Des Choses à lire
Visiteur occasionnel, épisodique ou régulier pourquoi ne pas pousser la porte et nous rejoindre ou seulement nous laisser un mot ?

Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Sam 27 Avr - 11:48

61 résultats trouvés pour universdulivre

Éric Chevillard

Démolir Nisard

Tag universdulivre sur Des Choses à lire Dzomol10

Jean-Marie-Napoléon-Désiré Nisard (1806 - 1888), écrivain et critique littéraire, qu’évoque son contemporain Pierre Larousse dans son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (la notice dans Wikipédia semble mâtinée de Chevillard…), est l’objet de la haine exterminatrice du narrateur. Nisard paraît avoir été un raisonneur moral, « étroit » et réactionnaire, un arriviste qui réussit sous divers gouvernements, et un piètre plumitif qui entra même à l’Académie française.
« Instruit par l’expérience et las de revenir sans cesse en arrière pour corriger ses erreurs, retirer ses paroles et renier ses malencontreuses initiatives, il se fût abstenu d’agir, de bouger, de parler, il se fût finalement abstenu de vivre, accédant de son vivant aux vœux de la postérité, m’épargnant aujourd’hui la corvée de l’anéantir moi-même, ce qui lui eût valu de ma part une pensée reconnaissante et fugace donnée – à défaut d’en appréhender l’objet aboli – au vent, aux feuilles, à la dépaysante beauté du monde sans Nisard. »

Outre les diatribes les plus rageuses contre cette infection qui pullule encore, l’ouvrage relate la recherche du premier opus de l’auteur (présenté comme grivois, et que Nisard aurait voulu faire disparaître), Le Convoi de la laitière, où icelle meurt d’amour.
« Nisard fait durer l’agonie au-delà de la résistance de la laitière – crémière bientôt à force de tourner de l’œil. Il se régale de ces fromages comme la hyène du festin à venir. […] Enfin, le camembert est dans la boîte ! »

En eût-on douté, la preuve est faite que l’on peut écrire en français (et avec esprit) après Boileau…

\Mots-clés : #humour #universdulivre
par Tristram
le Jeu 7 Mar - 11:25
 
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Sujet: Éric Chevillard
Réponses: 114
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Umberto Eco

Comment écrire sa thèse

Tag universdulivre sur Des Choses à lire Commen11

« …] une thèse sert avant tout à apprendre à organiser ses idées, indépendamment de son sujet. »

Eco expose avec une extrême clarté la méthode rigoureuse, et d’une logique imparable, pour effectuer une recherche et la présenter de façon cohérente.
À noter que cet essai est paru pour la première fois en 1977, ce qui explique le recours aux fiches cartonnées, souvenir d’un usage aboli par la démocratisation de l’informatique.
« Tout dépend bien sûr aussi de la structure psychologique du chercheur. Il existe des personnes monochroniques et des personnes polychroniques. Les monochroniques ne travaillent bien que s'ils commencent et finissent une chose à la fois. Ils ne peuvent lire en écoutant de la musique ni interrompre un roman pour en commencer un autre, sous peine de perdre le fil – c'est à peine s'ils peuvent répondre à des questions pendant qu'ils se rasent ou se maquillent. Les polychroniques sont tout l'opposé. Ils ne travaillent bien que s'ils mènent de front plusieurs projets à la fois, et s'ils se consacrent à une seule chose, ils succombent à l'ennui. Les monochroniques sont plus méthodiques, mais ils ont souvent peu d'imagination. Les polychroniques sont plus créatifs, mais ils sont souvent brouillons et instables. Si vous parcourez les biographies des grands auteurs, vous verrez qu'il y eut des polychroniques et des monochroniques. »

« Une des premières choses à faire quand on commence à travailler à sa thèse est d'en écrire le titre et d'en rédiger l'introduction et la table des matières – c'est-à-dire de faire exactement ce que n'importe quel auteur fait en dernier. […]
Il est clair à présent que l'introduction et la table des matières seront constamment réécrites au fur et à mesure que progressera votre travail. C'est ainsi. La table des matières et l'introduction finales (celles qu'on lira dans votre tapuscrit) seront différentes de celles que vous aurez écrites au début. C'est normal. Si ce n'était pas le cas, cela voudrait dire que tout le travail de recherche que vous aurez effectué ne vous aura pas apporté une seule idée nouvelle. Sans doute avez-vous beaucoup de suite dans les idées, mais il était inutile de faire une thèse. »

Même si l’on n’a pas de velléités universitaires, il me semble que cette pédagogie de la démarche rationnelle peut être utile d’une façon plus générale, ne serait-ce que dans la manière de citer ses sources sans ambigüité.

\Mots-clés : #education #essai #universdulivre
par Tristram
le Lun 18 Sep - 12:26
 
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Sujet: Umberto Eco
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Alberto Manguel

Pinocchio & Robinson – Pour une éthique de la lecture

Tag universdulivre sur Des Choses à lire Pinocc10

Trois brefs essais ayant rapport à la lecture, rééditions de Comment Pinocchio apprit à lire, La Bibliothèque de Robinson et Vers une définition du lecteur idéal, qui prolongent des livres comme Une histoire de la lecture et Journal d’un lecteur, toujours de Manguel.

Comment Pinocchio apprit à lire, ou ce qu’est vraiment lire, au-delà du déchiffrement des mots.
« Il s’agit de deux visions opposées du langage comme instrument de communication. Nous savons que le langage peut permettre au parleur de rester à la surface de la réflexion, en prononçant des slogans dogmatiques et des lieux communs en noir et blanc, en transmettant des messages plutôt que du sens, en plaçant le poids épistémologique sur l’auditeur (comme dans « tu vois ce que je veux dire ? »). Ou bien, il peut tenter de recréer une expérience, de donner une forme à une idée, d’explorer en profondeur et non pas seulement en surface l’intuition d’une révélation. »

« Il existe un ardent paradoxe au cœur de tout système scolaire. Une société doit impartir à ses citoyens la connaissance de ses codes afin qu’ils puissent y devenir actifs ; mais la connaissance de ces codes, outre la simple capacité de déchiffrer un slogan politique, une publicité ou un manuel d’instructions primaires, donne à ces mêmes citoyens celle de mettre la société en question, de découvrir ses défauts et de tenter de la changer. C’est dans le système qui permet à une société de fonctionner que gît le pouvoir de la subvertir, pour le meilleur ou pour le pire. »

La Bibliothèque de Robinson, ou ce qui se perd avec la lecture.
« Voici, d’après le très ironique Bioy Casares, certaines des « Choses à éviter en littérature » :
— Les curiosités psychologiques et les paradoxes : meurtres commis par délicatesse, suicides commis par plaisir.
— Les interprétations surprenantes de certains textes ou personnages : la misogynie de Don Juan, etc.
— Les couples de protagonistes manifestement trop différents : Don Quichotte et Sancho, Sherlock Holmes et Watson.
— Les couples de personnages identiques, comme Bouvard et Pécuchet. Si l’auteur invente un trait de caractère pour l’un, il est obligé d’en inventer un autre pour le second.
— Les personnages décrits par leurs bizarreries, comme chez Dickens.
— Tout ce qui est nouveau ou étonnant. Les lecteurs civilisés apprécient peu d’être surpris.
— Les jeux stériles avec le temps et l’espace : Faulkner, Borges, etc.
— La découverte que le véritable héros d’un roman est la prairie, la jungle, la mer, la pluie, la bourse.
— Les poèmes, les situations, les personnages auxquels le lecteur – Dieu l’en préserve – pourrait s’identifier.
— Les expressions qui pourraient passer en proverbes ou devenir des citations ; elles sont incompatibles avec l’ensemble du texte.
— Les personnages qui risquent de se transformer en mythes.
— Les énumérations baroques.
— Le vocabulaire riche. Les synonymes. Le mot juste. Tout ce qui vise à la précision.
— Les descriptions qui font image, les univers bourrés de détails physiques, comme chez Faulkner.
— Les arrière-plans, l’ambiance, l’atmosphère. La chaleur tropicale, l’ivrognerie, la voix à la radio, les expressions qui reviennent comme un refrain.
— Les livres qui commencent ou finissent par des détails météorologiques. Les sophismes pathétiques : « Le vent se lève ! Il faut tenter de vivre ! »
— Toutes les métaphores, surtout visuelles. Encore plus, les métaphores tirées de l’agriculture, de la navigation, de la finance. Comme chez Proust.
— L’anthropomorphisme.
— Les livres qui se modèlent sur d’autres livres. Ulysse et L’Odyssée.
— Les livres qui prétendent être des menus, des albums de photos, des itinéraires, des concerts.
— Tout ce qui pourrait inspirer des illustrations. Tout ce qui pourrait inspirer un film.
— Ce qui est hors sujet : les scènes domestiques dans un roman policier. Les scènes dramatiques dans un dialogue philosophique.
— Les choses attendues. Le pathos et les scènes érotiques dans les romans d’amour. Les énigmes et les crimes dans les romans policiers. Les fantômes dans les récits fantastiques.
— La vanité, la modestie, la pédérastie, la non-pédérastie, le suicide.
On aboutit bien sûr, à la fin de cette liste, à l’absence de toute littérature. »

« Lors des révoltes étudiantes qui secouèrent le monde à la fin des années soixante, un des slogans qui s’adressaient aux professeurs de l’université de Heidelberg proclamait : « Hier wird nicht zitiert ! », « Défense de citer ! » Les étudiants voulaient de la pensée originale ; ils oubliaient que citer, c’est poursuivre une conversation avec le passé afin de la resituer dans le contexte du présent ; que citer, c’est faire usage de la bibliothèque de Babel ; que citer, c’est réfléchir à ce qui a été dit avant nous et que, faute de le faire, nous parlons dans le vide, là où nulle voix humaine ne peut articuler un son. « Écrire l’histoire, dit Walter Benjamin, c’est la citer. » Écrire le passé, converser avec l’histoire, a constitué, comme on le sait, l’idéal humaniste, cet idéal que Nicolas de Cuse a été le premier à formuler en 1440. Dans le De docta ignorantia (De la docte ignorance), il a laissé entendre que la Terre n’était probablement pas le centre du monde et que l’espace extérieur, au lieu d’être limité par les décrets de Dieu, s’étendait peut-être à l’infini ; il a donc proposé la création d’une société semi-utopique qui, comme la bibliothèque universelle, comprendrait l’humanité tout entière et dans laquelle la politique et la religion cesseraient d’être des forces néfastes. Il est intéressant de remarquer qu’il existe chez les humanistes une corrélation entre la possibilité d’un espace infini qui n’appartient à personne et le savoir d’un passé riche qui appartient à tous. »

« Le Web se définit comme un espace qui appartient à tous, mais il exclut le sentiment du passé. […] Il est quasi instantané, il n’occupe aucun temps, sauf le cauchemar d’un présent perpétuel. Tout surface et sans volume, tout présent et sans passé, le Web aspire à être (il s’annonce lui-même comme tel) le foyer de chaque utilisateur, dans lequel la communication deviendrait possible avec tout autre utilisateur à la vitesse de la pensée. Telle est sa caractéristique essentielle : la vitesse. »

Ce texte a des allures de pamphlet contre le Web (mais il me semble que lire, même sur un écran, reste toujours lire…).

Vers une définition du lecteur idéal, une énumération de ses qualités supposées…
« Le lecteur idéal ne suit pas une histoire : il y participe. »

Si ce ne n’est pas La participation active du lecteur
On pense tantôt à N’espérez pas vous débarrasser des livres de Jean-Claude Carrière et Umberto Eco, tantôt à Comme un roman de Pennac, mais on y trouve aussi des renseignements et des aperçus originaux.

\Mots-clés : #essai #universdulivre
par Tristram
le Mar 22 Aoû - 12:50
 
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Sujet: Alberto Manguel
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Guéorgui Gospodinov

Un roman naturel

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Un écrivain avec ses fauteuil à bascule, pipe et tabac, qui divorce et en voie de clochardisation (à moins que ce ne soit un autre !) : thème incessamment repris avec autant d’amorces de romans et de registres différents, dans ce qui semble un fourre-tout de réflexions lâchement cousu. Au chapitre 3, le rédacteur-auteur explicite son projet :
« Flaubert rêvait d’écrire « un livre sur rien », un livre sans aucune intrigue extérieure, « qui se tiendrait de lui-même, par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air ». Proust a réalisé ce rêve jusqu’à un certain point, en s’appuyant sur la mémoire involontaire. Mais lui non plus n’a pu échapper à la tentation de recourir à l’intrigue. J’ai le désir immodeste de bâtir un roman uniquement à partir de débuts. Un roman qui parte sans cesse, promette quelque chose, atteigne la dix-septième page et recommence depuis le début. L’idée, ou plutôt le principe originel d’un tel roman, je l’ai découverte dans la philosophie antique, surtout chez la Trinité de la philosophie de la nature : Empédocle, Anaxagore, Démocrite. Le roman des débuts reposerait sur ces trois baleines. Empédocle tient à un nombre restreint de principes originels et ajoute aux quatre éléments fondamentaux (la terre, l’air, le feu et l’eau) l’Amour et la Haine qui les meuvent et réalisent leurs combinaisons. C’est Anaxagore qui se montrait le plus étroitement associé à mon roman. L’idée de panspermies, ou semences des choses (plus tard, Aristote les nomme homéoméries, mais ce mot a une résonance bien plus froide et impersonnelle) pouvait se transformer en puissance fécondante de ce roman. Un roman créé à partir d’un nombre infini de particules, de substances premières, bref de débuts, qui entrent dans des combinaisons illimitées. Puisque Anaxagore affirme que toute chose concrète est constituée de petites particules semblables à elle, alors le roman pourrait être édifié uniquement sur des débuts. C’est ce que j’ai décidé de tenter, à partir de débuts de romans devenus des classiques. Je pourrais aussi les appeler « atomes » pour rendre hommage à Démocrite. Un roman atomiste, fait de débuts flottant dans le vide. »

Sont cités ensuite les incipit de plusieurs romans, supposés interagir intertextuellement.
« Le monde est une chose et le roman est ce qui l’assemble. Les débuts sont donnés, les combinaisons innombrables. »

Aussi une histoire des W.-C., des souvenirs apparemment autobiographiques, des rêves, une histoire des mouches, se rattachant peu ou prou à la littérature.
« Un roman à facettes, évoquant la vue de la mouche. »

Aussi beaucoup de réflexions sur le(s) verbe(s), la langue, la création : ainsi, les Notes du naturaliste, fabuleuse histoire mise en abyme de l’allégorie du déséquilibre foucaldien « qui se creuse entre le nom des choses et les choses elles-mêmes. »
« Je dois avoir recours à une autre langue. J’essaie avec le jardinage. Le dire dans la langue des plantes, utiliser leur langue silencieuse, qui ne parle qu’avec des formes. »

« J’ai compris que c’était dans les livres, et pas dans tous, seulement dans les romans, et encore pas tous, dans quelques-uns soigneusement choisis (je les ai mais je ne dirai jamais leur nom), que se cachent les mots-mères, prêts à s’envoler et à essaimer ce que je ne sais nommer. Comment ai-je pu, jusqu’à présent, garder ces livres parmi les autres, les laisser effleurer de leur couverture contagieuse celle des livres innocents ? »

Le roman tourne en quelque sorte en rond, ayant des difficultés à trouver une fin, toujours fluidement lisible et captivant. C’est surtout un prodigieux imaginaire rabelaisien, une pépinière d'inventions romanesques auxquels j’ai été fort sensible. Il fait référence notamment aux philosophes présocratiques, à Linné, Eliot et Salinger ; on pourra penser à Si par une nuit d'hiver un voyageur de Calvino, et bien sûr à toute la fécondité oulipienne.

\Mots-clés : #creationartistique #ecriture #universdulivre
par Tristram
le Mar 28 Fév - 12:02
 
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Ian McEwan

Opération Sweet Tooth

Tag universdulivre sur Des Choses à lire Opzora10

Au début des années soixante-dix, la jeune et belle Serena Frome, lectrice compulsive (et qui raconte son histoire des années plus tard), est approchée à Cambridge par Tony Canning, un professeur d’histoire dont elle devient l’amante, et qui la forme afin d’être recrutée par le MI5 (service de renseignement en charge de la sécurité intérieure du Royaume-Uni).
Petite remarque en passant sur les débuts de la discrimination dite positive :
« L’université de Cambridge affichait sa volonté d’« ouvrir ses portes aux principes d’égalité du monde moderne ». Avec mon triple handicap – un lycée provincial, le fait d’être une fille, une discipline exclusivement masculine –, j’étais certaine d’être admise. »

C’est l’époque de la libération (notamment sexuelle), du terrorisme de l’IRA, pendant la guerre froide avec l’Union soviétique.
« Une atmosphère d’insurrection, de décadence et de laisser-aller flottait dans l’air. »

Serena est embauchée comme sous-officier adjoint, c'est-à-dire petite secrétaire dans la grande administration fonctionnaire, et chichement rétribuée.
« Je ne donne pas ces détails pour me faire plaindre, mais à la manière de Jane Austen dont j’avais dévoré les romans à Cambridge. Comment peut-on comprendre la vie intérieure d’un personnage, réel ou fictif, sans connaître l’état de ses finances ? »

« C’était une organisation bureaucratique et les retards s’additionnaient comme par décret. »

À point nommé est cité un extrait du discours d’acceptation du prix Nobel 1970 de Soljenitsyne (« héros » de Serena) :
« Malheur à la nation dont la littérature est bousculée par les interventions du pouvoir. »

Un collègue dont elle s’éprend, Maximilian Greatorex, lui fait proposer une mission particulière.
« L’IRD [le département de recherche de renseignements au ministère des Affaires étrangères] travaille avec le MI6 [service de renseignements extérieurs du Royaume-Uni] et avec nous depuis des années, entretenant des liens avec des écrivains, des journaux, des maisons d’édition. Sur son lit de mort, George Orwell lui a donné le nom de trente-huit compagnons de route communistes. L’IRD a également permis la traduction en dix-huit langues de La ferme des animaux, et a beaucoup contribué au succès de 1984. »

McEwan cite aussi Koestler dans cet épisode, qui peut mériter d’être approfondi par une recherche sur internet.
« L’idée est de concentrer nos efforts sur de jeunes auteurs dignes d’intérêt, principalement des universitaires et des journalistes en début de carrière, le moment où ils ont besoin d’une aide financière. En général, ils ont envie d’écrire un livre et il leur faudrait un congé qui les libère d’un travail prenant. Nous avons pensé qu’il serait intéressant d’ajouter un romancier à la liste... »

Thomas Haley a été choisi comme recrue possible, écrivain prometteur dont les articles atlantistes semblent correspondre aux vues du MI5, et Serena, quant à elle choisie pour ses goûts littéraires, doit s’en charger. Pour évaluer leur auteur, elle lit ses nouvelles (mises en abyme dans le roman, dont une portant sur un étrange amour pour un mannequin de vitrine).
« Cette année-là, je mis au rancart après les avoir testés les auteurs conseillés par mes amies sophistiquées de Cambridge : Borges, Barth, Pynchon, Cortazar et Gaddis. Aucun Anglais parmi eux, notai-je, ni aucune femme, blanche ou de couleur. Je ressemblais aux gens de la génération de mes parents, qui, non contents de détester l’odeur de l’ail, se méfiaient de tous ceux qui en consommaient. »

Éclairage piquant sur la vision anglaise de l’Europe (roman publié en 2012) :
« L’an dernier, ils essayaient de convaincre la gauche qu’on doit rejoindre l’Europe. Ridicule. Dieu merci, on leur enlève l’Irlande du Nord. »

Serena, qui a convaincu Tom (et est devenue son amante) apprend que Canning, qui l’avait astucieusement plaquée, s’était retiré pour mourir d’un cancer ; puis qu’il avait fourni des renseignements à l’Union Soviétique.
Tom, qui croit profiter des fonds d’une fondation philanthrope, travaille à son premier roman, en fait une novella d’anticipation post-apocalyptique dans le genre de Ballard. C’est la crise énergétique, les grèves, et une atmosphère de dépression et de déclin imprègne la société.
« Pourquoi recourir à une opération secrète ? Il a soupiré en hochant la tête avec commisération. Il fallait que je comprenne que n’importe quelle institution, n’importe quel organisme finit par devenir une sorte d’empire autonome, agressif, n’obéissant qu’à sa logique propre, obsédé par sa survie et la nécessité d’accroître son territoire. Un processus aussi aveugle et inexorable qu’une réaction chimique. »

« L’opération Mincemeat a réussi parce que l’inventivité et l’imagination ont pris le pas sur l’intelligence. Pitoyable par comparaison, l’opération Sweet Tooth, ce signe avant-coureur de la déchéance, a inversé le processus et a échoué, parce que l’intelligence a voulu brider l’inventivité. »

(L’opération Mincemeat est une intoxe réussie de l’état-major allemand, persuadé d’avoir saisi des documents confidentiels sur le projet d'invasion des Alliés dans le sud de l’Europe.)
Ce livre montre la manipulation, par autrui et aussi par ses propres libido et soif de reconnaissance, évidemment mises à profit par le(s) manipulateur(s) ; il ne manque pas d’aborder la manipulation de l’opinion publique par la propagande.
C’est aussi « la trahison à l’œuvre, la tienne et la mienne », de Serena qui ne peut pas sortir de son mensonge de départ à Tom, à qui Max, par dépit vengeur, explique son rôle : les deux se mentent, lui pour l’utiliser dans son nouveau roman – celui que nous lisons.
On trouve beaucoup de choses, souvent passionnantes, dans ce roman très habilement construit.

\Mots-clés : #amour #espionnage #politique #revolutionculturelle #social #UniversDuLivre #xxesiecle
par Tristram
le Lun 13 Fév - 11:07
 
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Sujet: Ian McEwan
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Antonio Tabucchi

Pour Isabel - Un mandala

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Mónica rapporte des souvenirs de jeunesse, au Portugal sous Salazar, avec Isabel, à Waclaw Slowacki (et/ou Tadeus), le narrateur, un étranger qui a connu cette dernière il y a longtemps. Puis ce sont Bi, Brígida Teixeira, sa nourrice, Tecs, une saxophoniste américaine qui l’a fréquentée à l’université, Oncle Tom, Almeida le gardien de prison capverdien qui la fit s’enfuir, ensuite Tiago le photographe, qui évoquent l’amie disparue dans des versions (ou péripéties) différentes de son destin.
« …] les photographies d’une vie sont-elles un temps segmenté en plusieurs personnes ou la même personne segmentée en différents temps ? »

« …] la mort est le tournant de la route, et mourir c’est seulement ne pas être vu. Et alors pourquoi, demanda-t-il d’un air encore plus perplexe, dans quel but ? Dans le but de faire des cercles concentriques, dis-je, pour arriver finalement au centre. »

Sixième cercle de l’enquête : Magda, de l’organisation clandestine où œuvrait Isabel (une chauve-souris à Macao).
Slowacki semble reconnaître ou être reconnu par les serveurs de rencontre.
« Le restaurant s’appelait Lisboa antiga-Macau moderno. C’était un endroit très modeste, avec une petite vitrine où reposaient en paix les restes de tripes blanchâtres dans un plat. Au milieu de la vitrine trônait une gigantesque racine de ginseng et un petit carton écrit en portugais affirmait : Nos pensamos na sua virilidade, nous veillons à votre virilité. »

Le Fantôme qui Marche, un poète opiomane, lui indique les Alpes Suisses, où il rencontre, dans un château-lieu de méditation dédié à Hermann Hesse, Lise, une astrophysicienne, et Xavier, le Lama, qui le dirige énigmatiquement vers une petite station de la Riviera italienne où il trouve le Violoneux Fou, puis finalement Isabel, telle que lorsqu’il lui a dit adieu – dans leur autrefois, et le « néant sapientiel ».
Tabucchi précisa dans un entretien paru en juin 1994, concernant ce roman volontairement posthume qui constitue une manière de clef de voûte de son œuvre :
« Depuis quelques années j’écris un roman que j’espère pouvoir bientôt conclure. Le personnage principal sera justement Isabel, la même femme qui dans Requiem n’apparaît pas, ou plutôt qui est seulement esquissée et qui à un certain moment apparaît, mais comme une sorte de Convive de pierre. Dans ce roman, ce n’est pas Isabel qui parlera d’elle, ce sont les autres qui le feront. Beaucoup des personnages de mes livres précédents seront appelés à témoigner sur Isabel, il y aura Tadeus, Magda, et même le Xavier de Nocturne indien, le personnage recherché mais jamais trouvé, qui fournira un important témoignage. Ce sera un tour, ou plusieurs tours, autour de la figure de cette femme qui a eu une vie difficile et obscure, une vie sur laquelle existent des versions différentes et en même temps toutes étonnamment dignes de foi. Ce sera un roman qui tentera de faire la lumière sur l’existence d’une femme fuyante et très mystérieuse. »

Se souvenir des précédents personnages de Tabucchi serait évidemment un plus, mais pas un must, tant l'histoire a du charme.

\Mots-clés : #amour #creationartistique #identite #romanchoral #universdulivre
par Tristram
le Mer 21 Déc - 12:35
 
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Sujet: Antonio Tabucchi
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Carlos Liscano

L'Écrivain et l'autre

Tag universdulivre sur Des Choses à lire L_zocr11

La narrateur (Liscano lui-même, la cinquantaine) s’interroge sur son impossibilité à écrire actuellement, alors qu’il le faisait depuis vingt ans.
Si certains écrivains conçoivent leur texte comme la démonstration d’une thèse, Liscano est de ceux qui écrivent pour découvrir quelque chose qui n’est pas préconçu, et nous donne ici le propos du livre actuel (mais le projet romanesque n’aura pas vraiment de suite).
« J’écris deux choses à la fois, j’essaie de les réunir. Peut-être que le roman, ce genre qui accepte tout, pourra déglutir ce texte. Serai-je capable de raconter et de dire quelque chose sur le métier de raconter ? Où mène ce que je suis en train de faire ? Si je savais où ça mène, je ne l’écrirais pas. Parce que, écrire, c’est ça : partir sans savoir où on va arriver. Sans même savoir si on arrivera quelque part. Écrire est un art immobile, me dis-je. Et je ne sais même pas ce que ça veut dire. »

« J’ai commencé mon roman en visant très haut, beaucoup d’ironie. Le personnage qui se construit lui-même sous les yeux du lecteur. L’histoire habituelle : un individu ordinaire qui veut juste avoir une vie ordinaire, et l’Autre, qui le travaille de l’intérieur, qui le maintient hors de la vie, comme observateur. À la fin ils sont inséparables, même si chacun rejette son associé. Mais je ne suis pas capable de trouver une suite à cette histoire. L’excès d’ironie depuis le début rend tout développement impossible. Du moins ne suis-je pas capable de faire en sorte que l’histoire continue. »

« C’est dans ce sens que la littérature domine ma vie. Pas dans le sens où j’aurais des choses à dire, mais parce que sans la littérature la vie manquerait de sens, de matière, de lieu pour exister. »

« C’est le moment où j’aimerais être un autre, et que j’ai si souvent essayé d’écrire. Ne pas être moi, être un autre. Et alors il y a la condamnation de celui qui ne peut être que lui-même, et être lui-même signifie réaliser le désir de cet enfant sans livres qui croyait que rien n’était plus important dans la vie que lire des livres, et ensuite en écrire. »

« Si j’enlève la lointaine impression d’avoir voulu être écrivain dès l’âge de douze ans, si j’enlève les lectures pour le devenir, si j’enlève les heures passées à écrire et à réfléchir sur le fait d’écrire, si j’enlève ce que j’ai écrit, il ne reste rien de moi. »

Liscano a beaucoup vécu en marge, en étranger (armée, prison, exil en Suède). L’écrivain est « un personnage que j’ai inventé », il l’a créé et est devenu son « serviteur ». Cette vision d’un « autre » m’a évidemment ramentu Borges et moi, dans L’Auteur de Borges.
« Tout écrivain est une invention. Il y a un individu qui est un, et un jour il invente un écrivain dont il devient le serviteur ; dès lors il vit comme s’il était deux. »

« L’inventé c’est ça : un style, une façon de raconter qui permet de voir la vie comme on ne la voit pas à première vue. »

Outre cette dualité, Liscano évoque ses modèles en littérature, et son œuvre personnelle, sa solitude.
« L’inventé écrit pour ses maîtres, pour leur ressembler, pour s’en différencier, même s’il sait qu’il ne pourra jamais les égaler. »

« L’écriture apprend à parler avec soi-même. Je ne suis pas sûr qu’elle apprenne à parler avec les autres. »

« La littérature est une tentative de mettre de l’ordre dans l’expérience de la vie, qui est chaotique. L’écrivain donne aux choses un centre, leur centre, et sent qu’il pourrait peut-être vaincre celle qui, il le sait, viendra le chercher. S’il réussit à établir ce centre, il a l’illusion, la vanité de croire que quelque chose de lui survivra, restera après sa mort. C’est, ou ce serait, la victoire.
Mais en un instant tout redevient précaire, privé de signification, futile. Si je ne fais pas attention je retrouve la sensation de froid, de sommeil, je sens de nouveau que tout ce que je veux, tout ce dont j’ai vraiment besoin, sans personnage, sans littérature, que ce qu’il y a de plus élémentaire et de plus nécessaire, c’est dormir à l’abri, dormir hors du temps, sans l’obligation de me réveiller. Me coucher et savoir que je n’aurai pas froid et que je ne me réveillerai plus. »

Le ton est celui de notes prises sur le vif, un peu aussi celui de mémoires ; on perçoit une progression dans l’ouvrage, et son centre (le livre), bien qu’alternent ruminations moroses, souvenirs et observations du quotidien.
Est inséré Vaincre le temps, un texte qui prolonge la dissociation caractéristique de Liscano en "lui" et "l’écrivain" (qu’il est), le « cultivateur », le « chercheur d’infini » qui cultive solitude et néant, mort, temps, en soi-même, contre la vie, le monde.
« Écrire, c’est créer une voix, un style qui donne forme au monde. Un style n’a pas à être élégant ou cultivé. Il doit être personnel. Voir le monde depuis son propre style est une invention parallèle à celle de l’écrivain. Le style et l’écrivain sont la même invention. Inventé le style, inventé l’écrivain. Même si ça ne suffit pas. Parce que l’écrivain est plus que le style. »

L’écrivain qui parle de l’écriture est devenu un topos (et pas que dans les ateliers d’écriture). Mais c’est aussi une fin en soi, l’être humain étant en définitive l’utilisateur du langage, et aussi son créateur.

\Mots-clés : #autobiographie #ecriture #universdulivre
par Tristram
le Mer 2 Nov - 12:25
 
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Sujet: Carlos Liscano
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Umberto Eco

Construire l’ennemi et autres textes occasionnels

Tag universdulivre sur Des Choses à lire Constr10

Dans Construire l’ennemi, Eco documente la stigmatisation de l’étranger, du laid, du juif, de l’hérétique, de la femme (notamment sorcière), du lépreux à travers les temps, en produisant nombre d’extraits édifiants (sans omettre les auteurs religieux).
« Il semble qu’il soit impossible de se passer de l’ennemi. La figure de l’ennemi ne peut être abolie par les procès de civilisation. Le besoin est inné même chez l’homme doux et ami de la paix. Simplement, dans ces cas, on déplace l’image de l’ennemi, d’un objet humain à une force naturelle ou sociale qui, peu ou prou, nous menace et doit être combattue, que ce soit l’exploitation du capitalisme, la faim dans le monde ou la pollution environnementale. Mais, même si ce sont là des cas « vertueux », Brecht nous rappelle que la haine de l’injustice déforme elle aussi le visage. »

« Essayer de comprendre l’autre, signifie détruire son cliché, sans nier ou effacer son altérité. »

Mention particulière à La paix indésirable ? Rapport sur l’utilité des guerres, effarante justification états-unienne (et orwellienne) de la nécessité de l’ennemi, notamment pour des raisons économiques (anonyme, préfacé par J. K. Galbraith).

Absolu et relatif nous entraîne dans un débat philosophique qui revient rapidement au problème de notre conception de la vérité (atteignable ou pas).

La flamme est belle est une réflexion sur le feu, qui n’oublie pas Bachelard, entr’autres.
« Les amis pleins de sollicitude brûlent, pour des raisons de moralité et de santé mentale, la bibliothèque romanesque de Don Quichotte. On brûle la bibliothèque d’Auto da fé d’Elias Canetti, en un bûcher qui rappelle le sacrifice d’Empédocle (« quand les flammes l’atteignent enfin, il rit à pleine voix comme il n’avait jamais ri de sa vie »). »

Délices fermentées est consacré à Piero Camporesi, auteur de L’Officine des sens et « gourmet de listes ».

« Hugo, hélas ! » La poétique de l’excès :
« Le goût de l’excès le conduit à décrire en procédant par énumérations interminables [… »

« La beauté n’a qu’un type, la laideur en a mille. »

Cela m’a ramentu cette phrase (souvenir scolaire – on a beau dire du mal de l’école…) :
« Si le poète doit choisir dans les choses (et il le doit), ce n’est pas le beau, mais le caractéristique. »

Astronomies imaginaires (mais pas astrologie, croyance ou tromperie).

Je suis Edmond Dantès ! sur le roman-feuilleton, et « l’agnition ou reconnaissance » (d’un lien de parenté entre personnages) ; le texte commence ainsi :
« Certains infortunés se sont initiés à la lecture en lisant, par exemple, du Robbe-Grillet. Illisible si l’on n’a pas compris les structures ancestrales de la narration, qu’il détourne. Pour savourer les inventions et déformations lexicales de Gadda, il faut connaître les règles de la langue italienne et s’être familiarisé au bon toscan avec Pinocchio. »

Il ne manquait plus qu’Ulysse. Époustouflant patchwork de critiques du livre de Joyce, où la bêtise le dispute à l’antisémitisme.

Pourquoi l’île n’est jamais trouvée. Incipit :
« Les pays de l’Utopie se trouvent (à de rares exceptions près, comme le royaume du Prêtre Jean) sur une île. »

Texte passionnant sur l’histoire de la (non-)découverte d’îles plus ou moins fabuleuses.
« C’est parce que, jusqu’au XVIIIe siècle, date à laquelle on a pu déterminer les longitudes, on pouvait découvrir une île par hasard et, à l’instar d’Ulysse, on pouvait même s’en échapper mais il était impossible de la retrouver. »

C’est l’argument de L’Île du jour d’avant, mais on découvre aussi l’« Ile Perdue, Insula Perdita », île des Bienheureux de saint Brendan, et même un décryptage de La Ballade de la mer salée d’Hugo Pratt.

Réflexions sur WikiLeaks
« Sur le plan des contenus, WikiLeaks s’est révélé être un scandale apparent, alors que sur le plan de la forme, il a été et sera quelque chose de plus, il a inauguré une nouvelle époque historique.
Un scandale est apparent quand il rend publique une chose que tout le monde savait en privé, et dont on parlait à mi-voix par pure hypocrisie (cf. les ragots sur un adultère). »

« Et cela ne fait que confirmer une autre chose que l’on sait pertinemment : chaque dossier élaboré pour un service secret (de quelque nation que ce soit) est constitué exclusivement de matériel qui est déjà dans le domaine public. Par exemple : dans une librairie consacrée à l’ésotérisme, on s’aperçoit que chaque nouvel ouvrage redit (sur le Graal, le mystère de Rennes-le-Château, les Templiers ou les Rose-Croix) exactement ce qui figurait dans les livres précédents. Et ce n’est pas que l’auteur de textes occultistes s’interdise de faire des recherches inédites (ou ignore comment chercher des informations sur l’inexistant), mais parce que les occultistes ne croient qu’à ce qu’ils savent déjà, et qui reconfirme ce qu’ils avaient déjà appris. C’est d’ailleurs là le mécanisme du succès de Dan Brown.
Idem pour les dossiers secrets. L’informateur est paresseux tout comme est paresseux, ou d’esprit limité, le chef des services secrets, qui ne croit que ce qu’il reconnaît.
Par conséquent, puisque, dans tous les pays, les services secrets ne servent pas à prévoir des cas comme l’attaque des Twins Towers et qu’ils n’archivent que ce qui est déjà connu de tous, il vaudrait mieux les éliminer. Mais, par les temps qui courent, supprimer encore des emplois serait vraiment insensé.
Si les États continuent à confier leurs communications et leurs archives confidentielles à Internet ou d’autres formes de mémoire électronique, aucun gouvernement au monde ne pourra plus nourrir des zones de secret, et pas seulement les États-Unis, mais même pas la République de Saint-Marin ou la principauté de Monaco (peut-être que seule Andorre sera épargnée). »

« Et même si la grande masse des citoyens n’est pas en mesure d’examiner et d’évaluer la quantité de matériel que le hacker capture et diffuse, la presse joue désormais un nouveau rôle (elle a déjà commencé à l’interpréter) : au lieu de relayer les nouvelles vraiment importantes – jadis, c’étaient les gouvernements qui décidaient des nouvelles vraiment importantes, en déclarant une guerre, en dévaluant une monnaie, en signant une alliance –, aujourd’hui c’est elle qui décide en toute autonomie des nouvelles qui doivent devenir importantes et de celles qui peuvent être passées sous silence, allant jusqu’à pactiser (cela est arrivé) avec le pouvoir politique pour savoir quels « secrets » dévoilés il convenait de révéler et ceux qu’il fallait taire.
Puisque tous les rapports secrets qui alimentent haines et amitiés d’un gouvernement proviennent d’articles publiés ou de confidences de journalistes à un attaché d’ambassade, la presse prend une autre fonction : jadis, elle épiait le monde des ambassades étrangères pour en connaître les trames occultes, désormais ce sont les ambassades qui épient la presse pour y apprendre des manifestations connues de tous. »

Tout le bref texte devrait être cité !
Et c’est toujours aussi délectable de se régaler de l’esprit d’Umberto Eco…

\Mots-clés : #complotisme #contemporain #discrimination #ecriture #espionnage #essai #guerre #humour #medias #philosophique #politique #social #universdulivre #xxesiecle
par Tristram
le Lun 24 Oct - 13:57
 
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Sujet: Umberto Eco
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Éric Chevillard

Prosper à l'œuvre

Tag universdulivre sur Des Choses à lire Prospe10

Retour de Prosper Brouillon dans ce petit livre désopilant, où notre auteur s’essaie au polar. Les poncifs rappellent de façon hallucinante la façon dont ce thème est invariablement décliné en série sur notre télé nationale. C’est hilarant, comme les acceptions de l’adjectif "goguenard", rattaché à Van Gogh, puis Gauguin par notre romancier à succès.
Nos médiatiques producteurs nationaux de page-turners sont une fois encore écornés de tout cœur ; en fait c’est tout le business de l’édition nationale qui est férocement satirisé.
« Il enchaînera directement avec le festival Pleines Pages de Tarloire-sur-Vilaine, où il a accepté de prononcer une conférence (« Mots et mottes »), puis avec Les Encrières de Clonche qui attirent dans un décor riant malgré la pluie un public chaque année plus âgé. De là, il est attendu aux Journées de L’Ivre Livre d’Anchoix pour une lecture publique des Gondoliers (accompagnée à la scie musicale par Jean-Estève Ducoin). »

« Oui, car force est de reconnaître que les Lettres à un jeune poète, de Rainer Maria Rilke, datent un peu. Datent même de 1929 ! Certaines de ses recommandations ne sont plus aussi pertinentes aujourd’hui.
Le marché n’est plus du tout le même. »

« La littérature pour Prosper Brouillon n’est pas un simple divertissement.
Elle n’est pas une de ces vaines passions impérieuses et vitales.
Il se fait d’elle une plus haute opinion.
Il y a de fortes sommes en jeu. »

« Le commandant arrache une tenture, frappe du poing contre le mur.
Ça sonne creux.
Nous sommes bien chez Prosper Brouillon. »

Chevillard crache dans la soupe (au moins dans celle de ses confrères) – et c’est un régal…

\Mots-clés : #humour #universdulivre
par Tristram
le Lun 19 Sep - 12:21
 
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Sujet: Éric Chevillard
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Pierre Michon

Corps du roi

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Cinq brefs textes :
Les deux corps du roi (sur Beckett)

Corps de bois (sur Flaubert)
« Le feuillage, c’est le livre. Le corps est de bois. »

« …] nous sommes comme des montres où il n’y aurait point de cadran, et dont les rouages, doués d’intelligence, tourneraient jusqu’à ce qu’ils se fussent usés, sans savoir pourquoi et se disant toujours : puisque je tourne, j’ai donc un but. »

L’oiseau (sur Muhamad Ibn Manglî)
« Il y a deux sortes d’hommes − ceux qui subissent le destin, et ceux qui choisissent de subir le destin. »

L’éléphant (sur Faulkner)
« Dans sa main droite le petit sablier de feu, la très précieuse cigarette qui marque avec une intolérable acuité le passage du temps, qui réduit le temps à l’instant, la durée de combustion d’une cigarette étant comparable et cependant très sensiblement inférieure à celle de cette combustion complexe d’un corps d’homme qu’on appelle une vie. »

Le ciel est un très grand homme (avant quelques péripéties biographiques sur le même thème, Michon évoque deux prières qu’il adressa : La Ballade des pendus au chevet de sa mère morte, Booz endormi à la naissance de sa fille).
« Ils [ces deux poèmes] rassurent le cadavre, ils assurent l’enfant sur ses jambes. Voilà sans doute la fonction de la poésie. Je n’en vois guère d’autre. »

Relecture pour moi de ces petits récits bien saisis, qui gravitent autour de la littérature, de l'écrivain-roi dans ce qu'il a d'immortel et d'individuel.

\Mots-clés : #essai #universdulivre
par Tristram
le Mer 7 Sep - 12:52
 
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Sujet: Pierre Michon
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Olivier Rolin

Vider les lieux

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Olivier Rolin doit « vider les lieux » (pendant le confinement), déménager de l’appartement qu’il habite depuis trente-sept ans, à l’instigation de son ex-éditeur et d’un requin de l’immobilier. Il a emballé ses livres (on pense à Je remballe ma bibliothèque d’Alberto Manguel), et s’apprête à quitter la rue de l’Odéon, le voisinage des librairies disparues la Maison des Amis des Livres d’Adrienne Monnier et Shakespeare and Company de Sylvia Beach – occasion d’évoquer Ulysse de Joyce, puis…
« …] un gueuleton spectaculaire dans un restaurant de fruits de mer du bord de la Rivière des Perles. "Fruits de mer" n’est pas le mot : trop étriqué pour qualifier les invraisemblables étals de cet établissement entre zoo marin et restaurant. Crabes géants d’Alaska, langoustes de corail bleues aux pattes tigrées, langoustes australiennes rouge sang, crevettes-mantes de Thaïlande, grands abalones, turbots, crabes violets, verts, crabes tigrés, mérous léopards, mérous marbrés, tortues sous leur filet, crocodiles, serpents de mer, anguilles marbrées, murènes, anguilles de la rivière Beijiang, écrevisses aux longues pinces bleu nuit, oursins chevelus, poissons mandarins, boisseaux grouillants, noirs, de scarabées d’eau, et l’abominable, l’obscène geoduck clam, « panope » en français, espèce de palourde géante qui sort de ses valves une énorme langue ou trompe jaune noirâtre (cette saloperie, fort prisée en Orient, peut vivre paraît-il cent cinquante ans). On se balade autour des aquariums, bouche bée tels le professeur Aronnax, son valet Conseil et le harponneur Ned Land contemplant à travers le panneau vitré du Nautilus "l’enchanteresse vision" des créatures de la mer de Chine (pour mémoire : labres verts, mulles barberins, gobies éléotres, scombres japonais, azurors, spares rayés, spares fascés, spares zonéphores, aulostones, salamandres du Japon, murènes échidnées… "Etc.", ajoute Jules Verne, qui n’eût pas été en peine d’en déverser encore de pleines mannes). On choisit (pas le panope, en ce qui me concerne, ni le crocodile qui serait d’ailleurs plutôt un gavial, ni la tortue), on fourre la bête dans un sac et hop ! à la casserole, sous vos yeux. Sous les yeux impassibles, derrière de petites lunettes rondes cerclées de métal, façon officier japonais de la Seconde Guerre mondiale, de Chen Tong le munificent [l’éditeur qui l’invita].
On s’est un peu éloigné d’Ulysse, c’est comme ça. Les livres font voyager, divaguer, ils servent à ça, entre autres. Et puis, une petite énumération de temps en temps, ça ne fait pas de mal. L’écriture contemporaine, note Perec dans Penser/Classer, a presque oublié cet art de l’énumération que pratiquaient Rabelais et Jules Verne (et Homère et Zola), et c’est dommage. Joyce, qui se permet tout, ne recule devant rien, n’y répugne pas − témoin par exemple les listes désopilantes de "héros de l’antique Irlande" ou d’"Amis de l’Île d’Émeraude" dans le chapitre dit du Cyclope. »

Olivier Rolin a de belles lectures, et en parle bien :
« Ulysse, c’est un gigantesque carnaval flamand, à la Jérôme Bosch (ou à la James Ensor). »

Il recourt également à Leiris, Chateaubriand, Claude Simon, Tchékhov, Proust, Calvino, etc.
L’évacuation, ou la séparation de ses souvenirs est l’occasion de parler de la syllogomanie, cette « collectionnite aigüe ; tendance excessive à l’accumulation d’objets hétéroclites et inutiles » (Wiktionnaire), et la crise sanitaire est surtout perçue comme une limitation des déplacements et l’interdiction des voyages (notamment en train, comme il les affectionne).
Il remue donc les livres de sa bibliothèque (sur lesquels il a noté date et lieu de lecture, parfois plus) comme autant de souvenirs ; il digresse, commente son métier d’écrivain, évoque ses propres livres.
« Toujours un peu troublante est cette façon qu’ont des événements complètement étrangers à l’écriture d’un livre de venir soudain poser leur rayon sur telle partie à laquelle on n’aurait pas, dans d’autres circonstances, prêté attention. »

« Je ne divague pas, ou pas plus que je ne le veux : si je m’égare, "c’est plutôt par licence que par mégarde", dit encore Montaigne, l’ami lointain et irremplaçable. Je ne me suis pas perdu. »

À propos de la Russie, où il enquête sur le goulag (pour Le Météorologue), et de ses remarques sur la désolation sordide d’un hôtel :
« Elles font partie d’un immense travail de domestication du peuple − d’apprentissage de la résignation − dont la terreur était la forme la plus violente, mais l’habitude du moche et de l’insuffisant une autre composante, plus insidieuse et omniprésente. »

Et toujours l'art de la digression (à proprement parler excursion et discours), discuté et mis en pratique :
« J’aime, et de plus en plus en vieillissant, me semble-t-il, par opposition aux livres qui poursuivent une idée fixe, les livres madréporiques, infiniment ramifiés et laissant le lecteur à chaque fois au bord d’un nouveau champ imaginaire, vite laissé (mais pas oublié) pour passer à un autre (à "sauts et à gambades" à la façon de Montaigne). Il n’est presque pas une page des Anneaux de Saturne qui ne me renvoie à d’autres horizons que ceux de l’East Anglia, d’autres livres encore que ceux qu’évoque l’auteur. Cette lecture en étoile est peut-être le symptôme d’une dissipation de l’esprit, d’une perte de sa faculté de concentration — ce n’est pas par coquetterie que je fais état de cette crainte, elle est très réelle, et probablement fondée. »

Donc une lecture de bon ton, cultivée, qui se situe entre Sebald et Kenneth White pour mes plus récentes dans le genre : je ne boude pas, d’autant qu’Olivier Rolin s’épanche en divagations digressives, ce qui m’a toujours plu – et que ses lectures recoupent les miennes !

\Mots-clés : #universdulivre
par Tristram
le Mar 9 Aoû - 16:11
 
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Sujet: Olivier Rolin
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Pascal Quignard

Les Larmes

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À la charnière des VIII et IXe siècles en Francie, entre raids des Normands et razzias des Sarrasins, Hartnid fut accouché par Sar la Sorcière (« la Chamane ») après son jumeau Nithard, de la princesse Berthe fille du futur Charlemagne, et du comte Angilbert, père abbé laïc de l’abbaye de Saint-Riquier en baie de Somme. Dans ce monastère, l’excellent copiste Frater Lucius, qui était amoureux de son chat, appris leurs lettres aux deux frères. Hartnid est toujours accompagné d’un geai, a la passion des chevaux ; il part courir le monde à la recherche d’un visage de femme. Nithard, devenu moine copiste, est celui qui prend note du premier texte en français.
« La première trace écrite de la langue française date du vendredi 14 février 842, à Strasbourg, sur les bords du Rhin.
La première œuvre de la littérature française date du mercredi 12 février 881, à Valenciennes, sur les bords de l’Escaut. »

Cette première œuvre est un poème dédié à sainte Eulalie, s’achevant sur l’envol d’une colombe de son cou coupé, tel le français du latin ; ce passage du livre est remarquable.
« Le premier livre où notre langue fut écrite est le premier livre brûlé de notre langue. »

Puis au travers de la vieille Sar est évoquée l’origine de l’écriture dans les grottes ancestrales.
Quignard renoue dans ce "roman" − on pourrait dire chronique de France (et d’Europe), des merveilles, légendaires et poétiques, de l’époque carolingienne −, avec sa méthode de juxtaposition de petits textes d’apparence indépendants (épisodes, scènes − détails d’une tapisserie ?) qui forment une mosaïque dont la vue globale est d’abord malaisée, mais qui bientôt enchante.
« Ce qu’il y a de plus affreux, dans l’existence que mènent les femmes, c’est que nous aimons les hommes alors qu’ils nous désirent. Chacune d’entre nous se donne tout entière à l’un d’eux alors qu’ils oublient qu’ils sont dans nos bras aussitôt qu’ils nous ont pénétrées et courent apprendre partout ce qu’ils ne savent jamais. »

« Il y a de la colère dans le désir comme il n’y a rien d’autre que de la destruction dans la faim. »

« Les sapins sont les arbres préférés des nuages.
Ils poussent spontanément vers eux leurs cimes. Les nuages viennent, ils tournent, ils s’approchent, ils s’accrochent. Soudain ils pèsent. Ce sont des compagnons sûrs et certainement de merveilleux amants. »


\Mots-clés : #contemythe #moyenage #universdulivre
par Tristram
le Lun 1 Aoû - 12:56
 
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Sujet: Pascal Quignard
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Virginie Symaniec

Barnum – Chroniques

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Virginie Symaniec raconte au jour le jour comment, historienne exclue de la recherche universitaire et ainsi condamnée à la précarité, elle a créé sa maison d’édition à partir de presque uniquement elle-même − comme le ver du mûrier son cocon et sa soie. C’est donc un regard inédit sur le monde de l’édition, mais aussi du marché (le lieu où Symaniec propose ses livres à côté des légumes et foies gras, à Léon dans les Landes et ailleurs) : « l’économie réelle ». Le livre retourne à sa source d’objet fondamentalement humain au travers des péripéties (elles sont innombrables) d’un chemin éminemment existentiel, original, créatif, résilient.
« Sur un marché, un éditeur est un producteur dont le statut se rapproche parfois de celui de l'artisan s'il est lui-même imprimeur ou typographe, ou bien s'il fait lui-même le labeur en fabriquant, par exemple, des livres-objets. Le libraire, en revanche, aura sur un marché le même statut qu’un bouquiniste. Qu’il vende du neuf ou de l’occasion, comme il ne fabrique rien, il sera donc classé parmi les revendeurs. Pourtant, dans les faits, un libraire est un revendeur un peu particulier. Il est le seul à être assujetti à la loi sur le prix unique du livre, qui permet à l’éditeur de garantir le droit d’auteur et au libraire de ne pas disparaître au profit des hypermarchés. L’éditeur est donc habituellement un fournisseur qui fixe le prix auquel le libraire vendra le livre. »

« Certains sont de vrais commerçants. D’autres ont simplement "rompu". Ils font le marché comme ils se seraient réfugiés ailleurs. Au fond, c’est mon cas et ma ligne éditoriale. Et lorsque je dis que je travaille aussi sur l’exil, cela résonne beaucoup, ici. La plupart de mes acheteurs me posent mille questions. Certains de mes collègues, non. Ils me fixent, auraient mille choses à dire, c’est juste que cela ne peut pas se raconter comme ça, ce qu’on a décidé un jour de fuir, mais je sais qu’ils savent, que je n’ai rien à leur expliquer. Ceux-là m’aident beaucoup. »

« Nous, les éditeurs, sommes des producteurs qui n’avons aucune obligation d’assouvir avec notre propre argent le désir d’autrui d’être publié. Car c'est bien cela qu'on nous demande lorsqu'on nous envoie un texte : de financer sa fabrication sous forme de livre et d'en assurer l'exploitation moyennant contrepartie financière sur la vente de chaque exemplaire. […]
Éditrice, ce n’est pas non plus coach en écriture : il peut m'arriver de corriger des coquilles, de suggérer des modifications, mais je suis devenue plutôt taiseuse sur ces questions. Une écriture, cela se voit. Lorsqu'il y en a une, c'est assez incontournable. Au fond, lorsqu’il y en a une, c’est qu’il y a quelqu’un. Et un auteur qui fait son métier revient généralement lui-même sur son texte. Cela ne loupe jamais, en fait. Dix minutes avant que je n'envoie le fichier à l'imprimeur, il relit encore, demande à corriger encore, travaille encore, modifie encore. Un auteur prend sa place, jusqu'au bout. Cet effort est sacrément beau à regarder et cela se respecte, me semble-t-il. Alors je respecte cela, le métier d’écrire, pas la graphomanie. »

Les savoureuses anecdotes rapportées, à peine contextualisées, sont parfois d’un entendement difficile. Des encarts présentent l’écurie de l’éditrice, auteurs traduits d’Europe orientale, primo-romanciers et autres plumitifs qui ne seraient pas parvenus autrement jusqu’aux lecteurs. La ligne éditoriale de Symaniec pivote autour du voyage en tant que quête, exil, mouvement en littérature, voir https://www.leverasoie.com/index.php/le-ver-a-soie.
L’aspect artisanal et singulier de ce travail me semble condensé dans le concept des « poèmes à planter », effectivement fabriqués à la main à partir de « matériau spécifique », papier à ensemencer que les auteurs et lecteurs font croître dans l’imaginaire et le réel : la magie du langage avec ces mots qui poussent, recueillis et à cueillir.
« Le premier test de fabrication réalisé à partir de L’Albatros de Baudelaire est actuellement en train de se transformer tranquillement en fleurs des champs dans ma cuisine. »
2 mai 2017

« L’Albatros de Baudelaire, planté mi-mai dans ma cuisine sur graines de fleurs des champs, pousse. Se pourrait-il que quelque chose soit non seulement en train de pousser, mais aussi de fleurir au Ver à soie ? Fragilité apparue au croisement d’un pot de terre, d’eau, de lumière, de temps et de soin. L’anti-start-up par excellence. »

Outre la captivante introduction à un modèle flexible et hautement adaptatif d’entreprise, de fabrication et d’auto-diffusion-distribution (ainsi qu’à l’univers solidaire – ou pas − des camelots), l’expérience aventureuse révèle une personne marquante par l’intelligence, l’esprit de liberté, la curiosité de l’autre, la valeur du travail, la rigueur, l’humour (y compris autodérision) dans une approche subtile de la condition féminine. Une de ces réjouissantes "autres" façons de faire.

\Mots-clés : #contemporain #creationartistique #ecriture #exil #journal #mondedutravail #universdulivre
par Tristram
le Mer 20 Juil - 12:45
 
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Sujet: Virginie Symaniec
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George Steiner

Un long samedi, entretiens avec Laure Adler

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« Ce livre est issu de plusieurs séries d’entretiens inities par France Culture entre 2002 et 2014, puis réécrits et restructurés par les auteurs. »

Le premier tiers du livre traite de la judéité, et est fort déroutant : qu’est-ce que l’identité, la spécificité juive ?
On connaît ma sensibilité aux majuscules, et j’ai attentivement surveillé les occurrences du substantif avec ou sans ; il porte généralement une majuscule, et se rattacherait donc au peuple des Juifs. Steiner se dit non croyant, pratiquement antisioniste ; il se targue de réflexion rationnelle et d’esprit scientifique, rejetant notamment la notion de « race ». Qu’est-ce alors qu’être Juif, ou juif ? Ce serait appartenir à un peuple, « une vision intellectuelle, morale, spirituelle », voire « avoir une certaine culture, une certaine éducation, un certain sens esthétique » ; une sorte d’état d’esprit, de méritocratie. Partager, bénéficier d’une franc-maçonnerie de l’information, ne pas être pédophile :
« …] (je suis prudent, car que savons-nous des grands secrets ?)… »

On voit qu’à ce jeu des citations on peut vite glisser dans une vision complotiste, monter de nouveaux Protocoles des Sages de Sion !
« L’Amérique juive domine une grande partie de la science et de l’économie de la planète. »

« Mais fondamentalement, ce qui me fascine, c’est le mystère de l’excellence intellectuelle juive. Il ne faut pas être hypocrite : en sciences, le pourcentage de Nobel est écrasant. Il y a des domaines dans lesquels il y a presque un monopole juif. Prenez la création du roman américain moderne par Roth, par Heller, par Bellow, et tant d’autres. Les sciences, les mathématiques, les médias aussi… Pravda était édité par des Juifs. »

« Pourquoi est-ce que 70 % des Nobel en sciences sont juifs ? Pourquoi est-ce que 90 % des maîtres d’échecs sont juifs, que ce soit en Argentine ou à Moscou ? Pourquoi les Juifs se reconnaissent-ils entre eux à un niveau qui n’est pas seulement celui de la réflexion rationnelle ? Il y a de longues années, Heidegger disait : "Quand on est trop bête pour avoir quelque chose à dire, on raconte une histoire !" C’est méchant. Alors je vais raconter une histoire ! Il y a des années et des années, alors que j’étais jeune doctorant, je suis allé à Kiev. Je sors le soir pour me promener, j’entends des pas derrière moi, un homme se met à marcher à mon côté et prononce le mot Jid. Je ne savais pas le russe et lui ne savait pas l’allemand, mais nous découvrons que l’un comme l’autre nous savons un peu de yiddish. Je lui dis : "Vous n’êtes pas juif ? − Non, non. Mais je vais vous expliquer. Pendant les années noires des purges staliniennes, des extraterrestres auraient pu atterrir dans le village voisin qu’on ne l’aurait pas su : on ne savait rien ! Mais les Juifs, eux, avaient des nouvelles du monde entier ! Comment ? Nous ne l’avons jamais compris, mais ils savaient ce qu’il se passait." Une vraie franc-maçonnerie de la communication souterraine. Il a ajouté : "J’ai appris assez de yiddish pour pouvoir au moins leur poser la question : ‘‘Que se passe-t-il à Moscou ?’’ Parce que, eux, ils savaient." »

Tout cela est troublant, d’autant que Steiner cite fréquemment Heidegger, penseur qui fut pourtant nazi (il est vrai que les Cahiers noirs, marqués d’antisémitisme, n’avaient pas encore été publiés à l’époque). Jusque dans sa conception personnelle de la judéité, il y a une réactivation du mythe du Juif errant : être « celui qui est en route, fier de ne pas avoir de chez-lui. »
« Et dans l’errance, je vois un très beau destin. Errer parmi les hommes, c’est leur rendre visite. »

« Être juif, c’est appartenir à cette tradition plurimillénaire du respect pour la vie de l’esprit, du respect infini pour le Livre, pour le texte, et c’est se dire que le bagage doit toujours être prêt, qu’il faut toujours que la valise soit faite, je le répète. »

Suit la question de la langue, ou plutôt des langues, chez ce polyglotte.
« Pour Nabokov, Byron vient presque avant Pouchkine ; et sa nounou – capitale dans l’histoire – lui parlait anglais. »

Mademoiselle O, sa gouvernante, était de langue française, et lui apprit… le français (langue dans laquelle il écrivit ce texte) ?!
« Une langue, c’est une façon de dire les choses, tout simplement : le verbe au futur – qui s’appelle l’espoir dans certaines langues – est différent dans chaque langue. L’attente du potentiel de l’aventure humaine, de la condition humaine varie de langue en langue. Tout autant que le souvenir, que l’immense masse du souvenir. »

Puis le Livre, et les livres.
« …] on peut presque définir le Juif comme étant celui qui lit toujours avec un crayon en main parce qu’il est convaincu qu’il pourra écrire un livre meilleur que celui qu’il est en train de lire. C’est une des grandes arrogances culturelles de mon petit peuple tragique. Il faut prendre des notes, il faut souligner, il faut se battre contre le texte, en écrivant en marge : "Quelles bêtises ! Quelles idées !" »

Et la littérature.
« Bien sûr, il y a Proust et Céline qui divisent la langue française moderne entre eux. Il n’y en a pas de troisième. »

La psychanalyse.
« "Vider son sac" – comme on dit en français – dans les mains d’autrui, contre paiement, cela m’horripile. C’est se prendre au sérieux d’une façon à mes yeux inexcusable. Et d’ailleurs, dans les camps de la mort ou sous les bombardements, dans les vraies horreurs de la vie, sur les champs de bataille, on ne fait pas de psychanalyse ; on trouve en soi-même des forces presque infinies, des ressources presque infinies de dignité humaine. »


\Mots-clés : #antisémitisme #communautejuive #entretiens #religion #universdulivre
par Tristram
le Dim 8 Mai - 13:58
 
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Sujet: George Steiner
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Michael Cunningham

Les Heures

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Le prologue figure le suicide de Virginia Woolf.
Clarissa Vaughan, surnommée Mrs Dalloway par son ami Richard, cinquante-deux ans en cette fin du XXe à New-York, est une éditrice socialement engagée qui vit avec une autre femme, Sally, productrice de télévision ; elle est partie chercher des fleurs pour sa réception du soir.
Virginia Woolf, en 1923 à Richmond, s’apprête le matin à écrire Mrs Dalloway. Elle rêve de retourner vivre à Londres.
Laura Brown, en 1949 en Californie, commence à lire Mrs Dalloway, puis se résout à jouer son rôle de jeune mère enceinte, de femme au foyer.
La réception de Clarissa est destinée à Richard, célèbre écrivain atteint du sida et son ancien amant ; on apprendra qu’il est aussi le fils de Laura, et qu’il entend des voix, comme Virginia Woolf. D’autres proches gravitent autour des trois personnages féminins, tels Louis, ami de Richard et Clarissa, Julia la fille de cette dernière et son amie Mary, ou encore Nelly la cuisinière ; le mari de Virginia, sa sœur Vanessa et ses trois enfants ; le mari de Laura et leur voisine, Kitty.
Nombre de détails font coïncider les trois récits. Les thèmes récurrents se confirment : le vieillissement et la mort, notamment le suicide, l’homosexualité (qui concerne peut-être la moitié des personnages, si on inclut les bisexuels), l’accomplissement et a contrario la résignation à l’existence conventionnelle et bienséante de maîtresse de maison. La folie aussi : Laura s’efforce de réussir un gâteau, part dans une velléité de fuite parallèle à celle qui est décrite chez Virginia, pour lire dans un hôtel. Le roman varie sur le dédoublement de personnalité, de la personne elle-même et aussi de l’extérieur.
« Dans sa prime jeunesse, Clarissa Dalloway aimera une autre jeune fille, imagine Virginia ; Clarissa croira qu’un riche et tumultueux avenir s’ouvre devant elle, mais en fin de compte (comment, exactement, ce changement s’accomplira-t-il ?) elle reviendra à la raison, comme le font les jeunes femmes, et épousera un homme convenable. »

« Elle aurait pu, pense-t-elle, entrer dans un autre univers. Elle aurait pu avoir une vie aussi riche et dangereuse que la littérature. »

« Oui, Clarissa aura aimé une autre femme. Clarissa aura embrassé une femme, rien qu’une fois. Clarissa sera désespérée, profondément seule, mais elle ne mourra pas. Elle aimera trop la vie, et Londres. Virginia imagine quelqu’un d’autre, oui, quelqu’un plein de force physique mais fragile d’esprit ; quelqu’un qui possède une touche de génie, de poésie, broyé par les rouages du monde, par la guerre et l’administration, par les médecins ; une personne qui est, au sens technique, mentalement malade, parce qu’elle voit des significations partout, sait que les arbres sont des êtres sensibles et que les moineaux chantent en grec. Oui, quelqu’un de ce genre. »


\Mots-clés : #identitesexuelle #psychologique #universdulivre
par Tristram
le Mar 15 Fév - 12:20
 
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Sujet: Michael Cunningham
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Julien Gracq

En lisant en écrivant

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Les sous-titres, c'est-à-dire les thèmes abordés, et quelques glanures parmi ces bribes si phrasées :

Littérature et peinture
« Il ne serait pas sans conséquence de se demander pourquoi, dans ce procès depuis si longtemps ouvert entre la parole et l’image, les grandes religions monothéistes, Israël comme l’Islam, ont jeté les Images au feu et n’ont gardé que le Livre. La parole est éveil, appel au dépassement ; la figure figement, fascination. Le livre ouvre un lointain à la vie, que l’image envoûte et immobilise. »

« Les personnages, en effet, dans un roman tout comme dans la vie, vont et viennent, parlent, agissent, tandis que le monde garde son rôle apparent et passif de support et de décor. Pourtant quelque chose les rapproche puissamment, qui ne tient aucune place dans la vie réelle : hommes et choses, toute distinction de substance abolie, sont devenus les uns et les autres à égalité matière romanesque – à la fois agis et agissants, actifs et passifs, et traversés en une chaîne ininterrompue par les pulsions, les tractions, les torsions de cette mécanique singulière qui anime les romans, qui amalgame sans gêne dans ses combinaisons cinétiques la matière vivante et pensante à la matière inerte, et qui transforme indifféremment sujets et objets – au scandale compréhensible de tout esprit philosophique – en simples matériaux conducteurs d’un fluide. »

« C’est que la séduction de la femme ne s’exerce, sur l’artiste comme sur le calicot, que selon les canons de la beauté-du-jour, mais que le peintre, quand il peint sa maîtresse, n’est plus amoureux que de sa toile, et de ses exigences – tandis que la main à plume, elle, parce qu’elle évoque et ne peut jamais montrer, fait aisément de l’or avec du plomb sans avoir vraiment à transmuer. »

Stendhal – Balzac – Flaubert – Zola
« La psychologie dans la fiction est création pure, doublée d’un pouvoir de suggestion active. »

« …] la littérature, comme la démocratie, ne respire que par la non-unanimité dans le suffrage. »

Paysage et roman
« Qu’est-ce qui nous parle dans un paysage ?
[…]
Tout grand paysage est une invitation à le posséder par la marche ; le genre d’enthousiasme qu’il communique est une ivresse du parcours. »

Proust considéré comme terminus

Roman

« Tout ce qu’on introduit dans un roman devient signe : impossible d’y faire pénétrer un élément qui peu ou prou ne le change, pas plus que dans une équation un chiffre, un signe algébrique ou un exposant superflu. »

« L’envoûtement que je subissais en l’écoutant [le Salomé de Wilde et Strauss] m’aidait à comprendre ce qui se cachait d’exigence vraie derrière la règle si absurde parce que maladroitement formulée des trois unités : l’exigence de l’absolue clôture de l’espace dramatique, le refus de toute fissure, de toute crevasse par où puisse pénétrer l’air extérieur, comme de tout temps de repos qui laisse place au recul pris. »

L’écriture
« Tout comme est peintre seulement quelqu’un qu’inspire le jeu des lignes et des couleurs (et non l’envie de représenter un arbre, une scène de genre, ou un rêve) est littérateur seulement celui que le maniement de la langue inspire peu ou prou. »

Lecture

Lectures

« Je suis toujours curieux de lire les réactions qui nous ont été conservées toutes fraîches des contemporains d’une œuvre capitale, tutoyant irrévérencieusement des ouvrages dont ils ne savent pas encore qu’ils feront un jour ployer le genou. »

« …] en littérature, comme en politique, les moyens subvertissent immanquablement les fins. »

Littérature et histoire

Allemagne

Littérature et cinéma

Surréalisme

Langue

Œuvre et souvenir

Demeures de poètes

Siècles littéraires

« Certes, il n’y a pas de raison de croire au "progrès" en matière d’art. Si d’ailleurs on remonte de quelques siècles dans le temps, il apparaît que l’homme n’y a jamais cru que peu sérieusement et très passagèrement (en revanche, pendant de longues périodes, et de toute son âme, il a cru à la réalité et presque à la fatalité de sa régression). »

Peut-être un peu trop péremptoire, et abscons parfois, mais ça reste une lecture très riche, d’une langue superbe (même si je ne suis pas d’accord avec tout ce qui est dit, et que je n’ai pas tout compris).

Ne me reste qu’à mettre la main sur En Vivant, en écrivant, d’Annie Dillard, titre apparemment démarqué de celui de Gracq, et parlant également, je crois, de vie et de littérature…

\Mots-clés : #essai #universdulivre
par Tristram
le Mar 1 Fév - 15:24
 
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Sujet: Julien Gracq
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Alberto Manguel

Le Voyageur et la Tour. Le lecteur comme métaphore

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En partant de métaphores fondamentales (le monde est un livre, le livre est un voyage, etc.), Manguel réfléchit sur la lecture, au travers de saint Augustin, l'épopée de Gilgamesh, Dante et Montaigne en particulier (les références érudites sont un des intérêts de cet essai).
« Le livre est un monde dans lequel nous pouvons voyager parce que le monde est un livre que nous pouvons lire. »

« Écouter est dans une grande mesure une activité passive ; lire est une entreprise active, comme voyager. »

Si ça m’a fait penser, hors de propos, au livre à venir mallarméen, j’ai pu apprécier à quel point nous sommes déterminés à voir le monde, y compris celui d’un livre, comme « un système de signes cohérent », ayant un sens qu’on peut y chercher.
Manguel dénonce la raréfaction de la lecture en profondeur au profit du feuilletage sur la Toile :
« Aujourd’hui, le voyage n’a plus de destination. Il n’a plus pour but le mouvement mais l’immobilité, le séjour dans l’ici et maintenant ou, ce qui revient au même, le passage quasi instantané d’un lieu à un autre, de telle sorte qu’il n’y a plus de traversée d’un point à un autre, ni dans l’espace ni dans le temps, ce qui ressemble beaucoup à nos nouvelles habitudes de lecture. »

Après le lecteur voyageur, le solitaire studieux dans la tour d’ivoire, menacé d’acédie ou de mélancolie et/ou en retrait du monde dans son refuge, avec comme support de réflexion Hamlet et Prospero. (À ce propos, Manguel rapporte une édifiante appropriation du premier par le Troisième Reich.)
« À une époque où les valeurs que notre société présente comme désirables sont celles de la vitesse et de la brièveté, cette démarche lente, intense et réflexive qu’est la lecture est considérée comme inefficace et démodée. »

Le rat de bibliothèque, ou fou de livres (« ver », worm, en anglais) : le dévoreur de livres (qui n’en retient rien). Sont évoqués cette fois Don Quichotte, Bouvard et Pécuchet, Bovary.
On pense inévitablement à Umberto Eco...
« Les Muses de la poésie (ou Muses des meilleures ventes, pourrait-on dire de nos jours) gavent de sottises le lecteur grossier ; les Muses de la philosophie nourrissent d’aliments salutaires l’âme du lecteur inspiré. Ces deux notions opposées de la façon d’ingérer un texte dérivent, nous l’avons vu, du livre d’Ézéchiel et de l’Apocalypse. Lorsque saint Jean eut obéi à l’ordre de le prendre et de le dévorer, le petit livre, nous raconte-t-il, “était dans ma bouche doux comme du miel ; mais quand je l’eus dévoré il me causa de l’amertume dans les entrailles”. »

Donc un petit essai sur la lecture, par un lecteur, et pour les lecteurs.
« Nous sommes des créatures qui lisons, nous ingérons des mots, nous sommes faits de mots, nous savons que les mots sont notre mode d’existence en ce monde, c’est par les mots que nous identifions notre réalité et au moyen des mots qu’à notre tour nous sommes identifiés. »


\Mots-clés : #essai #universdulivre
par Tristram
le Mer 1 Déc - 12:20
 
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Umberto Eco

De Bibliotheca

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Conférence prononcée le 10 mars 1981 pour célébrer le 25e anniversaire de l’installation de la Bibliothèque communale de Milan dans le Palais Sormani.
À partir du fameux texte de Borges, Eco se propose de définir une « mauvaise bibliothèque » (on pense évidemment à celle de Le Nom de la rose).
« P) Les horaires doivent coïncider exactement avec les horaires de travail, décidés par accord préalable avec les syndicats : fermeture absolue le samedi, le dimanche, le soir et à l’heure des repas. Le pire ennemi de la bibliothèque est l’étudiant qui travaille ; son meilleur ami est l’érudit local, celui qui a une bibliothèque personnelle, qui n’a donc pas besoin de venir à la bibliothèque et qui, à sa mort, lègue tous ses livres. »

Mais le grand praticien va au-delà de l’humour :
« La notion de bibliothèque est fondée sur un malentendu, à savoir qu’on irait à la bibliothèque pour chercher un livre dont on connaît le titre. C’est vrai que cela arrive souvent mais la fonction essentielle de la bibliothèque, de la mienne et de celle des amis à qui je rends visite, c’est de découvrir des livres dont on ne soupçonnait pas l’existence et dont on découvre qu’ils sont pour nous de la plus grande importance. Bien sûr on peut faire cette découverte en feuilletant le catalogue mais il n’y a rien de plus révélateur et de plus passionnant que d’explorer des rayons où se trouvent par exemple rassemblés tous les livres sur un sujet donné, chose que le catalogue auteurs ne donnera pas, et de trouver à côté du livre qu’on était allé chercher un autre livre qu’on ne cherchait pas et qui se révèle être fondamental. La fonction idéale d’une bibliothèque est donc un peu semblable à celle du bouquiniste chez qui on fait des trouvailles et seul le libre accès aux rayons le permet. »

Je ne peux pas m’empêcher de penser que cet idéal bibliothécaire s’apparente évidemment au feuilletage sur la Toile…

\Mots-clés : #essai #universdulivre
par Tristram
le Ven 26 Nov - 12:22
 
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Sujet: Umberto Eco
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Daniel Mendelsohn

Trois anneaux ‒ Un conte d'exils

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Dans ce texte mi-essai mi-confidence d'écrivain, Mendelsohn étudie la structure de l’Odyssée ; Ulysse y est qualifié de polytropos, qui a plusieurs tours (dans son sac), et cette épithète a aussi un aspect littéraire :
« Ce procédé s’appelle la composition circulaire. Dans cette structure annulaire, le récit semble se perdre dans une digression (l’interruption du fil de l’intrigue principale étant annoncée par une formule toute faite ou une scène convenue), mais cette digression, qui a toutes les apparences d’une divagation, décrit au bout du compte un cercle, puisque le récit reviendra au point précis de l’action dont il s’est écarté, ce retour étant signalé par la répétition de la formule ou de la scène convenue qui avait indiqué l’ouverture de la parenthèse. Ces cercles pouvaient recouvrir une seule et même digression ou une série plus complexe de récits enchevêtrés, imbriqués l’un dans l’autre, à la manière des boîtes chinoises ou des poupées russes. »

« En ceci, la digression n’est jamais une déviation. Ses tours et détours poursuivent le même objectif, à savoir nous aider à comprendre l’action unique et complète qui constitue le sujet de l’œuvre dans laquelle ils s’inscrivent. »

Enchâssement de narrations secondaires mises en parenthèses, boucles discursives rompant la linéarité chronologique du récit et faisant de celui-ci une histoire au-delà des faits historiques rapportés, voilà qui encore récemment nous a interpelés sur le forum, avec des interrogations irritées à propos de mises en œuvre peut-être mal agencées. Ce procédé qui remonte aux Mille et Une Nuits me fascine, mais m’agace lorsqu’il est stéréotypé, embrouillant l’intrigue au lieu de la rehausser.
Brillante démonstration avec « Un étranger arrive dans une ville inconnue au terme d’un long voyage », séquence de l’exilé reprise da capo, leitmotiv revenant plusieurs fois, autant de faux départs séparés par des digressions-commentaires qui apportent indirectement des renseignements en lien avec le sujet principal ; cette ludique leçon de philologie appliquée enrichit élégamment le texte, qui comporte cependant des redites apparemment gratuites.
Mendelsohn suit le même fil jusque dans Fénelon (Les Aventures de Télémaque), puis Proust, enfin Sebald, et la trame s’étoffe de correspondances partagées dans cette remarquable mise en abyme du procédé. Cet ingénieux tour de pensée m'a ramentu Nabokov, c'est dire !

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par Tristram
le Sam 6 Nov - 12:44
 
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Sujet: Daniel Mendelsohn
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Pierre Michon

Trois auteurs. Balzac, Cingria, Faulkner

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Commentaires littéraires… mais quel bonheur d’expression ! quelle intimité avec Balzac, dont les souvenirs se mêlent à ceux de proches dans une affectueuse nostalgie. Évidemment les personnages de l’auteur, mais aussi ses expressions, parfois archaïques, entrées dans la langue, tant qu’on en oublie l’origine (« il est connu comme le houblon », c’est lui).
« Je me demande si on y a encore le loisir et la passion de s’étriper pendant toute une vie pour un héritage, maintenant que tout va plus vite. »

Affinités avec le pauvre Cingria (hagiographie médiévale notamment).
Michon nous apprend que c’est Absalon ! Absalon ! qui lui a permis de franchir le pas et d’entrer en écriture avec Les Vies minuscules – Faulkner père de son texte…


\Mots-clés : #essai #universdulivre
par Tristram
le Ven 5 Nov - 11:21
 
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Sujet: Pierre Michon
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