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Georges Brassens, Lettre à Toussenot

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La date/heure actuelle est Sam 27 Avr 2024 - 8:22

39 résultats trouvés pour journal

Akiyuki Nosaka

Nosaka aime les chats

Tag journal sur Des Choses à lire Nosaka10

Nosaka, devenu vieux, parle des chats et du husky qu’il héberge. Ce qui m’a le plus étonné, c’est que lui et les siens lavent les chats dans la baignoire (alors que Nosaka reconnaît ne guère se laver). Entre les cloisons mises en lambeaux et le matou qui marque de son urine tout objet nouveau, cette confession ne pas vraiment enthousiasmé.
« Il se peut qu’en face, on se dise que sans les humains on ne pourrait pas vivre, mais pour ce qui nous concerne nous autres humains, je suis d’avis qu’il vaut mieux vivre en compagnie des souris, des cafards, des mouches, des moustiques, des puces, des poux et autres acariens. Je sais bien que le typhus exanthématique que nous avons connu à la sortie de la guerre était transmis par les poux ; j’ai aussi entendu dire que les tiques sont une des causes de l’atopie. Mais le typhus exanthématique, autrement dit, la prolifération brutale des poux, a sa source dans la guerre ; l’atopie, elle, est signe que le corps humain actuel manque de résistance. Une alimentation saine doit y remédier. Même chose pour les parasites. Pour quelle raison l’homme est-il le seul à rouler des mécaniques en se prétendant roi de la Création ? Je vis dans une maison dévastée par un chien et des chats. Eh bien, je crois que c’est encore du luxe. Elle est envahie de puces, sans parler des poux. Pour autant, personne ici n’est malade. »

Cette chronique est plus un carnet de notes erratiques qu’un essai ; autobiographique également, elle a cependant un tout autre ton que ses romans précédents.
« Les chats qui vivent en compagnie d’amoureux des chats ont chacun leur personnalité, leur distinction, leur allure. La façon dont ils vivent est tantôt empreinte de noblesse, tantôt enfantine, et qu’on veuille bien me pardonner si je dis qu’ils sont plus intelligents que leurs maîtres, car ils me paraissent davantage connaître le monde ; dans mon idée, ils s’en tiennent continûment, et inébranlablement, à l’existence qu’ils se sont choisie, en marge des humains. »


\Mots-clés : #autobiographie #intimiste #journal #viequotidienne
par Tristram
le Lun 25 Mar 2024 - 7:33
 
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Sujet: Akiyuki Nosaka
Réponses: 28
Vues: 1903

Pierre Bergounioux

Carnet de notes 1980-1990

Tag journal sur Des Choses à lire Carnet10

Journal commencé à la trentaine, où Bergounioux note pour s’en souvenir les faits saillants de sa vie quotidienne (y compris la météo, à laquelle il est très sensible, étant plus rural qu’urbain) entre la Corrèze et la région parisienne, minéralogie, entomologie, pêche (à la truite), peinture, modelage, travail du bois puis de la ferraille, piano, archéologie préhistorique, descriptions (paysages, oiseaux), rêves nocturnes, ennuis de santé (lui et ses proches), famille et amis, son travail d’enseignant, et surtout ses copieuses lectures (et sa bibliophilie !), ses études qu’il prolonge ainsi, et ses souvenirs d’enfance (sa « vie antérieure », jusque dix-sept ans).
« Sur les zinnias voletaient Flambés et Machaons, ainsi que l’insaisissable Morosphinx. Jamais il ne se posait. Il oscillait dans l’air au-dessus du calice des fleurs, dans lequel il plongeait sa longue et fine trompe noire. Je n’ai jamais réussi, alors, à m’en emparer. J’en étais venu à le regarder comme une créature des rêves. Je percevais avec perplexité, avec dépit, l’existence de deux ordres, l’un que nos désirs édifient spontanément, l’autre, décevant, des choses effectivement accessibles, et l’impossibilité de franchir sans dommage ni perte la frontière. Est-ce que je m’en suis ouvert à quelqu’un ? Ai-je demandé des éclaircissements à ce sujet ? Peut-être. Papa aime à répéter, sardoniquement, que je fatiguais déjà tout le monde de questions. Mais je ne garde pas souvenir d’avoir obtenu la réponse. »

« Laver, nourrir, habiller les petits nous prend un temps infini. Comme la génération qui se forme pèse sur l’âge intermédiaire où nous sommes entrés, entre la dépendance à laquelle on est réduit, quand on commence, et celle où l’on va retomber avant de finir. »

« Ensuite, je peins – approches de la ville, avec, au premier plan, un canal, puis, sans l’avoir voulu, la façade de quelque château, flanqué de masures. À l’origine, c’était un pont sur l’eau à quoi j’ai fait faire un quart de tour. Quelque chose est apparu. Je ne parviens jamais de façon concertée à un résultat. Ce qui résulte d’un dessein arrêté est d’une banalité sans remède. C’est dans un angle mort, une dimension négligée, d’abord, d’un geste involontaire, que naissent la demeure des songes, la rive inconnue, la fête mystérieuse. »

« Toujours des soulèvements d’inquiétude, des éclairs d’angoisse, la crainte soudaine, panique, que le sursis qui me tient lieu de vie va prendre fin, que l’heure a sonné. Et ma réaction immédiate, indignée : qu’il est bien tôt, que j’ai beaucoup à faire, encore, qu’il me reste à connaître, à expérimenter, à aimer. »

« Tenté, au retour, de faire des essais de drapé avec du plâtre coulé dans un sac poubelle. J’avais été frappé, en avril, lors de la construction de la terrasse, des plis et volutes du ciment tombé, frais, dans la toile plastique froissée. Le résultat est décevant. Comment pourrait-il en aller autrement, au premier essai ? Et puis il faut que je revienne à ma lecture. Si j’excepte cette occupation dévorante, infinie, j’aurais bâclé ma vie, désireux que j’étais de répondre à l’appel de mille choses et conscient, tragiquement, qu’elle est trop brève pour pouvoir m’attarder plus qu’un court instant auprès de chacune d’elles. Comment étudier, pêcher, traquer les bêtes, chercher les pierres, les fossiles, peindre, modeler, menuiser, fondre, forger, rêver, respirer, regarder de tous ses yeux, être époux et père, professeur, fils et camarade, apprendre, avancer, ne pas oublier, ne jamais céder quand je suis sous la menace chronique d’être pris à la gorge sans rémission ? »

Début 1983, Bergounioux commence à écrire de la littérature.
« Malgré la fatigue, je reprends mon récit au commencement. J’essaie de le purger des approximations, des gaucheries. Je fais des phrases trop longues. C’est un de mes vices. Je me crois tenu, par mimétisme, d’envelopper une chose dans une seule et unique coulée syntaxique alors que, justement, le registre symbolique est autonome, relativement. »

Sa vie est partagée entre deux pôles, le travail dans l’Île-de-France, la nature pendant les vacances scolaires dans le Midi – et aussi le travail professionnel versus son « bureau » où il s’échine.
Ses phares sont Flaubert, Faulkner, Beckett, mais pas les seuls auteurs appréciés.
« Je lis les Chroniques italiennes de Stendhal avec un grand bonheur. Mais il a un âcre revers. Tout ce que je pourrais écrire s’en trouve terni. »

« Ensuite, j’extrais mes dernières lectures. Mais j’ai peu de preuves à présenter au tribunal qui siège en moi et me somme, le soir, d’expliquer, si je peux, ce que j’ai fait de ma journée. »

« Dans la même nuit, nous avons brisé le sortilège qui nous condamne à l’exil aux portes de Paris, traversé quatre cents kilomètres de ténèbres et de pluie, atteint le seuil de la seule existence que je sache, du seul monde qui lui fasse écho. »

« Je ne saurais lire puisque je suis parmi les choses. »

« Je regarde une émission de la série Histoires naturelles consacrée à la pêche au sandre. Les images du bord de l’eau, la lente marche du fleuve m’exaltent et m’accablent. J’aurais pu, moi aussi, passer des jours sur la rivière, dans l’oubli miséricordieux de tout. J’ai connu ce bonheur sans soupçonner qu’il me serait retiré bientôt. J’ai eu de ces heures, sur la Dordogne, et puis j’ai découvert, à dix-sept ans, qu’il semblait permis de comprendre ce qui nous arrivait, que cela se pouvait, et j’ai cessé de vivre. »

« J’esquisse un plan, jette, dirait-on, des grains de sable dans le vide, autour desquels pourraient se former des concrétions. Il me manque toujours l’arête. Je m’en remets sur l’avancée d’apporter ses propres rails, d’engendrer sa substance. Les mots, en revanche, tombent d’eux-mêmes, épousent la vision. »

« Je n’ai toujours pas pris mon parti de ne plus m’appartenir. »

« Paris excède la mesure de l’homme, la mienne, du moins. »

« La question est de savoir s’il est préférable de vivre ou de se retirer de la vie pour tenter d’y comprendre quelque chose, qui est encore une façon de vivre, mais combien désolée, amère, celle-ci. »

« Et comme je travaille de mes mains, et que je suis ici [les Bordes, en Corrèze], mes vieux compagnons, le noir souci, la contrariété, le désespoir chronique m’ont oublié. »

« Je songe aux profonds échos que la disparition de Mamie a soulevés, aux grandes profondeurs cachées sous la chatoyante et fragile surface des jours. J’y pensais, hier matin, dans la nuit noire, quand tout dormait, et j’y pense encore. Et c’est cela, peut-être, qu’il faudrait essayer de porter au jour. C’est le moment. Les figures tutélaires de mon enfance s’en vont, sans avoir seulement soupçonné, je suppose, ce qui s’est passé et les concernait, pourtant, au suprême degré. J’ai atteint l’âge où l’on peut tenter de comprendre, de porter dans l’ordre second, distinct, de l’écrit ce qu’on a confusément senti : la vie saisie à des moments successifs qui s’éclairent l’un l’autre, à l’occasion de ces subites et brutales retrouvailles que les naissances, les décès, surtout les décès, provoquent de loin en loin, les grandes permanences et le changement, l’œuvre fatidique, effrayante du temps. »

« Je reste un très long moment à me demander si j’ai bien de quoi remplir six autres chapitres, songe à croiser les voix, donc à modifier le poids, l’importance, le sens des choses qui commandent, à leur insu, parfois, mais parfois en conscience, les agissements des générations successives, la destinée unique, reprise par trois fois, de l’individu générique, supra-individuel auquel, sous le rapport de la longue durée, s’apparente celui, périssable, en qui nous consistons. »

« C’est à la faveur de ces instants limitrophes que m’apparaissent la hâte folle, la fureur concentrée qui m’emportent depuis ma dix-septième année et m’arrachent aux instants, aux lieux, aux êtres parmi lesquels nous aurons vécu, respiré. Toujours hors de moi, la tête ailleurs, l’esprit occupé de choses qui ne sont que dans les livres, ou alors du passé ou encore des éventualités redoutables, sans doute insurmontables, qui peuplent l’avenir. Et le seul bien véritable, le présent, ses authentiques et charmants habitants, je n’en aurai pas connu le goût, la douceur, la simple réalité. »

Bergounioux s’acharne, se force à écrire chaque jour – quand il en a le loisir.
« Je lance lessive sur lessive, range tout ce qui traîne partout, descends faire quelques achats, conduis Jean à sa dernière leçon de piano de l’année. Comment travailler ? Il ne me semble pas tant faire ce qu’il paraît, les courses, de la cuisine, prendre soin des petits, enseigner, etc. que combattre l’envahissement chronique de la vie, du métier, du chagrin, de tout, afin d’avoir un peu de temps pour la table de travail, méditer, endurer les affres sans nom de la réflexion, de l’explicitation. C’est un souci de chaque instant, une hantise vieille de vingt-deux ans et qui me ronge comme au premier jour. »

« Enfoncé dans la tâche d’écrire dont j’ai retrouvé, reconnu la rudesse, l’âpreté, le tempo – la facilité toute relative du matin, les lenteurs et les pesanteurs de l’après-midi, l’hébétude où je finis. C’est d’entrée de jeu qu’il faut emporter le morceau, arracher au vide rebelle, à l’opposition de la vie au retour réflexif, le sens de ce qui a eu lieu, le chiffre des heures passées. La violence du geste inaugural, et en vérité de cette occupation contre nature, dépasse de beaucoup celle que je mobilise, à l’atelier, contre les bois durs, l’acier. Que je relâche si peu que ce soit la pression à laquelle il faut soumettre la vapeur du souvenir, l’impalpable matière de la pensée, et la plume cesse de courir, le fil rompt. Je réussis à couvrir la deuxième page vers trois heures de l’après-midi après avoir douté, à chaque mot, d’extorquer le suivant, et un autre, encore, à l’inexpiable ennemi. C’est pur hasard, me semble-t-il, s’il a cédé. L’espoir s’est évanoui. On recommence, pourtant, puisque là est le chemin, et c’est ainsi qu’un autre terme vient, qu’on s’empresse, incrédule, d’ajouter au précédent. Et c’est à ce régime que je vais me trouver réduit pour des mois. »

« Je ne suis pas encore sorti de la voiture qu’un type à l’air malheureux, misérable, vient me demander une pièce. Il se passe des choses graves, que les rues soient pleines de gens qui mendient, qu’on soit partout et continuellement sollicité. »

« Les petits qui tournicotent sans rien faire m’irritent beaucoup. Mais c’est – j’essaie de me le rappeler – le privilège de l’âge où ils sont encore de n’avoir pas à compter, de dilapider les heures, les jours en petit nombre qui nous sont alloués. J’en ai usé, moi aussi, à leur âge, en très grand seigneur avant de me faire épicier. »

« Je me lève à six heures. Il s’agit de mordre sur le nouveau chapitre. Les premières lignes me coûtent mille maux. Je passe par toutes les couleurs de la désespérance. Partout, la muraille ou le puits, comme dans le conte d’Edgar Poe. Il doit être neuf heures lorsque les premiers mots apparaissent sur la page. Les mots d’Helvétius sur le malheur d’être et la fatigue de penser me reviennent. Dans l’intervalle, un jour clair et tiède s’est levé. C’est l’été de la Saint-Martin. Je m’acharne, gagne deux mots, trois autres un peu plus tard. À midi, j’aurai progressé d’une page. »

« La difficulté d’écrire se dresse, intacte, malgré les années. Je devine le grouillement obscur des possibles, l’enchevêtrement des thèmes, la confusion première, foncière, peut-être définitive de l’esprit aussi longtemps qu’il n’a pas fait retour sur lui-même, passé outre à l’interdit qui lui défend de se connaître, de porter en lui-même ordre et clarté. »

« Je lis La Psychologie des sentiments de Th. Ribot. Ce qu’il dit du sentiment esthétique est étrangement conforme à ce que j’ai toujours éprouvé, sous ce chef : un besoin aussi impérieux que la soif et la faim, plus impérieux, en vérité, plus violent, ab origine. »

« Je reprendrai plus tard la fin, qui est très insatisfaisante. Je reviens au début pour la première passe de rabotage. Il est deux heures et demie de l’après-midi lorsque j’ai grossièrement élagué le premier chapitre. La dialectique abstruse du deuxième m’arrête net et j’ai un accès de détresse. Jamais je ne serai content. Toujours mon esprit revient buter sur son insuffisance essentielle, son incurable infirmité. »

C’est une figure opiniâtre qui se dégage de ce journal, avec en filigrane un grand élan vers l’authenticité.
J’ai lu avec plaisir ces carnets, comme une histoire, tant le propos est bien énoncé, l’écriture agréable, la syntaxe soignée et riche le vocabulaire. Bien sûr cette lecture est laborieuse, puisqu’il s’agit d’un journal, donc non structuré, où abondent les récurrences des évocations de peines diverses ; mais les préoccupations de Bergounioux, les soucis qu’il consigne plus volontiers que les satisfactions, recoupent souvent les nôtres.

\Mots-clés : #autobiographie #creationartistique #ecriture #education #enfance #famille #journal #mort #nature #relationenfantparent #ruralité #urbanité #viequotidienne #xxesiecle
par Tristram
le Jeu 14 Mar 2024 - 7:20
 
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Henri Calet

Peau d’ours

Tag journal sur Des Choses à lire Peau_d10

Notes prises par Henri Calet en vue de son roman "de la cinquantaine", que sa mort l’empêchera de rédiger.
D’abord une succession de souvenirs datés, les éléments de ce récit autobiographique, étayés de fragments de sa correspondance. Ainsi, dans la dèche, il se résout à redevenir employé :
« On vous apprend à ne plus être, vous êtes un pauvre type, on vous contredit, on vous commande, vous ne pouvez plus avoir raison. »

« Si loin de mes papiers, de ma vie.
Mon activité (?) antérieure me paraît inutile : Écrire ? Pour qui ? Pourquoi ? Ici, l’on écrit aussi, mais dans un autre dessein : rapports, notes, lettres, factures, chiffres (des millions de francs plein la bouche, je compte en millions et en tonnes). »

Réflexions, observations, pas encore développées :
« Le mot « songe-creux »… Idée d’esquif, de pirogue, de bois creusé, évidé… Aller au fil de l’eau. »

Plusieurs femmes dans sa vie, dont Ernestine (et leur jeune fils Luc), Reine, Mme Zouzou, Colette, Madeleine, etc.
Son problème cardiaque lui fait perdre la santé.
« Vivre son propre roman – vivre pour écrire – y conformer son existence. »

Il est étrange comme la note douloureuse de ce roman qui ne sera jamais se dégage de brèves notes, parfois obscures. Et peut-être n’en reste-t-il qu’un florilège de citations qui n’ont pu être étoffées par le texte…

\Mots-clés : #autobiographie #journal
par Tristram
le Lun 25 Sep 2023 - 7:30
 
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Hubert Haddad

Géométrie d'un rêve

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Un vieil écrivain solitaire s’est installé dans le Finistère ; toujours marqué vingt ans plus tard par son amour pour Fedora, une soprano, ce narrateur décide d’écrire son journal, et sa propre vérité.
« Mais je n’ai d’autre alternative aujourd’hui que le mutisme ou la confession. Et me taire serait une sorte de noyade. Glissant en aval du temps qui me reste, je commence avec ces pages un exercice inédit et quelque peu saugrenu : tenter de garder la tête hors des eaux mortes du quotidien, bien autrement que par la fiction. »

Il note donc réflexions, méditations, souvenirs, scénarios d’œuvres de fiction, citations littéraires et philosophiques, ses rêves et son quotidien.
Sa mère morte juste après sa naissance, rejeté par son père gendarme, il fut élevé par Elzaïde, sa grand-mère maternelle, conteuse aussi imaginative qu’analphabète qui lui inculqua « les vertus conjuguées de la fable et de la métaphore » ; mais ce qui le hante surtout, c’est Fedora, sa maîtresse pendant des années, dont il ne partagea que des jours, jamais les nuits.
« L’absence initiale de mère, de cette lumière penchée qui vous sauve de l’ordinaire indifférence des choses, aurait pu m’écarter de l’espèce humaine, faire de moi une sorte de monstre, si deux ou trois substituts femelles n’avaient parié sur la félicité de l’orphelin. »

« Je n’ignore pas quelle fonction compensatoire ont pour moi ces pages. Pouvoir écrire cent fois le nom de Fedora est une manière de l’invoquer, comme le derviche qui se remplit des cent appellations d’une divinité absente. En moi sont inscrites et foliotées toutes nos rencontres, seule lecture d’inestimable valeur dans une existence livrière. Pourtant notre relation se détache de la pleine mémoire et dérive entre des banquises d’oubli, sur fond d’énigme. »

Fedora fut une femme sensuelle, passionnée et secrète, que son portrait range avec les grandes héroïnes de la littérature.
« Elle s’enroula contre moi pour m’avaler dans les sucs de la plus violente séduction. Je repris le dessus au fond d’une ottomane drapée de satin à motifs géométriques. Les seins de la cantatrice, splendides fuseaux oscillants comme des têtes de cobra, furent ma première découverte. Une gorge dénudée peut changer un visage : le masque de Fedora tomba sur cette morphologie éclatante de sphinge peinte par Franz von Stuck. Outre les épaules et la roseur poivrée des aisselles, je ne vis rien d’autre de son corps, trop aveuglément perdu en elle ce jour-là, trop effrayé par mon propre désir. Ses doigts avaient délacé tous les linges et mis crûment en jonction chairs et organes. Elle haletait et râlait, la tête renversée, les mamelons tendus sous mes lèvres. À ce moment de douceur paroxystique, j’aurais sans doute pu la tuer si elle me l’avait demandé dans une langue intelligible. Cambrée à se rompre, battant ma face de sa chevelure, elle gémissait des paroles sans suite, elle les criait. Ses yeux fixaient le plafond, égarés, puis revenaient à moi dans un éclair d’imploration ou de fureur. Fedora perdait prise au point de ne plus m’identifier. Il n’y avait plus de distance pour elle entre possession et douleur, folie et sommeil. Jamais n’aurais-je imaginé que l’amour physique puisse être une pareille culbute dans le néant. »

Par petites touches, on apprend qu’il a vécu à Kyoto où il fut l’amant d’Amaya, fille tatouée d’un yakusa, qu’il a connu la prison, fut marqué par une expérience d’asphyxie aux gaz d’échappement dans son enfance, et qu’il se sent fort proche d’Emily Dickinson. Son seul succès éditorial aura été Tallboy, l’histoire de Ludwig, jeune Allemand seul dans un blockhaus de la côte normande en 1944, qui « ne connaît rien de son histoire que les poètes et les musiciens ». Il est aussi fasciné par le destin du Maître de Lassis, mystérieux artiste peintre vivant retiré au voisin château de Fortbrune avec sa fille Aurore et une servante, morts brûlés par les nazis ainsi que toute son œuvre. Il fréquente un peu le vieux père Adamar, organiste dont le frère fut un « malgré-nous » de l’Alsace-Lorraine annexée (incorporé de force dans la Waffen-SS – et devenu un héros nazi).
À propos de Lavinia, la bibliothécaire du proche village de Meurtouldu, qui possède son livre, la Verseuse du matin (et bel échantillon du style de Haddad dans ce roman) :
« Elle parlait avec une liberté d’intonation très musicale, en sopraniste du chuchotement. J’avais remarqué sur la lande le feu intense de ses prunelles. Il me semblait découvrir ses traits après cet éblouissement, et la courbe opaline d’une nuque cernée de flammèches d’un blond cendré. Une telle grâce émanait d’elle que je me sentis transporté vingt ans en arrière, dans la cité des Doges, en plein hiver. Le sujet de la nouvelle-titre m’avait été en effet inspiré par une rencontre des plus énigmatiques, retour de la piazza San Marco, sur le pont des Déchaussés où les masques du carnaval rentraient par cohortes trébuchantes, aux premières lueurs de l’aube. J’étais revenu trois mois plus tôt du Japon avec une nostalgie de jade et de laque dont j’espérais guérir à Venise, la plus nippone des cités d’Europe. L’amour, cette religion de la volupté, m’avait rendu quelque peu mécréant, mais je rêvais d’union fidèle comme tous les jeunes gens qui suivent le premier jupon. Perdu dans la ville en fête, sans autre masque que ma mine de pierrot lunaire, j’avais longtemps erré d’un pont l’autre entre les canaux et les palais illuminés qui mêlaient leurs feux dans le remous. Cette mosaïque d’architectures flottantes, mirage sur la lagune, avec ses stylites à tête de lion et ses temples barbares, n’évoquait rien pour moi du grand art de Véronèse ou de Titien. Sans affinité pour cette vie adorablement futile, je déambulais en exclu des vertus attractives qui, selon Chateaubriand, "s’exhalent de ces vestiges de grandeur", quand, au petit jour, depuis le pont des Déchaussés, je la vis sur le quai du Grand Canal : accroupie sur une marche qui touchait la vague, les jupes relevées au-dessus des genoux, elle remplissait un récipient de verre, vase ou carafe, aussitôt reversé dans l’eau noire. Le soleil venait de se lever sur les dômes et les campaniles, laissant encore dans la pénombre les embarcadères ou la robe des ponts. Le carnaval s’était vite essoufflé dans ce quartier populaire et seuls quelques vagabonds traînaient le long des appontements. Je mis peu de temps à rebrousser chemin pour descendre sur le quai. La jeune femme reversait toujours l’eau du canal, la tête penchée, avec une grâce presque terrifiante. Le soleil inonda bientôt ses belles mains et ce fut une révélation : c’était elle, la Verseuse du matin ! Je sentis pour la première fois en moi l’exaltation un peu vaine de l’inspiration, pure émotivité projetée dans l’inconnu. La Vénitienne était probablement folle, et reconnue pour telle par les riverains, mais elle restera pour moi cette prêtresse des eaux qui me fait irrésistiblement penser, quoique à l’opposite, dans l’effroi d’une naissance matutinale, à l’allégorie des Mémoires d’outre-tombe : "Venise est là, assise sur le rivage de la mer, comme une belle femme qui va s’éteindre avec le jour ; le vent du soir soulève ses cheveux embaumés ; elle meurt saluée par toutes les grâces et les sourires de la nature." »

Il y a aussi « l’ami Jean » de son enfance au bord de la Marne, Else, sa belle-mère allemande, qui lui donna ses premiers émois sexuels, une certaine Blandine Feuillure de La Gourancière, sa « lectrice cannibale » qui enquête sur les sources biographiques de son écriture, Vauganet, autre piètre écrivain, ses personnages qui vivent toujours en lui, et surtout ses songes, ses insomnies et ses paralysie du sommeil.
Quelques extraits caractéristiques :
« Dans sa très vibrante aphasie, la musique peut être cette forme autistique d’expression qui sauve par manière d’indicible repli. »

« À chaque fois que je prends la plume, je repense à l’inconnue du canal Saint-Martin : nous ne faisons rien d’autre, écrivant, que de vider les étangs pourrissants de la mémoire dans l’espoir de mettre à nu un destin perdu. »

« Je me récrée sacrément, en romancier repenti, de la totale liberté formelle que permet le journal intime : aucune obligation de chronologie, pas de descriptions intempestives ni d’usage industrieux de la psychologie. La vérité flottante de ma vie, succession de bouts d’errances et de paralysies, m’apparaît comme un cercle de figures plus ou moins floues qui avancent et se dérobent, avec l’air d’une foule déchaînée en mal de lapidation ou, tout au contraire, l’aspect plutôt aimable d’une ronde agreste. »

« En vérité, mon émotion de cardiaque ressemble fort à un coup de foudre. Celle-ci ne peut tomber qu’au même endroit de la mémoire, réveillant sans fin d’autres émois. Mon regard traverse le voile charnel du vivant et appelle l’ombre qu’il dissimule – folle incantation ! »

« Je me disais en l’observant que la critique universitaire est l’exercice le plus ingrat d’appropriation et de subordination de la liberté humaine. Nous écrivons des romans pour échapper aux aliénistes du langage comme à toute forme de réduction savante. »

« La vie est une succession de figures fractales qui s’ordonnent en destinée. »

Érudition et imaginaire, existentiel et songe, c'est toute une mémoire qui tente de se perpétuer. Une belle œuvre, où des signes semblent s’organiser en échos pour faire sens (l’Allemagne, la musique, l’amour, etc.), et où tout ne sera pas élucidé.

\Mots-clés : #amour #creationartistique #deuxiemeguerre #journal #lieu #musique #reve #solitude
par Tristram
le Ven 15 Sep 2023 - 7:48
 
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Sujet: Hubert Haddad
Réponses: 20
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Paul Léautaud

Journal particulier 1933

Tag journal sur Des Choses à lire Journa14

Paul Léautaud, soixante et un ans, qui a déjà Anne Cayssac (« le Fléau ») comme maîtresse depuis dix-huit ans, est invité chez elle par Marie Dormoy, une bibliothécaire du milieu littéraire et artistique gravitant autour du Mercure de France, et qui ne le séduit guère.
« Et ce n’est pas que je tienne à aucune aventure. Franchement non. Ma tranquillité, ma santé, mon travail. »

« Enfin, raté, raté, raté, comme il arrive toujours en pareil cas, comme il m’arrivait même quand j’étais jeune. Tout est, chez moi, une affaire de tête. Si la tête ne marche pas, bonsoir. J’ai dû lui laisser une fichue opinion de moi. »

Dans le même temps abordé par une « dame de La Varenne », il cherche à éviter ces relations.
« Mais sans le vrai attrait, pas de vrai plaisir. Je parle pour moi ! On ne fait rien de bon cœur. Je ne sais même pas s’il n’y a pas : mauvais cœur. »

Rapports sexuels aboutis avec Marie (version que cette dernière contestera dans ses Mémoires), suivis de craintes hypocondriaques, et liaison de plus en plus suivie.
« J’ai relu mes notes, la même chose que pour le Fléau au début : pas mon type, pas attrait complet, et ceci, et cela. Et Dieu sait ce que je suis devenu dans la suite, à l’égard du Fléau. Que cela ne m’arrive pas avec M. D., je le souhaite vivement. »

« Je ne suis pas si éteint que je croyais et craignais. Cela n’a été qu’un moment. Cela vaut tout de même mieux. Ce qui ne m’empêche pas de penser dans quelles histoires suis-je en train de m’engager. Voyez-vous qu’elle se prenne au jeu et se mette à tenir à moi. Grands souhaits que non. »

Importance des gestes impudiques, des propos polissons, qui l’excitent, comme leur correspondance.
« Elle s’est payée du plaisir ce matin avec abondance, mais j’ai eu l’occasion de la regarder une minute : quel manque de grâce sur le visage dans le plaisir. Comme les femmes peuvent offrir des physionomies différentes, les hommes aussi sans doute. »

Maladresses (elle est trop souvent « malade » à son goût) :
« (Ses avortements, quatre fois.) J’ai commis alors un impair, ne pouvant pas me douter qu’elle y serait à ce point sensible, en lui disant en plaisantant : « Tu aurais mieux fait d’avoir quatre enfants. » – Ce qui lui a amené des larmes, presque à pleurer pour de bon. Est-ce souvenir d’hommes qu’elle a aimés, est-ce sorte de sensibilité maternelle ? J’aurais certes mieux fait de ne pas tenir ce propos. »

Léautaud regrette qu’elle ne soit pas « jolie », ni assez démonstrative dans l’acte ; ils échangent des petits mots, qui ne sont pas sans une certaine goujaterie de sa part.
« Elle n’est pas jolie. Elle est comme un mannequin quand elle fait l’amour. Elle n’a rien de très agréable à montrer quand elle est nue. Elle devrait comprendre cela.
Quoiqu’il soit bien agréable, telle qu’elle est, de l’avoir l’été, pendant l’absence du « Fléau ». Surtout, maintenant, que tous les deux arrivés à une certaine intimité et liberté physiques. Tout est ainsi dans la vie, dans tous les domaines : il faut savoir se contenter d’à peu près.
Je comptais pourtant bien m’offrir ce soir une séance. »

Et effectivement, c’est lui qui la poursuit, quoiqu’il en dise.
« J’ai encore fait cette remarque : elle ne prend un visage un peu intéressant qu’après avoir joui trois ou quatre fois. Mais pas moyen de la faire parler. Elle rit quand je lui reproche son mutisme. « Au fond, tu voudrais que je te dise des cochonneries. Moi je trouve que dans la jouissance on n’a pas besoin de parler. » Elle est d’une école qui n’est pas la mienne. »

Il est méfiant aussi à propos de son Journal littéraire, que Marie l’engage à céder à sa bibliothèque (en lui en conservant l’accès).
Il est bon de rappeler que Marie Dormoy, elle-même écrivaine, devint la dactylographe du Journal littéraire, et contribua essentiellement à faire publier l’œuvre de Léautaud.
Cru voire cuistre, regard clinique, ce journal privé m’a paru tel que pourraient le rédiger nombre d’hommes – et ce peut être un regret de ne pas l’avoir fait !

\Mots-clés : #autobiographie #erotisme #journal #sexualité #vieillesse
par Tristram
le Mar 8 Aoû 2023 - 7:35
 
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Sujet: Paul Léautaud
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René Fallet

Journal de 5 à 7

Tag journal sur Des Choses à lire Journa11

Ce journal semble avoir pris son régime comme Fallet, « dans un sempiternel ennui d’argent », se plaint de ne plus pouvoir écrire. Il est inspiré par celui de Jules Renard (puis de Léautaud), et son titre de celui du film Cléo de 5 à 7 (et de l’actrice Corinne Marchand, une de ces blondes qui l’enchantent).
Il fait la part belle aux amis (Georges Brassens d’abord, et Jean-Paul Clébert, Antoine Blondin, Robert Giraud, Albert Vidalie, André Hardellet, Raymond Devos, Jean-Louis Trintignant, Michel Audiard, sans nommer des amis moins célèbres), aux écrivains (« Stendhal. Anouilh. Maupassant. Cendrars. Aymé. Hemingway. » ; aussi Montaigne, Chamfort, Céline, et quelques haines), et aux poètes (« Villon. Apollinaire. Verlaine. Baudelaire. RIMBAUD. »).
Humour et bons mots, mais la tristesse affleure vite. L’intention d’échapper à ses origines villeneuvoises en trouvant le succès littéraire est prédominante au début (outre Paris, Thionne et Jaligny, dans le Bourbonnais, sont aussi fréquemment évoqués, notamment à propos du parler local). Fallet se plaint des critiques, et de son étiquette d’auteur populiste (terme dont le sens a glissé depuis).
Pêche (et chasse), amour des animaux (tout particulièrement des chats) ; vélo, pétanque. La Commune, individualisme et anarchisme, anticommunisme, anticléricalisme, antimilitarisme et anticonformisme. Très tôt la hantise de la vieillesse, « la croisière sur charentaises ». Et bien sûr les femmes (« Yolande, Else, Agathe, Cerise et Simone »).
Un vrai plaisir aussi de retrouver ces années-là… Fallet était passéiste, certes, mais quand on considère les apports du progrès, à une époque de vitesse fébrile où l’on évoque de plus en plus la décroissance, il trouve peut-être une certaine légitimité…
Et, oui, une vraie mine de citations ! Fallet semblait d'ailleurs avoir pleine conscience de la future publication de son journal.
« Quand je n’ai pas de journal, dans le métro, je lis les gens. Toutes ces figures, mal refermées ainsi que des poubelles, me donnent le vertige. Et moi, portion de foule, je suis en foule, une foule dans la foule qui me voit comme je la vois. »
25 janvier 1963

« Auprès d’une belle fille, nous agitons notre esprit à la façon d’un plumage, d’une crête ou d’une crinière. Et le plus drôle d’entre nous frise le ridicule.

L’homme est le seul animal qui regarde sa queue. »
29 juin 1963

« C’est l’été, l’été, ce participe à jamais passé. »
9 juillet 1963

« La France se hérisse de casernes à l’usage de la famille. On appelle ces beautés de béton « les grands ensembles », et tout cela pousse comme l’amanite phalloïde. Voir les HLM se dresser dans le crépuscule qui n’en peut mais, c’est à mourir, c’est à détester l’homme. « Grande est sa confiance en l’homme », a écrit je ne sais quel minus à mon sujet. J’ai confiance en lui : il crèvera de la maladie qui lui pend du sexe : la multiplicité. Ces masures monstrueuses et sinistres, c’est à l’Église que nous les devons. Tant que les papes ne mettront pas le holà – tant qu’ils n’y trouveront pas un intérêt financier quelconque – à la prolifération des soi-disant chrétiens, l’État bourgeois refusera la politique démographique que lui proposent avec angoisse les sociologues.
Mais qu’ai-je à foutre-merdre de tout cela ? »

« Je traîne seul ma tristesse dans les rues de Saint-Ouen, aux Puces. J’aime cette odeur de misère, qui est celle de mon enfance. Il y a là-bas la rue la plus morne qui soit. Elle s’appelle rue du Plaisir. C’est pourtant vrai que le plaisir a cet air désolé. »
28 octobre 1963

« Quand il n’y aura plus un brin d’herbe, plus un papillon sur terre, plus une ablette dans les eaux, quand ils seront six milliards (ou douze), les hommes seront enfin satisfaits. Ils auront été jusqu’au bout. La bêtise est pour eux l’aimant électromagnétique. La force d’attraction finale. »
2 février 1965

« Interallié. Suis en butte aux pressions d’amis d’auteurs, sans parler de celles des éditeurs. Offres d’argent, même. Je tremble en me demandant comment, à quel prix, on a dû l’an passé me décrocher le coquetier. J’ai cru, naïf, à mon mérite. Voilà un alinéa qui sera coupé sans merci dans ce journal s’il est un jour publié. Jurés ou putes, c’est toujours le « petit cadeau ».

J’en suis même arrivé au stade où écrire le français devient à chaque livre plus difficile. Où la faute, l’adjectif de travers m’empêchent de dormir, le comble pour un paresseux. Cet amour du travail bien fait doit me venir du fond des âges, de ces cons de paysans mes ancêtres. Je me suis payé un Dictionnaire des difficultés de la langue française, dont je m’étais si bien passé depuis mes débuts. Des difficultés, j’en rencontre chaque jour davantage. Quelle langue ! J’aurais dû naître écrivain britannique. »
31 octobre 1965

« Il est possible que, le corps se retirant, l’esprit lâche les dés, abandonne, las de se battre. »

« Nous vivons comme des montres, en or ou en fer-blanc, avec ou sans chaîne. Comme nous, elles tombent, retardent ou avancent. On les répare une fois, deux fois. Elles se cassent, enfin. On les jette. »
13 février 1968

« L’histoire vraie la plus drôle de ces temps : un flic de la DST avait le privilège d’aller chercher des services de presse chez l’éditeur Christian Bourgois. Nanti de ses volumes, il tombe dans une bagarre. Une auto-pompe commence par l’arroser de pied en cap. Puis des CRS, malgré ses cris : « Arrêtez ! Je suis de la maison ! » le bastonnent d’importance. Fou de rage, dégoulinant de flotte et de sang, le flic court expliquer le drame au commissariat le plus proche, où le commissaire lui fournit cette sublime explication :
– Que voulez-vous ! Faut vous mettre à leur place ! Ils ne pouvaient pas savoir ! VOUS AVIEZ DES LIVRES ! »
30 mai 1968

« Malgré mes efforts je ne puis me détacher de ces idées de révolution. Malgré mes efforts, oui, car je n’ai pas grand-chose à y gagner, au contraire peut-être. Mais il y a toute cette sombre poésie qui ressemble à l’amour, cet amour qu’il est toujours odieux de refuser. »
26 juin 1968

« Ma génération, à moi, n’est pas perdue, plutôt tordue. »
16 juin 1969

« Tout cela est plus douloureux qu’un chagrin d’amour et le temps y paraît plus long. De plus allez donc tirer un roman d’une patte cassée. »
3 septembre 1969

« Je pense qu’il ne faut pas m’aimer. Je pense aussi que voilà une recommandation tout à fait superflue. »
23 octobre 1971

« Matériellement ce n’est pas un bien de mourir pour une idée, vous mourez avec elle, elle meurt avec vous. En outre, si cette idée avait le malheur de vous être tout à fait personnelle, personne ne s’apercevra de sa disparition. »
7 décembre 1971

« Rompre a un goût de crime. On supprime un être. »
13 janvier 1972

« On retrouve, vingt-sept ans après, dans la jungle de l’île de Guam, un soldat japonais, toujours fanatique de l’empereur et de la guerre. Vingt-sept ans sans une minute de réflexion. Ses compagnons sont morts. Comme d’habitude, c’est toujours le plus con qui survit. Dieu, ce con, n’aime que ses semblables. »
18 février 1972

« Je m’élancolise. »
1 mars 1972

« Nos taudis n’étaient que mélancoliques. Les constructions modernes sont, nuance, carrément sinistres. »
24 février 1973

« On m’expédie pour que je le remplisse un questionnaire sur la Culture. Je l’ai foutu à la poubelle. La culture collective est la plus grave des infamies actuelles. La Culture ne se distribue pas comme les Allocations familiales. »
24 avril 1973

« Le chagrin ne m’apporte plus rien. »
29 juin 1974

« À la mort d’Hardellet, sa très bourgeoise famille a respiré d’aise, et l’une de ses cousines a proféré cette oraison funèbre : « Le scandale est enfin terminé. »

Pour moi, cela ne va pas mal du tout. Sous l’effet d’un somnifère je me suis levé et ai pissé dans un coin de ma chambre, histoire d’arroser la Toussaint. Incontinent. Je suis un continent à moi tout seul. « Gâtisme », assure Agathe. Je me ferai tailler mes bambinettes à Londres. »
3 novembre 1974

« Aimer, ce n’est pas seulement aimer, c’est aimer trop. »
18 septembre 1975

« Toute vie est ratée puisqu’on meurt. »
21 septembre 1977

« Toute vie est ratée puisqu’il faut la quitter. »
18 octobre 1982


\Mots-clés : #journal #xxesiecle
par Tristram
le Mar 20 Déc 2022 - 7:29
 
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Sujet: René Fallet
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Virginie Symaniec

Barnum – Chroniques

Tag journal sur Des Choses à lire Barnum10

Virginie Symaniec raconte au jour le jour comment, historienne exclue de la recherche universitaire et ainsi condamnée à la précarité, elle a créé sa maison d’édition à partir de presque uniquement elle-même − comme le ver du mûrier son cocon et sa soie. C’est donc un regard inédit sur le monde de l’édition, mais aussi du marché (le lieu où Symaniec propose ses livres à côté des légumes et foies gras, à Léon dans les Landes et ailleurs) : « l’économie réelle ». Le livre retourne à sa source d’objet fondamentalement humain au travers des péripéties (elles sont innombrables) d’un chemin éminemment existentiel, original, créatif, résilient.
« Sur un marché, un éditeur est un producteur dont le statut se rapproche parfois de celui de l'artisan s'il est lui-même imprimeur ou typographe, ou bien s'il fait lui-même le labeur en fabriquant, par exemple, des livres-objets. Le libraire, en revanche, aura sur un marché le même statut qu’un bouquiniste. Qu’il vende du neuf ou de l’occasion, comme il ne fabrique rien, il sera donc classé parmi les revendeurs. Pourtant, dans les faits, un libraire est un revendeur un peu particulier. Il est le seul à être assujetti à la loi sur le prix unique du livre, qui permet à l’éditeur de garantir le droit d’auteur et au libraire de ne pas disparaître au profit des hypermarchés. L’éditeur est donc habituellement un fournisseur qui fixe le prix auquel le libraire vendra le livre. »

« Certains sont de vrais commerçants. D’autres ont simplement "rompu". Ils font le marché comme ils se seraient réfugiés ailleurs. Au fond, c’est mon cas et ma ligne éditoriale. Et lorsque je dis que je travaille aussi sur l’exil, cela résonne beaucoup, ici. La plupart de mes acheteurs me posent mille questions. Certains de mes collègues, non. Ils me fixent, auraient mille choses à dire, c’est juste que cela ne peut pas se raconter comme ça, ce qu’on a décidé un jour de fuir, mais je sais qu’ils savent, que je n’ai rien à leur expliquer. Ceux-là m’aident beaucoup. »

« Nous, les éditeurs, sommes des producteurs qui n’avons aucune obligation d’assouvir avec notre propre argent le désir d’autrui d’être publié. Car c'est bien cela qu'on nous demande lorsqu'on nous envoie un texte : de financer sa fabrication sous forme de livre et d'en assurer l'exploitation moyennant contrepartie financière sur la vente de chaque exemplaire. […]
Éditrice, ce n’est pas non plus coach en écriture : il peut m'arriver de corriger des coquilles, de suggérer des modifications, mais je suis devenue plutôt taiseuse sur ces questions. Une écriture, cela se voit. Lorsqu'il y en a une, c'est assez incontournable. Au fond, lorsqu’il y en a une, c’est qu’il y a quelqu’un. Et un auteur qui fait son métier revient généralement lui-même sur son texte. Cela ne loupe jamais, en fait. Dix minutes avant que je n'envoie le fichier à l'imprimeur, il relit encore, demande à corriger encore, travaille encore, modifie encore. Un auteur prend sa place, jusqu'au bout. Cet effort est sacrément beau à regarder et cela se respecte, me semble-t-il. Alors je respecte cela, le métier d’écrire, pas la graphomanie. »

Les savoureuses anecdotes rapportées, à peine contextualisées, sont parfois d’un entendement difficile. Des encarts présentent l’écurie de l’éditrice, auteurs traduits d’Europe orientale, primo-romanciers et autres plumitifs qui ne seraient pas parvenus autrement jusqu’aux lecteurs. La ligne éditoriale de Symaniec pivote autour du voyage en tant que quête, exil, mouvement en littérature, voir https://www.leverasoie.com/index.php/le-ver-a-soie.
L’aspect artisanal et singulier de ce travail me semble condensé dans le concept des « poèmes à planter », effectivement fabriqués à la main à partir de « matériau spécifique », papier à ensemencer que les auteurs et lecteurs font croître dans l’imaginaire et le réel : la magie du langage avec ces mots qui poussent, recueillis et à cueillir.
« Le premier test de fabrication réalisé à partir de L’Albatros de Baudelaire est actuellement en train de se transformer tranquillement en fleurs des champs dans ma cuisine. »
2 mai 2017

« L’Albatros de Baudelaire, planté mi-mai dans ma cuisine sur graines de fleurs des champs, pousse. Se pourrait-il que quelque chose soit non seulement en train de pousser, mais aussi de fleurir au Ver à soie ? Fragilité apparue au croisement d’un pot de terre, d’eau, de lumière, de temps et de soin. L’anti-start-up par excellence. »

Outre la captivante introduction à un modèle flexible et hautement adaptatif d’entreprise, de fabrication et d’auto-diffusion-distribution (ainsi qu’à l’univers solidaire – ou pas − des camelots), l’expérience aventureuse révèle une personne marquante par l’intelligence, l’esprit de liberté, la curiosité de l’autre, la valeur du travail, la rigueur, l’humour (y compris autodérision) dans une approche subtile de la condition féminine. Une de ces réjouissantes "autres" façons de faire.

\Mots-clés : #contemporain #creationartistique #ecriture #exil #journal #mondedutravail #universdulivre
par Tristram
le Mer 20 Juil 2022 - 7:45
 
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Sujet: Virginie Symaniec
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Le One-shot des paresseux

animal a écrit:Tag journal sur Des Choses à lire 61qifo10

Endurance, L'incroyable voyage de Shackleton de Alfred Lansing

Pas le livre qui brille par ses qualités littéraires, ce n'est pas non plus le but. Pas non plus le livre qui brille par la qualité de l'édition (Points) : trop bien le lexique orienté bateau mais un lexique banquise aurait été plus approprié (et LA note en base de page pour l'épaulard, ça en deviendrait drôle). Mais dans ce récit composé à partir de journaux et de notes d'interview des principaux intéressés il y a suffisamment de quoi vous faire tourner les pages.

"Le 18 janvier 1915, l'Endurance ayant a son bord une expédition se proposant de traverser a pied le continent antarctique est prise par la banquise sans avoir pu toucher terre."

La fin de l'histoire plus d'un an et demi après. 28 hommes qui auront vécu coupés du monde pendant ce temps-là. Sans s’entre-tuer, sans perdre complètement espoir, dans des conditions physiques extrêmes de froid, d'humidité et de fin ou d'inconfort. Leur bateau aura été écrasé par la glace, ils auront fait un bout de chemin en traîneau, un bout sur la mer avant d'arriver sur l'île de l’Éléphant  et que quelques-un traversent en chaloupe (si on est généreux on arrondit à 8x2m) des coins qui aujourd'hui encore ne doivent pas être toujours recommandables.

Tag journal sur Des Choses à lire Ima-ex10
Direction le Passage de Drake

De l'autre côté traversée de paysage "local" ça grimpe et redescend beaucoup...

C'est ahurissant la résilience de ces hommes. Entre les tempêtes il y a l'attente, âmes sensibles s'abstenir.

One-shot parce que l'auteur beeen... mais lire autre chose sur le sujet dont le récit des événements par Shackleton ça oui !


Mots-clés : #aventure #documentaire #journal #lieu #nature #voyage


Auto-citation sous prétexte d'actualité : https://www.huffingtonpost.fr/entry/lendurance-retrouve-en-antarctique-100-ans-apres-avoir-sombre_fr_6228657de4b07e948aecab97

Surtout une occasion de rappeler cette lecture qui mériterait mieux qu'un one-shot ?
par animal
le Mer 9 Mar 2022 - 17:33
 
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Sujet: Le One-shot des paresseux
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Pierre Loti

Tag journal sur Des Choses à lire Produc13

Le roman d'un enfant

Tout est dans le titre. L'enfance, l'autobiographie... romancée, au moins un peu derrière les allures de journal. Certainement en tout cas la chronologie et le fragmentaire ou l'épisode ne sont pas la seule trame choisie par l'auteur. Les petites touches, les réserves, la distance construise une partie de l'image qui reste.

L'image de quoi ? de l'enfant ? pas tout à fait. De l'auteur adulte qui regarde en arrière ? pas uniquement.

Le parfum de la nostalgie ? Il y en a pour le garçon rangé et choyé devenu, ou qui deviendra, aventurier mais ce que je retiendrai ce sont les images de la nature "simple" et les incertitudes et surtout la manière claire de faire autre chose que l'autoportrait tout en conservant des points d'interrogation. Pas de sur analyse, un brin de mise en scène, un humour discret, un goût assumé du détail.

Un discret exercice de style aussi plaisant à suivre qu'évocateur.


Mots-clés : #autobiographie #enfance #journal #lieu
par animal
le Jeu 22 Juil 2021 - 14:25
 
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Sujet: Pierre Loti
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Richard Millet

Tag journal sur Des Choses à lire 97823610

Journal, tome 3

@majeanne, j'espère que ça ne t'ennuie pas que je récupère une partie de notre échange du fil des lectures du mois ?

Quasimodo a écrit:
majeanne a écrit:J'ai lu deux fois "Ma vie parmi les ombres" de Millet et "La gloire des Pythre" aussi.
En revanche, l'homme ne m'étant pas vraiment sympathique je n'ai pas essayé son Journal. Tu en as pensé quoi ?

J'en ai pensé que cet écrivain qu'obsède la supposée décadence de la littérature occidentale n'est pas à la hauteur de ses prestigieux aînés (ce qui tend à valider sa théorie).
Le journal est intéressant : il s'y montre le jouet de pulsions destructrices, de haines incompressibles, de désirs qui sont une torture ; il décrit le champ littéraire et éditorial avec un dégoût communicatif (il y a dans ce versant du journal un côté Paris-Match, sauf le style) et se complaît dans une posture de victime poussée à la marginalité par le "Grand Consensus". C'est un paria volontaire dominant la mesquinerie de l'époque (dans la fiction qu'il se joue), violent dénonciateur du cosmopolitisme et misanthrope incurable. Son style de polémiste du début du siècle dernier est séduisant, mais guère plus : c'est un peu juste pour la postérité.


Il dénonce l'étroitesse morale de l'époque et la dictature du politiquement correct mais ne semble pas remarquer que la plupart de ses récriminations possèdent elle-même une assise morale. En réalité, il fait exactement ce qu'il reproche aux "tenants de l'ordre moral" : il ne tolère pas d'autre éthique que la sienne, qu'il érige en orthodoxie. Il est intransigeant pour les autres et n'est "que" sévère pour lui-même, ce qui est une drôle de manière de se ménager. Il est puéril dans ses paroxysmes, et franchement vulgaire (ce qui est à l'origine de déplaisantes dissonances dans son écriture habituellement élégante). Dans de rares passages, il déplore être sujet à de pareils emportements : il se révèle ainsi être la victime de pulsions tyranniques, ce qui certes n'excuse pas tout. En sus, il est d'une extrême fatuité touchant son office : il consigne soigneusement les flatteries qu'on lui prodigue et rapporte avec complaisance les vacheries tenues par d'autres sur les rares écrivains auquel il reconnaît du talent. Il faudrait enfin mentionner sa passion pour la musique, qui occupe une part importante de sa vie et de son journal, et qui exerce sur son écriture une influence telle qu'elle devient un obstacle à sa pensée : écrivant à l'oreille, ne se préoccupant pas d'autre chose que de faire fonctionner le langage, le monde sensible lui échappe et il n'en retient que de mesquines apparences ; sa vérité propre se dérobe et il n'exprime de lui-même que le déchet de ses amertumes.


#contemporain #creationartistique #journal #viequotidienne
par Quasimodo
le Mar 6 Avr 2021 - 16:02
 
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Sujet: Richard Millet
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Victor Segalen

Journal des îles

Tag journal sur Des Choses à lire Journa10

Diplôme de médecin de la marine en poche, le jeune Victor Segalen est affecté à « La Durance », vaisseau qui croise dans les îles de la Polynésie. Départ du Havre en octobre 1902, retour à Toulon en février 1905. C’est ce tour du monde qui est décrit au fil des jours dans ce journal. Sa genèse en est complexe. Un premier cahier, destiné aux parents et aux amis, concerne le passage aux Etats-Unis et la traversée jusque Tahiti. Deux autres cahiers, remaniés par l’auteur après-coup, ont été enrichis de photos, de dessins, ce sont des recueils de notes dans lesquelles Segalen puisera par la suite pour des articles ou livres. Et notamment, son grand roman, « Les Immémoriaux ».
Nous ignorons quelles étaient les rapports entre ce journal et celui que Segalen a tenu tout au long de sa vie et qu’il détruisit peu de temps avant sa mort

Les premières lignes nous introduisent de plein pied dans le voyage :
« Vision brève d’un Paris morne, gluant, d’un Paris pas encore lavé, après une nuit sans sommeil, d’un Paris qui lui aussi aurait pris l’express de nuit, et qui pourtant entrouvre à travers la porte maussade de Saint-Lazare, une voie tumultueuse et hachée vers le ciel imaginé clair de Tahiti »
Vers Rouen, 9 octobre 1902


Très rapidement, nous sommes renseignés sur l’attitude du jeune Segalen à l’égard de l’exotisme et du tourisme :
« Le père Hennepin ne se doutait de son bonheur, qui, le premier des Blancs vit les chutes Vierges et recueillit d’un indien qu’on les nommait le Tonnerre des Eaux. Niagara Falls est odieux, souillé des milliers d’yeux de milliers de touristes.»


La première mission de La Durance consiste à porter secours aux habitants des îles Tuamotu ravagées par un cyclone :
« Sur la gauche, c’est un sol bousculé, poudré de sable blanc, poussière de coraux, et presque recouvert d’un humus sinistre, d’une boue desséchée au soleil de choses informes, délavées, broyées, disloquées, pilées : de la bourre de coco, des chambranles de fenêtres, des cadres de bicyclettes, des débris de pirogues ; puis, de ces loques, des troncs de cocotiers tordus, fendus, ou attachés à demi, s’élèvent sans appui… d’autres gisent, racines arrachées… et toujours des pneus, des guidons ; le cyclisme était paraît-il à tel point pratiqué dans l’île que le docteur Brunati en avait dû réglementer les excès ! – Nous pataugeons dans ce sol de tempête dont chaque parcelle est un débris de maison, de choses usuelles, de richesses indigènes.. Car là fut le village »
Hikueru, vendredi 30 janvier 1903


Découverte de Tahiti qui, par ses paysages, ses parfums, restera une île chère à Segalen. Il y a quelque chose de Gracq dans la façon dont il décrit apparition de l’île au large. En réfléchissant, ce n’est guère étonnant : Gracq est géographe, Segalen ne l’est pas, mais possède une structure de pensée très scientifique. Par exemple, il insiste sur l’importance de la géologie pour comprendre la nature des paysages et le mode de vie des habitants qui en découle :
"Pendant que, derrière nous, les gros cumuli se bousculaient sur un ciel gris-bleu, arrière-garde attardée de l'orage d'hier, c'est, en face, dans un ciel pâle, la découpée brutale de l'île attendue. Elle se lit, inscrite en violet sombre sur la plage délavée du ciel. De gauche à droite : un éperon longuement effilé, puis une crête déchiquetée qui le prolonge, puis deux pics dont le géant de l'île, puis un autre sommet, et encore une pente lente vers la ligne d'horizon. Deux plans. Les sommets durement accusés, et comme encerclés d'un trait plombé de vitrail, et les versants très doux et vert velouté, perdus en bas dans le pailleté frémissant de la mer. Des parfums, avec la brise de terre, descendant des vallées. Les brisants sur le récif de corail délinéent une blancheur qui tressaute et s'irise. Le soleil grandit derrière la pointe Vénus."
23 janvier 1903


Suivent Bora-Bora, les Gambier et surtout les Marquises qui vont profondément le marquer. Son jugement est fait sur les bienfaits de la civilisation occidentale :  
« Tout sérum est globulicide pour les hématies des autres espèces. Ainsi toute civilisation (et la religion qui en est une forte quintessence) est meurtrière pour les autres races – le Iesu sémite transformé par les Latins qui naviguent sur la mer intérieure, fut mortel aux Atua maoris, et à leurs sectateurs.
Au retour, je croise le R.P. Vincent Ferrier ; la démarche oblique, l’œil faux, les mains dissimilées d’un geste ecclésiastique, dans les manches, ce déplaisant émule du P. Laval m’interpelle :
« Vous cherchez toujours le dernier païen ? – Oui. Et je regrette de ne pouvoir le ressusciter. »
Manga-Reva, 27 décembre 1903


Il ne s’interdit pas de déroger à quelques occasions aux règlements :
« Nous contribuons largement au recul de la « civilisation » et de bon cœur ! On a débarqué en dépit des ordres administratifs et moralisateurs quelques gallons de rhum énergique, et du vin en surabondance. On s’enferme, et l’on fait boire les danseurs et l’orchestre – Et ces femmes aux lignes très fières s’enivrent comme accomplissant un devoir, ponctuellement, avalant d’un trait le verre tendu, pour que leurs yeux se chavirent, que leurs lèvres s’épaississent… Il y a là le très jeune Tanahoa, qui réclame des « parfums » et offre sa parente en échange, puis Atu, ladite parente, grande, douce, de bons yeux bons ; et Hina (la Lunaire), un peu rousse et plus sauvage, puis Rerao, plus grêle et plus vive ; puis enfin Terii Farani, qui complique ses danses de pas nouveaux, incités par l’alcool, qui reste, pourtant, belle de ligne, et qui, surtout a la discrétion de disparaître avant l’inévitable affalement…
L’instituteur intègre, homme de mœurs puritaines et pieux, qui chante au temple, ne doit guère en dormir, dans son fare tout proche ! »
Bora-Bora, jeudi 22 septembre 1903


Le retour se fera par l’Indonésie. Ce qui nous vaut encore de très belles pages  
« A travers nos deux dialectes angloïdes, mêlés de Pâli, coupés de gestes, de silences chercheurs des mots qui fuient, de reculs, d’accords soudains, l’Enseignement se dévoile ; les grands vocables intraduisibles d’une langue à l’autre, on se les jette en défi de se comprendre : Nibbâna, Tanhâ…
Et parfois, dans un geste du prêtre, assis à contre-jour sur le lit, dans un mot qui frappe, il semble que tout s’envole, que la case, blanchie de chaux, basse et sombre, vole en éclats, qu’une grande percée découvre, que la Lumière éclabousse. Et puis, au mot suivant, à l’idée qui ne peut se verbiger, au Mot qui « refuse », tout s’obscurcit à nouveau. Il reste le prêtre à robe jaune, à figure jeune et fine, assis en face de moi sur un divan, dans une lumière neutre. »

« Désormais donc je séparerai violemment le conglomérat informe des mythes, cycles, dénombrements d’années, des nombreux boudhas épisodiques, de tout cela qui encombre et écrase l’œuvre du Maître. Dommage vraiment qu’il n’existe qu’un seul mot « Bouddhisme » pour signifier de telles diversités, et que ce mot lui-même soit comique, trapu, ventru, pansu et béat. Alors je me dirai désormais : l’Enseignement de Siddharta : l’Homme qui atteint son but.
Puis j’explore les bazars indigènes, calqués l’un sur l’autre. Mêmes cuivres repoussés, éléphants d’ébène, boîtes à Bétel en cuivre niellé d’argent, broderies étourdissantes de clinquant. Matières d’art nombreuses et précieuses : ivoire, écaille de tortue, santal, argent, ébène, cuivre rouge, et toutes les gemmes.
Puis, le tour du lac, au crépuscule. »
Kandy, novembre 1904


Arrivé dans le golfe de Suez, c’est le vent du Harrar et le souvenir de Rimbaud qui l’émeut.

J’ai découvert un Segalen curieux de tout : géographie, histoire, archéologie, vie et mœurs des habitants, avec une prédilection pour le sacré, la connaissance des anciens mythes. Ainsi, il recueille aux Marquises les récits des plus âgés, se fait réciter la mélopée des généalogies de clans… C’est l’alliance d’un esprit rationnel et scientifique, marié  à une délicate sensibilité poétique. Segalen, avant son départ, avait fréquenté Saint-Pol-Roux, Remy de Gourmont, Huysmans, Debussy…

Gauguin dans son dernier décor
(article publié dans « Le Mercure de France », n°174 du 1er juin 1904)

Gauguin meurt le 8 mai 1903 à Hiva Oa, principale île de l’archipel des Marquises. Segalen arrive sur place le 3 août de la même année. Son navire, « La Durance », est chargé de rapatrier les derniers objets du peintre dont une caisse de documents contenant en particulier le manuscrit de « Noa-Noa ».   Segalen avait déjà entendu parler de Gauguin avant son départ, par le poète Saint-Pol-Roux et les cercles symbolistes qu’il fréquentait.
Sur place, à la lecture des textes, à l’écoute des témoignages, au regard des toiles, des sculptures, du décor environnant, il se découvre dans le personnage un véritable frère d’armes, un des « hors la loi » (les autres sont Rimbaud et Siddhârta).
A la vente aux enchères organisée à Papeete, Segalen put acquérir des toiles, mais aussi les panneaux de bois sculpté qui ornaient la maison du jouir et qui se trouvent aujourd’hui au musée d’Orsay (acquis aux descendants de l’écrivain).

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« Ce qu’ils donnèrent d’eux-mêmes à Gauguin, ces êtres-enfants ? Des « formes » splendides, qu’il osa « déformer » ; des motifs, aussi, à faire sonner à travers les vibrations bleues-humides de l’atmosphère de chaudes notes ambrées, les chairs onctueuses aux reflets miroitants sur lesquels pulvérulent, au grand soleil, des parcelles dorées ; des « attitudes », enfin, dans lesquelles il schématisa la physiologie maori, qui contient peut-être toute leur philosophie. Il ne chercha point, derrière la belle enveloppe, d’improbables états d’âme canaque : peignant les indigènes, il sut être animalier. »


« Et dans ces barrières strictes, un fouillis de masses vertes, de palmes ocreuses frissonnant au vent, de colonnades arborescentes hissant vers la lumière les efflorescences pressées. De l’eau bruit partout, crève sur la montagne, détrempe le sol, serpente en rivières au lit de galets ronds. Tout vit, tout surgit, dans la tiédeur parfumée des étés à peine nuancés de sécheresse, tout : hormis la race des hommes. Car ils agonisent, ils meurent, les pâles Marquisiens élancés. Sans regrets, sans plaintes ni récrits, ils s’acheminent vers l’épuisement prochain. Et là encore, à quoi serviraient de pompeux diagnostics ?  L’opium les a émaciés, les terribles jus fermentés les ont corrodés d’ivresses neuves ; la phtisie creuse leurs poitrine, la syphilis les tare d’infécondité. Mais qu’est-ce que tout cela sinon les modes divers de cet autre fléau : le contact des « civilisés ». Ils auront, en même temps, à jamais, cessé d’être. »


Le Double Rimbaud
(article publié dans Le Mercure de France » du 15 avril 1906)
Segalen s’interroge sur les deux périodes de la vie de Rimbaud, celle du poète et celle de l’explorateur-marchand. Il relaie les théories de Jules de Gaultier sur le « Bovarysme », « le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est. »
A l’occasion de cet article, Segalen interrogea à Djibouti Athanase Rhigas, frère de Constantin qui fut un assistant de Rimbaud. Il rencontra également la sœur du poète, Isabelle, ainsi que son mari Paterne Berrichon.

« On sait comment Arthur Rimbaud, poète irrécusable entre sa quinzième et sa dix-neuvième année, se tut brusquement, en pleine verve, courut le monde, fit du négoce et de l’exploration, se refusa de loin à ce renom d’artiste, qui le sollicitait, et mourut à trente-sept ans après d’énormes labeurs inutiles. Cette vie de Rimbaud, l’incohérence éclate, semble-t-il, entre ses deux états. Sans doute, le poète s’était déjà, par d’admirables divagations aux routes de l’esprit, montré le précurseur du vagabond inlassable qui prévalut ensuite. Mais celui-ci désavoua l’autre et s’interdit toute littérature. Quel fut, des deux, le vrai ? Quoi de commun entre eux ? Pouvait-on, les affaires bâclées et fortune faite, espérer une floraison, un achèvement ou un renouveau des facultés créatrices ? Cela reste inquiétant de duplicité. »


« Entre l’auteur des « Illuminations » et le marchand de cartouches au Harrar, il existe un mur, et ce mur ne serait ni plus complet ni plus étanche, si au lieu de n’avoir été que le second aspect du même homme, l’explorateur était né frère ennemi du poète ; si, en place d’un double Rimbaud, nous n’avions eu deux Rimbaud. »


« La duplicité de son existence ne semble donc pas ressortir d’une perturbation psychique. Elle fut inhérente, semble-t-il, à une variation de sa moralité, à un changement radical dans sa façon de se concevoir lui-même, d’évaluer ses instincts, ses tendances, ses aptitudes. Par analogie avec les précédentes formules, nous appellerons un tel état : le dédoublement de la moralité. »


« Ainsi jusqu’au bout il persistait à mépriser son être essentiel et les chères paroles que cet être, adolescent, avait dites. L’inspiration poétique n’était pas morte en lui ? Peut-être. Mais, décidément, il l’avait étouffée. »



Mots-clés : #journal #voyage
par ArenSor
le Mer 20 Jan 2021 - 14:22
 
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Sujet: Victor Segalen
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Le One-shot des paresseux

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Endurance, L'incroyable voyage de Shackleton de Alfred Lansing

Pas le livre qui brille par ses qualités littéraires, ce n'est pas non plus le but. Pas non plus le livre qui brille par la qualité de l'édition (Points) : trop bien le lexique orienté bateau mais un lexique banquise aurait été plus approprié (et LA note en base de page pour l'épaulard, ça en deviendrait drôle). Mais dans ce récit composé à partir de journaux et de notes d'interview des principaux intéressés il y a suffisamment de quoi vous faire tourner les pages.

"Le 18 janvier 1915, l'Endurance ayant a son bord une expédition se proposant de traverser a pied le continent antarctique est prise par la banquise sans avoir pu toucher terre."

La fin de l'histoire plus d'un an et demi après. 28 hommes qui auront vécu coupés du monde pendant ce temps-là. Sans s’entre-tuer, sans perdre complètement espoir, dans des conditions physiques extrêmes de froid, d'humidité et de fin ou d'inconfort. Leur bateau aura été écrasé par la glace, ils auront fait un bout de chemin en traîneau, un bout sur la mer avant d'arriver sur l'île de l’Éléphant  et que quelques-un traversent en chaloupe (si on est généreux on arrondit à 8x2m) des coins qui aujourd'hui encore ne doivent pas être toujours recommandables.

Tag journal sur Des Choses à lire Ima-ex10
Direction le Passage de Drake

De l'autre côté traversée de paysage "local" ça grimpe et redescend beaucoup...

C'est ahurissant la résilience de ces hommes. Entre les tempêtes il y a l'attente, âmes sensibles s'abstenir.

One-shot parce que l'auteur beeen... mais lire autre chose sur le sujet dont le récit des événements par Shackleton ça oui !


Mots-clés : #aventure #documentaire #journal #lieu #nature #voyage
par animal
le Sam 2 Jan 2021 - 16:07
 
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Sujet: Le One-shot des paresseux
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Littérature et alpinisme

Louis Lachenal


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Né le 17 juillet 1921 à Annecy, décédé le 25 novembre 1955 dans la vallée Blanche à Chamonix.

Biographie:

Le petit garçon, fils d'un épicier d'Annecy que la guerre dite Grande rendra sédentaire à la vie civile avec un pied-bot, déniche vite dans les falaises entourant Annecy et via les camps de scouts l'attrait de la confrontation avec soi-même et la pleine nature, et le partage et la camaraderie qui vont avec, l'escalade et l'escapade, c'est tout un chacun. Très adroit de ses mains, il construit d'après plan un canoë pour des virées libres et adolescentes sur le lac d'Annecy.
Spoiler:

Il meurt en ski en tombant dans une crevasse, par météo mitigée, dans un parcours de la vallée blanche à Chamonix qu'il avait efffectué la veille, en laissant quelques jours auparavant un dessin type Samivel à ses enfants montrant une trace de ski s'achevant dans une crevasse et comme légende: "c'était écrit". Sa dernière phrase, devant ces conditions météo et la pente aurait été: "Y'a du pet, j'aime ça !"


Source: çà et là, variées, confrontées, croisées

Bibliographie:
Rappels (paru en 2020), version in extenso des Carnets du Vertige (paru en 1996) après une première version très expurgée et fallacieuse de Gérard Herzog (frère de Maurice) qui mentionne Louis Lachenal en co-auteur, parue en 1963.  
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Rappels

Tag journal sur Des Choses à lire Rappel11
Novembre 2020, éditions Paulsen/Guérin "couverture rouge" format "beau livre", iconographie très riche, 270 pages environ.



Il faut parler de Lachenal; mais c'est encore mieux quand c'est Lachenal qui en parle. La fourmillante iconographie comprend beaucoup de photos (noir et blanc) de l'auteur, quelques-uns de ses croquis ou crobards, et surtout sa langue - il écrit comme il parle (enfin, je pense, du moins dirait-on !) et il n'écrit pas, au jour le jour, ces carnets (et c'est le seul de l'expé à le faire) pour des souvenirs de famille, mais pour les montagnards et amateurs, qu'ils soient de canapé ou comme chez eux sur les cimes.

Le journaliste américain d'investigation spécialisé dans l'alpinisme David Roberts avait dès les années 1990, dans son livre Annapurna, une affaire de cordée (titre emprunté au Carnets de Lachenal) enfoncé une cornière de belle taille dans les lauriers auto-attribués d'Annapurna premier 8000, un demi-siècle de succès de librairie, la version officielle de l'expédition, signée Maurice Herzog (Officier Résistant, Président du Club Alpin Français, Membre du Comité International Olympique -CIO-, Haut Commissaire, Secrétaire d'État à la Jeunesse et aux Sports, Maire de Chamonix, Député, a ses jetons de présence dans moult société et consortium, etc., etc...).

Dira-t-on que la prestance, le côté homme-du-monde, la moustache à la Clark Gable du grand, statuesque et beau parleur Maurice étaient autrement plus vendeurs que la tronche de moine mystique castillan Renaissance du blond, dégarni, de taille moyenne, savoyard peu sorti de ses massifs et s'exprimant avec l'accent ?
Peut-être.
Mais ce n'est pas tout, ça ne "fait" pas tout, et le primordial n'est pas là:
Au reste, la version espagnole du livre de Roberts s'intitule Annapurna, la otra verdad: ¿Qué ocurrió realmente durante la primera expedición legendaria al Annapurna?, ce qui est autrement plus percutant, et ne donne pas du tout dans l'euphémisme.

Il faut parler de Lachenal, disais-je.
Mais il faut aussi parler de l'expé de 1950: et c'est encore mieux quand c'est Lachenal qui en parle.

C'est seulement à la lecture de ce livre-là (j'ai dû à peu près tout bouquiner sur cette expédition, pourtant) qu'on réalise combien c'était aventureux, le Népal du nord était terriblement mal cartographié pour ce qui est de la haute altitude et de ses accès, il a fallu rétablir -plutôt établir- la carte, aller errer sur le terrain pendant de longues semaines à la recherche d'accès, endurer les turistas, anthrax, furoncles et toutes les embûches du terrain; la reconnaissance par survol en avion, pratique qui va se développer dès les mêmes années 1950 pourtant, n'avait pas cours.
Le matériel était un peu léger, ou prototypique parfois, pour de telles conditions météos, de telles altitudes.

L'Annapurna s'avère être le second sommet himalayen le plus mortifère après le K2 aujourd'hui, (et dire que, jusqu'à quelques jours du dénouement, les membres de l'expédition ont hésité entre Annapurna et le Dhaulagiri !), l'exposition des camps intermédiaires, soumis aux aléas des séracs géants et des crevasses béantes, le va-et-vient quotidien, permanent, entre les camps, l'épuisement, tout ce décor est puissamment rendu.

Lachenal, méticuleux -guide toujours !- laisse d'ailleurs un topo précis et des conseils fructueux pour les futurs ascensionnistes, y partage tout l'utile apport de l'expérience de cette première: pas là pour se faire mousser et raconter une belle histoire à édifier le quidam et exalter les foules.  

La descente-calvaire, de plusieurs semaines, est enfin portée à notre connaissance (la photo que j'ai maladroitement choisie, pas vraiment à son avantage, est prise lors de cette pathétique descente).
Je songeais à Rimbaud traversant l'Abyssinie avec sa tumeur au genou, son brancard auto-conçu, le bateau, l'hôpital de Marseille...
   
Il faut parler de Lachenal, disais-je.
Comme il était lié par contrat de ne pas écrire ou divulguer quoi que ce soit sans l'aval des autorités présidant à l'expédition pendant cinq ans -traduisez Maurice Herzog et Lucien Devies- et qu'il est mort avant la fin de ce délai, c'est encore mieux quand on donne à Lachenal la parole, celle qu'on lui a confisquée.  

Beau livre, mais pas livre-objet, empreint de vacuité; certes onéreux - peut-être les médiathèques penseront-elles à l'entrer en référence ? -  utilement montagnard je trouve, jusque dans les addendas - la période Jeunesse et Montagne, la première répétition de la face nord de L'Eiger avec Lionel Terray, par exemples.
À recommander !  


Mots-clés : #alpinisme #autobiographie #aventure #journal #temoignage #xxesiecle
par Aventin
le Mer 30 Déc 2020 - 17:10
 
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Sujet: Littérature et alpinisme
Réponses: 78
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Paul Valéry

Poésie perdue
Sous-titré: Les poèmes en prose des Cahiers.

Tag journal sur Des Choses à lire Pozosi10



Le titre aguiche, vous fait de l'œil sur un rayon de libraire.
En fait il s'agit d'une sélection, à subjectivité revendiquée, de fragments extraits des Cahiers, auxquels le sélectionneur-annotateur-préfacier Michel Jarrety trouve des vertus prosodiques, poétiques particulières.
C'est bien sûr un peu patchwork, ou encore décousu, même si l'agencement tient compte de la chronologie.

À le lire dans l'ordre, on obtient ainsi un regard sur l'évolution de la pensée valérienne, on soupèse les divers affinages, suit les circonvolutions, repère les thèmes chers, contemple les idées fixes - même si l'on récusera par avance les lieux communs et conclusions toutes faites, bref ce que nous trouvons dans cette battue en règle de halliers trop désignés, c'est le danger d'une telle visite guidée: remercions toutefois M. Michel Jarrety, pour l'énorme somme de travail et l'obtention d'un résultat, la mise à portée de lecteur, qui a dû sembler une gageure au moment d'entreprendre.

Car oui, l'ouvrage est à recommander. Les pré-classements et les matériaux que Valéry a employés ou ré-employés dont dûment notés, on perçoit par où est passée la sève jusqu'à la foliaison finale.  

Ainsi, lesdits "poèmes", "PPA" (petits poèmes abstraits), "Psaumes" et tout simples extraits des Cahiers, datés, on sent une volonté de pré-classement de la part de Valéry.
La façon aussi, le côté sans apprêt, comme c'est venu dans ces cahiers de l'aube, nous donne un pensum certes, mais brut de décoffrage, pas sans intérêt, loin delà: de çà de là, de nombreux et succulents petits délices s'offrent sans peine au dégustateur.

L'Homme de Verre a écrit:"Si droite est ma vision, si profonde ma sensation, si pure, si maladivement pure ma connaissance et si déliée, - si nette mareprésentation; et ma science si achevée que je me vois et me pénètre depuis l'extrémité du monde jusqu'à ma parole silencieuse, et dès l'informe chose jusqu'au désir se soulevant, le long de fibres et dans des centres, je me réponds, je me reflèteje frémis à l'infini des miroirs - je suis de Verre.
III, 440 - 1903.


PPA - Association d'idées a écrit:À la campagne: sur la terre, un petit cadavre de rougeur, long comme mon petit doigt, argenté et saignant; un pas plus loin, le squelette d'une petite aile où tient encore un plumage vert sombre.
  Puis, un grand arbre me fait penser aux cristallisations. La symétrie est un fait tout général. Loi de Curie.
VII, 78 - 1918.


Poèmes et PPA a écrit:Je vais sur les bords de la mer et je me parle. Je ne vois rien au milieu de la vaste vue. Je marche dans mon incohérence propre, - abtraite et amoureuse et triste et irritée et extralucide et enflammée parfois...Le vent tire la torche, brouille et excite la torche spirituelle.
X, 117 - 1924.


Poèmes et PPA a écrit:Matin. Aube noire et venteuse. Coups de canon du vent -
   Tension remarquable de mes "nerfs"
   Tout marque, sonne, le moindre changement - évènement -  sur le présent chargé issu du sommeil
   Plein de résonnances, d'éclairs, d'attentes,
   Endormi au 3/4 et le reste de l'être, une pointe vibrante.
   Ondes fines très intenses, mais très étroites.
XIV, 104 - 1929.


Psaume a écrit:Mes yeux soutiennent le monde.
Mes regards travaillent la présence colorée, opposée,
Tracent, circonscrivent, confirment - AGISSENT.
Construisent, suppriment - veulent et refusent.
Distribuent le contraste et les similitudes.
XXII, 442 - 1939.


Mots-clés : #ecriture #journal #philosophique #poésie
par Aventin
le Dim 9 Aoû 2020 - 12:51
 
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Sujet: Paul Valéry
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Sylvain Tesson

Tag journal sur Des Choses à lire CVT_Une-tres-legere-oscillation_5296




Ah....décidément j'adore Sylvain Tesson !

Voici son journal tenu de 2014 à 2017....petit livre de quelques 200 pages...mais quel délice !

Plein d'humour, de réflexions philosophiques auxquelles j'adhère pour la plupart, sur l'état de notre société, sur la politique, etc... de citations (quelle culture) et bien entendu quelques pages sur ses randonnées et ses escalades un peu partout.... " Agir, c'est connaître le repos" Fernando Pessoa ..Le livre de l'intranquillité. Je suis tout à fait d'accord avec cette pensée....et lui aussi visiblement Laughing

Il y relate également son terrible accident, tombé du toit d'une maison d'un ami, ayant quelque peu abusé du vin de Savoie ( il ne fréquente visiblement pas les bars à eau) mauvaise réception sur le dos, crâne ouvert, une vingtaine de fractures et 4 mois d'hôpital..rééducation : escalader les marches de la Tour Eiffel et ensuite celles qui mènent aux Tours de Notre Dame... 450 marches !!!! Quelle énergie et quelle force !


Bref, je vous laisse découvrir les pensées de ce grand voyageur....et quelques uns de ses aphorismes...et réflexions :


Une troisième voie : Face à l'accident, il ne faut exprimer ni révolte ni résignation. Il conviendrait plutôt d'inventer un nouveau solfège de l'existence. Une manière de continuer le voyage en compagnie d'une deuxième personne : la faiblesse.

Never complain : La pathologie des malades est de s'appesantir sur leur mal, ne parler que de leurs tracas. Le commentaire permanent de nos maux finit par les entretenir. Si l'on veut guérir, il faut mépriser la souffrance, la considérer avec désinvolture, ne jamais la nommer.


Il est plus intéressant de boire un verre avec les paumés, les errants, les hommes dans le doute. Les gens qui ont raté leur vie, en général, réussissent bien leurs soirées.

Etant donné l'état d'abrutissement dans lequel la fréquentation de la télévision plonge l'humain, il est heureux que l'invention du petit écran soit advenue après des conquêtes telles que l'aiguille à coudre ou l'imprimerie, dont les découvertes respectives n'auraient pas été possibles si la télé leur avait préexisté !

Un fleuve bordé de saules pleureurs est-il une rivière de larmes ?

La nuit tombe, le vent se lève, l'hiver avance : qui se tient encore tranquille ?

Y-a-t-il des hommes qui se sont pendus de n'avoir pu se jeter au cou d'une femme ?

Pour l'animal, l'homme est le criminel en liberté.

Enterrement : toute vie se termine par une séance de spéléologie


Un vrai régal, ce journal Smile Smile


Mots-clés : #autobiographie #journal #voyage
par simla
le Dim 15 Mar 2020 - 19:28
 
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Sujet: Sylvain Tesson
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Elias Canetti

Le Livre contre la mort

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Notes de Canetti, déjà éditées ou inédites (pour les deux-tiers d’après l’éditeur), dans le cadre d’un projet, l’Ennemi mortel, qu’il n’a pas achevé : le dossier portant le nom de ce recueil, établi de 1982 à 1988, puis les fragments regroupés par année de 1941 à 1994.
« J’ai décidé aujourd’hui de noter mes pensées contre la mort telles que le hasard me les apporte, dans le désordre et sans les soumettre à un plan contraignant. Je ne puis laisser passer cette guerre sans forger en mon cœur l’arme qui vaincra la mort. Elle sera cruelle et sournoise, à son exemple. Je m’évertuais, en des temps meilleurs, à la brandir à bout de bras, sous un flot de plaisanteries et de menaces sarcastiques ; je me représentais le combat contre la mort comme une mascarade ; et je tentais de me frayer passage jusqu’à elle sous cinquante déguisements différents, tous dissimulant des conjurés voués à sa perte. Mais, dans l’intervalle, elle a mis de nouveaux masques. Non contente des victoires courantes qu’elle remporte jour après jour, elle frappe à gauche et à droite tout autour d’elle. Elle passe l’air et la mer au peigne fin, le plus petit comme le plus grand lui conviennent et lui procurent de l’agrément, elle se jette sur tout d’un seul coup, ne prend plus nulle part le temps d’accomplir son œuvre. Alors je n’ai plus de temps à perdre, moi non plus. Je dois l’empoigner là où c’est possible et la clouer dans des phrases de fortune. Je n’ai pas le loisir de lui fabriquer des cercueils, de les décorer encore moins, et moins encore de déposer ceux qui seraient déjà décorés dans des mausolées grillagés. » (15 février 1942)

« Depuis de longues années, rien ne m’a remué, rien ne m’a habité autant que la pensée de la mort. Le but tout à fait concret et avéré, le but avoué de ma vie est d’obtenir l’immortalité pour les hommes. Il fut un temps où j’envisageais d’écrire un roman dans lequel ce but était incarné par un personnage central que j’appelais secrètement l’"ennemi de la mort". » (1943)

« Il m’apparaît de plus en plus clairement que je ne pourrai écrire le livre sur la mort que si j’ai la certitude de ne pas le faire paraître de mon vivant. Mais il faut qu’il existe, du moins en grande partie, de manière à pouvoir être publié plus tard.
[…]
Mais il importe aussi de considérer que s’il ne paraît que post mortem, un tel livre contre la mort constituera la preuve de l’échec des pensées qu’il véhicule. Le livre pourrait ainsi être privé de la force qui lui est inhérente et apparaître comme l’histoire d’une chimère. » (1987)

« Pensées contre la mort.
La seule possibilité : elles doivent rester des fragments. Il ne faut pas que tu les publies toi-même. Il ne faut pas que tu les organises. Il ne faut pas que tu les unifies. » (1988)

Un autre projet, une pièce, Les Sursitaires, se substituera partiellement au livre prémédité en 1952, et ce n’est pas le moindre intérêt de ce spicilège que de donner à suivre les aléas de la pensée obsédée de Canetti, de mesurer sa pathétique constance dans le refus de la mort.
Voilà donc une sorte de panorama monomane, où écrire et maudire la mort constituent un seul et même combat. Synopsis d’histoires à raconter ou scenarii juste mémorisés d’une phrase, citations, aphorismes, lettres, commentaires sur l’Histoire (notamment la Seconde Guerre mondiale, mais aussi l’actualité plus récente), confidences intimes, commentaires de lectures et avis sur les auteurs (critiques en ce qui concerne Bernhard son « disciple », Celan, et Joyce, auprès de qui il est prévu qu’il soit enterré), toujours dans le cadre d’une véritable hantise, cette haine de la mort (et de Dieu qui n’existe pas, et des religions), sa mort mais surtout celle de ses proches, de ses ennemis, de tous, y compris les animaux (et Canetti est fort actuel dans cette conscience du « sang des bêtes »).
Canetti fait référence à son œuvre principale, Masse et Puissance, longuement méditée à l’encontre de Gustave Le Bon et Freud, où il développe la théorie sociale de l’individu qui, dans sa crainte du contact avec autrui, se dissout dans la masse (au sens de foule), ce qu’il considère comme une chute contre laquelle lui résiste, et nomme la mort.
Je fus évidemment obligé de me ramentevoir une lecture récente, les Cinq méditations sur la mort de François Cheng, pour qui la mort est indissociable de la vie ‒ pas de vie sans mort : leurs points de vue sont parfaitement opposés.
Et bien sûr cette lecture trouve une résonnance particulière lorsqu’on a atteint un certain âge (avec un sentiment de culpabilité, comme Canetti, ou pas, mais toujours avec une grande conscience de la mort dans mon cas également) ; je me suis plu à me remémorer, pour chaque année, où j’étais (où j’en étais) à la même époque, toujours plus proche de ma propre mort.
En tout cas un piège inéluctable pour citateur compulsif :
« La promesse de l’immortalité suffit pour mettre sur pied une religion. L’ordre de tuer suffit pour exterminer les trois quarts de l’humanité. Que veulent les hommes ? Vivre ou mourir ? Ils veulent vivre et mettre à mort, et, aussi longtemps qu’ils voudront cela, ils devront se contenter des diverses promesses d’immortalité. »

« Il serait plus facile de mourir s’il ne subsistait absolument rien de soi, pas un souvenir conservé par un autre humain, pas de nom, pas de dernière volonté, et pas de cadavre. »

« Raconter, raconter, jusqu’à ce que personne ne meure plus. Mille et une nuits, un million et une nuits. »

« Je reste confronté au doute qui a toujours été le mien. Je sais que la mort est mauvaise. Je ne sais pas par quoi elle pourrait être remplacée. »

« Je suis si plein de mes morts, personne ne doit plus mourir autour de moi, il n’y a plus de place. »

« Tu t’es refusé d’abord à Dieu, puis à Freud, puis à Marx et, depuis toujours, à la mort. Que fuis-tu donc si consciencieusement, mon lapin ? »

« Je ne regrette pas les orgies de livres. Je me sens comme au temps de la gestation de Masse et Puissance. À l’époque déjà, tout passait par l’aventure avec les livres. Lorsque je n’avais pas d’argent, à Vienne, je dépensais en livres tout l’argent que je n’avais pas. Même à Londres, au temps des vaches maigres, je réussissais encore, de temps à autre, à acheter des livres. Je n’ai jamais appris quelque chose de façon systématique, comme d’autres gens, mais uniquement dans la fièvre soudaine de l’émotion. Le déclenchement se produisait toujours de la même manière, à savoir que mon regard tombait sur un livre, et il me le fallait. Le geste consistant à s’en saisir, le plaisir de flamber son avoir, d’emporter le livre à la maison ou dans le café le plus proche, de le contempler, le caresser, le feuilleter, le mettre de côté, de le redécouvrir le moment venu, parfois des années plus tard – tout cela fait partie d’un processus créatif dont les rouages cachés m’échappent. Mais cela ne se passe jamais autrement chez moi et il me faudra donc acheter des livres jusqu’à mon dernier souffle, en particulier lorsqu’il m’apparaîtra que je ne les lirai sans doute jamais. Vraisemblablement est-ce encore là une manière de défier la mort. Je ne veux pas savoir lesquels, parmi ces livres, ne seront jamais lus. Leur sort, à cet égard, demeurera incertain jusqu’à la fin. J’ai la liberté du choix : parmi tous les livres qui m’entourent je puis, à tout moment, choisir librement, et le cours même de la vie, de ce fait, repose en ma main. »

« L’acte même de déchirer n’est pas sans me procurer du plaisir, mais ce qui me réjouit davantage encore, c’est de parcourir de vieilles lettres avant de me résoudre à les détruire ou non. La décision, à cet égard, est une sorte d’arrêt que je prononce en faveur ou en défaveur de ceux qui les ont écrites. Lesquelles méritent d’être conservées et lesquelles ne sont bonnes qu’à disparaître. C’est comme un arrêt de vie ou de mort. Or je remarque que ce sont les lettres des morts, justement, que je ne détruis jamais. Avec les vivants, je suis beaucoup moins complaisant. Il en est que je voudrais "enterrer". Une activité meurtrière, donc, à laquelle je me livre jour après jour. Rien ne me séduit autant pour le moment, pas même l’achat de nouveaux livres. Quant à écrire quelque chose, je n’y songe même pas. »

« L’insouciante prolifération, la cécité inhérente de la nature, insensée, extravagante, impudente et vaine, n’est érigée en loi que par la déclaration de haine à la mort. Dès que la prolifération cesse d’être aveugle, dès qu’elle se préoccupe de chaque créature, elle se charge de sens. L’aspect horrible de ce "Plus ! Plus ! Plus ! au nom de l’anéantissement !" devient : "Afin que chaque créature soit sanctifiée : plus !" »

« Ton refus de la mort n’est pas plus absurde que la croyance en la résurrection que le christianisme entretient depuis deux mille ans. »

« Lorsque je suis revenu à Vienne pour la première fois après la guerre, je me suis trouvé assis dans un bus en face de deux hommes adultes qui ne cessaient de me toiser. "BCG", dit l’un, l’autre acquiesça en silence.
Je demandai plus tard à l’une de mes connaissances ce que cela signifiait. "Vous ne le savez donc pas ? fit-il étonné. Cela veut dire “Bon pour la chambre à gaz” et signifie sale Juif." »

Une perception faussée de la première guerre du Golfe (doublée d’un ressentiment anti-allemand) :
« Il n’est pas étonnant que je n’éprouve aucune compassion pour des monstres tels que ce Saddam. Quiconque instrumentalise la mort, sans aucun scrupule, au profit de ses propres desseins se situe pour moi en dehors de toute possible compassion. »

Émouvants derniers mots écrits :
« Il est temps que je me communique de nouveau des choses. Faute d’écrire, je me dissous. Je sens comment ma vie se dissout en une sourde et triste rumination parce que je ne note plus rien à mon sujet. Je vais tâcher d’y remédier. »


Mots-clés : #essai #journal #mort
par Tristram
le Sam 14 Mar 2020 - 11:49
 
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Sujet: Elias Canetti
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Cees Nooteboom

533. Le Livre des jours

Tag journal sur Des Choses à lire 533_le10

Dans le prolongement des Lettres à Poséidon, séjours estivaux de Cees Nooteboom à Minorque (ou hivernaux en Bade-Wurtemberg) où, entre tortues et cactées, il note ses réflexions et rêves, ses observations naturalistes, ses souvenirs (de voyages) et l’actualité (des guerres), les coïncidences qui l’interpellent, ses commentaires de lecture ; à propos, il vient de recevoir un livre de Canetti sur la mort, sans doute Le livre contre la mort, justement ma prochaine lecture :
« Le hasard a voulu (mais pour les lecteurs, le hasard n’existe pas) que je lise en même temps [… »

« Le hasard n’existe pas pour les lecteurs, je l’ai déjà dit. »

« Et je le répète : pour des lecteurs, le hasard n’existe pas. »

En 533 jours de la mi 2014 à début 2016 et 80 fragments, c’est un fil de pensée monologuée qui devient passionnante conversation pour le lecteur :
« On peut même se demander s’il s’agit vraiment d’un journal, peut-être plutôt d’un “livre des jours”, quelque chose qui permette de fixer de temps à autre un peu du flux perpétuel de ce que vous pensez, de ce que vous lisez, de ce que vous voyez, mais en aucun cas un réceptacle à confessions. Le leitmotiv en était “il faut cultiver notre jardin”, jusqu’au jour où j’ai compris que c’était plutôt mon jardin qui m’apprenait quelque chose [… »

Florilège :
« Les lecteurs se nourrissent de références, et chez les lecteurs qui écrivent par-dessus le marché, la “référendite” est une maladie qui fait de sérieux ravages. »

« (Il n’y a qu’une seule façon de lire, à savoir par le biais d’un délire de référence : tout ce qui a été écrit l’a été exclusivement pour celui qui tient le livre dans sa main à cet instant précis.) »

« Les dictionnaires ne sont pas seulement des trésors, ce sont aussi des cimetières, ils hébergent en principe, à côté des mots vivants ou nouveau-nés, les mots morts, ceux qui sont tombés en poussière et ont disparu pour de bon. »

« J’ai bien essayé de me remémorer mes mots perdus, mais l’expérience m’a appris que les mots que je retrouverai ne seront jamais les mêmes, et les mots disparus sont des mots sacrés. »

« Ici, il a encore neigé hier soir, comme s’il fallait effacer les écrits de la veille. »


Mots-clés : #journal #xxesiecle
par Tristram
le Lun 9 Mar 2020 - 16:06
 
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Sujet: Cees Nooteboom
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Robert Pinget

Monsieur Songe, suivi de Le Harnais et Charrue

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Monsieur Songe est un fonctionnaire retraité, assez à l’aise pour vivre au bord de la Méditerranée en conformiste étourdi qui affecte de lire Virgile et annote ses factures.
« Sur le perron il s’arrête un instant et contemple la mer en disant on a beau dire, ce pays est le paradis. Il semble à l’entendre répéter cette phrase toute la journée qu’il veuille s’en persuader sans y croire. »

Il est aussi « poète » : il note dans son « cahier d’exercices » (carnet qui renvoie à son alter ego, Robert Pinget) « ses mémoires », sorte d’autojournal :
« Il note dans son cahier travailler pour se passer l’envie de ne plus travailler qui mène à regretter de n’en plus avoir envie. »

« La grande difficulté quand on écrit son journal dit monsieur Songe c’est d’oublier qu’on ne l’écrit pas pour les autres… ou plutôt de ne pas oublier qu’on ne l’écrit que pour soi… ou plutôt d’oublier qu’on ne l’écrit pas pour un temps où on sera devenu un autre… ou plutôt de ne pas oublier qu’on est un autre en l’écrivant… ou plutôt de ne pas oublier qu’il ne doit avoir d’intérêt que pour soi-même immédiatement c’est-à-dire pour quelqu’un qui n’existe pas puisqu’on est un autre aussitôt qu’on se met à écrire…
Bref ne pas oublier que c’est un genre d’autant plus faux qu’il vise à plus d’authenticité, car écrire c’est opter pour le mensonge, qu’on le veuille ou non, et qu’il vaut mieux en prendre son parti pour cultiver un genre vrai lequel s’appelle littérature et vise à tout autre chose que la vérité.
Conclusion, ne pas écrire son journal… ou plutôt ne pas le considérer comme sien si on l’écrit. Ce n’est qu’à ce prix qu’il parviendra à l’intimité qui est le contraire de l’authenticité lorsqu’on se mêle d’écrire. »

Dans cet exercice inscrit dans la lignée des Monsieur Plume de Michaux et Monsieur Teste de Valéry, le rabâchage badin (qui confine au minimalisme "minuitien") propose peu à peu des réflexions sur le sens de l’écriture (en train de se faire) et de la vie vieillissante (selon son auto-analyse) :
« Quant à ses absences je sais exactement ce qu’il va m’en dire. C’est croire moins à ce qu’on fait, moins y tenir, se surprendre à penser à autre chose et cela de plus en plus, autre chose c’est-à-dire la mort, bref c’est se détacher qu’on le veuille ou non, connaître l’indifférence, n’être plus là vraiment mais déjà dans l’antichambre fatale où… »

Le Harnais et Charrue (qui constitueraient les carnets du narrateur-auteur) prolongent les réflexions de Monsieur Songe, dans une forme plus aphoristique, mais toujours avec le même mélange d’amertume et d’humour, rosserie et autodérision, ruminations à la même logique tordue.
« Je n’entends plus toujours ce qu’on me dit dit monsieur Songe mais je constate que c’est agréable. »

« Il pense que la vieillesse l’a encore à demi épargné puisque admirer est signe d’enfance du cœur mais il ne s’attarde pas trop sur ses déductions, crainte de donner prise à l’ironie. »

« Il s’essayait autrefois à composer des récits selon toutes sortes de lois rigoureuses qui l’inspiraient. Il devait y avoir entre autres celle des nombres et de la symétrie, celle des alternances, des résonances et des reprises… »

« L’art se fout des idées. En littérature il joue avec les mots, avec leur ordonnance et s’appelle alors poésie. Le roman de nos jours ne peut y atteindre qu’en se coupant du romanesque. »


Mots-clés : #ecriture #journal #vieillesse
par Tristram
le Lun 24 Fév 2020 - 19:11
 
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Sujet: Robert Pinget
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Jacques Audiberti

Dimanche m’attend

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« Qu’est-ce qu'un "journal" ?
Un roman.
Un roman ouvert débouchant sur le mystérieux espace qui s'étend après la série éphémère des anecdotes datées. Goncourt note les bons mots des anges. Léautaud décrit les spectres qui l'entourent.
Mais demeurons dans la vie. Restons en vie si nous pouvons. Le "journal", roman annelé, s'allonge petit à petit, engouffrant les sentiments que le héros, c'est-à-dire l'auteur, reçoit de ses rencontres et de ses expériences. Vous ne saurez jamais au juste, vous, sujet de votre propre bouquin, de quel morceau de votre personne le chapitre qui vient fera ses choux gras.
Le "journal" traîne l'adjectif "intime". Mais il ne se borne pas à recenser à la file les avis du percepteur, les ressemelages et les chocs émotifs. L'extérieur pénètre le privé. Le journaliste intime n'a pas besoin de coiffer lui-même la triple couronne de la tiare pour qu'un voyage pontifical, lui donnant à penser, figure dans son histoire. Si l'on me demande : "Mais que vous est-il arrivé ?" je peux montrer tous ces quotidiens, tous ces hebdomadaires qui ne cessent en effet d'arriver jusqu'à moi. Mon récit colle à la durée commune et linéaire où le premier crocus répond à l'ultime violette, cependant que se succèdent bombardements et tours de force. Mais il dépend avant tout de moi, cerveau, boyaux.
Je tiens mon journal. Il me tient. »

Dernier livre d’Audiberti, sorte de roman-journal tenu un an alors que, malade, il se sait condamné au dimanche de la mort chrétienne.
Il note avec verve (« l’inquiétante facilité d’une prose lyrique ») ses promenades dans Paris (en cours de transformation en ces années soixante) et ses environs, ses souvenirs (d’écrivain et journaliste notamment, sous la houlette de Paulhan, mais aussi de son enfance antiboise, en passant par ses amis), ses réflexions sur les sujets les plus divers, mais surtout l’Église avec la figure majeure de La Lutte de Jacob avec l'Ange (peinture murale de Delacroix, dans l’église Saint-Sulpice), combat de l’homme révolté contre Dieu (voir Associations d'images et de livres). Il suit les sermons dominicaux :
« Unique originalité, ce messie s’affirme le Messie. À partir de là se développe, énorme bastide de volumes et de paroles, la Babel gothique et romane, antisémite de nature, qui décalqua le démon sur un certain prototype busqué qui conjuguerait bouc et dibbouk. »

(Le dibbouk est un esprit malin ou démon juif qui s’attache à quelqu’un.)
Audiberti retrouve sa maison, longtemps inhabitée, de « Coresse-en-Hurepoix. Une gare au commencement de la vallée de Chevreuse, entre deux lèvres boisées », sous les « bombes de bruit » des « bouings d’Orly ». Il explore ses archives, évoque « l’écrivanité » :
« Telles liasses dactylographiées me donnent, un instant, l’espoir de se rapporter à quelque mienne œuvre d’autrefois, inédite, germée d’elle-même dans ce rustique local. »

« Désormais je ne saurais écrire que ce que j’écrivis. Alors, à quoi bon écrire ? L’unique envisageable progrès ne réside point tant dans de nouveaux acquêts que dans l’abandon de certains thèmes, par exemple, le sexe. Quant à mes autres dadas majeurs, le passé, pseudonyme et substitut de l’inviolable avenir, le scandale de la souffrance, l’énigmatique destin juif, ils ne me fournirent jamais que des prétextes à guirlandes d’ébahissements consternés. »

« Le mot, toujours le mot et non pas seulement l’assonance. J’aime faire vivre les mots, même en dehors du sens qu’on leur accorde. J’aime les faire vivre comme des êtres, des entités vivantes.
Le chant poétique ‒ je proposerais volontiers ce raccourci ‒ n’est d’abord au fond du poète qu’un chant sans paroles comme l'arabesque d'un mouvement d'éloquence. Il passe comme un aimant parmi les stocks des mots, il passe et repasse jusqu’à l'accident d’une mystérieuse perfection, celui où le mot valable est retenu...
Ma mission ? Rafraîchir, par l’expression poétique, le monde créé, le replonger dans son principe. Il retourne à son origine. Il repasse dans le bain initial. Poète, je crée, je renomme, pour une durée indéterminée. Je puis donc croire à mon efficacité, non didactique, mais utile, urgente. Pour que les oiseaux chantent, que le vent passe sur les champs, que les vagues soulèvent la mer, il faut le vers réussi, digne du poète, cet avocat du Créateur.
Les poètes se partagent la besogne, selon la nation, le langage, le siècle. Chaque poète est un fragment du roc brisé qu’est le Créateur. Tous rassemblés, ils n’en donnent, je veux bien, qu’une image balbutiante. Ils demeurent cependant les héritiers de la puissance suprême : la parole ! »

Aux Deux magots :
« À la table à côté Simone de Beauvoir accumulait au stylographe des ligne parallèles légèrement montantes, sans ratures, sans fioritures. Elle s’arrêtait pour consulter l’espace un tout petit peu plus haut que sa tête. Vu nos tables juxtaposées, il advenait qu’un de ses feuillets touchât, de l’angle, l’un des miens où se démenait un bal flamboyant de monstres et de mots tirés de l’encrier que je transportais dans un sac de toile marron avec mes manuscrits. Du contact du Deuxième Sexe et de mes graffouillages, ne sortit, j’espère, rien de fâcheux pour la haute lucidité méthodique et entraînante de l’œuvre de ma voisine. »

Esprit audibertien :
« L’histoire, sciemment ou non, ne cesse ainsi, tout comme la zoologie, de se livrer à des essais. La tête de cheval s’esquisse dans l’hippocampe et le haricot vert préfigure Claudia Cardinale. »


Mots-clés : #journal #nostalgie #religion #vieillesse #xxesiecle
par Tristram
le Mar 18 Fév 2020 - 17:51
 
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Sujet: Jacques Audiberti
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Cécile Wajsbrot

Tag journal sur Des Choses à lire Destru10

Destruction

Honte à moi je n'arrive pas à l'auteur par la lecture du fil mais par un conseil du libraire en réponse, suite à une râlerie, échantillons à l'appui, ayant pour thème un nivellement par le bas de la production actuelle, à la question : "mais alors, un exemple, d'un auteur d'aujourd'hui, et vivant ?"

Destruction donc. Une faible anticipation, une projection qui nous entraîne avec une tonalité étrangement et étonnamment familière vers la dissolution ou destruction de notre aujourd'hui. Ou autrement une reconfiguration, voire une réécriture par un totalitarisme discret.

Le récit d'un journal audio adressé à une personne inconnue par une femme qui a pour mission de rendre compte de son présent. Un constat qui dit l'effacement du passé dans la culture, la ville, l'habitude. Disparition des livres, technologie et réseaux sociaux... des grands thèmes traités à la fois avec évidence, finesse et références et pour les deux derniers sans diabolisation.

Une "lecture monde", envoûtante par sa régularité et son homogénéité (et qui ferait une belle mine à citations ?). Une voix à la fois singulière et presque collective.

Une belle expérience, un peu flippante aussi, qui trouve beaucoup d'échos dans le paysage contemporain, ses propositions politiques, médiatiques (plus que culturelles ?) ou de "normalisation".

La possibilité d'un futur moins noir n'est pas absente pour autant et l'ouverture sur une référence-citation à Stifter...

Pour insister sur les surprises qui nous concernent plus particulièrement ici, le récit de la relation qu'on dirait trop vite virtuelle et le flottement qu'elle induit parfois entre ce qui est communiqué et le plus intime... le réconfort incertain mais palpable (ou l'inverse) qu'elle peut être, sa collectivité potentiellement très réelle. Cécile Wajsbrot n'est pas dans l'effet de manche.

Très construit, très réfléchit, intellectualisé mais aussi très sensoriel, sensitif, sensible, observateur.... ça m'a rappelé ? Potentiellement Hélène Cixous mais pas seulement ? Trou de mémoire.

C'est du solide et ça fait quelque chose de relire ce fil ouvert par Shanidar...

Mots-clés : #contemporain #journal #regimeautoritaire #romananticipation
par animal
le Jeu 23 Mai 2019 - 14:39
 
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Sujet: Cécile Wajsbrot
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