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La date/heure actuelle est Mar 19 Mar - 4:19

30 résultats trouvés pour antisémitisme

Saul Bellow

Ravelstein

Tag antisémitisme sur Des Choses à lire Ravels10

Chick, le narrateur, parle d’Abe Ravelstein à la requête de ce dernier. Son proche ami, qui devint riche en suivant son conseil de consigner dans un livre grand public sa philosophie politique (entre Moïse et Socrate en passant par Thucydide, Machiavel et Rousseau), est depuis détesté par les autres professeurs d’université. Ravelstein, élégant, intelligent, lucide, franc, polémique et passionné par autrui, est adulé par son cercle d’étudiants favoris ; ses anciens élèves sont parvenus à des postes importants, le consultent toujours et le tiennent averti des décisions politiques en temps réel (il est aussi amateur de commérages). Pour lui, « chaque âme était en quête de son autre singulier, désireuse de son complément », et il vit avec son compagnon Nikki, puis s’avère atteint du sida.
Après son divorce d’avec Vera, une physicienne d’origine slave, Chick vit avec Rosamund, une des jeunes étudiantes en « Grande Politique » de Ravelstein (qui est aussi une sorte d’entremetteur, mais fut là mis devant le fait accompli) ; ce dernier lui a demandé de dresser son portrait.
Entre Paris, Chicago et le Midwest, les deux hommes discutent et philosophent avec humour sur la judaïté, la marche du monde, et Chick relate leur relation non sans redites et allers-retours dans le temps, comme dans un premier jet ou une conversation.
« Mais, heureusement — ou peut-être pas trop heureusement —, nous sommes à l’ère de l’abondance, du trop-plein parmi toutes les nations civilisées. Jamais, du côté matériel, d’immenses populations n’ont mieux été protégées de la faim et la maladie. Et cette délivrance partielle de la lutte pour la survie rend les gens ingénus. Par là, je veux dire que leurs fantasmes s’expriment sans retenue. On se met, selon un accord implicite, à accepter les termes, invariablement falsifiés, sous lesquels les autres se présentent. On anéantit sa puissance critique. On étouffe son astuce. Avant même de s’en rendre compte, on paie une pension alimentaire colossale à une femme qui a plus d’une fois déclaré qu’elle était une innocente qui n’entendait rien aux questions d’argent. »

« Nous étions parfaitement francs l’un avec l’autre. Nous pouvions nous parler ouvertement sans nous offenser. D’un autre côté, rien n’était trop personnel, trop honteux pour être dit, rien n’était trop méchant ou trop criminel. Il me semblait parfois qu’il m’épargnait ses jugements les plus sévères si je n’étais pas encore prêt à les assumer. Je le ménageais, moi aussi. Mais c’était pour moi un immense soulagement d’être aussi net et carré avec lui que je l’aurais été avec moi-même devant les faiblesses ou les vices. Il me dépassait de très loin dans la compréhension de soi-même. Mais toute discussion personnelle virait finalement à la bonne vieille rigolade nihiliste. »

« Il exposait les défaillances du système dans lequel ils avaient été formés, la superficialité de leur historicisme, leur susceptibilité au nihilisme européen. Un résumé de sa thèse était que, si on pouvait acquérir une excellente formation technique aux USA, la formation générale s’était réduite au point de disparaître. Nous étions les esclaves de la technologie, qui avait métamorphosé le monde moderne. »

« Tout cela vous remettait en mémoire les manifestations de masse organisées et mises en scène par l’imprésario de Hitler, Albert Speer : rencontres sportives et grands rassemblements fascistes empruntaient les uns aux autres. »

« Ses élèves étaient devenus historiens, professeurs, journalistes, experts, hauts fonctionnaires, membres de cellules de réflexion. Ravelstein avait produit (endoctriné) trois ou quatre générations de diplômés. Qui plus est, ses jeunes gens devenaient fous de lui. Ils ne se limitaient pas à ses doctrines, ses interprétations, mais imitaient ses manières et essayaient de marcher et de parler comme lui — librement, furieusement, acerbement, avec un brio aussi proche du sien qu’il leur était possible. »

« J’avais découvert que, si l’on plaçait les gens sous un éclairage comique, ils devenaient plus sympathiques — si vous parliez de quelqu’un comme d’un brochet humain frustre, pétomane et strabique, vous vous entendiez d’autant mieux avec lui par la suite, en partie parce que vous aviez conscience d’être le sadique qui l’avait dépouillé de ses attributs humains. En outre, lui ayant infligé quelques violences métaphoriques, vous lui deviez une considération particulière. »

« Mais les Juifs pensent que le monde a été créé pour chacun d’entre nous, autant que nous sommes, et que détruire une vie humaine, c’est détruire un univers entier — l’univers tel qu’il existait pour cette personne. »

« — Bien sûr que c’est autour de ça que tourne la conversation — ce que cela signifie pour les Juifs que tant d’autres, des millions d’autres, aient voulu leur mort. Le reste de l’humanité les expulsait. Hitler aurait dit qu’une fois au pouvoir il ferait dresser des échafauds, des rangées entières, sur la Marienplatz à Munich et que tous les Juifs, jusqu’au dernier, y seraient pendus. Ce sont les Juifs qui ont été le marchepied de Hitler vers le pouvoir. Il n’avait pas d’autre programme, et n’en avait aucun besoin. Il est devenu chancelier en rassemblant l’Allemagne et une bonne part du reste de l’Europe contre les Juifs. »

« Il fallait penser ces centaines de milliers de millions détruits pour des motifs idéologiques — c’est-à-dire sous quelque prétexte habillé de rationalité. Un raisonnement présente une valeur considérable comme manifestation d’ordre ou de fermeté de propos. Mais les formes de nihilisme les plus folles sont les plus strictement allemandes et militarisées. »

Ravelstein décédé, c’est le narrateur (plus âgé que ce dernier) qui manque succomber à une ciguatera contractée à Saint-Martin.
« Je disais souvent à Rosamund que l’un des problèmes du vieillissement était l’accélération du temps. Les jours passaient « comme des stations de métro traversées par un express ». Je me référais souvent à La Mort d’Ivan Ilitch afin d’illustrer cela pour Rosamund. Les jours des enfants sont très longs, mais, dans le vieil âge, ils filent « plus vite que la navette du tisserand », comme dit Job. Et Ivan Ilitch mentionne aussi la lente ascension d’une pierre jetée en l’air. « Quand elle retourne à la terre, elle est accélérée de dix mètres par seconde. » Nous sommes régis par le magnétisme gravitationnel et l’univers tout entier est impliqué dans cette accélération de votre fin. Si seulement nous pouvions retrouver les journées pleines que nous connaissions étant enfants. Mais nous sommes devenus trop familiers avec les données de l’expérience, me semble-t-il. Notre manière d’organiser les données qui affluent sous forme de Gestalt — c’est-à-dire de manière de plus en plus abstraite — accélère les expériences en une dangereuse dégringolade de comédie. Notre précipitation élimine les détails qui enchantent, retiennent ou retardent les enfants. L’art est un moyen d’échapper à cette accélération chaotique. Le mètre en poésie, le tempo en musique, la forme et la couleur en peinture. Mais nous sentons bien que nous filons vers la terre, vers l’enfouissement de la tombe. "Si ce n’étaient que des mots, dis-je à Rosamund. Mais je le ressens tous les jours. Une méditation impuissante dévore elle-même ce qui reste de la vie..." »

« — Il me citait à moi-même. » Il avait déterré une déclaration que j’avais faite sur le désenchantement moderne. Sous les débris des idées modernes, le monde était toujours là, prêt à être redécouvert. Et sa manière de le présenter était que le filet gris de l’abstraction jeté sur le monde dans le but de le simplifier et de l’expliquer d’une manière adéquate à nos objectifs culturels était devenu le monde à nos yeux. Nous avions besoin de visions alternatives, d’une diversité de regards — et il parlait de regards qui ne soient pas régentés par des idées. Il y voyait une question de mots : « valeurs », « modes de vie », « relativisme ». J’étais d’accord, dans une certaine mesure. Nous avions besoin de savoir — mais notre besoin humain profond ne peut être comblé par ces termes. Nous ne pouvons nous échapper du fossé de la « culture » et des « idées » qui sont censées l’exprimer. Les mots justes seraient d’un grand secours. Mais, plus encore, un don pour lire la réalité — l’élan de tourner son visage aimant vers elle et de presser ses mains contre elle. »

Il s’agit d’un roman à clef (Ravelstein est le philosophe Allan Bloom, ami de l’auteur), en partie autobiographique (on y trouve des portraits de femmes de Saul Bellow), mais cette face cachée de l’œuvre m’échappe largement dans cette publication en français sans appareil critique (il semble y avoir de nombreuses allusions, comme avec le Bloomsbury Group). Sinon, c’est un roman du cercle universitaire (comme L'hiver du doyen), et de celui du passé plombé des juifs (qui augure de Philip Roth notamment), mais qui ne vaut pas Herzog à mes yeux.

\Mots-clés : #amitié #antisémitisme #autobiographie #biographie #communautejuive #mort #pathologie #portrait #vieillesse #xxesiecle
par Tristram
le Dim 3 Mar - 11:21
 
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Sujet: Saul Bellow
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Juan Gabriel Vásquez

Les Dénonciateurs

Tag antisémitisme sur Des Choses à lire Les_dz14

Gabriel Santoro, journaliste, a publié il y a trois ans, en 1988, Une vie en exil, biographie de Sara Guterman, une vieille amie juive de la famille qui s’était réfugiée en Colombie en fuyant le nazisme dans les années 1930. Mais ce livre a suscité une vive critique de son père, professeur de rhétorique lui aussi nommé Gabriel Santoro, et ils ne se sont plus fréquentés jusqu’à ce qu’il fasse appel à son fils à l’occasion d’une opération cardiaque. Alors commence sa « seconde vie » : il devient l’amant d’Angelica, une femme plus jeune, mais meurt dans un accident de voiture six mois plus tard, et son fils écrit le livre que nous lisons. Sara raconte à Gabriel ce que son père ne lui a jamais dit, le suicide de Konrad, père d’Enrique/ Heinrich, son ami, qui s’était rebellé contre la langue maternelle, l’allemand, et tout ce qu’elle représentait sous le national-socialisme. Et que Gabriel père a dénoncé Konrad à l’époque.
« Enrique, pour la première fois, a confirmé ce qu’a toujours su ton père : chacun est ce qu’il dit, chacun est comme il le dit. »

Le contexte historique est celui des listes noires de délation et des camps de concentration des Allemands supposés nazis lorsque le président Santos a rompu les relations avec l’Axe fin 1941.
« La sensation qu’il y a un ordre dans le monde. Ou du moins qu’on peut y mettre de l’ordre. Tu prends le chaos d’un hôtel, par exemple, et tu le mets sur une liste. Peu importe si c’est une liste de choses à faire, de clients, d’employés. Elle contient tout ce qui doit être, et si une chose n’y est pas c’est qu’elle ne devait pas y être. Et on respire, on est sûr d’avoir tout fait comme il faut. Un contrôle. C’est ce que tu as avec une liste : un contrôle absolu. La liste commande. Une liste est un univers. Ce qui n’est pas dans la liste n’existe pour personne. »

« Pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qu’on appelait les listes noires du Département d’État des États-Unis avaient pour objectif de bloquer les fonds de l’Axe en Amérique latine. Mais partout, et pas seulement en Colombie, le système a connu des abus, et plus d’une fois des justes ont payé pour des pécheurs. »

Angelica dénonce son amant mort dans une interview, qui voulait rencontrer Enrique pour se faire pardonner de lui et l’aurait abandonnée. Et le fils poursuit son enquête…
Ce roman un peu embrouillé m’a ramentu ceux de Javier Cercas, et notamment L’imposteur que j’ai récemment lu, l’oubli ou pas de la trahison (quitte à trahir en la révélant ?), avec ce même lourd passé qui plombe le présent, qu’on le mette en lumière ou pas.

\Mots-clés : #antisémitisme #culpabilité #deuxiemeguerre #devoirdememoire #exil #historique #relationenfantparent #trahison #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 2 Nov - 11:26
 
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Jaroslaw Marek Rymkiewicz

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La dernière gare : Umschlagplatz

Extrait de l’excellente préface de Henri RACZYMOW
« « Pendant très longtemps j’ai recherché le plan d’Umschlagplatz. » C’est ainsi que commence ce livre dont on aura quelque peine à définir le genre. Un roman ? Une chronique ? Une confession ? C’est plutôt un témoignage. À ceci près que l’auteur ne fut pas un témoin de la Catastrophe juive. Mais c’est un témoignage, au sens chrétien du terme. Et ce livre me bouleverse pour cela même : son auteur est un Polonais chrétien. Ce livre porte témoignage d’une blessure, d’une question qui agit comme une blessure, comme une plaie qui jamais ne cicatrisera. Nommer cette plaie, cette blessure serait prématuré, hâtif. Ce livre témoigne de ce qu’un Polonais porte en lui une blessure secrète, que ses compatriotes mêmes ignorent et veulent ignorer. Il la porte en lui, en son cœur, comme la Pologne portait en son cœur un peuple minoritaire qui lui était d’une certaine façon radicalement étranger. Ne parlant pas la même langue, ne se vêtant pas de la même façon, ne partageant pas la même religion, n’exerçant pas les mêmes métiers. Ce peuple majoritaire et ce peuple minoritaire, en son sein, vécurent sur la même terre depuis la fin du Moyen Âge. Ce ne fut pas précisément une idylle. Plutôt une coexistence plus ou moins pacifique. Toujours est-il que cela s’acheva, comme on sait, dans la cendre. »

L’auteur qui a vécu à Otwock mais n’était qu’un enfant de 7 ans à l’époque du ghetto de Varsovie et donc n’a pu voir ce qui s’est déroulé  à côté de chez lui et qui est su à l’heure où il écrit ce livre, mais veut comprendre quels étaient les rapports entre les Juifs et les Polonais et porter témoignage de ce qu’il a découvert ;  dans le journal d’un Juif, celui d’un Allemand (un metteur en scène connu)écrire sur ce qui s’est passé pendant la deuxième guerre mondiale en Pologne, sa patrie et plus particulièrement dans le ghetto et dans cette gare d’Umschlagplatz où 310 000 Juifs attendaient le train qui les emportait pour un voyage sans retour.
Il s’interroge en tant que Polonais Chrétien, comme son personnage fictif Icyck pourrait le faire s’il revenait à Varsovie, Icyck qui a les mêmes sentiments que lui à 45 ans de distance et à des milliers de kms puisque Icyck se trouve à New-York.
Mais Hania, la femme de l’auteur et narrateur ne comprend pas sa démarche ; pourquoi revenir sur le passé, elle, comme les Juifs survivants ne veulent plus en parler, ils veulent seulement continuer à vivre avec. D’ailleurs Hania (Juive assimilée) lui dit qu’il ne peut comprendre, cela lui est impossible.

Oui mais il veut en prendre une part de responsabilité, en tant que Chrétien et que Polonais. Et à présent en 1987, comment vit-on ici sur le lieux du ghetto, quel poids et quel avenir pour tous ? C’est ce qui importe à l’auteur, quelles réponses à ses interrogations ?

Alors l’auteur interroge sa mère, leur famille qu’a-t-elle fait pendant cette période ? Elle répond qu’ils n’ont rien à se reprocher, ils ont hébergé quelques jours une fillette juive qui clamait sa judéité et les mettait en danger.

Le narrateur arpente maintes et maintes fois les rues où se trouvait le ghetto, Umschlagplatz d’après le plan qu’il a pu se procurer, essaie de reconstituer la gare, le réseau ferroviaire d’après les rares bâtiments restants, quelques questions à des personnes qui n’ont pas l’envie ou ont oublié où se trouvait quoi et qui.
Quelques photos de famille lui indiquent la saison, un lieu et il se demande ce qu’eux les Juifs faisaient et où ils étaient dans le même moment. Alors que les Polonais mangeaient des glaces, à côté d’autres étaient torturés, assassinés ; pouvaient-ils l’ignorer ?

J’ai souvent lu dans les récits et témoignages sur la Shoah que les prisonniers disaient « Dieu n’était pas dans les camps », lui l’auteur nous dit de Dieu : Il fait ce qu’il veut, Il a toujours le droit et raison, Il est Il, la prière est la prière ; ceci à plusieurs reprises dans le récit.  On partage ou pas !

Bien sur vouloir comprendre les rapports entre les Juifs et les Polonais de Varsovie, porter lui l’auteur, un Goy, un Chrétien cette « dette », cette blessure est une démarche rare et honorable.

La photo connue de cet enfant Juif,  ci-dessous est mentionnée par l’auteur :

Tag antisémitisme sur Des Choses à lire Stroop11

La photographie a été prise en 1943, au lendemain de l’insurrection lancée le 19 avril dans un élan désespéré par une poignée de survivants. Les soldats SS mettront un mois à dompter la résistance qui s’achèvera avec la liquidation du ghetto le 16 mai 1943. Cette révolte est trop souvent passée sous silence dans les manuels et documentaires consacrés à la Seconde Guerre mondiale.


\Mots-clés : #antisémitisme #campsconcentration #deuxiemeguerre #devoirdememoire
par Bédoulène
le Dim 27 Aoû - 11:52
 
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Sujet: Jaroslaw Marek Rymkiewicz
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Philip Kerr

Une douce flamme

Tag antisémitisme sur Des Choses à lire Une_do10

« Le navire était le SS Giovanni, ce qui semblait tout à fait approprié puisque trois au moins de ses passagers, moi y compris, avaient appartenu à la SS. »

Avec cet incipit, Bernhard (Bernie) Gunther, alias Doktor Carlos Hausner, nous apprend qu’il rejoint l’Argentine avec Herbert Kuhlmann et… Adolf Eichmann…
Nous sommes à Buenos Aires en 1950, et le roman s’y passe (ainsi qu’à Tucumán), mais aussi à Berlin en 1932, quand Gunther y vivait la chute de la République de Weimar avec son sergent Heinrich Grund. Ce dernier est alors un fervent partisan du parti national-socialiste, qui s’oppose au SPD, « Front de fer », le parti social-démocrate, et prend le pouvoir.
L’Argentine est le salut de nombre de « vieux camarades » dans l’après-guerre, quoique…
« À Buenos Aires, il vaut mieux tout savoir qu’en savoir trop »

Le Troisième Reich s’est effondré, mais ses rescapés survivent en exil et s’organisent sous le régime de Juan (et Evita) Perón, continuant à perpétrer leurs crimes, même s’ils ne sont plus de guerre.
« — Tous les journaux sont fascistes par nature, Bernie. Quel que soit le pays. Tous les rédacteurs en chef sont des dictateurs. Tout journalisme est autoritaire. Voilà pourquoi les gens s’en servent pour tapisser les cages à oiseaux. »

« Qu’est-ce que prétend Hitler ? demandai-je. Que la force réside non dans la défense mais dans l’attaque ? »

Gunther est recruté par le SIDE, les services de renseignement péronistes, et enquête sur la mort de jeunes adolescentes auxquelles on a enlevé l’appareil génital. Il rapproche ces crimes d’une affaire similaire non élucidée en 1932 ; il apparaît qu’ils furent perpétrés pour dissimuler des avortements ratés par des psychopathes ayant profité de l’aubaine constituée par le nazisme ; Bernie retrouvera notamment le Dr Hans Kammler (ingénieur responsable « de tous les grands projets de construction SS pendant la guerre », et Herr Doktor Mengele…
« Pour être un grand détective, il faut être aussi un protagoniste. Un personnage dynamique qui provoque les événements rien qu’en étant lui-même. Et je pense que vous appartenez à cette catégorie, Gunther. »

Il se confie aussi, bourrelé par sa mauvaise conscience, à Anna, son amante juive.
« Tous les Allemands portent en eux l’image d’Adolf Hitler, dis-je. Même ceux qui, comme moi, le haïssaient, lui et tout ce qu’il représentait. Ce visage, avec ses cheveux ébouriffés et sa moustache en timbre-poste, continue de nous hanter, aujourd’hui encore et à jamais, et, telle une douce flamme impossible à éteindre, brûle dans nos âmes. Les nazis parlaient d’un Reich de mille ans. Mais, parfois, je me dis qu’à cause de ce que nous avons fait, le nom de l’Allemagne et les Allemands sont couverts d’infamie pour mille ans. Qu’il faudra au reste du monde mille ans pour oublier. Vivrais-je un millier d’années que jamais je n’oublierais certaines des choses que j’ai vues. Et certaines de celles que j’ai commises. »

« J’en veux aux communistes d’avoir appelé en novembre 1932 à la grève générale qui a précipité la tenue d’élections. J’en veux à Hindenburg d’avoir été trop vieux pour se débarrasser de Hitler. J’en veux aux six millions de chômeurs – un tiers de la population active – d’avoir désiré un emploi à n’importe quel prix, même au prix d’Adolf Hitler. J’en veux à l’armée de ne pas avoir mis fin aux violences dans les rues pendant la République de Weimar et d’avoir soutenu Hitler en 1933. J’en veux aux Français. J’en veux à Schleicher. J’en veux aux Britanniques. J’en veux à Gœbbels et à tous ces hommes d’affaires bourrés de fric qui ont financé les nazis. J’en veux à Papen et à Rathenau, à Ebert et à Scheidemann, à Liebknecht et à Rosa Luxemburg. J’en veux aux spartakistes et aux Freikorps. J’en veux à la Grande Guerre d’avoir ôté toute valeur à la vie humaine. J’en veux à l’inflation, au Bauhaus, à Dada et à Max Reinhardt. J’en veux à Himmler, à Gœring, à Hitler et à la SS, à Weimar, aux putains et aux maquereaux. Mais, par-dessus tout, je m’en veux à moi-même. Je m’en veux de n’avoir rien fait. Ce qui est moins que ce que j’aurais dû faire. Ce qui est tout ce dont le nazisme avait besoin pour l’emporter. Je suis coupable, moi aussi. J’ai mis ma survie au-dessus de toute autre considération. C’est une évidence. Si j’étais vraiment innocent, je serais mort, Anna. Ce qui n’est pas le cas. »

« — Mon ange, s’il y a bien une chose qu’a montrée la dernière guerre, c’est que n’importe qui peut tuer n’importe qui. Tout ce qu’il faut, c’est un motif. Et une arme.
— Je n’y crois pas.
— Il n’y a pas de tueurs. Seulement des plombiers, des commerçants, et aussi des avocats. Chacun est parfaitement normal jusqu’à ce qu’il appuie sur la détente. Il n’en faut pas plus pour livrer une guerre. Des tas de gens ordinaires pour tuer des tas d’autres gens ordinaires. Rien de plus facile. »

Entr’autres lieux communs, on fera une petite virée au-dessus du Rio de la Plata avec des opposants de Perón, et on retrouvera même les ruines d’un camp d’extermination de Juifs dans la pampa, mais cette approche d’une Histoire si difficile à comprendre ne m’a pas paru vaine, même si elle peut sembler oiseuse, ou simpliste. Kerr donne quelques éclaircissements sur ses sources en fin d’ouvrage.

\Mots-clés : #antisémitisme #communautejuive #criminalite #culpabilité #deuxiemeguerre #exil #guerre #historique #politique #xxesiecle
par Tristram
le Lun 31 Juil - 15:06
 
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Sujet: Philip Kerr
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Chris Kraus

Chris Kraus

Né en 1963


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Christopher "Chris" Johannes Kraus, né à Göttingen (alors en Allemagne de l'Ouest) en 1963, est un auteur et réalisateur allemand.


Réalisateur, scénariste, écrivain, Chris Kraus a notamment étudié à l'Académie allemande du film et de la télévision de Berlin. Il est l’auteur de plusieurs œuvres cinématographiques qui lui ont valu de nombreux prix, parmi d'autres 22 nominations aux Oscars allemands.

Son long-métrage Quatre Minutes (2006) a été couronné de succès dans le monde entier. Ce drame carcéral a obtenu un grand succès critique et commercial en France et a été adapté au théâtre (Théatre La Bruyère, Paris, 2014).

En 2011, l'actrice Paula Beer, alors âgée de 14 ans, a commencé sa carrière internationale avec le drame historique Poll.

En 2017, la comédie The Bloom of Yesterday (Die Blumen von gestern), plusieurs fois primée, est sortie en Allemagne, en Autriche et en Suisse. Pour sa performance, l'actrice française Adèle Haenel a reçu une nomination pour la meilleure actrice pour le Prix du film autrichien 2018.

Outre des fictions, Chris Kraus a également coréalisé un documentaire sur l’écrivain et réalisateur Rosa von Praunheim, Rosakinder (2012).

Chris Kraus est par ailleurs l’auteur de quatre romans, dont Das kalte Blut (2017), son ouvrage le plus connu, paru en Belgique et en France en 2019 sous le titre La Fabrique des salauds.


Ouvrage traduit en français :

La fabrique des salauds


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Tag antisémitisme sur Des Choses à lire CVT_La-Fabrique-des-salauds_1312

L'histoire commence dans un hôpital : deux hommes partagent la même chambre, l'un atteint d'une fracture du crâne, avec en permanence une « soupape » pour drainer le liquide céphalorachidien pour éviter l'hypertension intracrânienne, hippie tout en cheveux, et l'autre, Koja, guère mieux loti car il a une balle dans le crâne impossible à extraire.

Koja va raconter sa vie et celle de sa famille : épopée qui commence en 1905 pour s'achever autour de 1974.

On découvre ainsi la famille Solm, originaire de Riga. Lors des soulèvements de 1905, les bolchéviks s'en prennent à Großpaping le grand-père paternel, qui défend son église et périra noyé, assassiné par eux. Il a un fils artiste peintre qui a épousé la baronne won Schilling, qui a côtoyé le Tsar Nicolas II, au caractère bien trempé. Par opposition, le grand-père maternel est appelé Opapabaron.

De cette union naît Hubert, alias, Hub ou Hubsi pour les intimes, favorisé dès le départ : il est né le jour de l'assassinat de Großpaping donc béni des Dieux, surtout de sa mère. Ensuite vient Konstantin alias Koja .

Enfin, Eva alias Ev' une petite fille fait son entrée, dans la famille Solm. Ses parents sont morts pendant les premières émeutes ou échauffourées de Riga. Elle est confiée, via la nounou, à la famille Solm qui finira par l'adopter sans savoir qu'elle est juive.

Le décor est planté pour la famille que l'on va suivre de Riga, ville où alternent les règnes passagers des populistes de tout bord. de persécutant on devient persécuté et le cycle recommence.

Evidemment, c'est préférable si on a quelques connaissances historiques sur l'époque....on peut mieux remettre tout en situation.

Je dois dire que je me suis un peu perdue dans les diverses fonctions de Koja, agent simple, double, triple....

Lui, l'ancien nazi qui se fait circoncire pour mieux infiltrer le Mossad....le personnage trouble d'Ev qui se révélera (évidemment) juive d'origine...mariée à un SS ça fait désordre...qui se partage entre les deux frères...à l'insu de l'un d'eux (ça va de soi)...une petite fille naît, destin tragique (je m'y attendais) .... On découvrira tardivement l'histoire abracadabrante de la balle logée dans le crâne de ce sinistre Koja....

Bref, je n'ai pas aimé, la transformation d'hommes ordinaires en criminels de guerre....etc...seule la partie historique est intéressante..du moins c'est mon avis.... surtout l'après-guerre d'ailleurs.

La seule particularité qui est assez amusante, si je puis dire, est l'acharnement de Koja a vider son sac dans la malheureuse tête fracassée de ce hippie qui est contraint de l'écouter à son grand désespoir...

Voilà, 1000 pages, de tours et détours des vilains garçons pour parodier le titre d'un roman de Mario Vargas Liosa...mais le thème était beaucoup plus léger évidemment.

Assez éprouvant à lire comme tous les récits qui ont trait à cet épisode tragique de la guerre de 40...le massacre des juifs et pas que...


\Mots-clés : #antisémitisme #famille #guerre
par simla
le Mer 5 Juil - 6:22
 
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Sujet: Chris Kraus
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Jean-Marie Blas de Roblès

Dans l'épaisseur de la chair

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Le roman commence par un passage qui développe heureusement la superstition des marins, ici des pêcheurs à la palangrotte sur un pointu méditerranéen, Manuel Cortès, plus de quatre-vingt-dix ans, et son fils, le narrateur. Ce dernier veut recueillir les souvenirs paternels pour en faire un livre. Et c’est accroché au plat-bord de l’embarcation dont il est tombé, seul en mer, qu’il commence le récit de la famille, des Espagnols ayant immigré au XIXe en Algérie pour fuir sécheresse et misère : des pieds-noirs :
« Le problème est d’autant plus complexe que pas un seul des Européens qui ont peuplé l’Algérie ne s’est jamais nommé ainsi. Il faut attendre les derniers mois de la guerre d’indépendance pour que le terme apparaisse, d’abord en France pour stigmatiser l’attitude des colons face aux indigènes, puis comme étendard de détresse pour les rapatriés. Il en va des pieds-noirs comme des Byzantins, ils n’ont existé en tant que tels qu’une fois leur monde disparu. »

À Bel-Abbès, ou « Biscuit-ville », Juan est le père de Manuel, antisémite comme en Espagne après la Reconquista, et « n’ayant que des amis juifs »… Ce sont bientôt les premiers pogroms, et la montée du fascisme à l’époque de Franco, Mussolini et Hitler.
« En Algérie, comme ailleurs, le fascisme avait réussi à scinder la population en deux camps farouchement opposés. »

« Le Petit Oranais, journal destiné "à tous les aryens de l’Europe et de l’univers", venait d’être condamné par les tribunaux à retirer sa manchette permanente depuis 1930, un appel au meurtre inspiré de Martin Luther : "Il faut mettre le soufre, la poix, et s’il se peut le feu de l’enfer aux synagogues et aux écoles juives, détruire les maisons des Juifs, s’emparer de leurs capitaux et les chasser en pleine campagne comme des chiens enragés." On remplaça sans problème cette diatribe par une simple croix gammée, et le journal augmenta ses ventes. »

Est évoquée toute l’Histoire depuis la conquête française, qui suit le modèle romain.
« Bugeaud l’a clamé sur tous les tons sans être entendu : "Il n’est pas dans la nature d’un peuple guerrier, fanatique et constitué comme le sont les Arabes, de se résigner en peu de temps à la domination chrétienne. Les indigènes chercheront souvent à secouer le joug, comme ils l’ont fait sous tous les conquérants qui nous ont précédés. Leur antipathie pour nous et notre religion durera des siècles." »

« Cela peut sembler incroyable aujourd’hui, et pourtant c’est ainsi que les choses sont advenues : les militaires français ont conquis l’Algérie dans une nébulosité romaine, oubliant que le songe où ils se coulaient finirait, comme toujours, et comme c’était écrit noir sur blanc dans les livres qui les guidaient, par se transformer en épouvante. D’emblée, et par admiration pour ceux-là mêmes qui avaient conquis la Gaule et gommé si âprement la singularité de ses innombrables tribus, les Français ont effacé celle de leurs adversaires : ils n’ont pas combattu des Ouled Brahim, des Ouled N’har, des Beni Ameur, des Beni Menasser, des Beni Raten, des Beni Snassen, des Bou’aïch, des Flissa, des Gharaba, des Hachem, des Hadjoutes, des El Ouffia, des Ouled Nail, des Ouled Riah, des Zaouaoua, des Ouled Kosseir, des Awrigh, mais des fantômes de Numides, de Gétules, de Maures et de Carthaginois. Des indigènes, des autochtones, des sauvages. »

« Impossible d’en sortir, tant que ne seront pas détruites les machines infernales qui entretiennent ces répétitions. »

Dans l’Histoire plus récente, le régime de Vichy « réserva les emplois de la fonction publique aux seuls Français "nés de père français" », et fit « réexaminer toutes les naturalisations d’étrangers, avec menace d’invalider celles qui ne seraient pas conformes aux intérêts de la France. Ces dispositions, qui visaient surtout les Juifs sans les nommer, impliquaient l’interdiction de poursuivre des études universitaires. »
« Exclu du lycée Lamoricière, André Bénichou, le professeur de philo de Manuel, en fut réduit à créer un cours privé dans son appartement. C’est à cette occasion qu’il recruta Albert Camus, lui-même écarté de l’enseignement public à cause de sa tuberculose. Et je comprends mieux, tout à coup, pourquoi l’enfant de Mondovi, coincé à Oran, s’y était mis à écrire La Peste. »

Manuel se tourne vers la pharmacie, puis la médecine, s’engage pendant la Seconde Guerre, et devient chirurgien dans un tabor de goumiers du corps expéditionnaire français en Campanie.
« Sur le moment, j’aurais préféré l’entendre dire qu’il avait choisi la guerre « pour délivrer la France » ou « combattre le nazisme ». Mais non. Il s’était presque fâché de mon insistance : Je n’ai jamais songé à délivrer qui que ce soit, ni ressenti d’animosité particulière contre les Allemands ou les Italiens. Pour moi, c’était l’aventure et la haine des pétainistes, point final. »

« Quand le tabor se déplaçait d’un lieu de bataille à un autre, les goumiers transportaient en convoi ce qu’ils avaient volé dans les fermes environnantes, moutons et chèvres surtout, et à dos de mulet la quincaillerie de chandeliers et de ciboires qu’ils pensaient pouvoir ramener chez eux. Ils n’avançaient que chargés de leurs trophées, dans un désordre brinquebalant et coloré d’armée antique. […]
Les autorités militaires offrant cinq cents francs par prisonnier capturé, les goumiers s’en firent une spécialité. Et comme certains GI ne rechignaient pas à les leur racheter au prix fort pour s’attribuer l’honneur d’un fait d’armes, il y eut même une bourse clandestine avec valeurs et cotations selon le grade des captifs : un capitaine ou un Oberstleutnant rapportait près de deux mille francs à son heureux tuteur ! »

« Officiellement, la circulaire d’avril 1943 du général Bradley était très explicite sur ce point : pour maintenir le moral de l’armée il ne fallait plus parler de troubles psychologiques, ni même de shell shock, la mystérieuse « obusite » des tranchées, mais d’« épuisement ». Dans l’armée française, c’était beaucoup plus simple : faute de service psychiatrique – le premier n’apparaîtrait que durant la bataille des Vosges – il n’y avait aucun cas recensé de traumatisme neurologique. Des suicidés, des mutilations volontaires, oui, bien sûr, des désertions, des simulateurs, des bons à rien de tirailleurs ou de goumiers paralysés par les djnouns, incapables de courage physique et moral, ça arrivait régulièrement, des couards qu’il fallait bien passer par les armes lorsqu’ils refusaient de retourner au combat, mais des cinglés, jamais. Pas chez nous. Pas chez des Français qui avaient à reconquérir l’honneur perdu lors de la débâcle.
Mon père m’a raconté l’histoire d’un sous-officier qu’il avait vu se mettre à courir vers l’arrière au début d’une attaque et ne s’était plus arrêté durant des kilomètres, jusqu’à se réfugier à Naples où on l’avait retrouvé deux semaines plus tard. Et de ceux-là, aussi, faisant les morts comme des cafards au premier coup d’obus. J’ai pour ces derniers une grande compassion, tant je retrouve l’attitude qui m’est la plus naturelle dans mes cauchemars de fin du monde. Faire le mort, quitte à se barbouiller le visage du sang d’un autre, et attendre, attendre que ça passe et ce moment où l’on se relèvera vivant, quels que soient les comptes à rendre par la suite.
Sommes-nous si peu à détester la guerre, au lieu de secrètement la désirer ? »

S’accrochant toujours à sa barque, le narrateur médite.
« Dès qu’on se mêle de raconter, le réel se plie aux exigences de la langue : il n’est qu’une pure fiction que l’écriture invente et recompose. »

Heidegger, le perroquet que le narrateur a laissé au Brésil et devenu « une sorte de conscience extérieure qui me dirait des choses tout en dedans », renvoie à Là où les tigres sont chez eux.
« Heidegger a beau dire qu’il s’agit d’une coïncidence dénuée d’intérêt, je ne peux m’empêcher d’en éprouver un vertige désagréable, celui d’un temps circulaire, itératif, où reviendraient à intervalles fixes les mêmes fulgurances, les mêmes conjonctures énigmatiques. »

Ayant suivi des cours de philosophie (tout comme Manuel qui « s’inscrivit en philosophie à la fac d’Alger »), Blas de Roblès cite Wole Soyinka (sans le nommer) :
« Le tigre ne proclame pas sa tigritude, soupire Heidegger, il fonce sur sa proie et la dévore. »

En contrepartie de leur courage de combattants, les troupes coloniales commettent de nombreuses exactions, du pillage aux violences sur les civils.
« Plus qu’une sordide décompensation de soldats épargnés par la mort, le viol a toujours été une véritable arme de guerre. »

Le roman est fort digressif (d’ailleurs la citation liminaire est de Sterne). Le narrateur qui marine et s’épuise évoque des jeux d’échecs, fait de curieux projets, met en cause Vasarely…
Après la bataille du monastère de Monte Cassino, la troupe suit le « bellâtre de Marigny » (Jean de Lattre de Tassigny) dans le débarquement en Provence, puis c’est la bataille des Vosges, et l’Ardenne.
À propos du film Indigènes, différent sur l’interprétation des faits.
À peine l’Allemagne a-t-elle capitulé, Manuel est envoyé avec la Légion et les spahis qui répriment une insurrection à Sétif, « un vrai massacre » qui tourne vite à l’expédition punitive (une centaine de morts chez les Européens, plusieurs milliers chez les indigènes). Blessé, il part suivre ses études de médecine à Paris, puis se marie par amour avec une Espagnole pauvre, mésalliance à l’encontre de l’entre-soi de mise dans les différentes communautés.
« Les « indigènes », au vrai, c’était comme les oiseaux dans le film d’Alfred Hitchcock, ils faisaient partie du paysage. »

« Après Sétif, la tragédie n’a plus qu’à débiter les strophes et antistrophes du malheur. Une mécanique fatale, avec ses assassinats, ses trahisons, ses dilemmes insensés, sa longue chaîne de souffrances et de ressentiment. »

Les attentats du FLN commencent comme naît Thomas, le narrateur, qui aborde ses souvenirs d’enfance.
« …] le portrait que je trace de mon père en me fiant au seul recours de ma mémoire est moins fidèle, je m’en aperçois, moins réel que les fictions inventées ou reconstruites pour rendre compte de sa vie avant ma naissance. »

OAS et fellaghas divisent irréconciliablement Arabes et colons. De Gaulle parvient au pouvoir, et tout le monde croit encore que la situation va s’arranger, jusqu’à l’évacuation, l’exode, l’exil. Mauvais accueil en métropole, et reconstruction d’une vie brisée, Manuel devant renoncer à la chirurgie pour être médecin généraliste.
Histoire étonnante des cartes d’Opicino de Canistris :
« À la question « qui suis-je ? », qui sum ego, il répond tu es egoceros, la bête à corne, le bouc libidineux, le rhinocéros de toi-même.
Il n’est pas fou, il me ressemble comme deux gouttes d’eau ; il nous ressemble à tous, encombrés que nous sommes de nos frayeurs intimes et du combat que nous menons contre l’absurdité de vivre. »

Regret d’une colonisation ratée…
« Ce qu’il veut dire, je crois, c’est qu’il y aurait eu là-bas une chance de réussir quelque chose comme la romanisation de la Gaule, ou l’européanisation de l’Amérique du Nord, et que les gouvernements français l’avaient ratée. Par manque d’humanisme, de démocratie, de vision égalitaire, par manque d’intelligence, surtout, et parce qu’ils étaient l’émanation constante des « vrais colons » – douze mille en 1957, parmi lesquels trois cents riches et une dizaine plus riches à eux dix que tous les autres ensemble – dont la rapacité n’avait d’égal que le mépris absolu des indigènes et des petits Blancs qu’ils utilisaient comme main-d’œuvre pour leurs profits. »

… mais :
« Si les indigènes musulmans ont été les Indiens de la France, ce sont des Indiens qui auraient finalement, heureusement, et contre toute attente, repoussé à la mer leurs agresseurs.
Un western inversé, en somme, bien difficile à regarder jusqu’à la fin pour des Européens habitués à contempler en Technicolor la mythologie de leur seule domination. »

« La France s’est dédouanée de l’Algérie française en fustigeant ceux-là mêmes qui ont essayé tant bien que mal de faire exister cette chimère. Les pieds-noirs sont les boucs émissaires du forfait colonialiste.
Manuel ne voit pas, si profonde est la blessure, que ce poison terrasse à la fois ceux qui l’absorbent et ceux qui l’administrent. La meule a tourné d’un cran, l’écrasant au passage, sans même s’apercevoir de sa présence.
Il y aura un dernier pied-noir, comme il y a eu un dernier des Mohicans. »

Clairement narré, et regroupé en petits chapitres, ce qui rend la lecture fort agréable. Par exemple, le 240ème in extenso :
« Rejoindre le front des Vosges dans un camion de bauxite, sauter sur une mine à Mulhouse, et se retrouver médecin des gueules rouges à Brignoles, en compagnie d’un confrère alsacien ! Qu’est-ce qui est à l’œuvre dans ce genre de conjonction ? Quels sont les dieux fourbes qui manipulent ainsi nos destinées ? Projet : S’occuper de ce que Charles Fort appelait des « coïncidences exagérées ». Montrer ce qu’elles révèlent de terreur archaïque devant l’inintelligibilité du monde, de poésie latente aussi, et quasi biologique, dans notre obstination à préférer n’importe quel déterminisme au sentiment d’avoir été jetés à l’existence comme on jette, dit-on, un prisonnier aux chiens. »

Les parties du roman sont titrées d’après les cartes italiennes de la crapette, « bâtons, épées, coupes et deniers ».
Il y a une grande part d’autobiographie dans ce roman dense, qui aborde nombre de sujets.
Beaucoup d’aspects sont abordés, comme le savoureux parler nord-africain en voie de disparition (ainsi que son humour), et pendant qu’on y est la cuisine, soubressade, longanisse, morcilla
Et le dénouement est inattendu !

\Mots-clés : #antisémitisme #biographie #colonisation #deuxiemeguerre #enfance #exil #guerredalgérie #historique #identite #immigration #insurrection #politique #racisme #relationenfantparent #segregation #social #terrorisme #traditions #xxesiecle
par Tristram
le Ven 31 Mar - 12:56
 
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Sujet: Jean-Marie Blas de Roblès
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W.G. Sebald

Séjours à la campagne

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Recueil de textes de Sebald lecteur : sur L’Écrin de l’ami rhénan de Johann Peter Hebel (calendrier-almanach), Rousseau, Mörike, Gottfried Keller, et Robert Walser.
« Le recueil couvre à présent une période de presque deux cents ans, et l’on remarquera que sur cette longue période le trouble du comportement a fort peu changé, qui pousse à transformer en mots tout ce qu’on éprouve et, avec une sûreté surprenante, à passer à côté de la vie. »

« Ce sourire des juifs, que nous a conservé Keller, sur la crédulité et la bêtise du peuple chrétien maintenu dans l’obscurité, recèle la véritable tolérance, la tolérance de la minorité opprimée dont on supporte tout juste la présence, envers ceux qui gouvernent sa destinée. »

« Walser a lui-même fait un jour la remarque qu’au fond, il ne travaillait jamais, d’une prose à l’autre, qu’à un seul et même roman, qu’on pourrait qualifier de “livre du moi aux multiples coupures et fractures”. »

Ce recueil sera mieux apprécié de qui connaît l’Allemagne, la Suisse, et les auteurs cités ; voir le pertinent commentaire de Bix, bien documenté.

Puis est évoqué le peintre Jan Peter Tripp, qui ensuite rend hommage à Sebald (deux textes également intéressants).

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\Mots-clés : #antisémitisme #ecriture
par Tristram
le Dim 23 Oct - 12:46
 
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Romain Gary

Les Cerfs-volants

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Roman dédicacé À la mémoire.
Ludovic raconte son enfance avec son oncle et tuteur, Ambroise Fleury, le « facteur timbré » de Cléry, passionné de cerfs-volants et pacifiste convaincu, jusqu’à sa première rencontre avec Lila, Élisabeth de Bronicka, une fillette polonaise. Lui est doté d’une mémoire exceptionnelle, et l’attend quatre ans avant qu’elle ne revienne en vacances dans sa Normandie native. Nous sommes à la fin de l’entre-deux-guerres, la France ne s’inquiète guère des montées fascistes en Europe et ne croit pas à la Seconde, tandis que Ludo rend visite à Lila dans son pays.
De retour, Ludo est comptable au Clos Joli, restaurant trois étoiles de Marcellin Duprat, puis monte à Paris et rencontre Mme Julie Espinoza, vieille maquerelle juive se préparant à l’occupation allemande – rompue à la survie, elle organise un réseau de résistance.
Puis c’est l’Occupation, puis la Résistance, la France qui ne capitule pas. Ludo en est, toujours avec son amour inguérissable, entretenant la mémoire de Lila, dont il n’a pas de nouvelle dans la Pologne dévastée ; Duprat résiste à son étrange manière, Mme Espinoza est devenue madame Esterhazy. Gary fait valoir la fantaisie, la « folie », la « déraison » à conserver sous l’empire nazi.
« Je ne savais pas encore que d’autres Français commençaient à vivre comme moi de mémoire, et que ce qui n’était pas là et semblait avoir disparu à tout jamais pouvait demeurer vivant et présent avec tant de force. »

Les personnages sont excellemment campés, que ce soit le « facteur timbré », d’une famille de « victimes de l’enseignement public obligatoire », ou Stanislas de Bronicki, aristocrate (il est beaucoup question d’esprit de caste) et « financier de génie », joueur toujours au bord de la ruine et père de Lila, ou encore celle-ci, surtout occupée à « rêver d’elle-même ».
« – Je peux encore tout rater, disait Lila, je suis assez jeune pour ça. Quand on vieillit, on a de moins en moins de chances de tout rater parce qu’on n’a plus le temps, et on peut vivre tranquillement en se contentant de ce qu’on a raté déjà. C’est ce qu’on entend par "paix de l’esprit". Mais quand on n’a que seize ans et qu’on peut encore tout tenter et ne rien réussir, c’est ce qu’on appelle en général "avoir de l’avenir"… »

Ludo retrouve Lila, qui a survécu avec les siens, les entretenant par des liaisons vénales (comme sa mère auparavant) ; puis il s’avère qu’elle fait partie d’un complot contre Hitler (elle sera tondue à la Libération).
Ambroise fait voler des cerfs-volants en forme d’étoile jaune en signe de protestation contre la rafle du Vél d'Hiv, et sera déporté.
« Je permettais à Patapouf de dormir avec moi, car au sol, un cerf-volant a besoin de beaucoup d’amitié ; il perd forme et vie à ras de terre et se désole facilement. Il lui faut de la hauteur, de l’air libre et beaucoup de ciel autour pour s’épanouir dans toute sa beauté. »

« Il [Ambroise Fleury] se méfie des grands élans et il trouve que les hommes doivent tenir même leurs plus nobles idées au bout d’une solide ficelle. Sans ça, selon lui, des millions de vies humaines vont se perdre dans ce qu’il appelle "la poursuite du bleu" [celui du ciel, où se perdent les cerfs-volants]. »

« Le comique a une grande vertu : c’est un lieu sûr où le sérieux peut se réfugier et survivre. »

« Tout incroyant que j’étais, je pensais à Dieu souvent, car c’était un temps où, plus que jamais, l’homme avait besoin de toutes ses plus belles œuvres. »

« Et si le nazisme n’était pas une monstruosité inhumaine ? S’il était humain ? S’il était un aveu, une vérité cachée, refoulée, camouflée, niée, tapie au fond de nous-mêmes, mais qui finit toujours par resurgir ? »

« Le cerf-volant demande beaucoup d’innocence. »

Évidemment, les cerfs-volants c’est la liberté, Ludo un engagement à se souvenir, et Lila c’est la France (entr’autres) ; tout cela est un peu daté, a un petit côté "ancien combattant" (ce que fut Gary) – mais on oublie si vite.

\Mots-clés : #antisémitisme #deuxiemeguerre #devoirdememoire
par Tristram
le Ven 9 Sep - 12:57
 
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Sujet: Romain Gary
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Avrom Moshé Fuchs

Tag antisémitisme sur Des Choses à lire 41uilk11

Vienne et plus précisément le Prater ; la guerre Autriche/Hongrie contre la Russie est déclarée, les soldats partent dans les trains qui passent sur le pont, les prostituées cherchent les rares clients.
Parmi les prostituées il y a la belle Mitzi surveillée par son mari Max (comme elle Juif) qui déteste Karl (chrétien) ancien compagnon de Mitzi.
« Karl se dégagea lentement des mains de Max.
– Il faut toujours qu’il me salisse mon smoking, ce youpin, dit-il en s’époussetant soigneusement la manche du bout des doigts.
– Youpin ? Tu m’insultes ? T’as pas intérêt à m’insulter, t’entends ? Je vais te montrer, youpin ! Attends un peu !
Sa grosse tête disproportionnée surmontée de sa petite casquette à pompon, pareille à l’anse d’un couvercle de marmite, penchée de côté, tel le museau d’un taureau furieux devant qui on brandit un tissu rouge, Max marcha sur son adversaire, le repoussant de son torse. Un œil plissé, minuscule fente à peine visible, l’autre, l’œil de verre, fixe et écarquillé, comme vivant, un peu rougi, il jaugea son ennemi avec une rage froide :
– Tu m’as entendu, espèce de porc ?
– Max, laisse-le tranquille, tu recommences ! s’écria Mitzi, et, de toutes ses forces, elle le tira en arrière.
– Mais oui, battez-vous un peu, dit la vieille Horvatzka, de toute façon, il n’y a pas de clients. »


Karl veut épater Mitzi

« puis il déroula un papier jaune dont il tira un doigt bagué, coupé, dit-il, en guise de souvenir, de la main d’un ennemi tué. Mitzi toucha le doigt avec dégoût et ôta sa main, comme s’il s’agissait d’un ver de terre, mais la curiosité l’emporta et elle essaya d’en retirer la bague.
– Impossible, lui dit Karl, même avec une hache !
– Je pourrais y arriver, lui répondit Mitzi, c’est un anneau de mariage, il suffirait de le tremper dans du vinaigre et il s’enlèverait.
Elle tapa sur la table avec le doigt mort et dans ses beaux yeux verts un peu égarés par l’ivresse chatoyait toute sa cruauté de femme qui cherchait à écraser la volonté de l’homme.
– Donne-le-moi en souvenir, murmura-t-elle, enjôleuse, en se pendant des deux bras au cou de Karl. »

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Max est réformé, il lui manque un pouce et il a un œil de verre.

«  T’auras beau les aimer ou les détester, tous les hommes sont enrôlés pour la guerre. On les prend tous. Tous ceux qui sont bons pour le service. Mais toi, tu n’es bon à rien… T’es un éclopé… Il te manque un pouce et t’as un œil de verre, lui assène sa femme.
Avec l’indifférence et la brutalité des ménagères qui enfoncent les doigts dans les yeux du poisson avant de le débiter en morceaux avec le couteau, Mitzi enfonça deux doigts dans l’œil de verre de Max, le retirant et le montrant aux femmes autour d’elle avant de le remettre en place dans l’orbite vide.
– Il est un peu trop gros, notre Max, dit Ermine la noiraude, en lui posant la main sur les fesses.
Les prostituées, en expertes, le tâtent de tous côtés telles des bouchères examinant une génisse. »


Max voient les juifs qui ont fuient la Galicie arriver au Prater, vu leurs tenues et leur comportement il se demande si leur Dieu est le même que le sien, celui qui a une synagogue étriquée où lui et Mitzi se sont mariés.

Des Russes passent dans les rues, les magasins sont vides, les saltimbanques étrangers qui jouaient sur la place ont été arrêtés, certains relâchés rejoignent le café. Max lui joue aux cartes.

Mitzi tombe malade, elle ne peut plus « travailler », l’argent manque à la maison, la vieille mère de Mitzi critique Max, il doit trouver leur pitance, elle est handicapée.

Tout est triste, sale même l’automne a éteint ses couleurs. Les soldats ne supportent plus le mépris des officiers, ils arrachent les étoiles et tout ce qui évoque la brutalité et la mort. Des manifestants remplissent les rues aux cris de « vive la république, à bas le Kaiser.
De nouvelles prostitués arrivent, les soldats russes rentrent chez eux.

La vieille prostituée Horvatzka, il y a file devant chez elle.

«  On ne trouve pas de viande en ce moment, mais ce que je vous offre vaut mieux que la viande de porc, messieurs, mes petits chiens, engraissés et goûteux.
Et elle apporte à intervalles réguliers de petits chiens rôtis, étalés sur un plat, tout entiers, tête comprise, les petites pattes en l’air, dégageant une odeur âcre et sucrée. Ce sont les mêmes petits chiens qu’elle gardait dans son hôpital pour les soigner, qu’elle aimait, de tout son amour chrétien, leur préparant leur nourriture et les faisant dormir dans le même lit qu’elle. La viande est dévorée par des bouches avides aussitôt et elle va en chercher d’autres. Dans le coin cuisine sombre et puant les chiffons absorbent les odeurs et on entend un gémissement :
– Maman, donne-moi quelque chose à manger.
C’est le fils de la vieille, Anton, rentré de l’hôpital. La peau sur les os qui pointent comme ceux d’un squelette, une jambe entièrement amputée, l’autre de moitié. Il reste, dans les ténèbres gluantes et putrides, couché là, un monceau d’os, une vivante tache noire qui remue, sombre et effrayante. »

Mitzi est morte.

« – Max, alors, tu vas le dire ce kaddish ?
Max a l’impression de voir sa femme debout dans ses bas noirs, perchée sur ses talons hauts devant le miroir couvert d’un châle sombre, une cigarette à la bouche, soufflant la fumée par le nez en deux volutes égales. Il soulève son menton de peur. Soudain il ne voit plus rien et se sent libéré d’un énorme poids qui quitte son dos pour toujours.
– Je ne sais pas prier, la vieille. J’ai oublié. Je ne sais pas ce qu’il faut dire.
– Tu ne sais pas ? Et qu’est-ce que tu sais, par exemple ? J’aimerais bien que tu me dises ce que tu sais. En voilà un vrai Juif ! Les Juifs d’aujourd’hui… Malheur à moi, ça crève le cœur. »



C’est triste, sale, misérable, c’est la vie de ces Juifs dans ce faubourg proche du Prater. C’est la vie des prostituées et de leurs « fiancés », ainsi nommés les proxénètes. La guerre est perdue, eux aussi.

La nuit

Leïb le noir est employé par le Seigneur, il doit amener les bovins à la boucherie chrétienne, mais ce soir il n’a pas envie. Il rentre à la maison où se trouvent sa femme et ses deux filles Rivké et Rokhl et le fils Boroukh.
Leïb questionne durement sa fille Rivké :

- – Quand est-ce que c’est arrivé, Rivkè, hein ? Qu’est-ce que t’en dis ? Raconte…
- Comme sous les coups d’une scie émoussée, tous les corps furent parcourus d’un frisson. C’était le grincement des dents de Leïb. Soudain il saisit le bras pendant de Rivkè de ses doigts avec la force d’une pince de fer, il le tira comme s’il voulait l’arracher telle une branche cassée et le jeter. Un sourd gémissement étiré se fit entendre :
- – Ouille, ouille, papa, aïe, aïe…
- – Tu as mal ? Hein ?
- – Oui, oui…
- – Est-ce qu’il t’a battue ?
- – Il m’a tordu le bras.


Leïb questionne sa femme et lui demande qui c’est ; elle dit un étranger un commandant. Leïb demande à sa femme d’aller chercher un grand sac au grenier.

« Il n’avait honte devant personne, pas même devant ses propres filles, pour exercer sa brutalité têtue. Autant lui était un taiseux obstiné, autant sa femme était une criarde déchaînée. Sa bouche, telle une cloche, résonnait d’imprécations. Leïb tenait à ce que sa femme lui obéisse, et sa femme s’y refusait. Les cris de la maison traversaient portes et fenêtres, des cris sourds et lourds, comme des coups d’un tambour rugissant au milieu d’un orchestre en folie.
Pareille à une chatte après les coups, Shprintsè les subissait et les oubliait, se sentant confortée d’y avoir résisté. Les joues empourprées après cette agitation et ce tumulte, elle tira la toque de Leïb sur ses yeux, criant toujours de sa voix tonitruante :
– Malheur à celles qui n’ont pas un mari costaud comme un taureau, longue vie à lui. Un tel pourvoyeur, un tel maître de maison ! On aurait beau traverser toute la Pologne, on ne trouverait pas un lion pareil ! Qu’en penses-tu, Leïb ?
Ce n’était pas de la flagornerie et cela arrachait au sombre Leïb un demi-sourire pour ces paroles flatteuses, malgré son humeur massacrante, un sourire, telle une étincelle dans une cheminée, qui passait comme un éclair sur son visage barbu.
Comme d’habitude après les coups, elle remit de l’ordre dans ses cheveux, repoussant les mèches sous son châle. Elle alluma vite la lampe à pétrole.
Les ombres s’animèrent sous la lumière rouge et elle monta rapidement l’échelle déglinguée jusqu’au grenier et descendit le grand sac. »


Leïb gagne le village il voit le commandant des soldats ruthènes sortir d’une maison.

« Il était perché sur le toit comme un oiseau noir, il examina d’un long regard le commandant. Soudain il l’interpella très fort :
– Monsieur le commandant, vous, monsieur le commandant !
Celui-ci s’approcha, ne sachant pas ce qu’on lui voulait, et, étonné, leva la tête vers le toit :
– Qu’est-ce que tu veux, youpin ? Qu’est-ce que tu fais là-haut ? »
« – Monsieur le commandant, est-ce que vous voulez que je vous chante une chansonnette juive ? Vous voulez, monsieur le commandant ?
Il se mit à fredonner, puis s’écria :
– Dis donc, face de porc, ça te plaît ?
Et il agita sa hache étincelante.
Le commandant se dit alors que le Juif sur le toit était un fou, il eut un méchant rire moqueur, saisit son pistolet et tira en direction du toit. Lorsque le coup finit de retentir et que le petit nuage bleu se dissipa, il vit le visage grimaçant et la barbe hirsute, le regard plein de haine qui le transperça de son hostilité noire.
– Un fou de youpin, marmonna-t-il en crachant par terre, et il s’en fut. »

Leïb est connu dans la région :

« Toute l’affaire était menaçante, effrayante. On se demandait quel malheur ce Juif allait attirer sur tout le monde. Leïb le Noir n’était pas n’importe qui. Ses voisins avaient depuis toujours peur de lui, évitaient d’avoir une dispute avec lui. C’était un homme querelleur, coléreux, violent, il était capable de s’emparer d’un couteau »

Leïb reçoit des réponse à ses questions par son  neveu Yosl.

« – Alors quoi de neuf en ville, fiston ?
– Rien. Stepnik s’est emparé du traîneau et du cheval de Zaïnl. Il a arraché la barbe à l’oncle Leïzer. Il a giflé Srol-Eliè. Hier soir, Stepnik avait entraîné chez lui la fille de Shmulik, la petite Bronia, et a abusé d’elle… La femme de Shmulik pleure et se lamente.
– Vous entendez, oncle Leïb, insista Yosl, ses longues dents de travers. Il n’y a pas longtemps, Havrilek, le gardien, s’est emparé chez Mikhl, le menuisier, de tous les outils de son atelier. Pour rien. « Les Juifs n’ont plus le droit de travailler dans son métier », a dit ce chien. Qu’est-ce que je fais alors ? La nuit je me rends dans la grand-rue, à la maison de Havrilek, et je lui fous deux gifles et je reprends la boîte à outils, bref…
– Juste une gifle, l’interrompit la femme de Menakhem, jetant un regard moqueur sur son fils.
– Oui, la gifle il l’a bien reçue, tu me connais ! C’était une claque retentissante, tu sais ? Maman, il a craché deux dents, ce chien !
– Eh bien, tu peux rendre grâce à l’Éternel, Yosl, si les soldats t’avaient attrapé, ils t’auraient, à Dieu ne plaise, tué. On a jeté un mauvais sort à nos voisins goys ou quoi ? Tu t’es caché ? J’en perds l’âme et le cœur de peur. Les boutons d’uniforme dirigent le monde, et les Juifs se trouvent à neuf coudées sous terre. On craint tout simplement pour sa vie. Quels temps pourris ! »


La belle-sœur de Leïb le reconnait dans la nuit :

« Dans la clarté bleutée, tout semble se dérouler comme sur un fleuve pris dans la glace, tout se détache avec netteté, difforme. Voici une ruine de maison chaulée tel un visage blessé, grimaçant de douleur. Un balcon noirci par un incendie monte en biais vers le firmament pareil à un abîme. La synagogue en pierre au toit incendié, comme décapitée, s’élève plus haut que les maisons, enveloppée d’un silence énigmatique, comme d’une toile de deuil. Leyè sent un froid glacial lui couper le souffle. Elle pourrait rebrousser chemin et rentrer chez elle en courant. Mais elle a les jambes sciées par la peur. Elle enfonce son visage davantage dans son châle, telle une poule qui protège sa tête sous son aile. Cependant sa curiosité devant cette rencontre inopinée et terrifiante est plus forte que la peur. Elle jette un coup d’œil furtif au-dessus de son châle et croit voir Leïb lever les pieds et baisser la tête. Il penche la nuque comme s’il voulait épier les vitres jaunes des fenêtres pointues et givrées, seulement il a l’air de regarder non par les fenêtres, mais par les cheminées. Elle est prise d’un fou rire. »

Leïb apprend que le commandant doit partir demain. Il doit en tenir compte s’il veut accomplir la vengeance pour le déshonneur fait à sa fille Rivké. Leïb pénètre par le toit dans la chambre du commandant Stepnik.

« Leïb se tient tout droit, les épaules larges, le sac plié sous le bras, le poing serré. Stepnik sent maintenant le regard muet et affûté comme une lance. L’homme en face de lui est celui qu’il avait vu sur le toit. L’effroi le dessaoule en un clin d’œil. Il saisit le pistolet sur la table de nuit, mais Leïb lui assène sur la main un coup de poing qui fait tomber l’arme. Il s’empare d’un couteau que Leïb lui arrache aussitôt avec une adresse surprenante. Leurs yeux se croisent, regards du dernier combat mortel. La mort et la vie sont sur les plateaux de la balance, le fléau oscille. Deux corps massifs s’empoignent, s’étreignent, par la nuque, par les bras, comme s’ils voulaient s’embrasser. La colère fait grimacer les visages. La respiration courte souffle entre les dents serrées, la bave coule de leur bouche. Une brève bagarre. Un corps tombe lourdement à terre, telle une montagne qui s’effondre. Stepnik gît visage contre terre, sa poitrine se gonfle comme un ballon. Leïb se tient au-dessus de lui et essuie de sa manche le sang qui coule de son front.
– Lève-toi, dit Leïb à son ennemi vaincu. »


Il l’emmène sous la menace :

« – Bon, il faut en finir, la nuit avance. Tu ne tueras plus de Juifs, tu ne violeras plus personne.
Leïb ouvre subitement son grand sac noir et le passe sur la tête de son ennemi assis, fait un nœud avec la corde et, avec la force d’un taureau, il le soulève, le jette sur son épaule, comme les paysans portant un porc au marché.
Leïb part du lourd pas de ses bottes ferrées, le poids du mort sur le dos, à travers les champs enneigés vers la montagne de Krilivits. Il grimpe sur des rochers, descend dans des ravins de plus en plus bas. Là s’ouvre une grotte sombre comme une tombe maudite. Les paysans de la région y jettent les cadavres de leurs chiens et de leur bétail. »

***
La synagogue témoigne des pogroms (Polonais dans les quartiers Juifs)qui se sont déroulés dans la région lors de la guerre Polono/Ukrainienne.
L’attitude du commandant la haine des soldats et des ruthènes vis-à-vis des Juifs, hommes, femmes, enfants.

La porte en chêne

La maison de Leïb est attaquée en pleine nuit.

« – Ouvrez vite, salauds de youpins, que le diable vous emporte ! On va vous fusiller ! Tous ! Ouvrez !
Les coups et les cris résonnaient de plus en plus forts, faisant trembler les murs en torchis, les fenêtres frémissaient, encore un dernier coup et la maison allait s’effondrer et ensevelir les habitants sous ses décombres. »


Tous les membres de la famille se saisit d’une arme, qui un couteau, une hâche, un bâton. Leïb a confiance en la porte en chêne .
« Il commença par tâter la porte en chêne de cette maison en torchis, son héritage. Elle était abîmée et gauchie par l’âge, mais le bois restait solide, un verrou en métal et de grosses solives la renforçaient dans sa largeur. Leïb retenait son souffle. »

Qui sont les agresseurs, des soldats, des voisins ? Qu’est-ce qu’on lui veut ?

« Il est un homme qui vit dans la misère, un journalier employé à charger du bois et du blé dans les trains. Il lui incombe de gagner sa vie, de pourvoir aux besoins de sa femme et de ses enfants, d’entretenir sa pauvre maisonnée. Et tous les jours, un autre souci, un autre malheur le frappent qu’il a toutes les peines du monde à surmonter. »

Les insultes pleuvent, les coups. Shprintsè demande à Leïb de rentrer.

« Sur son chemin de retour du front italien, à la fin de la guerre, il était arrivé à Lemberg un jour après le pogrome. Il avait vu la vieille synagogue calcinée, les maisons brûlées dans les rues juives. Il était allé à l’enterrement au champ de repos des soixante-douze victimes juives, enfants, femmes, hommes, tués par les soldats polonais. Il avait vu les cadavres allongés côte à côte, couverts de châles de prière ensanglantés. Il avait encore dans l’oreille le chant déchirant du kaddish « Dieu de miséricorde », entonné par tout le monde, les lamentations des femmes et des enfants qui s’élevaient jusqu’au ciel. Après, pendant six jours et six nuits, le fusil à l’épaule, il avait pris part à la bataille dans les rangs de l’autodéfense juive contre les assassins polonais. Ils en avaient tué quelques-uns, puis les avaient chassés de la ville et le calme était revenu. Et maintenant, ce malheur s’est invité chez lui, dans sa maison, et il est prêt à défendre sa famille au prix de sa vie. »

Leïb ordonne à sa femme et ses enfants de se cacher et de ranger ce qu’ils peuvent. Tandis que lui supporte la porte de tout son corps pour empêcher les attaquants d’entrer, mais à force la porte s’abat sur lui. Sa famille le pense mort, les autres volent ce qu’ils peuvent avant de s’en aller. Les enfants et Shprintsè tentent de soulever la porte, mais elle est vraiment trop lourde. Mais Leïb, de toute sa force et sa colère est parvenu à se soustraire de dessous la porte de l’autre côté. Ils sont tous contents de le revoir vivant, mais Shprintsè se rend compte que les hommes ont volé le portefeuille de Leïb.

« Boroukh trouva dans un coin le sac avec le châle de prière et les phylactères de son père et les remit à leur place habituelle. Puis il rassembla les pages déchirées du Pentateuque, de la Haggadah de Pessah, de la Bible en yiddish de sa mère, du rituel et d’un livre de prières. Il déposa un baiser sur les saintes pages profanées et les remit sur l’étagère à côté de la lampe de Hanoukka en étain et de l’image charbonneuse du Mur des lamentations.
Sur le même mur chaulé se trouvaient des taches de sang sur lesquelles adhéraient des plumes de literie. Il s’en dégageait une ancienne tristesse et la douleur de générations disparues.
Leïb retourna au vestibule et Boroukh tint la lampe à pétrole pour l’éclairer.
– Papa, c’était une porte solide, elle datait de grand-père. Mais les assassins l’ont cassée, quel dommage ! Qu’est-ce qu’on va faire ?
– Oui, elle a servi bien longtemps, répond Leïb, en posant une main sur l’épaule du garçon.
Le regard préoccupé, le front labouré de profondes rides, il examine la porte en chêne, tachée de son sang, affalée dans le vestibule sombre sous la lueur rouge de la lampe, dans la nuit mystérieuse, engloutie dans les ténèbres. »


Une attaque par des voisins – soldats ou pas – qui rappelle les mauvaises heures des pogroms.

Dans le verger

Reb Zelig est associé à ses fils et beaux-fils, eux vendent, lui récolte dans son verger, en location auprès du Seigneur local.
Reb Zelig a engagé Reb Lipé pour surveiller le verger. Or ce jour là ce dernier lui dit avoir attrapé un voleur.

« J’ai bien surveillé le verger toute la journée et j’ai attrapé un voleur, un gosse, crie Lipè dans l’oreille dressée pour bien se faire entendre. Vous entendez ? En bas, dans le verger, j’ai mis la main sur un voleur qui arrachait des pommes à pleines poignées, se remplissant les poches. Regardez, j’ai attrapé sa casquette.
Reb Zelig, furieux, s’empare en silence de la casquette trouée du gamin, la tâte doucement, la retourne dans tous les sens, regarde la doublure et remarque en secouant sa barbe rouge :
– Ça vaut deux groschen en tout et pour tout ! En voilà une affaire… »


Reb Zelig part avec sa charrette livrer les fruits à la ville. Il reviendra ce soir. Zelig empêche les filles qui ramassent les fruits sur les arbres de les voler.

A la ville :

« La carriole se trouve prise d’assaut par une foule de femmes agitées, les fichus attachés sous le menton. Elles crient, elles tendent les mains, elles marchandent, elles goûtent. Des paniers, des tabliers se relèvent et s’emparent de petites pommes que Reb Zelig distribue entre les têtes serrées. Coléreux, il trône au-dessus de ses sacs, prend l’argent et grogne :
– Trois pommes toutes fraîches font une livre, les femmes…
Les petits-fils des clientes, pieds nus, la morve au nez, grimpent sur les roues, et les yeux avides mendient :
– Grand-père, une petite pomme…
Mais le grand-père ne donne rien.
– À la maison, garnements ! Pas de pommes pour vous ! »


Il déjeune chez lui avant de repartir au verger.

« En un clin d’œil, son regard fait le tour de tous ses biens : le jardin, la clôture défoncée, le toit de chaume noir, couvert de mousse verte, les poules. Il remarque, mécontent, qu’il manque à l’échelle de la mansarde un barreau.
– Qu’est-ce que tu as rapporté, Zelig ? lui demande sa femme en tendant son tablier.
Sans un mot, Zelig tire des oignons de son gousset, des maïs, des radis de sous le pan de sa veste et des poches de son caftan des herbes odorantes. Il les déverse dans le tablier de sa femme.
– Garde-les bien.
Il reste ensuite à Reb Zelig à se disputer avec les femmes, ses brus et ses filles, femmes obèses aux robes rapiécées, une pièce sur l’autre. Il doit leur rendre les sacs à nourriture et les marmites qu’il avait emportés. Il fait semblant de ne pas savoir que les récipients sont remplis des plus belles pommes et poires, celles qu’il apporte à sa femme.
Alors seulement Reb Zelig fait sa prière. Son talith crasseux posé sur la tête, le phylactère cubique, en cuir renforcé, pointant sur son front, telle une marmite en fonte. Il se tient penché devant la fenêtre, sautant des passages, comme un couturier pressé avec une aiguille démesurée. »


Reb Lipé est un petit malin, qui raconte toujours des histoires. Après un orage ils s’endorment dans la cabanne et à son réveil Reb Zelig s’aperçoit qu’il n’a plus dans sa botte l’argent de la vente.
Zelig fait semblant de partir à la ville, après avoir discrètement rebrousser chemin il découvre Reb Lipé  allongé sous les arbres et dans sa main la bourse volée.

« De sous un arbre, à la hauteur de sa tête, apparaît soudain Reb Zelig, le fouet à la main. Il se redresse, calme, il prend tranquillement la bourse de la main de Reb Lipè, recompte placidement entre ses doigts deux fois le nombre de pièces : trois, sept, douze, dix-huit. Il fourre la bourse dans sa botte et soupire :
– Grâce au Nom Béni.
Les deux hommes ne se regardent pas, ne disent pas un mot. »


Le gamin retenu par Lipé est toujours là, Lipé comme si rien ne c’était passé, essaie de raconter à Zelig une histoire  et une leçon de morale ? il ne veut pas perdre sa place.

«  Hé, toi ! Tu m’entends ? s’écrie Reb Lipè en russe, se sentant soudain tout ragaillardi – il arrache la toque de sa tête et en redresse la pointe. Vous voyez, Reb Zelig ? Le garnement est là, il attend sa casquette. Vous entendez ? C’est le garçon de Semkè. Je lui ai pris aujourd’hui sa casquette, il faut la lui rendre. Il faut avoir pitié même d’un Chrétien. Il ne volera plus. Quand on n’a pas de chance, que peut-on se dire ? Un pauvre petit paysan…
Reb Zelig le regarde, l’air mécontent, fronçant ses épais sourcils :
– On est bien généreux avec l’argent d’autrui ! Est-ce qu’on peut tirer quelque chose de cette casquette ?
– En voilà une belle affaire, une vieille loque vaut peut-être deux groschen… Croyez-moi, Reb Zelig, ça n’en vaut pas la peine, croyez-moi, il faut pas avoir les yeux plus gros que le ventre, vouloir avaler le monde entier…
Il va chercher la casquette dans la cabane, s’approche doucement du gamin, lui pose gentiment la casquette sur la tête, lui fourre une pomme dans la poche à l’insu de Reb Zelig.
– Sauve-toi maintenant, rentre chez toi ! »


Travail, pas de confiance, mais c’est la pauvreté, la faim, et l’envie qui fait les voleurs.

Le vieux loup

Leizer un paysan déplore que son fils Chaïké soit un mécgréant, c’est-à-dire qu’il ne dit pas les bénédictions, il ne porte pas les phylactères. Un jour que Chaké n’était pas allé au heder Leïzer l’avait battu avec la ceinture et Chaïké avait reçu la correction en silence. La femme de Leïzer lui fait remarqué que leur fils est grand et qu’il a été soldat dans l’armée autrichienne, il est revenu avec un insigne de caporal et des médailles de récompense .

Chaïké participe parfois à la contrebande nocturne et aux bagarres avec les douaniers et les petits voyous ruthènes.
Il travaille dans les forêts pour un patron.

« Mais maintenant la timidité devant les gens et la peur de son père avaient quitté Chaïkè. Il ne prêtait plus la moindre attention à la colère de son père. Tous les matins avant d’aller au travail dans la forêt, il s’arrêtait dehors, sur la dalle, posait son pied botté sur la meule dans la cour pour aiguiser sa hache, faisait voler des étincelles dans toutes les directions. Pour s’assurer du tranchant de sa hache il le passait ensuite sur son pouce pour l’éprouver. Leïzer, fâché, voûté, tournait autour de lui lentement et à distance, l’épiant comme un matou autour d’un oiseau.
– Bonjour, papa, tu as fait ta prière ? lui demande Chaïkè en riant à pleine bouche, découvrant ses dents blanches.
Leïzer ressent la moquerie de son fils comme un coup de poignard au cœur et il détourne vite la tête. Voilà qui il a élevé ! Un goy, un apostat. Toutes ces années à dépenser son dernier sou pour payer la redevance du heder, pour faire apprendre à son fils à lire en langue sacrée une section du Pentateuque, à dire les bénédictions, à prier, bref, à être un Juif, comme il se doit.
– Oï, Chaïkè tu te gausses de Dieu, n’oublie pas qu’on ne se gausse pas de Dieu impunément, marmonnait Leïzer dans sa barbe. »


Chaïké raconte à son père qu’il a vu le loup dans la forêt, quelques jours après il s’avère que l’animal a égorgé six brebis chez un voisin. Plusieurs autres attaques.
Leïzer montre son épaule qu’à l’époque le loup lui avait déchirée. Il dit à son fils de se méfier ; ce vieux loup est un démon.

Chaïké est mal considéré par les paysans.

« Les paysans regardent de travers le jeune Juif qui marche le long de leurs palissades et lui opposent leurs dos hostiles. Chaïkè rencontre parfois un grand échalas, portant fièrement l’uniforme de l’armée ukrainienne aux boutons de cuivre, avec des rubans rouges. Ils se souviennent de leur enfance, de leurs bagarres aux poings, leurs nez en sang, leurs visages écorchés par les ongles, s’envoyant des pierres les uns aux autres, échangeant des insultes : youpin galopin, oreille de porc, voleur, fils de chienne. Maintenant leurs regards pleins de haine se percent mutuellement et ils se jaugent, furieux, de haut en bas et de bas en haut. Chaïkè d’un geste habile porte sa main droite sur le manche de sa hache dans son ceinturon, tel un soldat tenant son arme. En un instant ils jugent avec une prudence toute paysanne leur force respective, crachent par terre et détournent la tête. »

Nouvelle rencontre avec le loup
« Chaïkè au milieu de son chant assène un grand coup de sa cognée et se tait. Il lève les yeux et voit un peu plus loin, dans le brouillard dense entre les arbres, un loup immobile qui le regarde avec le feu de ses yeux verts. Un grand loup gris, la gueule ouverte, les crocs blancs et acérés, le guette. Chaïkè lui lance son bâton et le loup déguerpit. »

« Plus tard le loup s’habitua au feu et cessa de fuir. Quand il allumait un brasier, Chaïkè le voyait passer en courant, silencieux, entre les troncs, bondissant joyeusement tantôt tout près tantôt plus loin, hop, hop, sa langue rouge pendante, regardant calmement le feu.
Chaïkè s’était aussi habitué à la présence du fauve. Lorsqu’il s’asseyait tous les jours sur une souche pour manger avec appétit son déjeuner sorti de sa musette, frottant le pain d’ail et l’accompagnant d’un oignon juteux, il jetait des miettes aux corneilles et cherchait le loup des yeux. Dans son amour de toutes les créatures de Dieu, il éprouvait de la pitié à leur égard, pensant à la faim du loup, connaissant bien depuis l’âge de raison ce goût amer de la faim qui étreint les boyaux comme par une corde, provoque des crampes d’estomac, assombrit la vue, transforme la langue en un bout d’écorce sèche. Il se disait que dans la grande forêt sombre et épaisse de Seredits, qui s’étend sur des milles et des milles, au-delà même de Tarnopol, il y avait suffisamment d’animaux pour assouvir la faim des loups : cerfs, biches, lièvres, chiens sauvages. »

Une nuit des paysans voisins vinrent toquer à la porte de Leïzer, ils disent partir à la chasse au loup. Chaïké participe car Leïzer est trop âgé.
Dans la forêt le loup cerné saute sur Chaïké, il le mord profondément à l’épaule mais Chaïké parvient à le tuer, au contentement de tous.

« Chaïkè marchait à l’écart du groupe des paysans. Il jetait des coups d’œil au loup mort porté sur l’épieu. L’animal était tout rabougri, les pattes liées en haut, la tête et la queue pendantes, les crocs enfoncés dans la langue, un triste cadavre. Chaïkè sentit son cœur se serrer. Malgré la brûlure de son épaule blessée, il éprouvait la fierté de la vengeance. »

Quand les paysans ont besoin de l’aide d’un Juif pour traquer le loup ils n’ont pas de scrupule.

******************
Dans toutes presque toutes ces nouvelles, c’est la misère, la noirceur des âmes et des cœurs, la tristesse de l’ambiance et l’environnement.
La religion est présente, qu’elle soit suivie ou oubliée.
C’est surtout la haine des Juifs. Le rappel des pogroms, des guerres.
Les mots de l’auteur sont bruts, ce qui est,  est vu, décrit avec fidélité, la vérité, c’est tout.

Une belle découverte pour moi.


c'est nettement mieux que le peu que j'en dis, mais trooop chaud !


\Mots-clés : #antisémitisme #guerre
par Bédoulène
le Jeu 14 Juil - 9:43
 
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Sujet: Avrom Moshé Fuchs
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Kurt Vonnegut, jr

Nuit Mère

Tag antisémitisme sur Des Choses à lire 41rtme10

(Déjà lu dans la traduction de 1976 avant celle-ci, de 2016. J’ai comparé certains passages des deux traductions, et celui que je cite juste après l’ouverture du fil est globalement identique dans les deux versions, comme Nadine les a montrées. J’avais oublié de répondre à Bédoulène : c’est le moment où la belle-sœur du narrateur préfère, avant de partir dans la débâcle devant l’armée russe, supprimer son vieux chien gâté.)
Nadine, il me semble que le titre porte une majuscule, et même deux, comme celui en anglais, et puisqu’il est inspiré du Faust de Goethe, tel que cité dans la « Note de l’éditeur ». Le même « éditeur » déclare :
« Et, sur ces propos relatifs au mensonge, je risquerai d’avancer l’opinion que les mensonges prononcés au nom de l’effet artistique (au théâtre, par exemple, et dans les confessions de Campbell, peut-être) sont parfois, dans un sens plus profond, les formes de vérités les plus envoûtantes. »

Dans son introduction, Vonnegut rappelle son expérience vécue de la guerre en Allemagne, et donne une morale de l’histoire qu’il raconte :
« …] nous sommes ce que nous feignons d’être, aussi devons-nous prendre garde à ce que nous feignons d’être. »

Il précise de plus :
« Si j’étais né en Allemagne, je suppose que je serais moi-même devenu nazi, bousculant les juifs et les gitans et les Polonais, laissant des paires de bottes dépasser des congères, me réchauffant grâce à mes entrailles secrètement vertueuses. Ainsi va la vie. »

Les confessions de Howard W. Campbell Jr. est un document rédigé par celui-ci en manière de témoignage sur le Seconde Guerre mondiale tandis qu’il est emprisonné à Jérusalem en attendant son jugement.
« J’étais un radio-propagandiste nazi, un odieux et habile antisémite. »

« Sous quel motif voulaient-ils me juger ? Complicité pour le meurtre de six millions de juifs. »

États-unien élevé en Allemagne et y vivant à la déclaration de guerre, ses « émissions transmettaient d’Allemagne des informations codées » à l’intention des services de renseignement américains, et c’était donc un agent états-unien – mais c’est impossible à prouver.
Ce livre, qui ne se rattache effectivement pas au genre SF, mais plutôt espionnage, est très dense (on pourrait en citer d’innombrables extraits). Sur un ton ironique, paraissant proche du cynisme, l’humour macabre n’émousse pas les pointes groupées contre la culture occidentale, frappant à répétition là où ça fait mal. Les nombreux personnages évoqués sont autant de facettes de l’ignominie humaine.
« −Vous êtes le premier homme dont j’ai connaissance, me disait Mengel ce matin, qui ait mauvaise conscience de ce qu’il a fait pendant la guerre. Tous les autres, quel que soit leur camp, quoi qu’ils aient fait, sont persuadés qu’un homme bon n’aurait jamais pu agir autrement. »

Le thème central est donc celui des conséquences effectives de sa "couverture" de zélateur nazi ; ainsi s’exprime son beau-père, qui l’a soupçonné :
« − Parce que vous n’auriez jamais pu servir l’ennemi mieux que vous nous avez servis, nous. J’ai pris conscience que presque toutes les idées qui sont aujourd’hui les miennes, qui m’ôtent tout scrupule vis-à-vis de tout ce que j’ai pu ressentir ou faire dans ma vie de nazi, me viennent non pas de Hitler, non pas de Goebbels, non pas de Himmler… mais de vous. (Il me prit la main.) Vous seul m’avez empêché de conclure que l’Allemagne était devenue folle. »

La femme de son ami Heinz (qu’il va trahir) :
« Les gens qu’elle estimait réussir dans ce meilleur des mondes, après tout, se voyaient récompenser pour leur savoir-faire en matière d’esclavage, de destruction et de mort. Je ne considère pas ceux qui travaillent dans ces domaines comme des gens qui réussissent. »

Campbell est écrivain à l’origine, et voici un de ses poèmes :
« Un énorme rouleau compresseur approcha,
Le soleil s’en trouva éclipsé.
Il passa sur les gens couchés là ;
Personne ne voulait y échapper.
Ma bien-aimée et moi contemplions sidérés
Le mystère de ce destin de sang.
“Couchez-vous, criait l’humanité,
Cette machine est l’Histoire de notre temps !”
Ma bien-aimée et moi nous enfuîmes,
Bien loin des rouleaux compresseurs,
Nous partîmes vivre sur les cimes,
À l’écart de ces temps de noirceur.
Devions-nous rester en bas pour mourir ?
Mais non, la vie nous retenait !
Nous sommes descendus voir ce qu’était devenue l’Histoire ;
Et bon sang, comme les cadavres empestaient. »

Il a donc vécu le grand amour avec sa femme Helga, Une nation à deux, titre d’une de ses pièces, sans se préoccuper des horreurs de la guerre, de la folie schizophrène de l’époque.
« J’avais espéré, comme radiodiffuseur, me limiter au burlesque, mais nous vivons dans un monde où le burlesque est un art difficile, avec tant d’êtres humains si réticents à rire, si incapables de penser, si avides de croyance et de rogne et de haine. Tant de gens voulaient me croire ! »

« Je doute qu’il ait jamais existé une société sans sa part de jeunes gens fort avides de faire l’expérience de l’homicide, pourvu que les sanctions impliquées ne fussent pas trop graves. »

« Je n’ai jamais assisté à une démonstration aussi sublime de l’esprit totalitaire, un esprit que l’on pourrait assimiler à un mécanisme d’engrenage dont les dents ont été limées au hasard. Une machine à penser équipée d’une dentition si chaotique, alimentée par une libido moyenne voire inférieure, tourne avec l’inanité saccadée, bruyante et tape-à-l’œil d’un coucou de l’enfer. […]
Les dents manquantes, bien sûr, sont des vérités simples, évidentes, des vérités accessibles et compréhensibles même pour un enfant de dix ans, dans la majorité des cas. Le limage volontaire de certaines dents de l’engrenage, la mise à l’écart volontaire de certaines données évidentes… […]
Voilà comment Rudolph Hoess, commandant d’Auschwitz, avait pu faire alterner dans les haut-parleurs du camp de la grande musique et des appels aux porteurs de cadavres…
Voilà comment l’Allemagne nazie avait pu ne percevoir aucune différence notable entre civilisation et hydrophobie… »

« “Les bonnes raisons de se battre ne manquent pas, dis-je, mais rien ne justifie jamais la haine sans réserve, l’idée que Dieu Tout-Puissant partage cette haine. Où est le mal ? C’est cette part importante en tout homme qui voudrait haïr sans limites, qui voudrait haïr avec Dieu à ses côtés. C’est cette part en tout homme qui trouve un tel charme à toutes sortes de laideurs.
“C’est cette part en tout imbécile, dis-je, qui punit et diabolise et fait la guerre de bon cœur. »

Un chef-d’œuvre qui allie improbablement humour franc et réflexion sur le pourquoi du nazisme et de la guerre.

\Mots-clés : #antisémitisme #deuxiemeguerre #espionnage #historique #regimeautoritaire #xxesiecle
par Tristram
le Ven 27 Mai - 12:17
 
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Sujet: Kurt Vonnegut, jr
Réponses: 106
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Etgar Keret

Sept années de bonheur

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Ces chroniques intimes, parues en 2013 en Israël, réunissent des ressentis et réflexions d’un habitant d’un pays menacé en permanence, et sa condition particulière, notamment lors de ses nombreux voyages à l’étranger. Significativement, la première évoque comme, ayant amené sa femme pour accoucher dans un hôpital, y affluent les victimes d’un attentat terroriste de plus. Mais c’est aussi un regard plus vaste sur cette société ; ainsi sa sœur est convertie à l’orthodoxie.
« En France, un réceptionniste nous dit, à moi et à l’écrivain arabe israélien Sayed Kashua, que si ça ne tenait qu’à lui, l’hôtel ne recevrait pas les juifs. Après quoi il me fallut passer le reste de la soirée à entendre Sayed râler : comme si ça ne suffisait pas d’avoir subi l’occupation sioniste pendant quarante-deux ans, il lui fallait maintenant supporter l’insulte d’être pris pour un juif. »

Beaucoup de choses sur les taxis, son fils, son père, et aussi La maison étroite, « une maison qui aurait les proportions de mes nouvelles : aussi minimaliste et petite que possible », qu’un architecte lui construit à Varsovie. Sur trois niveaux, elle est prévue dans une « faille » entre deux immeubles :
« Ma mère regarda l’image simulée pendant une fraction de seconde. À ma grande surprise, elle reconnut immédiatement la rue ; l’étroite maison serait construite, par le plus grand des hasards, à l’endroit précis où un pont reliait le petit ghetto au grand. Quand ma mère rapportait en fraude de quoi nourrir ses parents, elle devait franchir une barrière à cet endroit, gardée par un peloton de nazis. Elle savait qu’en se faisant surprendre avec une miche de pain elle serait exécutée sur-le-champ. »

Seule rescapée de sa famille, son père lui avait demandé de vivre pour faire survivre leur nom.
Voici l’extrait qui m’a conduit à lire ce livre (et constitue une bonne réponse possible dans le dossier La littérature c’est koi, notée par Bix en son temps) :
« L’écrivain n’est ni un saint ni un tsadik [(homme) juste, en hébreu] ni un prophète montant la garde ; il n’est rien qu'un pécheur comme un autre doté d’une conscience à peine plus aiguisée et d’un langage un peu plus précis dont il sert pour décrire l’inconcevable réalité de notre monde. Il n’invente pas un seul sentiment, pas une seule pensée ‒ tout cela existait longtemps avant lui. Il ne vaut pas mieux que ses lecteurs, pas du tout ‒ il est parfois bien pire ‒, et c'est ce qu’il faut. Si l'écrivain était un ange, l'abîme qui le séparerait de nous serait si vaste que ses écrits ne nous seraient pas assez proches pour nous toucher. Mais parce qu'il est ici, à nos côtés, enfoui jusqu'au cou dans la boue et l'ordure, il est celui qui plus que quiconque peut nous faire partager tout ce qui se passe dans son esprit, dans les zones éclairées et, plus encore, dans les recoins sombres. »


\Mots-clés : #antisémitisme #autobiographie #communautejuive #conflitisraelopalestinien #contemporain #ecriture #terrorisme #viequotidienne
par Tristram
le Jeu 19 Mai - 12:45
 
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Sujet: Etgar Keret
Réponses: 2
Vues: 313

George Steiner

Un long samedi, entretiens avec Laure Adler

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« Ce livre est issu de plusieurs séries d’entretiens inities par France Culture entre 2002 et 2014, puis réécrits et restructurés par les auteurs. »

Le premier tiers du livre traite de la judéité, et est fort déroutant : qu’est-ce que l’identité, la spécificité juive ?
On connaît ma sensibilité aux majuscules, et j’ai attentivement surveillé les occurrences du substantif avec ou sans ; il porte généralement une majuscule, et se rattacherait donc au peuple des Juifs. Steiner se dit non croyant, pratiquement antisioniste ; il se targue de réflexion rationnelle et d’esprit scientifique, rejetant notamment la notion de « race ». Qu’est-ce alors qu’être Juif, ou juif ? Ce serait appartenir à un peuple, « une vision intellectuelle, morale, spirituelle », voire « avoir une certaine culture, une certaine éducation, un certain sens esthétique » ; une sorte d’état d’esprit, de méritocratie. Partager, bénéficier d’une franc-maçonnerie de l’information, ne pas être pédophile :
« …] (je suis prudent, car que savons-nous des grands secrets ?)… »

On voit qu’à ce jeu des citations on peut vite glisser dans une vision complotiste, monter de nouveaux Protocoles des Sages de Sion !
« L’Amérique juive domine une grande partie de la science et de l’économie de la planète. »

« Mais fondamentalement, ce qui me fascine, c’est le mystère de l’excellence intellectuelle juive. Il ne faut pas être hypocrite : en sciences, le pourcentage de Nobel est écrasant. Il y a des domaines dans lesquels il y a presque un monopole juif. Prenez la création du roman américain moderne par Roth, par Heller, par Bellow, et tant d’autres. Les sciences, les mathématiques, les médias aussi… Pravda était édité par des Juifs. »

« Pourquoi est-ce que 70 % des Nobel en sciences sont juifs ? Pourquoi est-ce que 90 % des maîtres d’échecs sont juifs, que ce soit en Argentine ou à Moscou ? Pourquoi les Juifs se reconnaissent-ils entre eux à un niveau qui n’est pas seulement celui de la réflexion rationnelle ? Il y a de longues années, Heidegger disait : "Quand on est trop bête pour avoir quelque chose à dire, on raconte une histoire !" C’est méchant. Alors je vais raconter une histoire ! Il y a des années et des années, alors que j’étais jeune doctorant, je suis allé à Kiev. Je sors le soir pour me promener, j’entends des pas derrière moi, un homme se met à marcher à mon côté et prononce le mot Jid. Je ne savais pas le russe et lui ne savait pas l’allemand, mais nous découvrons que l’un comme l’autre nous savons un peu de yiddish. Je lui dis : "Vous n’êtes pas juif ? − Non, non. Mais je vais vous expliquer. Pendant les années noires des purges staliniennes, des extraterrestres auraient pu atterrir dans le village voisin qu’on ne l’aurait pas su : on ne savait rien ! Mais les Juifs, eux, avaient des nouvelles du monde entier ! Comment ? Nous ne l’avons jamais compris, mais ils savaient ce qu’il se passait." Une vraie franc-maçonnerie de la communication souterraine. Il a ajouté : "J’ai appris assez de yiddish pour pouvoir au moins leur poser la question : ‘‘Que se passe-t-il à Moscou ?’’ Parce que, eux, ils savaient." »

Tout cela est troublant, d’autant que Steiner cite fréquemment Heidegger, penseur qui fut pourtant nazi (il est vrai que les Cahiers noirs, marqués d’antisémitisme, n’avaient pas encore été publiés à l’époque). Jusque dans sa conception personnelle de la judéité, il y a une réactivation du mythe du Juif errant : être « celui qui est en route, fier de ne pas avoir de chez-lui. »
« Et dans l’errance, je vois un très beau destin. Errer parmi les hommes, c’est leur rendre visite. »

« Être juif, c’est appartenir à cette tradition plurimillénaire du respect pour la vie de l’esprit, du respect infini pour le Livre, pour le texte, et c’est se dire que le bagage doit toujours être prêt, qu’il faut toujours que la valise soit faite, je le répète. »

Suit la question de la langue, ou plutôt des langues, chez ce polyglotte.
« Pour Nabokov, Byron vient presque avant Pouchkine ; et sa nounou – capitale dans l’histoire – lui parlait anglais. »

Mademoiselle O, sa gouvernante, était de langue française, et lui apprit… le français (langue dans laquelle il écrivit ce texte) ?!
« Une langue, c’est une façon de dire les choses, tout simplement : le verbe au futur – qui s’appelle l’espoir dans certaines langues – est différent dans chaque langue. L’attente du potentiel de l’aventure humaine, de la condition humaine varie de langue en langue. Tout autant que le souvenir, que l’immense masse du souvenir. »

Puis le Livre, et les livres.
« …] on peut presque définir le Juif comme étant celui qui lit toujours avec un crayon en main parce qu’il est convaincu qu’il pourra écrire un livre meilleur que celui qu’il est en train de lire. C’est une des grandes arrogances culturelles de mon petit peuple tragique. Il faut prendre des notes, il faut souligner, il faut se battre contre le texte, en écrivant en marge : "Quelles bêtises ! Quelles idées !" »

Et la littérature.
« Bien sûr, il y a Proust et Céline qui divisent la langue française moderne entre eux. Il n’y en a pas de troisième. »

La psychanalyse.
« "Vider son sac" – comme on dit en français – dans les mains d’autrui, contre paiement, cela m’horripile. C’est se prendre au sérieux d’une façon à mes yeux inexcusable. Et d’ailleurs, dans les camps de la mort ou sous les bombardements, dans les vraies horreurs de la vie, sur les champs de bataille, on ne fait pas de psychanalyse ; on trouve en soi-même des forces presque infinies, des ressources presque infinies de dignité humaine. »


\Mots-clés : #antisémitisme #communautejuive #entretiens #religion #universdulivre
par Tristram
le Dim 8 Mai - 13:58
 
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Sujet: George Steiner
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Philip Kerr

La mort, entre autres

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Quatrième parution du détective Bernhard Gunther, cette fois dans l’Allemagne dévastée de 1949. Malgré les revers d’une existence désastreuse qu’il partage avec la majorité de ses contemporains, il demeure un flic, et n’est toujours pas enclin à l’empathie pour les nazis, même ces Vestes rouges (criminels de guerre emprisonnés par les Alliés, si j’ai bien compris) que certains voudraient voir amnistiés afin que la nouvelle République Fédérale prenne un nouveau départ… Ce polar historique est notamment axé sur les réseaux d’exfiltration de criminels SS, essentiellement vers l’Argentine de Perón, et tout particulièrement dirigés par l’Église catholique…
C’est bien construit, bien écrit (malgré des maladresses de traduction, ou au moins de rédaction française), avec un rythme enlevé et des péripéties à la fois plausibles et exemplaires illustrant le drame de cette époque (c’est très bien renseigné – au moins pour un roman) ; les remarques du narrateur sonnent juste.
« Le travail du détective, c'est un peu comme entrer dans une salle de cinéma quand la projection a déjà commencé. Vous ne savez pas ce qui s'est déjà passé, vous essayez de vous repérer dans le noir et, inévitablement, vous marchez sur les pieds d'un spectateur ou vous l'empêchez de voir. Parfois, les gens vous injurient, mais en règle générale ils se contentent de soupirer ou de vous inviter bruyamment à faire silence, remuent les jambes, déplacent leurs manteaux et s'arrangent ensuite pour faire mine de vous ignorer. Poser des questions à la personne assise à côté de vous peut entraîner toutes sortes de conséquences, allant du récit complet de l'intrigue et du générique à la tape sur la bouche, d'un revers de programme roulé en tube. Bref, vous achetez votre billet, et vous tentez votre chance. »

« La guerre rend la tuerie accessible et ordinaire, en apparence. En temps de paix, elle ne l'est pas. Pas de la même manière. En temps de paix, on redoute juste que tuer quelqu'un ne laisse de vilaines saletés sur le tapis. S'inquiéter de ces vilaines saletés sur le tapis et des conséquences, c'est la seule différence véritable entre la guerre et la paix. »

« J'avais moi-même eu du mal à appréhender la chose – que nous qui formions peut-être la nation la plus civilisée qui soit sur cette terre, nous ayons pu commettre, au nom de la science médicale, des actes aussi atterrants. Difficile à comprendre, oui. Mais pas si difficile à croire. Après mes propres expériences sur le front russe, j'avais fini par croire les êtres humains capables d'un degré d'inhumanité sans limites. Il se peut que ce soit elle avant tout – notre inhumanité même – qui fasse de nous des humains. »

Situé en 1937, le prologue est également intéressant :
« Ce fut peut-être la première fois que nous l'entendîmes utiliser cette formule du Lebensraum – l'espace vital. Personne ne songea un instant que notre espace vital ne pourrait voir le jour que si d'autres trouvaient la mort. »

Kerr relate comment le service des Affaires juives de la Police de sécurité – le SD – envisageait de faire immigrer les Juifs en Palestine pour en débarrasser l’Allemagne (nous voyons toujours aujourd’hui les conséquences de cette colonisation) ; un mot de l'auteur en fin d'ouvrage précise certains de ces faits.
« Non, nous [les Affaires juives de la Gestapo] ne sommes pas seulement des fanatiques. Il y a une différence. Nous n'espérons pas que Dieu soit content de nous voir brûler la cervelle de quelqu'un. Eux [le Haut Comité arabe en Palestine], si. C'est ce qui fait d'eux des fous. »


\Mots-clés : #antisémitisme #deuxiemeguerre #historique #polar
par Tristram
le Sam 29 Mai - 19:29
 
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Sujet: Philip Kerr
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Hans Fallada

Seul dans Berlin

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« Il aimerait pendre toute la Gestapo haut et court. J’aimerais bien savoir combien de temps vous resteriez encore en sécurité ici si nous n’étions pas là. En définitive : c’est tout l’Etat qui est la Gestapo. Sans nous, tout s’écroulerait – et c’est vous qui seriez pendus haut et court ! »


A Berlin en 1940 : les Quangel, un couple d’ouvriers, viennent de perdre leur fils unique, mort au combat. Ils décident alors de distribuer un peu au hasard des cartes dans les immeubles, dénonçant la politique guerrière d’Hitler.
Inspiré d’un fait réel, ce roman a été publié en 1947 à titre posthume. Il a donc le mérite d’avoir été écrit peu de temps après les faits. Ceci lui donne un caractère d’authenticité, mais également accentue, je pense, un aspect quelque peu manichéen (les nazis sont toujours brutaux, grossiers, malhonnêtes ; non pas qu’ils ne le furent dans la réalité, mais celle-ci devait être tout de même plus nuancée.)
Ce qui en ressort est une peur constante qui couvre la ville et ses habitants sous une terrible chape de plomb ; n’importe qui, voisin, ami, peut se révéler un mouchard et vous mener directement au camp de concentration ou à l’échafaud. La Gestapo règne en maître !

« C’était malheureux ce peuple, tout de même ! Maintenant, alors qu’on faisait la plus grande guerre pour lui assurer un avenir heureux, même maintenant il se montrait rétif. Partout où l’on fourrait le nez, ça puait. L’inspecteur Escherich était intimement convaincu qu’il trouverait dans presque tous les foyers allemands le même ramassis de cachotteries et de mensonges. Presque personne n’avait la conscience tranquille.».


La police joue sur ses ressorts habituels : terreur, faiblesse, lâcheté ; tares qui ont gangrené une grande partie de la population.

« Sans doute auraient-elles dû être bien plus dures, à l’instant, avec la Quangel, elles auraient dû elles aussi lui hurler dessus et la démonter. Mais cela ne leur ai malheureusement pas donné – elles appartiennent à celles qui se couchent, toujours, elles sont sans défense. Et parce qu’elles le savent, elles deviennent le paillasson de tous ceux qui savent crier. »


Dans ce contexte, les cartes rédigées par les Quangel sont de vrais brûlots. Quiconque est tombé dessus a hâte de s’en débarrasser au plus vite.
Cet acte de résistance pourrait paraître puéril et vain. C’est ce que pense la Gestapo puisque la presque totalité des cartes arrive promptement dans ses mains :

« La monotonie bornée avec laquelle il écrivait des cartes toujours de la même teneur, que personne ne lisait, que personne ne voulait lire et qui plongeaient tous les gens dans l’embarras ou la peur, le rendait ridicule et stupide. ».


Bien sûr, dans leur action naïve, les Quangel sont l’honneur du peuple allemand. L’auteur souligne qu’ils sont de millions qui luttent ainsi dans leur coin, à leur manière, de façon dérisoire face à cet état totalitaire.
« Seul dans Berlin » est un ouvrage marquant, à l’écriture classique, à l’intrigue savamment construite ménageant le suspens.
Attention : lire les versions postérieures à 2011, les précédentes ayant été quelque peu caviardées par le régime d’Allemagne de l’Est.
Livre que je recommanderais volontiers à Armor, si elle ne l’a pas lu.


\Mots-clés : #historique #regimeautoritaire #antisemitisme
par ArenSor
le Lun 1 Fév - 21:48
 
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Sujet: Hans Fallada
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Claudio Magris

Classé sans suite

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Luisa Brooks, fille d’un soldat noir américain et petite fille d’une juive passée par le four crématoire nazi installé dans une ancienne rizerie triestine, reprend le projet d’un collectionneur d’armes mort dans un incendie :
« Arès pour Irène ou Arcana Belli. Musée total de la Guerre pour l’avènement de la Paix et la désactivation de l’Histoire. »

« Toute exposition – de tableaux, de sculptures, d’objets, d’engins – est une nature morte et les gens qui se pressent dans les salles, en les remplissant et en les vidant comme des ombres, s’entraînent pour leur futur séjour définitif dans le grand Musée de l’humanité, du monde, dans lequel chacun est une nature morte. »[

La mémoire de la Rizerie est occultée pour protéger les familles des collaborateurs, dont le créateur du Musée aurait recopié, dans ses carnets disparus, les noms d’après des graffitis depuis chaulés.
Un livre total, ou de l’importance du big data ?
« Pour comprendre la guerre et donc pour la vaincre, il faut connaître tout ce qui conflue dans la guerre c’est-à-dire tout, les bulletins de salaire, la publicité à la télévision, la courbe des mariages des divorces et des viols, les repas de famille, les contes de grand-mère, la fraternité qui ne se crée que pendant les guerres [… »

Plusieurs biographies sont plus ou moins développées, telle celle du tchécoslovaque Alberto Vojtěch Frič, expert en cactus et ethnographe des Chamacocos (sisi), Indiens du Gran Chaco ; nombre des personnes évoquées (Italiens et Autrichiens notamment) m’est d’ailleurs inconnu.
« Otto Schimek, condamné à mort et exécuté par la Wehrmacht pour avoir refusé de tirer sur des civils polonais. »

Moment fort que ce controversé « martyr antinazi autrichien » ‒ ou simple déserteur :
« Tout ce qui arrive est un faux, l’œuvre d’un copiste. L’univers entier est la copie retouchée de qui sait quel autre monde. »

Martin Pollack est directement impliqué dans la révélation de cette histoire.

Le passé de Luisa est revu en parallèle de l’exposition muséographique du projet auquel elle travaille, et il s’avère peu à peu que son père est Martiniquais, soi du croisement de l’Afrique, l’Amérique (amérindienne) et l’Europe (Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant sont même pris comme références).
Le flot verbal parfois se presse, assez lyrique voire litanique, mêlant surtout éléments bibliques et mitteleuropéens, mais aussi latino-américains.
Une vaste métaphore associe le glioblastome à l’œil, à l’agate et à la guerre tandis que les Allemands, les fascistes, les titistes, les communistes, les Slovènes, les Néo-Zélandais se disputent Trieste à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Le collectionneur-notateur serait un certain Carlo Fozzi (en fait le personnage est inspiré de Diego de Henriquez), « Témoin, historien, collectionneur ou maniaque ? », « caricature totalisante du tempérament anal » ; ce syllogomane devient essentiellement recueilleur de noms, jusqu’à la conflagration finale de sa collection-compilation, incendie où il disparaît, en miroir de crématoire.
« …] pourtant c’était le seul four crématoire qui ait existé en Italie et personne, vraiment personne, n’en savait rien, c’est cela qui est tragique, ils étaient parvenus à effacer cette vérité, cette réalité… »

« Mieux, l’acte de disparaître et surtout de faire disparaître est un objet privilégié d’occultation et d’oubli. De refoulement, a dit au procès le docteur Wulz. Effacer l’absence, annuler la personne, la chose qui n’est plus là ; éteindre non seulement le souvenir de celui ou celle qui s’en est allé, mais aussi la conscience qu’il, elle, quelqu’un s’en est allé. Qui n’est plus là encombre, c’est un compte non soldé, un trou dans le mur ; on fait tout alors pour ne pas savoir qu’il n’y est pas, qu’il n’y a jamais été, pour effacer et reboucher ce trou. […]
Le four crématoire est une excellente chirurgie de l’oubli. »


Mots-clés : #antisémitisme #campsconcentration #deuxiemeguerre #historique #mort
par Tristram
le Lun 28 Sep - 22:11
 
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Pierre Assouline

La cliente

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Le narrateur, un biographe plongé dans les archives de l'Occupation et de la collaboration, découvre une lettre dénonçant la famille d'un de ses amis, des fourreurs juifs qui ont été déportés. Il identifie la délatrice, puis la harcèle, obsédé par la question du pourquoi du Mal ; il poursuit son enquête, retrouve l’inspecteur aux affaires juives (la banalité administrative du mal), et finalement découvre la vérité, inattendue et… spéculaire…
Marqué en courtes phrases, systématiquement heurté, le style, pourtant travaillé, m’a déplu, qui entretient une certaine grandiloquence dans un enchaînement d’aphorismes paradoxaux (peut-être remplacer la moitié des points par des points-virgules ou deux points ?) D’heureuses expressions cependant, comme « la conversation des siècles » pour celle des livres aux lecteurs. Un humour un peu laborieux quoique léger, de vagues invraisemblances laissent de ce roman une impression de maladresse.
Curieux clin d’œil, la cliente malcommode chez le fourreur s’appelle Yadgaroff, comme l’épouse de l’auteur.
J’aimerais bien un autre avis de lecteur…  

« Ce drame s’est joué au cœur de Paris, sur trois cents mètres de bitume, entre trois magasins, un bistro, une église. La France en réduction. »


Mots-clés : #antisémitisme #deuxiemeguerre
par Tristram
le Sam 27 Juil - 0:39
 
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Alexandre Bergamini

Quelques roses sauvages

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Une photographie se détache de l'humiliation et du désastre, une photographie de deux survivants du camp de Sachsenhausen : deux jeunes hommes sourient et descendent une rue détruite de Berlin, un couple amoureux survivant au milieu du chaos.

Quelques roses sauvages est une enquête personnelle autour d'une photographie, photographie de deux survivants de la Shoah trouvée à Berlin. Enquête d'un écrivain sur les restes d'une mémoire surexploitée, surexposée à la lumière, qui mène le narrateur au camp d'extermination de Sachsenhausen, à Berlin, puis à Westerbork, le camp de transit de Hollande. Devant l'absence, les manques, les trous et les traces, et devant l'impossibilité d'écrire une fiction, Alexandre Bergamini choisit de suivre les méandres intimes et complexes d'un labyrinthe intérieur.

Confronté à une réalité qui s'éloigne et s'effrite, à une vérité insaisissable, aux archives fragmentaires ou détruites, se sont naturellement posées les questions essentielles de la littérature, de la mémoire et de la conscience. "Sacraliser la mémoire est une autre manière de la rendre stérile" écrit Tzvetan Todorov, dans Les Abus de la mémoire. Quelques roses sauvages est un récit sur la survivance ; un parcours et un regard singulier sur le lien entre l'intime et l'Histoire ; un texte qui interroge notre mémoire et appelle un nouveau devoir de mémoire.

Quatrième de couverture


Tout est dit dans la présentation de l'éditeur, ensuite c'est la façon dont le texte résonne dans l'esprit du lecteur qui fera de la lecture, une expérience personnelle. C'est vrai pour chaque livre, encore plus pour celui-ci.
Ce n'est pas un roman mais le récit d'un homme qui met ses pas d'abord dans celui-d'un autre à cause d'une photographie et de points communs qu'il pense avoir avec lui...Et qui met ses pas dans ceux de tous ces hommes et femmes qui ont connu  Oranienburg-Sachsenhausen et le camp de Westerbork, en Hollande.
Récit très bien documenté , faisant référence aux écrits de Raoul Hilberg, d'Etty Hillesum, citant nombre de philosophes , écrivains, décrivant comme si on le visionnait le film de propagande tourné à Westerbork sur la formation des convois.

Tout est dans la langue, poétique, précise, directe.

Tout est décrit, décortiqué, et vous donne à analyser ce que l'on fait aujourd'hui de ce que l'on sait.


Cet écrivain m'a beaucoup touchée, au point de sortir Sachso des étagères, mais je ne le lirai peut-être pas en entier, à la suite, au point de relire les lettres d'Etty Hillesum, au point de regarder à nouveau le film tourné par Rudolf Breslauer.
Parce que savoir, c'est d'abord connaître et  réfléchir seul ...



J'ai hâte de retrouver cette écriture.


Mots-clés : {#}antisémitisme{/#} {#}deuxiemeguerre{/#} {#}devoirdememoire{/#} {#}genocide{/#}
par Invité
le Dim 24 Mar - 18:57
 
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Sujet: Alexandre Bergamini
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Daniel Mendelsohn

Les Disparus

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Très tôt dans l’ouvrage, les commentaires du commencement de la Torah, l’origine du monde et le début de l’histoire de l’humanité, le présentent comme une sorte de travelling du général au particulier, procédé choisi par souci de raconter une histoire particulière pour représenter l’universelle. Une intéressante glose de la Bible se déroule en parallèle de l’enquête de l’auteur, insérée en italiques comme tout ce qui est externe à son cours, et concernant notamment les annihilations divines (le déluge, Sodome et Gomorrhe) ; on apprend aussi qu’Abraham, le premier Juif, s’est enrichi comme proxénète de sa propre femme auprès de Pharaon (IV, 1)…
Daniel Mendelsohn revient sur les mêmes points, répète les mêmes choses, cite plusieurs fois le même document ou le même extrait dans une sorte de délayage qui ne m’a pas toujours paru approprié ou plaisamment effectué ; de plus, l’ouvrage fait 750 pages, et c’est long. Peut-être est-ce calqué sur la forme litanique de lamentations du type kaddish, comme le livre éponyme d’Imre Kertész ; il est vrai que par contraste les témoignages précis (et horribles) marquent d’autant plus. En tout cas, on peut s’attendre à des moments d’ennui ou d’agacement avec d’être totalement pris par les attachantes personnes rencontrées dans cette quête étendue dans le temps et l’espace.
Les Disparus, c’est ceux (personnes et culture) dont il ne reste apparemment rien et dont Mendelsohn tente de retrouver trace, mais c’est aussi beaucoup l’histoire de sa parentèle ; le goût prononcé pour la famille et la généalogie, un peu désuet voire étonnant pour certains.
Ce livre, c’est encore comment conter, le compte-rendu de l’élaboration de sa narration, la transmission des faits de la Shoah par les petits-enfants des témoins ; focus et importance des détails.
« Un grand nombre de ces fêtes [juives], je m'en étais alors rendu compte, étaient des commémorations du fait d'avoir, chaque fois, échappé de justesse aux oppressions de différents peuples païens, des peuples que je trouvais, même à ce moment-là, plus intéressants, plus engageants et plus forts, et plus sexy, je suppose, que mes antiques ancêtres hébreux. Quand j'étais enfant, à l'école du dimanche, j'étais secrètement déçu et vaguement gêné par le fait que les Juifs de l'Antiquité étaient toujours opprimés, perdaient toujours les batailles contre les autres nations, plus puissantes et plus grandes ; et lorsque la situation internationale était relativement ordinaire, ils étaient transformés en victimes et châtiés par leur dieu sombre et impossible à apaiser. » I, 2

« …] écrire ‒ imposer un ordre au chaos des faits en les assemblant dans une histoire qui a un commencement, un milieu et une fin. » I, 2

« Nous ne voyons, au bout du compte, que ce que nous voulons voir, et le reste s'efface. » I, 2

« Mais, en même temps, qui ne trouve pas les moyens de faire dire aux textes que nous lisons ce que nous voulons qu’ils disent ? » II, 1

« La première Aktion allemande, a commencé Bob, qui voulait que je comprenne la différence entre les tueries organisées des nazis et les vendettas privées de certains Ukrainiens, ceux qui avaient vécu avec leurs voisins juifs comme dans une grande famille, comme m'avait dit la gentille vieille Ukrainienne à Bolechow, a eu lieu le 28 octobre 1941. » III, 2

Curieuse reconnaissance de la judéité chez quelqu’un, ici par un autre juif :
« Quelqu'un en uniforme français, et je me suis approché de lui, et il avait l'air d'être juif. » III, 2

Francophobie, ou french bashing ?
« (Le rabbin Friedman, au contraire, ne peut se résoudre à envisager seulement ce que les gens de Sodome ont l'intention de faire aux deux anges mâles, lorsqu’ils se rassemblent devant la maison de Lot au début du récit, à savoir les violer, interprétation que Rachi accepte placidement en soulignant assez allègrement que si les Sodomites n'avaient pas eu l'intention d'obtenir un plaisir sexuel des anges, Lot n'aurait pas suggéré, comme il le fait de manière sidérante, aux Sodomites de prendre ses deux filles à titre de substitution. Mais, bon, Rachi était français.) » V

« Parfois, les histoires que nous racontons sont les récits de ce qui s'est passé ; parfois, elles sont l'image de ce que nous aurions souhaité voir se passer, les justifications inconscientes des vies que nous avons fini par vivre. » IV, 1

« …] plus nous vieillissions et nous éloignions du passé, plus ce passé, paradoxalement, devenait important. » IV, 2

« …] les petites choses, les détails minuscules qui, me disais-je, pouvaient ramener les morts à la vie. » IV, 2

« Les gens pensent qu'il n'est pas important de savoir si un homme était heureux ou s'il était malheureux. Mais c'est très important. Parce que, après l'Holocauste, ces choses ont disparu. » IV, 2

« …] la véritable tragédie n'est jamais une confrontation directe entre le Bien et le Mal, mais plutôt, de façon plus exquise et plus douloureuse à la fois, un conflit entre deux conceptions du monde irréconciliables. » V

« Il n'y a pas de miracles, il n'y a pas de coïncidences magiques. Il n'y a que la recherche et, finalement, la découverte de ce qui a toujours été là. » V



Mots-clés : #antisémitisme #campsconcentration #communautejuive #devoirdememoire #entretiens #famille #genocide #historique
par Tristram
le Sam 23 Mar - 20:29
 
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Sujet: Daniel Mendelsohn
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Charles Lewinsky

Charles Lewinsky
Né en 1946

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Charles Lewinsky, né le 14 avril 1946 (72 ans) à Zurich, est un écrivain, dramaturge et metteur en scène. Il vit en Franche-Comté (France).

Il a étudié la littérature allemande et le théâtre. Dramaturge, scénariste et romancier, il a obtenu, pour son précédent roman Johannistag (2000), le prix de la Fondation Schiller. Melnitz, salué par la critique comme une prouesse littéraire, a été qualifié de Cent ans de solitude suisse.

Melnitz, c'est la saga des Meijer, une famille juive suisse, de 1871 à 1945 - de la guerre franco-prussienne à la fin de la deuxième guerre mondiale.


Publications

Melnitz, Grasset, 2008 (L'histoire d'une famille juive en Suisse de 1871 à 1939)
Un village sans histoire, Grasset, 2010
Un Juif tout à fait ordinaire. Monologue d'un règlement de comptes. Éditions du Tricorne, Genève, 2011.
Retour indésirable, Grasset, 2013



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Melnitz

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"Plus c’est absurde, plus ils s’en souviennent. Ils se souviennent qu’avant Pessah nous égorgeons des petits enfants et faisons cuire leur sang dans la pâte des "Matze". Cela n’est jamais arrivé, mais 500 ans plus tard, ils sont capables de raconter la scène comme s’ils l’avaient vue de leurs propres yeux. Comment nous avons attiré le petit garçon loin de ses parents en lui promettant des cadeaux ou bien du chocolat, bien longtemps avant l’existence du chocolat. Ils le savent dans les moindres détails."




Melnitz c'est une chronique de famille, une famille juive vivant en Suisse sur quatre générations de 1871 à 1945.

Ces dates ne sont jamais arbitraires. Elles correspondent à des faits historiques qui modifièrent la vie de chacun de ses membres.
Une famille qui, somme toute, ressemblerait à celle des autres citoyens du pays. Ambitions sociales, quête d'ascension logique pour les descendants.
Evidemment il y a les rites et coutumes juifs. Un héritage, des repères, des fêtes et des repas.
Pas de communautarisme. Au contraire. Aucun de ses membres n'est un fanatique religieux. Certains même vont jusqu'à renier cette tradition, cette religion, et embrasser le christianisme.
Et le succès d'abord semble donner raison aux plus ambitieux. Mais c' est sans  compter sans l'Histoire, les guerres, les bouleversements sociaux. A la fin, ils connaîtront tous le sort commun aux exclus. Et les juifs sont le symbole quasiment éternel de l' exclusion, des pogroms. Bref de l'antisémitisme dont ils sont les boucs émissaires.
Cette famille est ce qu'est tout famille. A cette exception près peut être, qu'on y trouve des personnalités extraordinaires et inoubliables. Et c'est un point fort de cette chronique.

Et Melnitz ?

C'est un inquiétant personnage, ce Melnitz, qui traîne derrière lui l'odeur et le froid du caveau. Mort depuis deux siècles au moins, il réapparaît dans la famille Meijer, à l'occasion d'un deuil, d'une bar-mitsva, d'une noce. Il entre sans s'annoncer, s'assied, écoute, et de temps à autre prend la parole pour un commentaire sarcastique. Ce qui le met en verve, c'est la confiance que les Meijer témoignent à leur pays - la si paisible Confédération helvétique -, à leurs voisins - tellement bien disposés à leur égard -, à leur propre réussite.

" Tu crois, dit-il à l'un de ces ingénus, qu' il ne peut plus rien t'arriver. Mais tu te trompes. Parfois, ils gardent le silence et nous pensons qu'ils nous ont oubliés. Crois-moi, ils ne nous oublient pas". Et de dérouler la pelote des persécutions depuis le jour lointain où lui- même, Melnitz, est né en Ukraine, d'une jeune juive violée par un cosaque."

Ainsi le définit Mona Ozouf. Melnitz raconte. Lui qui sait tout, rappelle à chacun qu' il est juif et qu' il subira éternellement la malédiction de son peuple. Comme le Juif errant.
Malheur à celui qui l'oublie !

A propos de son oeuvre, Lewinsky dit :

"Toutes les sagas juives pourraient avoir comme sous-titre "Le Chemin vers la tragédie". De ce point de vue, Melnitz n'est pas une saga juive, ne serait-ce que parce que la Suisse a été touchée mais pas dévastée par la Shoah. J'ai surtout écrit ce roman à l'intention des Suisses qui ne connaissent pas leurs voisins."




mots-clés : #antisémitisme #communautejuive #famille #guerre
par bix_229
le Jeu 29 Nov - 15:49
 
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Sujet: Charles Lewinsky
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Arthur Schnitzler

Vienne au crépuscule

Tag antisémitisme sur Des Choses à lire Proxy_21

Nous sommes dans les salons viennois de la fin du XIXème siècle, les salons où l'on cause, où l'on brille. Toute cette superficialité pare "agréablement" l'écrasante victoire d'une caste arrogante (je m'y suis beaucoup perdue, dans les 150 premières pages, impossible de savoir qui est qui dans cet entrecroisement mondain d'Ehrenberg, de Nurnberger, d'Oberger).

Les juifs, sourire crispé ou rictus effrayé, aveugles ou clairvoyants, mais humiliés toujours, croient encore (pour certains) pouvoir échapper à leur sort par l'assimilation ou le sionisme. Les femmes papillonnent, les jeunes filles attendent le mari, les jeunes hommes, libérés des soucis matériels, écrivent ou composent, voyagent (ah ! Le voyage en Italie !), prennent les femmes comme d'aimables êtres jetables : les utilisent, les échanges, les négligent, les abandonnent…

Bien des façons de se livrer à ce petit jeu : avec la distinction forcenée du jeune Georges von Wergenthin , Monsieur le Baron, avec l'ironie mordante et désespérée  de Nurnberger, avec le désespoir défaitiste et égocentré de Bermann. Tous se cachent derrière leur bons mots, leur haute opinion d'eux-mêmes, leurs hautes aspirations. Quel égoïsme, quelle autosatisfaction (mon dieu, que la vie leur est compliquée!). Ce sont d'infâmes mâles imbus d'eux-mêmes, persuadés de leur bon droit et de leur raffinement.

C'est assez bavard et souvent ennuyeux, et ma lecture fut laborieuse, mais il y aussi de bons moments, et peu à peu s'est dévoilée une réflexion sur la destinée au sein de cette  société infatuée qu'on voudrait agonisante.  Le décorticage méticuleux  de la nature humaine et notamment masculine finit par déclencher un certain dégoût. Ces homme sont des porcs croisés de paons : parés,  artistes et intellectuels, c'est à dire soi-disant pensants et pleins de sensibilité, ils  se délectent dans une perpétuelle introspection déculpabilisante, qu'ils croient raffinée, mais qui est  en fait bornée, condescendante  et  auto-satisfaite.


Mots-clés : #antisémitisme #conditionfeminine #culpabilité #historique #initiatique #lieu #psychologique #xixesiecle
par topocl
le Sam 30 Juin - 16:30
 
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Sujet: Arthur Schnitzler
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