Des Choses à lire
Visiteur occasionnel, épisodique ou régulier pourquoi ne pas pousser la porte et nous rejoindre ou seulement nous laisser un mot ?

Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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Georges Brassens, Lettre à Toussenot

La date/heure actuelle est Mar 19 Mar - 6:34

280 résultats trouvés pour autobiographie

Pierre Bergounioux

Carnet de notes 1980-1990

Tag autobiographie sur Des Choses à lire Carnet10

Journal commencé à la trentaine, où Bergounioux note pour s’en souvenir les faits saillants de sa vie quotidienne (y compris la météo, à laquelle il est très sensible, étant plus rural qu’urbain) entre la Corrèze et la région parisienne, minéralogie, entomologie, pêche (à la truite), peinture, modelage, travail du bois puis de la ferraille, piano, archéologie préhistorique, descriptions (paysages, oiseaux), rêves nocturnes, ennuis de santé (lui et ses proches), famille et amis, son travail d’enseignant, et surtout ses copieuses lectures (et sa bibliophilie !), ses études qu’il prolonge ainsi, et ses souvenirs d’enfance (sa « vie antérieure », jusque dix-sept ans).
« Sur les zinnias voletaient Flambés et Machaons, ainsi que l’insaisissable Morosphinx. Jamais il ne se posait. Il oscillait dans l’air au-dessus du calice des fleurs, dans lequel il plongeait sa longue et fine trompe noire. Je n’ai jamais réussi, alors, à m’en emparer. J’en étais venu à le regarder comme une créature des rêves. Je percevais avec perplexité, avec dépit, l’existence de deux ordres, l’un que nos désirs édifient spontanément, l’autre, décevant, des choses effectivement accessibles, et l’impossibilité de franchir sans dommage ni perte la frontière. Est-ce que je m’en suis ouvert à quelqu’un ? Ai-je demandé des éclaircissements à ce sujet ? Peut-être. Papa aime à répéter, sardoniquement, que je fatiguais déjà tout le monde de questions. Mais je ne garde pas souvenir d’avoir obtenu la réponse. »

« Laver, nourrir, habiller les petits nous prend un temps infini. Comme la génération qui se forme pèse sur l’âge intermédiaire où nous sommes entrés, entre la dépendance à laquelle on est réduit, quand on commence, et celle où l’on va retomber avant de finir. »

« Ensuite, je peins – approches de la ville, avec, au premier plan, un canal, puis, sans l’avoir voulu, la façade de quelque château, flanqué de masures. À l’origine, c’était un pont sur l’eau à quoi j’ai fait faire un quart de tour. Quelque chose est apparu. Je ne parviens jamais de façon concertée à un résultat. Ce qui résulte d’un dessein arrêté est d’une banalité sans remède. C’est dans un angle mort, une dimension négligée, d’abord, d’un geste involontaire, que naissent la demeure des songes, la rive inconnue, la fête mystérieuse. »

« Toujours des soulèvements d’inquiétude, des éclairs d’angoisse, la crainte soudaine, panique, que le sursis qui me tient lieu de vie va prendre fin, que l’heure a sonné. Et ma réaction immédiate, indignée : qu’il est bien tôt, que j’ai beaucoup à faire, encore, qu’il me reste à connaître, à expérimenter, à aimer. »

« Tenté, au retour, de faire des essais de drapé avec du plâtre coulé dans un sac poubelle. J’avais été frappé, en avril, lors de la construction de la terrasse, des plis et volutes du ciment tombé, frais, dans la toile plastique froissée. Le résultat est décevant. Comment pourrait-il en aller autrement, au premier essai ? Et puis il faut que je revienne à ma lecture. Si j’excepte cette occupation dévorante, infinie, j’aurais bâclé ma vie, désireux que j’étais de répondre à l’appel de mille choses et conscient, tragiquement, qu’elle est trop brève pour pouvoir m’attarder plus qu’un court instant auprès de chacune d’elles. Comment étudier, pêcher, traquer les bêtes, chercher les pierres, les fossiles, peindre, modeler, menuiser, fondre, forger, rêver, respirer, regarder de tous ses yeux, être époux et père, professeur, fils et camarade, apprendre, avancer, ne pas oublier, ne jamais céder quand je suis sous la menace chronique d’être pris à la gorge sans rémission ? »

Début 1983, Bergounioux commence à écrire de la littérature.
« Malgré la fatigue, je reprends mon récit au commencement. J’essaie de le purger des approximations, des gaucheries. Je fais des phrases trop longues. C’est un de mes vices. Je me crois tenu, par mimétisme, d’envelopper une chose dans une seule et unique coulée syntaxique alors que, justement, le registre symbolique est autonome, relativement. »

Sa vie est partagée entre deux pôles, le travail dans l’Île-de-France, la nature pendant les vacances scolaires dans le Midi – et aussi le travail professionnel versus son « bureau » où il s’échine.
Ses phares sont Flaubert, Faulkner, Beckett, mais pas les seuls auteurs appréciés.
« Je lis les Chroniques italiennes de Stendhal avec un grand bonheur. Mais il a un âcre revers. Tout ce que je pourrais écrire s’en trouve terni. »

« Ensuite, j’extrais mes dernières lectures. Mais j’ai peu de preuves à présenter au tribunal qui siège en moi et me somme, le soir, d’expliquer, si je peux, ce que j’ai fait de ma journée. »

« Dans la même nuit, nous avons brisé le sortilège qui nous condamne à l’exil aux portes de Paris, traversé quatre cents kilomètres de ténèbres et de pluie, atteint le seuil de la seule existence que je sache, du seul monde qui lui fasse écho. »

« Je ne saurais lire puisque je suis parmi les choses. »

« Je regarde une émission de la série Histoires naturelles consacrée à la pêche au sandre. Les images du bord de l’eau, la lente marche du fleuve m’exaltent et m’accablent. J’aurais pu, moi aussi, passer des jours sur la rivière, dans l’oubli miséricordieux de tout. J’ai connu ce bonheur sans soupçonner qu’il me serait retiré bientôt. J’ai eu de ces heures, sur la Dordogne, et puis j’ai découvert, à dix-sept ans, qu’il semblait permis de comprendre ce qui nous arrivait, que cela se pouvait, et j’ai cessé de vivre. »

« J’esquisse un plan, jette, dirait-on, des grains de sable dans le vide, autour desquels pourraient se former des concrétions. Il me manque toujours l’arête. Je m’en remets sur l’avancée d’apporter ses propres rails, d’engendrer sa substance. Les mots, en revanche, tombent d’eux-mêmes, épousent la vision. »

« Je n’ai toujours pas pris mon parti de ne plus m’appartenir. »

« Paris excède la mesure de l’homme, la mienne, du moins. »

« La question est de savoir s’il est préférable de vivre ou de se retirer de la vie pour tenter d’y comprendre quelque chose, qui est encore une façon de vivre, mais combien désolée, amère, celle-ci. »

« Et comme je travaille de mes mains, et que je suis ici [les Bordes, en Corrèze], mes vieux compagnons, le noir souci, la contrariété, le désespoir chronique m’ont oublié. »

« Je songe aux profonds échos que la disparition de Mamie a soulevés, aux grandes profondeurs cachées sous la chatoyante et fragile surface des jours. J’y pensais, hier matin, dans la nuit noire, quand tout dormait, et j’y pense encore. Et c’est cela, peut-être, qu’il faudrait essayer de porter au jour. C’est le moment. Les figures tutélaires de mon enfance s’en vont, sans avoir seulement soupçonné, je suppose, ce qui s’est passé et les concernait, pourtant, au suprême degré. J’ai atteint l’âge où l’on peut tenter de comprendre, de porter dans l’ordre second, distinct, de l’écrit ce qu’on a confusément senti : la vie saisie à des moments successifs qui s’éclairent l’un l’autre, à l’occasion de ces subites et brutales retrouvailles que les naissances, les décès, surtout les décès, provoquent de loin en loin, les grandes permanences et le changement, l’œuvre fatidique, effrayante du temps. »

« Je reste un très long moment à me demander si j’ai bien de quoi remplir six autres chapitres, songe à croiser les voix, donc à modifier le poids, l’importance, le sens des choses qui commandent, à leur insu, parfois, mais parfois en conscience, les agissements des générations successives, la destinée unique, reprise par trois fois, de l’individu générique, supra-individuel auquel, sous le rapport de la longue durée, s’apparente celui, périssable, en qui nous consistons. »

« C’est à la faveur de ces instants limitrophes que m’apparaissent la hâte folle, la fureur concentrée qui m’emportent depuis ma dix-septième année et m’arrachent aux instants, aux lieux, aux êtres parmi lesquels nous aurons vécu, respiré. Toujours hors de moi, la tête ailleurs, l’esprit occupé de choses qui ne sont que dans les livres, ou alors du passé ou encore des éventualités redoutables, sans doute insurmontables, qui peuplent l’avenir. Et le seul bien véritable, le présent, ses authentiques et charmants habitants, je n’en aurai pas connu le goût, la douceur, la simple réalité. »

Bergounioux s’acharne, se force à écrire chaque jour – quand il en a le loisir.
« Je lance lessive sur lessive, range tout ce qui traîne partout, descends faire quelques achats, conduis Jean à sa dernière leçon de piano de l’année. Comment travailler ? Il ne me semble pas tant faire ce qu’il paraît, les courses, de la cuisine, prendre soin des petits, enseigner, etc. que combattre l’envahissement chronique de la vie, du métier, du chagrin, de tout, afin d’avoir un peu de temps pour la table de travail, méditer, endurer les affres sans nom de la réflexion, de l’explicitation. C’est un souci de chaque instant, une hantise vieille de vingt-deux ans et qui me ronge comme au premier jour. »

« Enfoncé dans la tâche d’écrire dont j’ai retrouvé, reconnu la rudesse, l’âpreté, le tempo – la facilité toute relative du matin, les lenteurs et les pesanteurs de l’après-midi, l’hébétude où je finis. C’est d’entrée de jeu qu’il faut emporter le morceau, arracher au vide rebelle, à l’opposition de la vie au retour réflexif, le sens de ce qui a eu lieu, le chiffre des heures passées. La violence du geste inaugural, et en vérité de cette occupation contre nature, dépasse de beaucoup celle que je mobilise, à l’atelier, contre les bois durs, l’acier. Que je relâche si peu que ce soit la pression à laquelle il faut soumettre la vapeur du souvenir, l’impalpable matière de la pensée, et la plume cesse de courir, le fil rompt. Je réussis à couvrir la deuxième page vers trois heures de l’après-midi après avoir douté, à chaque mot, d’extorquer le suivant, et un autre, encore, à l’inexpiable ennemi. C’est pur hasard, me semble-t-il, s’il a cédé. L’espoir s’est évanoui. On recommence, pourtant, puisque là est le chemin, et c’est ainsi qu’un autre terme vient, qu’on s’empresse, incrédule, d’ajouter au précédent. Et c’est à ce régime que je vais me trouver réduit pour des mois. »

« Je ne suis pas encore sorti de la voiture qu’un type à l’air malheureux, misérable, vient me demander une pièce. Il se passe des choses graves, que les rues soient pleines de gens qui mendient, qu’on soit partout et continuellement sollicité. »

« Les petits qui tournicotent sans rien faire m’irritent beaucoup. Mais c’est – j’essaie de me le rappeler – le privilège de l’âge où ils sont encore de n’avoir pas à compter, de dilapider les heures, les jours en petit nombre qui nous sont alloués. J’en ai usé, moi aussi, à leur âge, en très grand seigneur avant de me faire épicier. »

« Je me lève à six heures. Il s’agit de mordre sur le nouveau chapitre. Les premières lignes me coûtent mille maux. Je passe par toutes les couleurs de la désespérance. Partout, la muraille ou le puits, comme dans le conte d’Edgar Poe. Il doit être neuf heures lorsque les premiers mots apparaissent sur la page. Les mots d’Helvétius sur le malheur d’être et la fatigue de penser me reviennent. Dans l’intervalle, un jour clair et tiède s’est levé. C’est l’été de la Saint-Martin. Je m’acharne, gagne deux mots, trois autres un peu plus tard. À midi, j’aurai progressé d’une page. »

« La difficulté d’écrire se dresse, intacte, malgré les années. Je devine le grouillement obscur des possibles, l’enchevêtrement des thèmes, la confusion première, foncière, peut-être définitive de l’esprit aussi longtemps qu’il n’a pas fait retour sur lui-même, passé outre à l’interdit qui lui défend de se connaître, de porter en lui-même ordre et clarté. »

« Je lis La Psychologie des sentiments de Th. Ribot. Ce qu’il dit du sentiment esthétique est étrangement conforme à ce que j’ai toujours éprouvé, sous ce chef : un besoin aussi impérieux que la soif et la faim, plus impérieux, en vérité, plus violent, ab origine. »

« Je reprendrai plus tard la fin, qui est très insatisfaisante. Je reviens au début pour la première passe de rabotage. Il est deux heures et demie de l’après-midi lorsque j’ai grossièrement élagué le premier chapitre. La dialectique abstruse du deuxième m’arrête net et j’ai un accès de détresse. Jamais je ne serai content. Toujours mon esprit revient buter sur son insuffisance essentielle, son incurable infirmité. »

C’est une figure opiniâtre qui se dégage de ce journal, avec en filigrane un grand élan vers l’authenticité.
J’ai lu avec plaisir ces carnets, comme une histoire, tant le propos est bien énoncé, l’écriture agréable, la syntaxe soignée et riche le vocabulaire. Bien sûr cette lecture est laborieuse, puisqu’il s’agit d’un journal, donc non structuré, où abondent les récurrences des évocations de peines diverses ; mais les préoccupations de Bergounioux, les soucis qu’il consigne plus volontiers que les satisfactions, recoupent souvent les nôtres.

\Mots-clés : #autobiographie #creationartistique #ecriture #education #enfance #famille #journal #mort #nature #relationenfantparent #ruralité #urbanité #viequotidienne #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 14 Mar - 11:20
 
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Sujet: Pierre Bergounioux
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Saul Bellow

Ravelstein

Tag autobiographie sur Des Choses à lire Ravels10

Chick, le narrateur, parle d’Abe Ravelstein à la requête de ce dernier. Son proche ami, qui devint riche en suivant son conseil de consigner dans un livre grand public sa philosophie politique (entre Moïse et Socrate en passant par Thucydide, Machiavel et Rousseau), est depuis détesté par les autres professeurs d’université. Ravelstein, élégant, intelligent, lucide, franc, polémique et passionné par autrui, est adulé par son cercle d’étudiants favoris ; ses anciens élèves sont parvenus à des postes importants, le consultent toujours et le tiennent averti des décisions politiques en temps réel (il est aussi amateur de commérages). Pour lui, « chaque âme était en quête de son autre singulier, désireuse de son complément », et il vit avec son compagnon Nikki, puis s’avère atteint du sida.
Après son divorce d’avec Vera, une physicienne d’origine slave, Chick vit avec Rosamund, une des jeunes étudiantes en « Grande Politique » de Ravelstein (qui est aussi une sorte d’entremetteur, mais fut là mis devant le fait accompli) ; ce dernier lui a demandé de dresser son portrait.
Entre Paris, Chicago et le Midwest, les deux hommes discutent et philosophent avec humour sur la judaïté, la marche du monde, et Chick relate leur relation non sans redites et allers-retours dans le temps, comme dans un premier jet ou une conversation.
« Mais, heureusement — ou peut-être pas trop heureusement —, nous sommes à l’ère de l’abondance, du trop-plein parmi toutes les nations civilisées. Jamais, du côté matériel, d’immenses populations n’ont mieux été protégées de la faim et la maladie. Et cette délivrance partielle de la lutte pour la survie rend les gens ingénus. Par là, je veux dire que leurs fantasmes s’expriment sans retenue. On se met, selon un accord implicite, à accepter les termes, invariablement falsifiés, sous lesquels les autres se présentent. On anéantit sa puissance critique. On étouffe son astuce. Avant même de s’en rendre compte, on paie une pension alimentaire colossale à une femme qui a plus d’une fois déclaré qu’elle était une innocente qui n’entendait rien aux questions d’argent. »

« Nous étions parfaitement francs l’un avec l’autre. Nous pouvions nous parler ouvertement sans nous offenser. D’un autre côté, rien n’était trop personnel, trop honteux pour être dit, rien n’était trop méchant ou trop criminel. Il me semblait parfois qu’il m’épargnait ses jugements les plus sévères si je n’étais pas encore prêt à les assumer. Je le ménageais, moi aussi. Mais c’était pour moi un immense soulagement d’être aussi net et carré avec lui que je l’aurais été avec moi-même devant les faiblesses ou les vices. Il me dépassait de très loin dans la compréhension de soi-même. Mais toute discussion personnelle virait finalement à la bonne vieille rigolade nihiliste. »

« Il exposait les défaillances du système dans lequel ils avaient été formés, la superficialité de leur historicisme, leur susceptibilité au nihilisme européen. Un résumé de sa thèse était que, si on pouvait acquérir une excellente formation technique aux USA, la formation générale s’était réduite au point de disparaître. Nous étions les esclaves de la technologie, qui avait métamorphosé le monde moderne. »

« Tout cela vous remettait en mémoire les manifestations de masse organisées et mises en scène par l’imprésario de Hitler, Albert Speer : rencontres sportives et grands rassemblements fascistes empruntaient les uns aux autres. »

« Ses élèves étaient devenus historiens, professeurs, journalistes, experts, hauts fonctionnaires, membres de cellules de réflexion. Ravelstein avait produit (endoctriné) trois ou quatre générations de diplômés. Qui plus est, ses jeunes gens devenaient fous de lui. Ils ne se limitaient pas à ses doctrines, ses interprétations, mais imitaient ses manières et essayaient de marcher et de parler comme lui — librement, furieusement, acerbement, avec un brio aussi proche du sien qu’il leur était possible. »

« J’avais découvert que, si l’on plaçait les gens sous un éclairage comique, ils devenaient plus sympathiques — si vous parliez de quelqu’un comme d’un brochet humain frustre, pétomane et strabique, vous vous entendiez d’autant mieux avec lui par la suite, en partie parce que vous aviez conscience d’être le sadique qui l’avait dépouillé de ses attributs humains. En outre, lui ayant infligé quelques violences métaphoriques, vous lui deviez une considération particulière. »

« Mais les Juifs pensent que le monde a été créé pour chacun d’entre nous, autant que nous sommes, et que détruire une vie humaine, c’est détruire un univers entier — l’univers tel qu’il existait pour cette personne. »

« — Bien sûr que c’est autour de ça que tourne la conversation — ce que cela signifie pour les Juifs que tant d’autres, des millions d’autres, aient voulu leur mort. Le reste de l’humanité les expulsait. Hitler aurait dit qu’une fois au pouvoir il ferait dresser des échafauds, des rangées entières, sur la Marienplatz à Munich et que tous les Juifs, jusqu’au dernier, y seraient pendus. Ce sont les Juifs qui ont été le marchepied de Hitler vers le pouvoir. Il n’avait pas d’autre programme, et n’en avait aucun besoin. Il est devenu chancelier en rassemblant l’Allemagne et une bonne part du reste de l’Europe contre les Juifs. »

« Il fallait penser ces centaines de milliers de millions détruits pour des motifs idéologiques — c’est-à-dire sous quelque prétexte habillé de rationalité. Un raisonnement présente une valeur considérable comme manifestation d’ordre ou de fermeté de propos. Mais les formes de nihilisme les plus folles sont les plus strictement allemandes et militarisées. »

Ravelstein décédé, c’est le narrateur (plus âgé que ce dernier) qui manque succomber à une ciguatera contractée à Saint-Martin.
« Je disais souvent à Rosamund que l’un des problèmes du vieillissement était l’accélération du temps. Les jours passaient « comme des stations de métro traversées par un express ». Je me référais souvent à La Mort d’Ivan Ilitch afin d’illustrer cela pour Rosamund. Les jours des enfants sont très longs, mais, dans le vieil âge, ils filent « plus vite que la navette du tisserand », comme dit Job. Et Ivan Ilitch mentionne aussi la lente ascension d’une pierre jetée en l’air. « Quand elle retourne à la terre, elle est accélérée de dix mètres par seconde. » Nous sommes régis par le magnétisme gravitationnel et l’univers tout entier est impliqué dans cette accélération de votre fin. Si seulement nous pouvions retrouver les journées pleines que nous connaissions étant enfants. Mais nous sommes devenus trop familiers avec les données de l’expérience, me semble-t-il. Notre manière d’organiser les données qui affluent sous forme de Gestalt — c’est-à-dire de manière de plus en plus abstraite — accélère les expériences en une dangereuse dégringolade de comédie. Notre précipitation élimine les détails qui enchantent, retiennent ou retardent les enfants. L’art est un moyen d’échapper à cette accélération chaotique. Le mètre en poésie, le tempo en musique, la forme et la couleur en peinture. Mais nous sentons bien que nous filons vers la terre, vers l’enfouissement de la tombe. "Si ce n’étaient que des mots, dis-je à Rosamund. Mais je le ressens tous les jours. Une méditation impuissante dévore elle-même ce qui reste de la vie..." »

« — Il me citait à moi-même. » Il avait déterré une déclaration que j’avais faite sur le désenchantement moderne. Sous les débris des idées modernes, le monde était toujours là, prêt à être redécouvert. Et sa manière de le présenter était que le filet gris de l’abstraction jeté sur le monde dans le but de le simplifier et de l’expliquer d’une manière adéquate à nos objectifs culturels était devenu le monde à nos yeux. Nous avions besoin de visions alternatives, d’une diversité de regards — et il parlait de regards qui ne soient pas régentés par des idées. Il y voyait une question de mots : « valeurs », « modes de vie », « relativisme ». J’étais d’accord, dans une certaine mesure. Nous avions besoin de savoir — mais notre besoin humain profond ne peut être comblé par ces termes. Nous ne pouvons nous échapper du fossé de la « culture » et des « idées » qui sont censées l’exprimer. Les mots justes seraient d’un grand secours. Mais, plus encore, un don pour lire la réalité — l’élan de tourner son visage aimant vers elle et de presser ses mains contre elle. »

Il s’agit d’un roman à clef (Ravelstein est le philosophe Allan Bloom, ami de l’auteur), en partie autobiographique (on y trouve des portraits de femmes de Saul Bellow), mais cette face cachée de l’œuvre m’échappe largement dans cette publication en français sans appareil critique (il semble y avoir de nombreuses allusions, comme avec le Bloomsbury Group). Sinon, c’est un roman du cercle universitaire (comme L'hiver du doyen), et de celui du passé plombé des juifs (qui augure de Philip Roth notamment), mais qui ne vaut pas Herzog à mes yeux.

\Mots-clés : #amitié #antisémitisme #autobiographie #biographie #communautejuive #mort #pathologie #portrait #vieillesse #xxesiecle
par Tristram
le Dim 3 Mar - 11:21
 
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Sujet: Saul Bellow
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Philip Roth

Tromperie

Tag autobiographie sur Des Choses à lire Trompe10

C’est le film du même titre, d’Arnaud Desplechin avec Léa Seydoux et Denis Podalydès, qui m’a amené à cette lecture. Il s’agit de dialogues (qu’on retrouve dans le film) entre « Philip » et sa maîtresse, mais aussi son épouse et quelques autres femmes (notamment de Mitteleuropa). Lors des rencontres entre les deux amants dans son studio d’écrivain à Londres, confidences, questionnements, conversations (portant notamment sur leurs couples respectifs, leur sexualité, les juifs, l’Angleterre), placent cette liaison qui semble être inscrite dans la durée au centre du roman.
Réponse à un biographe après sa mort :
« – “Il n'a pas écrit un seul de ses livres. Ils ont été écrits par toute une série de maîtresses. J'ai écrit les deux derniers et demi. Et même ces notes qu'il a ajoutées de sa main l'ont été sous ma dictée.” »

Le regard de l'amante (anglaise) sur le narrateur est prépondérant :
« – Certains hommes écoutent patiemment, cela fait partie de la séduction qui mène à la baise. C'est pourquoi en général les hommes parlent aux femmes – pour les fourrer dans leur lit. Toi tu les fourres au lit pour leur parler. Certains hommes les laissent commencer leur histoire, puis quand ils pensent leur avoir prêté suffisamment d'attention, ils plaquent doucement la bouche en mouvement sur l'érection. Olina m'a tout raconté sur toi. Elle me l'a répété une ou deux fois. Elle a dit : “Pourquoi s'obstine-t-il à poser toutes ces questions irritantes ? Du point de vue affectif, il est déplacé de poser tant de questions ? Tous les Américains font-ils ainsi ?” »

« Tu ne participes à la vie que pour entretenir la conversation. Même le sexe est en réalité marginal. Tu n'es pas poussé par ta libido – tu n'es poussé par rien. Sinon par cette curiosité puérile. Sinon par cette désarmante naïveté. Voici des gens – des femmes – qui ne vivent pas la vie comme quelque chose de matériel, mais la vivent sur le plan de l'émotion. Et pour toi, plus c'est émotif mieux ça vaut. Ce qui te plaît le plus, c'est quand, encore dans un état de choc post-traumatique, elles s'efforcent de récupérer leurs vies, comme Olina à son arrivée de Prague. Ce qui te plaît le plus, c'est quand ces femmes émotives ne parviennent pas réellement à se raconter mais luttent pour intégrer leur histoire. C'est ça que toi, tu trouves érotique. Exotique aussi. Chaque femme est une baiseuse, chaque baiseuse une Schéhérazade. Elles n'ont pas été capables d'intégrer leur histoire et, dans le fait de raconter leur histoire, il y a comme une incitation à parfaire la vie – ce qui implique beaucoup de pathétique. Bien sûr c'est émouvant : le simple flux et reflux de leur voix, ce timbre de conversation intime, pour toi c'est émouvant. Ce qui est émouvant n'est pas nécessairement dans les histoires, mais dans leur désir ardent de fabriquer les histoires. L'inachevé, le spontané, ce qui est simplement latent, voilà la réalité, tu as raison. La vie avant que le récit ne prenne le relais est la vie. Elles essaient de combler par leurs mots l'énorme gouffre entre l'acte lui-même et la “narrativisation” de l'acte. Et toi tu écoutes et te précipites pour tout mettre par écrit, puis tu le détruis par ta maudite “fictionalisation”. »

À propos du personnage et alter ego de Roth, Nathan Zuckerman, lui aussi avec son biographe :
« Ce qui l'intéresse, c'est l'affreuse ambiguïté du “je”, la façon dont un écrivain fait un mythe de sa propre personne et, notamment, pourquoi. »

Vient cette fameuse scène où il répond devant la justice de cette accusation : « Pouvez-vous expliquer à la cour pourquoi vous haïssez les femmes ? » Dans un livre paru en 1990, c’est assez prémonitoire :
« Vous êtes accusé de sexisme, de misogynie, d'insultes aux femmes, de calomnie à l'encontre des femmes, de dénigrement des femmes, de diffamation des femmes, et de séduction cruelle, délits qui tous font l'objet de peines extrêmement sévères. »

Il est notamment accusé d’avoir, professeur d'université, eu des rapports sexuels avec trois étudiantes (dont celle qu’il retrouve à l’asile, atteinte d’un cancer).
À propos de Kafka :
« Le temps qu'un romancier de talent atteigne trente-six ans, il a renoncé à traduire l'expérience en fiction – il impose sa fiction à l'expérience. »

Bribes de dialogues notées dans un carnet de notes – qui tomberait sous les yeux de sa femme, à laquelle il mentirait.
« L'une est une silhouette esquissée dans un carnet au fil de conversations, l'autre est un personnage très important empêtré dans l'intrigue d'un livre complexe. Je me suis imaginé, extérieur à mon roman, en train de vivre une aventure avec un personnage à l'intérieur de mon roman. »

« J'écris de la fiction, on me dit que c'est de l'autobiographie, j'écris de l'autobiographie, on me dit que c'est de la fiction, aussi puisque je suis tellement crétin et qu'ils sont tellement intelligents, qu'ils décident donc eux ce que c'est ou n'est pas. »

« – Écoute, je ne peux pas vivre et je ne vis pas dans un monde de retenue, pas en tant qu'écrivain, en tout cas. Je préférerais, je t'assure – la vie en serait plus facile. Mais la retenue, malheureusement, n'est pas faite pour les romanciers. Pas plus que la honte. Éprouver de la honte est automatique en moi, inéluctable, peut-être est-ce bon ; le crime grave, c'est de céder à la honte. »

« J'écris ce que j'écris de la façon dont je l'écris, et si cela devait jamais arriver, je publierais ce que je publie comme j'entends le publier, et il n'est pas question qu'à ce stade avancé je commence à me demander ce que les gens comprennent de travers ou ne comprennent pas.
– Ou comprennent bien.
– Nous parlons d'un carnet, d'une épure, d'un diagramme, et non d'êtres humains !
– Mais tu es un être humain, que cela te plaise ou non ! Et moi aussi ! Et elle aussi !
– Pas elle, non, elle n'est que des mots – j'ai beau essayer, je ne suis pas capable de baiser des mots ! »

« – Mais tu ne peux pas... Tu ne peux pas avoir ainsi simultanément une vie imaginaire et une vie réelle. Et c'était probablement la vie imaginaire que tu avais avec moi et la vie réelle que tu avais avec elle. Écoute, il est impossible de noter de cette façon tout ce que dit quelqu'un.
– Mais je le faisais. Je le fais. »

J'ai trouvé fort intéressant ce roman (et film) retors, qui ramentoit L’Homme qui aimait les femmes de François Truffaut. Provocant, malicieux, jouant avec le politiquement correct et la morale, cette sorte d’antiroman brouille un peu plus encore les rapports entre confidence autobiographique et fiction dans un éblouissant, fallacieux jeu de miroirs.

\Mots-clés : #autobiographie #autofiction #ecriture #entretiens #intimiste #relationdecouple #sexualité
par Tristram
le Mer 28 Fév - 10:22
 
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Sujet: Philip Roth
Réponses: 111
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Jean-Jacques Rousseau

Les Rêveries du promeneur solitaire

Tag autobiographie sur Des Choses à lire Les_rz11

J’ai retrouvé après un demi-siècle ces lamentations autocentrées, déjà romantiques dans leur hypersensibilité et leur solitude élitiste, larmoiements égotistes et même paranos qui m’avaient agacé, comme dans ce suffisant jugement :
« Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec un but tout contraire au sien : car il n'écrivait ses Essais que pour les autres, et je n'écris mes rêveries que pour moi. »

Mais il est vrai que ce n’est pas Rousseau lui-même qui a publié ce recueil (inachevé) de dix promenades, conçu dans la prolongation des Confessions. J’ai donc fait l’effort d’en reprendre la lecture, et d’ailleurs la prose est belle et sensible.
« Mon imagination déjà moins vive ne s'enflamme plus comme autrefois à la contemplation de l'objet qui l'anime, je m'enivre moins du délire de la rêverie ; il y a plus de réminiscence que de création dans ce qu'elle produit désormais, un tiède alanguissement énerve toutes mes facultés, l'esprit de vie s'éteint en moi par degrés ; mon âme ne s'élance plus qu'avec peine hors de sa caduque enveloppe, et sans l'espérance de l'état auquel j'aspire parce que je m'y sens avoir droit, je n'existerais plus que par des souvenirs. »

Il n’en reste pas moins que demeurent en travers de la gorge des propos tels que :
« Après les recherches les plus ardentes et les plus sincères qui jamais peut-être aient été faites par aucun mortel, je [… »

« Je me refuse ainsi à toutes nouvelles idées comme à des erreurs funestes qui n'ont qu'une fausse apparence et ne sont bonnes qu'à troubler mon repos. »

« …] car j'ai très peu fait de bien, je l'avoue, mais pour du mal, il n'en est entré dans ma volonté de ma vie, et je doute qu'il y ait aucun homme au monde qui en ait réellement moins fait que moi. »

La Quatrième promenade présente des arguties captieuses sur ses mensonges, au nom de la morale qui lui serait naturelle ; mieux, il ne tolère que la fiction qui a une finalité morale.
« Il suit de toutes ces réflexions que la profession de véracité que je me suis faite a plus son fondement sur des sentiments de droiture et d'équité que sur la réalité des choses, et que j'ai plus suivi dans la pratique les directions morales de ma conscience que les notions abstraites du vrai et du faux. »

Dans la Cinquième promenade, Rousseau avoue qu’il serait demeuré avec plaisir dans « l'île de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne », seul (avec du personnel), herborisant et se promenant oisivement.
Quelque chose qui semble participer de la misanthropie et de la mise à distance dédaigneuse teinte souvent cette autocritique un peu partisane.
« Le résultat que je puis tirer de toutes ces réflexions est que je n'ai jamais été vraiment propre à la société civile où tout est gêne, obligation, devoir, et que mon naturel indépendant me rendit toujours incapable des assujettissements nécessaires à qui veut vivre avec les hommes. »

Dans le Septième promenade, après la société des hommes, ce sont la géologie, la zoologie, l’astronomie qu’il dénigre, et ne lui reste que la botanique pour jouir de la nature où il fuit la société humaine : encore une autojustification oiseuse.
« Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre pour ainsi dire dans le système des êtres, à m'identifier avec la nature entière. Tant que les hommes furent mes frères, je me faisais des projets de félicité terrestre ; ces projets étant toujours relatifs au tout, je ne pouvais être heureux que de la félicité publique, et jamais l'idée d'un bonheur particulier n'a touché mon cœur que quand j'ai vu mes frères ne chercher le leur que dans ma misère. Alors pour ne les pas haïr il a bien fallu les fuir ; alors me réfugiant chez la mère commune j'ai cherché dans ses bras à me soustraire aux atteintes de ses enfants, je suis devenu solitaire, ou, comme ils disent, insociable et misanthrope, parce que la plus sauvage solitude me paraît préférable à la société des méchants, qui ne se nourrit que de trahisons et de haine. »

Dans la Huitième promenade, le dépressif et autosatisfait Rousseau se révèle aussi précurseur du complotisme.
« Moi qui me sentais digne d'amour et d'estime, moi qui me croyais honoré, chéri comme je méritais de l'être, je me vis travesti tout d'un coup en un monstre affreux tel qu'il n'en exista jamais. Je vois toute une génération se précipiter tout entière dans cette étrange opinion, sans explication, sans doute, sans honte, et sans que je puisse au moins parvenir à savoir jamais la cause de cette étrange révolution. Je me débattis avec violence et ne fis que mieux m'enlacer. Je voulus forcer mes persécuteurs à s'expliquer avec moi ; ils n'avaient garde. Après m'être longtemps tourmenté sans succès, il fallut bien prendre haleine. Cependant j'espérais toujours ; je me disais : un aveuglement si stupide, une si absurde prévention, ne saurait gagner tout le genre humain. Il y a des hommes de sens qui ne partagent pas ce délire ; il y a des âmes justes qui détestent la fourberie et les traîtres. Cherchons, je trouverai peut-être enfin un homme ; si je le trouve, ils sont confondus. J'ai cherché vainement, je ne l'ai point trouvé. La ligue est universelle, sans exception, sans retour, et je suis sûr d'achever mes jours dans cette affreuse proscription, sans jamais en pénétrer le mystère. »

La parade psychique est soigneusement décrite : il se tourne alors vers l’« amour de moi-même » (et non plus l’amour-propre) : sa propre estime, inaltérable, contre l’opinion des autres. Il vit dans le présent, dans l’oubli, dans "son" monde.

Neuvième promenade : Rousseau est persécuté ; en voici la cause bénigne :
« Je comprends que le reproche d'avoir mis mes enfants aux Enfants-Trouvés a facilement dégénéré, avec un peu de tournure, en celui d'être un père dénaturé et de haïr les enfants. Cependant il est sûr que c'est la crainte d'une destinée pour eux mille fois pire et presque inévitable par toute autre voie, qui m'a le plus déterminé dans cette démarche. »

Dans cette introspection d'un individualisme novateur en littérature, je n'ai pas su démêler tout l'apport philosophique, d'ailleurs gêné par une religiosité foncière.

\Mots-clés : #autobiographie #intimiste #philosophique #psychologique #solitude #vieillesse
par Tristram
le Lun 22 Jan - 11:12
 
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Sujet: Jean-Jacques Rousseau
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Yasushi INOUE

Asunaro

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1 Dans la neige profonde : Ayuta, enfant qui vit avec sa grand-mère, fait le coursier pour Saéko, qui aime l’étudiant Kajima (lui conseille à l’enfant de travailler, et la « maîtrise de soi »). Il va les voir après leur double suicide dans la neige, sous un arbre asunaro.
« C’est un arbre qui pense toujours : “Demain, je serai un cèdre, demain !” Mais il n’y réussit jamais, et c’est pour cela aussi qu’on l’appelle asunaro. »

2 Quand se lève la lune d’hiver : Ayuta est appelé Shindô, « petit génie », au collège où il excelle. Logé dans un temple, il est sous l’ascendant de l’énergique Yukié, la fille du desservant, elle aussi fort libre. Elle le pousse à faire du sport, mais il n’y réussit pas, et ses résultats scolaires se dégradent : il est un asunaro. Yukié dénigre aussi ses poèmes (il a retrouvé Hamako, la sœur de Kajima), et l’incite à se battre.
3 À la surface de l’eau tourbillonnante : au lycée, Ayuta a trois amis, et c’est de Nobuko, une jeune veuve distinguée, qu’il tombe amoureux (et ses amis également) ; étudiant, il délaisse ses études pour le zen, puis la philosophie.
4 Feux follets de printemps : après deux ans passés à la guerre sino-japonaise, Ayuta devient journaliste, aux faits divers.
« Toutes les occupations humaines sont sans espoir, mais c’est dans ce monde que l’homme doit vivre, et être vivant est la seule chose véritablement précieuse, telles étaient les pensées qui l’envahissaient. »

Nobuko, qu’il ne revoit guère, ne quitte pas ses pensées.
« Mais Ayuta restait persuadé qu’il avait épuisé toutes ses réserves de passion pour cette femme. »

Parti en reportage sur les feux follets de printemps, il rencontre une renarde, qui se révèle être la jeune sœur d’un vieux collègue, éprise de lui, et qui le guérit de sa fixation sur Nobuko.
5 Un combat douteux : c’est celui d’Ayuta avec son rival, d’un journal concurrent, qui mourra à la guerre.
6 La colonie du monde céleste :
« Ce fut lorsque les bombardiers B 29 intensifièrent leurs attaques, pendant le dernier hiver de la guerre, que tous ceux qui avaient pensé jusque-là : « Demain je serai quelqu’un ! », tous les asunaro, disparurent entièrement des villes du Japon. Tous les habitants de ce pays avaient cessé de croire en un lendemain.
Au journal non plus, il ne restait aucun asunaro. Chaque nouvelle journée se passait dans le désespoir et dans l’attente de la fin de la guerre. Et cette guerre, dont nul ne savait quand elle se terminerait, était vécue par tous comme une malédiction éternelle. »

(La seconde guerre sino-japonaise dura huit ans).
Ayuta s’est marié, et retrouve un camarade d’école, qui poursuit d’étranges recherches.
« Il avait trouvé le seul asunaro qui restât encore au Japon à la fin de la guerre. »

En fait il en trouve d’autres, dans le champ de ruines qu’est la ville : « Une colonie du monde céleste » (dont Oshigé, encore une forte femme).

Ce roman autobiographique au ton doux-amer est marqué par le rendu d’évènements réels, qui paraissent toujours embrouillés lorsqu’ils ne sont pas directement issus d’une fiction clairement composée : c’est caractéristique de ce que l’on essaie de rendre exactement des faits de l’existence. Et c’est surtout une belle allégorie du destin individuel en quête de réalisation.

\Mots-clés : #autobiographie
par Tristram
le Sam 13 Jan - 12:13
 
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Sujet: Yasushi INOUE
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Henri Barbusse

Le Feu – Journal d’une escouade

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Témoignage sur l’existence des poilus pendant la Première Guerre mondiale, basé sur le carnet de guerre tenu vingt-deux mois de 1914 à 1915 par Henri Barbusse sur le front. L’auteur est le narrateur de ce récit paru en 1916, et il rapporte les propos de quelques compagnons d’escouade, dont certains suivis jusqu’à leur mort.
« Ils sont des hommes, des bonshommes quelconques arrachés brusquement à la vie. Comme des hommes quelconques pris dans la masse, ils sont ignorants, peu emballés, à vue bornée, pleins d’un gros bon sens, qui, parfois, déraille ; enclins à se laisser conduire et à faire ce qu’on leur dit de faire, résistants à la peine, capables de souffrir longtemps.
Ce sont de simples hommes qu’on a simplifiés encore, et dont, par la force des choses, les seuls instincts primordiaux s’accentuent : instinct de la conservation, égoïsme, espoir tenace de survivre toujours, joie de manger, de boire et de dormir. Par intermittences, des cris d’humanité, des frissons profonds, sortent du noir et du silence de leurs grandes âmes humaines. »

Barbusse reproduit le parler de ses camarades venus de diverses régions de France, et ce recueil d’argot populaire n’est pas le moindre intérêt du livre.
« – C’est aux oreilles. Une marmite — et un macavoué, mon ieux — qui a pété comme qui dirait là. Ma tête a passé, j’peux dire, entre les éclats, mais tout juste, rasibus, et les esgourdes ont pris.
– Si tu voyais ça, dit Fouillade, c’est dégueulasse, ces deux oreilles qui pend. On avait nos deux paquets de pansement et les brancos nous en ont encore balancé z’un. Ça fait trois pansements qu’il a enroulés autour de la bouillotte. »

C’est « la bonne blessure » (en fait elle ne sera pas suffisante) :
« – On va m’attacher une étiquette rouge à la capote, y a pas d’erreur, et m’ mener à l’arrière. J’ s’rai conduit, à c’ coup, par un type bien poli qui m’ dira : « C’est par ici, pis tourne par là. . . Na !. . . mon pauv’ ieux. » Pis l’ambulance, pis l’train sanitaire avec des chatteries des dames de la Croix-Rouge tout le long du chemin comme elles ont fait à Crapelet Jules, pis l’hôpitau de l’intérieur. Des lits avec des draps blancs, un poêle qui ronfle au milieu des hommes, des gens qui sont faits pour s’occuper de nous et qu’on regarde y faire, des savates réglementaires, mon ieux, et une table de nuit : du meuble ! Et dans les grands hôpitals, c’est là qu’on est bien logé comme nourriture ! J’y prendrai des bons repas, j’y prendrai des bains ; j’y prendrai tout c’que j’trouverai. Et des douceurs sans qu’on soit obligé pour en profiter, de s’battre avec les autres et de s’démerder jusqu’au sang. J’aurai sur le drap mes deux mains qui n’ficheront rien, comme des choses de luxe — comme des joujoux, quoi ! — et, d’ssous l’drap, les pattes chauffées à blanc du haut en bas et les arpions élargis en bouquets de violettes... »

Une semaine de répit à l’arrière :
« Après plusieurs haltes où on se laisse tomber sur son sac, au pied des faisceaux — qu’on forme, au coup de sifflet, avec une hâte fiévreuse et une lenteur désespérante à cause de l’aveuglement, dans l’atmosphère d’encre — l’aube s’indique, se délaie, s’empare de l’espace. Les murs de l’ombre, confusément, croulent. Une fois de plus nous subissons le grandiose spectacle de l’ouverture du jour sur la horde éternellement errante que nous sommes.
On sort enfin de cette nuit de marche, à travers, semble-t-il, des cycles concentriques, d’ombre moins intense, puis de pénombre, puis de lueur morne. Les jambes ont une raideur ligneuse, les dos sont engourdis, les épaules meurtries. Les figures demeurent grises et noires : on dirait qu’on s’arrache mal de la nuit ; on n’arrive plus jamais maintenant à s’en défaire tout à fait. »

Il y a un côté didactique dans le roman qui s’organise par thèmes (« embarquement », « permission », etc.), aidé en cela par le Cocon, un familier des chiffres. Ainsi l’amer dépit vis-à-vis de ceux de l’arrière.
« – Dis donc, petit, viens un peu ici, dit Cocon, en prenant le bambin entre ses genoux. Écoute bien. Ton papa i’ dit, n’est-ce pas : « Pourvu que la guerre continue ! » hé ?
– Pour sûr, dit l’enfant en hochant la tête, parce qu’on devient riche. Il a dit qu’à la fin d’mai on aura gagné cinquante mille francs.
– Cinquante mille francs ! C’est pas vrai !
– Si, si ! trépigne l’enfant. Il a dit ça avec maman. Papa voudrait qu’ça soit toujours comme ça. Maman, des fois, elle ne sait pas, parce que mon frère Adolphe est au front. Mais on va le faire mettre à l’arrière et, comme ça, la guerre pourra continuer. »

Barbusse dépeint avec vigueur scènes et figures, et pas que les tranchées, les combats et les cadavres :
« Dans un coin de cette sale petite maison encombrée de vieilleries, de débris poussiéreux de l’autre saison, emplie par la cendre de tant de soleils éteints, il y a, à côté des meubles et des ustensiles, quelque chose qui remue : un vieux bonhomme, muni d’un long cou pelé, raboteux et rose qui fait penser au cou d’une volaille déplumée par la maladie. Il a également un profil de poule : pas de menton et un long nez ; une plaque grise de barbe feutre sa joue rentrée, et on voit monter et descendre de grosses paupières rondes et cornées, comme des couvercles sur la verroterie dépolie de ses yeux. »

Puanteur, crasse, pluie, froid, atrocités, souffrances sont décrits "de l’intérieur", et avec puissance. Je ne m’étends pas sur les nombreuses scènes d’horreur naturalistes (qui ramentoivent parfois Curzio Malaparte)…
« Un nuage de pestilence commence à se balancer sur les restes de ces créatures avec lesquelles on a si étroitement vécu, si longtemps souffert. »

Les avis sur la guerre sont imprégnés de l’antimilitarisme pacifiste de Barbusse, sans plus occulter l’égoïsme que la solidarité qui règnent dans les rangs.
« Mais les conversations sur ce sujet se terminent toujours par un haussement d’épaules : on n’avertit jamais le soldat de ce qu’on va faire de lui ; on lui met sur les yeux un bandeau qu’on n’enlève qu’au dernier moment. Alors :
– On voira bien.
– Y a qu’à attendre ! »

L’attention est surtout portée au peuple, la chair à canon.
« Chacun sait qu’il va apporter sa tête, sa poitrine, son ventre, son corps tout entier, tout nu, aux fusils braqués d’avance, aux obus, aux grenades accumulées et prêtes, et surtout à la méthodique et presque infaillible mitrailleuse — à tout ce qui attend et se tait effroyablement là-bas — avant de trouver les autres soldats qu’il faudra tuer. Ils ne sont pas insouciants de leur vie comme des bandits, aveuglés de colère comme des sauvages. Malgré la propagande dont on les travaille, ils ne sont pas excités. Ils sont au-dessus de tout emportement instinctif. Ils ne sont pas ivres, ni matériellement, ni moralement. C’est en pleine conscience, comme en pleine force et en pleine santé, qu’ils se massent là, pour se jeter une fois de plus dans cette espèce de rôle de fou imposé à tout homme par la folie du genre humain. On voit ce qu’il y a de songe et de peur, et d’adieu dans leur silence, leur immobilité, dans le masque de calme qui leur étreint surhumainement le visage. Ce ne sont pas le genre de héros qu’on croit, mais leur sacrifice a plus de valeur que ceux qui ne les ont pas vus ne seront jamais capables de le comprendre. »

Un aperçu quand même du massacre, lissé déjà par le temps passé :
« En bas, parmi la multitude des immobiles, voici, reconnaissables à leur usure et leur effacement, des zouaves, des tirailleurs et des légionnaires de l’attaque de mai. L’extrême bord de nos lignes se trouvait alors au bois de Berthonval, à cinq ou six kilomètres d’ici. Dans cet assaut, qui a été un des plus formidables de la guerre et de toutes les guerres, ils étaient parvenus d’un seul élan, en courant, jusqu’ici. Ils formaient alors un point trop avancé sur l’onde d’attaque et ils ont été pris de flanc par les mitrailleuses qui se trouvaient à droite et à gauche des lignes dépassées. Il y a des mois que la mort leur a crevé les yeux et dévoré les joues — mais même dans leurs restes disséminés, dispersés par les intempéries et déjà presque en cendres, on reconnait les ravages des mitrailleuses qui les ont détruits, leur trouant le dos et les reins, les hachant en deux par le milieu. À côté de têtes noires et cireuses de momies égyptiennes, grumeleuses de larves et de débris d’insectes, où des blancheurs de dents pointent dans des creux ; à côté de pauvres moignons assombris qui pullulent là, comme un champ de racines dénudées, on découvre des crânes nettoyés, jaunes, coiffés de chéchias de drap rouge dont la housse grise s’effrite comme du papyrus. Des fémurs sortent d’amas de loques agglutinées par de la boue rougeâtre, ou bien, d’un trou d’étoffes effilochées et enduites d’une sorte de goudron, émerge un fragment de colonne vertébrale. Des côtes parsèment le sol comme de vieilles cages cassées, et, auprès, surnagent des cuirs mâchurés, des quarts et des gamelles transpercés et aplatis. Autour d’un sac haché, posé sur des ossements et sur une touffe de morceaux de drap et d’équipements, des points blancs sont régulièrement semés : en se baissant, on voit que ce sont les phalanges de ce qui, là, fut un cadavre. »

Cette fresque sans concession aide à saisir ce que fut cette boucherie de la Grande Guerre, et à mon sens ce récit participe pleinement au devoir de mémoire nécessaire pour ne pas oublier la Der des Ders…

\Mots-clés : #autobiographie #devoirdememoire #guerre #historique #mort #premiereguerre #violence #xxesiecle
par Tristram
le Mar 31 Oct - 11:21
 
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Thomas McGuane

Le long silence– Une vie à la pêche

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Recueil de textes autobiographiques, portant essentiellement sur la pêche (et la nature), souvent en solitaire. Truite à la mouche dans le Montana, mais aussi « permit » sur les flats des Keys de Floride, et encore à l’étranger. Il y a également de la technique (montage des mouches, etc.) et des aperçus plus ou moins critiques sur certains pêcheurs.
« C’est ce genre d’exaltation que l’on cherche à la pêche. Regarder la rivière défiler, les insectes atterrir et éclore, les endroits où sont postées les truites, et imprimer un mouvement souple et ferme à la soie fuselée jusqu’à ce que, si la combinaison est bonne, elle se tende et que ses tressaillements soient insufflés par l’autre extrémité, celle qui est dans l’eau. Cette phase se poursuit pendant un temps dicté par la taille de la truite et le talent du pêcheur. Quand l’initiative change de main, la truite se retrouve vite dans l’épuisette, complètement déboussolée jusqu’à ce que vous la relâchiez. Puis vous la voyez partir, chercher un poste, et réfléchir. »

« Au cours de mes randonnées, je surprends souvent des hardes de cerfs mulets en train de se nourrir, comme si j’étais un formidable traqueur, mais les cerfs sont en fait si proches de leurs limites physiques à ce croisement entre hiver et printemps qu’ils ne sont pas très alertes. Quand l’ombre d’un busard Saint-Martin tremble parmi eux, ils ne bondissent pas comme ils le feraient plus tard dans la saison, et les oreilles de certains d’entre eux s’affaissent telles celles d’un veau malade. Quand ils prennent la fuite, le mouvement chaloupé de leurs pattes synchronisées n’envoie pas dans leur corps la même décharge de puissance qu’à un autre moment de l’année. »

« Toutes les informations sur le monde n’ont pas produit le sentiment d’appartenir à un village global ; elles n’ont fait qu’exacerber celui d’isolement. »

« Il n’empêche, il [Roderick Haig-Brown] trouva des signes d’immortalité dans la pêche et le long des rivières où des instincts humains ancestraux rencontrent la nature au paroxysme du cyclique et du mystérieux, où le comportement humain fait si clairement partie de la nature, où notre détachement, même de la brièveté de nos propres vies, est réconfortant. »


\Mots-clés : #autobiographie #merlacriviere
par Tristram
le Dim 1 Oct - 11:41
 
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Henri Calet

Peau d’ours

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Notes prises par Henri Calet en vue de son roman "de la cinquantaine", que sa mort l’empêchera de rédiger.
D’abord une succession de souvenirs datés, les éléments de ce récit autobiographique, étayés de fragments de sa correspondance. Ainsi, dans la dèche, il se résout à redevenir employé :
« On vous apprend à ne plus être, vous êtes un pauvre type, on vous contredit, on vous commande, vous ne pouvez plus avoir raison. »

« Si loin de mes papiers, de ma vie.
Mon activité (?) antérieure me paraît inutile : Écrire ? Pour qui ? Pourquoi ? Ici, l’on écrit aussi, mais dans un autre dessein : rapports, notes, lettres, factures, chiffres (des millions de francs plein la bouche, je compte en millions et en tonnes). »

Réflexions, observations, pas encore développées :
« Le mot « songe-creux »… Idée d’esquif, de pirogue, de bois creusé, évidé… Aller au fil de l’eau. »

Plusieurs femmes dans sa vie, dont Ernestine (et leur jeune fils Luc), Reine, Mme Zouzou, Colette, Madeleine, etc.
Son problème cardiaque lui fait perdre la santé.
« Vivre son propre roman – vivre pour écrire – y conformer son existence. »

Il est étrange comme la note douloureuse de ce roman qui ne sera jamais se dégage de brèves notes, parfois obscures. Et peut-être n’en reste-t-il qu’un florilège de citations qui n’ont pu être étoffées par le texte…

\Mots-clés : #autobiographie #journal
par Tristram
le Lun 25 Sep - 12:30
 
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Jorge Semprun

Le Mort qu’il faut

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À Buchenwald, en décembre 1944, Semprun est déporté depuis un an comme résistant ; il a vingt ans. Il fréquente notamment le sociologue Maurice Halbwachs et le sinologue Henri Maspero, qui vont y mourir l’année suivante, et un jeune Français lui aussi « Musulman », c'est-à-dire « les invalides et les exclus, marginalisés par le despotisme productiviste du système de travail forcé ».
« Prendre sur soi pour sortir de soi, somme toute. »

« Malgré tous les subterfuges, les ruses et les détours, il y avait toujours trop peu de pain pour que j’en garde en mémoire. C’était fini, pas moyen de me souvenir. Il n’y avait jamais assez de pain pour que j’en « fasse de la mémoire », aurait-on dit en espagnol, hacer memoria. La faim revenait aussitôt, insidieuse, envahissante, comme une sourde pulsion nauséeuse.
On ne pouvait faire de la mémoire qu’avec des souvenirs. Avec de l’irréel, en somme, de l’imaginaire. »

Comme il appartient à l’Arbeitsstatistik du « camp de rééducation » (« C’est la marotte des dictatures, la rééducation ! ») devenu « un camp punitif, d’extermination par le travail forcé », Semprun est un temps « animateur culturel », et peut lire Absalon ! Absalon ! (Faulkner) pendant ses nuits de comptabilisation des mouvements des travailleurs. Ainsi que disent les rescapés des premières années du camp, Buchenwald est devenu un « sana » (la fin de la guerre approche, les Américains tiennent Bastogne)… Dans les latrines collectives, leur seul asile, Semprun discute de Dieu et du Mal avec « Lenoir », un Juif autrichien, et Otto, « un "triangle violet", un Bibelforscher, un témoin de Jéhovah ».
« Quoi qu’il en soit, Otto, jadis, dans l’arrière-salle de l’Arbeit, venait de m’exposer une notion cruciale de Schelling, selon laquelle nulle part l’ordre et la forme ne représentent quelque chose d’originaire : c’est une irrégularité initiale qui constitue le fond cosmologique et existentiel. »

« Les kapos rouges de Buchenwald évitaient le bâtiment des latrines du Petit Camp : cour des miracles, piscine de Bethsaïda, souk d’échanges de toute sorte. Ils détestaient la vapeur pestilentielle de « bain populaire », de « buanderie militaire », l’amas des corps décharnés, couverts d’ulcères, de hardes informes, les yeux exorbités dans les visages gris, ravinés par une souffrance abominable.
— Un jour, me disait Kaminsky, effaré d’apprendre que j’y descendais parfois, le dimanche, en allant voir Halbwachs au block 56, ou en revenant d’un entretien avec lui, un jour, ils se jetteront sur toi, en s’y mettant nombreux, pour te voler tes chaussures et ton caban de Prominent ! Qu’y cherches-tu, bon sang ?
Il n’y avait pas moyen de le lui faire entendre.
J’y cherchais justement ce qui l’effrayait, lui, ce qu’il craignait : le désordre vital, ubuesque, bouleversant et chaleureux, de la mort qui nous était échue en partage, dont le cheminement visible rendait ces épaves fraternelles. C’est nous-mêmes qui mourions d’épuisement et de chiasse dans cette pestilence. C’est là que l’on pouvait faire l’expérience de la mort d’autrui comme horizon personnel : être-avec-pour-la-mort, Mitsein zum Tode.
On peut comprendre, cependant, pourquoi les kapos rouges évitaient cette baraque.
C’était le seul endroit de Buchenwald qui échappât à leur pouvoir, que leur stratégie de résistance ne parviendrait jamais à investir. Le spectacle qui s’y donnait, en somme, était celui de leur échec toujours possible. Le spectacle de leur défaite toujours menaçante. Ils savaient bien que leur pouvoir restait fragile, par essence, exposé qu’il était aux caprices et aux volte-face imprévisibles de la politique globale de répression de Berlin.
Et les Musulmans étaient l’incarnation, pitoyable et pathétique, sans doute, mais insupportable, de cette défaite toujours à craindre. Ils montraient de façon éclatante que la victoire des SS n’était pas impossible. Les SS ne prétendaient-ils pas que nous n’étions que de la merde, des moins-que-rien, des sous-hommes ? La vue des Musulmans ne pouvait que les conforter dans cette idée.
Précisément pour cette raison, il était, en revanche, difficile de comprendre pourquoi les SS, eux aussi, évitaient les latrines du Petit Camp, au point d’en avoir fait, involontairement sans doute, un lieu d’asile et de liberté. Pourquoi les SS fuyaient-ils le spectacle qui aurait dû les réjouir et les réconforter, le spectacle de la déchéance de leurs ennemis ?
Aux latrines du Petit Camp de Buchenwald, ils auraient pu jouir du spectacle des sous-hommes dont ils avaient postulé l’existence pour justifier leur arrogance raciale et idéologique. Mais non, ils s’abstenaient d’y venir : paradoxalement, ce lieu de leur victoire possible était un lieu maudit. Comme si les SS – dans ce cas, ç’aurait été un ultime signal, une ultime lueur de leur humanité (indiscutable : une année à Buchenwald m’avait appris concrètement ce que Kant enseigne, que le Mal n’est pas l’inhumain, mais, bien au contraire, une expression radicale de l’humaine liberté) – comme si les SS avaient fermé les yeux devant le spectacle de leur propre victoire, devant l’image insoutenable du monde qu’ils prétendaient établir grâce au Reich millénaire. »

Des vers de Rimbaud, Valéry, Machado, Lorca et d’autres poètes, des passages de L’espoir de Malraux reviennent à Semprun.
Apparemment bien organisé, l’appareil de renseignement des communistes allemands au sein du camp (en la personne de « Kaminsky ») apprend qu’il est recherché par la Gestapo, et a trouvé un moribond qui correspond à son profil, dont il pourra endosser l’identité – l’homme en question est « le jeune Musulman français ». À ses cotés sur un châlit du Revier, l’infirmerie, il suit son agonie, médite la finitude humaine.
« Non, pas moi, François, je ne vais pas mourir. Pas cette nuit, en tout cas, je te le promets. Je vais survivre à cette nuit, je vais essayer de survivre à beaucoup d’autres nuits, pour me souvenir.
Sans doute, et je te demande pardon d’avance, il m’arrivera d’oublier. Je ne pourrai pas vivre tout le temps dans cette mémoire, François : tu sais bien que c’est une mémoire mortifère. Mais je reviendrai à ce souvenir, comme on revient à la vie. Paradoxalement, du moins à première vue, à courte vue, je reviendrai à ce souvenir, délibérément, aux moments où il me faudra reprendre pied, remettre en question le monde, et moi-même dans le monde, repartir, relancer l’envie de vivre épuisée par l’opaque insignifiance de la vie. Je reviendrai à ce souvenir de la maison des morts, du mouroir de Buchenwald, pour retrouver le goût de la vie. »

La mémoire, les douloureuses modalités du souvenir sont centrales dans cet ouvrage, avec la puissance de la littérature ; Semprun évoque aussi la vie quotidienne du camp : la promiscuité, les castes, la lutte pour la survie, la solidarité et ses limites – et les musiques, des chanteuses allemandes diffusées au jazz clandestin, en passant par les souvenirs de flamenco et la fanfare qui accompagne le départ au travail (voir https://expo-musique-camps-nazis.memorialdelashoah.org/). Impressionnant témoignage, qui complète Le Grand Voyage et L'Écriture ou la Vie. Étonnamment (pour moi), Semprun remet en question le travail des historiens sur la période : d’après lui, ils auront les coudées franches lorsque les derniers témoins se tairont à jamais…

\Mots-clés : #autobiographie #campsconcentration #deuxiemeguerre #historique #politique #temoignage #xxesiecle
par Tristram
le Sam 9 Sep - 18:34
 
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Sujet: Jorge Semprun
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Julien Gracq

La Forme d’une ville

Tag autobiographie sur Des Choses à lire La_for12

Sous les auspices de Baudelaire, Rimbaud, Poe, Apollinaire, Breton et Verne, avec son admirable élocution si souple et léchée, Gracq évoque la géographie, mais aussi l’histoire de Nantes, avec notamment une étude de la ville et de sa campagne à leurs limites ou lisières. Lieu d’où s’envole l’imaginaire et, depuis, des images d’autres cités visitées, c’est d’une ville à la fois "formatrice" et en perpétuel changement qu’il se remémore.
« Un jeu de cartes postales, même « personnalisé », rien qu’en mettant à plat la masse, le volume émouvant et indivisible qu’est d’abord, pour le sentiment que nous en avons, une ville, la déshumanise, la dévitalise, plus qu’il ne la fait resurgir. Il est curieux que pour moi ces vues intérieures que je garde de Nantes vont jusqu’à revêtir un caractère résolument passéiste : elles refusent de prendre en compte les transformations opérées dans la ville depuis un demi-siècle ; elles constituent des documents d’archives intimes, classées et répertoriées, plutôt que de vrais souvenirs. »

Le lycée (entre jésuite et militaire) dans les années vingt :
« J’y ai fait de solides études, et je ne doute guère que le rendement scolaire de cette dure et brutale machine ait été, en fin de compte, pour mes camarades, et pour moi, supérieur d’assez loin, à temps égal, à ce qu’il est aujourd’hui. Mais le prix à payer était élevé. »

Fortement implanté dans la ville de Nantes (où j’ai séjourné, il y a quelques décennies), ce livre vaut sans doute surtout pour le familier des lieux, qui y retrouverait ses marques comme Gracq les siennes alors qu’il était jeune. Mais pas un mot sur le gros-plant, à peine sur le muscadet ; pourtant un vif souvenir de mes pérégrinations dans les cafés à l’époque…

\Mots-clés : #autobiographie #enfance #jeunesse #lieu #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 7 Sep - 12:02
 
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Michel Houellebecq

Quelques mois dans ma vie (octobre 2022 – mars 2023)

Tag autobiographie sur Des Choses à lire Quelqu10

Sorte de droit de réponse autobiographique sur deux affaires récentes où Houellebecq est impliqué.
D’abord, mea culpa suite à ses déclarations controversées (et largement sujettes à caution) dans un entretien avec Michel Onfray : son dernier mot, c’est :
« …] le problème n’est pas l’islam, c’est la délinquance »

D’autre part, son film porno hollandais, où il serait victime d’un aigrefin ; c'est aussi l'occasion d'une sorte de défense et illustration de la sexualité, et de la pornographie.
« Sous l’effet de différentes théories psychologiques erronées, on surévalue fréquemment l’importance des fantasmes dans la sexualité. Création mentale individuelle et autonome, développée en l’absence de toute relation humaine, les fantasmes n’ont presque aucune importance en matière sexuelle, et ne comptent absolument plus dès que l’amour est en jeu. Comme chacun au fond le sait, l’élément le plus important dans la sexualité est l’amour. En second lieu vient un sentiment moins exaltant, et moins souvent exalté, qu’on appelle en général sympathie. »

« Prostituée, voilà ce que j’appelle un beau métier, un métier honorable et noble. »

Humour, digressions, confidences, sordidité, étalage complaisant de ses pratiques sexuelles (comme le triolisme), provocation, mises en cause ad hominem (les noms sont doublés de qualificatifs outrageants), et cet affligeant constat :
« …] j’avais atteint, à titre personnel, la quasi-perfection de la connerie. »

Mais aussi :
« Je ne crois pas aux idées ; je crois aux gens. »

Certes Houellebecq fait montre d’esprit (même s’il est apparemment lent dans la vie courante), mais dans une large part, ce qu’il nous livre est un aperçu de l’infâme gloubi-boulga que nous servent à satiété nombre de médias et réseaux sociaux actuels, ce qui de mon point de vue en retire d’entrée beaucoup d'intérêt. Comme souvent chez lui, on trouve des aperçus originaux et pertinents ; cette fois, c'est aussi la démonstration, toujours utile, qu'on peut parfaitement voir se conjuguer chez un même individu intelligence et nigauderie.

\Mots-clés : #actualité #autobiographie #sexualité
par Tristram
le Jeu 31 Aoû - 12:28
 
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Kossi Efoui

Une magie ordinaire

Tag autobiographie sur Des Choses à lire Une_ma11

À l’annonce de l’hospitalisation de sa mère à Lomé, qu’il a quitté pour la France en tant que réfugié politique voici vingt ans, Kossi, qui a maintenant lui-même des enfants, se souvient de cette mère qui lui a apprit ses fondamentaux, comme la traduction de l’ewe en français et réciproquement, soit un pont entre les deux mondes, celui des colonisateurs et celui de ses origines. Il retrace en fait toute son enfance dans un milieu pauvre, et l’importance des livres pour lui. Venu à la poésie grâce notamment à Baudelaire, il est aussi manifestement imprégné de ses études de philosophie.
« « Aimez-vous les uns les autres », dit Jésus. Quand on sait que l’impératif du verbe « aimer » est une impossibilité en soi, il n’y a pas de religion de l’amour qui ne soit pur délire. Comme il n’y a pas de volonté de changer le monde qui ne procède d’un trouble de la personnalité et du jugement, puisque ce n’est pas le monde qui a besoin d’être changé ni d’être sauvé, mais les hommes qui ont besoin, chacun, de se soigner. »

Ce livre m'a plu, et pas seulement parce qu’il m’a ramentu ce pays aux frontières artificielles qui séparent un peuple en trois, celui aussi des arbres sacrés et des vivantes veillées funèbres : j’ai été fort sensible à ses gens, et c’est encore le cas avec cet auteur.

\Mots-clés : #autobiographie #enfance #exil #relationenfantparent #temoignage
par Tristram
le Lun 14 Aoû - 13:16
 
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QIU Xiaolong

Il était une fois l'inspecteur Chen

Tag autobiographie sur Des Choses à lire V_book10

Dans son préambule, Qiu Xiaolong rappelle qu’au début de la Révolution culturelle, dans les années cinquante, la « critique révolutionnaire de masse des ennemis de classe » du peuple caractérisait la dictature du prolétariat, et raconte comme son propre père, considéré comme un capitaliste, fut alors victime des Gardes rouges (récit de dégradation impitoyable qui à lui seul vaut la lecture).
Le roman lui-même commence comme Chen Cao, étudiant juste après la fin de la Révolution culturelle (et encore dans l’ombre de sa famille « noire »), prépare un mémoire sur Eliot (comme Xiaolong) dans la bibliothèque de Pékin, où travaille la ravissante Ling. Puis il devient policier, un peu par hasard, et s’engage dans sa première enquête, qui le replonge dans son passé (et la cité de la Poussière Rouge à Shanghai). Cette enquête, qui réunit les principales caractéristiques des romans de Xiaolong (la société chinoise contemporaine, la cuisine et la poésie chinoises), est plus un support (presque un prétexte) à évoquer les séquelles de la Révolution culturelle et ses iniques aberrations discriminatoires. C’est certes un polar, mais aussi et peut-être surtout un témoignage, à la fois historique et personnel.
« Monsieur » Fu a été assassiné ; Chen se renseigne, notamment lors des « conversations du soir » au quartier. L’homme fut accusé de capitalisme pour avoir ouvert un petit commerce de fruits de mer avant la campagne d’éradication des « Quatre Vieilleries » (« Vieilles idées, vieille culture, vieilles coutumes et vieilles habitudes »), et sa femme mourut à cause des bijoux où le couple avait placé ses gains :
« « Ensuite, elle a dû rester debout dans la rue, un tableau noir autour du cou avec son nom barré au-dessus de la phrase : Pour ma résistance contre la Révolution culturelle, je mérite de mourir des milliers de morts. Plus tard dans la nuit, pendant son supplice, elle est tombée et s’est cogné la tête contre l’évier commun. Elle ne s’est jamais réveillée. »

Fu, qui était délaissé de tous y compris ses enfants, reçut de l’État une compensation financière pour ces spoliations (après la réforme du camarade Deng Xiaoping), qui le rendit riche. Il prit une bonne, Meihua, qui lui concoctait de bons petits plats.
Cette affaire résolue, plusieurs autres sont rapidement narrées, autant d’étapes dans la carrière de l’intègre inspecteur. Autant de nouvelles aussi, qui illustrent la corruption dans une société qui combat officiellement la décadence et l’indécence dans une politique hostile à l’étranger, aux intellectuels. Également des souvenirs de jeunesse de Xiaolong (sans surprise, grand appétit pour la gastronomie et les livres, notamment occidentaux et à l’index), avec son amitié pour Lu le Chinois d’outre-mer, devenu un de ses personnages récurrents.
Cet ouvrage constitue un prequel des enquêtes de l’inspecteur Chen publiées auparavant, narrant sa jeunesse en la rapprochant de l’histoire de son auteur et de son pays d'origine. Il peut difficilement être lu uniquement comme un polar, et je comprends qu’Armor ait été déçue à sa lecture.

\Mots-clés : #autobiographie #discrimination #ecriture #historique #polar #politique #regimeautoritaire #revolutionculturelle #temoignage
par Tristram
le Sam 12 Aoû - 13:03
 
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Marcel Jouhandeau

La Jeunesse de Théophile – Histoire ironique et mystique

Tag autobiographie sur Des Choses à lire La_jeu10

Théophile Brinchanteau naît avec un bec-de-lièvre vers la fin du XIXe dans une petite ville de province. Enfance saturée de religion, surtout sous l’autorité aimante de tante Ursule, demeurée demoiselle.
« Théophile ne parlait jamais avec les siens pour parler. On ne savait pas chez lui prendre son plaisir aux paroles. Les gens du peuple ne parlent que pour nuire ou être utiles. »

Belle page sur la dentelle de tante Ursule :
« Toute la vie de famille et la vie intérieure de tante Ursule y était représentée. Aucun événement joyeux ou malheureux qui n’eût son souvenir de dentelle dans le livre endormi sous un triple fermoir de rubans. La mystique et l’élégance des cinquante dernières années de la paroisse s’y résumaient en images subtiles. Renaissance, Richelieu, Cluny, Vosges, Angleterre, — la géographie et l’histoire du monde y avaient leur part. »

À sa mort, c’est une galerie hallucinée de portraits champêtres, des fous parmi les fantômes.
« Tante Ursule avait essayé de donner à l’enfant l’exemple de n’être ému par rien ni personne. Le travail quotidien et le souci d’un avenir doré suspendu à la chaîne fragile de toutes les heures de la vie, un instant de repos chaque jour dans un jardin minuscule devaient garder Théophile de tout étonnement, de la curiosité, du trouble. Heureusement les folles et les fous d’alentour se levèrent-ils pour fermer les yeux des idoles et pour éveiller sa raison. Dès lors, la courte philosophie de tante Ursule ne lui suffit plus. »

Jeanne, qui fut carmélite (et l’aime), lui fait connaître la nature et Dieu, passage (de nouveau assez onirique) de « son adolescence pieuse et craintive, casanière de l’habitude atavique et mal propre à l’aventure. »
Lorsqu’il obtient une chambre à soi, lui qui « se sentait différent de toute sa ville », Théophile, plutôt introverti, angoissé et passif, devient de plus en plus mystique, collectionnant avec enthousiasme les statuettes de la Vierge.
« Il retrouvait dans ses propres yeux le regard de Raphaël ou de Murillo pour dénaturer en beauté la laideur vulgaire des images de femme que lui vendait la sacristine de sa paroisse. »

Vu de sa fenêtre, d’entre ses jolis rideaux, son père (qu’il n’aime pas), et une voisine :
« Au pied de la tour, sur un angle cimenté, le boucher, vêtu de linges blancs, armé d’un grand couteau et suivi de deux acolytes venait immoler des moutons et des chevreaux. Leur bêlement s’exhalait avec la vie. Avant de mourir, ils évoquaient au fond de la cour l’odeur de l’étable où ils étaient nés, les champs où ils avaient couru parmi la bruyère et le thym, tous les paysages de la terre que garde un pasteur. Le berger apparaissait en larmes, penché sur un ruisseau de sang. »

« Quand elle voulait prendre l’air ou s’exposer l’été au soleil, elle soulevait ses seins sur ses deux bras nus et les déposait lentement sur la pierre de l’accoudoir. Sa gorge était nue comme ses bras. Seule, une toile blanche, épaisse, bordée de dentelle, voilait la poitrine dont on aurait eu peur. »

Long exposé des messes pascales, rites fastueux d’une dévotion catholique encore éblouissante en ce début du XXe.
Une pieuse et dominatrice dame du monde, madame Alban, sépare Théophile de son amie Jeanne, et le prépare à la Perfection, c'est-à-dire qu’elle l’accapare de façon ambigüe sous couvert de le faire étudier, lui qui se destine (apparemment) au sacerdoce – mais saura-t-il enfin assumer son prénom ?
Ce roman largement inspiré de la biographie de l’auteur ne m’a guère plu, dans le fond comme la forme, assez mièvres ; dans ses meilleurs moments, il m’a ramentu Huysmans.

\Mots-clés : #autobiographie #enfance #initiatique #jeunesse #relationenfantparent #religion
par Tristram
le Ven 11 Aoû - 12:42
 
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Paul Léautaud

Journal particulier 1933

Tag autobiographie sur Des Choses à lire Journa14

Paul Léautaud, soixante et un ans, qui a déjà Anne Cayssac (« le Fléau ») comme maîtresse depuis dix-huit ans, est invité chez elle par Marie Dormoy, une bibliothécaire du milieu littéraire et artistique gravitant autour du Mercure de France, et qui ne le séduit guère.
« Et ce n’est pas que je tienne à aucune aventure. Franchement non. Ma tranquillité, ma santé, mon travail. »

« Enfin, raté, raté, raté, comme il arrive toujours en pareil cas, comme il m’arrivait même quand j’étais jeune. Tout est, chez moi, une affaire de tête. Si la tête ne marche pas, bonsoir. J’ai dû lui laisser une fichue opinion de moi. »

Dans le même temps abordé par une « dame de La Varenne », il cherche à éviter ces relations.
« Mais sans le vrai attrait, pas de vrai plaisir. Je parle pour moi ! On ne fait rien de bon cœur. Je ne sais même pas s’il n’y a pas : mauvais cœur. »

Rapports sexuels aboutis avec Marie (version que cette dernière contestera dans ses Mémoires), suivis de craintes hypocondriaques, et liaison de plus en plus suivie.
« J’ai relu mes notes, la même chose que pour le Fléau au début : pas mon type, pas attrait complet, et ceci, et cela. Et Dieu sait ce que je suis devenu dans la suite, à l’égard du Fléau. Que cela ne m’arrive pas avec M. D., je le souhaite vivement. »

« Je ne suis pas si éteint que je croyais et craignais. Cela n’a été qu’un moment. Cela vaut tout de même mieux. Ce qui ne m’empêche pas de penser dans quelles histoires suis-je en train de m’engager. Voyez-vous qu’elle se prenne au jeu et se mette à tenir à moi. Grands souhaits que non. »

Importance des gestes impudiques, des propos polissons, qui l’excitent, comme leur correspondance.
« Elle s’est payée du plaisir ce matin avec abondance, mais j’ai eu l’occasion de la regarder une minute : quel manque de grâce sur le visage dans le plaisir. Comme les femmes peuvent offrir des physionomies différentes, les hommes aussi sans doute. »

Maladresses (elle est trop souvent « malade » à son goût) :
« (Ses avortements, quatre fois.) J’ai commis alors un impair, ne pouvant pas me douter qu’elle y serait à ce point sensible, en lui disant en plaisantant : « Tu aurais mieux fait d’avoir quatre enfants. » – Ce qui lui a amené des larmes, presque à pleurer pour de bon. Est-ce souvenir d’hommes qu’elle a aimés, est-ce sorte de sensibilité maternelle ? J’aurais certes mieux fait de ne pas tenir ce propos. »

Léautaud regrette qu’elle ne soit pas « jolie », ni assez démonstrative dans l’acte ; ils échangent des petits mots, qui ne sont pas sans une certaine goujaterie de sa part.
« Elle n’est pas jolie. Elle est comme un mannequin quand elle fait l’amour. Elle n’a rien de très agréable à montrer quand elle est nue. Elle devrait comprendre cela.
Quoiqu’il soit bien agréable, telle qu’elle est, de l’avoir l’été, pendant l’absence du « Fléau ». Surtout, maintenant, que tous les deux arrivés à une certaine intimité et liberté physiques. Tout est ainsi dans la vie, dans tous les domaines : il faut savoir se contenter d’à peu près.
Je comptais pourtant bien m’offrir ce soir une séance. »

Et effectivement, c’est lui qui la poursuit, quoiqu’il en dise.
« J’ai encore fait cette remarque : elle ne prend un visage un peu intéressant qu’après avoir joui trois ou quatre fois. Mais pas moyen de la faire parler. Elle rit quand je lui reproche son mutisme. « Au fond, tu voudrais que je te dise des cochonneries. Moi je trouve que dans la jouissance on n’a pas besoin de parler. » Elle est d’une école qui n’est pas la mienne. »

Il est méfiant aussi à propos de son Journal littéraire, que Marie l’engage à céder à sa bibliothèque (en lui en conservant l’accès).
Il est bon de rappeler que Marie Dormoy, elle-même écrivaine, devint la dactylographe du Journal littéraire, et contribua essentiellement à faire publier l’œuvre de Léautaud.
Cru voire cuistre, regard clinique, ce journal privé m’a paru tel que pourraient le rédiger nombre d’hommes – et ce peut être un regret de ne pas l’avoir fait !

\Mots-clés : #autobiographie #erotisme #journal #sexualité #vieillesse
par Tristram
le Mar 8 Aoû - 12:35
 
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Sujet: Paul Léautaud
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Herve guibert

Tag autobiographie sur Des Choses à lire 00220110

Je viens de terminer ce récit, dit d'autofiction, mais peu importe le flacon...

Où il est question de maladie et d'une mort annoncée, mais aussi d'un espoir fou de vivre, envers et contre tous, même contre soi...
1
J'ai eu le sida pendant trois mois. Plus exactement, j'ai cru pendant trois mois que j'étais condamné par cette maladie mortelle qu'on appelle le sida. Or je ne me faisais pas d'idées, j'étais réellement atteint, le test qui s'était avéré positif en témoignait, ainsi que des analyses qui avaient démontré que mon sang amorçait un processus de faillite. Mais, au bout de trois mois, un hasard extraordinaire me fit croire, et me donna quasiment l'assurance que je pourrais échapper à cette maladie que tout le monde donnait encore pour incurable. De même que je n'avais avoué à personne, sauf aux amis qui se comptent sur les doigts d'une main, que j'étais condamné, je n'avouai à personne, sauf à ces quelques amis, que j'allais m'en tirer, que je serais, par ce hasard extraordinaire, un des premiers survivants au monde de cette maladie inexorable.


Où il est question d'une amitié trahie, de peur et de honte mais aussi d'une tentative, poignante et déterminée, de rachat par l'écriture...
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(…) De quel droit écrivais-je tout cela ? De quel droit faisais-je de telles entailles à l’amitié? Et vis-à-vis de quelqu’un que j'adorais de tout mon cœur ? Je ressentis alors, c'étais inouï, une sorte de vision, ou de vertige, qui m'en donnait les pleins pouvoirs, qui me déléguait à ces transcriptions ignobles et les légitimaient et m’annonçant, c'était donc ce qu'on appelle une prémonition, un pressentiment puissant, que j'y étais pleinement habilité car ce n'était pas tant l'agonie de mon ami que j'étais en train de décrire que l'agonie qui m'attendait, et qui serait identique, c'était désormais une certitude qu'en plus de l'amitié nous étions liés par un sort thanatologique commun.



\Mots-clés : #autobiographie #ecriture #identitesexuelle #pathologie
par Laurentides
le Ven 28 Juil - 23:38
 
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Sujet: Herve guibert
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Joe Wilkins

La Montagne et les Pères

Tag autobiographie sur Des Choses à lire La_mon12

Souvenirs d’enfance à la ferme retirée dans le Big Dry, dans l’est du Montana, du côté de Melstone dans le comté de Musselshell, une contrée où la vie est dure.
« Les serpents compliquent et présagent, ils se déplacent comme un vent rampant, ils se cachent à découvert. »

Élevage ou chasse, « Dans le Big Dry, il fallait tuer pour vivre »…
Le grand-père maternel et ses histoires (qui auront un rôle déterminant dans son existence : les « fragments du corps de mon grand-père ») ; sa mère, indépendante et engagée, démocrate (on est principalement républicain dans la région, et profondément croyant).
« Chaque année, songe-t-elle, un peu plus vieille, un peu plus moi-même. »

Et son père, ce roc mourant d’un cancer quand il a neuf ans.
Les amis paternels, pêcheurs et chasseurs, puis sa grand-tante, lithographe à Billings, ensuite le professeur qui un temps comble son besoin de père. Un autre enseignant marquant, et les livres ; et les rêves d’ailleurs.
Sécheresse, inondation, incendie, sauterelles… Alcool, armes à feu… Le ranch du grand-père, que seul son père aurait su gérer, est vendu. Beaucoup de fermiers perdent leurs terres.
« La terre du Big Dry était mauvaise, mais nous faisions de notre mieux pour la rendre fertile.
Nous canalisions la rivière pour irriguer, nous abattions les peupliers et labourions jusqu’au lit de la rivière, nous disposions des bidons usagés d’huile à moteur pour piéger les sauterelles. Nous aspergions les champs pour éliminer les centaurées et les graminées, nous fertilisions et irriguions et arrosions de désherbant le chiendent. Nous passions des nuits entières dans la bergerie à extraire des agneaux en siège, nous vermifugions et vaccinions et écornions, nous donnions à manger des tonnes et des tonnes de maïs. Et quand rien de tout cela ne fonctionnait, quand les foins brûlaient toujours au soleil et que les sauterelles s’abattaient sur les cultures tel le septième sceau de l’Apocalypse, et que les moutons n’avaient plus que la peau sur les os sous le ciel brûlant, quand ces mauvaises terres prenaient malgré tout le dessus sur nous, alors nous priions. Et quand les prières étaient inefficaces, nous blasphémions. Puis nous jetions les cadavres dans la fosse à ossements et retentions notre chance – plus sérieusement encore, cette fois, nos rouages graissés par une nouvelle dose de bile.
Même si c’était bien fait, on ne pouvait pas appeler ça gagner sa vie ; ce n’était qu’une série d’agonies ritualisées. Et ce n’est pas pour dénigrer un mode d’existence. C’est simplement pour dire les choses telles qu’elles sont. Vivre de la terre, n’importe quelle terre, est difficile. Vivre de ces mauvaises terres, cette partie de plaines d’altitude le long des contreforts orientaux des Rocheuses qu’on appelait jadis le Grand Désert Américain, était presque impossible. Surtout quand les lois agricoles ont changé sous Nixon et Reagan, quand nous sommes passés d’un élevage de moutons, de vaches et de poules, d’une culture de blé, de froment et d’avoine et d’un peu tout, à l’élevage de vaches et la culture de maïs, point final. C’est environ à cette époque aussi que les étés se sont faits plus longs et les hivers plus courts, que les torrents printaniers qui alimentaient autrefois les ravines se sont asséchés. Et même à ce moment-là, nous n’avons rien cherché à changer. Nous ne nous sommes pas défendus ni instruits. Nous nous sommes contentés de plier et de nous endurcir, de travailler davantage – davantage d’emprunts à la banque, davantage d’hectares pâturés jusqu’à la terre nue, davantage de produits chimiques dispersés à travers la région. »

« C’était une violence lente et psychologique. Et la plupart d’entre eux retournèrent cette violence contre eux-mêmes. »

« À la télévision, les politiciens évoquaient ce projet-ci ou celui-là, afin de venir en aide à l’Amérique rurale, mais quelqu’un avait parfaitement compris de quoi il retournait : on mit en service une permanence téléphonique contre le suicide dédiée spécifiquement aux fermiers et aux exploitants ruinés, obligés de vendre, qui se trouvaient soudain piégés dans un monde qu’ils ne reconnaissaient pas. »

« Reprenons donc : comment tout débute avec les caprices du vent et de la nécessité, ou peut-être juste dans un bref instant de stupidité ; comment l’échec et la honte, en l’espace d’une seconde, deviennent si impossiblement lourds, un sac de pierres qu’il faut hisser sur son épaule ; comme ils se muent en peur ; et comme la peur éclate un jour en vous – une lente implosion, une détonation à vous briser la nuque.
Ce n’est pourtant pas ainsi que doivent forcément se passer les choses. Nous échouerons, nous continuerons à agir parfois sans raison valable, nous porterons à jamais le fardeau de l’échec et de la honte – mais c’est là, me semble-t-il, que tout peut changer : il existe une sorte de fascination terrible et facile, proche de la peur mais qui n’est pas de la peur. C’est le fait de comprendre le sang qui sèche sur nos mains, le paquet de viande emballée par nos soins qu’on sort du congélateur. C’est accepter la beauté habituelle de nos journées, c’est respecter le labeur de subsistance. C’est comprendre qu’il n’est pas nécessaire de posséder la terre pour être issus de la terre, c’est admettre que nous vivons tous sur ces terres et que nous assumons la responsabilité de cette violence infligée au sol par nos simples existences. C’est reconnaître combien les histoires nous trompent, combien les histoires nous sauvent. C’est d’avoir entendu les deux versions et, dans nos instants d’intenses difficultés, c’est de conter l’histoire qui nous sauvera. »

« Loin dans la prairie, la malchance et les mauvais choix ne faisaient qu’un, l’échec était l’unique péché impardonnable, car nous devions avoir une foi inébranlable en notre capacité à vivre de ces terres ingrates. Nous devions croire que c’était possible, que ce n’était pas de la folie. […]
Nous tournions donc le dos à toute forme d’échec, nous n’accusions ni le projet, ni le vent, ni les nécessités, mais la personnalité des participants. »

D’où le refus de toute forme d’assistance gouvernementale.
À mi-chemin de l’autobiographie et du témoignage, Joe Wilkins rapporte une à une, grosso modo chronologiquement, des scènes qui lui restent, parfois de brefs instantanés. Vers la fin du livre, il développe ses réflexions sur ses difficultés d’intégration et surtout celles de la région.

\Mots-clés : #autobiographie #enfance #famille #lieu #nature #ruralité #viequotidienne #xxesiecle
par Tristram
le Dim 28 Mai - 13:49
 
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Sujet: Joe Wilkins
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Luis Sepulveda

Le neveu d'Amérique

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Recueil de quelques notes de Luis Sepúlveda, avec en entrée la formation par le grand-père à Santiago :
« Le gag consistant à me remplir de limonade pour ensuite me faire pisser à la porte des églises, nous l’avions maintes fois répété depuis que j’avais commencé à marcher et le vieux avait fait de moi son compagnon d’aventures, le petit complice de ses mauvais coups d’anarchiste à la retraite. »

Voilà qui suggère quelques activités récréatives pour égayer les proches retrouvailles avec mes petits-fils.
Suit une évocation de son « voyage à nulle part », de l’activisme communiste à la prison avec tortures, évocation sinistre rendue bouffonne par un humour détaché, quasiment gracieux.
« Un voyage d’aller », c’est d’abord l’errance dans la peur, c'est-à-dire l’Amérique du Sud des années soixante-dix, et deux péripéties romanesques en Équateur, soient autant de récits qui valent par l’art du conteur que par les personnages rencontrés.
« Un voyage de retour », c’est Chiloé, « l’antichambre de la Patagonie », où Luis rentre au pays, enfin autorisé à le faire par les autorités chiliennes. Il devait voyager avec Bruce Chatwin (mort entretemps, voir son fil), sur les traces de Butch Cassidy et Sundance Kid. Vin et agneau toujours au menu, mais surtout des histoires incroyables, comme les concours de mensonges et son ami Carlos l’aviateur.
L’adelantado Arias Pardo Maldonado aurait exploré la Patagonie :
« “Les habitants de Trapananda sont grands, monstrueux et velus. Leurs pieds sont aussi longs et démesurés que leur démarche est lente et maladroite, ce qui fait d’eux une cible facile pour les arquebusiers.
“Les gens de Trapananda ont les oreilles si grandes qu’ils n’ont pas besoin pour dormir de couvertures ou de vêtements protecteurs, car ils se couvrent le corps avec leurs oreilles.
“Les gens de Trapananda dégagent une telle puanteur et pestilence qu’ils ne se supportent pas entre eux, de sorte qu’ils ne s’approchent, ne s’accouplent ni n’ont de descendance.” »

« Avec lui naît la littérature fantastique du continent américain, notre imagination débridée, et cela suffit pour lui accorder une légitimité historique. »

« L’arrivée », c’est Martos en Andalousie, pays d’origine de son grand-père, où il retrouve le frère cadet de ce dernier.
« on est d’où on se sent le mieux »

Ces notes sont vraisemblablement extraites d’un carnet offert par Chatwin :
« Je me rappelle cela tandis que j’attends, assis sur une barrique de vin, face à la mer, au bout du monde, et je prends des notes sur un carnet aux pages quadrillées que Bruce m’a offert précisément pour ce voyage. Il ne s’agit pas d’un carnet ordinaire. C’est une pièce de musée, un de ces authentiques carnets de moleskine si appréciés par des écrivains comme Céline ou Hemingway, et à présent introuvables dans les papeteries. »

Luis Sepúlveda a le don de ne faire qu’effleurer, notamment la terreur dictatoriale, et à cet aspect élusif, elliptique, tient beaucoup de son pouvoir de faire rêver.

\Mots-clés : #amitié #autobiographie #exil #humour #regimeautoritaire #voyage
par Tristram
le Sam 20 Mai - 13:02
 
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Sujet: Luis Sepulveda
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Sue Hubbel



Sue Hubbell

1935/2018


Tag autobiographie sur Des Choses à lire 19hubb10



Né(e) à : Kalamazoo, Michigan , le 28.01.1935
Mort(e) à : Bar Harbor Maine , le 13.10.2018
Biographie :

Sue Hubbell est née et a grandi à Kalamazoo, Michigan. Elle était bibliothécaire à Brown University jusqu'à 1972. A cette date, elle s'installe avec son mari dans le Missouri.

Mère de famille, Sue se retrouve seule à la campagne, (Ozarks, Missouri) à la tête d'une énorme exploitation de ruches. C'est une situation au départ très difficile à laquelle pourtant elle s'est adaptée avec bonheur, et qui lui a permis, en totale adéquation avec la nature, de trouver la sérénité.

Sue Hubbell vit depuis douze ans dans sa ferme aux abeilles quand elle commence son récit "Une année à la campagne" (préfacée par J. M. G. Le Clézio). Il s'agit donc d'un recueil des petits évènements extraordinaires de son quotidien, assortis de questions et de réflexions personnelles.

Elle a vécu ensuite à Washington, D.C., et dans le Maine. Elle est la sœur de l'écrivain Bil Gilbert, qui écrit lui aussi sur la Nature.


Source : Widipedia

Traductions françaises :

1994 : Une année à la campagne
2022 : En attendant Aphrodite


**************************************************

Une année à la campagne

Folio Gallimard
Préface de Jean-Marie Le Clézio

Sue Hubbel était bibliothécaire dans une université, son mari était professeur. Ils ont décidé de quitter une vie convenue pour partir dans le Missouri produire du miel, loin de la ville. Ils ont dû apprendre ce nouveau métier, survivre loin de la civilisation à laquelle ils étaient habitués. Ils ont eu un fils, et puis un jour, le mari est parti continuer sa vie ailleurs. Sue est restée, continuant à vivre de ses ruches.

Le livre est une suite de chapitres, évoquant les rencontres avec les voisins, la vie avec les animaux, le travail de chaque jour. Chacun est une tranche de vie. Elle observe les insectes et les plantes, raconte ce qu'elle a pu en observer. Bien au- delà d'un compte-rendu, c'est chaque fois l'occasion de parler de la vie, celle des voisins, celle des animaux, des plantes.
Un livre qui respire le bonheur, la simplicité, la joie de vivre malgré les difficultés matérielles.

"
Pendant ces années, j'ai appris qu'un arbre a besoin d'espace pour pousser, que les coyotes chantent près du ruisseau en janvier, que je peux enfoncer un clou dans un chêne seulement quand le bois est vert, que les abeilles en savent plus long que moi sur la fabrication du miel, que l'amour peut devenir souffrance, et qu'il y a davantage de questions que de réponses." (avant-propos)


Un vrai bonheur ce livre!


\Mots-clés : #autobiographie #nature
par Albert
le Mar 2 Mai - 20:22
 
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Sujet: Sue Hubbel
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Philippe Descola

La Composition des mondes

Tag autobiographie sur Des Choses à lire La_com10

Philippe Descola est pour le moins un digne continuateur de l’œuvre de Lévi-Strauss, et même si je connais peu son travail à ce jour, j’ai apprécié notamment Les lances du crépuscule (je peux vous baller un monceau de citations sur simple demande). Ces entretiens avec Pierre Charbonnier permettent d’aborder l’œuvre et l’homme de biais, aussi introduire à l’ethnographie (cet intérêt pour l’autre) contemporaine. (Dans le même esprit, on peut écouter actuellement https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/a-voix-nue/le-gout-des-autres-4725026, 5 x 28').
Étudiant engagé, Descola se tourne vers la philosophie, puis l’ethnologie.
« Au contraire du mythe populiste qui fait de la « génération 68 » des jouisseurs épris de facilité, beaucoup d’entre nous étions stimulés par la nécessité un peu grandiloquente de manifester une intelligence à la hauteur des circonstances. »

Choix de l’Amazonie comme terrain d’étude, avec Claude Lévi-Strauss comme directeur de thèse.
« C’est bien là que résidait le mystère à percer : ces tribus en apparence totalement anomiques, sans cesse traversées par des conflits sanglants, continuaient pourtant à manifester une très grande résilience malgré quatre siècles de massacres, de spoliations territoriales et d’effondrement démographique provoqué par les maladies infectieuses. Où était leur ressort ? Comment définir ce qui, chez elles, faisait société ? »

Aussi une conscience écologique, c'est-à-dire du rapport à la nature, qui n’était pas courante dans les années 70. Évidemment marqué par le creuset de l’ethnologie américaniste,
« …] prendre les sociétés indigènes d’Amérique du Sud comme une totalité à multiples facettes et non comme réparties entre des blocs géographiques et culturels intrinsèquement différents. »

… et le structuralisme anthropologique,
« …] l’idée d’une combinatoire rendant compte de tous les états d’un ensemble par les différences systématiques qui opposent ses éléments. »

Rôle majeur du Laboratoire d’anthropologie sociale,
« Le choix même du terme « laboratoire », inusité à l’époque dans les sciences sociales, signalait déjà la volonté de placer la recherche en anthropologie sur un pied d’égalité avec les sciences expérimentales, en mettant l’accent autant sur l’enquête de terrain que sur ce qui vaut expérimentation dans notre discipline, à savoir l’élaboration de modèles susceptibles être comparés. Si l’ethnographie est une démarche nécessairement individuelle, l’ethnologie et l’anthropologie supposent en revanche non pas tant un travail collectif que l’existence d’un collectif de chercheurs, réunis avec leurs diverses compétences ethnographiques dans un lieu où ils peuvent échanger jour après jour informations, hypothèses et appréciations critiques, et disposant en outre de l’ample documentation et des systèmes modernes de traitement des données indispensables à leur entreprise. »

… création de Lévi-Strauss.
« Il a toujours encouragé l’originalité chez ceux qui le côtoyaient et découragé les tentatives de faire la même chose que lui. De ce point de vue, la seule exigence qui comptait était celle que l’on s’imposait à soi-même afin d’être digne de celle qu’il s’imposait à lui-même. Pour ma part, et cela depuis ce premier exposé dans son séminaire qui a été publié par la suite dans L’Homme, j’ai toujours écrit pour Lévi-Strauss. On écrit souvent en ayant un lecteur à l’esprit, et le lecteur que je me suis choisi dès l’origine, c’est lui. En effet, outre ses compétences et son savoir d’anthropologue, outre son imagination théorique et son jugement acéré, outre sa familiarité avec les problèmes philosophiques et son talent d’écrivain, Lévi-Strauss avait une grande connaissance de la nature – de la botanique, de la zoologie, de l’écologie – et il avait prêté une attention toute particulière à la façon dont l’esprit exploite les qualités qu’il perçoit dans les objets naturels pour en faire la matière de constructions symboliques complexes et parfois très poétiques. J’éprouvais ainsi une affinité profonde avec sa pensée, et c’est l’une des raisons qui expliquent ce choix de le considérer comme un lecteur idéal de mon travail. »

Rôle important également de Françoise Héritier qui lui fait briguer le Collège de France.
« Au fond, je poursuis l’entreprise que j’avais amorcée à l’École des hautes études, qui est d’explorer des domaines nouveaux, et donc de ne jamais enseigner les choses que je sais déjà, mais plutôt des choses que je suis en train de découvrir ou d’apprendre à connaître. »

À propos de son approche dans sa monographie sur les Achuars :
« Pourtant, en proscrivant toute référence ouverte à sa subjectivité, l’ethnologue se condamne à laisser dans l’ombre ce qui fait la particularité de sa démarche au sein des sciences humaines, un savoir fondé sur la relation personnelle et continue d’un individu singulier avec d’autres individus singuliers, savoir issu d’un concours de circonstances à chaque fois différent, et qui n’est donc strictement comparable à aucun autre, pas même à celui forgé par ses prédécesseurs au contact de la même population. »

Un résumé de son ouvrage anthropologique, Par-delà nature et culture :
« Peut-être faut-il rappeler le point de départ de cet exercice d’ontologie structurale. C’est l’expérience de pensée d’un sujet : je ne peux détecter des qualités dans un autre indéterminé, humain ou non humain, qu’à la condition de pouvoir y reconnaître celles au moyen desquelles je m’appréhende moi-même. Or, celles-ci relèvent à la fois du plan de l’intériorité – états mentaux, intentionnalité, réflexivité… – et du plan de la physicalité – états et processus physiques, schèmes sensori-moteurs, sentiment interne du corps… Le noyau originaire est donc un invariant hypothétique, le rapport entre intériorité et physicalité, dont j’étudie les combinaisons possibles. Elles sont au nombre de quatre : ou bien les non-humains ont une intériorité de même type que la mienne, mais se distinguent de moi, et entre eux, par leurs capacités physiques, c’est ce que j’appelle l’animisme ; ou bien au contraire ils subissent le même genre de déterminations physiques que celles dont je fais l’expérience, mais ils n’ont pas d’intériorité, et c’est le naturalisme ; ou bien encore des humains et des non-humains partagent le même groupe de qualités physiques et morales, tout en se différenciant ainsi par paquets d’autres ensembles d’humains et de non-humains qui ont d’autres qualités physiques et morales en commun, et cela correspond au totémisme ; ou bien enfin chaque existant se démarque du reste par la combinaison propre de ses qualités physiques et morales qu’il faut alors pouvoir relier à celles des autres par des rapports de correspondance, et j’ai baptisé cela du nom d’analogisme. »

Du terrain à la théorie :
« Si l’on n’est pas soi-même passé par l’expérience ethnographique, si l’on ne sait pas de quoi sont faites les briques constitutives que l’on va chercher dans la littérature ethnographique afin de bricoler des modèles anthropologiques, l’on aura toute chance de ne pas prendre les bonnes briques ou de ne pas prendre ces premiers éléments pour ce qu’ils sont. Et c’est aussi en ce sens que le terrain est fondamental, parce qu’il nous donne une appréhension plus juste des conditions sous lesquelles est produit le savoir ethnographique que nous utilisons pour construire nos théories anthropologiques. »

Les plantes cultivées sont considérées comme de même filiation que les Achuars, et le gibier comme des parents par alliance. Dans La Nature domestique, l’ambition de Descola « était de mettre sur le même plan les systèmes techniques de construction et d’usage du milieu et les systèmes d’idées qui informaient ces pratiques. » C’est « l’étude d’un système d’interaction localisé dans lequel dimensions matérielles et dimensions idéelles sont étroitement mêlées » qui constate « l’usage de catégories sociales – en l’occurrence, la consanguinité et l’affinité – pour penser le rapport aux objets naturels. » Descola reprend le terme d’animisme pour désigner ce schème.
Le retour du terrain :
« Ainsi, lorsque l’on a passé plusieurs années avec très peu de biens matériels et que l’on s’est aperçu que, au fond, on n’en avait pas réellement besoin, on se trouve tout à fait décalé vis-à-vis de la surabondance d’artefacts et la valeur centrale accordée à la richesse. Manger au moins une fois par jour, dormir à l’abri de la pluie, une rivière à l’eau claire pour se laver deviennent le maximum auquel on aspire, de sorte que l’on se trouve sans repères lorsque l’on revient au sein d’un monde englué dans les objets. […] Et l’on ne peut manquer, dans ce genre de situations, d’être frappé par la pertinence des analyses que Marx consacre à ce qu’il appelle le « fétichisme de la marchandise » : pour lui, le capitalisme se caractérise par le fait que les relations entre les êtres sont médiatisées par des marchandises, et que l’on finit par leur accorder plus de réalité qu’au monde social et moral. »

Puis Descola explique comment il a pu généraliser ses découvertes sur l’animisme sur la base des données recueillies avant et ailleurs, et les opposer au totémisme tel que vu par Lévi-Strauss tout en le modifiant en intégrant les données australiennes :
« …] dans le totémisme, la nature permet de penser la société, dans l’animisme c’est la société qui permet de penser la nature. »

Puis il articule le naturalisme (notre propre culture occidentale) avec ces deux concepts « ontologiques » « dans le jeu de continuité et de discontinuité des physicalités et des intériorités » entre humains et non-humains, tout en s’inspirant de nombreux travaux de ses pairs et relevant des inversions dans les schèmes différents qu’il contraste en dialectique des pôles du continu et du discret. Alors il discerne logiquement (en combinatoire selon la psychologie cognitive) la quatrième formule ou mode d’identification au(x) monde(s), l’analogisme qui existe en Mésoamérique, système de correspondances qu’il retrouve dans la Renaissance vue par Foucault, la Chine vue par Grenet… parachevant ainsi la matrice analytique qu’il propose.
Évidemment basé sur le structuralisme :
« Mais, comme je l’ai déjà dit, pour nous, l’objet de l’anthropologie [française] ce n’est pas ces agrégats de cultures dont on cherche à tirer des leçons généralisables, ce sont les modèles que l’on construit pour rendre compte d’une totalité constituée de l’ensemble des variantes observables d’un même type de phénomène et afin d’élucider les principes de leurs transformations. »

En dépassant la théorie du déterminisme technique et environnemental, et celle de l’évolutionnisme historique qui nous considère comme un modèle à atteindre en partant du "sauvage" (et l’impérialisme, voire le néocolonialisme) :
« La question principale que pose l’exercice critique de refocalisation auquel je me suis livré est la suivante : comment élaborer des instruments d’analyse qui ne soient ni fondés sur un universalisme issu du développement de la pensée occidentale, ni complètement segmentés selon les types d’ontologie auxquels on a affaire ? »

« L’exigence d’universalisme passe par la recherche d’une articulation entre l’ensemble des modes d’être-au-monde, par l’interopérabilité des concepts, c’est-à-dire par le fait de pouvoir nous voir nous-mêmes comme nous voyons les autres sociétés, de façon à ce que la singularité de notre point de vue ne soit plus un biais dans l’analyse, mais un objet parmi d’autres de cette analyse.
Plutôt qu’à un universalisme militant, ce à quoi j’aspire c’est à une forme de symétrisation qui mette sur un plan d’égalité conceptuelle les anthropologues et ceux dont ils s’occupent. »

« Lévi-Strauss avait employé l’analogie de la table de Mendeleïev, qui illustre bien ce qu’est à mon sens le travail de l’anthropologie : mettre en évidence les composants élémentaires de la syntaxe des mondes et les règles de leur combinaison. »

Exemple pratique : « le passage de l’analogisme au naturalisme entre le XVe et le XVIIe siècle en Europe », en considérant que « les deux pivots d’un mode d’identification naturaliste sont l’intériorité distinctive de chaque humain et la continuité physique des êtres et des choses dans un espace homogène ».
La quatrième et dernière partie confronte le monde contemporain à cette nouvelle grille de lecture. Sont présentés les divergences et échanges avec Bruno Latour, les implications en écologie, et les conséquences de l’économie humaine sur l’environnement.
« La difficulté principale de cette hypothèse est que les raisons du sous-développement volontaire des Achuar sont multiples. Il est vrai que traiter les animaux chassés comme des partenaires sociaux n’incite pas à faire des massacres inutiles, d’autant que les esprits maîtres du gibier sont toujours prompts à punir les excès, en envoyant des maladies, par exemple, ou en causant des « accidents ». Mais il y a aussi et surtout que les Achuar se sont maintenus dans un état d’équilibre environnemental pour des raisons qui sont en grande partie démographiques. Ils ont très longtemps souffert d’une forte mortalité infantile, laquelle, conjuguée aux effets de la guerre, maintenait la population à un taux de densité extrêmement faible sur un territoire assez grand. Cette « capacité de charge » confortable explique aussi pourquoi ils pouvaient se donner le « luxe » d’avoir des excédents potentiels de production considérables. Par ailleurs, comme je l’ai déjà évoqué, le temps qu’ils consacrent à la production de subsistance est très faible et inélastique ; ou plus exactement, ils ne sont pas prêts à renoncer aux mille choses qu’ils font quand ils ne travaillent pas, c’est-à-dire le plus clair du temps. »

« Il me semble, plus généralement, qu’il y a un abîme entre l’importance des questions écologiques dans le destin actuel de l’humanité et le faible développement de l’écologie comme science, en particulier en France. »

De même pour l’anthropologie, qui pourrait être plus politique.
« Je ne crois pas que l’on puisse s’inspirer directement des pensées non modernes, animistes ou autres, car il n’y a pas d’expérience historique qui soit transposable telle quelle dans des circonstances différentes de celles où elle a eu lieu. Quelle que soit l’admiration que l’on éprouve pour ce que l’on considère un peu confusément comme la sagesse des modes de vie ancestraux, et même si les Achuar, les aborigènes d’Australie ou les Inuit peuvent nous en apprendre beaucoup sur l’usage de la nature, notre situation présente est très différente de celles auxquelles ils ont fait face. La fascination pour ces peuples donne lieu à un commerce assez lucratif, en particulier dans le domaine éditorial, mais il faut se garder d’une recherche de modèles. Et la raison principale est que toutes ces sociétés ont résolu des problèmes à une échelle locale, alors que les enjeux qui sont ceux des sociétés urbaines modernes sont globaux. »

« Les milliers de façons de vivre la condition humaine sont en effet autant de preuves vivantes de ce que notre expérience présente n’est pas la seule envisageable. L’anthropologie ne nous fournit pas des idéaux de vie alternatifs, elle nous apporte la preuve que d’autres voies sont possibles puisque certaines d’entre elles, aussi improbables qu’elles puissent paraître, ont été explorées ailleurs ou jadis. Elle nous montre que l’avenir n’est pas un simple prolongement linéaire du présent, qu’il est gros de potentialités inouïes dont nous devons imaginer la réalisation afin de réaliser au plus tôt, sinon peut-être une véritable maison commune, à tout le moins des mondes compatibles, plus accueillants et plus fraternels. »

« La représentation que les Modernes se sont donnée de leur forme d’agrégation politique a ainsi été longtemps transposée à l’analyse des sociétés non modernes, en même temps qu’une kyrielle de spécificités, comme le partage entre nature et culture ou notre propre régime d’historicité ; et c’est avec cela que je voudrais rompre. »

« Notre acception traditionnelle de ce qui est politique, ainsi que notre prise intellectuelle sur ce genre de phénomènes, me paraît ainsi dépassée. Le politique, ici, consiste à maintenir des conditions d’interaction qui peuvent prendre la forme de l’échange, mais aussi de la prédation ou du partage, avec des voisins conçus comme étant autonomes. Et les conséquences que cela peut avoir en retour sur notre conceptualisation du politique sont aussi importantes, puisque nous sommes incités à moduler l’anthropologie politique, non plus, comme jadis, sous la forme d’une typologie des formes d’organisation marquée par un évolutionnisme larvé – horde, tribu, chefferie, État –, mais selon les modalités réelles que prend l’exercice du vivre-ensemble dans des collectifs dont les formes ne sont plus prédéterminées par celles auxquelles nous sommes habitués. C’est un nouveau domaine sur lequel l’exigence de décolonisation de la pensée s’exerce, et qui nous permet de nous défaire des modèles au moyen desquels nous avons été accoutumés à penser sous l’influence d’une riche tradition qui remonte à la philosophie grecque, à la réflexion médiévale sur la cité, au jus gentium, aux théories contractualistes, etc. Ce qui est en jeu, au fond, c’est notre capacité à prendre au sérieux ce que ces modèles politiques nous imposent, en termes de catégories d’analyse, et nous proposent, en termes d’imagination politique. »

« La défense de ces dispositifs de protection des hommes et de la nature m’a conduit à militer contre un certain fondamentalisme écologiste porté par de nombreuses organisations internationales. Pour beaucoup, les populations humaines, et notamment les populations tribales, sont nécessairement des perturbateurs environnementaux, et pour protéger un écosystème, il faut les en expulser. L’idée fondamentale de cette écologie est que les milieux et les paysages naturels doivent être le plus possible déconnectés de l’influence humaine, et maintenus dans un fonctionnement hermétiquement clos. J’ai beaucoup protesté contre cela, car l’exemple de l’Amazonie montre à l’évidence qu’il est absurde d’expulser de zones de forêt que l’on cherche à protéger des populations qui ont contribué à ce que la forêt présente la physionomie qu’elle a actuellement. Cela revient à déplacer les agriculteurs normands pour protéger le bocage ! »

Autre chose, l’avis de Descola sur la muséographie (et le quai Branly, où il a dirigé l’exposition « La fabrique des images ») sont aussi fort intéressantes, comme la question des restitutions.
Conclusion sur l’éloge de la diversité.
« Un monde monotone et monochrome, sans imprévu ni rencontres improbables, sans rien de nouveau pour accrocher l’œil, l’oreille ou la curiosité, un monde sans diversité est un cauchemar. Je ne peux m’empêcher de penser que la diminution de la diversité dans les manières de produire dont la standardisation industrielle du début du XXe siècle est responsable a constitué l’un des ferments des régimes totalitaires, modèles par excellence du rejet de la diversité et de l’uniformisation des consciences et des modes d’être. Chaplin l’avait compris lorsqu’il enchaîna Le Dictateur après Les Temps modernes ! »

Le mot de la fin :
« Car exister, pour un humain, c’est différer. »

J’ai retrouvé à cette lecture une large part de l’éblouissement ressenti à celle de Lévi-Strauss (y compris au sens de perception troublée).

\Mots-clés : #amérindiens #autobiographie #contemythe #ecologie #entretiens #historique #politique #science #social #traditions #voyage
par Tristram
le Mer 26 Avr - 16:09
 
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Sujet: Philippe Descola
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