Les bœufs rouges a écrit:- À la messe ?
 La pauvre fille en perdit la voix. Comment, nous avions fait les fous, nous avions ri, chanté, plaisanté, nous étions trois gaillards qui semblaient être de joyeux lurons, et nous parlions de bigoteries moyenâgeuses ! Elle ne comprenait plus.
Cette histoire de messe mettait en déroute toute sa psychologie pratique. Elle se mit à nous épier.
Finalement, n'y tenant plus, elle s'écria:
"Mais qui êtes-vous donc ?
- Des séminaristes, on vous l'a dit ce matin.
- Ah !" fit-elle.
  Puis, après un silence: "Et qu'est-ce au juste que des séminaristes ?"
 Le ton était dégagé, comme celui qu'on prend pour dire:
Mais quel est donc ce personnage bien connu, vous savez, celui qui...
"Des séminaristes, dis-je, ce sont des gens qui portent la soutane. Nous sommes trois curés, si vous aimez mieux, trois curés en montagne."
 L'incognito est toujours amusant. Mais on a quelquefois plaisir à le dévoiler. Un jour je fus pris par un clochard pour un de ses respectables confrères. Je revenais d'Oisans. La méprise était donc excusable. Notre conversation roula sur les curés, "ces salauds qui se nourrissent sur la sueur du peuple". Je sus parler du Grand Soir avec enthousiasme. Ce qui me valut plusieurs tapes dans le dos: "Toi t'es un pote, disait l'ami, viens boire un verre".
 Par hasard j'avais une carte de visite. Au moment des adieux je la donnais au bonhomme en guise de souvenir. Il parut surpris.
 Je crois que Simone le fut davantage. Elle devait être de celles qui touchent du bois au passage des robes noires.
   




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Mots-clés : #alpinisme #amitié #humour #sports #xxesiecle
par Aventin
le Ven 29 Nov - 19:34
 
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Sujet: Littérature et alpinisme
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Littérature et alpinisme

Les nouveaux alpinistes

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2018, éd. Glénat. 240 pages environ, plus un glossaire et une note bibliographique.

Par Claude Gardien:
Alpiniste, guide de haute-montagne, a été rédacteur en chef de la revue spécialisée Vertical, est membre permanent du jury des Piolets d'Or.

On est en 1953. Lucien Devies, après la première ascension de l'Everest (qu'on se met -et c'est joie- à appeler de plus en plus de nos jours de son nom népalais, Sagarmāthā, ou de son nom tibétain Jomo lang ma - souvent transcrit Chomolungma), lâche un retentissant:

Pour les alpinistes, le temps du monde fini commence.


Tout l'art, toute l'érudition et tout le recul d'un observateur aussi bien placé que Claude Gardien tend vers la démonstration, assez fine et pertinente dois-je dire, que cette finitude n'en est guère une, et que le ressort créatif et performant se porte toujours aussi bien, enneigeant d'un coup les respectables notions d'âge d'or, d'alpinisme d'exploration (si ce n'est de prétexte scientifique, comme ce fut le cas au temps des grands ancêtres), et les sous-entendus: tout a été fait, et c'était mieux avant.

Il en vient à conclure:

chapitre L'état de l'art a écrit:Au milieu des années 1970, grimpeurs et alpinistes, en se tournant vers l'escalade libre et le style alpin, ont remis l'impossible au goût du jour. On sait que certaines ascensions ne sont pas encore envisageables. Paradoxalement, c'est le retour de cet impossible qui a fait faire d'incroyables progrès à l'escalade et à l'alpinisme. En quarante ans, on est passé du 6b au 9c, on a réintroduit le respect du rocher, et donc de la nature, on a réinventé l'escalade mixte, on s'est engagé dans les plus hautes parois du monde avec l'aide d'un seul compagnon de cordée, en emportant seulement ce qu'un sac à dos pouvait contenir. Les expressions "vaincre" ou "conquérir" une montagne ont disparu des discours. On tente, on réussit parfois, les seules victoires, les seules conquêtes sont intérieures. On est passé d'un alpinisme de conquête à un alpinisme du respect. La seule lutte qui reste à mener est celle de la protection des montagnes.

 Ce n'est pas l'absence de projets encore irréalistes et de perspectives nouvelles qui guette l'alpinisme. L'activité n'est pas pour autant à l'abri d'une érosion de son intérêt...
Les sociétés dites évoluées acceptent de plus en plus difficilement la prise de risques gratuite.


Et cette dernière menace pèse énormément, à mon humble avis, elle est à prendre très au sérieux.

Sur les choix de voies, de faces, de sommets, d'alpinistes mis en lumière par Claude Gardien, il m'est arrivé de tiquer un peu.
Quelques grands oublis, du moins tel que je les perçois vaché au relais à l'appui de mon balcon orienté sud-ouest, mais l'auteur se fend d'un mot d'excuse liminaire:
mot d'excuse... a écrit: ...à tous les alpinistes qui ne sont pas cités dans ce livre, qui ont pourtant donné tout ce dont ils étaient capables dans des ascensions extraordinaires.
  Le but était de tenter d'expliquer l'évolution de l'alpinisme à partir d'exemples concrets. Choisis bien sûr en toute subjectivité...et en nombre limité, afin de faire tenir cette histoire tronquée en un seul volume.


Puis-je introduire une remarque d'ordre tracé, itinéraire et choix, cher M. Gardien ?

Le pyrénéiste que je fus et suis encore un tout petit peu trouve fâcheux que la seule voie pyrénéenne ayant l'honneur de votre encre et de vos pages soit l'exploit Overdose, voie sur la Grande Cascade du cirque de Gavarnie, ouverte en mars 1978 par Dominique Julien, Rainier "Bunny" Munsch, Serge Casteran et Michel Boulang: encore à ce jour jamais répétée.
(NB: On ajoutera, mais c'est géographiquement très capillotracté, la mention sèche en mode "no other comment" -de quoi réveiller les TOCS de ceux qui en sont affligés- du Naranjo de Bulnes, sur lequel se nourrissent encore les exploits en ces 2010 finissantes et vous êtes placé pour le savoir, mais le Naranjo de Bulnes se trouve dans les Picos de Europa, ceci dit les alpinistes qui ont fait le renom de cette incroyable face géante sont tous pyrénéistes).

Le lecteur pyrénéen trouve aussi que des cordées comme celle des jumeaux Ravier, ou celle des aragonais légendaires Rabada-Navarro n'eussent nullement déparé ces pages.
Il estime que si le Vignemale avait été enchâssé quelque part entre Drus et Jorasses, Claude Gardien n'eût pas manqué de parler d'une voie comme celle de Patrice de Bellefon & compères, directissime en face nord dans les années 1970, non encore répétée à ce jour, ou encore en pages historique la conquête du couloir de Gaube et son fameux bloc coincé, voie étrennée par le grand guide Célestin Passet & clients (Brulle, Bazillac, de Monts) & guide associé (François Bernat-Salles) en août 1889, la première répétition s'osant seulement un demi-siècle plus tard.
Dans la même face, la voie Les Délinquants de l'Inutile  (mars 1994) valut, rappel (sur 2 brins de huit mm) M. Gardien, le Piolet d'Or à Christian Ravier, Rémi Thivel et Benoît Dandonneau.

Il estime enfin que le Pamir, le Caucase, la Sibérie orientale, les rocheuses nord-américaines, le Québec, les Andes d'altitude (mais quel oubli !), le Groenland, etc... pour ne citer qu'un faible échantillon, ont déroulé des pages alpinistiques de tout premier plan.

Tout mon étonnement aussi de constater que les Alpes finissent, au sud, au gapençais, à l'est aux dolomites, au nord à l'Eiger.
Et pas un mot sur les Carpathes, les Tartas, le Triglav à peine cité...Et que dire des voies glaciaires de Lionel Daudet aux Îles Kerguelen, archétype de réalisation à même de vous séduire...

Pour en rester à vos montagnes de prédilection, par exemple la première des Drus par les russes Babanov et Kochelenko en 1998 juste après que des pans entiers de la montagne se fussent écroulés, rendant caducs à jamais les itinéraires, les tracés précédents, et sans que nul sache ce que valait ce granit tout neuf, comme nouveau-né, issu des entrailles des Alpes, eût amplement mérité mention...  

Mais, je vois bien que je chipote: qu'un jour advienne à partager un bivouac abominaffreux autour d'un réchaud en fin de gaz et je suis sûr, cher Claude Gardien, que si l'on vous laisse parler de ces laissés-pour-compte, ce sera magnifique.    
Juste l'impression que vous êtes victime du mal français qui veut une capitale, votre Paris est Chamonix, et qui tende vers l'universel, pour l'imposer le plus souvent malencontreusement: sur ça aussi je ne doute pas une seconde que vous ayez beaucoup à dire.

Merci, un grand merci d'avoir fait un ouvrage grand-public, le moins technique possible et ce n'était pas facile, c'est à lire à proximité d'un moteur de recherches, visualiser ces faces rocheuses &/ou glaciaires (et ces visages humains) est essentiel.  
Si je recommande cet ouvrage ?
Oui, ça va de soi !

Mots-clés : #alpinisme #aventure #historique #sports
par Aventin
le Mer 20 Nov - 17:05
 
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Sujet: Littérature et alpinisme
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Vues: 10069

Paolo Cognetti

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Sans jamais atteindre le sommet – Voyage dans l’Himalaya


Originale : Senza mai arrivare in cima (Italien, 2018)

Présentation a écrit:« J’ai fini par y aller vraiment, dans l’Himalaya. Non pour escalader les sommets, comme j’en rêvais enfant, mais pour explorer les vallées. Je voulais voir si, quelque part sur terre, il existait encore une montagne intègre, la voir de mes yeux
avant qu’elle ne disparaisse. J’ai quitté les Alpes abandonnées et urbanisées et j’ai atterri dans le coin le plus reculé du Népal, un petit Tibet qui survit à l’ombre du grand, aujourd’hui perdu. J’ai parcouru 300 kilomètres à pied et franchi huit cols à plus de 5 000 mètres, sans atteindre aucun sommet. J’avais, pour me tenir compagnie, un livre culte, un chien rencontré sur la route, des amis : au retour, il me restait les amis. »

 
REMARQUES :
Il s’agit donc bien d’un récit d’un voyage que l’auteur entrepris en Octobre 2017 avec quelques amis dans la région du Dolpo, dans le Nord-Ouest du Népal, une zone frontalière du Tibet (chinoise) et vivant encore plus authentiquemment dans les traditions tibétaines. Pour Cognetti, même dans un certain sens allergique des vrais hauteurs (il est pris par des lourdeurs, des vomissements etc), c’est la première fois qu’il va dépasser les 5000 mètres, mais toujours en passant par des côls, pas en atteignant des sommets. Il s’agit d’autre chose : y-a-t-il encore des régions vraiment intouchées (plus ou moins) face aux Alpes urbanisées et ultramaîtrisées ?

Après une introduction on va accompagner l’auteur à travers quatre chapitres, bien accompagnés par quelques desseins de crayons simples et sympas. Un guide, un livre de chevet emporté est bien « Le léopard de neiges » de Peter Matthiessen, qui lui a traversé une partie de ces chemins en Septembre 1973.

Avec toute une recherche d’authenticité reste bien sûr la sécurité d’un groupe constitué finalement de plus que deux douzaine de gens, porteurs, guides etc inclus, qui font que Cognetti peut profiter des temps « vides », n’a pas besoin de s’occuper trop des aléas pratiques…

Il y a du charme dans les descriptions de ces contrées encore réculées (juques à quand?). Cognetti se met en dialogue avec la nature, les personnes et l’environnement qu’il rencontre ou avec lesquels il fait cette expédition, partage ses expériences face à la hauteurs et le mal des hauteurs qui peut mener jusqu’au vertige et un état mi-hallucinatoire.

Peut-être on peut s’étonner de la minceur du livre (en Italien seulement une bonne centaine de pages!)? D’une certaine forme de contradiction : justifier sa propre présence tout en ayant parfois une mauvaise conscience ou un mauvais pressentiment ?

Néanmoins Cognetti reste sympa et attachant!


Mots-clés : #alpinisme #voyage
par tom léo
le Jeu 18 Juil - 15:57
 
Rechercher dans: Écrivains Italiens et Grecs
Sujet: Paolo Cognetti
Réponses: 27
Vues: 2754

Martin Hirsch

La lettre perdue

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Après l'avoir portée sur lui pendant 23 ans, l'avoir lue et relue, apprise par cœur, Martin Hirsch a perdu  la dernière lettre écrite par son père, celle qui le félicitait pour sa réussite au concours de l'ENA, et le mettait en garde contre la suffisance.

C'est l'occasion pour lui de revenir sur son parcours, et surtout sur la notion d'engagement qui a mené sa destinée, conduit lui ses décisions, mis son empreinte sur son parcours.

Martin Hirsch revient sur des personnes, des personnalités, des événements, des situations anecdotiques ou non, certaines savoureuses, des épisodes, des liens, qui ont tous contribué à construire ce grand puzzle d'une vie dédiée à l'engagement. Il rend un hommage vibrant à son père et son grand-père.
Ça a l'air plutôt anecdotique comme ça, mais c'est une belle lecture avec un texte  bien écrit, par un esprit intelligent tout à la fois noble et humble, qui sait manier l'humour et reconnaître ses erreurs, Il y a de très belles pages sur la musique et l'alpinisme lequel est, pour lui, une autre représentation de l'engagement puisque :
Dans l'engagement, il y a la prise de risque, la mise en déséquilibre, le dépassement de soi, la participation à un projet collectif, la solidarisation avec une communauté, l'aspiration par le haut, la poursuite d'un idéal., l'envie de transformation.



Mots-clés : #alpinisme #autobiographie #identite #politique
par topocl
le Mar 2 Avr - 17:11
 
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Sujet: Martin Hirsch
Réponses: 6
Vues: 705

René Daumal

Le Mont analogue
Roman d’aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques

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Le sous-titre dit beaucoup. Il s’agit donc d’alpinisme, d’aventures, de théories pataphysico-scientifiques, de recherche spirituelle, voire mystique. Mélanger le tout et vous obtenez Le Mont Analogue.

Plantons le décor :
Le narrateur, analysant d’anciennes mythologies, pose l’hypothèse de l’existence dans le monde d’une montagne gigantesque, encore inconnue, unissant la Terre et le Ciel, c’est le fameux mont Analogue .
Il est pris au mot par un certain Sogol (anagramme révélateur), alpiniste, ancien moine, mathématicien, inventeurs d’inventions absurdes et inutiles.

J’inventais aussitôt des appareils  ahurissants : un stylo qui bavait ou éclaboussait tous les cinq ou dix minutes, à l’usage des écrivains qui ont la plume trop facile…


Pas facile de rendre visite à l’appartement de Sobol, il faut y monter et y descendre en rappel.
Les deux compères décident de réunir une équipe de choc, tous fondus d’alpinisme mais possédant d’autres talents,  pour aller à la découverte du mont Analogue. Le passage ci-dessous se ressent d’un sentiment antiallemand (nous sommes pendant la guerre !) :

Bien qu’italien d’origine, il appartenait à une école d’alpinisme que l’on pourrait –grosso modo- appeler « l’école allemande ». On pourrait ainsi résumer la méthode de cette école : on attaque la face la plus abrupte de la montagne, par le couloir le plus pourri et le plus mitraillé par les chutes de pierre, et l’on monte vers le sommet tout droit, sans se permettre de chercher des détours plus commodes à gauche ou à droite ; en général on se fait tuer, mais, un jour ou l’autre, une cordée nationale arrive vivante à la cime.


Après de multiples calculs mathématiques, Sobol arrive à la conclusion que le mont Analogue n’a pas encore été découvert car caché dans une courbure de l’espace-temps (les théories d’Einstein sont assez récentes !). Il le situe assez précisément grâce au calcul de la répartition des masses et possède une théorie toute particulière pour y accéder.

Après une longue navigation, l’expédition aborde aux rivages du mont Analogue et découvrent un pays bien étrange… Un premier camp de base et établie mais en pénétrant plus loin… le roman s’arrête là en raison de la maladie et de la mort de l’auteur

La nuit se tassait encore autour de nous, au bas des sapins dont les cimes traçaient leur haute écriture sur le ciel déjà de perle ; puis, bas entre les troncs, des rougeurs s’allumèrent, et plusieurs d’entre nous virent s’ouvrir au ciel le bleu délavé des yeux de leurs grand-mères.


« Le Mont Analogue » est un ouvrage hétéroclite, à la fois potache, récit d’aventures, fable pré-écologique et apprentissage spirituel.

Encore faut-il que cette brave Physique mette en œuvre toute sa vieille astuce bretonne pour réunir sur ma table les éléments d’un repas ou n’entrent ni sulfate de baryte, ni gélatine, ni acide borique, ni acide sulfureux, ni aldéhyde formique, ni autres drogues de l’industrie alimentaire contemporaine. Un bon pot au feu vaut tout de même mieux qu’une philosophie menteuse.


Bien sûr, gravir le mont est se débarrasser de la technologie (les protagonistes abandonnent rapidement tout l’appareillage scientifique et technologique apporté), revenir vers la nature, retrouver des modes de pensées et des relations plus authentiques.

Le mont Analogue, c’est un peu un retour vers le Paradis perdu.
Pas étonnant que le livre ait connu un franc succès dans les années 60-70 avec le phénomène hippie et autres mouvements de nature semblable. A. Jororowsky s’est inspiré du livre pour le film « La Montagne sacrée » (pas vu).

Il faut tout de même souligner que le roman de Daumal souffre beaucoup de son inachèvement.  Je suis persuadé que l’auteur serait revenu sur certaines incohérences et maladresses. « Le Mont Analogue » aurait  été peut-être un grand livre. Nous nous consolerons en lisant aujourd’hui un « work in progress »…

Je termine par une citation plaisante :

L’expression satisfaite du docteur Beaver, chaque fois qu’il mangeait du hareng, me rendait hargneux. »


C’est un livre pour nos montagnards, églantine et Aventin  Very Happy


mots-clés : #alpinisme #aventure #nature
par ArenSor
le Mar 27 Mar - 10:43
 
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Sujet: René Daumal
Réponses: 7
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