Des Choses à lire
Visiteur occasionnel, épisodique ou régulier pourquoi ne pas pousser la porte et nous rejoindre ou seulement nous laisser un mot ?

Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

Des Choses à lire
Visiteur occasionnel, épisodique ou régulier pourquoi ne pas pousser la porte et nous rejoindre ou seulement nous laisser un mot ?

Après tout une communauté en ligne est faite de vraies personnes, avec peut-être un peu plus de liberté dans les manières. Et plus on est de fous...


Je te prie de trouver entre mes mots le meilleur de mon âme.

Georges Brassens, Lettre à Toussenot

La date/heure actuelle est Jeu 9 Mai - 17:01

91 résultats trouvés pour ruralité

Gunnar Gunnarsson

Oiseaux noirs
(NB: se trouve parfois au singulier selon les éditions et traductions, L'oiseau noir).

Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Gunnar10
Titre original: Svartfugl. Écrit en Danois, parution en 1929. Sera traduit en Islandais en 1938 seulement.

Roman noir, donc.
Que de morts, et j'ajoute: que d'innocents morts de mort violente, enfants compris !
Je refuse à tenir le compte exact des cadavres qu'empile Gunnarsson. Et pourtant nous ne sommes pas dans la surenchère de violence et d'hémoglobine, telle qu'elle envahit nos écrans pour la plus grande délectation des populations contemporaines.
Tout, ici, est plus sourd.

Au niveau du genre, je souscris à peine à policier, même s'il y a beaucoup de thrill, et pas mal de suspense, une enquête, un jugement. Plutôt une mise en évidence de la condition humaine, beyond evil and good, au-delà du mal et du bien. Avec de belles pistes de réflexions sur la justice divine mise en vis-à-vis de la justice humaine.
Et, toujours, par petites touches, ces somptueuses descriptions de paysages islandais, de la vie rurale, et cet extraordinaire talent de portraitiste, où l'on retrouve le Gunnarsson de "Vaisseaux" et des "Brins", dans une entreprise romanesque complètement d'un autre ordre, d'un autre genre...

Pour un policier -si tant est que ce soit un polar- Gunnarsson n'use pas de développements digressifs, destinés, par exemple, à amener le lecteur à considérer certaines pistes comme possible. Même ce qui nous paraît éloigné du sujet finit par se retrouver, porteur de sens, de signification, à un moment donné de l'histoire.

Ainsi, le roman s'ouvre sur un chapelain, futur Pasteur, fraîchement nommé, le héros principal (Eyjolfur), du moins celui par (ou plutôt pour) qui l'histoire est écrite au "je" (voir post de Marko plus haut dans le fil).
Le prêche que vous lisez partiellement dans le post de Marko se rapporte à la mort (péri noyé en mer) du fils d'Amor Jonsson, Hilarius. Le héros épousera sa nièce, l"achètera" selon les termes utilisés par lui-même. Alors qu'elle préférait le propre frère du chapelain, Pall, avec qui elle flirtait, qui vit avec ledit chapelain et est, ni plus ni moins, son employé, son fermier:
Eyjolfur est là par une histoire d'héritage combinée à sa réussite scolaire. Mais sa vocation est sincère:
Chapitre I a écrit:Lorsque, après de longues études, je devins pasteur, ce ne fut pas seulement parce que j'avais émis le vœu de me consacrer à ce vieux sanctuaire qu'un vague parent m'avait laissé en héritage. J'ai voulu servir cette maison de prières, aussi bien par mes paroles que par mes actes.



Ainsi, on trouve le bloc mort-amour-argent-communauté de destinée-spiritualité déjà en cours d'échafaudage.


Au chapitre II entre Bjarni, peut-être le vrai héros, le personnage principal de cette histoire. Et quelle entrée, voyez plutôt:
Chapitre II a écrit:- Quel étrange cercueil ! criai-je brusquement, comme le ferait un gamin et non une soutane.
Le paysan me regarda attentivement et demanda:
- C'est vous, notre nouveau chapelain ? Quel est votre nom ?
Je fis semblant de ne pas avoir entendu.
- Qu'avez-vous dans ce cercueil ? dis-je d'un ton solennel. Peut-être était-ce la dépouille d'un homme voûté par l'âge et la misère, peut-être était-ce une de mes ouailles dont il n'avait pu étendre décemment le cadavre dans le cercueil, peut-être était-ce un malheureux estropié, un pauvre homme sans jambes. Mais aucune de ces suppositions n'expliquent pourquoi ce grand et solide paysan se montrait d'une telle avarice pour choisir ce cercueil.
Le g'ant à la barbe dorée hésita un moment.
- Je m'appelle Bjarni Bjarnason, fermier de Sjöundaà, de votre paroisse, dit-il avec grandiloquence.
Il avait déposé le cercueil sur le gazon d'une tombe toute proche.
- Dans ce cercueil se trouvent mes petits paysans...Oui je les appelais ainsi, Bjarni et Egill - ils avaient sept et huit ans. Ils ont commencé à tousser...comme ma femme a toujours toussé depuis que nous sommes mariés, il y a douze ans. Mais ces petits m'ont quitté brutalement. Des enfants, comprenez-vous...Ils n'ont pas pu résister au mal. Ne croyez surtout pas que c'est par avarice que je les ai mis dans le même cercueil...Est-ce qu'il y a du mal à ça ?
- Pas du tout, dis-je, honteux.


Sur le lieu, à présent, la toute petite paroisse de Raudasandur. La description est prestement menée et est somptueuse, vraiment la plume de Gunnarsson est exceptionnelle de puissance évocatrice concise:

Chapitre IV a écrit:De ma vie, je n'oublierai ce dimanche. Un soleil fatigué disparaissait derrière le fjord et la grève, jetant une lueur rougeâtre sur la blanche écume des vagues. Nous étions assis non loin du pré où je l'avais suivi, tandis que sa monture broutait l'herbe à nos pieds.
- Pourquoi t'évertuer à persuader les gens de Rausandur qu'une maison ne peut se construire sur le sable, me dit Amor Jonsson en riant. Nous avons douze fermes ici, et il y en a onze, y compris la tienne - avec l'église et son cimetière - qui sont bâties sur le sable rocailleux que le Bredefjord a jeté au rivage: c'est ainsi que cette terre s'est formée. Bjarni de Sjöundaà est le seul paysan de cette paroisse dont la maison fut bâtie sur la roche. Une maison qui se cache, solitaire, derrière le versant de Skor. Oui, cachée et solitaire. Et Dieu est seul à savoir si cette ferme est plus solide que les autres.
Sa voix le parut sombre et hallucinée, comme un feu couvant sous la cendre. Et je me souvins tout à coup qu'Amor Jonsson regardait souvent Bjarni mais ne parlait jamais avec lui. Oui, il le regardait d'un air attentif, presque curieux mais sans hostilité. Et lorsque je rapprochai cette attitude de ce qu'il m'avait dit à propos de la situation solitaire de la ferme, je frissonnai.
- Ce sont les loups marins qui, en mâchant, ont jeté, grain à grain, la base de Raudasandur, continua Amor Jonsson. Et si j'étais le pasteur, le prêche serait pour moi une excellente occasion de bénir leur éternel appétit. Regarde-les. Ils forment d'interminables files, ces loups qui mâchent leurs algues en regardant la terre. Leurs gueules mâchonnantes ressemblent à des lettres noires et prophétiques écrites sur l'abîme..gueules sombres, changeantes.
Il y eut un silence.
- Mais souviens-toi, mon fils, que sans les dents des loups, sans la rocaille des moules et leur éternel appétit, on ne parlerait point de Raudasandur. Et, se levant: dois-je emporter tes compliments vers Keflavik ?
Il parla ainsi, sans me regarder, et il n'attendit pas ma réponse. Les sabots résonnèrent sur le sol dur des champs, puis leur bruit s'adoucit et mourut dans l'ombre de la nuit.
Je regagnai la maison, mais je sentais mon âme rongée par des vers dont j'ignorais la provenance: sombres pressentiments, désirs assoupis, peur incertaine, haine mais surtout un amour jeune et sans limites.


La clef du titre nous est offerte dans le chapitre VIII (on vient d'enterrer Gudrun, l'épouse de Bjarni).
Chapitre VIII a écrit:Nous étions seuls, Bjarni et moi, car, lorsque Pall avait vu l'emplacement de la nouvelle tombe, ses yeux s'étaient troublés et il nous avait quittés brusquement.
- Deux ans ont déjà passés, Bjarni...
- Oui...deux années bien longues, murmura t-il sans me regarder. Puis il y eut un silence.
Après quelque temps, il s'épongea le front, se redressa et me regarda de ses yeux bleus et clairs.
- Tu te souviens de l'été passé, dans la "falaise des oiseaux" ? me dit-il en souriant. Tu te rappelles qu'un morceau de la roche s'est détaché et qu'il ne me restait plus qu'une main pour se cramponner à la paroi ? J'ai bien cru, alors, que s'en était fait de moi, et que ce serait mon cadavre qu'on ensevelirait ici, à côté de mes petits paysans.
Bjarni reprit son travail et dégagea de grandes mottes dures du sol gelé.
- Mais ce n'était pas mon destin...
Je me rappelais parfaitement la journée dont parlait Bjarni. La haute paroi de la montagne surplombant les vagues clapotantes. D'en bas, on eût dit que cette paroi se perdait dans le ciel. Et cette masse bruyante d'oiseaux, cette mosaïque mobile et étincelante d'oiseaux noirs nichant dans les falaises, papillonnant, voletant vers les roches pour aller s'évanouir dans la brume des hauteurs.
J'étais encore un gosse quand j'admirai ce spectacle pour la première fois. J'étais persuadé, alors, que de sombres esprits marins lançaient ces oiseaux contre la montagne. L'année précédente, j'avais de nouveau frissonné en revoyant ces falaises grouiller d'une vie impitoyable, cette mêlée ardente où la vie triomphait dans le vacarme et la puanteur, une vie jeune, fraîche et impétueuse à l'assaut d'une triste falaise.
Non, je n'avais pas oublié cette journée, et je me souvenais très bien de Bjarni et des autres chasseurs, groupe de petits insectes que je voyais ramper le long des rochers. Je me souvenais de la chute vertigineuse du grand bloc qui s'était détaché du rocher. Et de Bjarni, agrippé d'une seule main à la paroi, qui se balançait dans le vide...
Il avait donc songé à ses petits paysans à ce moment terrible ! Evidemment, il ne pouvait songer qu'à eux.
- T'a-t-on déjà parlé de l'oiseau noir, l'oiseau porte-malheur qu'on a vu au-dessus du village ? lui demandai-je.

Ne pas lire si vous comptez vous plonger dans ce roman:


Il y a quelque chose de l'univers Shakespearien dans ce roman. Je le ressens sans être capable de le qualifier. Il faudra que j'y repense.
Surtout je ne voudrais pas avoir suggéré un roman "no-futuriste", d'une noirceur extrême, macabre, morbide et même morbide aggravé d'un "s": sordide, donc.
Ni un roman traitant d'un monde médiéval ou quasi, et révolu.
Parce que c'est bien au-delà de ces considérations-là.
Et les problématiques, questions, pistes etc...soulevées sont contemporaines, puiqu'elles sont intemporelles.

Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Teikni10



Décongelé et lié de deux messages sur Parfum des 9 et 11 juin 2013.



Mots-clés : #culpabilité #insularite #mort #ruralité #social #violence
par Aventin
le Lun 14 Déc - 18:19
 
Rechercher dans: Écrivains de Scandinavie
Sujet: Gunnar Gunnarsson
Réponses: 15
Vues: 3673

Irène Nemirovsky

Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 71he7k10
CHALEUR DU SANG

Quatrième de couverture :

Dans un hameau du centre de la France, au début des années 1930, un vieil homme se souvient. Après avoir beaucoup voyagé dans sa jeunesse, Silvio se tient à l'écart, observant la comédie humaine des campagnes, le cours tranquille des vies paysannes brusquement secoué par la mort et les passions amoureuses.

Devant lui, François et Hélène Érard racontent leur première et fugitive rencontre, le mariage d'Hélène avec un vieux et riche propriétaire, son veuvage, son attente, leurs retrouvailles. Lorsque leur fille Colette épouse Jean Dorin, la voie d'un bonheur tranquille semble tracée. Mais quelques mois plus tard, c'est le drame.

L'un après l'autre, les lourds secrets qui unissent malgré eux les protagonistes de cette intrigue vont resurgir dans le récit de Silvio, jusqu'à une ultime et troublante révélation."

"Situé dans le village même où Irène Némirovsky écrira Suite française, mais entrepris dès 1937, ce drame familial conduit comme une enquête policière raconte la tempête des pulsions dans le vase clos d'une société trop lisse. Complet et totalement inédit, ce nouveau roman d'Irène Némirovsky refait surface près de soixante-dix ans après sa composition."

Une fois de plus, je suis bluffée par le talent, les capacités d'analyse de l'âme humaine de cette auteure, quelle finesse !

L'intrigue est bien menée et jusqu'à la fin, on ne soupçonne rien...j'aime beaucoup ce titre et sa réflexion... "Chaleur du sang"  en fait, l'impulsivité de la jeunesse, folie des hormones, le monde n'est pas trop grand pour nous lorsqu'on est jeune..on est capable de tout...et de nombreuses années plus tard, il est vrai qu'on se dit : c'est bien moi qui ai fait tout ça ? Comme cela a-t-il été possible ? La chaleur du sang, l'ardeur de la jeunesse, la folie qui nous prend...notamment amoureuse...quels moments merveilleux...si bien décrits. Je comprends d'autant mieux que je suis partie sac à dos courir le vaste monde et que ma mère s'étonnait de mes envies de voyage....."jamais contente là où tu es..tu crois que c'est mieux ailleurs ? ".... Wink

Silvio  :

Voici, je voudrais la décrire. Je ne peux pas. Sans doute, dès le début, je l’ai regardée de trop près comme tout ce que l’on convoite ; connaissez-vous la forme et la couleur du fruit que vous portez à vos dents ? Les femmes que l’on a aimées, comme je l’ai aimée, il semble que dès le premier jour on les ait vues à la distance d’un baiser.

La nuit vient… alors ? on ne peut appeler cela la nuit : l’azur du jour se trouble, et verdit, et toutes les couleurs graduellement se retirent du monde visible, ne laissant qu’une nuance intermédiaire entre le gris de perle et le gris de fer. Mais tous les contours sont d’une parfaite netteté ; le puits, les cerisiers, le petit mur bas, la forêt et la tête du chat qui joue à mes pieds et mord mon sabot. C’est l’heure où la bonne rentre chez elle ; elle allume la lampe dans la cuisine, et cette lumière fait entrer instantanément toutes choses dans une nuit profonde.

Je n'avais plus de père, et ma mère n'a pas pu me retenir. "C'est comme une maladie" disait-elle épouvantée, quand je la suppliais de me donner de l'argent et de me laisser partir, "attends un peu, ça passera".*

Elle disait encore :

" En somme, tu fais comme le fils Gonin, et le fils Charles qui veulent être ouvriers en ville, qui savent qu'ils seront moins heureux qu'ici, qui me répondent, quand je les raisonne : "Ca fera du changement".
Et, en effet, c'était bien ce que je voulais : le changement ! Mon sang s'allumait en pensant à tout ce vaste monde qui vivait tandis que je demeurais ici. Je suis parti, et maintenant je ne peux pas comprendre quel démon me poussait de ma maison, moi sauvage et sédentaire. Colette Dorin m'a dit une fois, je me souviens, que je ressemble à un faune : un vieux faune vraiment, qui ne court plus les nymphes, qui se cache au coin de son feu. Et comment décrire les plaisirs que j'y trouve ? Je jouis de choses simples et qui sont à ma portée : un bon repas, un bon vin, ce carnet où je me procure, en y griffonnant, une joie sarcastique et secrète ; par-dessus tout la divine solitude. Que me faut-il de plus ? Mais à vingt ans, comme je brûlais !.....Comment s'allume en nous ce feu ? il dévore tout, en quelques mois, quelques années, en quelques heures parfois, puis s'éteint. Après, vous pouvez dénombrer ses ravages. Vous vous trouvez lié à une femme que vous n'aimez plus, ou, comme moi, vous êtes ruiné, ou, né pour être épicier, vous avez voulu vous faire peintre et vous finissez vos jours à l'hôpital. Qui n'a pas eu sa vie étrangement déformée et courbée par ce feu dans un sens contraire à sa nature profonde? Si bien que nous sommes tous plus ou moins semblables à ces branches qui brûlent dans ma cheminée et que les flammes tordent comme elles veulent ; j'ai sans doute tort de généraliser ; il y a des gens qui sont à vingt ans parfaitement sages, mais je préfère ma folie passée à leur sagesse."  .




Bon, encore un roman qui se lit d'une traite, 161 pages...heureusement récupéré par sa fille....quel bonheur !Smile

Mots-clés : #amour #relationdecouple #ruralité
par simla
le Dim 6 Déc - 7:50
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Irène Nemirovsky
Réponses: 25
Vues: 3334

Honoré de Balzac

Les Paysans

Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Adolph10
Adolphe Appian - Paysage d'hiver avec ramasseur de fagots, 1854.

[relecture, la 3ème, peut-être la 4ème (?)]

Inachevé, fin d'écriture en 1844 (peut-être 1845), parachevé par Mme Hańska, alors Mme veuve Évelyne de Balzac, publication en 1855.

J'entretiens une relation un peu particulière avec cet opus-là, de tous temps un de mes deux préférés de Balzac, nonobstant je n'ai pas épuisé la totalité de son œuvre (!).

Je le trouve d'une richesse toute particulière, fouillé, extrêmement abouti (le comble, pour un inachevé ?), donnant matière à réflexions, du grain à moudre (et constituant, pour les amateurs, une belle mine à citations).
Élaboré avec force détails, cet ouvrage suppose bien des visites sur le terrain d'abord, mais aussi moult rencontres et observations attentives de mœurs et caractères.

Et d'ailleurs, en note liminaire, l'Ogre de la Littérature nous livre ce propos, que je ne prends pas pour publicitaire, pour moi Balzac s'est surpassé, cet ouvrage-là, très ambitieux, lui tenait tout particulièrement à cœur:
Si j’ai, pendant huit ans, cent fois quitté, cent fois repris ce livre, le plus considérable de ceux que j’ai résolu d’écrire (...)

Les biographes s'accordent pour situer le début d'écriture aux alentours de 1838, le compte paraît bon.

Le style:

Rien de bien neuf dans la manière, du Balzac pur jus, parvenu à un point de rodage, d'expérience, de maîtrise en tous points exceptionnels. Vous n'éviterez pas les foisons de personnages, les descriptions au scalpel et à la loupe binoculaire, les envolées lyre en main, les détails architecturaux ou de décoration.
Voliges légères sur charpente solide...


Le sujet:

Au début du roman, nous sommes en 1826 - La Restauration.
Le lieu ?
Quelque part en Bourgogne, aux confins du Morvan, la toponymie est de fiction, ce qui n'est pas si souvent le cas que ça chez Balzac, mais, via le nom de la rivière entre autres (l'Avonne), et surtout par les caractéristiques géographiques et de terroir que Balzac est bien obligé de détailler pour un tel projet rural, on peut le situer le lieu aux alentours d'Avallon.    

Le château des Aigues, qui a appartenu à une ex-diva partie en exil campagnard prudent lors des troubles révolutionnaires de la dernière décennie du XVIIIème siècle, Melle Laguerre, a été acheté par un général d'Empire, fait Comte de Montcornet, anobli pour services militaires rendus -ce fut notamment un héros de la bataille d'Essling- ce coup de savonnette à vilains lui permettant d'épouser une jeune noble de haute famille, d'être en vue dans le Monde parisien et même d'ambitionner la Pairie de France.

La belle Comtesse se plaît au Château, y a invité celui qu'on ne sait pas encore être son amant, l'écrivain parisien Blondet, lequel nous ouvre de façon épistolaire le roman, et, en guise de société, accueille souvent l'abbé Brossette, jeune et fin prêtre de la paroisse, une belle âme, isolé et surveillé de près, dont les messes sont désertées par ses paroissiens.

Aux portes du domaine, le Grand-I-Vert, débit tenu par les Tonsard, est le rendez-vous des paysans, avec un côté Parlement du peuple (Balzac n'ose sans doute utiliser le terme manants, trop dépréciatif si ce n'est péjoratif, et daté Ancien Régime). Ce débit de boisson à son pendant bourgeois à La-Ville-aux-Fayes, Le Café de la Paix, le pignon sur rue n'évite pas qu'on y distillât un venin tout aussi létal.

Les paysans, à prétexte d'un droit à hallebotter, glaner et ramasser du bois mort, dévastent, pillent les bois, champs et récoltes du Général-Comte, outre un droit de vaine-pâture qu'ils s'arrogent, menant paître leur bétail sur les prés possédés par le châtelain, et tiennent cet accaparement du bien d'autrui pour un droit ancien et acquis, puisqu'ils pratiquaient de la sorte pendant les trente années de vie au Château des Aigues de Melle Laguerre.

Ces paysans-là sont décrits férocement: bas, vicieux, cupides, à l'animalité glaiseuse, peu portés sur la morale, etc...(voir ceux campés dans Les Chouans, ce sont les mêmes, transposés en Bourgogne), avec bien sûr toujours une exception tout à l'opposé, procédé du contrepoint cher à l'auteur.

Mais ceux-ci ne sont qu'instruments dans la main de Gaubertin, l'ancien régisseur congédié, qui volait ouvertement Melle Laguerre, et ourdit une conspiration afin de ruiner le château, le parc, les biens et avoirs de Montcornet, en guise de vengeance.

Une trame complexe et lente, que Balzac nous fait la joie de peindre avec une acuité prégnante, où entrent en jeu des alliances familiales, des services rendus, des obligés, des promesses et des perspectives; bien sûr aussi, des intérêts financiers et de carrière. Tout un réseau, une nasse, une toile d'araignée autour de l'impétrant Comte, qui a le scandale de faire valoir ses droits, juste ses droits.

Gaubertin a, ainsi, peu à peu étendu son pouvoir sur toute la contrée:
Commerce, justice, police, administration y dépendent de trois hommes à lui; dans le bourg de Blangy, il tient l'ex-maire, Rigou, sévère usurier rural tenant ceux d'entre les paysans qui se sont endettés pour se mettre à leur compte, tyranneau domestique absolu, voluptueux jouisseur épicurien, et terreur pédophile du canton.
À Soulanges, chef-lieu d'arrondissement, le maire, Soudry, en phase d'ascension politique, et bien sûr son influente épouse sont à ses ordres, cette dernière, ridicule d'accoutrement, de manières mais perçue tel le summum du raffinement distingué, est une ancienne soubrette de Melle Laguerre, l'ayant passablement dépouillée, en sus d'un leg en sa faveur.

Enfin, il fait la pluie et le beau temps à la sous-préfecture de la Ville-Aux-Fayes, et le maire de cette dernière municipalité n'est autre que Gaubertin lui-même.
En népotisme bien compris et appliqué, pas une nomination d'ordre administratif, fiscal, ou de la fonction publique en général qui échappe à ses mains, ou à des mains alliées (sinon, le muté, à qui l'on rend la vie impossible, déguerpit en moins d'une année).

D'ailleurs ces étrangers (à la contrée, dont bien sûr le Comte et la Comtese de Montcornet) sont qualifiés en manière d'ostracisme d'Arminacs (= non bourguignons), vieille résurgence du conflit du début du XVème entre Armagnacs et Bourguignons, autant dire étrangers néfastes, hostiles et dangereux.
De surcroît Montcornet, en référence à ses origines roturières, récolte le surnom de Tapissier, son père était ébéniste, manière de le descendre de son piédestal d'anobli et de faire fi de son grade de Général, won on the battlefield...

On qualifierait aujourd'hui un tel système de mafieux.
Mais ces mafiosi-là se pensent et se posent en êtres modèles, bon républicains, probes, droits, honnêtes, respectueux de la loi (même si à l'évidence ce ne sont pas eux qui s'adaptent à la loi, tout à l'opposé ils adaptent localement la loi à...leur intérêt, ou l'ignorent, ou font fi d'elle. Lequel intérêt est plutôt vil - argent, réseaux, influence et pouvoir.

Contre cet adversaire implacable et ses affidés, Ligue d'autant plus puissante que cachée sous le masque de la respectabilité, de la droiture et de l'honnêteté exemplaire (vieille lune balzacienne, ça, selon laquelle le vrai pouvoir est invisible, si ce n'est occulte), Montcornet tente de lutter, mal conseillé par son fourbe intendant, qu'il ne sait pas encore homme de main de son adversaire, Sibilet...

L'accueil:

Les Paysans fut on ne peut plus mal reçu, un tollé vindicatif.

Certes il est loisible de dégoiser à plaisir sur les préjugés, peut-être sur un manque d'objectivité de Balzac quant à la ruralité -m'avait-il assez hérissé avec Les Chouans ?- ou hausser les épaules de dédain sur son parisianisme, le qualifier de Valet de la Haute, ou encore le rapetisser sur le fait qu'il écrit en servant une cause politique -pas la même qu'à ses débuts, au reste- mais ce serait assez primaire.

Ce serait, à dire vrai, totale petitesse: s'il ne s'agissait que de la dernière cartouche, posthume, d'un ardent de la défense du Trône et de l'Autel, c'eût été une vaguelette dérisoire dans le paysage des Lettres du mitan du XIXème.

Le propos "vole" autrement plus haut que cela, d'où le fait qu'il fut ressenti comme si urticant, comme lorsque Balzac s'avance à démontrer qu'à l'aristocratie a succédé la médiocratie, guère plus reluisante, souvent même...plutôt moins: car, en fait de paysannerie, c'est la bourgeoisie arriviste que Balzac brocarde, à l'évidence.

L'on pressent bien que ce drame est suffisamment étoffé pour que les quolibets, qualificatifs hâtifs, dénigrements se doivent d'être mûris, élaborés, justifiés avec la profondeur qui sied, bref, ils sont malaisés. Face aux chorales des irrités, Georges Sand opte pour le désamorçage:
Georges Sand a écrit: Quant à ses opinions relatives aux temps qu’il a traversés, celles qu’il affectait sont radicalement détruites et balayées, à chaque ligne, par la puissance de son propre souffle.


Force est de reconnaître que tout se tient et fait sens - fût-il désagréable, ce sens - pas seulement par souci de roman réaliste, tout est finement obervé, déduit, composé.

Prêtons l'oreille à un Friedrich Engels, peu suspect de connivence avec l'homme Balzac (et dont l'indice -"vieux Balzac"- nous reporte à ce roman-là, clairement):
Friedrich Engels a écrit:Que Balzac ait été forcé d'aller à l'encontre de ses propres sympathies de classe et de ses préjugés politiques, qu'il ait vu l'inéluctabilité de la fin de ses aristocrates chéris et qu'il les ait décrits comme ne méritant pas un meilleurs sort, qu'il n'ait vu les vrais hommes de l'avenir que là seulement où l'on pouvait les trouver à l'époque, cela, je le considère comme un des plus grands triomphes du réalisme et l'une des caractéristiques les plus marquantes du vieux Balzac.


Au reste, des Zola ou des Hugo ne prétendent-ils pas que Balzac est un auteur social, non tenu pour tel la plupart du temps ?

Dans mon enfance et mon adolescence, très rurales, j'ai croisé des caractères tels que Balzac les croque, je n'ai eu aucune difficulté à imaginer des visages précis correspondant à nombre de portraits, qui pourtant peuvent paraître caricaturaux de façon exacerbée.   

Allez, un bref extrait, plutôt une mise en bouche:
Chapitre I a écrit:Beaucoup de gens s’attendent sans doute à voir la cuirasse de l’ancien colonel de la garde impériale éclairée par un jet de lumière, à voir sa colère allumée, tombant comme une trombe sur cette petite femme, de manière à rencontrer vers la fin de cette histoire ce qui se trouve à la fin de tant de drames modernes, un drame de chambre à coucher. Ce drame moderne pourrait-il éclore dans ce joli salon à dessus de portes en camaïeu bleuâtre, où babillaient les amoureuses scènes de la Mythologie, où de beaux oiseaux fantastiques étaient peints au plafond et sur les volets, où sur la cheminée riaient à gorge déployée les monstres de porcelaine chinoise, où sur les plus riches vases, des dragons bleu et or tournaient leur queue en volute autour du bord que la fantaisie japonaise avait émaillé de ses dentelles de couleurs, où les duchesses, les chaises longues, les sofas, les consoles, les étagères inspiraient cette paresse contemplative qui détend toute énergie ?

Non, le drame ici n’est pas restreint à la vie privée, il s’agite ou plus haut ou plus bas. Ne vous attendez pas à de la passion, le vrai ne sera que trop dramatique.
D’ailleurs l’historien ne doit jamais oublier que sa mission est de faire à chacun sa part ; le malheureux et le riche sont égaux devant sa plume ; pour lui, le paysan a la grandeur de ses misères, comme le riche a la petitesse de ses ridicules ; enfin, le riche a des passions, le paysan n’a que des besoins, le paysan est donc doublement pauvre ; et si, politiquement, ses agressions doivent être impitoyablement réprimées, humainement et religieusement, il est sacré.




Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Paysag11
Campagne, aux confins de la Bourgogne et du Morvan.


Mots-clés : #ruralité #social #violence #xixesiecle
par Aventin
le Dim 15 Nov - 18:26
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Honoré de Balzac
Réponses: 110
Vues: 10731

Peter May

L'île des chasseurs d'oiseaux

Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Cvt_li10

C’est toujours sympa, une vue sur un pays intégriste, ici les Hébrides ‒ les (très) anciennes ‒ : là les balançoires sont enchaînées le dimanche (il fallait quand même y penser). L’anthropologie historique de la chasse traditionnelle des gugas, gros poussins de fous de Bassan, est également remarquable, ainsi que les aperçus gaéliques (le polar tient en définitive peu de place dans le récit, largement constitué par des souvenirs d’enfance et une histoire d’amour).
À propos, le machair est un « terrain fertile au bord et au-dessus des plages en Écosse, en particulier aux Hébrides » (Wiktionnaire). The Blackhouse (titre originel) fait référence aux anciennes habitations, « qui étaient constituées de murs de pierres sèches et d’un toit de chaume, et dans lesquelles s’abritaient hommes et bêtes. » Il y a aussi beaucoup de vent et de pluie, des moutons et de la tourbe…
Tout cela fait un roman dense, à la lecture intéressante.

\Mots-clés : #ruralité #traditions
par Tristram
le Lun 9 Nov - 22:38
 
Rechercher dans: Écrivains européens de langues anglaise et gaéliques
Sujet: Peter May
Réponses: 13
Vues: 630

NG Kim Chew

Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Kim10

La Pluie

Le livre se compose de 7 tableaux sous la pluie.
Une famille de migrants Chinois installés en Malaisie,  exploitent leur plantation d’hévéas ; dur travail de saigner les arbres pour récupérer le latex dont la vente est le principal revenu.

Cette famille se compose du père, de la mère et de Sin leur fils, du moins dans le premier tableau, car par la suite s’ajoutent des sœurs à la famille mais j’ai cru comprendre que le destin d’une autre famille était aussi relaté, famille où le fils s’appelle aussi Sin. Quelques tableaux plus tard je saisi le fait que le premier enfant Sin était en fait l’oncle du deuxième Sin.

La plantation est située dans la jungle malaisienne qui abrite beaucoup d’animaux dangereux dont le fameux tigre de Malaisie dont l’un des enfants sera la proie, car on meurt souvent brutalement et atrocement dans ces récits. Comment pourraient-il en être autrement quand on vit dans la jungle, dans la pauvreté, loin de la ville, avec pour moyen de défense seulement des bâtons, des couteaux et de nombreux chiens pour alerter.

Les prières, les rites qui s’élèvent vers les divers Dieux, n’éloigneront pas la pluie incessante durant de nombreux jours, les agressions, puis l’arrivée de l’armée japonaise (qui déjà avait conduit la famille à fuir la Chine) qui exerce ses exactions sous l’invite des malaisiens du coin, à l’encontre des Chinois migrants et donc de la famille de Sin.

Les rêves se confondent avec la réalité ou bien c’est la réalité qui se fond dans les rêves. Les esprits aimables ou méchants s’invitent souvent dans la vie de la famille.
Malgré leur culture la mère est assez pragmatique et n’hésite pas à contrevenir aux lois quand cela sert la famille.

***
Ces tableaux de vie sont contés avec tant de poésie que la lecture de ce petit livre est très agréable malgré l’étrangeté.

L’arrivée dans la plantation de l’armée japonaise est l’occasion de rappeler, leur invasion de la Chine, les nombreuses tueries dans des villes, puis par la suite,  la demande de participation et de soutien auprès des  Chinois migrants des révolutionnaires Chinois.

Les relations entre les membres de la famille sont intéressantes, voire étonnantes.

Je vous engage à faire cette lecture.

Extraits

La lecture s’ouvre sur un très beau poème :
« Jours de pluie

Après la longue sécheresse, voici les jours de pluie, continus
comme si les clartés n’allaient plus revenir
Dans l’arrière-cour les vêtements mouillés pendent, pesants
Les grenouilles pondent dans les ourlets des pantalons
Elles bondissent effrayées éclaboussant le mur
Le sol en ciment trempé, glissant,
reflète ton mal du pays
comme un poisson
dans un marais à sec
Les pages des livres, gorgées d’eau, gondolent
Des pousses d’herbes ont germé dans les mots, entre les lignes de caractères
Des cernes du bois des étagères sortent
de chatouilleuses
têtes de champignons

Comme cette année où avaient poussé sur l’arbre
contre lequel le père souvent appuyait son échelle
de nombreux champignons en forme d’oreille
petits et grands, ici et là,
pour écouter le bruit de la pluie
le bruit du vent
Bien des années après sa mort, pendant la mousson,
une sandale en plastique abandonnée dans la boue
se souvenait encore des cals obstinés de sa plante de pied

Alors, dans la forêt d’hévéas
où de grands éclairs poursuivaient de petits éclairs parmi les nuages,
la mère a dit tout doucement :
« Le feu a ri, à cette heure-là,
quelqu’un va-t-il encore venir ? »



« Les frondaisons des arbres sont luxuriantes.
Après tant d’années déjà, le chemin est presque comme dans ses souvenirs, il n’a pas beaucoup changé. Il s’étend toujours tranquillement, les feuilles mortes ne l’ont pas recouvert. Là où l’herbe ne pousse pas, c’est le chemin. Il ne change d’aspect qu’au moment des grandes pluies, quand les précipitations le submergent. Quelques feuilles s’entassent au milieu du petit chemin, retenues par les racines qui le traversent. Mais elles seront bien vite repoussées sur le côté par les marcheurs, tout comme les racines qui font trébucher seront coupées, mises à nu.
La grosse pluie de la veille au soir a trempé les arbres. Les feuilles éparpillées sur le sol ont recueilli l’eau, de la vapeur s’en échappe, elles luisent. Les araignées s’affairent à réparer leurs toiles anéanties par la pluie, elles dévident leur fil de la pointe des herbes au tronc des arbres, font des allers-retours dans les fourrés. Sur les toiles, des gouttelettes scintillantes restent accrochées.
Et le ciel est maintenant d’un azur limpide. «


« Elle s’approche  pas à pas et lui tend la bouteille. Il distingue progressivement ce qui est dedans – on dirait une peinture ou des figurines d’argile –, dans le goulot il y a une espèce de chose blanche et ronde qui lui rappelle du coton, le fond est tout noir, d’innombrables gouttelettes tombent sur ce qui ressemble à des cimes d’arbres verts. Au fond de la bouteille, en forme de motte brune, on dirait un tertre sur lequel ont poussé une dizaine de maigres arbres ; entre les arbres, une maison au toit de tôle en zinc, sous l’auvent sont posés deux vélos noirs. En y regardant de plus près, il voit un homme minuscule, d’âge moyen, assis sur une chaise en rotin, une pipe à la bouche, qui regarde le ciel, l’air complètement détendu. A côté de lui, un chien jaune, un chien blanc et un chien noir sont couchés. De l’autre côté, une femme est assise avec deux enfants sur un long banc. Ils la regardent avec une grande attention, ils semblent écouter cette femme qui raconte une histoire en faisant de grands gestes. »
« A-Yeh a brusquement cessé de téter, elle ne boit plus que du lait concentré Milkmaid. Elle est encore petite, il y doit y avoir quelque chose qu’elle ne comprend pas. Est-ce que le goût de son lait ne serait plus bon ? Elle demande à Sin d’en prendre une gorgée, pour voir, mais il secoue la tête, non, il ne veut pas. Elle en tire un peu dans une cuillère pour le goûter, eh bien c’est toujours le même lait, fade et légèrement sucré. Si personne ne lui en prend, ses seins vont enfler et lui faire mal. Cela devient bientôt insupportable, et Sin refuse toujours de la soulager, au moment de se coucher, il lui faut ôter son soutien-gorge. Ses deux seins pendent, pesants, elle souffre plusieurs jours durant. Un matin au chant du coq, elle s’aperçoit, chose incroyable, que la douleur a disparu, quelques boutons de son chemisier sont ouverts, elle sent qu’elle a été tétée avec avidité, sur le bout de son sein il reste un peu de salive. La bouche l’a quitté à l’instant même où elle s’est réveillée. Elle va jeter un coup d’œil aux enfants, ils sont tous les deux profondément endormis. Elle regarde d’un peu plus près, aucune trace de lait au coin de leur bouche ; elle hume, pas d’odeur de lait. Et si c’était… le fantôme de ce sacré A-To ? Mais comment serait-ce donc possible ? »
« Un jour, profitant d’être allée faire les courses, elle se rend au temple prier pour ses enfants et s’enquérir de ses affaires à elle. A sa grande surprise, le vieil aveugle du temple prend un ton mystérieux pour lui déclarer : « Dans ton ventre, il y a une grenouille. » Après cette déclaration, elle trouve encore le temps de courir à la consultation ouverte par le médecin indien. Une fois le diagnostic établi, elle se fait opérer et supplie le médecin aux bras couverts de poils noirs de saisir cette occasion pour la ligaturer. Plus tard, elle se souviendra toujours de ces deux mains avant qu’elles soient gantées, et après, quand les gants ont été jetés. Elle n’a pas osé regarder ce qu’on a extrait de son ventre, pas osé vérifier s’il s’agissait d’une grenouille – qu’elle soit enceinte d’une grenouille ou d’un poisson, les deux choses seraient horribles. Et elle ne voulait pas non plus savoir comme c’était arrivé là. »

« Le prêtre taoïste recommande à Sin de servir pendant cent jours un bol de nourriture à son père lors des repas, comme s’il était encore en vie. Au bout de deux jours à peine, la femme d’A-To n’y tient plus. Donner des bons plats aux chiens et aux fourmis ? Un petit bol de riz suffira, pas la peine de varier les plats.
Sin ne parle presque plus. »






Mots-clés : #famille #immigration #lieu #ruralité
par Bédoulène
le Sam 31 Oct - 18:20
 
Rechercher dans: Écrivains d'Asie
Sujet: NG Kim Chew
Réponses: 3
Vues: 382

Le One-shot des paresseux

   Suzanne Labry

Au pays de Luchon
Contes et récits de la vallée de l'Oueil
Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Labry11
Paru en 2002, probablement écrit à la fin des années 1970-début 1980.

Titre et sous-titre (voire même préface, de William Fournier) assez peu heureux; certes la vallée d'Oueil se situe dans ce qu'on peut appeler le Pays de Luchon, mais c'est vraiment pour situer - aucune allusion à Luchon proprement dit ni aux vallées adjacentes dans ce propos.
Surtout: ce ne sont en rien des contes, juste des récits, ce qui est déjà fort plaisant et se suffit amplement !

Mais qu'on se rassure, le livre lui-même, en matière de forme -de style- file doux et agréable, pour un ensemble très maîtrisé...on se sent bien à lire votre écriture, madame...

Le thème est celui de la déprise humaine et de l'exode rural, Suzanne Labry narre avec passion, retenue et sobriété son amour de la vie rurale et montagnarde traditionnelle.
Quelques petites références bien glissées, du type Virgile, Jean-Jacques Rousseau, les vitraux de Marc Chagall...
Mais où sont les neiges d'antan ? Où les fileuses de laine ?



Elle cite le Professeur Fourcassié de la faculté de Lettres de Toulouse, qui écrivait en 1946:
[...] À Bourg-d'Oueil par exemple, à 1350 mètres, les quarante habitants et les deux mille brebis qui peuplent ces toits de chaume et d'ardoise pourraient sans doute se passer de l'autobus qui descebd à Luchon. Chacune des neuf familles du village récolte sur les terres qu'elle possède assez de lé pour cuire elle-même son pain. La cave contient des réserves de pommes de terre et des pois, de ces pois fondants, semés en même temps que le seigle et qui, en septembres, marient leurs cosses aux épis mûrs. Dans la cheminée pendent des jambons; au plafond, la saucisse ou des gigots fumés de brebis. À la cave encore, les fromages. L'hiver peut venir et bloquer de ses neiges rotes et sentiers. Il suffit de maintenir ouverte la tranchée qui va à l'étable. Les raffinements de la division du travail sont ici inconnus. Chaque chef de famille est à la fois propriétaire, boucher, quand il faut tuer une brebis, boulanger tous les dix jours, maçon et menuisier, quand il s'agit d'agrandir son étable ou de restaurer l'église, bûcheron en hiver, berger en automne, coiffeur le dimanche, carilloneur quand vient son tour, chantre ou lutrin, marchand de laine blanche et fine. Et, en été, du lever au coucher du soleil, il fauche ses prés et rentre son foin.     


À l'appui de son vertigineux propos, lequel est qu'en trente ans, cette civilisation -car c'en est une- à peu près immuable depuis les carolingiens et peut-être -sans aucun doute même- bien plus avant encore, qui vivait en osmose avec sa montagne, dans une relative liberté de petits propriétaires -ce qui n'excluait certes pas les tâches dures, la vie difficile- et le tout sans impact humain négatif sur la nature, entretenue, la montagne dont on prenait soin.

En trente années seulement tout cela s'est effondré.

Cette vie, la plus simple et la plus vraie, la plus pauvre et la plus riche, dans ces espaces encore purs, où le temps ne compte pas, où les jours s'écoulent comme la source, dans le silence et l'uniformité, sans ces vides du cœur que l'homme des villes appelle l'ennui, "la première vie" [...] !


Hélas, aujourd'hui, dans cette douce vallée d'Oueil, les carrés clairs et propres des prés encore fanés se font de plus en plus rares sur le vert-de-gris uniforme de ma montagne en friches. On s'inquièrte devant cet abandon, on craint qu'elle ne soit d'ici peu envahie par les genévriers, la ronce, la mauvaise herbe lisse qui provoque les avalanches. Et l'on ne voit plus les moutons en hiver.

Pourtant, je le crois, hommes et femmes reviendront un jour au flanc des montagnes, pas seulement pour glisser sur les pentes enneigées, mais pour réapprendre la fatigue heureuse de la fenaison; on verra peut-être, chantant et joyeux, des groupes de faneurs, heureux de remonter la pente. L'ordre du monde se reformera: l'homme ira aux foins, le foin aux bêtes, les bêtes à l'homme: la magie de l'herbe recommencera.


Mais, aux parfums anisés de ces quelques foins ne se mêle plus l'odeur maternelle du pain, cuit au four de la maison, ni celle des pommes tombées, car les pommiers sont vieux ou morts. Et tout le monde se demande avec une certaine angoisse jusqu'à quand flotteront encore les senteurs laiteuses des étables, l'odeur âcre et chaude des bergeries, quand les brebis descendues de l'estive y séjournent pendant l'hiver.

 Dans ses formes d'autrefois la vie rurale ici se meurt rapidement. Il y a des scènes qu'on ne verra plus et qui font déjà partie du folklore: la paysanne à demi-nie campée devant son four ardent où elle retire le pain, le paysan "dayant" son pré en silence, affûtant de temps à autre avec la pierre cachée dans le coffin de bois suspendu à sa ceinture la fine lame de la faux, la force des hommes au marronage, la patience des femmes lavant dans l'eau vive des bassins de pierre la laine grasse des brebis.

  Il y a des bruits, des odeurs qui disparaissent. Ils seront remplacés par d'autres, et ce sera un nouvel univers.

 Aussi le spaysans qui vient cette mort la vivent-ils avec le cruel sentiment de mourir tout vifs. Les solutions proposées, en général collectives, groupement pastoral, remembrement des pacages, étable collective, ventilastion en grange, ils les refusent avec des prétextes variés. Ces idées un peu diaboliques les entraîneraient au-delà d'eux-mêmes, les empêcheraient de mourir comme ils ont vécu, les dépossèderaient à leurs propres yeux. Ils préfèrent enterrer avec eux ce passé qu'ils ne peuvent ni ne veulent sauver, et volent même au-devant de leur mort.



Spoiler:


Mots-clés : #nature #nostalgie #ruralité #temoignage #traditions #xxesiecle
par Aventin
le Lun 26 Oct - 18:26
 
Rechercher dans: Nos lectures
Sujet: Le One-shot des paresseux
Réponses: 287
Vues: 21925

Marie-Hélène Lafon

Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 97820812

Le pays d'en haut
Entretiens avec Fabrice Lardreau

Deux parties pour ce petit livre. La partie entretiens : l'enfance, le rapport au pays, la prise de conscience de ses particularités et l'attachement. Une réflexion aussi sur le lien entre les gens et le pays, ce que le pays façonne d'eux. Egalement ce regard de celle, d'une qui est partie (pour Paris). Echos littéraires aussi.

Ce qui nous amène à la partie extraits choisis d'autres auteurs qui parlent du coin (Cantal) ou d'autres... des passages vivifiants.

Pas une révélation pour les lecteurs familiarisés avec l'auteur mais sur la même trame, trace et faisant apparaître des images, presque des spectres de notre monde (modes de vie, et images se confrontant à une concrète réalité géographique et histoire loin d'être capitalo-centrée).

Mots-clés : #autobiographie #entretiens #lieu #ruralité
par animal
le Mer 14 Oct - 8:11
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Marie-Hélène Lafon
Réponses: 70
Vues: 5675

Olga Tokarczuk

Sur les ossements des morts

Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Cvt_su10

Vivant retirée sur un plateau désertique de Pologne non loin de la Tchéquie, au début du XXIe, Janina Doucheyko est une vieille excentrique ayant ses propres théories sur tout, une adepte d’astrologie, une farouche protectrice des animaux, une férue de William Blake et la narratrice. Dans son voisinage réduit à quelques personnages également hauts en couleur, surviennent des morts curieuses qu’elle impute à une vengeance des bêtes. Sinon, elle pense connaître la date de sa mort, et voit souvent sa mère décédée dans la chaufferie, « en visite de l’au-delà ».
Evidemment une part de ce roman (2009) est dans l’air du temps ; cette sorte de polar est plaisant à lire, mais je n’en dégage pas vraiment la volonté de l’auteure : le rejet de la carnivorie n’est pas étayé par la superstition de l’héroïne, à moins qu’une défense de toute croyance ne soit prônée.
C’est une fois encore (comme dans Les Pérégrins et la littérature en général) une variation sur l’interprétation d’éventuels signes.
Pour ce que j’en connais, les livres d’Olga Tokarczuk sont bourrés d’observations et de remarques originales, qui à elles seules légitiment la lecture (par chance ArenSor a déjà cité plusieurs des phrases que j’ai cochées) :
« J’ai ma théorie sur le sujet. L’âge venant, beaucoup d’hommes souffrent d’une sorte de déficit, que j’appelle "autisme testostéronien". Il se manifeste par une atrophie progressive de l’intelligence dite sociale et de la capacité à communiquer, et cela handicape également l’expression de la pensée. Atteint de ce mal, l’homme devient taciturne et semble plongé dans sa rêverie. »

« Il faisait partie de ces hommes qui méprisent ce qu’ils ne connaissent pas. »

« Le devoir que nous avons envers les animaux, c’est de les mener – à travers leurs vies successives – vers leur libération. Nous allons tous vers cette même direction, de la dépendance à la liberté, du rituel au libre arbitre. »

« Le monde est une prison pleine de souffrances, organisée de telle façon que, pour survivre, il faut faire du mal aux autres. »

« Les matins d’hiver sont faits d’acier, ils ont un goût métallique et des bords acérés. Les mercredis de janvier, à sept heures du matin, on voit bien que le monde n’a pas été créé pour l’homme, et certainement pas pour son confort et son plaisir. »

« Le dessein de l’évolution est purement esthétique, et peu lui importe l’adaptation. En réalité, l’évolution est en quête de beauté, de l’aboutissement le plus parfait de toute forme. »


Mots-clés : #nature #ruralité #spiritualité
par Tristram
le Sam 12 Sep - 21:32
 
Rechercher dans: Écrivains d'Europe centrale et orientale
Sujet: Olga Tokarczuk
Réponses: 73
Vues: 7515

Jim Harrison

Nord-Michigan

Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Nord-m10

À quarante-trois ans, Joseph s’interroge sur sa vie. Né à la ferme, il y travaille tout en étant enseignant, mais ce qu’il préfère c’est la pêche et la chasse, (boire et manger,) sans compter la lecture, telle que la poésie de Yeats, et ses deux amantes (Rosealee, l’amie d’enfance veuve de son ami mort à la guerre, et une de ses élèves, fringante et mineure). Estropié depuis l’enfance, il rêve de l’océan, lui qui n’a pratiquement jamais quitté sa campagne.
C’est en grande partie la propre histoire de Big Jim qui, dès un de ses premiers romans, commence ses moroses méditations d’homme vieillissant, et il évoque là sa propre famille de « Suédois bornés » :
« On ne pouvait échapper aux morts. C’était comme s’ils appartenaient à une autre planète, toute proche mais pourtant invisible à nos yeux. Et chacun de nos pas était soumis à sa force d’attraction. »

« Il s’arrêta à l’idée que la vie n’était qu’une danse de mort, qu’il avait traversé trop rapidement le printemps et puis l’été et qu’il était déjà à mi-chemin de l’automne de sa vie. Il fallait vraiment qu’il s’en sorte un peu mieux parce que chacun sait à quoi ressemble l’hiver. »

L’existence est misérable à la ferme, et dur le travail qui ne le passionne pas (le titre original, c’est Farmer) :
« Ce qu’il y a de cruel dans la pauvreté, c’est qu’elle donne à ses victimes le sentiment d’être indignes, et qu’il suffit d’une crise économique pour que les gens se laissent intimider et repousser par la vie. »

« Après son accident, son père lui avait appris à ne jamais s’apitoyer sur son sort. Une telle pitié ne pouvait qu’accroître la faiblesse d’un individu et le rendre plus vulnérable encore dans un monde impitoyable par nature. C’est pourquoi personne dans la famille ne se plaignait jamais, sauf dans les circonstances les plus extrêmes. »

« Joseph lui avait expliqué que leur mode de vie à la ferme ne relevait d’aucun système économique élaboré, et qu’il était en train de régresser
rapidement sous la pression des événements. Ce n’était pour eux qu’un moyen de subsister, ou plus exactement "d’exister". »

« C’était une terre dénudée, presque dévastée par le sable qui s’infiltrait à travers les fougères et les ronces. Elle n’aurait jamais dû être cultivée en fait. Elle était d’ailleurs si peu cultivable que les seuls endroits où poussait une herbe vraiment verte étaient les carrés où s’élevait autrefois le tas de fumier, derrière les étables. C’était un mauvais tour qu’on avait joué à ceux qui avaient émigré vers le nord, un demi-siècle plus tôt, et qui n’avaient pas su faire la différence entre une bonne et une mauvaise terre, ou bien qui étaient trop pauvres pour acheter les bonnes. »

Avis du vieux médecin (son ami, qui euthanasie sa mère agonisante à sa demande) sur le fils de Rosealee, qui se révèle homosexuel :
« Que pouvons-nous faire ?
‒ Rien. Vous feriez bien de le laisser vivre sa vie. Il ira probablement s’installer en ville où il trouvera des amis. C’est pas la peine que tu t’en mêles et ne laisse pas Rosealee s’en mêler non plus. C’est un homme maintenant, et ça le regarde. Vous n’y pouvez rien changer. Il y en a qui le sont et d’autres qui ne le sont pas, et il en a toujours été ainsi. […]
Nous avons assez de cinglés, de maris qui battent leurs femmes et de poivrots pour critiquer les pédés, tu ne trouves pas ? Et aussi assez de mauvais mariages pour faire grimper au mur le médecin que je suis. »

Et bien sûr, il y a la nature :
« Il essaya d’ignorer le regard trop humain de l’oiseau, mais il ne parvenait pas à chasser de son esprit l’idée que c’était par notre regard que nous étions le plus proches des autres animaux. »

En définitive, le thème principal est celui de l’irrésolution de Joseph (reflétée dans les propos du médecin) :
« Tu raisonnes comme si tu pouvais retourner une balle de golf dans tous les sens avant de décider quel est le bon angle pour frapper. Joseph, mon vieux, il faut trouver autre chose que de rester là assis à te dire que la vie t’a plaqué. Voilà ce que je voulais te dire. Si tu veux te marier, marie-toi. Et si tu ne veux pas, alors dis à Rosealee que tu ne veux pas l’épouser. Mais ne reste pas là à tourner en rond et à réfléchir en gâchant ta vie. »

Roman assez court, qui n’est pas le plus marquant de Jim Harrison à mes yeux.

Mots-clés : #ruralité
par Tristram
le Sam 4 Juil - 15:03
 
Rechercher dans: Écrivains des États-Unis d'Amérique
Sujet: Jim Harrison
Réponses: 59
Vues: 8125

Henri Bosco

Monsieur Carre-Benoît à la campagne (1947)

Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Monsie10

Livre peu connu. En cause, les politiques d’édition qui font que ce roman n’a pas été publié depuis 1951 ! Il est donc très difficile à trouver. Pour ma part, j’ai dégoté l’édition originale de « Charlot » à Alger. C’est un exemplaire imprimé sur du papier de « guerre » exécrable, marron, cassant et ponctué de taches de bois.

Fulgence Carre-Benoît, récent retraité de l’administration, arrive aux Aversols, un village du Lubéron, en partie déserté par l’exode rural. Il vient prendre possession d’une vaste maison dont sa femme, Herminie, vient d’hériter.
M. Carre-benoît est la caricature du rond de cuir routinier et borné. Tout est parfaitement réglé dans sa manière de vivre :

« Il ne dormait jamais par plaisir, mais par utilité, pour prendre du repos. Il avait calculé le volume et le poids du sommeil nécessaire au bon fonctionnement de sa vie organique et morale. Il en avait réglé l’administration avec rigueur. Comme rêver c’est perdre du sommeil, il en avait exclu les rêves. Quand on dort, on dort. Tout sommeil qui se laisse séduire par un rêve n’est qu’un sommeil manqué, une parodie de sommeil. »


Rapidement, ce monsieur venant « de la ville » en impose aux habitants du village qui le choisissent comme maire. Il crée même un « bureau » sur la place principale :

« - M. Fulgence, le premier, a fondé un Bureau aux Aversois. Vous m’avez demandé de quoi s’occupait ce Bureau, monsieur ? Que vous répondre ? Il faudrait voir monsieur Fulgence. Alors vous comprendriez. Car ce Bureau, c’est le Bureau, le Bureau-type, le Bureau qui montre au village (si arriéré, monsieur !) ce qu’est un Bureau fonctionnant, avec sa table de Bureau, ses tampons de Bureau, son classeur, son chef de Bureau, son travail de Bureau, son atmosphère de Bureau, sa vie de Bureau, pour tout dire. Et tout cela, monsieur, sans aucune nécessité. »


Monsieur Carre-benoît s’y rend ponctuellement chaque matin pour s’y livrer à ses occupations favorites :

« M. Carre-Benoît ne répondit pas tout de suite. Il avait entendu le toc, mais il grattait. Il grattait, d’un grattoir prudent, une tache minuscule au bas de la page 14, registre : GRATIFICATIONS. Il grattait comme on doit gratter, avec l’art subtil du gratteur, usant du fil seul de la lame, sans appuyer. Il grattait juste sur la tache, évitant la bavure et l’ébouriffement. Il n’enlevait qu’une pellicule légère sur laquelle, de temps en temps, il soufflait à petits coups secs. Il redoutait le trou, ennemi du gratteur et honte du registre. Aussi, la tache peu à peu pâlissait-elle, et bientôt l’encre disparut. On ne vit que les fibres fines et légèrement cotonneuses. Aussitôt, promenant le manche poli du grattoir sur le petit rond bien gratté, M. Carre-Benoît lui rendit son lustre. Puis il se recula, cligna de l’œil, fut satisfait de son travail et dit, à haute voix :
- Entrez ! »


A l’inverse de monsieur Carre-Benoît, maître Ratou, le notaire, aime la nuit, les signes du destin qu’il perçoit avec une étrange acuité. Il cultive le mystère et d’étranges « ombres » rôdent dans son sillage :  

« Il était minuit. C’est alors que quelqu’un passa et l’aperçut. On n’a jamais su qui. Ce n’était qu’une sorte d’ombre, longue, dégingandée et chaussée de légères espadrilles. L’ombre gratta contre un volet ; le volet s’ouvrit ; on conciliabula. La croisée de Me Ratou s’émut à son tour. Il en vint un chuchotement. L’ombre fit un grand geste à travers la lune. Puis les volets se refermèrent. La lune s’en alla. L’ombre s’évanouit. Tout se tu. »


« Enfin tout ! l’incompréhensible, l’étrange, jusqu’à l’anonymat de l’Ombre, et ces mouvements du mystère qui savent si bien, d’une porte, d’un volet ou d’un pan de mur, détacher d’insolites présences, et tirer, d’un objet inanimé, une âme hésitante, qu’un rien effarouche. »


« C’était l’heure où l’axe du monde équilibre, au milieu du ciel d’été, par masses douces, dans l’air assoupi de la nuit, les planètes et les étoiles. Alors l’exaltation des figures célestes atteint les pointes les plus hautes du bonheur sidéral, et chaque créature exhale fugitivement, mais avec douceur, tout son être nocturne. L’accord se fait du roc, de la plante, des bêtes, à la splendeur de l’univers étincelant et sombre. »


« Car l’idée fixe n’est pas fixe. Elle le paraît. C’est par rapport à vous qu’elle ne bouge pas ; mais, par rapport au sens commun, elle fait tellement de cabrioles qu’elle sort des bornes permises ; et elle vous entraîne avec elle aux chimères, sans que vous en ayez le moindre sentiment. Vous croyez être toujours là, entre le guéridon et le fauteuil Voltaire, tandis que vous flottez ailleurs, entre Betelgeuse et Aldabaran, ou même plus loin. »


Etre ambivalent, maître Ratou est sous la figure tutélaire du chat dont il partage le mystère et le fuyant. Capable de faire le bien pour ceux qu’il estime, sa part d’ombre est néanmoins inquiétante et il tisse des pièges mortels pour les autres. Cet aspect est parfaitement rendu avec la métaphore des souterrains, typique de l’art de Bosco :

« Il y a dans les caves des maisons à la campagne, beaucoup plus qu’on ne pense, de vieux souterrains désaffectés. Il suffit d’un plâtras qui tombe pour en révéler l’existence. Mais généralement, après avoir reniflé l’air moisi qui sort de l’orifice, et parlé d’oubliettes, on mure le trou. Pourtant le souterrain est là, sous vos pieds, ténébreusement enfoncé dans la terre. Qu’un curieux, un maniaque, un imaginatif le découvre sous la maison, et le voilà en possession d’un instrument magique. Car dés lors, il a mis la main sur le monde des issues secrètes. Or celui qui sait se garder une issue inconnue des autres hommes passe à l’invisibilité. Il pénètre dans une vie double. Ce que montre sa face de lumière voile ce que contemple sa face d’ombre. Il acquiert le goût de l’attente. Il connait la vertu des longs silences ; les conseils que fournit l’obscurité le troublent, sa pensée ne vit plus que d’arrière-pensées, il est hanté par le souci des richesses clandestines, et bientôt son esprit ne tient plus à ce monde que par le génie de la nuit. »


Représentant de la poésie, du sacré, maître Ratou ne peut qu’entrer en conflit avec monsieur Carre-Benoît. L’évènement déclencheur sera l’abattage du vieux peuplier Timoléon :


« - Il est vrai, je le sais, que l’arbre n’est pas libre. Il tient par ses racines aux nécessités de l’humus, et c’est, dans l’esclavage où le contraint le sol, qu’il doit vivre jusqu’à sa mort, là où il est né, avec patience. Mais, monsieur Tavelot, l’avez-vous écouté ? Et saurions-nous, sans lui, ce que disent, sur notre tête, tous les souffles des vents ? Les vents sont libres. Or cette voix des êtres libres qui, violents ou doux, chaque jour, travaillent nos terroirs et animent nos sangs, l’aurions-nous jamais entendue aux Aversols, sans la présence du feuillage séculaire que leur offrait le peuplier Timoléon ? Que seraient ces souffles de l’air s’ils n’apportaient que la caresse ou la dévastation à nos campagnes ? Des bruits ou des murmures passagers, et rien de plus… Mais par leur croisement et leur contact avec la feuille, qui, tout en chantant, tient à l’arbre, c'est-à-dire au génie du corps, ils enfantent l’appel et le gémissement, la musique et la confidence, par où s’expriment la pensée et le sentiment de la terre maternelle. Pour que puissent fleurir les communautés d’hommes, il faut que cette pensée et ce sentiment leur restent accessibles. Ici, on n’y accède plus, et le vieil arbre, qui parlait des antiques vertus civiques et des lois naturelles, en vain chantait pour ce village, oublieux de ses privilèges et de ses devoirs. Maintenant, on n’entendra plus la voix des Aversols. Timoléon est mort. Et ceux qui l’ont tué, par sottise, par ambition, par cupidité, sont les maîtres. »



Mots-clés : #humour #identite #ruralité
par ArenSor
le Dim 31 Mai - 20:09
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Henri Bosco
Réponses: 124
Vues: 14071

Henri Bosco

Le Trestoulas

Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Le_tre10


Encore une histoire de pesquiés (voir Le mas Théotime, ouvrage qui suivra) : celui du Trestoulas, dans une montagne du Lubéron, et la Conque de Peypin-d’Aygues, village en contrebas. Ce dernier bassin aux rives arborées ramentoit celui de Cucuron, représenté en mosaïque par Chamaco.
« ‒ Savez-vous combien il y a d’eau dans la Conque, en ce moment à demi-étiage ?
Je fis signe que je l’ignorais.
‒ Exactement 7.284 mètres cubes, et c’est la meilleure eau du Lubéron, depuis le Castellet jusqu’à Maubec. Que dites-vous de ça ?
Je me récriai d’admiration.
‒ Une eau, poursuivit-il, qui grimpe facilement dans les sèves ; une eau qui fait pousser le pois-chiche, le céleri, la tomate, l’asperge, l’aubergine et le haricot, comme ils poussaient au Paradis terrestre ; une eau qui vous cuit un poireau en dix minutes ; une eau qu’on ne boit pas, mais qu’on déguste ; une eau qui vous humecte l’estomac, qui vous lave les reins et qui vous charme la vessie ; une eau où mousse le savon ; une eau, mon cher, sans laquelle tous ces vergers, tous ces potagers, tous ces jardins pleins d’abricots, de pêches, de cerises, de prunes, ne seraient qu’un désert de cailloux et de gratte-culs. »

L’ambiance est assez lourde à Peypin-d’Aygues (qui existe réellement, pas loin de Vitrolles).
« Je ne veux pas dire par là qu’on vous épie. Dieu m’en garde ! mais on vous voit. Par contre, vous (et c’est tout naturel) vous ne voyez personne. »

Monsieur André, le narrateur, est un homme de passage, un peu comme celui d’Un Rameau de la nuit, et un grand flâneur-fouineur enquêtant sur un énigmatique secret.
L'attente est un des grands ressorts d’Henri Bosco.
« Car un village provençal est avant tout un groupement humain fait pour attendre. Aussi on y attend toujours quelqu’un ou quelque chose, même quand il n’y a aucune raison valable à cet espoir. »

Il fait preuve d’un humour plein de tendresse pour ses personnages, tel Aurélien Bayrols, le cantonnier « qui n’a jamais balayé un mètre carré de chemin ni enlevé dix grammes de crottin sur sa brouette » :
« ‒ Voyez-vous, me dit-il, il n’y a pas de métier plus pénible que le mien. Il faut tout le temps que je défende ma tranquillité. »

On trouve aussi un répertoire du parler local dans les expressions de Brigitte, bonne et commère :
« Est-ce que vous allez rester là avec vos deux mains dans les poches à regarder, tout badant comme un bédigas, ce galapian et cette courrentille décrocher des melons aux arbres ? »

Le mécanisme de la « victime expiatoire » est décrit, même si le rôle du "bouc émissaire" n’est pas toujours tenu par la même personne dans les rumeurs de cette petite communauté.
Le récit est curieusement enchâssé dans celui d’un second narrateur, en bateau dans une calanque de Porquerolles. Le violent drame final dans la caverne-citerne augure également d’Un Rameau de la nuit.

L'Habitant de Sivergues

Pour le même prix, on a droit à un deuxième roman.
Sivergues est également un petit village perdu, perché dans le massif du Lubéron, non loin de Peypin-d’Aygues ; ici, il est à l’abandon. Une ferme de Gerbaud existe dans les parages du mas de Gerbaut chez Bosco.
Souvenirs d’enfance du narrateur (voire de l’auteur) concernant « le Petit Berger », un pauvre vieillard solitaire venu d’une montagne du Lubéron au bord de la Durance. Là aussi revient le thème de l’attente, si présent chez Bosco.
« Ils créèrent en moi une curieuse habitude d’esprit qui était d’attendre. Quoi ? Quelqu’un, quelque chose... J’attendais. J’attendais gratuitement, pour le plaisir d’attendre, sans espoir précis, quelquefois d’une âme grave, rarement d’une âme éperdue, le plus souvent avec un peu d’angoisse et beaucoup de patience. »

Est encore vif le souvenir des parpaillots, sans doute les vaudois du Luberon, protestants piémontais arrivés là au début du XVe siècle.
« On raconte qu’ils avaient fait du mal à la Mère de Dieu. »

J’ai aussi découvert le potager (de cuisine), appareil de cuisson ancestral en maçonnerie, sole de cuisson ajourée, chauffée par des braises placées dans les creusets en partie basse.
« Il y avait bien un petit feu de charbon de bois dans le trou du potager, mais il luisait à peine sous la cendre dont, par économie, Gasparine l’avait recouvert. »

L’épargne :
« Cette sauge, c’était une liqueur de ménage dont six gros bocaux parfumaient le placard, depuis des années. On n’y touchait pas, de crainte d’en manquer un jour. »

L’armoire :
« Dans cette structure de temple, se logeait une sorte d’âme ramassée, l’entêtement d’une pensée massive. »

Encore le thème du double dans le miroir :
« Et cependant il y avait là en moi, quelque chose qui n’était plus moi. On aurait dit que ma figure débordait sur ma figure, que mes yeux, à travers mon regard, laissaient passer un autre regard, et que, pour tout dire, je n’étais plus seul. »

Un drame se dénoue dans la montagne, mystérieux, nocturne. Mais ce texte pèche par quelques incongruités (Martial est la bonté incarnée, sa femme un avatar maléfique) et surtout trop de péripéties accumulées en imbroglio à la Rouletabille ‒ mais cela se lit avec plaisir, et même avidité à cause du suspense.

Mots-clés : #ruralité #traditions
par Tristram
le Mar 14 Avr - 21:56
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Henri Bosco
Réponses: 124
Vues: 14071

Francis Jammes

Almaïde d'Etremont
ou l'histoire d'une jeune fille passionnée

Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Almazc13
Nouvelle, 1901, 70 pages environ.

Ah là là, Monsieur Jammes, mais que faites vous donc de vos belles héroïnes !



Nouvelle d'un sujet et d'une épaisseur similaires à Clara d'Ellébeuse, semi-tragédie (mais je ne vous en dis pas plus !):
L'époque de narration demeure donc (le mitan du XIXème), à peine quelques petites années après Clara, et Jammes réemploie un second rôle de peu d'importance dans sa nouvelle de 1899 pour en faire l'héroïne.

Almaïde a davantage de sang, de tempérament, moins de candeur peut-être que feue son amie Clara -à moins que ce ne soit moins de contraintes, d'éducation quotidienne à marche forcée, comme le suggère vers la fin de la nouvelle le bon marquis d'Astin.

Ce marquis d'Astin, personnage de premier plan déjà dans Clara, est là tout à fait primordial, quasi centenaire, posé comme une lumineuse borne XVIIIème en pleine césure IIème République/Second Empire (mais, si ce n'est peut-être au plan des mentalités, les évènements de l'Histoire n'interfèrent en rien dans la narration).

Almaïde d'Etremont vit recluse dans une campagne éblouissante, ses parents sont décédés, un oncle taciturne, maniaque et solitaire (qui n'intervient jamais, et n'est jamais tout à fait dépeint dans la nouvelle, comme une inerte chape de plomb à peine suggérée) administre ses biens jusqu'à son mariage, et cloître -à son intérêt- de facto Almaïde en sa vague compagnie dans une splendide demeure des Aldudes.

Lasse de solitude, voyant ses amies se marier, elle passe ainsi le cap des vingt-cinq ans.

Un jour, à une danse villageoise de dimanche après-midi, spectacle qu'elle aime venir contempler, et qui constitue pour Almaïde une exceptionnelle occasion de sortie (danse de village à rapprocher du Branle de Laruns un peu plus haut sur la page), elle toise un tout jeune berger...

[Le thème de la mésalliance heureuse sera aussi repris, sous forme de conte -intitulé Le mal de vivre- par Jammes avec pour héros un poète en pleine acédie auto-destructrice et une vachère.]

[Il est aisé de faire un rapprochement, éventuellement avec Pan, mais surtout avec Les Bucoliques, Virgile, ou encore le XVIIIème français, où certaine reine raffolait à jouer la bergère en son Trianon versaillais, et de voir une allusion-hommage aux auteurs que Jammes aime à citer et commenter, tels Jean de La Fontaine, Jean-Jacques Rousseau, etc...]

Le petit enseignement, s'il faut en tirer un, est assez similaire à celui de Clara, ne pas laisser les filles jeunes, jolies, intelligentes, pieuses, fortunées, pétulantes dépérir dans l'intérêt grippe-sou d'un ascendant, dans le carcan des conventions, dans une aliénation à la bienséance telle qu'alors conçue, et dont les bras armés sont l'hypocrisie, les préjugés.

Les propos libératoires du marquis d'Astin, en clôture de la nouvelle, sont à ce propos de fort belle facture, et précisent une prise de position ferme de l'auteur, ré-affirmée en quelque sorte deux ans après la parution de Clara d'Ellébeuse.  
 
Chapitre I a écrit:Depuis lors, que d’après-midi sont passés !
Almaïde d’Etremont a vingt-cinq ans. Elle connaît la solitude et l’ombre que les morts étendent au gazon où ils furent. Les monotones jours s’enfuient sans que rien distraie cette orpheline demeurée seule dans ce trop vaste domaine en face d’un oncle âgé, infirme et taciturne.
Aucun pèlerin ne s’est arrêté à la grille, un soir de mai, pour cueillir dans le parfum des lilas noirs cette colombe fiancée. C’est en vain qu’Almaïde, assise auprès de l’étang, guette la carpe légendaire qui, des glauques profondeurs, doit rapporter l’anneau nuptial. Et rien ne répond à sa rêverie que la clameur des paons juchés dans le deuil des chênes. Et rien ne console sa méditation que sa méditation. Et rien ne se pose à sa bouche plus ardente qu’un fruit-de-la-passion que le vent altéré qui souffle aux lèvres de chair des marronniers d’Inde.

Ses yeux n’ont point de candeur, mais une chaude et hautaine mélancolie, une coulée de lumière noire au-dessus du nez mobile et mince. Et ses joues et son menton font un arc si parfait et si plein que tout baiser en voudrait rompre l’harmonie. D’un grand chapeau de paille orné de pavots des moissons, les cheveux coulent en repentirs obscurs sur la ronde lueur de l’épaule. Et tout le corps n’est qu’une grâce paresseuse qui fléchit sur ce banc d’où la main d’Almaïde, négligemment, laisse tomber une missive.


Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Repent10
...les cheveux coulent en repentirs obscurs sur la ronde lueur de l’épaule.

[On apprend dans Clara d'Ellébeuse que les repentirs, à la mode alors, sont ces boucles en apparence savamment négligées et naturelles, qui s'obtenaient à l'aide de beaucoup de patience et d'une sorte de peigne de buis, permettant une coiffure à cheveux attachés -selon les convenances-, mais en conservant un aspect de liberté à la chevelure, celle d'osciller et de se mouvoir, est-ce à interpréter comme un mini-signe toléré de hardiesse de type affranchissement ?]  

___________________________________________________________________________________________________________________________________________________

Puisque vous paraissez goûter la plume du rustique aède des Gaves, voyez un peu ce qu'il sait faire en matière de rendu de sentiment, de situation intérieure, ci-dessous tout est dans la découpe des phrases ou des propositions, jolie façon de traduire l'exaspération, la lassitude (je m'en voudrais de vous laisser croire que Jammes n'excelle qu'à dépeindre des plantes, des animaux, des campagnes et des églises rurales !):
Fin du chapitre II a écrit:Plus rien ! Pas même, tant elle est triste, l’envie de fixer sur le papier, comme jadis elle le faisait au couvent, les expressions de sa mélancolie.

Elle se prend à rêver dans sa chambre. Elle est assise et fait un bouquet avec des fleurs éparses sur elle. Le jour qui tombe éclaire sa joue gauche, le corps demeure dans l’ombre. Elle s’ennuie. Un vague énervement, elle ne sait quoi d’insatisfait, une oppression qu’elle voudrait chasser, une angoisse, pareille à celle qui la brise parfois au réveil, la torturent. Et rien que de sentir, un instant, la pression de son coude sur son genou l’émeut jusqu’à la faire se lever du fauteuil où elle est étendue. Elle fait le tour de sa chambre sans quitter son chapeau des champs. La mousseline de sa robe qui bruit à peine lui donne de la langueur, le glissement du tissu léger sur sa chair ronde et chaude l’inquiète.

Qu’Almaïde d’Etremont est belle ainsi ! Ses yeux cernés d’ombre dans l’ombre, sa pâleur fondue au jour qui se meurt, sa démarche puissante et gracieuse qui la fait, à chaque pas, tourner sur elle-même, disent assez l’origine maternelle, le sang puisé au soleil de Grenades ardentes.

Elle pose son bouquet sur la commode bombée où luisent des appliques de cuivre et, détachant de la muraille une guitare, elle en tire quelques accords. Maintenant, assise et les jambes croisées, un poignet nerveusement tendu sous le col du bois sonore dont elle pince les cordes sourdes, Almaïde se met à chanter.

Par la fenêtre, son regard plonge dans la nuit bleue qui se lève et recouvre l’étang de splendeur. Les chauves-souris, amies des greniers vermoulus, tournoient, hésitent, crissent, cliquètent et glissent dans l’air liquide. Pareilles à de noires fumées, les branches touffues des chênes moutonnent dans l’azur nocturne qui, au-dessus de l’allée ténébreuse, semble s’écouler comme un fleuve de nacre.

La guitare glisse aux pieds d’Almaïde. La tête en arrière, les bras pendants, les yeux perdus, les narines mobiles, elle frémit un instant. Car, vision rapide, elle croit voir, dans le clair de lune qui s’élève et tremble comme un ruisseau, s’arrêter un chevrier adolescent qui tend vers elle en riant les baies d’arbouse de son torse.


Mots-clés : #amour #culpabilité #jeunesse #nouvelle #relationdecouple #ruralité #solitude
par Aventin
le Sam 11 Avr - 6:23
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Francis Jammes
Réponses: 22
Vues: 2523

Francis Jammes

Clara d'Ellébeuse


Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Clara_12
Nouvelle, 1899.

Un charme distingué, suranné, coule de ces pages, peut-être déjà volontairement désuètes à la date de parution - je m'avance sans doute un peu - mais, comme Jammes avait choisi que l'action se déroulât un demi-siècle plus tôt, en toute subjectivité j'y vois un indice: il ne voulait pas faire du "1900".

Beaucoup de charme donc dans cette tragique nouvelle.
Son déroulé s'effectue dans une campagne béarnaise paradisiaque, à l'intérieur d'un milieu haut-du-pavé, bourgeois aisé ou bien noble.
Quitte à me fourvoyer j'y vois aussi un clin d'œil de Jammes à l'un des grands maîtres de la peinture provinciale de ce milieu-là, ces années-là: Balzac.

Comment une jeune fille éclatante, seize ans, belle, fortunée, douce, aimable, pure, remarquable en bien des points arrive à sombrer pour avoir découvert des bribes d'un secret de famille, pas nécessairement hautement honteux, du reste, loin de là.

Avec en contrepoint les carcans - les conventions, l'entre-soi ne favorisant pas l'ouverture au monde, l'ignorance dans laquelle on tenait sciemment les jeunes filles, aussi la mésinterprétation des Évangiles et des commandements bibliques en général (là aussi, avec une part orientée, voulue, qui accuse le Siècle).

Jammes nous délivre une bien belle peinture légère, enlevée, s'en donne à cœur-joie dès qu'une occasion d'évoquer les jardins, les intérieurs, les animaux, les tenues vestimentaires se présente - jusqu'à la mièvrerie, quand il la suggère, est équivoque et raffinée.
Bref ça me transporte à chaque fois, j'ai beau m'y attendre !

Allez, vous prendrez bien un petit échantillon:
Chapitre IV a écrit:Dans l’ombre fraîche et grise de l’aube, les contours sont durs et noirs. On découple bientôt les chiens qui reniflent et rampent sur un chaume. L’un d’eux s’attarde. Un autre tourne sur lui-même. Tous épandent une odeur caséeuse. Quelques-uns trottent vite, bassets torses, griffons moustachus et braques dégingandés.

Tout à coup un long appel jaillit d’une gorge. Immobile, le cou tendu, le corps raidi, les yeux vagues, un chien hurle puis se tait une seconde. Et, de nouveau, il sonne. C’est un gémissement long qui tremble dans l’air matinal, l’ébranle de la plaine aux coteaux. Ses compagnons accourent à lui. Il crie toujours, le mufle haut et froncé, remuant la queue, les oreilles dressées et ridées. Puis tous, presque en même temps, se mettent à donner. Un jappe. Ceux-ci ont deux notes prolongées : haute puis basse, et ceux-là jouent du tambour de leur gosier. Et là-bas, pendant les silences, répond la meute de l’écho.


Et même un petit deuxième, vous allez voir, c'est tout léger, un zéphyr d'encre sur page, ça ne pèse pas !
Chapitre II a écrit:Clara attend que le jardinier ait fini de bâter le petit âne. C’est fait. Elle cueille une gaule verte et, d’un banc de pierre, saute sur la bête qu’elle dirige vers la grille. Elle prend le sentier des bois de Noarrieu. Les gouttes glacées des néfliers pleuvent sur elle. L’âne trotte. Elle est toute secouée et, de temps en temps, retient son large chapeau de paille prêt à tomber. La voici sur la lisière moussue où veillent les colchiques. Dans les haies brillent des toiles d’araignées. On entend le gloussement des ruisseaux encore gorgés de l’orage nocturne. Des pies jacassent, un geai crie.

Mais, au milieu des bois, c’est un silence que rien ne trouble, à peine le bruissement des hautes fougères froissées par les flancs du petit âne ; c’est un recueillement de fraîcheur qui va durer là jusqu’au soir, même aux heures torrides où les maïs crépitent. Au pied d’un châtaignier, sur une éclaircie de lumière et d’émeraude, il y a des gentianes. Leurs cloches sombrement bleues tentent Clara d’Ellébeuse qui arrête sa monture, en descend, et les cueille pour les allier aux reines-marguerites et aux narcisses de son chapeau des champs, orné de rubans blancs à filets paille.
 
Elle s’assied auprès de l’arbre et, tressant les fleurs, songe avec tristesse à la fin des vacances, à la rentrée, à la grande cour des récréations d’octobre où les feuilles dures des platanes sont agitées par le vent aigre et froid.


Mots-clés : #culpabilité #intimiste #jeunesse #mort #ruralité #solitude #xixesiecle
par Aventin
le Ven 10 Avr - 17:02
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Francis Jammes
Réponses: 22
Vues: 2523

Francis Jammes

Le 15 août à Laruns
Prosodie, témoignage - tout début XXème

Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Flageo10
Flageolet

Ne pas cataloguer trop vite ce texte en régionalisme ou folklore, ou encore en un romantisme à la française qui se serait attardé aux années Lamartine-Sand.

Il y a des éléments d'impression façon impressionnisme, certes un peu suggérés, ou sous-jacents, du type
un amas éclatant et confus de corolles géantes et renversées, un chatoiement d’élytres de feu et d’ailes de colibris.

.

La note du flageolet elle-même, par son apparente pauvreté, et le pas de danse si simple (en est-il un ?) jouent sur une équivoque d'insignifiance, mais -paradoxe- allant vers un terme qui s'avère, au terme de ces lignes, quasi d'ordre paroxysmique:  
tandis que la flûte qui conduisait le branle crie comme un oiseau en détresse, agonise longtemps encore, et puis se meurt seule, déchirante, blessée, éperdue, aiguë…


J'avoue savourer les petites touches comme celle-ci:
Le pas du branle n’est pas un saut, ni un mouvement précipité, mais simplement un pas savant, le pas avisé et prudent des pâtres. Celui qui précède sa danseuse ne lui fait pas absolument face. Tous sont obliques l’un à l’autre dans cette promenade rêveuse dont la lenteur excessive émeut et étonne.

 

Bref...

Le texte in extenso:
LE 15 AOÛT À LARUNS

LE BRANLE
À Auguste Brunet.



Au milieu de cette coupe d’émeraude taillée dans les montagnes de Laruns, le son aigu du flageolet de buis prélude sur une note unique, extraordinairement prolongée — qui se continue, émise sans un essoufflement, jusqu’à devenir la seule chose que l’on entende, jusqu’à ne devenir que le chant de cette solitude plus verte et bleue qu’une plume de paon.

Alors, comme un remous de gave, lentement, qui charrierait des fleurs, on voit hésiter et naître le rythme du branle.

… La note du pipeau se traîne encore, semblable au cri de détresse de quelque oiseau de sommet, à quoi tout à coup s’allient l’entêté frappement du tambourin et le grincement du violon.

Le rondeau s’ordonne, se déploie en cercles concentriques, frémissants de couleurs. On ne pense point, tout d’abord, que ce soient là des danseurs et des danseuses, mais un amas éclatant et confus de corolles géantes et renversées, un chatoiement d’élytres de feu et d’ailes de colibris.

Chaque bergère alterne avec chaque berger qui la tient par la main, coiffée d’un capulet sanglant dont la doublure relevée forme une large bande d’un grenat mat qui retombe sur les épaules et les drape comme celles d’un sphinx. À peine sous le rebord de ce capulet et sur le front, distingue-t-on le liseré d’un bonnet blanc que l’on devine pareil à un bol. Deux petits bouts de tresses, nouées d’un ruban, pendent sur la taille.

Mais la merveille est le châle ossalois.

Il est mystérieux et paré de fleurs comme un autel. Des générations l’ont porté et se le sont transmis. Il contient l’angoisse de la montagne, l’effroi des pelouses vertigineuses, la couleur des végétaux qui hantent les sommets, les prismes invraisemblables, l’éclat des minerais brisés par les torrents. L’iris d’azur s’y harmonise avec le mica de glace ; la digitale avec la teinte des calcaires rougis par le soleil couchant ; l’edelweïss s’y fond aux cristaux de givre ; la gentiane à l’épouvante bleue des lacs.

Il tombe, croisé au-dessous du col où pendent les bijoux et la croix, et retombe en arrière de la robe, très bas, imitant les ailes aiguës d’un insecte au repos.

Par la main, ai-je dit, le danseur conduit sa danseuse. Il porte une chemise aux manches plissées et, jetée négligemment sur l’épaule, la veste dont la couleur se marie à celle du capulet. Son gilet et ses guêtres — elles montent jusqu’aux genoux — sont d’un tricot neigeux. Le béret large est marron. De sous le gilet on voit saillir une poche carrée destinée à contenir le sel que l’on donne aux brebis.

… Le rondeau s’élargit encore, ondule, et, lorsque le rythme de la flûte, à de certains moments, vacille, le rondeau tout entier vacille aussi comme un indécis remous, comme une vague de vent.

Le pas du branle n’est pas un saut, ni un mouvement précipité, mais simplement un pas savant, le pas avisé et prudent des pâtres. Celui qui précède sa danseuse ne lui fait pas absolument face. Tous sont obliques l’un à l’autre dans cette promenade rêveuse dont la lenteur excessive émeut et étonne.

La disposition de cette chaîne vivante, quatre ou cinq fois enroulée sur elle-même avec un art infini, crée ainsi des rondeaux qui tournent les uns dans les autres ; de telle façon que, de la circonférence au centre, on voit, alignés sous un même rayon visuel, quatre ou cinq capulets processionnant ensemble.

Tous et toutes semblent ainsi accomplir un pèlerinage vers un but jamais atteint. Pas un tressaillement dans les physionomies qui revêtent une gravité déconcertante, une attention soucieuse et méditative ; une sorte de catalepsie qui tient de l’amour et de la mort.

Et c’est la beauté de ces femmes, cette expression à la fois passive et recueillie dans ce visage rond, coloré et duveté comme une pêche. Et c’est le mystère de cette danse, cette évocation des origines où elle retourne : le tournoiement des neiges et des écumes ; la giration des fleurs dans les cyclones de vent — tandis que la brume du soir enveloppe peu à peu les cataclysmes des torrents et des rochers, se suspend aux sapinières qu’elle déchiquète, se traîne au flanc des pelouses — tandis que la flûte qui conduisait le branle crie comme un oiseau en détresse, agonise longtemps encore, et puis se meurt seule, déchirante, blessée, éperdue, aiguë…


Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Le_bra10


Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Laruns10




Mots-clés : #musique #ruralité #temoignage
par Aventin
le Jeu 9 Avr - 17:15
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Francis Jammes
Réponses: 22
Vues: 2523

Francis Jammes

Le poète Rustique

Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Le_poz10
Roman autobiographique, suivi de L'almanach du poète Rustique; 145 pages environ pour "Le poète..." et 130 environ pour "L'almanach...". Paru en 1920.

39 chapitres (!) pour 145 pages, guère plus fournies que cela de surcroît, c'est donc un ouvrage très aéré, commode à poser et à reprendre.
Le style, le contenu approchent celui de saynètes centrées sur la vie familiale et campagnarde et le voisinage.
Il y est fait une large place à l'autobiographie, puisque ledit poète rustique, c'est bien sûr Francis Jammes:

Chapitre V a écrit:
    Comme Mlle Portapla s'en retourne chez elle, un peu formalisée par l'attitude de M. Dorothée, qu'elle juge silencieux et trop différent en cela du docteur Sébillot, elle croise le poète Rustique. C'est ainsi que ses concitoyens ont baptisé ce quinquagénaire dont les vrais nom et prénom m'échappent. Mlle Portapla répond par un pli de sa lèvre acide au salut qu'il lui adresse. Il revient de la chasse. Il est assez trapu. Sa face est d'un faune, dont la barbe emmêlée retient, au passage des haies, telle qu'une toile d'araignée, des brindilles de feuilles et des pétales. Il est coiffé d'un béret, vêtu d'un costume marron, chaussé de souliers et de guêtres crottés. Le chien qui le précède est beau.


En fait de famille du poète, et c'est un rien frustrant, nous avons surtout droit à l'un des sept enfants, Petit-Paul, en plus du poète Rustique. Mme Rustique et les six autres enfants sont cantonnés dans l'ombre (est-ce par pudeur ?).

Il y a pas mal de légèreté, assez peu de signifiant.
Certes, on recense quelques piques, mais à traits retenus, en direction de la bien-pensance et des mentalités étriquées qui tissent la basse-bourgeoisie, ou la bourgeoisie tout court, d'une petite ville d'alors.    
On trouve aussi une dénonciation de la misère, peinte avec une délicatesse qui sonne sincère.
Mais l'ensemble respire surtout une sorte de joie, de plénitude fort sympathique. Et légère, ce qui peut faire recaler l'ouvrage pour vacuité.

Jammes n'en est pas dupe, et se fend de cet épatant avertissement à l'entame du chapitre XXX, ça a eu pour effet de me faire illico hausser les sourcils et écarquiller grand les yeux, bouche bée, ravi:
 
Chapitre XXX a écrit:
Ainsi la vie est faite de hauts et de bas, de grave et de comique, et d'insignifiance aussi, et c'est une erreur, quand on écrit une histoire, de vouloir à toute force que sa trame présente ce je ne sais quoi d'artificiel et d'ennuyeux qu'on appelle "l'intérêt".



L'almanach du Poète est assez croquignolet, plaisant, on le sent très personnel, mais il n'en reste pas moins que l'auteur est très au fait de la vie rurale et des petites ou grandes choses qui font que chaque mois s'y distingue. On conviendra sans peine que Jammes n'est pas un campagnard du dimanche !

Une bonne dose d'humour, quelques déductions que l'on peut juger extravagantes, mais en tous cas fort subjectives, cela se lit avec un petit sourire bonhomme en coin.


 
Spoiler:


Repiqué d'un message sur Parfum, 12 mars 2014.


Mots-clés : #lieu #nature #ruralité #viequotidienne #xxesiecle
par Aventin
le Lun 6 Avr - 19:34
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Francis Jammes
Réponses: 22
Vues: 2523

Francis Jammes

Monsieur le Curé d'Ozeron

Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Mr_le_10
[i]Roman, 270 pages environ, un prélude, quatorze chapitres, un épilogue. Paru en 1918.[/i]

On dit parfois d'une personne d'apparence prude et innocente, mais à fond hypocrite, que c'est une sainte-nitouche.
De Jammes ne pourrait-on dit que c'est un écrivain sain, mais qui ne touche pas aux basiques de la façon littéraire, un sain n'y-touche-pas, à savoir qu'il se contente d'affleurer, de désigner d'un geste qu'on devine lent, mesuré, précis et efficace, sans asticoter le lecteur ni, d'une certaine façon, faire le job, à savoir être assez cabotin, ou technicien, et on sent que c'est voulu (ce qui peu agacer le lecteur non prévenu) ?
Jammes, c'est un hôte qui vous reçoit dans sa demeure, il n'y pas de portes, pas d'armoires, pas de meubles à tiroirs, pas de placards, tout est là. Au surplus, si vous ne voyez pas vous-même, il prendra un geste ample mais discret pour vous désigner ce que vous cherchez, mais tout est là, à quoi bon... ?

Monsieur le Curé d'Ozeron est une œuvre d'apparence très naïve et c'est un choix, une toile rurale et de foi. A peine un semblant d'intrigue, d'histoire ou de sous-historiette s'y noue que nous devinons sans peine ce qu'il en adviendra dans quelques pages ou chapitres. Mais, comme il fait frais et doux dans ce livre !

N'y allez pas chercher de grands élans théologiques, il n'y en a pas, juste de rares et basiques références bibliques directes.
Les références indirectes, en revanche, il y aurait de quoi alimenter d'épaisses notes à chaque chapitre.

Une fois de temps en temps, à titre exceptionnel, Jammes à dû laisser une phrase partir toute seule, ou appuyer un peu plus fort la plume sur le papier, comme dans cette courte saillie:

Chapitre IV a écrit:
  Une telle doctrine peut faire sourire ou scandaliser le monde. Mais ceux  qui vivent de la Grâce, ils ne faut point qu'ils raisonnent à la manière des païens, ils doivent être surnaturels.


Chapitre IV qui est mon préféré de l'ouvrage, au reste. Je ne résiste pas à la joie de vous faire partager ce petit morceau, poétique, de cette légère mystique qui est un nectar que Jammes élabore à merveille:

Chapitre IV a écrit:
  Le soleil échancre de son feu liquide la crête boisée. Il aveugle.
  Il se lève au bas de cette fluide et pâle et fraîche étendue bleue, qui est
  une mer dont les nuages sont les sables qui se rident çà et là.
  L'un de ces nuages, au Nord, est immense et léger. Il brille.
  Il a la forme d'un crustacé dont les anneaux transparents sont à
  peine teintés de rose dans cet azur un. peu vert où il baigna.

  C'est le jour qui est blanc.

  Du cœur de Monsieur le curé d'Ozeron monte
  une salutation vers les choses visibles: ce globe
  d'où découle une lumière jaune; ces montagnes comme dessinées à la mine de plomb;
  ces collines ruisselantes, tendues de toiles d'araignée, hérissées d'arbrisseaux, d'ajoncs, de
  fougères, de bruyères; ces prairies où, comme une buée, la première gelée se pose.
  Et voici la salutation vers les choses invisibles auxquelles nous croyons par la foi en Notre-Seigneur,
  qui, en ce moment, repose sur le cœur de Monsieur le curé d'Ozeron.




Élagué et assemblé de deux messages sur Parfum, 24 Mars et 27 Mars 2014.



Mots-clés : #religion #ruralité #solidarite #spiritualité #viequotidienne #xxesiecle
par Aventin
le Lun 6 Avr - 19:33
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Francis Jammes
Réponses: 22
Vues: 2523

Henri Vincenot

Le maître des abeilles, Chronique de Montfranc-le-Haut

Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Le_maz11

Bref roman publié posthumément : Louis Châgniot, Bourguignon monté à Paris voilà 45 ans pour devenir inspecteur des impôts, rêve de l'effondrement de sa vieille maison familiale, et retourne à Montfranc-le-Haut, « là-haut en pays perdu », pour constater qu’effectivement le pigeonnier d’angle s’est abattu.
Dix-huit « indigènes » vivent là à l’écart, laborieusement et gaiement, « de treuffes [pommes de terre], d’ails, d’avoine, d’orge, » et de troc.
Julien Bichot, le Mage Balthazar, maître des abeilles, est la figure centrale de ce libelle contre le monde moderne.
Vincenot assume une position nettement conservatrice, et conspue la société citadine des « ilotes » :
« Mais si, mon garçon, tout le monde peut en être exempt : il suffit de réagir à temps. Réactionnaire qu’il faut être, en permanence. »

« Messieurs, nous avons là sous les yeux une société qui a été entièrement pervertie au communisme intégral, au collectivisme total, parfait, à l’étatisme systématique, et sacrifiée, sur l’autel du productivisme, au dieu État… ! Saluez !… »

« Tu crois que c’est un progrès de surproduire avec les machines qu’on ne peut pas payer, de faire dans ses braies chaque trimestre quand les échéances du Crédit Agricole arrivent et de pleurnicher parce qu’on ne peut pas vendre ce qu’on surproduit ou de le vendre à perte ? »

« C’est là que j’ai flairé que votre Progrès consistait de plus en plus à faire chèrement et difficilement les choses simples, faciles et bon marché. »

Loulou, fils de Louis, étudiant en sociologie toxicomane (avant guérison miracle à la gelée royale) :
« Le drogué s’était réveillé. Il ouvrait ses grands yeux chagrins et, les bras tombants, la barbe et les cheveux pendant comme des oreilles de beagles de chaque côté de ses joues hâves, la poitrine creuse et l’air las, il ressemblait tout à fait à un intellectuel de gauche, porteur d’un lourd et mystérieux message, tellement lourd et tellement précieux qu’il en était accablé. »

Vision de la femme « libérée » :
« Et il s’aperçut alors combien cette personne, qui avait été une charmante jeune femme, ressemblait de plus en plus à un homme et même à un homme perverti.
Tout à coup, oui, il lui sauta aux yeux qu’une profonde, effroyable et bouleversante mutation avait transformé en mâle fatigué cette jolie petite femelle de jadis. »

Toujours politiquement peu correct :
« Ce sont des Turcs qui vont couper nos chênes de futaie. Il y a pour trois ans de travail. On leur a installé une petite roulotte avec couchettes, chauffage et tout. Et dans le coin il y a plus de quarante bûcherons qui se bavent sur les genoux en calculant leur allocation de chômage, mais on fait venir des Scythes, voui, Messieurs… »

En quelque sorte les extrêmes limites du retour à la terre… heureusement sauvé par quelques bonheurs d’expression.

Mots-clés : #ruralité #traditions
par Tristram
le Dim 9 Fév - 19:51
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Henri Vincenot
Réponses: 40
Vues: 5195

Annie Dillard

Les vivants

Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Les_vi10


Whatcom, État de Washington, arrivée des premiers pionniers mi-XIXe sur la rive du Pacifique, parmi les énormes sapins Douglas et les accueillants Indiens Lummis.
« C’était l’abrupt rebord du monde, où les arbres poussaient jusqu’aux pierres. »

« Constellés de gouttes, les arbres ruisselaient sans cesse. On aurait dit une condensation, une incarnation de la pluie, une excroissance affreusement pesante et foisonnante contre laquelle l’homme luttait tous les jours de toutes ses forces, et qu’il détestait au plus profond de son cœur douloureux. Ce pays n’avait nul besoin d’ombre fraîche. La tâche de Rooney consistait à briser ce dôme ombreux, à aider le soleil à descendre jusqu’à terre. »

« Cela lui paraissait grandiose. « Je crois que je verrai les bienfaits du Seigneur au pays des vivants », lisait-elle [Ada, dans les Écritures] et Rooney y croyait aussi. »

Les familles survivent courageusement dans la précarité (nombreux accidents mortels, mais aussi épanouissement des enfants), et en bonne intelligence avec les Indiens du cru.
« De leur côté, les Lummis avaient appris à ignorer l’affreuse odeur des Bostons, car les nouveaux venus se lavaient rarement et ne changeaient jamais de sous-vêtements. Ils apprirent aussi à ne pas fouiller partout, car cela plongeait les Bostons dans un état d’énervement inutile, et à ne pas chaparder des objets ou des enfants sans prévenir. Ainsi, les gens s’entendaient. »

« Il disait que les Indiens étaient tous différents, jusqu’au dernier, exactement comme les Blancs, et John Ireland commençait seulement d’imaginer qu’il en était sans doute ainsi. »

« Le matin, le soleil semblait jaillir au hasard de n’importe quel point de l’horizon, comme une hirondelle. Il montait et descendait le long des versants des montagnes, chaîne après chaîne, sur ce rebord oriental du monde. Chaque après-midi, il jetait des ombres et des lumières nouvelles sur le papier peint ; chaque soir, il sombrait derrière une île différente. Le soleil est une créature fantasque, pensait le jeune Clare Fishburn ; le soleil est une abeille. Le jour faisait éclater les ténèbres puis inondait le monde ; toute la plage vacillait, s’enivrait de lumière. »


C’est aussi l’époque du boom économique américain, celle de l’épopée du chemin de fer, de l’expansion de la ville et du capitalisme marquée de crises désastreuses, et celle de la déportation des Chinois (voulue par les socialistes).
« ils créaient purement et simplement de l’argent »

« Aucun enfant n’est jamais voué à une vie ordinaire, on le voit bien en eux et d’ailleurs ils le savent, mais l’époque se met alors à les travailler, ils perdent leur intelligence à force d’apprendre ce que les gens attendent d’eux, ils dépensent toute leur énergie à essayer de s’élever au-dessus de leurs semblables. »

« Si l’utilité et la valeur du papier-monnaie dépendaient d’une superstition comme "la confiance du public", alors il ne savait plus à quel saint se vouer. »

Beal Obenchain le psychopathe malfaisant a décidé de faire sa chose de Clare Fishburn en lui annonçant qu’il allait le tuer d’un moment à l’autre, ce qui déclenche une méditation existentielle de la victime en attente (et met un peu de suspense dans l'histoire).
« S’il mourait maintenant, sa vie n’aurait été qu’un bref épisode, comme une averse passagère. S’il mourait plus tard, en ayant accompli davantage de choses, cela reviendrait au même. »

« Le temps était un hameçon dans sa bouche. Le temps le tirait, mâchoire en avant ; le temps le ramenait, tête la première, hébété, vers un rivage dont il n’avait pas soupçonné l’existence. »

« Il était, depuis le début, une bobine d’empreintes de pas qui commençaient un peu plus au nord, dans la cabane du campement dressée sur la plage où il avait appris à se tenir debout en s’accrochant à la jupe noire de sa mère. Ses traces disparaissaient, puis redevenaient visibles à mesure qu’il égrenait ses jours et ses ans ; il passa douze années à Goshen avant de revenir à Whatcom et il effectua d’innombrables allées et venues entre son domicile et le lycée, puis le bureau. Maintenant, sur cette plage, ses traces se dévidaient derrière lui telle une épluchure : le temps était un couteau qui l’épluchait comme une pomme et il allait continuer de l’entailler jusqu’à la fin. Ses traces, les traces de sa vie se termineraient abruptement, elles aussi – mais à ce moment-là il ne s’envolerait pas, comme un oiseau dans le ciel ; il descendrait sous terre. »

« Ces dernières années, quand il se retrouvait à chercher la compagnie des mouettes et des corneilles, des jeunes enfants et des arbres tolérants, il se savait motivé non seulement par leur indifférence envers sa personne et par leur belle spontanéité en sa présence, mais aussi parce qu’il admirait leur pureté, leur solitude sous le ciel bouleversé : les pattes des oiseaux dans la charogne, l’attention des jolis enfants, l’humilité et la rigueur des arbres. »

La place prépondérante de la religion chez les pionniers, qui doutent cependant :
« Dans le Sinaï, Dieu leur dit de ne pas toucher la montagne, sinon Il se mettrait en colère contre eux. Ils ne touchèrent pas la montagne, mais apparemment Il se mit néanmoins en colère contre eux, tout comme Il se mit en colère contre Ada tout près des montagnes, alors qu’elle non plus n’avait touché à rien. »

Une fresque historique (plus de 700 pages), avec de nombreux personnages hauts en couleur :
« Eddie Mannchen, dont la mère était morte brûlée à Goshen, et qui s’était installé à Whatcom vingt ans plus tôt, était passager sur le vapeur de Seattle en ce mois de mai, quand le courant drossa le bateau sur un rocher près d’Anacortes et qu’il coula. Tout le monde quitta le navire sain et sauf, tout le monde sauf Eddie Mannchen ; il resta à bord. Les gens installés dans les canots de sauvetage l’appelèrent et le supplièrent. L’eau lui arrivait à la taille sur le pont arrière, mais il resta à bord, les bras croisés, son chapeau repoussé sur la nuque. Enfin, le vapeur coula, entraînant la surface de l’eau avec lui, ainsi qu’Eddie Mannchen et son chapeau. Une femme agacée, qui élevait du bétail, le repêcha d’un coup de filet. Quand elle lui demanda pourquoi diable il avait fait cette ânerie, il répondit qu’il voulait seulement savoir, pendant une demi-heure, "à quoi ça ressemblait d’être le propriétaire d’un bateau et fabuleusement riche." »


Mots-clés : #aventure #colonisation #immigration #independance #nature #ruralité #xixesiecle
par Tristram
le Sam 8 Fév - 12:20
 
Rechercher dans: Écrivains des États-Unis d'Amérique
Sujet: Annie Dillard
Réponses: 10
Vues: 895

Pierre Michon

Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Trois_10

Trois auteurs. Balzac, Cingria, Faulkner

Trois auteurs réunit trois essais sur Balzac, Cingria et Faulkner. Dans ces trois textes, Michon prête vie à ces trois auteurs, qu'il replace dans les images qu'ils ont suscitées en lui, et les fait siens par l'écriture après qu'ils l'ont fait leur par leurs œuvres. Tantôt, au contraire, c'est la vie et ce sont les souvenirs qui ressuscitent en lui les œuvres de ses trois maîtres. Plutôt que des essais, ces pages forment un récit de l'amitié de Michon pour ces figures tutélaires, errant en des digressions dans lesquelles cohabitent des faits et dits plus ou moins établis, des récits imaginaires provenant d'autres sources et rapportés plus ou moins fidèlement par l'auteur, et les extrapolations de Michon lui-même. Les images, qu'elles proviennent de ses souvenirs et rappellent à lui des livres, ou qu'elle soient pour lui le paysage rêvé des trois maîtres, entretiennent d'étroites relations avec les universelles évocations du monde paysan, avec la campagne des vieilles survivances linguistiques. Tantôt elles paraissent tirées d'un vitrail ancien, tantôt d'une vie de saint, tantôt d'une farce. Elles semblent faites de la même pierre et du même bois que la maison, si importante pour Michon, que l'on voit dans la vidéo postée par Bix. Ce que l'on trouve dans ce livre, c'est peut-être avant tout ce qui ne se trouve chez aucun de ces trois auteurs, ce qui ne se trouvait pas non plus dans la tête de Michon avant qu'il ne les ait lus, et qui se forme en lui à leur évocation. C'est peut-être une traduction de ce que la littérature peut faire éclore dans les cerveaux, qui ne pouvait être faite qu'à travers une telle écriture : sobre mais ferme et dense, élégante sans la moindre affectation, aux reliefs délicatement et puissamment ouvragés, et à la réflexion, puisqu'on se régale par son seul pouvoir, d'une sensibilité inattendue.

J'y mettrais un seul bémol : le texte sur Faulkner est sans doute trop court, entravé et comme épuisé par l'ampleur de son admiration. Mais cela n'importe pas beaucoup.

Mots-clés : #ecriture #essai #ruralité
par Quasimodo
le Jeu 16 Jan - 19:13
 
Rechercher dans: Écrivains européens francophones
Sujet: Pierre Michon
Réponses: 67
Vues: 6194

Valerio Varesi

Les ombres de Montelupo

Tag ruralité sur Des Choses à lire - Page 3 Les_om11

Et de trois, et toujours dans la brume !
Cette fois, le commissaire Soneri est revenu se ressourcer à la cueillette des champignons dans les alentours de son village natal des Apennins (le Montelupo serait une montagne entre Parme et La Spezia). Il se trouve impliqué dans un drame où les obscurités de son passé le ressaisissent, alors qu’il ressent une impression d’exclusion de cette communauté originaire, due à son expérience de ville/ vie qui lui permet de voir une réalité assez répugnante. Resurgit aussi l'histoire (Seconde Guerre mondiale), et les problèmes actuels est prégnants (immigrés, perte d'identité, corruption politique, etc.)
Un roman prenant à la longue (malgré des incongruités, que je rejetterais sur la traduction, mais pas que ?) : décidément son surnom de Simenon transalpin n’est pas abusif : de trois fois rien une atmosphère tendue est instaurée ‒ ici plus amère que mélancolique.

Une curieuse conception de la cause de la solidarité :
« Quand quelqu’un est pauvre, il sait qu’il peut avoir besoin des autres. Du coup, il est disposé à aider tout le monde, parce qu’il craint d’être un jour celui qui se trouve dans la mouise. C’est tout. La bonté n’a rien à voir là-dedans ; comme toujours, ce qui anime les personnes, c’est le besoin et la peur. »


Mots-clés : #lieu #polar #ruralité
par Tristram
le Mer 25 Déc - 12:45
 
Rechercher dans: Écrivains Italiens et Grecs
Sujet: Valerio Varesi
Réponses: 55
Vues: 5853

Revenir en haut

Page 3 sur 5 Précédent  1, 2, 3, 4, 5  Suivant

Sauter vers: